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Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 2 (de 2)

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The Project Gutenberg eBook of Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 2 (de 2)

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Title: Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 2 (de 2)

Author: Oskar Lenz

Translator: Pierre Lehautcourt

Release date: August 21, 2024 [eBook #74286]

Language: French

Original publication: Paris: Hachette, 1886

Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Smithsonian Institution Libraries and University of Toronto Library)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TIMBOUCTOU, VOYAGE AU MAROC AU SAHARA ET AU SOUDAN, TOME 2 (DE 2) ***

On peut cliquer sur les illustrations pour les agrandir.

TIMBOUCTOU


5747-86. — Corbeil typ. et stér. Crété.


Dr OSKAR LENZ


TIMBOUCTOU
VOYAGE
AU MAROC, AU SAHARA ET AU SOUDAN

TRADUIT DE L’ALLEMAND
AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR

PAR
PIERRE LEHAUTCOURT
ET
CONTENANT 27 GRAVURES ET 1 CARTE


TOME SECOND


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79


1887
Tous droits réserves.


TIMBOUCTOU


DEUXIÈME PARTIE
D’ILERH AU SÉNÉGAL


CHAPITRE PREMIER

VOYAGE A FOUM EL-HOSSAN, A L’OUED DRAA ET A TENDOUF.

Départ d’Ilerh. — Les chameaux. — Agadir. — Nouveau guide. — Pays dangereux. — Amhamid. — Oued Oudeni. — Coupeurs de route. — Source sulfureuse. — Oued Temenet. — Arrivée à Tizgui. — Pétroglyphes. — Ruines romaines. — Le cheikh Ali. — Départ de mes serviteurs et des chourafa. — Lettres de Sidi Housséin. — Départ de l’oued Draa. — Oum el-Achar. — Lit de l’oued Draa. — Pays de l’oued Draa. — Les habitants. — Oued Merkala. — Formes d’érosion. — Hamada. — Chacals. — Pluies violentes. — Le chérif de Tendouf. — Hadj Hassan. — Le guide Mohammed. — La ville de Tendouf. — Les habitants. — Kafla el-Kebir. — Préparatifs pour le voyage du désert. — Bivouac.

J’ai décrit dans les pages précédentes les préparatifs que nous avions faits avant d’entreprendre notre voyage au désert. Jusqu’au dernier moment Sidi Housséin avait manifesté sa mauvaise volonté envers nous par des chicanes de tout genre ; seule la crainte l’empêchait de s’opposer ouvertement à nos projets.

Le 4 avril 1880, vers onze heures du matin, nous pûmes enfin quitter une ville pour laquelle nous avions tous ressenti une crainte plus ou moins grande, et que dès Marrakech on nous avait dépeinte comme la partie la plus dangereuse de toute notre route. Nous conduisîmes nos chameaux lourdement chargés jusqu’en dehors de la ville, ce qui ne fut pas fort aisé. Soit que mes gens ne fussent pas encore assez exercés au chargement de ces animaux, soit pour tout autre motif, il fallut arrêter notre caravane dans une rue étroite et mieux placer nos bagages, ce qui rassembla une foule de peuple. Nous y trouvâmes quelques Juifs, parents de Mardochai es-Serrour d’Akka. Comme j’avais pour cette famille des lettres de recommandation que Mardochai lui-même m’avait données autrefois à Paris, je les remis à ces gens, qui se déclarèrent prêts à faire tout pour moi. Mais j’avais assez séjourné dans ces pays pour connaître exactement la situation des Juifs : ils peuvent très peu de chose et dépendent complètement des Mahométans.

Enfin nous avions derrière nous la ville d’Ilerh, et nous nous trouvions à l’air libre, sur un grand plateau limité vers le sud par de puissantes chaînes de montagnes. Nous montâmes sur nos chameaux et je dus m’habituer à ce genre de coursiers.

Tout d’abord je ferai remarquer que l’on n’emploie ici que des chameaux de bât, tous à une seule bosse ; les rapides maharis, que l’on élève plus loin vers l’est, ne sont pas en usage ici. Ces maharis portent de petites selles en bois garnies de cuir rouge ; j’avais fait faire une selle de ce genre, mais je ne m’en servis pas. Nous montions sur nos chameaux tout chargés, car je trouvais ce procédé beaucoup plus commode. Leur paquetage est, autant que possible, divisé en deux parties de même poids, reliées entre elles au moyen de courroies et jetées sur le dos de l’animal après qu’une natte en paille, qui garnit également les flancs, y a été placée. Cette natte évite les blessures que produirait le frottement. Sur la charge ainsi répartie nous placions des tapis, des coussins, etc., et nous avions un espace assez large, où l’on pouvait s’asseoir commodément.

Je trouvai le mouvement du chameau assez agréable pendant la marche ; mais, par contre, je fus longtemps à m’habituer à être assis sur un animal aussi haut, sans rênes ni étriers et sans appui d’aucune sorte pour les mains et les pieds. Je ne perdis pas facilement le sentiment de malaise produit par le balancement ; tout d’abord ce mode de voyage me sembla fort désagréable, mais plus tard je m’en accommodai mieux.

A Ilerh les chameaux sont habitués à être montés quand ils sont couchés : au moment où se lèvent ces animaux si étrangement bâtis, on doit avoir soin de se placer dans une direction convenable. Il en est de même quand l’animal se couche et que l’on veut descendre. Les premières fois, à ce moment, je descendais régulièrement beaucoup plus vite que je ne le voulais.

Nous remontâmes d’abord la vallée de l’oued Tazzeroult et nous arrivâmes bientôt au pied d’une chaîne de montagnes qui s’étend du sud-ouest au nord-est. Elle appartient donc au système de l’Atlas et consiste surtout en granit et en schiste. Le versant septentrional est très escarpé. Des roches éruptives y apparaissent aussi çà et là et forment des pics isolés très pittoresques, sur l’un desquels Sidi Housséin possède une citadelle. La vue de cette petite forteresse, nommée Agadir et placée au plus haut sommet de rochers abrupts, complètement inaccessibles en apparence, est imposante au plus haut point. Ce château fort a été construit par les ancêtres de Sidi Housséin, mais on s’en sert peu aujourd’hui. En cas de guerre, Sidi Housséin pourrait certainement s’y retirer, et les troupes marocaines ne prendraient probablement pas ce nid de rocher. Par contre, les assiégés pourraient être coupés de toute communication, de telle sorte que, faute d’eau et de vivres, il leur faudrait bientôt se rendre.

Après une marche de plusieurs heures sur un chemin fort raide, mais relativement bon et tracé en lacets sans nombre, nous atteignîmes le faîte des montagnes, élevé en cet endroit d’environ 4000 pieds ; les sommets environnants ne doivent guère dépasser 5000.

La vue que nous eûmes de ce faîte était fort intéressante : vers le nord on apercevait les pentes verticales et les montagnes ou les rochers isolés de l’Anti-Atlas, ainsi qu’on peut nommer cette partie des montagnes entre lesquelles s’étend le plateau d’Ilerh ; vers le sud elles se fondent dans une suite de chaînes de collines de moins en moins élevées. Dans leurs vallées et même sur leurs sommets aplatis la population laborieuse des Chelouh cultive des champs d’orge.

Nous inclinons vers l’est et arrivons le soir à la dernière maison de la tribu des Medjad, qui sont des Berbères, comme les Tazzeroult ; nous y passons la nuit.

Le matin suivant, 5 avril, nous nous levâmes de très bonne heure, de sorte que dès six heures les huit chameaux étaient chargés. Nous marchâmes pendant quelques heures vers le sud-est par un plateau pierreux faiblement ondulé, jusqu’à un groupe de maisons. La contrée paraissait très peu habitée, car nous ne rencontrions que rarement des créatures humaines ; on voyait très peu de terres cultivées. Le guide que Sidi Housséin nous avait donné nous quitta dans cet endroit, quoiqu’il ait eu mission d’aller jusqu’à Temenet. Depuis longtemps nous nous défiions de lui, et il demanda tout d’un coup, avant de partir, 30 douros pour l’étape et demie qu’il avait faite. Le pays ne semblait pas sûr, et la maison isolée, avec les habitants de laquelle notre guide avait eu un long entretien secret, ne nous plaisait nullement. Quand le guide nous fit connaître son insolente demande, nous fûmes convaincus qu’il nous préparait un tour quelconque et voulait peut-être provoquer une querelle. Lui ayant promis quelques douros à Ilerh, nous lui en donnâmes quatre ; tout d’abord il fit semblant de les refuser, et disparut encore une fois dans la maison suspecte ; finalement il se déclara satisfait, et un autre homme apparut, se disant prêt à nous accompagner. Nous nous défiions de tout ; le pays était inhabité, mais dans les montagnes pouvaient se dissimuler toutes sortes de gens dangereux ; notre guide était loin de produire une bonne impression.

La veille s’est joint à nous un homme, qui se dirige vers Tendouf, seul avec son chameau et une petite charge de cuir, et il ne m’est pas du tout indifférent d’avoir un compagnon de plus. Le chérif Mouhamed, du Tafilalet, ainsi que le jeune chérif Mouley Achmid, de Marrakech, me sont fort utiles ; ce sont des gens résolus, et il semble qu’en leur présence on doive ne rien oser contre nous. Nous avons le sentiment instinctif de nous trouver dans une contrée dangereuse, où tous nos mouvements sont observés. Nous n’avons vu personne, mais nous sommes persuadés, et le guide nous l’assure, que des bandes de coupeurs de route se trouvent dans les ravins. Le chérif Mouhamed, qui comme Hadj Ali a son cheval, tandis que nous en sommes tous réduits aux chameaux, fouille souvent avec lui les broussailles voisines du chemin, pour découvrir les embuscades qui y seraient dressées ; mais rien n’apparaît.

Tout à coup, vers deux heures, nous apercevons des hommes en mouvement à quelque distance sur notre droite ; bientôt se montre un Nègre, qui nous dévisage et disparaît ensuite. Presque aussitôt retentissent le bêlement des moutons et des chèvres, et nous rencontrons quatre hommes, tous Nègres, qui conduisent un troupeau de ces animaux et des chameaux. Ils nous déclarent qu’ils appartiennent au cheikh Ali, de la tribu des Maribda de Tizgui. Hadj Ali a pour lui une lettre de recommandation. Nous communiquons notre plan au chef de la petite caravane, Amhamid, qui nous dissuade de passer par Temenet et Icht, car nous y rencontrerions de grandes difficultés. Amhamid nous propose d’aller chez son maître, le cheikh Ali, qui est, dit-il, un homme très bon et très influent et pourra certainement nous fournir l’occasion d’aller à Timbouctou mieux que personne.

Cette rencontre des serviteurs du cheikh Ali a été pour mon voyage de la plus grande importance, et je puis dire, après avoir appris à mieux connaître les êtres du pays, que c’est uniquement la circonstance d’avoir connu le cheikh Ali qui m’a permis d’atteindre mon but, Timbouctou.

Nous changeons donc nos plans ; nous renvoyons notre guide, qui inspire peu de confiance, et nous accompagnons le Nègre Amhamid, qui devait plus tard nous montrer beaucoup de complaisance.

Nous parvînmes ensuite au pied d’une nouvelle chaîne de montagnes, dont les pentes vers le sud n’étaient pas rapides, mais qui furent très longues à franchir. On me dit que l’on allait de là, vers le sud-est, à la ville d’Akka, résidence de la famille juive de Mardochai.

Nous suivîmes un instant le lit desséché de l’oued Oudeni, qui forme évidemment la partie moyenne de l’oued Asaka (ou oued Noun) ; il était fort large et indiquait un grand fleuve. Dans un endroit entouré de rochers on me fit remarquer un joli écho ; ces roches sont disposées de telle sorte qu’un son y est plusieurs fois répercuté.

En montant dans un endroit un peu plus escarpé, nous vîmes tout à coup, dans le pays naguère complètement désert, des personnages à mine farouche, qui s’étaient établis avec leurs chevaux précisément sur le chemin, en coupeurs de route et comme s’ils n’attendaient des voyageurs que pour les surprendre. Ils étaient quatre ou cinq ; quand ils virent notre caravane devenue imposante, ils se comportèrent très pacifiquement et se bornèrent à échanger quelques mots avec certains de mes gens. Je ne sais si le guide qui nous avait quittés n’était pas de connivence avec cette bande, et si le hasard de notre rencontre avec Amhamid ne mit pas à néant un plan qui aurait préparé une fin imprévue à mon voyage.

Vers quatre heures nous nous arrêtâmes sur un plateau élevé d’environ 700 mètres. Nous ne dressâmes pas les tentes, car la contrée était très peu sûre ; nous ne fîmes non plus aucune installation pour la nuit. Les animaux purent paître et se reposer, tandis que nous nous préparions à souper. A deux heures du matin nous étions déjà en route pour atteindre, autant que possible, le même jour notre but, Tizgui. L’eau de cet endroit est très sulfureuse, et a un fort mauvais goût ainsi qu’une odeur très caractéristique. En général, la contrée est pauvre en eau, et aujourd’hui nous avons dû, pour la première fois, remplir nos outres et nous en servir.

Amhamid nous a conseillé instamment de quitter cet endroit le plus tôt possible ; il ne serait pas étonnant que les coupeurs de route que nous avons rencontrés se réunissent à d’autres et vinssent encore nous surprendre : c’est ce qui fait que nous partons à deux heures du matin, par un ciel couvert et une obscurité complète. Nous n’atteignons notre but que le soir après cinq heures, c’est-à-dire par une marche de près de quatorze heures.

Le chemin nous conduit en zigzag par un pays montagneux, désert, pauvre en eau ; il appartient à la tribu des Aït Brahmin, dont le lieu de résidence se trouve pourtant loin de notre route, du côté de l’est. Vers onze heures nous entrons dans la large vallée sans eau de l’oued Temenet, qui se jette dans l’oued Draa à quelques heures au sud de Foum el-Hossan ; à partir de là nous avons du moins un terrain plat.

Vers midi nous dépassons un petit village chelouh aujourd’hui abandonné. A trois heures la vallée de l’oued Temenet s’élargit tout à coup pour former une plaine étendue ; la végétation devient plus riche, des bois de palmiers apparaissent, et nous voyons à notre gauche la kasba Temenet, pittoresquement située sur le penchant de la montagne.

Temenet est le village que nous avait indiqué Sidi Housséin, et pour le cheikh duquel il nous avait munis de lettres de recommandation. Nous y aurions probablement été, si Sidi Housséin nous avait donné une escorte et un guide pour cet endroit ; comme il ne l’avait pas fait ou ne l’avait fait que d’une façon insuffisante, nous avions saisi la première occasion qui nous parut avantageuse. Nous ne devions pas regretter d’avoir donné suite à cette inspiration et de nous être confiés au cheikh Ali.

A une petite heure au sud de Temenet, plus avant dans la plaine est une petite ville, Ghard ; la montagne s’ouvre près de là, et la vue plonge déjà par cette échappée dans les immenses étendues du Sahara pierreux. Un peu à l’est, derrière une arête rocheuse, se trouve le bourg d’Icht, but du voyage de mon compagnon le chérif Mouhamed, qui se décide pourtant à aller voir tout d’abord le cheikh Ali. D’Icht on atteint en une forte marche la petite ville d’Akka, située vers le nord-est, et dont j’ai parlé plusieurs fois.

A partir de ce point, nous quittons la direction sud prise jusque-là et tournons de nouveau un peu à l’ouest, dans les montagnes ; bientôt nous apercevons des palmiers, nous traversons le lit desséché du Temenet, et arrivons à une source abondante, à laquelle chacun boit avidement, hommes et bêtes. Cette eau est recueillie dans des canaux et dirigée à travers des plantations de palmiers.

