Sur la vaste Terre
BARNAVAUX, GÉNÉRAL
La voix criait, en malgache, des injures grandiloquentes :
— Vous êtes des lâches, fils de lâches ! Vos jambes ne tiennent plus debout, tant vous avez peur, et vous êtes tombés dans l’herbe, comme des vers ! Descendez, pour qu’on vous voie ! Descendez, pour qu’on vous tue ! Les Sakalaves ne sont pas du sang des Houves ! Ils ont des zagaies très longues, de la poudre plein des tonneaux, des cartouches plein de grandes boîtes, et que je devienne lépreux, et que mon roi devienne lépreux, et que tout son peuple devienne lépreux, si je ne me bats pas aujourd’hui ! Taïm-poury, taïm-poury, vous êtes des taïm-poury !
« Taïm-poury » est un très gros mot qu’il est inutile de traduire. Le Sénégalais Oumar N’diaye qui avait appris le malgache depuis son arrivée dans l’île — car il y avait épousé trois femmes — grinça des dents et se dressa sur les genoux et les mains en faisant le gros dos, comme une panthère noire prête à bondir.
— Couche-toi, Oumar, dit Barnavaux. Tu prendras ta revanche tout à l’heure, quand le détachement Limal les aura tournés.
Docilement, Oumar s’aplatit dans l’herbe. Barnavaux n’avait pas de galons, mais c’était un blanc, appartenant au respectable corps de l’infanterie de marine, et un bon soldat. Oumar savait cela : il avait confiance. Pourtant il lâcha un coup de fusil, au jugé, par manière de protestation, et ses douze camarades sénégalais firent comme lui. D’en bas, la détonation sourde et fêlée tout ensemble d’une trentaine de vieux mousquets sakhalaves répondit sans résultat.
On ne voyait rien — rien que le vaste épanouissement des lataniers du val inférieur, les beaux lataniers du Bouéni, qui sont des arbres nobles, d’une simplicité dédaigneuse. Ils étaient nombreux. Jusqu’aux limites de l’horizon, dans la lumière chaude du jour, ils dressaient au-dessus de la brousse vulgaire les colonnes de leurs troncs lisses, l’ombelle harmonieuse de leurs verts éventails ; mais chacun d’eux, en aristocrate un peu hautain, restait séparé des autres par un espace vide, maintenait autour de lui son domaine séparé d’air et de soleil. Ces arbres riches, distingués, égaux entre eux, eussent régné seuls sur l’étendue, sans la voix. Et encore, était-ce vraiment le petit lieutenant d’un roitelet sakhalave, qui depuis le matin proférait ces magnifiques invectives ? Elle semblait, cette voix exprimer la fureur même de la forêt que nous envahissions pour la détruire ; car il y a de l’or au Bouéni, et l’or est l’ennemi des arbres. On les arrache pour fouiller la terre, on les coupe pour boiser les galeries, on les creuse pour fabriquer les canaux où l’or lourd s’accroche et brille, on les brûle pour faire de la place, pour le plaisir, pour rien : car l’animal qui gaspille et qui gâte le plus, ce n’est pas le singe, c’est l’homme.
Barnavaux, dans un langage où la condescendance se mêlait à quelque familiarité, daigna répéter aux Sénégalais les instructions du capitaine Limal. Il s’agissait de « laisser causer » les Sakalaves et de les retenir. Le capitaine arriverait par le nord, à l’autre bout du vallon, avant la fin du jour. Alors on pourrait s’amuser, pas avant. Les Sénégalais, grands enfants soumis et féroces, comprirent très bien, parce que le ton était ferme et les paroles puériles. Barnavaux se retourna sur le dos et bâilla.
— Je voudrais bien savoir, dit-il en s’adressant à moi, pourquoi ces Sakalaves se défendent si bien. Ils ne travaillent pas la terre, ils laissent leurs bœufs courir la brousse, mangent des racines les trois quarts du temps et appuient leurs fusils sur la cuisse, au lieu d’épauler, ce qui est contraire à la théorie. Mais ils se font tuer et vous tuent très proprement. Des gens qui ne font rien de leur pays et ne veulent pas qu’on y aille, c’est incohérent. En Émyrne, au contraire, les habitants savent lire, écrire et compter comme des bourgeois de France. Ils ont des champs, du bétail à l’engrais, des moissons, des églises, des gouverneurs, des pasteurs protestants, des curés catholiques, tous les plaisirs de la civilisation, et ils se sauvent pour une ombre. Je crois que c’est parce qu’ils ont trop d’imagination.
Je me mis à rire, et il continua :
— Oui, c’est parce qu’ils ont trop d’imagination ! Regardez les Sénégalais. Ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, qui est camus : aussi font-ils de très bons soldats. Mais ces gens d’Émyrne, ils prévoient, ils calculent et ils exagèrent, juste comme s’ils lisaient les journaux. Alors on leur fait prendre un épouvantail à moineaux pour une armée. Quand je me suis couvert de gloire, à Ambatoumalaze…
Et ce que Barnavaux me conta ce jour-là, sur le sommet d’un plateau calcaire, tandis que le chef sakhalave hurlait dans la vallée, que le soleil baissait tout doucement sur notre gauche, et que, dans l’énervement de l’attente, nous lancions parfois, au hasard, un feu de salve sur les lataniers dédaigneux, ce qu’il me conta, je vais le dire.
« … A l’époque dont je vous parle, mon camarade Razowski et moi nous gardions seuls le poste de Vouhilène. Car c’était ainsi que le général tenait le pays : des blockhaus assez éloignés les uns des autres, et, dans chaque village, un homme ou deux, de sorte que l’uniforme, étant partout, faisait régner une crainte universelle et salutaire. Mais vous savez s’il y a des villages en Émyrne ! Tout notre régiment de marsouins finit par être dispersé, homme par homme, à trente lieues à la ronde. Andral, notre colonel, n’était pas content. Il allait voir le général et lui disait :
» — Je voudrais bien savoir ce qui me reste à commander : Une escouade ! Qu’on me remette caporal tout de suite, ce sera plus vite fait.
» Et le général répondait :
» — De quoi vous plaignez-vous ? J’ai partagé le pays entre vos hommes, ils ont tous des gouvernements. Est-ce que ce n’est pas ainsi qu’on a créé la noblesse, dans la nuit des temps ? Vos marsouins ont eu de l’avancement. Ils sont devenus ducs, marquis ou barons.
