Sur la vaste Terre
LA PRÉCAUTION INUTILE
Quand j’apprends une grande nouvelle, une vraie nouvelle, une nouvelle qui donne à penser, j’ai coutume d’aller voir tout de suite l’homme qu’elle intéresse particulièrement. Dès que je sus que le Parlement belge avait interdit à ses électeurs le breuvage nommé absinthe — de deux mots grecs signifiant, comme on l’a fait remarquer, « qui ne peut pas se boire » — je courus chez mon vieil ami Barnavaux.
Car, pour l’instant, Barnavaux était à Paris, bien qu’il appartienne, on ne l’ignore plus, au noble corps de l’infanterie coloniale, au titre et à la haute paye de soldat de deuxième classe. Et il sait ce que c’est que l’absinthe : il en prend quatre fois par jour. Davantage quand il est indisposé : c’est pour se remettre. Mais pensez-en ce que vous voudrez, c’est un homme que j’aime : je l’ai trouvé pour la première fois sur ma route — et le sentier de la guerre — à Madagascar. Je l’ai revu au Soudan, puis en Crète, puis à Pho-Ban, plus loin que tous les diables de Chine, sur la frontière du Tonkin. Et si vous saviez comme il est ferré sur le savoir-vivre ! Sommes-nous sans témoins : il cause avec moi comme un égal. Y a-t-il du monde : il me traite en supérieur. Et quand il est tout seul, il me méprise profondément pour toutes les choses que j’ignore, et où il est maître : voler des poules, acheter du riz à la foire d’empoigne, construire une case en bambous, briques, pierres ou boîtes de sardines vides, faire « ami » avec les Sénégalais, qui sont les plus braves soldats de la terre, et pourtant taper sur les nègres, fabriquer des sous-ventrières de selle avec des mèches de lampes à pétrole, monter à cheval mais préférer le palanquin, administrer des provinces (ça consiste à faire rentrer l’impôt, dit-il simplement), tremper la soupe, manger tout ce qui se mange, et boire tout ce qui se boit. Spécialement l’absinthe, comme je vous ai dit.
Voilà même pourquoi je pensais que le projet vertueux des Belges devait l’avoir rempli d’indignation. Je me trompais. Barnavaux ne daigna manifester qu’un froid scepticisme.
— Alors, me dit-il, vous croyez que c’est possible d’empêcher les gens de boire ce qu’ils veulent ? C’est des idées de vieille dame. Si les Belges ne boivent plus d’absinthe sur les comptoirs, ils en boiront dans les caves. Et s’ils n’en boivent plus dans les caves, ce sera dans les greniers. J’ai connu un commandant, une fois…
— C’est une histoire ? fis-je.
— Oui, dit Barnavaux. Ça vous va ?
— Ça me va, répondis-je sérieusement.
Et c’est vrai que j’aime les histoires de Barnavaux : elles sont imprévues. Il commença :
— Il est arrivé d’abord que j’ai fait un congé dans la légion. Vous me regardez parce que je ne vous l’ai jamais dit ; mais je n’avais pas besoin de tout vous raconter d’un coup : c’est très mauvais pour l’amitié. Quand un homme a fait des sottises et qu’on lui défend de rengager dans les marsouins, où voulez-vous qu’il aille ? Dans la légion ! Donc, je suis allé à la légion, dans l’intérêt de mon honneur et de ma virginité. Vous avez compris ?
— J’ai compris, dis-je.
— Bon. J’étais donc dans la légion étrangère et on nous avait envoyés en colonne, plus loin qu’Aïn-Sefra, plus loin que Ben-Zireg, en plein Sahara, je ne sais où, très loin. Très loin, mais vous connaissez le pays. On raconte que dans la nuit des temps c’était une mer, et je le crois. Mais alors c’était une mer très accidentée. On dirait des tas de golfes desséchés, avec des falaises, de très hautes falaises de grès noir égratigné de blanc, et le fond de ces golfes est rasé, gratté, écorché par un vent qui rafle des cailloux tranchants, comme un soufflet de haut-fourneau rafle des escarbilles. Parfois, gravés par je ne sais qui, sur le flanc de ces falaises, les portraits d’animaux extravagants, qui n’existent plus. Une chaleur de bête, qui fait craquer les rochers, recroqueville les feuilles de papier à cigarette, rend les hommes secs comme des planches. Très rarement, des trous très profonds, pleins d’eau noire. Plus souvent, et pas assez souvent, des puits semés en chapelet le long d’une rivière souterraine. Alors on donne à boire aux chameaux et on remplit les outres. Seulement, c’est très difficile de boire à même une outre, sur un chameau qui marche. Ils vont pourtant, les chameaux, comme s’ils avaient des pantoufles ; c’est mou, c’est doux, on n’entend rien. Une fois dessus, quelle danse ! Il faut déjà avoir appris, pour se tenir. Quant à savoir téter l’outre, une fois que la brute fait aller ses grandes pattes, c’est une autre affaire. J’ai pris des douches et des frictions, je me suis arrosé le dos, la figure et les cuisses ; mais pour boire, j’y renonçai. Et d’abord, l’eau est mauvaise. On dit qu’elle est… je ne me rappelle plus le mot.
— Séléniteuse ?
— Oui. Et les eaux séléniteuses ne sont saines qu’avec de l’absinthe, continua Barnavaux gravement : c’est une vérité médicale. Et elle démontre le droit légitime et sacré qu’avaient les hommes de prendre l’absinthe à l’étape. Ils la prenaient : la première légère, la seconde moins légère, la troisième et la quatrième pour le plaisir, les autres par luxe. C’était bien le moins. Nous étions là des amis d’attaque. Il y avait Delebecque, un Belge précisément, Malpighi, un Italien, et Atchoum, qui était Anglais. Il s’est fait tuer à Figuig, depuis.