Nous rencontrons de nouveau ici des hommes ; un peu après cinq heures, nous pénétrons dans la ville de Foum el-Hossan, bien située et bien entretenue ; elle est nommée aussi Tizgui Ida Selam ou Aït-Selam ; c’est le séjour du cheikh de la tribu arabe des Maribda. De jolis jardins de palmiers entourés de murs m’attiraient, et j’y aurais volontiers fait dresser les tentes ; mais on décida que j’habiterais, dans la ville même, une maison du cheikh Ali, où je serais plus en sûreté.

Nous reçûmes donc une petite maison, au rez-de-chaussée de laquelle on plaça les deux chevaux et les bagages, tandis que nous logions au premier étage. Les chambres étaient de petits trous fort bas ; mais ici on passe la plus grande partie du jour dans la véranda, qui se trouve du côté de la cour, et on y dort même. Nous remîmes les chameaux à la garde d’un homme qui devait les mener paître pendant notre séjour. Une foule de gens se rassemblèrent, car des bruits vagues au sujet de l’arrivée d’un Chrétien étaient déjà parvenus en cet endroit ; mais nous fermâmes la porte, et l’on ne nous dérangea plus.

Le cheikh Ali était absent et se trouvait, pour surveiller la moisson, dans ses champs d’orge, situés plus loin vers le sud. Aussi les notables de la ville, ainsi que les fils et les neveux du cheikh, vinrent-ils nous trouver pour avoir des renseignements sur nous et nos projets. Hadj Ali déclara de la façon la plus formelle que j’étais un médecin turc, mais que, avant d’entreprendre toute autre démarche, nous voulions surtout attendre l’arrivée du cheikh Ali lui-même, pour lequel nous avions des lettres de recommandation. On se déclara satisfait de cette réponse, et l’on eut tout de suite une bonne opinion de nous en nous voyant, le même soir, acheter un mouton et le faire sacrifier à la mosquée.

Nous avions toujours un grand nombre de visiteurs curieux, mais ils se comportaient décemment et ne montraient pas la plus petite intention hostile ; nous nous liâmes surtout bientôt avec un neveu du cheikh, qui passa presque tout son temps en notre compagnie et prit d’ordinaire ses repas avec nous.

La ville de Foum el-Hossan est placée tout près de la montagne, au milieu de jardins de palmiers ; la vue s’étend déjà de ce point sur l’imposante étendue déserte de la hamada[1]. La population peut compter quelques milliers d’habitants, presque tous Arabes de la tribu des Maribda, ou leurs esclaves, Il n’y a pas de Juifs. La ville est dans une situation très heureuse ; l’eau y est bonne et fort abondante ; les maisons, d’argile battue, sont en général propres et bien tenues.

TOME II, p. 10.

VUE DE FOUM-EL-HOSSAN.

Pendant la marche de la veille j’avais vu non loin de notre bivouac, près de la source sulfureuse et sur les rochers de calcaire bleu foncé qui couvrent le sol, des dessins ou des ornements particuliers qui me surprirent. Mes compagnons ne purent rien me dire à ce sujet, et prétendirent que ces dessins avaient été tracés par les bergers, en manière de jeu. A Tizgui on m’expliqua de même l’existence de ces signes, bien connus des indigènes, mais en ajoutant qu’ils étaient fort anciens. Je me souvins aussitôt des estampages que le rabbin Mardochai a envoyés jadis à Paris et qui ont été publiés en 1876 dans le Bulletin de la Société de Géographie. Mardochai a trouvé des dessins semblables à l’est du point où j’étais, dans les pays de l’oued Draa supérieur, et particulièrement sur le djebel Idall Taltas, le djebel Dabajout, le djebel Taskalewin, le djebel Baoui, dans le territoire des Oulad Dhou-Asra et sur les rochers de Taskala et d’Aghrou Ikelân. Il a fait prendre des empreintes sur papier de ces pétroglyphes. Ce sont des figures d’animaux, parmi lesquels on reconnaît facilement le rhinocéros, l’éléphant, le chacal, le cheval, l’autruche et la girafe. En outre ils renferment des écussons avec des enjolivures et des ornements, mais la figure de l’homme y manque.

Il faut bien se garder de voir, dans ces dessins gravés sur la pierre, des signes hiéroglyphiques de peuples anciens, et de bâtir sur eux des hypothèses ethnographiques hasardeuses. Ils ne viennent ni des Phéniciens ni des Romains, et encore moins des Portugais, qui n’ont jamais été si loin ; au contraire, ils proviennent, d’une manière certaine, des indigènes, c’est-à-dire de la population berbère qui habitait déjà ici avant que les Arabes arrivassent du fond de l’Orient. Les pétroglyphes que j’ai vus étaient très peu nets et extrêmement primitifs ; ils ne consistaient pas en lignes continues, mais chacun des traits qui les composaient était formé de nombreux points creusés dans le calcaire bleu foncé avec un instrument pointu. Ces dessins ressortaient de la pierre comme l’écriture tracée avec un crayon sur une plaque d’ardoise. L’autruche et l’éléphant étaient faciles à reconnaître parmi une foule d’enjolivures et d’ornements capricieux dont on ne pouvait rien déchiffrer.

Des savants français, en particulier M. Duveyrier, sont disposés à voir dans ces pétroglyphes de l’oued Draa l’œuvre de l’ancien peuple des Ouakoré, qui appartenait à la famille des Mandingo. Quoi qu’il en soit, ces dessins prouvent d’une manière évidente que jadis le rhinocéros et l’éléphant vivaient dans ces contrées et que d’autres conditions physiques y prédominaient. Je traiterai plus tard la question de l’habitabilité antérieure du Sahara, et parlerai encore une fois à ce propos des pétroglyphes de l’oued Draa. En Afrique on connaît des trouvailles de ce genre en beaucoup d’autres points.

Nous dûmes attendre quelques jours à Tizgui le retour du cheikh Ali ; son factotum, le nègre Amhamid, que nous avions rencontré en route, était parti pour l’endroit du lit desséché de l’oued Draa où se trouvent les champs d’orge, afin de mettre le cheikh au courant de notre arrivée. En attendant, nous fûmes assiégés de toutes sortes de visiteurs, qui ne manquaient pas de dépeindre le voyage de Timbouctou sous les plus sombres couleurs. Des récits de ce genre trouvaient dans Hadj Ali un terrain tout préparé et avaient pour seul effet de déranger notre harmonie antérieure. Je connaissais moins que lui les sentiments de crainte et de timidité auxquels les Arabes paraissent être particulièrement disposés, et il me fallut à diverses reprises lui rappeler nos conventions primitives au sujet du voyage à Timbouctou. Son refrain habituel était d’acheter plus de chameaux, ce qu’il me savait être fort difficile avec des moyens aussi restreints que l’étaient les miens.

On me dit également que le cheikh Ali allait probablement conduire lui-même une caravane à Timbouctou et que je pourrais me joindre à lui. Cependant ce voyage n’était pas certain, pas plus que la date où il serait entrepris. Je ne pouvais attendre longtemps, car il ferait bientôt trop chaud ; nous étions déjà avant dans le mois d’avril, et la température était très élevée ; les caravanes partent ordinairement d’ici dès le mois de janvier.

Sur la montagne au pied de laquelle se dresse Tizgui, à une altitude de 500 mètres, il y a de vieux restes de murailles, qui sont, comme toujours, attribués aux Romains, avec raison, il me semble. Les Portugais et les Espagnols n’ont jamais pénétré dans cette région, et les habitants eux-mêmes n’y ont rien fondé : car on aurait conservé la tradition du fondateur et de l’époque approximative où il vivait. En outre, on y trouve, dit-on, de petites lampes en terre, qui sont, comme on sait, très fréquentes dans les anciennes colonies romaines.

Le 9 avril était un vendredi ; il me fallut donc rester enfermé tout le jour dans une chambre obscure en me disant malade, car chacun s’attendait à me voir aller à la mosquée. Hadj Ali, Benitez et les autres s’y rendirent tous et donnèrent aux curieux des nouvelles de ma maladie : je ne voulais pas courir le risque de prendre part à la prière devant une telle foule, car la moindre faute eût été remarquée, et aurait fort compliqué ma situation. Une fois le cheikh Ali présent, la situation sera tout autre. D’après ce que nous entendons dire, c’est un homme bienveillant et juste ; nous pourrons lui communiquer toute l’affaire, et il nous donnera les conseils indispensables. Il ne faut pas songer à voyager ici sans s’être confié à une personne influente. Du reste ma maladie n’est pas entièrement feinte : depuis plusieurs jours je souffre du manque d’appétit et de malaises accompagnés de douleurs de tête.

Le 11 avril, le cheikh Ali parut enfin ; son extérieur répondait entièrement aux descriptions qu’on m’avait faites de lui : c’était un homme de haute taille, nerveux, ayant à peine cinquante ans, à la barbe grise et aux yeux largement ouverts, pleins de franchise ; il était extrêmement sobre de gestes et presque avare de paroles ; tous portaient un respect illimité à cette figure sympathique, vraiment patriarcale.

Nous discutâmes alors sous toutes ses faces, avec le cheikh, le voyage de Timbouctou ; il le déclara exécutable. Il passait toutes ses journées avec nous et dirigeait lui-même les préparatifs encore nécessaires ; il fallait surtout acheter des peaux de bouc bien cousues, goudronnées, aussi grandes que possible : elles étaient destinées à servir d’outres. Il y avait également beaucoup à faire en ce qui concernait les chameaux : l’animal que nous avions amené du Maroc devait être échangé, et nous avions à en acheter encore un autre. Le cheikh Ali ne s’explique pas clairement au sujet de ses propres projets de voyage ; tantôt il semble qu’il doive partir lui-même, tantôt son frère et ses neveux sont destinés à nous accompagner ; dans tous les cas, il nous faut d’abord quitter la ville pour aller camper quelques jours à la campagne.

Cependant les hommes que j’avais emmenés avec moi de Marrakech me quittaient l’un après l’autre. A Ilerh deux d’entre eux avaient déjà pris le chemin du retour ; à Tizgui le jeune chérif de Marrakech partit en même temps que le serviteur Mouley Ali. Ce dernier était assez serviable, mais très adonné à l’usage du kif, et il devait, au moins une fois par semaine, se livrer à cette passion. Pendant ses accès il n’était pas méchant, mais un rire enfantin et continuel l’empêchait de rendre aucun service ; il ne faisait que des sottises et servait de jouet aux autres. Quoiqu’il ne fût qu’un serviteur, il portait le nom de Mouley, auquel les chourafa ont seuls droit, parce qu’il était parent, fort éloigné il est vrai, de Mouley Abbas, l’oncle du sultan.

Le 16 avril ces deux hommes nous quittèrent, pour retourner à Marrakech par Mogador. Je donnai au jeune chérif une quantité de lettres qu’il devait déposer chez le consul allemand, M. Brauer ; toutes sont parvenues en Europe. Le chérif du Tafilalet, qui nous avait rejoints à Taroudant, partit également pour continuer sa route vers l’oued Noun ; de sorte que notre nombre s’était fort réduit, et que je restai seul avec mes deux interprètes, Kaddour et le petit Farachi.

Un autre homme, nommé Mouhamed, qui n’était pas originaire du pays et qui nous fournissait des moutons et d’autres objets d’alimentation, s’offrit à voyager avec nous. Il s’était échappé du Maroc pour ne pas être soldat et ne produisait pas du tout une bonne impression ; mais il se montra plein de sens pratique pendant les préparatifs de voyage, et le cheikh Ali nous conseilla de l’emmener.

Même vis-à-vis du cheikh, je passais pour un médecin turc ; cependant il paraissait n’y croire que médiocrement, mais semblait ignorer qui j’étais et ne s’inquiétait que de mon voyage. Il nous conduisit un jour dans une maison neuve avec un beau jardin ; ici les habitations sont construites comme dans le reste du Maroc : des toits plats, des murs d’argile battue, des vérandas, etc.

Demain nous devons quitter Tizgui pour l’oued Draa. Si cet homme ne me trompe pas, nous atteindrons ainsi notre but ; mais il m’est impossible d’admettre que le cheikh se fasse de nous un jouet ; Benitez, qui connaît bien le caractère des Arabes, tient, lui aussi, pour un grand bonheur notre rencontre avec ce chef. Un seul point reste obscur : nous ignorons s’il fera route quelque temps avec nous ; et, comme il n’aime pas beaucoup les questions, nous en sommes réduits à attendre ce qu’il décidera.

Le 17 avril au matin nous quittons Tizgui, en compagnie d’Amhamid, qui est une sorte d’intendant du cheikh, et d’un neveu de celui-ci, pour aller à la campagne, c’est-à-dire dans le lit de l’oued Draa, où se trouvent des champs d’orge et des pâturages.

La marche dura huit grandes heures et nous mena vers le sud-est ; nous arrivions par là dans le vrai désert du Sahara, et dans la zone septentrionale, la hamada. C’est une vue magnifique que celle dont on jouit là sur les montagnes de l’Anti-Atlas, avec l’étroite ouverture de l’oued Temenet et la ville de Tizgui cachée dans ses palmiers.

Après avoir dépassé cette ville, le chemin devint très pierreux ; nous franchîmes encore une fois l’oued Temenet, qui se dirige de là vers le sud-ouest et se jette dans l’oued Draa. Nous arrivâmes à une ligne de rochers qui surgissaient de la plaine et consistaient en couches verticales de quartzite foncée ; puis vinrent des collines de sable mobile avec un puits ; nous franchîmes une faible étendue de serir, c’est-à-dire une plaine couverte de petits cailloux roulés, pour nous arrêter un peu sur la rive droite de l’oued Draa, en un point nommé Maaden.

La température était déjà fort élevée, et le thermomètre ne descendit un peu au-dessous de 30 degrés centigrades que vers le soir ; les dernières heures de la soirée, avec quelque 20 degrés, furent très agréables. Le lieu où nous avions dressé nos tentes était très bien choisi ; seulement l’eau y était mauvaise, car nous devions la prendre dans quelques mares demeurées au fond de l’oued Draa, complètement desséché en cet endroit. Au contraire, il y avait là beaucoup de lait de chèvre. Comme je l’ai dit, la large vallée de l’oued Draa et les terrains environnants servent de pâturages aux troupeaux de moutons et de chèvres ; on cultive des champs d’orge sur les points favorables. Plusieurs tribus ont des droits sur ces terres : non seulement les Maribda, mais aussi leurs voisins les Aït Brahmin, ainsi que les gens de l’oued Noun, y font paître leurs troupeaux ; on peut aisément s’imaginer qu’il arrive souvent des querelles entre ces bergers, surtout à l’occasion de vols d’animaux. Même pendant la nuit ils placent des sentinelles, et l’arrivée d’un ou de plusieurs hommes est toujours annoncée par des coups de feu d’une sentinelle à l’autre.

Le cheikh Ali est encore occupé à rentrer ses orges ; il passe d’ordinaire ses journées aux champs, mais il vient nous rejoindre le soir sous notre tente et y demeure la nuit. A Tizgui il était chaque jour notre hôte à table, tandis qu’ici il nous envoie de la viande et du lait en abondance. Nous recevons également des visites du voisinage ; le bruit de mon arrivée s’est répandu très vite. Le 19 avril apparurent deux coquins, à mine patibulaire, de la tribu berbère universellement redoutée des Aït Tatta ; nous leur offrîmes quelques tasses de thé, et même un peu de sucre, de thé et de bougies. Ils en furent très satisfaits et nous déclarèrent qu’ils ne nous surprendraient pas et nous pilleraient encore moins. Ils avaient entendu dire qu’un chérif et un Chrétien étaient en route pour Tendouf et portaient avec eux des masses d’or ; maintenant, ajoutèrent-ils, ils étaient persuadés que notre richesse en or était fort maigre, et, comme d’ailleurs nous étions les hôtes du cheikh Ali, ils nous laisseraient continuer tranquillement notre route. Les Aït Tatta jouissent, s’il est possible, d’une réputation encore plus déplorable que les Howara, et ils entreprennent des courses folles à travers le désert pour surprendre les caravanes.