» A ce compte, j’étais baron de Vouhilène, et le colonel Andral n’était rien, ce qui prouve que le général exagérait. Mais il y avait un peu de vérité tout de même. Ah ! ce temps, ce temps où moi, Barnavaux, avec ma solde de fusilier de deuxième classe, j’étais pourtant un seigneur ; où, quand je jetais les yeux autour de moi sur les hommes, les maisons, les terres, les eaux, je pouvais me dire : « C’est moi qui commande » ; où il n’y avait entre moi et le président de la République que deux personnes, le général et le ministre : ce temps-là, voyez-vous, je le regretterai toute ma vie. Voilà ce que c’est que d’avoir bu à la coupe du pouvoir.
» Comme tous les anciens villages d’Émyrne, Vouhilène était campé au sommet d’une bosse de terre rouge, et les habitants, à une époque que j’ignore, l’avaient fortifié en creusant tout autour un fossé, autrefois profond, maintenant à moitié comblé. On ne pouvait entrer que par deux portes faites, à la mode indigène, de longs blocs de granit qui servaient de piliers, et d’une énorme pierre ronde, qu’on roulait entre ces piliers. Chaque soir, on calait cette belle géante par derrière avec des cailloux : et c’était magnifiquement sauvage ! Quand je suis arrivé, cette enceinte ne contenait plus guère que des tombeaux, de très vieux tombeaux, couverts de larges dalles et surmontés de petites chapelles en bois, dans lesquelles jadis on déposait des nourritures pour les ombres des morts. Ces maisons en miniature étaient à peu près les seules, et les ombres étaient bien tranquilles, car les habitants, peu à peu, avaient redescendu la colline, traversé une grande rizière, bâti un village assez riche qui s’appelait Ambatoumalaze. Et au delà de ces maisons bien assises, presque confortables, proprement couvertes en paille, c’était une vaste plaine, à demi inondée, coupée de digues, cultivée partout, verte à ravir les yeux, semée de tant de hameaux qu’on eût dit, en très grand, une prairie avec ses taupinières. Puis les bosses de terre rouge recommençaient, et derrière elles, au crépuscule, on voyait monter des fumées : car tout ce pays, avant l’arrivée des Français, était grouillant d’hommes.
» La guerre et l’insurrection en avaient fait fuir beaucoup, qui vivaient de pillage ou qui mouraient de faim — qui mouraient, le plus souvent. C’étaient ces brutes affolées qu’on appelait des Fahavales. Le nombre de ces rebelles diminuait tous les jours, précisément parce qu’ils prenaient le parti de mourir ou de rentrer chez eux bien sagement. Mais, en rentrant, ils trouvaient leurs silos à riz vidés, leurs bœufs volés, et leurs champs n’ayant pas été semés cette année-là, ils étaient devenus terriblement misérables : d’autant plus que nous leur apportions toutes les beautés d’un gouvernement perfectionné, des impôts sur les terres, des impôts sur le bétail, des impôts sur les marchés, des contrats de travail obligatoires, des corvées pour faire des routes, tout ce qui permet d’écrire de beaux rapports, qui sont résumés dans les journaux de France. Il y avait des jours où je plaignais mes vassaux.
» Stewart, le pasteur protestant, qui possédait à Ambatoumalaze une école et une espèce de petite église, venait nous voir presque tous les jours et nous faisait ses doléances sur l’état du pays. Ce n’était pas un méchant homme. Depuis trente ans qu’il vivait à Madagascar, il était devenu plus Malgache qu’Anglais, et nourrissait en même temps pour ses ouailles, une incurable défiance et une indulgente sympathie. Il croyait savoir parler français — en quoi il se trompait scandaleusement — mais enfin, c’était un blanc, nous vivions à peu près d’accord. Mon camarade Razowski, que j’appelais par abréviation Razo, dévalisait peu à peu sa bibliothèque et passait des journées à lire la Vie de Jésus de Renan et une autre chose d’un docteur allemand sur le même sujet. C’était un garçon qui avait passé des examens en France, et fait des discours dans les réunions publiques avant de devenir marsouin. Il disait qu’il était positiviste, libertaire, et anticlérical. Nous en avons comme ça quelques-uns dans l’infanterie de marine, qui est un corps d’élite. Mais c’est encore plus beau dans la légion étrangère, où l’on prétend qu’il y a un évêque.
» Je ne sais pas si c’est l’eau de la rizière ou bien les bouquins, mais Razo tomba malade, très malade : de l’anémie tropicale. Vous savez comment on en meurt : d’une façon lâche et poétique. Une éternelle petite fièvre, qui élève à peine le pouls, des langueurs et puis des accès nerveux comme une jolie femme, l’impossibilité de manger, un grand dégoût de vivre. La fin arrive tout doucement, et on l’accepte sans ennui, pour mieux dormir.
» J’encourageais Razo. Je lui disais :
» Ne claque pas. Tu ne vas pas me laisser ma baronnie à moi tout seul !
» Il souriait, se replongeait dans ses livres, rêvassait, ou bien disait des bêtises. Un lieutenant, qui vint pour inspecter le poste, vit bien qu’il était très pris et dit qu’il allait envoyer le major. Le major se fit attendre, et, à sa place, sœur Ludine, du dispensaire, tomba chez nous un beau matin et prit l’habitude de passer ainsi, tous les quatre ou cinq jours, pour réconforter mon malheureux camarade.
» Le pasteur était très poli quand il la rencontrait. Elle donnait de bons conseils à Razo, lui parlait de sa mère, l’invitait à sauver son âme. Mais lui répondait toujours qu’il était anticlérical, positiviste, libre penseur, et qu’il voulait mourir comme un homme. Le pasteur arrivait là-dessus et prenait part à la discussion. De temps en temps, il était avec sœur Ludine contre Razo et de temps en temps il se mettait avec lui contre elle. A la fin, Razo, qui n’avait plus la force de crier, se retournait contre le mur et pleurait d’énervement.