A ce moment malgré mon désir de ne pas interrompre, je me permis de lui faire remarquer que ce nom était extraordinaire.
— Puisque c’était un Anglais du pays de Galles, dit Barnavaux, étonné. Alors il avait un nom qui s’éternuait : quelque chose, quand c’était écrit, comme Lyllywin. Il fallait bien l’appeler Atchoum.
Je n’insistai plus. Il poursuivit :
— A la fin, le commandant prétendit que c’était très mauvais pour la discipline, que les traînards avaient, dans une certaine mesure, le droit de se faire couper le cou quand ils n’avaient plus leur tête, et que c’était même un débarras pour la société ; mais que nous avions perdu des chameaux par négligence, due à l’absinthe. C’est possible. Seulement le chameau est un animal très difficile à surveiller. Il est sobre, mais baladeur. Ce n’est pas tout à fait de sa faute : il mange de tout, excepté l’ail et l’oignon, qui lui font mal au ventre. Ce phénomène est constaté, bien qu’inexplicable pour une bête du Midi. Par malheur, dans le désert, les touffes d’herbes sont à dix mètres l’une de l’autre, et quand on laisse les chameaux s’offrir sans témoin à souper la nuit, le lendemain matin ils sont loin. Voilà pourquoi le grand chef, dans l’intérêt des montures, et dédaigneux du nôtre, décida de supprimer l’absinthe. Il fit venir le mercanti qui suivait la colonne et lui dit :
» — En as-tu encore beaucoup ? »
» Le mercanti ne demanda pas de quoi il y avait beaucoup. Il répliqua :
» — Six caisses et un petit tonneau.
» — Je te les paye, parla cet homme impitoyable. Voilà ton argent. Et tu vas me faire le plaisir de vider tout ça, tout de suite, sur le sable. Tu me représenteras les caisses et le tonneau vides.
» Il y a des officiers qui n’ont pas de cœur. Celui-là ne buvait que de l’eau minérale.
— De l’eau de Vichy ?
— Non. Une autre saleté, qui sent l’encre.
— De l’eau de Pougues ?
— C’est bien ça. Il est mort plus tard d’une maladie d’estomac, à cause de cette mauvaise habitude. Mais enfin, pour le moment, il avait donné l’ordre. Ah ! ce fut le Sedan de l’infanterie coloniale ! Delebecque, il en pleurait. Malpighi nourrissait des idées d’assassinat. Atchoum, lui, ne disait rien. C’était un Anglais sournois. Il partit tout doucement. Et même nous le vîmes, cinq minutes plus tard, qui aidait le mercanti à porter au commandant les caisses et le tonneau vides. Horrible brute !
« — Atchoum, lui dis-je, si jamais tu reçois une balle dans le dos, ne demande pas d’où elle vient.
» Mais il me coula quelque chose dans l’oreille, et il se mit à rire, et je me mis à rire ; et les camarades se mirent à rire, à rire ! Personne n’avait ri comme ça dans la colonne depuis sa première communion. Mais vous ne saurez pas encore pourquoi.
» … C’était un campement où nous devions passer deux ou trois jours. Le lendemain, le commandant était goguenard. Il disait :
» — Maintenant, vous serez sages, mesdemoiselles.
» A dix heures, son ordonnance lui apporte à déjeuner. L’ordonnance ouvre une boîte de sardines et tombe le nez dedans. Il était gris comme une omelette au rhum. Le commandant lui précipite sur le crâne toutes les sévérités disciplinaires, mange ses sardines et sort de sa tente. La première chose qu’il voit, c’est Atchoum, qui déclamait l’Internationale. Un Anglais : des gens qui ne savent même pas ce que c’est que la Commune ! Malpighi était tout nu, mais il avait mis un turban pour la décence. Delebecque était triste, mais musicien : il chantait Van den Peereboom et la Marseillaise sur l’air d’A la Grâce de Dieu. C’est ce qu’on appelle, dans la légion, l’Hymne des Pacifiques, et l’effet en est déchirant. Toute la colonne était ivre-morte ! A dix heures du matin ! Et il ne devait pas y avoir d’absinthe ! C’était un mystère insondable. Le commandant fut tout de même très crâne. Il cria :
» — Je vais tous vous faire amarrer par les goumiers arabes.
» Les goumiers arabes ronflaient au soleil. Ces pauvres musulmans n’ont pas l’habitude des bonnes choses, ils étaient comme assommés.
» Le commandant secoua du pied le premier venu. L’Arabe se réveilla, se mit sur ses pieds, trébucha, retomba et gémit :
» — Ma commandant, ma commandant, les chameaux…
» — Eh bien ?
» — Ma commandant, les chameaux aussi, eux faire saouls !
» C’était vrai, les chameaux étaient saouls. On n’avait pas vu ça depuis Mahomet, on ne le reverra jamais, jamais ! Le chameau est un animal triste : ils étaient gais, follement gais. Ils dansaient sur la tête, ils dansaient sur la queue, ils dansaient sur leurs bosses. Et puis, de temps en temps, l’un deux, pris de remords, s’agenouillait sur le sable, mettait la tête entre les pattes, et avait l’air de dire : « Allah ! Qu’est-ce qui m’arrive ? » Il avait mal aux cheveux.
» Ce jour-là, le commandant a failli devenir fou.
— Mais, demandai-je, que s’était-il passé ?
— C’est bien simple, répondit Barnavaux : Atchoum et le mercanti avaient jeté toute l’absinthe dans l’eau du puits.