Ici on est très fréquemment mis en émoi par les coups de feu des bergers, qui, de leurs postes d’observation, aperçoivent de très loin tout arrivant. On entend souvent également des bruits de querelles ou de discussions, et, si le cheikh Ali n’avait pas toujours été dans notre voisinage, nous aurions trouvé la situation fort incommode. Le cheikh, ainsi qu’un pauvre taleb qui fait toutes ses lettres, puisqu’il ne sait ni lire ni écrire, se rendent dans nos tentes aussitôt que leurs affaires le leur permettent, et soupent tous les soirs avec nous.

Par contre, nous sommes toujours dans l’incertitude au sujet des intentions du cheikh : tantôt il semble qu’il va renvoyer des chameaux à Tizgui, pour y chercher des marchandises, tantôt il ne peut plus partir avec nous. Les chameaux me causent mille ennuis. A Tizgui j’avais dû en faire abattre un, car il allait mourir, j’en fis du moins vendre la viande et j’en tirai près de 15 douros. Ici je m’aperçus qu’un autre chameau portait une blessure ouverte très étendue, et que j’avais à en redouter la perte. J’eus à cette occasion avec Hadj Ali une scène extrêmement vive, dans laquelle il affecta de se croire insulté. Cette comédie alla même si loin qu’il prétendit vouloir se tuer. Il m’écrivit une lettre d’adieu, prit ostensiblement un revolver et s’éloigna. Cette fausse sortie ne m’en imposa pas le moins du monde, comme il était naturel : je le laissai partir, et mes serviteurs le ramenèrent bientôt. Hadj Ali aurait beaucoup donné pour que mon voyage n’eût pas lieu. Plus le jour du départ approchait, plus sa terreur au sujet de contrées inconnues augmentait.

Le 21 avril je me sentis fort mal, par suite de la chaleur et de la mauvaise eau ; les essaims de mouches qui bourdonnaient autour de nous étaient une autre plaie fort désagréable ; Hadj Ali se trouvait aussi très mal, de sorte que nous souhaitions avidement de pouvoir partir, d’autant plus que la contrée ne semblait pas sûre : les vols de bestiaux et les rixes qui en étaient la conséquence arrivaient fréquemment ; même des gens du groupe d’oasis de Tekna, placé au sud de l’oued Noun, viennent jusqu’ici faire paître leurs troupeaux ou pour voler du bétail.

J’avais depuis longtemps songé à ces oasis pour en faire à l’occasion le point de départ de mon voyage vers Timbouctou, au cas où je ne pourrais réussir à partir d’ici. La population paraît, il est vrai, y être un peu pillarde, mais il est possible de solliciter l’appui d’un chérif influent.

Il fait toujours très chaud, et, l’après-midi, nous avons constamment près de 30 degrés centigrades ; le séjour sous les tentes étant désagréable, nous sommes obligés de rechercher l’abri des buissons ; là du moins on a l’avantage d’être exposé aux vents frais, qui soufflent sans cesse depuis notre arrivée.

Le 23 avril, le bruit se répandit que des messagers de Sidi Housséin étaient arrivés avec des lettres pour le cheikh Ali ; parmi eux était l’homme qui nous avait accompagnés, en quittant Ilerh, pendant peu de temps et avait réclamé pour cela un prix très exagéré. Hadj Ali, dont le malaise s’était accru subitement, me raconta que Sidi Housséin avait adressé à notre ami le cheikh une lettre l’invitant à nous conduire à quelque distance dans le désert et à nous y faire disparaître : le butin serait alors partagé. Si le cheikh avait des scrupules, il pouvait du moins nous défendre d’aller plus loin et me faire ramener à Ilerh. Tout d’abord je ne voulus pas croire à ces nouvelles ; je m’imaginais que c’était simplement une manœuvre de Hadj Ali pour me faire peur et m’entraîner à l’abandon de mes projets. Mais, le jour suivant, le cheikh lui-même confirma l’arrivée d’une lettre semblable ; il ajouta aussitôt qu’il ne répondrait même pas à de pareilles insinuations et se bornerait à renvoyer leurs porteurs sans autre forme ; je pouvais être absolument tranquille : aussi loin que s’étendait son influence, rien n’arriverait ni à mes gens ni à moi.

C’était un fort méchant tour de Sidi Housséin. Comme il possédait mon attestation écrite prouvant que j’avais trouvé protection dans son pays, il pouvait attendre tranquillement les réclamations du sultan du Maroc et repousser toute responsabilité. Je suis convaincu que Sidi Housséin avait envoyé après nous en secret des coupeurs de route, pour nous anéantir au delà des frontières de son pays ; nous ne devions qu’à la circonstance de ma rencontre avec les gens du cheikh d’avoir pu échapper à une surprise. Maintenant Sidi Housséin cherchait à exécuter avec l’aide du cheikh Ali son plan longuement prémédité. Ce dernier se comporta honnêtement : il lui eût été facile de me forcer à renoncer à mon voyage et à revenir, en faisant usage de son influence pour déterminer mes guides et mes serviteurs à refuser de m’accompagner ; je n’aurais pu rien faire contre cette éventualité.

En outre il était de l’intérêt du cheikh de suivre les conseils de Sidi Housséin. Le cheikh est en relations commerciales assez fréquentes avec Mogador, et ses caravanes traversent d’ordinaire le pays de Sidi-Hécham. Même cette circonstance ne put le faire chanceler dans sa résolution ; il renvoya les messagers sans réponse et déclara qu’il partirait avec moi pour Tendouf dès que ses travaux des champs seraient terminés, et que là il s’occuperait de me faire continuer mon voyage. C’était pour moi un résultat fort désiré, et j’étais tellement convaincu que le cheikh Ali tiendrait complètement ses promesses, que je ne prêtai pas la moindre attention aux soupçons mesquins de mes gens, que le manque de foi de Sidi Housséin avait jetés dans l’anxiété et la terreur.

Vers la fin de notre séjour, nous eûmes le soir un vent d’ouest très froid et peu agréable, tandis que pendant le jour il y avait plus de 30 degrés de chaleur. On comptait sur le retour prochain de la grande caravane de Timbouctou, Kafla el-Kebir, qui va chaque année de Tendouf au Soudan et qui a été plusieurs fois pillée dans ces dernières années. Le cheikh Ali attendait des nouvelles d’un parent vivant là-bas et qui s’occupait de ses affaires ; de ces nouvelles dépendrait le voyage du cheikh lui-même à Timbouctou.

Le 27 avril, les premiers avant-coureurs de la grande caravane arrivèrent, annonçant qu’elle avait passé le désert sans danger. Elle se dissout à Tendouf, et ses membres se dispersent dans toutes les directions, pour se réunir de nouveau l’année suivante.

Mes gens, et surtout Hadj Ali, s’abandonnent à un sort inévitable ; ils voient que rien ne me détournera de mon voyage, même le motif, sérieux par lui-même, qu’il fait déjà trop chaud pour traverser le désert ; c’est ainsi que nous nous préparons à quitter l’oued Draa, le 28 avril 1880.

Mon troupeau de chameaux est complet aujourd’hui, et se compose de neuf bêtes ; à la place de l’animal tué à Tizgui, j’en ai acheté du cheikh un nouveau, grand et vigoureux animal, payé 40 douros ; j’ai échangé le petit chameau de Marrakech pour un autre, qui a déjà fait le voyage du désert ; j’ai troqué de même le cheval de Hadj Ali contre un chameau. Le cheikh envoie avec nous à Tendouf un certain nombre de chameaux chargés, et, comme il nous accompagne, nous n’avons absolument rien à craindre pendant ce trajet.

Nous faisons ce jour-là une courte marche de quelques heures, en remontant l’oued Draa. La vallée est très large, et couverte de pâturages, de champs d’orge ; il y a même quelques maisons. Des bancs nettement déterminés de schiste argileux, presque verticaux et dirigés parallèlement au système de l’Atlas, se montrent sur différents points ; les thuyas ne sont pas rares, et le sol est un peu moins sablonneux qu’autour de notre bivouac. Mais nous cherchons de l’eau inutilement ; les bergers, pour abreuver leurs troupeaux, ont creusé des puits en certains endroits et utilisé des cavités naturelles, où l’eau se rassemble à certaines époques. Dans la partie supérieure de l’oued Draa, ce fleuve a de l’eau, mais il en descend très peu, car presque tout est employé à l’agriculture.

Dans les berges verticales on voit de petites cavernes creusées de place en place par les bergers et où ils passent la nuit ; en outre, comme je l’ai dit, ils ont des maisons d’argile.

Le soir nous apprenons de nouveau que Sidi Housséin a envoyé des messagers à Tekna, pour nous y faire arrêter. J’avais peut-être un jour laissé échapper le nom de Tekna, et, pour travailler plus sûrement à notre perte, Sidi Housséin avait probablement agi auprès des habitants de cette ville, en les invitant à coopérer à notre disparition. Comme les gens de Tekna sont également d’effrontés pillards, il n’est pas invraisemblable qu’ils envoient une quantité de cavaliers à notre recherche dès qu’ils apprendront notre départ de Tendouf. Cette nouvelle agit encore d’une façon très fâcheuse sur mon pauvre Hadj Ali, qui se trouve à regret dans cette situation. Le soir nous avons de nouveau un violent vent d’ouest, avec 20 degrés seulement.

Le matin du 29 avril, chacun était debout dès quatre heures, mais il en était sept avant que nous nous missions en route ; nous avions vingt chameaux à charger, ce qui n’est pas un petit travail. Ce jour-là, le chemin remontait tout droit vers l’est la vallée de l’oued Draa, que nous traversâmes obliquement ; le caractère du pays restait le même : des champs d’orge et des pâturages entre des endroits sablonneux et stériles, quelques thuyas, des argans isolés, quoique nous eussions déjà dépassé la limite sud de leur zone d’extension, et une herbe maigre.

En un point nommé Oum el-Achar nous remontâmes la berge escarpée du Draa et nous nous trouvâmes sur sa rive gauche. Devant nous se dressait une chaîne de montagnes peu élevée, à crête dentelée, que nous devions franchir : je trouvai là, au bivouac, du calcaire, qui s’étend au loin vers le sud, et du grès, moins abondant ; ces roches étaient remplies de fossiles paléozoïques, et surtout de crinoïdes et de brachiopodes. Mais il me fallut être fort prudent en ramassant ces fossiles, pour ne pas éveiller la méfiance ; les gens qui m’entouraient n’en connaissaient pas la valeur, et ils auraient cru à de la sorcellerie en me voyant recueillir des pierres ; la pensée de l’or eût été naturellement la première à leur venir.

Un petit oued desséché vient du sud et se jette dans l’oued Draa auprès de notre bivouac, après avoir traversé la chaîne bordière dont j’ai parlé. La marche du jour n’a duré qu’environ quatre heures, et vers midi nous nous arrêtons déjà pour faire reposer nos chameaux et dresser nos tentes.

Nous avons quitté là l’oued Draa, la rivière la plus importante du nord-ouest de l’Afrique jusqu’au Sénégal, en raison de la longueur de son cours, de la largeur et de la profondeur de son lit ; mais il roule rarement de l’eau.

Ses sources sont dans les plus hautes régions de l’Atlas ; de ce point la rivière prend d’abord une direction presque nord-sud ; puis, à l’oasis d’Adouafil, elle se détourne directement à l’ouest et atteint enfin l’Atlantique, après avoir conservé en général la direction de l’ouest-sud-ouest, et après un cours de plus de 1100 kilomètres.

Sous le nom de pays d’oued Draa on distingue particulièrement les groupes d’oasis qui se sont formées dans la partie supérieure de la rivière avant qu’elle ait pris la direction de l’ouest. La rivière y est toujours abondante, car elle est alimentée par les sommets neigeux de l’Atlas central. Aussi trouve-t-on dans son voisinage une foule d’oasis florissantes, où poussent en abondance des légumes, des fruits et des grains de toute nature, et surtout d’excellentes dattes. Mais c’est là aussi que l’eau vivifiante est utilisée et répartie en canaux d’irrigation sans nombre, de sorte qu’il y en a peu pour le cours moyen, et qu’il n’en reste plus pour le cours inférieur. Il y a des années pendant lesquelles un faible courant d’eau atteint réellement la mer, durant peu de temps ; mais celles où le cours inférieur, que nous avions traversé, est à sec, doivent être les plus nombreuses. Il ne reste alors d’autre eau dans le lit de la rivière que celle provenant des pluies locales. Pourtant un peu d’eau doit toujours couler au travers des sables du lit, car autrement les mares et les puits seraient bientôt à sec, et les pâturages, ainsi que les champs d’orge, ne pourraient subsister.

Non loin du point où l’oued Draa s’incline vers l’ouest presque sous un angle droit, il s’élargit de manière à former un lac, l’el-Debaïa, qui n’est complètement rempli d’eau que pendant les années humides : cette inondation ne dure ordinairement que peu de temps, car le sol est employé à la culture des céréales.

Le lit du Draa est une vallée d’érosion très large et très profonde, qu’il s’est creusée dans les couches paléozoïques dont se compose la lisière nord du Sahara occidental ; la pente n’a d’importance que dans le cours supérieur ; au contraire, au-dessous de sa courbure, le courant est très lent, comme il est naturel, puisque l’eau coule à travers un plateau généralement uni et montrant peu d’ondulations.

Les bords de cette vallée, qui atteint parfois plus de 2000 mètres de large, ressemblent à des chaînes de montagnes ; la force d’érosion a été ici extrêmement puissante, comme on le voit encore par les berges verticales, brutalement déchirées et découpées.

On prétend que le Draa avait encore un cours permanent dans les temps historiques ; d’anciens écrivains rapportent que les hippopotames et les crocodiles y abondaient, et que les éléphants vivaient dans ces contrées. Les pétroglyphes dont j’ai parlé et qui se trouvent près de l’oued Draa renferment beaucoup d’éléphants et d’hippopotames ; ce qui peut être regardé comme une preuve de ces assertions.

Gerhard Rohlfs, auquel nous devons tant pour la connaissance du nord de l’Afrique, fut aussi le premier Européen instruit qui visita, en 1862, le groupe des oasis du Draa, au pays dit de l’oued Draa. Ces oasis se divisent du nord au sud en cinq provinces, dont la plus méridionale, Ktaoua, est la plus importante. Tout le groupe appartient nominalement au sultanat du Maroc, aussi bien que le Touat, mais le sultan n’y a aucune influence ; chaque localité s’administre elle-même, et il n’est pas question de chef suprême commun. Le sultan y envoie, il est vrai, de temps en temps, un fonctionnaire, qui habite dans le district central de Ternetta, mais cela n’est que pour la forme ; les Draoui[2] ne livrent au sultan ni présents ni impôts.

Le bourg des Beni Sbih, au sud de Ktaoua, est le plus considérable pour le nombre d’habitants ; mais la ville la plus importante est Tamagrout, car il s’y trouve une grande zaouia, siège d’une importante confrérie religieuse.

Le plus grand nombre des habitants des oasis de l’oued Draa sont des Chelouh, et, comme tels, ils sont fort peu disposés à accepter l’autorité du sultan ; ils appartiennent surtout à la tribu des Aït Tatta, qui ne le cèdent pas en mauvaise réputation aux Howara, ainsi que je l’ai déjà dit. Ils considèrent la région du Draa comme leur terrain de chasse, mais vont assez souvent au sud jusque dans le désert, pour piller les caravanes.

Il existe aussi dans ces oasis une population arabe dont une grande partie appartient à des familles de chourafa, de même qu’au Tafilalet ; en outre, la tribu arabe des Beni Mouhammed y est dispersée en nombreuses petites communautés, qui ont conservé la coutume arabe d’habiter dans des villages de tentes, tandis que presque partout les Berbères logent dans de grandes maisons d’argile.