» Quelquefois, Narcisse, le maître d’école mulâtre, montait au poste avec le pasteur, et c’était une autre comédie. Vous vous rappelez le fameux arrêté sur l’enseignement obligatoire du français dans toutes les écoles. Les pasteurs anglais auraient appris le grec à leurs élèves plutôt que de s’en aller ; ils s’étaient ingéniés pour obéir. Ils avaient demandé des livres en France, réquisitionné des répétiteurs, embauché jusqu’à des Sénégalais. Mais Stewart, lui, avait fait du zèle et recruté un mulâtre de la Réunion, en vertu de ce raisonnement bien simple que, cette île étant depuis des éternités une colonie française, les habitants en devaient parler notre belle langue. Narcisse lui-même était intimement convaincu de sa science, et nous amenait ses meilleurs élèves pour nous faire admirer leurs progrès.
» — Eh bien ! disait Razo, voyons l’exercice de lecture : « La Seine fait de nombreux circuits ». Lis cela, toi, Rakoutou.
» Rakoutou lisait :
» La Seine fait de nombreux cirikits ». Car vous savez que les Malgaches ne peuvent pas prononcer les u et mettent des voyelles entre toutes les consonnes pour les faire glisser.
» M. Stewart et Narcisse se fâchaient tout rouge.
» — Seurcouittes, disait Stewart, seurcouittes ! Il n’était pas difficile du tout, je pense !
» — Ci’cuits, criait Narcisse. Toi y pouvé donc pas p’ononcé ?
» Alors les premiers sujets de l’école d’Ambatoumalaze, complètement ahuris, proféraient des sons qui n’avaient plus rien d’humain, et Razo empirait gravement son état en déclamant à perdre haleine contre une prétendue civilisation qui déracinait les indigènes, leur donnait tous les vices, leur désapprenait leur propre langue pour leur faire parler charabia, et fabriquait avec les libres enfants du tropique des caricatures dans le genre de Narcisse. Et Narcisse protestait qu’il était Français, électeur de la Réunion, et qu’il écrirait à Paris pour se plaindre des injures d’une vile soldatesque. Sœur Ludine, quand elle était là, faisait de la conciliation, rangeait les paquetages, engageait les boys à balayer le plancher, mettait un morceau de bœuf à bosse dans la marmite, et puis s’en retournait bravement dans son filanzane, comme elle était venue, c’est-à-dire sans escorte, disant qu’elle n’était qu’une vieille femme et n’avait rien à craindre, puisque tout le monde sur la route la connaissait honorablement. Ce qui était vrai.
» Moi, j’administrais. C’est un beau métier, très compliqué. J’avais des registres avec les noms de tous mes vassaux. On avait même essayé de les photographier, afin d’être sûr de les reconnaître, mais il avait fallu y renoncer, à cause de leurs préjugés. Ils se sauvaient, croyant que l’appareil leur volait leur ombre, qu’ils confondent avec leur âme. Je recevais deux ou trois arrêtés par semaine, et des instructions, et des circulaires. J’avais des tas de petites formules, toutes différentes, que je devais remplir et envoyer à Tananarive. Enfin, je levais des hommes pour les corvées, et, comme les chefs de cercle étaient plus ou moins bien notés selon le nombre de kilomètres de route tracés dans l’année, on faisait une énorme consommation de prestataires. Un arrêté décidait qu’on pouvait demander aux indigènes cinquante jours de travail par an, à quatre sous la journée. Mais comme beaucoup avaient disparu, ceux qui restaient prenaient la place des manquants, faisant ainsi jusqu’à cent ou cent cinquante journées de neuf heures. Au bout de six mois, les grandes pluies d’hivernage ayant démoli les routes, qui n’étaient que des pistes en terre, tout était à recommencer, et on recommençait ! Ce petit jeu était visiblement contraire à la santé de mes administrés. J’ai vu un jour partir quatre cents hommes, la bêche sur l’épaule. Il en est revenu deux cents ! Le reste était mort. Ces Houves sont une mauvaise race. Ils se nourrissent de peu de chose et meurent de rien. La forêt les tue comme si tous les arbres en étaient empoisonnés.
» Tant de misère m’inquiétait. Je me trouvais bien isolé au milieu d’une population qui, après tout, pouvait m’en vouloir, et, n’ayant rien fait de moi-même, à leurs yeux j’étais responsable.
» Cependant le pays paraissait calme, et les gens étaient délicieusement polis. Même Rakoutoumangue, le tompou-ménakèle, c’est-à-dire l’ancien seigneur, le vrai baron, celui que j’avais dépossédé, vint me rendre visite. Pensez que c’était lui qui avant moi percevait la dîme des rizières, lui qui se faisait payer pour intervenir dans les procès, lui que tout le monde saluait quand il parcourait solennellement son domaine, précédé de ses secrétaires, suivi d’esclaves et de parasites, couché dans un filanzane à l’ancienne mode : une corbeille en joncs tressés que portaient douze esclaves.
» En ma qualité d’usurpateur, je dissimulai la défiance et j’exagérai la majesté. Je me demandais ce que ce vieux singe venait faire.
» Il me raconta des histoires qui n’avaient pas de sens sur sa femme, qui venait de divorcer selon la loi malgache, pour épouser un personnage sans importance, et réclamait le tiers des acquêts de la communauté ; prétendant de plus que je ne sais quel champ faisait partie de son apport.
» — Et les gens d’ici, ô seigneur, prêteront serment que ce champ était à mon père avant d’être à moi, et non pas à cette méprisable truie, mère de peu d’enfants.
» Tout cela au fond ne me regardait pas. Une table, sur laquelle j’avais fait servir le rhum, nous séparait tous les deux, et, pendant qu’il parlait, je voyais danser au-dessus du tapis de coton dix petites choses blanchâtres, qui ressemblaient à des marionnettes. C’étaient ses ongles, qu’il avait laissé pousser, par orgueil, ainsi que faisaient les nobles andrianes des anciens jours. Ce seul petit fait m’occupa beaucoup plus que ses paroles. Cet homme n’était pas civilisé, n’était pas gagné, puisqu’il conservait ces façons d’être qui font rire les Français, puisqu’il ne cherchait pas à nous flatter en nous imitant. Et son filanzane, sa suite, la langue même dont il se servait, tout cela sentait le passé et l’indépendance ! Plus je le regardais, plus je me sentais furieux et inquiet. Pourtant aucun de ses gestes ne trahit l’insolence ou la haine. Sa courtoisie fut noble et aisée. Il fit passer devant moi le bœuf qu’il avait amené en cadeau, exprima l’espoir que Razo, qui grelottait sur un lit de camp, se rétablirait bientôt, et partit cérémonieusement.
