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Sur la vaste Terre

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BARNAVAUX, HOMME D’ÉTAT

La dernière fois que j’eus l’honneur de rencontrer Barnavaux, c’est à l’Exposition de 1900 ; que c’est loin, déjà !

La petite cour sainte qui précédait le temple du Cambodge avait deux portes. Le public devait entrer par celle de gauche, et sortir par celle de droite. Et le public n’y manquait pas : il fait tout ce qu’on lui dit, et deux tirailleurs annamites étaient là pour le prévenir.

Ils avaient de gros chignons noirs remontant sous le salako, des mollets maigres couverts de bas bleu sombre, la cheville fine, et le pied minuscule. Ils ne sont pas noirs, ils ne sont pas blancs, ils ne sont pas jaunes. Ils ont ce teint brouillé des gamins vicieux de nos ateliers parisiens, avec quelque chose de plus malin, de plus efféminé, de plus pervers encore — quelque chose d’ambigu, d’intelligent et d’affreux. Et ils étaient assis sur des chaises, négligemment, les jambes croisées. On eût dit des dames cyclistes.

Barnavaux, qui mâchait une cigarette éteinte, gravit les degrés de la porte de droite. Il balançait les épaules, en vieux soldat, bien sanglé dans son uniforme de marsouin, astiqué de frais, et brillant comme un sou neuf. Mais il avait pris l’apéritif avant de déjeuner, une bouteille de vin blanc pendant son déjeuner, et deux verres de calvados après son déjeuner. Il était gai. Pas saoul, mais gai.

— A gauche, dit le tirailleur annamite en grasseyant, à gauche !

Il ne s’était même pas levé de sa chaise. Barnavaux le considéra d’un air profondément étonné, avec un mépris subit, immense, issu d’une majesté simple et indiscutable. Une seconde il hésita. Puis, d’un coup, il enleva le tirailleur de sa chaise, en le prenant d’une main au collet, de l’autre main par le fond de son pantalon, s’assit sur la chaise à sa place, l’attira sur ses genoux ; et d’un air câlin, galant, moqueur, lui posa sur les joues deux gros baisers.

Le public était ivre de joie. Le tirailleur plissa les yeux, montra ses dents noircies de bétel. Sa face bilieuse éclata de haine. Mais il ne dit rien. Barnavaux se leva, dédaigneux, et traversa la cour, environné de l’estime universelle.

Je lui frappai l’épaule. Il n’eut pas l’air surpris de me voir. Nous nous étions déjà rencontrés si souvent, sur la vaste terre ! Rien de moins singulier que de se retrouver à Paris.

— Avez-vous vu cette brute, qui voulait m’empêcher d’entrer ? me dit-il. Si c’était un Sénégalais ou un Haoussa ! Mais cette espèce de femme manquée, cette petite crapule habillée en cantinière, me donner des ordres, à moi Barnavaux, en uniforme : ça fait pitié. Et tout fait pitié, ici. Les expositions, c’est la ruine du respect qu’on doit aux blancs. Tous ces sales sauvages ne devraient jamais quitter leur pays, ils ne devraient même pas savoir que nous en avons un qui ressemble aux leurs, un pays où il y a de la terre, des pierres, des arbres comme chez eux, et des esclaves blanches qu’ils peuvent se payer pour vingt sous, derrière les Invalides. Quand nous sommes là-bas, une poignée, et que nous les faisons obéir, que nous les forçons à obéir, ce n’est pas parce que nous avons des fusils perfectionnés ou des locomotives, c’est parce que nous sommes intelligents, que nous comprenons nos chefs, que nous sommes unis comme des baïonnettes dans un faisceau, que nous devinons toujours ce qu’ils feront, ces sauvages, et qu’ils ne nous devinent jamais. Nous sommes des espèces de mystères, des bons dieux vivants. Ils se figurent que nous sortons de la mer, où nous avons un pays miraculeux qui ne ressemble à rien. C’est ça qu’il faut pour le mater. Mais nous les faisons venir en France, nous leur montrons qu’il y a parmi nous des espèces d’esclaves, qui font les besognes que pour rien au monde un blanc ne voudrait faire chez eux. Malheur ! C’est ça qu’on appelle les impressionner par notre civilisation ! Leur prouver qu’il y a chez nous des pauvres, des manœuvres qui ont la peau blanche, et des femmes qui pourraient être nos femmes, et avoir des enfants qui pourraient les commander si on les envoyait là-bas : et que ces femmes on les paie moins cher que leurs congaï ou leurs moussos. Vous croyez que c’est un moyen de les impressionner ? Ils nous méprisent.

» Moi je sais comment il faut parler aux noirs, et ce qu’il faut en faire. Je le sais, je vous dis, et vous, qui écrivez, vous n’en savez rien. Il ne faut pas leur apprendre le français, parce que, quand ils le savent, on en fait des électeurs, et qu’ils restent nègres, quand ils sont électeurs. Il faut être juste avec eux, très juste. Mais quand ils ont fait ce qu’on leur défend, on peut les battre, les tuer, leur couper les mains, ils ne réclament pas. C’est nous qui réclamons pour eux, et nous ne disons rien quand on les force à travailler, ce qui leur est beaucoup plus désagréable. Il faudrait être logique ! Il n’y a qu’une chose à faire pour nous, les blancs, en Afrique : c’est d’être convaincus, autant qu’eux, que nous leur sommes supérieurs.