Il y a un grand nombre de Nègres esclaves ; les Juifs sont tolérés dans les localités importantes, où ils n’ont pas à souffrir les mêmes vexations qu’au Maroc. Ils sont surtout artisans : menuisiers, tailleurs, cordonniers, ouvriers en métaux, etc., et se sont rendus en quelque sorte indispensables aux Draoui.

Le groupe d’oasis de l’oued Draa est fort peuplé ; le nombre de ses habitants est évalué à plus de 200000 ; ils font avec Timbouctou et le Soudan un commerce qui n’est pas sans importance ; en outre la culture des dattes et des légumes y est très florissante. Avec celles du Tafilalet, les dattes de l’oued Draa sont réputées au Maroc pour les meilleures et sont exportées en grande quantité.

On raconte qu’une particularité botanique s’y rencontre dans la plus belle et la plus grande des provinces, Ktaoua : une partie très importante du sol arable est si bien couverte d’une plante, la réglisse (Glycyrrhiza), qu’on ne peut l’en faire disparaître. Le grain cultivé ne suffit pas pour la population, qui est fort dense, et l’on doit en importer du dehors.

Le matin suivant, nous continuons vers le sud et franchissons par des zigzags la chaîne de hauteurs pierreuses et escarpées, ce qui est très fatigant pour les chameaux. Puis nous arrivons dans une plaine semée de pierres et d’acacias ou de thuyas isolés. Elle était couverte de fossiles roulés et polis qui s’étaient détachés du sous-sol rocheux. Il nous fallut alors tourner toute une série de petites montagnes, se succédant en forme de coulisses ; dans l’intervalle de ces rochers presque verticaux une large vallée décrivait de nombreuses courbes.

Nous avions encore un violent vent d’ouest, de sorte que la chaleur ne semblait pas particulièrement pénible. Ce jour-là nous nous arrêtâmes de nouveau vers midi, autant pour ménager nos chameaux dans ce terrain rocheux, que pour attendre le cheikh Ali, resté un peu en arrière. D’après ce qu’il nous a dit, il est maintenant certain qu’il ira avec nous à Tendouf et qu’il nous donnera un guide pour le voyage ultérieur ; aucun de ses fils ou de ses neveux ne nous accompagnera.

Le jour suivant, 1er mai, nous faisons encore une courte marche de trois heures, qui nous mène à un nouvel oued, le Merkala, uni plus tard au Draa. Nous demeurons sur la rive nord, où le sable s’est amoncelé en une ligne de dunes ; en cet endroit il se trouve un puits, où nous faisons des provisions d’eau pour notre route jusqu’à Tendouf. Les acacias et les tamaris apparaissent, mais il n’y a aucune créature animée. Tout le pays entre l’oued Draa et l’oued Merkala porte le nom d’el-Bdana.

Pendant la nuit du 1er au 2 mai la pluie tombe par un vent très froid ; le matin suivant, de bonne heure, le ciel est encore très couvert et nous n’avons que 6 degrés ; nous nous sentons très mal à l’aise et tremblons de froid ; aussi attendons-nous toute la journée le retour d’une température plus clémente.

Les formes d’érosion des montagnes isolées et des crêtes que nous avions traversées le jour précédent sont fort originales. Le rocher forme de longues assises, à angles très nets, ressemblant à des murs, d’où surgissent des contreforts en forme de tours, avec des murs tombant verticalement ; de loin on croit voir de vieux châteaux forts entourés de murailles et de tours.

Formes d’érosion du plateau d’el-Bdana.

J’ai pu dessiner les contours de quelques-unes de ces chaînes de hauteurs.

L’oued Merkala découpe profondément le plateau d’el-Bdana et met à nu les couches les plus basses du sol ; un profil du nord au sud aurait la forme représentée à la page suivante.

La différence de niveau entre la hamada et les points les plus profonds de l’oued Merkala est importante et s’élève à environ 120 mètres.

Les parties indiquées par la lettre a sur le profil suivant consistent en marne légère, molle, sablonneuse et calcaire, disposée horizontalement et appartenant à une formation géologique très récente. Elle couvre la lisière nord du désert en épaisses couches de même hauteur, qui ont été entraînées en grande partie par l’action de l’atmosphère et des eaux ; quelques restes de cette formation sédimentaire, les plus résistants, sont demeurés intacts ; ce sont eux qui montrent des formes d’érosion aussi particulières.

Si l’on descend dans l’oued Merkala, on trouve au-dessous de ces formations, probablement néo-tertiaires ou encore plus récentes, les schistes foncés et les calcaires qui s’inclinent ici faiblement vers le sud. Ils appartiennent à l’âge paléozoïque et renferment, avec des fossiles, des dépôts de ces petits cailloux roulés qui couvrent le sol en masses immenses, surtout dans les vastes plaines nommées es-serir.

Profil à travers la hamada et l’oued Merkala.

a, marne blanche sablonneuse, à couches horizontales ; b, schistes foncés et calcaires paléozoïques faiblement inclinés ; c, dunes de sable.

Le 3 mai nous marchons directement vers le sud ; nous quittons la plaine de l’oued Merkala afin de nous élever sur le plateau ; c’est une marche pénible pour les chameaux, sur un sol escarpé. C’est là que les Arabes font commencer la hamada, c’est-à-dire le désert de pierres. La hamada ne produit ici, en aucune façon, l’impression de tristesse qu’on se figure d’ordinaire ; c’est une plaine infinie, unie comme un miroir, mais couverte d’une mince couche de terre sur laquelle sont étalés des milliards de petits cailloux ronds appartenant aux diverses variétés de quartz, silex commun, silex pyromaque, quartz opalin, agate, etc. ; cette plaine est aussi fréquemment nommée es-serir. Il y pousse beaucoup de fourrage à chameaux ; des végétaux divers, des fleurs et même des acacias y sont nombreux. On y trouve également un arbuste donnant de petites baies noires qui sont, dit-on, fort bonnes contre les maux d’estomac ; les Arabes mâchent des fragments de son bois pour entretenir la propreté de leurs dents. Cette coutume d’employer certaines espèces de bois à l’entretien de la bouche existe aussi chez beaucoup de peuplades nègres de l’Afrique tropicale.

Dans cette partie de la hamada on pourrait presque semer de l’orge, et, si l’on creusait des puits, il serait possible d’y développer une oasis. Le pays est d’ailleurs habité, en ce sens qu’on y voit de nombreux troupeaux de gazelles ; il est vrai qu’elles ne s’approchent pas à portée de fusil.

Il y a ici également de nombreux chacals. Amhamid, le serviteur du cheikh Ali, était très adroit à s’emparer de ces animaux : il savait découvrir les trous où ils vivaient ; et un soir, après une courte absence, il nous en apporta trois vivants. Les Arabes les mangèrent, suivant leur habitude, et j’en goûtai. Nous les avions fait rôtir avec du beurre ; je dois constater que leur chair ainsi préparée n’a rien de répugnant.

Le 4 mai au matin, nous repartîmes vers le sud-est et nous fîmes halte vers deux heures, pour établir notre bivouac dans une contrée couverte de plantes fourragères. La hamada conservait le même caractère : c’était une plaine immense, très unie, couverte tantôt de petits cailloux roulés, tantôt de grosses roches polies par les eaux, tantôt enfin d’acacias, de Sempervivum en grosses touffes épaisses, ainsi que des plantes à chameau ordinaires. Tout le jour il souffla un vent violent et froid, et, quand nous atteignîmes le lieu choisi pour le bivouac, il tombait une violente averse. Je ne m’étais jamais représenté la hamada ainsi, et je n’avais jamais cru non plus que j’aurais à m’y garantir de la pluie sous une tente. Cependant cette averse nous était agréable, car la chaleur s’était accrue de nouveau fortement pendant les derniers jours.

L’un de mes hommes trouva ce jour-là un de ces lézards qui atteignent jusqu’à trois pieds de long et vivent dans des trous ; l’homme le poursuivit, quoiqu’il courût extrêmement vite, jusqu’à son terrier, où il disparut ; mais notre compagnon creusa si longtemps qu’il réussit à l’atteindre. Ce fut de nouveau pour ma troupe un changement de menu fort apprécié, car l’animal fut rôti tout aussitôt. J’en goûtai également : sa chair, molle et très blanche, a un goût de poisson et n’est pas le moins du monde répugnante ou désagréable. Nous voyions souvent ramper sur le sable de petits serpents ou des vipères : les Arabes les redoutent, et les nôtres les tuaient à coups de pierre ou de bâton. Il se trouvait également en cet endroit de nombreux fragments de fossiles paléozoïques dispersés entre les cailloux ; sous prétexte que le chameau me fatiguait trop, j’allais souvent à pied pour en ramasser quelques-uns ; du reste, je ne pouvais noter la direction du chemin et la durée de la marche qu’à l’aide de la boussole et du chronomètre.

Le 5 mai nous partions de grand matin pour atteindre notre but, Tendouf, au bout de six heures. Le chemin conduisait comme auparavant vers le sud-est, à travers l’uniforme hamada. La plus grande partie de cette plaine était stérile, cependant on trouvait, par places, des acacias et des plantes à chameau ; la répartition de ces végétaux est fort irrégulière et ils sont épars en petits groupes sur toute la vaste étendue pierreuse. Peu avant Tendouf, le terrain changea un peu : une chaîne de collines moins hautes apparut, consistant en roches molles, blanchâtres et marneuses. Du sommet nous vîmes devant nous la petite ville de Tendouf, véritable oasis au milieu des déserts avec ses grandes maisons carrées et ses jardins de palmiers.

Nous avions mis un laps de temps peu ordinaire, huit journées, pour atteindre la ville, en partant de l’oued Draa ; on peut très bien faire le chemin de Tizgui à Tendouf en cinq jours. Mais les Arabes préfèrent voyager lentement, afin de ménager leurs chameaux. Grâce à l’heureux avantage de ne pas connaître le prix du temps, ils restent assis sur leurs animaux avec une tranquillité enviable et une satisfaction visible, ne s’inquiétant point de savoir s’ils marchent vite ou lentement ; ils ne connaissent pas l’emploi du temps, mortel pour les nerfs, que la civilisation moderne réclame de l’homme dans son combat pour l’existence. Rien n’est plus contraire aux idées arabes que la précipitation ou le besoin continuel d’action. L’Européen est par trop impatient, et c’est ainsi que s’expliquent les mécomptes de tant de voyageurs. On peut beaucoup avec de la tranquillité et de la patience ; dans les voyages d’exploration à l’intérieur de l’Afrique celle-ci est plus importante que l’argent.

Jusqu’ici aucun Européen n’ayant visité Tendouf, c’est donc avec un sentiment de satisfaction que j’aperçois de la colline les maisons de la ville et les gens qui viennent au-devant de nous. Hadj Ali est également plus tranquille ; il a vu que l’on peut voyager dans le désert sans être tué par les brigands ou sans souffrir de la soif.

Tendouf. — Le cheikh Ali était allé devant pour annoncer notre arrivée et pour y préparer en quelque sorte la population. Il avait également cherché une grande maison où nous pussions trouver un logement commode et agréable.

La population, très foncée de peau, vient bruyamment au-devant de nous ; tous ces gens sont heureux de l’arrivée du cheikh Ali, qu’ils respectent hautement, et se montrent curieux au plus haut point de voir les étrangers qui arrivent. Quelques cris de el-kafirou (l’infidèle) se font entendre, mais la présence du cheikh prévient toute démonstration hostile.

Le chérif, Arabe très fin, est un des personnages importants du lieu ; il a avec Hadj Ali une longue conférence. Il s’agissait de lui prouver que mon interprète était réellement un parent d’Abd el-Kader, dont le nom est ici en grande renommée ; le chérif avait jadis lui-même connu le vieil émir et était ainsi au courant d’une foule de particularités sur son sujet et son entourage. Ainsi que je l’ai dit déjà plusieurs fois, Hadj Ali avait sur lui un vieux diplôme, d’après lequel il tenait un haut rang dans la confrérie religieuse d’Abd el-Kader Djilali. Le chef-lieu de cette secte importante est Bagdad. Je n’avais pas recherché la provenance de ce document, et m’en étais tenu à la constatation de ce fait, qu’il attirait le respect de tous envers Hadj Ali. A Taroudant il avait reconnu une foule de gens comme membres de cette confrérie : j’ignore s’il en avait le droit ; il avait même gagné à sa cause le chérif du lieu. Ce dernier était enchanté de lui et l’avait même invité à se fixer à Taroudant et à épouser sa propre sœur.

A Tendouf également, Hadj Ali réussit à convaincre le chérif et les notables de l’endroit qu’il était un personnage de haute influence. La population fut de même gagnée à cette persuasion, et quoique, dès les premiers jours, elle m’eût reconnu pour un Chrétien, elle ne se permit pas la moindre injure à mon égard. Il faut ajouter que, si Hadj Ali se vante constamment de sa qualité de chérif, la famille d’Abd el-Kader n’est pourtant pas chérifienne ; Abd el-Kader lui-même était un simple marabout. Comme on le sait, les chourafa descendent directement de Mahomet ; c’est une sorte de noblesse héréditaire et ecclésiastique ; par marabout, au contraire, on entend un homme remarquable par sa piété et sa science.

Hadj Ali, qui était très versé dans les discussions théologiques, avait réussi partout à se faire passer pour ce qu’il souhaitait : je n’avais que des avantages à ce jeu.

Comme dans chaque endroit, il se trouve à Tendouf un homme qui cherche à s’introduire chez nous en nous rendant toutes sortes de petits services. A Tizgui c’était Sidi Mouhamed, le soldat marocain déserteur, que j’avais engagé à mon service ; à Tendouf nous trouvâmes un Tunisien, Hadj Hassan, qui sut se rendre indispensable.

C’était un homme d’un caractère aventureux, et qui avait longtemps couru le monde ; il avait passé de longues années sur les bateaux des Messageries maritimes, et même voyagé une fois jusqu’au cap de Bonne-Espérance. Puis il s’était fait bachi-bouzouk pendant la guerre turco-russe, et avait, je crois, servi en Arménie. Après la guerre il fut licencié, revint à Tunis et commença de là ses pérégrinations, qu’il poussa jusqu’à Tendouf. Il voulait visiter le tombeau d’un saint pour y prier ; pendant ses voyages il avait été complètement dépouillé à diverses reprises, et pour la dernière fois dans l’oued Draa par des gens des Aït Tatta. Quoique Hassan, en dehors de l’arabe et du turc, parlât aussi l’italien, l’anglais et le français (cette dernière langue fort bien), et qu’il eût beaucoup fréquenté les Européens, j’ai vu rarement un Arabe aussi fanatique et aussi strict que cet homme ; aucun ne disait ses prières avec la même ponctualité que lui. Il s’offrit à voyager avec moi pour tout le reste de mon expédition, y compris le voyage de Timbouctou au Sénégal. Il voulait s’y fixer, espérait-il, soit comme tirailleur indigène, soit comme négociant. C’était un homme très adroit, sachant se rendre fort utile et surtout excellent cuisinier ; malheureusement son caractère était très violent.

Le cheikh Ali et le chérif de Tendouf s’occupèrent avec tout le zèle possible des préparatifs du voyage au désert ; je reviendrai plus tard sur ces détails. Il était sûr alors que ni le cheikh ni aucun de ses parents ne voyageraient avec nous. Nos amis nous amenèrent un vieillard et nous le présentèrent comme le guide le meilleur et le plus expérimenté : il avait certainement fait déjà une cinquantaine de fois le voyage de Tendouf à Araouan ou à Timbouctou, et souvent tout seul, comme messager ! Mes deux interprètes trouvèrent que c’était chose grave que de prendre pour guide un homme si vieux, car il pouvait mourir en route ; cette idée méritait certainement d’être prise en considération ; mais je n’avais pas assez d’argent pour payer un deuxième guide, et nos amis de Tendouf nous assuraient que nous pouvions entreprendre ce voyage en toute sécurité.