« Maintenant il connaît les ressources de Vouhilène, pensai-je. Commandant de place Barnavaux, chef d’état-major, Barnavaux, colonel, capitaine, lieutenant, artillerie, cavalerie, infanterie : Barnavaux ! Le reste de la garnison, à l’infirmerie du quartier, ne suis pas en force. »
» Le pasteur Stewart sentait encore mieux que les choses se gâtaient. Les Malgaches de sa mission ne lui disaient rien, bien qu’il vécût avec eux depuis vingt ans, et fût aussi brave homme qu’un Anglais peut l’être, c’est-à-dire charitable et concentré, orgueilleux et timide. Mais il augurait mal de l’avenir, parce que les honnêtes gens d’Ambatoumalaze envoyaient leurs bœufs sur les plateaux et enterraient leur riz en cachette, la nuit, tandis que tous les mauvais sujets prenaient des airs étrangement réjouis.
» Je lui conseillai de venir coucher tous les soirs au poste et de laisser ses paroissiens se débrouiller comme ils pourraient. Il refusa, disant que s’il donnait cette preuve de crainte, tout le monde croirait les blancs définitivement perdus.
» Car c’est ainsi que les choses se passent en Émyrne. Les Houves sont impressionnables comme des femmes. Le général a donné aux notables de chaque village deux ou trois fusils et quelques zagaies, pour qu’ils puissent faire la police et se défendre eux-mêmes. Mais, si les blancs ont l’air d’avoir peur, je demande ce que les notables feront de ces armes, et je préfère qu’on ne me réponde pas ! Quand ils se contentent de les cacher dans le fumier pour empêcher que les rebelles ne les prennent, il n’y a que demi-mal.
» Un lundi, sœur Ludine arriva de Tananarive. Razo allait très mal. Il ne pouvait, plus se lever, sa peau devenait jaune et transparente comme du papier huilé. Il disait des choses tristes. Tout à coup, comme nous tachions de le consoler, nous entendîmes un coup de fusil — non pas l’éclat sec du Lebel, mais la grosse pétarade du snyder des insurgés.
» Le premier coup de fusil, je ne l’ai jamais entendu sans un serrement de cœur, une sorte de maussaderie. Sait-on jamais ce qui va suivre ? Une fois la lutte commencée, on ne réfléchit plus, les événements pressent, on pare les coups comme on renvoie un volant, on saute à droite, on saute à gauche, on se débrouille, le sang va très vite dans les veines. Après, souvent on n’en peut plus ; avant, presque toujours, on a peur de ne pas pouvoir, et c’est un horrible sentiment. Sœur Ludine et moi, nous nous regardâmes en serrant les lèvres, et, sans rien dire, nous courûmes à la terrasse. Le soleil baissait déjà. La grande plaine verdoyait, les collines rouges gonflaient leur dos dans l’air lavé par l’averse quotidienne de midi. Çà et là, une place chauve dans la rizière montrait l’eau dormante, et la paillette d’un reflet dansait un instant. Mais deux grosses colonnes de fumée montaient à gauche au-dessus de Mangabé et d’Antsirika : les insurgés avaient passé là, tué, brûlé, détruit, et maintenant marchaient sur Ambatoumalaze, en deux groupes longs et confus, si loin encore, si insignifiants sur la face tranquille de la plaine, que je pensai à ces bandes de fourmis brunes qui traversent chez nous le sable des allées.
» Seulement, c’étaient des fourmis furieuses. En quelques minutes, leur trottinement se rapprocha ; les deux bandes se fondirent. Pleins de faim et de rancune, avec leurs sorciers en tête, qui hurlaient, avec leurs idoles rouges et grotesques qu’ils portaient sur un brancard, ils ressuscitaient la vieille sauvagerie, jetaient leurs anciens dieux eux-mêmes à l’assaut des écoles, des églises, de tout le christianisme, ce christianisme qui avait le premier envahi leur pays, avant les soldats, comme une espèce d’espion sournois.
» — Et le pasteur, cria sœur Ludine, ce malheureux Stewart !
» Nous l’aperçûmes sur le terre-plein de l’école, qui rassemblait ses élèves pour les mener au poste.
» Il en eut à peine le temps. Les brutes déchaînées étaient déjà dans Ambatoumalaze, car il y en avait une avant-garde, que je n’avais pas aperçue d’abord, et qui s’était glissée dans les hautes tiges de riz. Ils apparaissaient maintenant, couverts de boue, ivres d’enthousiasme et de férocité. Un homme sortit d’une maison, joignit les mains, puis tomba la figure contre terre, dans une supplication désespérée. Ils lui firent sauter la cervelle à coups de bâton. Ce fut le premier meurtre.
» Les élèves et les habitants du village refluèrent dans l’école. Elle était heureusement construite en briques cuites, couverte en tuiles, et ceinte d’un gros mur. Stewart possédait deux vieux fusils, et c’était tout. Il pouvait tenir une demi-heure, et après… Le frisson me prit. Brusquement je me rappelai la visite de Rakoutoumangue. Ce vieux sauvage connaissait les forces de la garnison. Il savait que nous n’étions même pas deux, puisque Razo était mourant. Cela me mit en rage, et je bouclai mon ceinturon d’un tour de main.
» — Où vas-tu ? me dit le pauvre Razo.
» Je répondis, en remplissant la culasse du lebel :
» — Je me forme en colonne ! Est-ce que tu crois que je puis voir tranquillement piller mes terres et brûler les maisons de mes canailles de vassaux ? Je suis baron de Vouhilène. Et puis, laisser griller comme un rat ce pauvre père Stewart, et même cet imbécile de Narcisse ? Nous serions cernés et massacrés ensuite, tout le pays se soulèverait, et l’insurrection monterait jusqu’à Tananarive. Autant en finir tout de suite. C’est plus propre.
» Razo se leva et voulut passer sa culotte. Mais la tête lui tourna, ses yeux chavirèrent, et il serait tombé si je ne l’avais soutenu.
» Sœur Ludine ramassa la culotte et la mit sur une chaise. C’était une femme d’ordre.
» Puis elle prit le fusil de Razo et me dit d’un air ferme :
» — Je descends avec vous.