» Il y a un poste sur la rive droite du Sénégal, qui s’appelle Kaédi. J’y ai passé six mois. Ce n’est pas un riche pays. Les Maures du désert y viennent comme à un marché ; on y a installé au bord de la rivière une colonie d’une centaine de captifs pris à Samory, et que nous avons affranchis. Ils vivent comme ils peuvent, en semant du mil dans la boue du Sénégal, au moment des basses eaux. Et ils ont des chèvres. Mais ce sont de très pauvres, très pauvres gens. Kaédi n’est pas un poste où l’on s’amuse, ni blancs ni noirs.

» Le chef de ces anciens captifs avait chez lui une femme, qui servait sa femme légitime, et qui n’était pas laide. J’allais souvent la voir piler du millet, et je lui parlais en jargon malinké. Elle riait, mais elle me respectait parce que j’étais un chef. Elle ne croyait pas que c’était sérieux, et que je m’abaisserais jusqu’à elle. Je lui donnais de la verroterie et quelquefois le fond d’une boîte de conserves.

» Le règlement du poste était sévère. On y vivait comme dans une garnison française ; il fallait être rentré pour l’appel du soir, car les Maures sont de mauvais voisins. C’est pourquoi, contrairement à l’usage général dans les postes moins menacés, où tous les soldats se font une petite famille, nous n’avions pas de femmes. En dehors du village de captifs, toute la population Kaédi était musulmane, on n’en voyait que les hommes. Les captifs au contraire étaient fétichistes. Je pensai qu’Anyane, la servante que j’avais vue chez le chef, pouvait bien m’aider à passer une minute. Je lui portai un cadeau, et je lui dis :

»  — Anyane, je veux coucher avec toi.

» Je sais avoir des manières quand je veux, mais ici ce n’était pas l’occasion.

» Elle se redressa si vite que ses seins, qui étaient très droits et fermes, tremblèrent drôlement. Il n’y avait personne à cette heure-là, autour de nous. Nous étions aussi seuls qu’un homme et une femme peuvent l’être. Comme les arbres ne poussent pas autour de Kaédi, les yeux voyaient loin, loin, librement, jusqu’aux collines qui sont des collines de désert. Leur terre recuite est pareille à de la brique qui chauffe dans un four. La chaleur me brûlait les pieds, car j’étais en plein soleil, et le sable était comme de la braise. Je me rappelle très bien ça.

» Anyane se mit à frissonner de tout son corps, ce qui était bon signe : une façon de faire des femmes qui ont envie. Je m’approchai, et lui mis une main sur le ventre, et l’autre sur la cuisse. Elle me repoussa en criant.

» Et elle avait l’air triste, triste de tout son cœur. Après cette sorte de grand étonnement, elle reprit son pilon et se remit à taper sur le millet, sans répondre. Je lui dis :

«  — Anyane, qu’est-ce que tu as ? Tu ne veux pas ?

» Je ne comprenais pas sa bêtise, et j’avais l’air très bête moi-même à côté d’elle. Ça me rendait furieux.

» Savez-vous ce qu’elle avait ? Vous ne pouvez pas savoir, on n’imagine pas ces choses-là — même vous, qui en avez vu un peu plus que tous les idiots qui roulent dans ces allées. Elle me montra son ventre.

»  — Si j’avais un enfant de toi, dit-elle, il serait esclave. Fils de blanc, et esclave : au chef, pas à toi. Esclave.

» Eh bien, voilà. Vous ne comprenez pas encore ? On avait délivré ces captifs de Samory, on les avait mis là, pour qu’ils fussent libres. Mais ils étaient venus avec leurs captifs à eux, et ils les avaient gardés, et ces captifs se regardaient toujours comme la propriété de ceux qui les avaient achetés, ou pris ! Nous avions supprimé un seul propriétaire, Samory. Les autres étaient, et ne se figuraient pas qu’ils pussent être, autre chose que des esclaves. Il n’y avait pas, dans ce village de libérés que nous avions cru créer, quatre ou cinq hommes libres, Anyane restait esclave ; et son enfant, le mien, aurait été esclave. Elle ne voulait pas ça, parce qu’elle ne croyait pas que je pusse le vouloir. Elle me respectait. C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que c’est qu’un blanc, un vrai blanc, qui a un fusil et qui se bat, pour les nègres. C’est un roi. Anyane aurait eu par moi un fils noble qui n’aurait pu faire admettre son titre. Elle ne voulait pas de cette chose-là. Eh bien, si elle était venue à Paris, qu’est-ce qu’elle aurait pensé ? Elle m’aurait remis à ma vraie place de rien du tout : Barnavaux soldat de deuxième classe, rien du tout, je vous dis, en France. Il y en a trop, ici, des Barnavaux comme moi. Non, il ne faut pas mener les nègres hors de chez eux, il ne faut pas nous montrer chez nous. C’est la mort du prestige. »

Il ajouta :

— C’est des choses que ne comprennent pas les civils.

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