Le prix que demandait Mohammed était si élevé, que j’hésitai à le prendre ; finalement il le baissa à 47 mitkals d’or (1 mitkal valant à peu près 12 francs) ; une partie devait être payée d’avance, et le reste à Araouan. Nous devions prendre des guides du pays dans cette dernière ville ; on me conseilla aussi d’y vendre les chameaux et d’y louer simplement des animaux de charge jusqu’à Timbouctou.

Tendouf est une petite ville qui s’étend en longueur de l’est à l’ouest. Ses 100 à 150 maisons, isolées et formant de grands carrés entourés de murs, sont construites en une argile très dure. Elles n’ont presque toutes qu’un rez-de-chaussée, et la plupart des pièces, qui sont grandes et belles, donnent sur la cour, dont le sol consiste en argile battue et mélangée de petites pierres. Les maisons sont dispersées irrégulièrement, ne formant pas de véritables rues ; une mosquée à tour quadrangulaire domine le tout. Il y a également ici le tombeau d’un saint ; ce monument est bâti sur le modèle de ceux du Maroc, avec la petite coupole habituelle.

A l’endroit le plus bas de la ville se trouve une source, entourée d’un grand nombre de dattiers et de jardins maraîchers. Cet ensemble produit une impression agréable et proprette.

Tendouf, qui date à peine de trente années, est une ville ouverte, et sa fondation fait grand honneur au cheikh Ali : c’est de là que vient la considération dont il jouit ; c’est lui aussi qui a dirigé le premier les caravanes de Tendouf à Tizgui par l’oued Draa. Tendouf est surtout établie en vue de la circulation des caravanes vers Timbouctou, de manière à servir de point de départ commun aux tribus environnantes ; sa position entre les groupes d’oasis de l’oued Draa et les petits États de l’oued Noun et de Sidi-Hécham est fort bien choisie.

Un peu à l’est de la ville est une petite rivière, l’oued Haouwera, qui roule généralement un peu d’eau et se jette dans l’oued Merkala. C’est là que sont les douars des Maribda et des Tazzerkant, qui y font paître leurs troupeaux de chameaux, de moutons et de chèvres. On dit que dans le voisinage se trouvent aussi des étangs salés.

Les habitants de Tendouf appartiennent en grande majorité à la tribu des Tazzerkant, ou Tadjakant, et sont d’origine berbère, ainsi que ce nom l’indique. Ils se vêtent des cotonnades bleues en usage ici ; mais ils surprennent au premier aspect par leurs cheveux longs et épais, tandis que les Arabes et les Chelouh que j’avais vus jusque-là ont l’habitude de les couper courts ou même de les raser. Les femmes, en partie Négresses, sont également vêtues de larges vêtements bleus, qui enveloppent tout le corps ; en outre elles portent des pantoufles de cuir, ordinairement rouges. Leur visage n’est pas voilé comme au Maroc. Je n’ai vu à Tendouf que peu de femmes ; c’étaient presque toutes des Négresses.

Il faut considérer le cheikh Ali de Maribda comme le souverain de l’endroit ; c’est lui qui dirige le commerce des Tazzerkant avec le Soudan. Ce commerce est de grande importance ; ils vont d’un côté jusqu’au Maroc et jusqu’à l’Algérie pour y acheter surtout des grains et des dattes, puis du tabac, de la poudre, des cotonnades, du goudron, etc. ; de l’autre, ils conduisent une partie de ces objets à Araouan et à Timbouctou, pour en rapporter les produits du Soudan, et surtout des plumes d’autruche et des esclaves, ainsi qu’un peu d’or et d’ivoire. Les habitants de Tendouf dépendent, au point de vue des céréales, des pays voisins, car l’oasis est beaucoup trop petite pour qu’il puisse y avoir des champs ; on n’y cultive avec les palmiers que quelques légumes sans importance.

Une fois par an, les Tazzerkant se rassemblent pour un voyage en commun à Timbouctou ; Kafla el-Kebir (la grande caravane) compte souvent plusieurs milliers de chameaux et quelques centaines de conducteurs. Cependant elle a été pillée à diverses reprises dans le cours des dernières années. Ordinairement elle part de Tendouf en décembre ou en janvier et retourne en mai ou juin ; la valeur des marchandises qu’elle emporte dépasse, dit-on, 750000 francs ; ce chiffre me semble beaucoup trop élevé, car les affaires avec Timbouctou ont diminué dans ces derniers temps.

TOME II, p. 38.

OASIS DE TENDOUF.

Quand je quittai le Maroc quelques mois auparavant, pour tenter un voyage à Timbouctou, mon intention était de me joindre à une caravane ; je ne croyais pas qu’il fût possible de traverser le Sahara seul avec quelques serviteurs. Or, l’époque vers laquelle les grandes caravanes se mettent en route étant passée, il me restait soit à attendre huit ou neuf mois, éventualité que le cheikh Ali discuta sérieusement, soit à partir seul. Le cheikh Ali se serait peut-être décidé à m’accompagner, ou du moins à me donner un de ses neveux, s’il avait reconnu qu’il en pût tirer un gain quelconque. Quand il vit que je n’avais avec moi ni beaucoup de marchandises, ni beaucoup d’or, il se contenta de me faciliter le voyage le mieux possible. Les préparatifs pour l’expédition projetée étaient multiples, et il peut y avoir intérêt pour mes successeurs possibles à donner ici quelques détails à ce sujet.

Quoique le Sahara commence déjà au pied du versant sud de l’Atlas, je ne fais compter qu’à partir de Tendouf le véritable voyage dans le désert ; en effet, de cette dernière ville on peut gagner en un temps relativement court une suite de groupes d’oasis et de contrées fort peuplées, comme l’oued Draa, le Tafilalet, ou même directement le Touat, tandis que vers le sud il faut voyager pendant des semaines et des mois pour arriver de nouveau parmi des hommes.

Il vaut mieux certainement prendre pour point de départ Tendouf, plutôt que le Touat, l’oued Draa ou Tekna à l’ouest : dans la population de Tendouf il y a beaucoup moins d’intolérance religieuse que de goût pour la spéculation et le commerce ; ce goût dirige complètement ses idées et sa manière d’agir, de sorte qu’avec un emploi approprié de son argent on peut parvenir à bien des choses chez elle.

J’avais songé à diverses reprises au groupe d’oasis de Tekna, au sud de l’oued Noun, et cet endroit m’avait paru, à un certain moment, devoir être le point de départ de mon voyage dans le désert, quoique, au début de ce siècle, le médecin et voyageur anglais Davidson y eût été tué ; Tekna paraissait convenir à mon but parce que, plus on traverse le Sahara vers l’ouest, et plus les difficultés de terrain diminuent.

Tendouf semble être pourtant le point de départ le plus recommandable sous tous les rapports. La question la plus importante pour un voyage semblable est certainement le choix des chameaux, car on en est réduit, en tout et pour tout, à cet animal, laid et entêté, mais indispensable à cause de sa sobriété et de son endurance.

A Tendouf j’ai perdu un deuxième chameau, que j’ai dû remplacer par un nouveau, coûtant 31 douros. J’ai échangé en outre un autre de ces animaux, fortement blessé comme je l’ai dit, contre cinq pièces de la cotonnade bleue si importante dans ces pays, pour la valeur d’environ 20 douros. J’ai donc neuf chameaux vigoureux et en bon état, tous châtrés et par conséquent plus résistants.

J’avais fait faire de grands sacs pour le transport des marchandises avec une étoffe brune et grossière en poil de chameau. Deux de ces sacs, réunis entre eux par des courroies, sont disposés sur chaque chameau, de manière à pendre le long de ses flancs ; une grande natte de paille placée en dessous protège l’animal contre le frottement. Sur son dos se trouve une sorte de selle rembourrée, avec une ouverture pour la bosse. Le poids des deux sacs ne dépasse pas cent livres, car nous devons utiliser les animaux comme montures, et chacun d’eux porte de plus deux outres.

Le cheikh Ali s’était occupé avec grand soin de l’approvisionnement d’eau. J’avais acheté dix-huit grandes outres de peaux de chèvre, cousues et goudronnées avec soin ; une petite ouverture destinée à laisser passer l’eau était solidement ficelée. Chaque chameau devait porter deux de ces outres, qui, une fois pleines, pesaient environ 60 à 70 livres ; le poids de la charge, y compris le cavalier, dépassait donc de beaucoup deux cents livres.

Les caravanes chargent les animaux encore davantage, mais elles marchent avec une lenteur extraordinaire et leurs bêtes, ne faisant que quelques lieues par jour, se reposent souvent.

Ces outres sont partout en usage dans ces pays : on ne connaît rien autre pour le transport de l’eau. Elles sont en général très pratiques, mais l’eau y est fort exposée à l’évaporation. Rohlfs a, comme on sait, introduit les caisses en tôle dans le matériel d’un voyage au désert ; elles ont surtout deux grands avantages : l’eau ne s’y évapore et ne s’y gâte pas. L’enduit de goudron qui revêt l’intérieur des outres ne résiste pas longtemps ; aussitôt qu’une petite parcelle de cet enduit disparaît, la décomposition de la peau commence, et l’eau prend un goût exécrable. Pourtant on ne peut user de caisses en tôle que dans une expédition composée de plusieurs Européens, d’une nombreuse escorte, et pourvue de grandes ressources ; même si j’avais eu une semblable caravane, je n’aurais cependant pas employé de pareilles caisses, afin de ne pas attirer l’attention. En dehors des dix-huit grandes outres je possédais deux seaux en toile à voile bien cousue, disposés de façon à être fermés par le haut, et pourvus de crochets en fer, pour qu’on pût les accrocher partout où on le voudrait.

Avec ces vingt récipients pleins d’eau nous pouvions voyager de huit à dix jours, bien entendu sans événement fâcheux, et même en tenant compte d’une évaporation de 5 p. 100. Je chargeai spécialement Hadj Hassan de la provision d’eau, et plus tard il défendit avec la plus grande ténacité le précieux liquide qui lui était confié.

Les outres étaient attachées sur les chameaux au-dessous des sacs à marchandises et de chaque côté, de manière qu’elles se trouvassent placées horizontalement. Un seau en tôle est utile pour abreuver les chameaux aux puits ; de même on doit se pourvoir d’une grande quantité de cordes. Il faudrait également prendre un vase plein de goudron pour pouvoir souvent en enduire les outres. Malheureusement j’avais négligé cette précaution, et à Tendouf je n’en trouvai pas à acheter. Enfin il est utile de prendre avec soi de grandes aiguilles pour coudre les ballots, des haches et quelques outils.

Mon expédition comptait huit personnes et neuf chameaux ; en dehors de moi et des interprètes Hadj Ali et Benitez je n’avais conservé que deux serviteurs marocains, Kaddour et Farachi, puis Sidi Mouhamed, que j’avais pris à Tizgui, Hadj Hassan et enfin le guide Mohammed, dont l’âge et la figure parcheminée nous causèrent d’abord quelques soucis, mais qui se montra plus tard sous un jour fort avantageux.

Nous étions tous vêtus d’une large toba de mince cotonnade bleue, d’une courte culotte de même étoffe, et enfin, quelques-uns du moins, d’une chemise ; nous avions des pantoufles de cuir, et notre tête ainsi que le bas de notre visage étaient enveloppés de la même étoffe bleue, de sorte que seuls nos yeux et notre nez étaient visibles. Hadj Ali portait encore à ce moment la djellaba blanche du Maroc et un turban de même couleur. Sur la partie postérieure de la tête nous avions sous nos turbans bleus un tarbouch rouge (fez), afin d’être mieux protégés contre l’ardeur du soleil. Ce vêtement, et surtout la large toba, est, il est vrai, incommode pour ceux qui n’y sont pas habitués pendant la marche ou en général pour tous les mouvements, mais il permet à l’air de circuler et est léger à porter.

J’avais laissé chez le cheikh Ali une des tentes faites à Tanger, pour ne pas me surcharger de bagages ; je partageai donc la deuxième avec Hadj Ali et Benitez ; pour mes gens j’avais fait faire une grande tente de poil de chameau avec les perches nécessaires.

Nous avions emporté trois matelas ; mes serviteurs se contentaient de tapis. A Tanger j’avais dû à la bonté de M. Weber, le ministre d’Allemagne, plusieurs lits de camp fort pratiques, dont je m’étais servi jusque-là ; mais il nous sembla que nous devions les laisser également en route, et nous servir des matelas habituels du pays, qui sont remplis d’ouate. Je n’avais pu me décider à renoncer pendant mon voyage à l’usage des draps blancs ; je l’ai continué jusqu’au bout.

On ne peut pas beaucoup s’occuper de sa propreté de corps pendant un voyage à travers le désert ; mes compagnons et mes serviteurs ne se servaient d’eau pour leurs ablutions que quand nous nous trouvions à un puits, c’est-à-dire environ tous les dix jours ; j’ai pourtant continué à employer chaque jour une petite quantité d’eau à me laver, ce qui constituait un luxe à peine pardonnable dans de pareilles circonstances ; cela excita souvent la mauvaise humeur de mes compagnons arabes, surtout quand la provision d’eau était peu abondante.

Les chameaux n’étaient abreuvés que quand nous arrivions à un puits ; ces animaux peuvent demeurer dix et même douze jours sans boire ; il est vrai que, les derniers jours, ils marchent très lentement. Il me faut à ce propos rappeler une assertion encore répandue chez des gens d’ailleurs fort intelligents, et même dans beaucoup de livres à l’usage des écoles : les chameaux auraient dans l’estomac un réservoir d’eau, et, dans des cas désespérés, les Arabes les tueraient pour boire cette eau. D’abord tous les enseignements de la physiologie, tout ce que l’on sait sur la marche habituelle de la vie contredit l’existence d’un pareil réservoir ; puis il faut se demander comment cette eau pourrait se produire, et enfin tenir compte de la valeur d’un chameau pour l’Arabe. Mais de toute antiquité les maîtres d’école ont répété que le chameau porte avec lui un réservoir d’eau, pour qu’il puisse ainsi se passer de boire durant longtemps, et par suite on croit encore aujourd’hui à cette fable ; les gens même les plus intelligents ne se laissent pas détromper au sujet de certaines choses entendues depuis l’enfance : on tient ainsi à de vieux contes de nourrice avec un entêtement digne d’une meilleure cause. Des voyageurs peu consciencieux qui n’avaient pour but que de conter des événements intéressants et inédits, ont, il est vrai, beaucoup contribué à répandre les idées les plus fausses sur certaines contrées et sur leurs habitants ; c’est à ce genre d’idées qu’appartient la fable, impossible à déraciner, du lion du désert.

En ce qui concerne l’alimentation pendant mon voyage au Sahara, j’ai déployé de même un luxe inouï pour la circonstance. Mon guide me dit à plusieurs reprises que, bien qu’il fût déjà très vieux, il n’avait jamais vu aller de cette façon à Timbouctou. J’avais acheté plusieurs moutons à Tendouf et j’en avais fait sécher la chair au soleil, après l’avoir salée ; elle se conserva ainsi pendant longtemps et donna, une fois cuite, une nourriture assez convenable. En outre j’avais acquis de grandes quantités de couscous et de riz, un peu de farine, un grand sac en cuir plein de beurre, un sac de dattes pour mes serviteurs ; j’ai reconnu que ces fruits excitent trop la soif, quoique ceux achetés à Tendouf fussent excellents. On enferme les dattes fraîches dans d’épais et longs sacs de cuir, de façon à en faire une sorte de gigantesque saucisson, que l’on coupe ensuite en tranches avec un couteau. De plus, j’avais encore une grande quantité du pain biscuité emporté de Marrakech. Le thé, le café et le sucre ont beaucoup d’importance, tant pour l’alimentation que comme moyens d’échange ou présents ; les bougies et les rubans de soie de couleur sont également précieux pour les relations commerciales.