» Et je compris : l’idée que ces pauvres petits enfants malgaches allaient être enfumés dans l’école lui fendait le cœur et lui bouleversait la cervelle. Mais je ne voyais pas sœur Ludine transformée en héroïque guerrier. C’était ridicule.
» Ne déshonorez pas votre cornette, lui dis-je. Est-ce qu’on porte les armes avec ce costume-là ? Ce qu’il nous faudrait, c’est le prestige de l’uniforme : le poste défendu par une femme ! C’est la meilleure façon de nous montrer perdus !
» — Vous croyez ? Eh bien ! ce ne sera pas long.
» Elle défit le paquetage de Razo, y prit un pantalon, une tunique, et courut, sans ajouter un mot, dans la cuisine, qui était une petite hutte, à l’autre bout de la terrasse.
» Trois minutes plus tard, elle revenait habillée en marsouin, oui, en marsouin, avec un casque en moelle de sureau, un pantalon à passepoil jaune, qui lui tombait sur les talons, et une tunique qui faisait de bien drôles de plis, mais sans paraître embarrassée le moins du monde, tant elle avait la tête dans les nues. Et son petit corps de vieille bonne femme l’eût fait ressembler à un enfant de troupe, sans la figure, qui était vieille, ridée, ratatinée — mais toute luisante d’enthousiasme. Razo était suffoqué, et moi, je ne songeais pas à rire, ni à protester, j’avais les larmes aux yeux.
» Je lui disais :
» — Sœur Ludine, vous êtes folle ; sœur Ludine, je vous aime bien ; sœur Ludine, nom de Dieu ! allons leur casser la figure.
» Et c’est vrai qu’à ce moment-là j’aurais démoli une armée de cent mille hommes à moi seul. Tout me paraissait joyeux, touchant, facile et sublime. Ce n’était pas de l’air que j’avais dans la poitrine, mais une espèce de flamme claire qui m’égayait le sang. J’étais fou, j’étais heureux, j’étais transporté ; j’avais besoin d’éclater en cris, en chansons, en grosses bêtises et en actions extraordinairement courageuses, faites pour me soulager, faites pour rire. Je vous dis cela comme je l’ai senti.
» Les choses pressaient. Cinq ou six maisons d’Ambatoumalaze flambaient déjà. Trois ou quatre hommes, assommés ou tués à bout portant, tachaient le sol rouge. Les insurgés tiraient leurs munitions pour rien, ou pour montrer qu’ils étaient beaucoup. Les hurlements, de loin, faisaient comme une litanie dans une église. Ils montaient, grandissaient, puis s’affaiblissaient, puis repartaient. La porte de l’école avait été fermée. Stewart, par une meurtrière faisait feu tout seul, et ce bruit unique, maigre et comme tremblant de la défense, me glaçait l’âme. Il était maintenant cinq heures. Le soleil, très bas, avait de grands rayons obliques tombant sur la rizière qui séparait le poste du village. Une rizière, au fond, c’est comme un fleuve où il y a de la boue au lieu d’eau, et des herbes vertes par-dessus la boue. On ne peut la franchir que sur les digues qui la traversent.
» Je dis à sœur Ludine :
» — Il faut produire un effet grandiose et imprévu. Vous êtes le second corps d’armée. Descendez derrière le poste, tournez à droite, et passez la rizière sur la troisième digue que vous voyez là-bas. N’affaiblissez pas votre formation en vous attardant sur la route. Vous pourriez perdre des traînards ! Une fois que vous serez sur la digue, l’ennemi vous verra : alors tirez. Par tous les saints du paradis, ne vous inquiétez pas de viser, mais tirez toutes les cartouches du magasin, rechargez et recommencez. Il s’agit de faire beaucoup de bruit, voilà tout.
» La sœur se mit à rire comme un brave homme.
» — Je ne suis pas ici pour autre chose, dit-elle. Mais comment est-ce qu’on remplit ça ?
» Elle montrait son lebel avec l’air d’un nègre à qui on a donné un bon de poste et qui ne sait pas la manière de s’en servir.
» — Ah ! c’est vrai, répondis-je.
» Et je lui montrai le mécanisme du cher petit outil. Elle comprit presque tout de suite :
» — Comme ça, et puis comme ça, et puis comme ça ? C’est bon. Au revoir.
» Et elle s’en allait, quand je la rappelai en criant :
» — J’ai oublié de vous donner le point de direction.
» — Sainte Vierge, répondit-elle, c’est l’école ! Vous n’avez pas besoin de le dire.
» Et elle partit pour de bon, en ordre de bataille à elle toute seule.
» Si je l’avais envoyée de ce côté, c’est que les gros murs en terre de quelques jardins la protégeaient pendant la première partie de la route, et aussi que la rizière, à la troisième digue, était moins large. Et vous comprenez bien que la traversée de la rizière était le passage dangereux, puisqu’il fallait avancer sur un petit mur où il était impossible de se dissimuler. J’attendais, pour l’appuyer, qu’elle se lançât dans cette traversée. Ce ne fut pas long. Elle avait couru comme une jeunesse et commença un feu roulant, hors de portée d’ailleurs. Mais ça ne faisait rien, la distance ne l’inquiétait pas, puisqu’à dix mètres elle n’aurait pas mis dans un porche de cathédrale.
» Je n’ai jamais vu travailler plus consciencieusement. Elle allait, tirait toutes les balles du magasin, faisait quelques pas, s’arrêtait pour recharger, repartait de plus belle avec la célérité d’un chasseur à pied, et du reste faisait tout comme moi, puisque de mon côté j’avançais sur ma digue comme un véritable Bonaparte au pont d’Arcole.
» Du poste de Vouhilène au village, il y a bien dix-huit cents mètres ; mais nous avions ouvert le feu quand même. L’effet de cette intervention fut visible. Les brutes qui attaquaient l’école se retournèrent d’un air étonné. Ils croyaient évidemment tous — je suis sûr qu’on les avait prévenus — qu’il n’y avait qu’un Français valide à Vouhilène, et qu’il ne serait pas assez fou pour sortir. Mon insolence les impressionnait, et la démonstration parallèle de sœur Ludine n’était pas dans le programme. Ces insurgés d’Émyrne, vous le savez, étaient des malheureux qui mouraient de faim. Leurs sorciers les avaient poussés en avant, et les corvées, exaspérant la population tranquille, leur avaient donné des recrues ; mais ce qui les avait rendus si hardis, c’était l’assurance que dans le village même personne ne résisterait, ni les gardes du poste, ni les habitants eux-mêmes. Or, voilà que ma garnison faisait une sortie. Devinez ce qui arriva ?
— Parbleu, dis-je, les vertueux notables d’Ambatoumalaze, en vous voyant venir, ont retrouvé tout à coup les fusils du gouvernement, et s’en sont servis pour défendre les nouvelles institutions de Madagascar, au lieu d’en user pour les combattre ; de quoi ils avaient eu la tentation violente.
— Vous connaissez le pays ! C’est exactement ainsi que les choses se sont passées. Les quelques bourgeois à la peau jaune auxquels nous avions donné des armes ressentirent à notre approche des remords utiles et de saines inquiétudes. Ils se virent tout de suite passant en jugement. Ils frissonnèrent à la pensée de leurs biens confisqués, de leurs bœufs versés à l’ordinaire de l’infanterie de marine, et ils vinrent à notre secours, oui, ils vinrent à notre secours, ils sortirent de chez eux entourés de leurs fils ou de leurs clients qui étaient armés de zagaies ! Sœur Ludine et moi n’étions pas à moitié chemin que déjà les insurgés recevaient des balles dans le dos.
— De sorte que, interrompis-je, vous vous êtes vus trois mille en arrivant au port ?
— Vous exagérez, répliqua naïvement Barnavaux. Les notables étaient trois, plus une douzaine de porteurs de zagaies. Du reste, avec une sage prudence, ils reculaient au lieu d’avancer, car ils ne tenaient pas du tout à se battre, mais à manifester la pureté de leurs sentiments ; aussi marchèrent-ils au-devant de nous, ce qui les éloignait du danger. Mais ce fut cependant un beau spectacle que celui qu’offrirent les colonnes Ludine et Barnavaux opérant leur jonction à la sortie de la rizière, et reçues par ces honnêtes alliés avec des protestations éloquentes de dévouement sans borne. J’admirai, sans m’en étonner, leur empressement à faire connaître leur identité.
» — C’est moi, Ratsimamangue, tu me reconnais, héroïque chef de Vouhilène, respectable seigneur ? C’est moi, Rainimarou ; n’oublie pas de dire au général comme je suis courageux !
» Je serrai rapidement la main de ces braves gens. Et après tout, c’est vrai qu’ils ne manquaient pas d’un certain courage, puisque les insurgés étaient bien une centaine autour de l’école et nous tiraient dessus d’assez près. Je fis exécuter une décharge générale, puis abritai provisoirement ma troupe derrière un mur à moitié démoli, afin de reprendre haleine.
» Ce qui se passa ensuite est assez confus. Après un crépuscule de vingt minutes à peine la nuit était tombée, une nuit noire, et les incendies allumés éclairaient comme peuvent le faire ces grands feux de paillotte, c’est-à-dire très fort et très mal. Ils servaient surtout à dramatiser la situation. Il semble que les assaillants de l’école soient presque tous revenus sur nous, ce qui donna du répit au père Stewart. Notre situation était bonne, et ils hésitaient à nous attaquer franchement. J’en abattis quelques-uns. Cependant j’étais inquiet. Ils étaient trop, beaucoup trop, et si je recevais un mauvais coup, la partie était perdue pour tout le monde. Ce souci m’ôtait un peu mes moyens ; mon espoir avait toujours été que les notables des autres villages se mobiliseraient au bruit de mon attaque, et je trépignais en ne voyant rien venir.
» Tout à coup, il se passa une chose extraordinaire. Du haut du poste de Vouhilène, le canon se mit à tonner.
» Or, jamais, jamais il n’y avait eu de canon à Vouhilène ! Et cependant on apercevait une forte lueur rouge, on entendait une détonation sourde et étouffée qui ne pouvait être confondue avec celle du fusil Lebel : quelque chose de grave, de sérieux, d’impressionnant. Mais d’obus, il n’en tombait nulle part. Le résultat de cette canonnade demeurait invisible. Je n’en revenais pas. Ce fut sœur Ludine qui comprit la première.
» — Ah ! Razo, cria-t-elle, le bon Razo ! Il allume les bombes du 14 Juillet !
» Et c’était ça ! Le pauvre camarade, à moitié mort, avait pris les bombes du feu d’artifice, et il tirait tous ces gros pétards, l’un après l’autre. Comme le pasteur avait tenu à contribuer à l’inévitable solennité patriotique, nous avions pas mal de ces pièces. C’est ainsi que l’élément anticlérical, représenté par Razo, eut son rôle dans la célèbre journée d’Ambatoumalaze, et prit part à la victoire.
» Car c’était la victoire ! Le poste de Vouhilène, entouré de flammes et de tonnerres, parut contenir une garnison invincible et des ressources militaires inépuisables. Et, naturellement, tous les villages environnants se levèrent enfin, marchèrent contre les pillards. Les notables armés sentirent partout s’éveiller leur vaillance. Il en vint d’Antsirika, il en vint de Talatakély, il en vint d’Ampasimbé-la-Sablonneuse ; en vingt-cinq minutes tout le pays se couvrit de défenseurs inébranlables du gouvernement légitime de la République française. Et parmi eux, intrépide et superbe, je vis arriver cette vieille canaille de Rakoutoumangue lui-même, avec une troupe presque bien armée ; les choses ayant tourné contre son attente, il tournait avec elles, et chargeait ses anciens amis. Comme il faisait bien les choses, il marchait drapeau français en tête, un drapeau français ramassé je ne sais où, pillé peut-être dans la maison d’un blanc ; et cela, c’est plus drôle que tout le reste !