Le café est absolument indispensable après une journée fatigante, car son action est réconfortante et tonique ; j’ai eu à déplorer de ne pas en avoir pris davantage avec moi. J’avais caché dans nos bagages quelques flacons de vin et de cognac en guise de médicaments ; mais je ne pouvais en laisser rien voir, car les Musulmans sont très rigoureux à cet égard. Enfin j’avais encore quelques boîtes de conserves et d’extrait de viande.

Les Arabes et les Chelouh de ce pays sont habitués à vivre très frugalement en voyage ; ils se contentent d’une sorte de bouillie de farine d’orge et de beurre, qui se conserve longtemps ; mais je ne pus m’accoutumer à cet aliment. Nous n’avions naturellement aucun résultat à attendre de nos chasses et ne pouvions en aucune façon compter sur cette ressource : nous voyions, il est vrai, de temps en temps des gazelles et des antilopes passer rapidement dans le lointain, mais il ne fallait pas songer à les poursuivre.

Une caravane semblable est un appareil extrêmement lourd, qui ne peut être dérangé de ses mouvements réguliers sans que le tout en souffre. Toute perte de temps occasionnée par des détours, des arrêts inutiles, etc., ne peut être atténuée que difficilement ; chaque jour une tâche déterminée doit être accomplie, si l’on ne veut s’exposer à manquer d’eau et de vivres.

En fait de combustible, nous avions les plantes courtes et ligneuses que mangent les chameaux et souvent aussi une sorte d’acacia ; mais il fallait parfois rassembler avec soin les crottins de chameau, desséchés et durs comme de la pierre, pour alimenter nos feux.

Nous avions emporté de Tanger assez de tabac ; d’ailleurs la majorité des Mahométans du pays ne fument pas, trouvant le tabac absolument contraire sinon à la loi musulmane, du moins aux convenances.

Notre voyage de Tizgui à Tendouf s’était accompli pendant le jour, tandis que jusqu’à Araouan nous ne marchâmes que la nuit. Nous partions le soir vers six heures, pour marcher presque sans arrêt jusqu’à six ou sept heures du matin, suivant l’endroit où se trouvait le fourrage à chameaux. Les animaux étaient débarrassés de leur charge et poussés vers la pâture, le plus souvent sans surveillance, car ils ne s’écartaient pas beaucoup. Puis nous dressions les tentes, étendions les lits et faisions chauffer du thé ou du café ; on reposait quelque temps ; vers onze heures nous prenions un repas de riz ou de couscous au beurre, avec un peu de viande sèche et de pain, puis du thé ou du café. Chacun se disposait ensuite à dormir. C’était le moment le plus favorable, et généralement le seul où je pusse écrire mon journal de voyage et noter les observations et les événements du jour. Vers cinq heures, chacun se levait ; on préparait encore un peu de riz ou de couscous, et les chameaux étaient rassemblés et chargés.

C’est ainsi que s’écoula assez uniformément chacune des trente journées suivantes de bivouac, pendant lesquelles nous ne vîmes pas un homme.


CHAPITRE II

VOYAGE DE TENDOUF A ARAOUAN.

Départ de Tendouf. — Hamada Aïn-Berka. — Douachel. — Djouf el-Bir. — Kreb en-Negar. — Fossiles du calcaire carbonifère. — Es-Sfiat. — Oued el-Hat. — Formes d’érosions. — Iguidi. — Sable sonore. — Mont des cloches. — Dunes. — El-Eglab. — Traces de chameaux. — Pluie. — Oued el-Djouf. — Bir Tarmanant. — Areg. — Oued Teli. — Sel gemme. — Taoudeni. — Ruines de murs antiques. — Outils en pierre. — Grande chaleur. — Oued el-Djouf. — Hadj Hassan. — Hamada-el-Touman. — Bir Ounan. — El-Djmia. — Bab el-Oua. — El-Meraïa. — Arrivée à Araouan.

Après avoir terminé à Tendouf tous les préparatifs de notre voyage pour Timbouctou, nous fixâmes au 10 mai 1880 le jour de notre départ, au début de la nouvelle lune. Nous étions debout dès trois heures du matin, et peu après quatre heures, tout étant prêt, nous nous mettions en marche. Le cheikh Ali et Amhamid nous accompagnèrent un instant, puis eut lieu une scène d’adieux vraiment émouvante ; le vieux et vénérable cheikh pleurait lui-même, et le noir Amhamid donnait cours à sa douleur de la manière la plus violente. Le cheikh Ali a beaucoup fait pour moi, et je dois à lui seul d’avoir atteint cette ville de Timbouctou tant de fois désirée. Les gens que j’avais pris au Maroc avaient le cœur gros en commençant cette entreprise, et ils se représentaient les dangers à courir sous les couleurs les plus vives. Pourtant ils gardèrent un maintien tranquille et résolu. Je ne devais être complètement rassuré à leur égard que quand nous eûmes franchi une bonne partie du désert, de manière à ne plus pouvoir penser à retourner sur nos pas.

Nous vîmes encore longtemps les amis qui nous quittaient ; enfin ils disparurent à nos yeux, tandis que nous continuions résolument notre route sous la conduite de l’excellent Mohammed. Pendant les premiers temps, nous voyageâmes surtout de jour ; plus tard seulement ce fut la nuit.

La première journée de marche dura de quatre heures du matin à trois heures de l’après-midi, c’est-à-dire onze heures, dont il faut en déduire deux que nous employâmes à une courte halte, à chercher du fourrage pour les chameaux, etc. La direction générale que nous avions suivie était celle du sud-est.

Aussitôt après avoir quitté Tendouf, qui est à environ 395 mètres d’altitude, nous voyons disparaître les petites montagnes et les chaînes de hauteurs ; nous rentrons dans la hamada, couverte de nombreux galets de quartz : elle se nomme ici, d’après un puits placé à quelque distance sur l’un des côtés de la route, hamada Aïn Berka. Nous traversons le lit étroit de l’oued Tatraa, qui coule de l’est à l’ouest, comme tous les fleuves du Sahara occidental, et se réunit sans doute plus tard à l’oued Merkala. On trouve là assez souvent du fourrage à chameau. Après quelques heures nous arrivons à un endroit nommé Douachel, dernier bivouac des caravanes revenant de Timbouctou, qui s’y reposent après un long et dangereux voyage, richement chargées des trésors du sud, avant d’entrer à Tendouf, où se termine la traversée du désert. A partir de là, le terrain se relève, nous franchissons les bords d’un petit plateau nommé el-Douachel et formé de couches horizontales d’un calcaire léger, un peu poreux. Bientôt apparaissent les premières dunes, encore isolées et ne constituant pas de longues chaînes de collines. Nous nous arrêtons vers trois heures en un point nommé Djouf el-Bir. Le guide, auquel le cheikh Ali a recommandé notre sécurité de la façon la plus formelle, nous défend expressément de dresser les tentes pendant les premiers jours : elles seraient visibles au loin et pourraient être aperçues par des Arabes rôdant peut-être aux environs ; de même nous ne devons rien allumer la nuit, plus tard nous ne ferons le feu nécessaire que sous la grande tente. Notre guide poussait peut-être un peu loin les précautions, mais naturellement nous suivions ses conseils, surtout pour le maintenir en bonne humeur. Les animaux sont menés au pâturage et nous cherchons à nous installer aussi bien que possible entre nos bagages. Tout le jour un vent d’ouest assez violent a soufflé, nous apportant une fraîcheur agréable, de sorte que notre marche est supportable. Vers le soir nous avons 20 degrés au bivouac.

Le jour suivant, nous marchons de cinq heures et demie à trois heures, avec une interruption d’une demi-heure seulement. La nuit, que nous passons en plein air, est très froide, et, quand nous nous levons à quatre heures, le thermomètre est à 8 degrés seulement, de sorte que le guide attend quelque temps avant de nous faire mettre en route. Le chemin suivi passe constamment sur ce plateau calcaire de Djouf el-Bir, qui est à une altitude de 396 mètres. Tantôt le sol est pierreux et tantôt sablonneux ; des collines aplaties de calcaire blanc s’élèvent par places au-dessus du plateau ; mais elles sont généralement couvertes de sable mouvant, de sorte qu’elles ressemblent à des dunes. Vers trois heures, nous arrivons à un endroit abondamment pourvu de fourrages et nous nous installons au bivouac comme le jour précédent. La solitude et le calme de la hamada produisent une impression puissante et grandiose : aucun être vivant, pas un oiseau, pas un serpent, pas une gazelle, pas un insecte à apercevoir ; c’est la solitude complète.

Le 12 mai, de cinq heures du matin à deux heures de l’après-midi nous restons sur nos chameaux, avec un repos d’une heure seulement. La journée est beaucoup plus chaude que la précédente, quoiqu’un peu de vent souffle encore. La direction principale est toujours le sud-est. C’est dans ce pays que se bifurquent les grandes routes de caravanes de Tendouf et du Tafilalet ; aussi notre guide devient inquiet, car il pourrait aisément se trouver ici des coupeurs de route.

C’est là aussi que se termine le plateau calcaire de Djouf el-Bir ; nous descendons un peu, le pays se nomme Kerb en-Neggar et consiste en minces plaques calcaires, couvertes de nombreux fossiles, et appartenant aux formations carbonifères. Notre descente est très douce, quoique la différence de niveau dépasse 130 mètres ; cet endroit n’a que 260 mètres d’altitude.

Bientôt apparaît une zone de dunes isolées, nommée es-Sfiat ; puis un terrain rocheux couvert de nombreux cailloux roulés de quartz, parmi lesquels se trouvent des masses de fossiles paléozoïques. Enfin nous arrivons à un lit de rivière large et peu profond, l’oued el-Hat, au delà duquel nous décidons de passer la nuit. Le fourrage est peu abondant ici, et les animaux doivent s’écarter assez loin du bivouac : nous dressons les tentes et nous nous installons cette fois pour une bonne nuit, malgré les quolibets de notre guide endurci à la fatigue et qui n’a d’autres besoins que celui du thé. Il le boit avec un plaisir évident et n’en a jamais assez.

Mes deux nouveaux serviteurs ne s’entendent pas ensemble ; Benitez est également fort mal avec Sidi Mouhamed, qui a émis la supposition qu’il est peut-être Chrétien. Je dois couper énergiquement court à ces insinuations, car elles pourraient fort mal tourner pour mon interprète. Sidi Mouhamed reste toujours pour moi une nature peu sympathique, mais il a une capacité de travail inimitable : il ne se fatigue jamais à charger et à décharger les chameaux, à dresser les tentes, à ramasser de quoi faire du feu, etc., je suis donc toujours forcé de chercher à les réconcilier.

La jalousie qui a existé dès le jour de notre départ de Tanger, de la part de Hadj Ali contre Benitez, fermente de nouveau et peut à tout moment causer une explosion.

Le 13 mai nous avons encore une longue marche de six heures du matin à cinq heures du soir, avec un intervalle d’une heure. Notre direction est un peu plus vers le sud, pour ne pas croiser les deux grandes routes de caravanes dont j’ai parlé, et de peur de rencontrer quelqu’un. Nous ne serons pas en sûreté si nous trouvons une seule personne sur notre route.

Aujourd’hui encore, nous observons des formes d’érosion, qui ont l’aspect de ruines, dans les débris demeurés intacts des formations récentes qui couvrent les couches paléozoïques ; nous arrivons bientôt dans une vallée de rivière desséchée, qui se réunit sans doute à l’oued el-Hat, dont j’ai parlé ; ce dernier doit se jeter dans l’Océan, au sud de Tekna. L’espace situé entre ces deux rivières se nomme Kerb el-Biad.

Entre ce point et notre prochain bivouac le sol était couvert de nombreuses petites dunes (el-areg, en arabe), qui devançaient en quelque sorte la région de l’Iguidi. A droite nous laissons le puits d’Anina, avec quelques palmiers ; le pays d’alentour se nomme par suite Kerb el-Anina ; ce puits est sur la route des deux grandes caravanes, ainsi que la source d’Aïn-Berka dont j’ai parlé.

Des crinoïdes et des coraux fossiles sont ici en abondance dans les roches schisteuses qui constituent le sol ; je trouve également pour la première fois des fragments de grands cristaux plats de gypse.

La hauteur du terrain est encore celle d’hier, environ 260 mètres ; la chaleur était forte aujourd’hui : vers midi nous avions 40 degrés à l’ombre, et le soir vers cinq heures encore 32.

Le jour suivant nous conduit par un terrain stérile complètement plat, sans fourrage : c’est une plaine rocheuse, unie comme un miroir. La marche dure de six heures du matin à six heures et demie du soir ; les chameaux, qui sont fatigués et n’ont pas eu d’eau depuis six jours, marchent déjà très lentement. Le terrain s’élève peu à peu, à mesure que nous approchons de la grande région des dunes de l’Iguidi ; avec la première apparition du sable coïncide celle d’une maigre végétation et de fourrage à chameau.

La marche du jour nous a fait traverser le terrain le plus vide et le plus triste que nous ayons encore vu ; il n’existe rien autour de nous qu’un sol rocheux, brun et nu, sans la moindre trace de vie organique. Nous espérons trouver de l’eau dans la région de l’Iguidi ; peu après y avoir pénétré, le terrain s’élève et nous avons déjà atteint la hauteur de 340 mètres à notre arrivée au bivouac.

Le matin suivant (15 mai) était admirable. Nous fûmes surtout agréablement surpris par un chant d’oiseau ; l’alouette du désert lançait dans l’air pur son hymne du matin. Nous n’avons ce jour-là qu’une courte marche de six heures à midi, mais elle est très fatigante pour les animaux, car nous devons franchir toute une série de dunes ; la pente ascendante est généralement douce en venant du nord, tandis que la descente vers le sud ou le sud-est est le plus souvent très rapide, de sorte que nous sommes fréquemment obligés de pratiquer une sorte de chemin pour les chameaux. Ces animaux, lourdement chargés, s’enfoncent jusqu’au-dessus du genou dans le sable fin, pur de tout mélange ; de temps en temps, l’un d’eux s’abat, sans pourtant amener d’accidents.

Un peu à droite de notre chemin se trouve, au milieu de la région des dunes, le puits de Bir el-Abbas, qui est fréquenté par les caravanes ; mais mon guide, pour éviter toute rencontre, préfère chercher de l’eau autre part. Avec sa connaissance parfaite du pays, il nous mène vers midi dans un creux au milieu de masses de sable gigantesques, où nous dressons nos tentes. A un demi-mètre de profondeur nous rencontrons déjà l’eau : nous creusons un trou d’environ un pied de diamètre et dont les parois sont revêtues de l’herbe grossière ressemblant à du jonc qui pousse en cet endroit. Nous trouvons alors assez d’eau, tant pour remplir les outres qui ont été vidées en route que pour abreuver les chameaux.

Cette région de dunes est fort animée ; dès le matin nous avons laissé à droite un endroit nommé les Trois-Palmiers ; divers végétaux y croissent en abondance et nous voyons assez souvent des troupeaux de gazelles et de bœufs sauvages passer rapidement, sans qu’ils viennent à portée.

Le bivouac a de nouveau déjà atteint l’altitude de 376 mètres, de sorte que toute la région de Djouf el-Bir paraît être une plaine basse dans laquelle les formations géologiques récentes ont disparu jusqu’au sous-sol paléozoïque.

J’éprouve encore ici toutes sortes de soucis avec mes gens ; Kaddour est gravement malade, probablement de l’estomac, et les difficultés entre Benitez et Hadj Ali augmentent chaque jour ; le premier se comporte aussi pacifiquement qu’il lui est possible dans ces circonstances.

L’eau, que nous avons obtenue comme je l’ai dit, est excellente, mais les joncs lui donnent un goût particulier ; quand il s’agit de faire abreuver les animaux, ce qui n’est pas un travail facile, mes deux nouveaux serviteurs, qui doivent tout faire à eux seuls depuis la maladie de Kaddour, se montrent très actifs et pleins de bonne volonté ; ils ont grand soin des chameaux, et, en atteignant un puits, leur première occupation est de les abreuver ; dresser les tentes, etc., ne vient qu’en second lieu.

J’observe dans cette région de l’Iguidi l’intéressant phénomène des sables sonores. Au milieu de ces solitudes on entend tout à coup sortir d’une montagne de sable un son prolongé et sourd, analogue à celui d’une trompette, et cessant au bout de quelques secondes pour retentir de nouveau dans un autre endroit, après un court espace de temps. Au milieu du silence de mort de ces déserts, ce bruit subit produit une impression désagréable. Il faut remarquer tout d’abord qu’il ne s’agit pas là d’une illusion acoustique semblable aux mirages auxquels on est exposé dans le Sahara, car non seulement j’entendis ces bruits sourds, mais ils frappèrent toute ma troupe, et le guide Mohammed nous avait déjà annoncé ce phénomène le jour précédent.

Quoiqu’il soit rare, il se produit pourtant quelquefois et l’on en connaît déjà plusieurs cas. Nous ne parlerons pas ici des phénomènes acoustiques connus sous les noms de la « vallée chantante de Thronecken », des « forêts chantantes du pays de Schilluck » (Schweinfurth), des « sonneries de cloches » de la Kor Alpe sur la frontière styrienne, ainsi que la musique des vagues et des chutes d’eau ; pour ces dernières on aurait trouvé qu’elles donnaient toujours l’accord triple en ut majeur (ut, mi, sol) et la note plus basse fa, qui n’appartient pas à l’accord. Dans ces derniers cas, c’est l’air qui, mis en mouvement, joue un rôle plus ou moins important, et produit un phénomène tout autre que celui du sable sonore. Le pays connu depuis le plus longtemps et le plus visité où se trouve ce « sable sonnant » est le mont des Cloches, djebel Nakous, dans la presqu’île du Sinaï. Ce n’est qu’un piton de grès, à pentes escarpées, peu éloigné du bord de la mer, à peine haut de 300 pieds. Des deux côtés il présente des pentes de 150 pieds de long et inclinées de telle sorte que le sable quartzeux provenant de la décomposition du grès peut s’y maintenir en équilibre, tant qu’il n’est pas dérangé de son repos par une cause extérieure.

Si l’on fait l’ascension de ces rochers, on entend très souvent un son semblable à celui que l’on obtient en frappant une plaque de métal avec un marteau de bois. Dans les cloîtres du Sinaï on se sert de pareilles plaques, faute de cloches, pour annoncer les heures des prières ; aussi les Arabes des environs ont-ils une explication toute prête : il y a dans la montagne un couvent chrétien enchanté, et les sons de cloches proviennent des moines qui sont là, enfermés sous terre. Le voyageur allemand Ulrich Jasper Seetzen, qui visita ce pays au commencement du siècle, parle également de ce mont des Cloches et donne du phénomène une explication aussi simple que complètement satisfaisante. Le groupe de voyageurs dont il faisait partie remarqua, en faisant l’ascension de la montagne, un murmure particulier, qui évidemment provenait non de la roche dure, mais du sable quartzeux très pur mis en mouvement. Plus tard, le soleil était déjà haut, quand on entendit un son puissant, semblable d’abord à celui du ronflement d’une toupie et qui se changea peu à peu en un fort grondement. Seetzen constata alors d’une manière très simple que ce bruit émanait uniquement de la mise en mouvement du sable, sans la coopération du vent ; il gravit la montagne jusqu’à sa cime et glissa le long de la pente escarpée, en agitant le sable avec ses pieds et ses mains ; il se produisit un tel vacarme que toute la montagne sembla trembler d’une manière effrayante et parut être secouée jusque dans ses profondeurs. Seetzen compare la couche de sable mise en mouvement à un puissant archet qui frotte sur les aspérités de la couche inférieure et produit ainsi des vibrations sonores.

En 1823 Ehrenberg, qui visita également cette montagne, a, comme il me semble, donné une explication si complète de ce phénomène, qu’on ne comprend réellement pas pourquoi on ne s’en contente point, et pour quelle raison on veut toujours y chercher l’effet du vent. Les faits cités à ce propos, ceux des colonnes de Memnon en Égypte, ou des roches granitiques sonores trouvées par A. de Humboldt dans le Sud-Américain, ne me paraissent pas bien choisis, car ni la marche de ces phénomènes ni leur explication n’ont rien de commun avec le sable sonore du désert.

Ehrenberg gravit également le mont des Cloches et à chaque pas entendit le son, qui s’élevait de la masse en mouvement, augmenter d’intensité à mesure que cette masse s’accroissait elle-même ; il devint enfin aussi fort que celui d’un coup de canon éloigné.

Ehrenberg attribue l’importance du résultat final à la réunion de petits effets, par analogie avec ce qui se passe pour les avalanches. « La surface de sable, haute d’environ 150 pieds et aussi large à sa base, s’élève sous un angle de 50 degrés et repose par conséquent plus sur elle-même que sur le rocher, qui ne lui prête qu’un faible appui. Le sable est grossier et formé de petits grains de quartz très pur, d’égale dimension, et d’un diamètre d’environ 1/6 à 1/2 ligne. La grande chaleur du jour le dessèche jusqu’à une certaine profondeur (tandis que l’humidité de la rosée le pénètre toutes les nuits), et le rend aussi sec que sonore. Si un espace vide est pratiqué dans ce sable par un pied humain qui s’y enfonce profondément, la couche placée au-dessus de ce creux perd son point d’appui et commence à se mettre lentement en mouvement sur toute sa longueur. L’écoulement continuel, et les pas répétés, finissent par faire mouvoir une grande partie de la couche de sable sur la pente de la montagne ; le frottement des grains en mouvement sur ceux restant en repos au-dessous produit une vibration qui, multipliée, devient un murmure et enfin un grondement, d’autant plus surprenant qu’on ne remarque pas aisément le glissement général des couches superficielles. Quand on cesse de les agiter, elles cessent également peu à peu de glisser, après que les vides se sont comblés ; les couches de sable reprennent une base plus solide et reviennent dans leur position de repos. »

Cette explication est juste et s’applique parfaitement à ce qui se passe dans la région de l’Iguidi du Sahara occidental.

Les longues dunes de l’Iguidi, qui forment des chaînes entières avec des crêtes dentelées à angle aigu, ont, comme toutes les dunes, une surface faiblement inclinée du côté du vent, et une autre plus rapide, et même parfois très escarpée, du côté opposé. Elles consistent également en un sable quartzeux, fluide, très pur, de couleur orangée, et rendu brûlant par les rayons du soleil. Quand ces collines sont traversées par une caravane, il s’y produit un déplacement des petits grains de sable fluides et sonores ; ce mouvement, limité d’abord à une très faible étendue, occupe bientôt un espace de plus en plus grand et s’étend comme une avalanche sur toute la pente de la colline. Le déplacement de ces grains a pour résultat de les faire heurter les uns contre les autres, ce qui produit toujours un son, quoique extrêmement faible ; de la masse immense des grains de sable mis en mouvement et de la réunion des sons isolés, si petits qu’ils soient, provient alors un bruit qui, dans l’Iguidi comme dans la presqu’île du Sinaï, peut acquérir une intensité tout à fait extraordinaire. Ce phénomène n’a lieu en général que lorsque le sable est agité d’une manière artificielle, par les hommes ou par les chameaux, et même quand la rupture d’équilibre s’y étend un peu profondément ; les chameaux s’enfoncent souvent jusqu’au genou dans le sable fluide ; une agitation purement superficielle, telle que le vent en produit, ne pourrait provoquer ce phénomène que sur une échelle beaucoup moindre. Les conditions nécessaires à sa présence doivent être les suivantes : climat chaud et sec, sable quartzeux pur, et surface de frottement très inclinée ; l’occasion de ce phénomène est la rupture, aussi puissante que possible, par des agents mécaniques, de l’équilibre des grains de sable. Il peut sembler étonnant que le faible murmure produit en tombant par des grains de cette espèce soit capable d’augmenter à l’égal d’un bruit de trompette, ou même d’un roulement de tonnerre ; mais on a comparé avec raison ce fait à un autre analogue, dans lequel la cause primitive la plus insignifiante aboutit à un effet d’une force colossale, les avalanches. De même qu’un flocon de neige, en roulant, peut amener l’écroulement d’une masse qui entraîne tout sur son passage, de même le faible son de quelques grains de quartz se heurtant entre eux augmente jusqu’à produire un puissant grondement, qui est, pour le voyageur européen, un sujet d’étonnement, et, pour les indigènes et les animaux, une cause de terreur et d’effroi.

Si simple et si naturelle que me paraisse cette explication du sable sonore, il reste un point qui n’est pas encore complètement élucidé : ce phénomène ne se produit que sur un nombre de points relativement très faible. Les trois conditions préliminaires se trouvent presque partout remplies dans le Sahara, comme en d’autres pays de dunes, et il n’y a pourtant que peu d’endroits où la présence du sable sonore ait été constatée. Pourquoi est-il limité à une place déterminée de la région de l’Iguidi, où je l’ai observé, tandis qu’on ne remarque pas sa présence dans les autres espaces couverts de dunes d’une immense étendue ? Je n’ai en ce moment aucune réponse à cette objection et ne puis qu’insister sur le fait qu’elle signale.

La région de l’Iguidi forme une large zone de chaînes de collines et de montagnes de sable quartzeux, avec de longues et profondes vallées longitudinales et quelques coupures plates transversales, dont on doit se servir comme passages. La pente vers le sud et le sud-est est extrêmement rapide, et très pénible pour les animaux chargés. Le sable est chaud, et, quand on le traverse pieds nus, comme c’est la coutume, on ressent très fortement l’impression de ce bain de sable naturel. Nous mîmes près de deux jours à traverser cette région torride et étouffante, où d’ailleurs les végétaux ne manquent pas ; l’eau y est également abondante. Je remarquai par places, dans des coupures profondes, une couche d’argile bleu clair, imperméable, qui se trouvait à la base des dunes. Ces montagnes de sable forment des pics aigus et des dents, ainsi que des ravins profonds et verticaux ; leur hauteur moyenne est certainement de 100 mètres, tandis que des parties isolées sont plus élevées.

Quant aux modifications et aux déplacements des dunes, je puis faire remarquer que tout le massif de l’Iguidi forme un groupe stable de montagnes de sable quartzeux, qui ne subit aucune modification essentielle ; à l’intérieur de ce massif ont lieu au contraire, chaque année, des changements dans la configuration des crêtes et dans la situation des chaînons isolés. Je m’en aperçus en remarquant que notre guide perdait souvent l’orientation : à des places où l’année précédente se trouvait une dune, apparaissait alors la roche nue, et inversement.

Comme je l’ai dit, les régions d’Areg ou d’Iguidi constituent l’une des parties les plus chaudes du désert, et, entre des ravins étroits et profonds comme ceux de ce pays, au milieu de montagnes de sable hautes de plusieurs centaines de pieds, l’air atteint une température étouffante, même la nuit. 40 degrés ne sont pas un fait extraordinaire et se présentent ailleurs, mais l’immobilité de l’air et la réverbération des masses de sable toujours exposées au soleil rendent cette région l’une des plus insupportables de tout le Sahara.

Notre guide, qui laisse de côté la grande route des caravanes, évidemment la plus commode ou la moins pénible, nous conduit, pour notre sécurité personnelle, dans les masses de sable les plus épaisses et les plus hautes. Aussi avons-nous appris à connaître toute l’ardeur étouffante de l’Iguidi ; il y règne une chaleur accablante ; profondément plongé dans son apathie, on y est aussi incapable de penser que d’agir, et l’on se laisse porter machinalement par le chameau fatigué, à travers ce paysage désert aux tons orangés : partout où l’on jette les yeux, on ne voit que des objets de cette couleur, et même les petits animaux qui vivent dans ces régions l’ont revêtue.

La pureté du sable est remarquable, car non seulement il contient très peu de poussière, mais il consiste presque exclusivement en grains de quartz gros tout au plus comme un grain de millet ; si on l’examine plus attentivement, on y trouve beaucoup de petits points noirs, de plaques ou d’aiguilles de hornblende, etc., qui montrent que ce sable provient d’une montagne de quartzite avec dépôts de schistes à hornblende.

Nous passâmes la nuit du 15 mai au milieu de cette région de dunes. Nous partîmes le matin suivant, afin de sortir le plus tôt possible de ces masses étouffantes de sable, et au bout de quelques heures nous avions passé la dernière chaîne de collines. Le pays change aussitôt d’aspect d’une manière surprenante : le sol, qui a une altitude de 375 mètres, supérieure à celle du plateau paléozoïque, est couvert d’un épais lit de gravier, provenant de roches feldspathiques, de sorte que rarement la couche inférieure de sable fin apparaît ; bientôt nous trouvons des cailloux roulés de granit et de porphyre, et nous apercevons dans le lointain les montagnes d’où ils proviennent. De chaque côté du chemin se dressent ces hauteurs isolées, de 300 à 400 mètres, quelques-unes plus élevées, et dont l’apparition inattendue au milieu du Sahara me frappe beaucoup. Il est à remarquer que le granit se montre quand les couches paléozoïques semblent atteindre leurs limites méridionales, ou du moins lorsqu’elles n’apparaissent plus dans les plaines de sable.

Nous trouvons dans cette région suffisamment de fourrage, quoiqu’il y en ait moins que dans la région des dunes ; nous faisons halte vers cinq heures dans un terrain accidenté assez pierreux, où de grandes roches de granit rendent la marche difficile pour les animaux. Le pays au sud de la région de l’Iguidi porte le nom d’el-Eglab.

Le 17 mai, de six heures du matin à quatre heures du soir, nous marchons presque sans interruption, en traversant un terrain pierreux fort accidenté, et des deux côtés nous apercevons encore des montagnes de granit qui se perdent au loin. Puis nous arrivons à un vaste plateau, où nous campons.

Jusqu’ici nous avons toujours marché vers le sud-est, mais nous décrivons aujourd’hui une courbe étendue vers l’est. Ce matin, en effet, mes gens étaient en grand émoi : ils prétendaient voir des chameaux dans le lointain et, ce qui était encore pis, nous apercevions des traces assez fraîches de chevaux ! La crainte de rencontrer une bande de coupeurs de route était générale. Le guide nous ordonna de nous tenir cachés, ainsi que nos chameaux, derrière des rochers, et il scruta seul des yeux les environs ; il ne put voir de chameaux, quoique sa vue, comme celle de tous les gens de sa profession, portât à des distances incroyables ; il ne vit point également les cavaliers qui avaient certainement croisé notre route depuis peu, peut-être un jour auparavant. Nous avançâmes donc avec beaucoup de précaution, en tournant plus à l’est ; par bonheur, nous ne rencontrâmes personne.

Nous déduisons de l’inquiétude de nos chameaux, qui s’arrêtent en mangeant et regardent toujours dans la même direction, que d’autres de ces quadrupèdes ont dû passer aujourd’hui non loin de nous ; ces animaux ont l’odorat très fin et flairent l’approche d’une caravane à des lieues de distance.

Les traces de chevaux et de chameaux, mais surtout celles des premiers, firent toute la journée le sujet de conversation de mes gens, et les combinaisons les plus audacieuses furent exposées. On discuta sur la question de savoir de quelle tribu étaient les cavaliers, des Tekna ou des Aït-Tatta ; sur leur nombre, depuis combien de temps ils avaient franchi notre route. Il est étonnant de voir avec quelle sûreté ces hommes de la nature savent déduire des conséquences exactes des observations les plus insignifiantes, qui échappent complètement aux Européens. Parmi les plus inquiets était le guide Mohammed, qui avait pris envers le cheikh Ali la responsabilité de notre sécurité.