» Mais, après tout, qu’importe ? Et même, obliger un ennemi à se battre pour vous, n’est-ce pas beaucoup plus fort que de le tuer ? et s’arranger pour qu’un traître trahisse en sens inverse de ses intentions, n’est-ce pas un tour assez beau pour être mis au théâtre ? Ce fut avec une sorte d’ivresse froide, une entière assurance, que tout de suite je lançai l’attaque, et on la mena d’une façon gaillarde. Rakoutoumangue faillit y rendre sa belle âme, son fusil Snyder ayant éclaté ; le second bénitany, c’est-à-dire un grand seigneur du pays, reçut une égratignure à l’aine. Un autre Houve fut entre-tué par un de ses camarades, ce qui ne l’empêche pas d’avoir été porté comme tué à l’ennemi ; donc ça compte tout de même, et c’est ainsi qu’on fait les bulletins de bataille. Tous ces guerriers, remplis d’une tardive ardeur, faisaient « hou ! hou ! » et tiraient sur les lambas des adversaires, qui fuyaient comme ils pouvaient et se faisaient ramener au demi-cercle, car, à présent, c’était leur tour d’être cernés. Les plus braves de ces Fahavales faisaient aussi « hou ! hou ! » et soufflaient dans des conques pour faire croire qu’ils se défendraient jusqu’à la mort. Mais, quand ils voyaient que c’était extrêmement sérieux, ils cherchaient à s’en aller, avec une docilité toute malgache. Ils n’en avaient pas le temps, ni le moyen. Alors ce fut le grand massacre final, les pauvres diables qu’on repêchait au fond d’un trou, qu’on rattrapait dans une rizière, qu’on fusillait sur place. Un vieux, couvert de grisgris, me léchait les souliers, j’aurais voulu le sauver ; mes alliés l’ont empoigné, collé au bord d’un fossé, lui ont fait sauter la cervelle, et je n’ai plus vu que deux jambes qui sortaient de l’herbe, avec des taches blanches sur la peau noire, comme si la mort avait donné à ce sauvage une subite maladie de peau. La guerre, quoi, la guerre ! Et ça n’est pas propre. Sœur Ludine tremblait d’horreur.
» Quelques-uns des vaincus, voyant qu’ils ne pouvaient pas fuir, prirent une résolution désespérée. Sans doute réfléchissant que, puisque Stewart et ses élèves y avaient tenu contre eux, la place était bonne, ils essayèrent une dernière fois d’entrer dans l’école, foncèrent jusqu’à la porte du bâtiment principal, l’abattirent avec une grosse poutre. Nous entrions dans la cour, juste au même moment, et je vis le pasteur Stewart, ce saint homme, ivre de fureur, qui passait la tête par une fenêtre du premier étage. Et il cria :
» — Vous ne voulez pas vous en aller ? Vous ne voulez pas vous en aller ? Alors, que Dieu me pardonne mon péché !
» Il avait fait arracher les dalles de granit du rez-de-chaussée, pour se défendre si l’assaut venait jusqu’aux murs. Il prit une de ces dalles, et la lança de toutes ses forces sur la tête du Malgache le plus proche. Je vis l’homme tomber comme un paquet de linge en travers de la porte, et ce fut fini. Tous les autres jetèrent leurs armes. Il se fit dans la cour de l’école un effroyable silence. Ces hommes, fous de rage tout à l’heure, attendaient maintenant la mort, soumis, tranquilles, avec une incompréhensible et dédaigneuse indifférence. Ils se jugeaient morts, ils étaient déjà morts en esprit. C’est ainsi que sont les Houves. Je n’ai jamais pu comprendre comment ils pouvaient être en temps ordinaire si lâches, puis subitement si furieux, puis tout à coup si résignés, non seulement au poteau d’exécution, mais aux plus affreux supplices. Mes gens en tuèrent encore quelques-uns, désarmés. J’eus beaucoup de peine à leur faire épargner les autres.
» Quand j’eus fait mon devoir, je regardai la fenêtre, au-dessus de la porte. Le vieux Stewart était toujours là, complètement immobile, avec une des physionomies les plus stupides et les plus affreuses qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie : la figure figée, raidie, les yeux hors de la tête. La secousse avait été forte, et le pauvre homme, si vaillant durant l’action, avait à cette heure les nerfs en bouillie.
» Je lui criai :
» — Eh bien ! monsieur Stewart, qu’est-ce que vous attendez pour ouvrir ?
» Il eut le geste d’un homme qui se réveille, descendit, fit enlever les pavés qui barricadaient la porte, tira les barres et poussa les vantaux.
» La première chose qu’il aperçut, juste en face de lui, fut l’homme qu’il avait assommé quelques minutes auparavant. Le cadavre était couché par terre, dans une posture douloureuse et tordue, et le gros bloc de granit, tout sanglant à l’un des angles, pesait encore sur son cou.
» Et voilà que le vieux Stewart, grelottant des pieds à la tête, se jeta à genoux en criant :
» — J’ai tué un homme, j’ai tué un homme ! Ne me regardez pas, j’ai tué un homme !
» Les larmes lui coulaient sur la figure, et il gémissait tout haut, désespéré, comme s’il eût commis le plus grand crime et la plus grande lâcheté. Et les élèves, les convertis protestants qu’il avait abrités, qu’il avait défendus et sauvés, arrêtèrent leurs cris de joie, leurs rires, leurs embrassades, et muets tout à coup, le regardèrent avec étonnement.
» A ce moment, on entendit la voix de sœur Ludine qui disait :
» — Eh bien ! moi, je puis bien jurer que je n’ai tué personne.
» Et c’était rigoureusement exact. Pour la maladresse, elle n’en craignait pas. Si quelqu’un peut aujourd’hui se vanter de n’avoir jamais touché à un cheveu de son prochain, c’est sûrement cette vieille innocente de sainte : ce qui prouve l’importance de la force morale, comme disent les journaux. Car ni Razo avec ses pétards, ni sœur Ludine avec son lebel n’avaient fait autre chose que de jouer une grosse comédie ; et cependant ils avaient gagné une grande bataille, sous les ordres de moi, Barnavaux, général. Mais ma nomination n’a jamais été à l’Officiel.
» Stewart leva les yeux en entendant la voix de sœur Ludine, et le costume dans lequel il la vit acheva d’obscurcir ses pensées.
» Or, la cour était pleine de cadavres qu’on dépouillait, de blessés qui se plaignaient tout doucement, à la mode malgache, laquelle est résignée ; et les femmes, commençant à revenir, faisaient une autre musique beaucoup plus insupportable, pleurant leurs défunts, leurs maisons et leur vaisselle avec les mêmes larmes et une éloquence qui perçait les oreilles. Enfin, il traînait dans l’air une vilaine odeur — une odeur de roussi et de boucherie, d’hommes vivants en sueur et d’hommes morts qui saignaient. Sœur Ludine devint toute pâle. Elle avait mal au cœur, une grosse envie de pleurer, et aussi je le vis bien, le désir d’une nouvelle besogne, sa vraie besogne, qui était d’organiser l’ambulance, de faire ce qu’elle faisait depuis trente ans par goût, par dévotion, par habitude et par amour. Et ce fut à cet instant que pour la première fois de la journée, elle se vit elle-même et eut conscience que son costume n’était peut-être pas très convenable pour une personne de sa sorte.
» J’ignore ce qui se passa dans l’esprit de monsieur Stewart, mais il eut un sourire.
» — C’est vous, sœur Ludine, dit-il, vous ! Que Dieu nous juge et nous fasse grâce ! Mais, tant que nous serons sur cette terre, je crois qu’il vaudra mieux ne jamais parler de ce que nous avons fait aujourd’hui.
» Vous voyez combien ces Anglais sont hypocrites ! Et pourtant sœur Ludine, qui n’était pas anglaise, fut de son avis. Quand j’écrivis mon rapport, je racontai qu’elle s’était héroïquement conduite, et qu’elle avait délivré Ambatoumalaze, comme Jeanne d’Arc Orléans. Elle déchira mon papier et me déclara, exactement comme l’avait fait Stewart, qu’il ne fallait pas parler de ça. C’était une affaire entre elle et le bon Dieu, mais elle ne voulait pas être une pierre de scandale pour la communauté.
» Et cela fit… cela fit que j’écrivis un autre rapport, un glorieux rapport, où je prouvai clair comme le jour que c’était moi seul qui avais repris Ambatoumalaze, pendant que Razo tirait des bombes, sur la terrasse du poste, comme un véritable artilleur, et que Rakoutoumangue était venu à la rescousse, avec des bandes de notables dont la fidélité était digne des plus grands éloges. Et il en résulta que cette canaille de Rakoutoumangue fut nommé gouverneur de première classe dans l’Amboudirane, avec douze cents francs d’appointements, ce qui lui permet d’en faire suer douze mille à ses administrés ; que Narcisse reçut les palmes académiques, parce qu’il écrivit à Paris pour se déclarer l’auteur des hauts faits dont le vieux Stewart ne voulait pas prendre la choquante et antichrétienne responsabilité ; et qu’enfin Razo et moi, nous fumes nommés caporaux. Mais le pauvre Razo mourut et je le fis enterrer dans le petit cimetière d’Ambatoumalaze, et je fus triste pendant huit jours, et je suis encore triste quand je pense à lui, et moi… »
Mais Barnavaux n’acheva pas sa phrase. Des coups de feu éclatèrent à une demi-lieue : le détachement Limal arrivait ; les Sakalaves étaient pris comme des noisettes dans une pince. Ce sont là les minutes les plus passionnantes et les plus mélancoliques de la guerre sauvage. J’y ai toujours éprouvé un âpre plaisir mêlé à un sentiment désagréable, dois-je dire le mot, à un remords ! Car il n’y a plus égalité de partie, l’ennemi barbare, vaincu par l’esprit, plus que par la force, se démoralise et se dissout. Et c’est pourtant le moment critique : si les mailles du filet allaient se rompre, si l’adversaire allait décamper et se moquer de vous ? C’est le dernier coup à jouer ; et pour gagner la mise, obtenir la soumission de tout un pays, il faut abattre, à ce jeu d’échec, des pions vivants alors presque sans défense, et qui ne se relèveront plus.
Les coups de fusil devinrent plus nombreux dans le bois des lataniers. Un clairon retentit, évidemment embouché par un Sénégalais. Cette race a une façon de sonner qui fait grincer les dents et bondir le cœur. On y sent de l’intrépidité et de la barbarie, la joie féroce du meurtre, la volonté voluptueuse de mourir ou de tuer. Sûrement les Sénégalais de Limal avaient déjà senti le sang et il y avait des morts, voilà ce que disait le clairon. De notre côté, Oumar N’diaye regarda Barnavaux avec les yeux d’un chien de meute qui tire sur sa laisse pour qu’on le découple.
Et nous entendîmes la voix furibonde du chef sakhalave, qui traitait de lâches et de mangeurs d’herbe ses hommes, nous-mêmes, notre race, insultait nos aïeux, nos mères et nos femmes. Ne pouvant plus tenir dans son fourré, il se décidait à marcher vers nous pour rompre le cercle et pouvoir, le lendemain, n’importe où, recommencer la lutte telle qu’il la comprenait, par embuscade ou combat singulier, avec de beaux cris et de grands gestes. J’apercevais nettement sa crinière de cheveux ébouriffés, liés par des chapelets de coquillages, et sa grosse mâchoire de brute farouche, projetée au-devant de son front comme une gueule.
— Chut ! dit Barnavaux, je le tiens !
Il épaula longuement et fit feu. Le Sakhalave s’abattit, la face contre la terre.
— En avant, maintenant, continua Barnavaux. Et ne tirons plus : on attraperait les camarades.
Nous descendîmes la pente en courant comme des fous, baïonnette au canon. Mais pas un des Sakhalaves ne se rendit. Nous eûmes les morts et les blessés. Le reste passa entre les mailles du filet, avec des bonds de chats sauvages, puis une course si rapide, des mouvements si souples, qu’il me sembla que j’étais au spectacle, et que cette fuite élégante, héroïque, était réglée d’avance et comme indispensable.
— Nous avons le chef, dit Barnavaux, très fier. C’est l’essentiel.
Le cadavre gisait dans l’herbe. La balle tirée de très haut était entrée par le sommet de la tête et ressortie derrière le cou. Il y avait déjà des mouches sur le sang. Oumar N’diaye tira son coupe-coupe, et s’approcha sournoisement.
— Eh bien, Oumar, dit Barnavaux, rudement : tu veux encore couper la tête à celui-là ? Est-ce que ce sont les manières d’un soldat français ?
Oumar rentra son couteau, sans rien dire, et je lui donnai une cigarette. Le clairon du capitaine Limal chanta tout près, d’un accent triomphal. Barnavaux s’était assis sur une pierre et fumait sa pipe.
— A propos, demandai-je, vous disiez tout à l’heure que vous aviez été nommé caporal. Où sont vos galons ?
— L’air des grandes villes m’est malsain, répondit-il en soufflant, pour me mieux voir, sur le nuage qui l’entourait. Trois mois après l’affaire d’Ambatoumalaze, étant rentré à Tananarive, j’ai été cassé pour indignité. Mais ça, c’est une autre histoire…