Ce jour-là le ciel était presque complètement couvert de nuages, et les vents de l’ouest et du nord-ouest, qui ne nous avaient jamais quittés, soufflèrent avec violence pendant cette journée surtout. Pourtant il faisait chaud, et même vers cinq heures nous avions 30 degrés centigrades à l’ombre. La région parcourue appartenait encore au pays d’el-Eglab. Nous prîmes le soir des précautions particulières pour le feu et la lumière, afin de ne pas trahir notre présence à de grandes distances.

Le jour suivant, nous marchons, de cinq heures du matin à quatre heures du soir, avec des haltes très courtes. Mes gens sont encore en émoi, car nous remarquons des traces toutes fraîches de chameaux : ils ne reprennent leur tranquillité que quand elles deviennent très nombreuses et qu’ils en déduisent, avec raison, le passage en cet endroit de la grande caravane de Timbouctou, attendue depuis longtemps par le cheikh Ali. Les traces isolées de chameaux peuvent provenir de cavaliers qui se sont écartés un peu de la colonne. Celles de chevaux de la veille proviennent évidemment de gens qui ont eu connaissance du passage de la caravane et ont voulu s’assurer s’il n’y avait rien à glaner autour d’elle ; peut-être aussi avaient-ils eu vent de mon voyage et ont-ils croisé notre route, mais sans nous rencontrer.

Au début de la journée nous avons à franchir une contrée très pierreuse ; à gauche apparaissent des chaînes de montagnes, qui, à en juger par les galets en provenant, sont composées de grès orangé ; le pays porte le nom de Hamou-bou-Djelaba ; puis vient une petite plaine avec des acacias et beaucoup de fourrage ; ensuite les chaînes de collines de quartzite réapparaissent.

Toute la région nommée el-Eglab est un pays de montagnes jeté au milieu du désert et qui s’étend probablement encore au loin vers l’est. Nous avons donc traversé jusqu’ici trois régions différant réellement dans leur constitution : la hamada (et les endroits nommés es-serir), la région des dunes de l’Iguidi et le pays montagneux d’el-Eglab.

Après avoir franchi les montagnes de quartzite, nous arrivons de nouveau à une plaine étendue, couverte de cailloux roulés, où nous dressons nos tentes. Le ciel a été très nuageux tout le jour, et le soleil n’a pas paru : même vers quatre heures il pleut, et un arc-en-ciel se montre. Cela arriva le 18 mai 1880, au milieu du Sahara, à peu près sous le 24e degré de latitude nord. Un temps semblable était évidemment précieux pour notre voyage, surtout parce que le vent de l’ouest soufflait de nouveau constamment.

Le 19 mai nous eûmes derechef une chaude journée et un voyage fatigant ; lorsque nous dressâmes nos tentes, le soir après trois heures, il y avait encore 33 degrés à l’ombre. Le terrain commence déjà à s’incliner ici, et notre bivouac d’hier n’avait que 353 mètres d’altitude, tandis qu’aujourd’hui nous ne sommes plus qu’à 255 mètres. A l’est nous apercevons de nouveau des montagnes, nommées djerb (djebel) el-Aït. Le pays parcouru, plat au début, devient bientôt pierreux, accidenté et stérile. Il doit avoir beaucoup plu hier ici, car le sable qui apparaît par places est encore très humide, et même une mare s’est formée dans un fond. Les traces d’antilopes et de gazelles sont fréquentes.

Bientôt nous arrivons à un large lit de rivière, dans lequel se jettent plusieurs affluents secondaires venant du nord-est. La rivière, nommée oued Sous, comme celle que nous avions déjà vue, a, dit-on, parfois un faible courant d’eau. Ainsi, au milieu du Sahara, se trouverait un cours d’eau temporaire, dont l’existence ne me paraît pas du tout invraisemblable depuis la pluie d’hier. Quelle fausse idée se fait-on de la nature de cette région ! Au lieu d’une plaine basse, nous y trouvons un plateau ; au lieu d’une uniformité infinie, une grande diversité de conformation ; au lieu d’une chaleur insupportable, 30 degrés seulement en moyenne ; au lieu d’un manque d’eau absolu, des puits abondants, et même des rivières !

La région de l’oued Sous a été probablement habitée il n’y a pas fort longtemps. A l’ouest du point où nous sommes, à quelques milles seulement, il y a encore dans cette vallée les restes de deux maisons et un puits ; on nomme ce pays Bir Mtemna-bou-Chebia : c’est évidemment une ancienne colonie arabe, dans une oasis qui, s’étant ensablée, a été abandonnée.

La rive gauche de l’oued Sous forme une plaine pierreuse avec peu de fourrage, de sorte que les chameaux n’y trouvent pas suffisamment à paître.

Le pays traversé le 20 mai porte toujours le nom d’oued Sous et se trouve être en pente descendante, de sorte que le bivouac, atteint après une marche ininterrompue de dix heures, n’a que 212 mètres d’altitude. Le matin, à quatre heures, quand nous nous éveillons, il fait un froid sensible, tandis que la journée est fort chaude ; au bivouac, dans un endroit nommé Mtemna, nous avons vers quatre heures 34 degrés à l’ombre.

Le terrain est encore pierreux, et accidenté en général ; nous franchissons même quelques collines, dans une zone de schistes foncés, sans fossiles et qui ne porte aucun végétal. Ce n’est qu’au bivouac de Mtemna que nous trouvons de nombreux acacias, qui donnent aux chameaux un fourrage bienvenu. Aujourd’hui encore, nous remarquons les traces de la grande caravane de Timbouctou, qui a passé ici.

A l’ouest se trouve un puits, Bir Eglif[3] ; comme nous avons encore de l’eau, nous marchons directement au sud-est. Il est vrai qu’après avoir séjourné dans les outres cette eau n’est pas très bonne, mais il faut bien s’en contenter. Heureusement nous avons encore assez de thé et de café pour préparer de l’un ou de l’autre chaque jour.

Le 21 mai la marche est extrêmement longue et fatigante, de cinq heures du matin à six heures et demie du soir, avec une halte d’une heure en tout. Il s’agissait d’atteindre un puits situé devant nous, afin d’y abreuver nos chameaux et de prendre de l’eau fraîche.

Après la région de Mtemna, riche en acacias et en végétaux, vient un pays désolé, stérile et pierreux, appartenant encore à ces schistes foncés que j’ai observés la veille ; on lui donne le nom d’Aslef. Ces régions pierreuses se prolongent jusqu’aux prochaines dunes, appartenant à un massif d’areg, qui porte le nom d’Areg el-Chech.

A l’intérieur de ce massif se trouve beaucoup de fourrage, acacias ou autres végétaux, et les traces de gazelles ou d’antilopes n’y sont pas rares ; nous ne réussissons pourtant pas à en tuer.

Nous dressons nos tentes au Bir Tarmanant, réunion de puits, placés au milieu de l’areg ; quelques heures plus à l’ouest se trouve le puits d’Amoul Graguim.

Il y a trois puits profonds, qui ont toujours de l’eau ; l’un d’eux passe pour le meilleur, mais son eau renferme un peu d’hydrogène sulfuré.

Je reconnais encore en cet endroit, de la façon la plus évidente, combien la présence de l’eau est liée d’ordinaire à celle des areg ; j’observe également ici de l’argile schisteuse bleue à la base des dunes. Le terrain n’a plus que 180 mètres d’altitude. La pente descendante débute à l’oued Sous ; en même temps commence là une série de puits (Bir Mtemna bou Chebia, Bir Eglif, Bir Amoul Graguim, Bir Tarmanant), que, à l’exception du dernier, nous avons laissés à l’ouest, parce que des coupeurs de route s’y embusquent assez souvent.

Nous sommes tous fatigués, hommes et bêtes, et, comme le pays est sûr, nous décidons de prendre un jour de repos. La journée du 22 mai se passe près de ces puits, et en outre la décision est prise de ne plus voyager que la nuit. Le guide nous y aurait obligés depuis longtemps, s’il n’eût craint de s’égarer dans le terrain pierreux que nous avons parcouru jusque-là ; il nous a toujours conduits par des chemins latéraux, uniquement pour éviter toute rencontre, et cela lui a parfaitement réussi. Durant le reste du voyage il se dirige au moyen d’une étoile qui, dit-il, est dans la direction d’Araouan et se trouve toujours à la même place. Naturellement, cette indication générale ne suffit pas ; le guide doit, pendant la route, observer une foule de petits indices et de repères qui ne frappent nullement les étrangers.

J’ai de nouveau avec Hadj Ali une scène violente : il a demandé tout à coup au guide de faire demi-tour et de nous ramener à Tendouf !

Le 23 mai nous quittons les puits de Tarmanant, après avoir rempli les outres d’eau fraîche, abreuvé les chameaux et nous être livrés à des ablutions complètes.

Nous avons encore à franchir une région de dunes dangereuses, en décrivant des zigzags sans nombre, pendant lesquels nos chameaux nous causent mille embarras ; puis nous arrivons enfin à une plaine pierreuse. Ensuite vient de nouveau une région d’areg, à l’intérieur de laquelle nous faisons halte vers deux heures, car il y a du fourrage en abondance. Cet endroit se nomme Aïn Beni Mhamid, d’après une tribu qui y a habité jadis, et est ensuite partie pour le Tafilalet. Par suite, il est probable que les conditions locales ont dû empirer il y a peu de temps, de sorte que les habitants, n’y trouvant plus les ressources nécessaires à leur existence, en sont partis.

Nous restons là jusqu’à deux heures du matin, pour marcher ensuite jusqu’à neuf heures dans la direction générale du sud-est. Tout le pays appartient encore à la région d’Areg el-Chech, et nous avons à franchir une série de dunes parallèles. On désigne un des endroits que nous traversons sous le nom de Daït Marabaf. Dans cette région on trouve toujours des végétaux en quantité suffisante. Vers le matin, les dunes disparaissent et nous entrons dans une large plaine de sable, avec du fourrage en abondance ; l’altitude est d’environ 200 mètres, un peu supérieure à celle du dernier bivouac.

Nous nous sentons déjà complètement en sûreté et croyons au succès du voyage. La santé de tous est bonne, et, s’il y avait assez d’eau, chacun serait content. Nous n’avons plus vu de traces de chevaux ou de chameaux ; le temps des caravanes étant passé, la présence de petites bandes isolées de rôdeurs est moins à craindre. Nous n’en rencontrerons aucune par hasard ; si l’une d’elles doit nous croiser, c’est qu’elle aura été envoyée à notre recherche.

Le pays que nous traversons ensuite est en général une région d’areg. Nous partons le 25 mai au coucher du soleil, pour marcher toute la nuit jusque vers huit heures du matin. Au début je ne m’habituais pas à ces marches de nuit, ou du moins je ne pouvais dormir en plein jour, pour être dispos à la nuit ; mais je dus y arriver quand même. Les chameaux étaient liés les uns aux autres et formaient une longue file ; l’un des serviteurs devait être toujours à pied, tandis que les autres étaient assis ou dormaient sur leurs chameaux. Seul le guide, placé en tête, demeurait éveillé et nous dirigeait avec une grande habileté à travers ces dunes séparées par des vallées plus ou moins larges.

Le matin, vers cinq heures, nous traversons la dernière ligne de dunes qui appartient à l’Areg el-Chech. D’abord vient l’Areg el-Fadnia, étroite zone de montagnes de sable, et ensuite l’Areg el-Achmer, entre lesquels nous campons dans la plaine ; le terrain a déjà une altitude supérieure à 233 mètres.

Le 26 mai nous marchons de sept heures du soir à sept heures du matin sans interruption, au début dans une région d’areg, puis sur une plaine de sable : le pays se nomme Okar. Chose remarquable, dans cette plaine je trouve des cailloux roulés de calcaire foncé où se voient des traces de fossiles paléozoïques : il doit y avoir ici un affleurement de cette formation ancienne, car ces cailloux ne proviennent pas des rivières, dont aucune ne se trouve dans un rayon rapproché de nous.

Le lendemain nous faisons encore une longue marche de nuit, de cinq heures du soir à six heures du matin ; la chaleur a beaucoup augmenté depuis quelques jours : vers midi nous avons toujours de 40 à 42 degrés à l’ombre ; la plus grande partie du terrain traversé est une région d’areg, et les vents d’ouest, si rafraîchissants ailleurs, ont cessé ou n’ont pas d’effet dans ces ravins étroits, entre des montagnes de sable : par suite, la consommation d’eau est très importante, et Hadj Hassan doit user de toute son énergie pour maintenir l’ordre dans la distribution de ce liquide. Nous avons incliné un peu plus vers l’est, car nous ne sommes pas loin de Taoudeni, que nous voulons contourner.

Au début nous avons encore à parcourir les dunes d’Okar, et nous arrivons ensuite à la plaine d’el-Saffi, qui consiste en calcaire bleu foncé, apparaissant partout au jour. Je puis maintenant m’expliquer la présence des fossiles des jours précédents ; les couches paléozoïques réapparaissent en effet à une altitude de 233 mètres. Le calcaire couvre le sol sous forme de larges plaques, qui semblent horizontales ; le fourrage est en abondance.

Le 28 mai, de six heures du soir à sept heures du matin, nous marchons vers le sud-est. Nous dépassons d’abord une petite zone d’areg, pour arriver ensuite dans la grande plaine d’el-Mouksi, couverte de nombreux cailloux roulés.

Le jour suivant, nous partons à cinq heures du soir pour atteindre, le lendemain matin, un des points les plus riches en eau du désert, l’oued Teli, un peu au sud-est de Taoudeni, que nous avons contourné par une large courbe. Le plus souvent, le terrain a été très pierreux, fort accidenté, difficile surtout pendant la nuit.

L’oued Teli est un lit de rivière, de largeur moyenne, pourvu de berges escarpées encore fort nettes, et formées d’un tuf calcaire très poreux, faiblement coloré en rouge et disposé en longues et étroites terrasses. On y a creusé plus de cent puits, qui ont toujours de l’eau. L’antique ville de Taoudeni, qui est dans le voisinage, vient en chercher là, car celle de la ville est trop salée ; c’est ainsi qu’ont été creusés ce grand nombre de puits.

Nous en trouvons un qui a en abondance de très bonne eau douce ; il doit avoir beaucoup plu ici ces derniers temps. Nous y abreuvons les chameaux, remplissons toutes les outres avec cette eau excellente et quittons dès neuf heures cet endroit, de crainte d’être aperçus par des gens de la ville. Nous marchons encore deux heures vers le sud et dressons nos tentes.

La contrée de Taoudeni compte parmi les plus intéressantes du Sahara occidental. C’est d’abord à cause de la présence de cette rivière si riche en eau et qui doit rouler, sous une couche de sable, une masse liquide assez considérable pour qu’un grand nombre de puits en soient toujours suffisamment pourvus. Jamais auparavant je n’avais vu de formations de tuf calcaire aussi développées que celles que j’ai trouvées en cet endroit et qui constituent des terrasses assez puissantes sur les deux rives de la rivière.

Quand on a franchi, au delà de son lit, une petite plaine couverte de cailloux roulés, de grès surtout, on rencontre de nouveau des roches blanches de marne et de calcaire, comme j’en avais vu plusieurs fois et dont les formes d’érosion sont particulières. On croit voir de loin des châteaux forts, des murailles et des tours, tant cette formation très récente est découpée en sections bizarrement rectilignes.

A l’ouest de notre bivouac apparaissent des hauteurs de grès rouge, qui ont envoyé jusqu’ici de nombreux cailloux roulés ; il est permis de supposer que le dépôt de sel gemme de Taoudeni appartient à cette formation.

Le commerce de sel de Taoudeni est fort ancien, et cette ville a une grande importance pour le Sahara occidental. On a façonné de toute antiquité le sel en plaques d’environ 1 mètre de long et du poids de 27 kilogrammes ; quatre de ces plaques forment la charge d’un chameau. Le sel est porté par de nombreuses caravanes, qui marchent en toute saison, jusqu’à Araouan et ensuite à Timbouctou. Cette dernière ville pourvoit tout le Sahara occidental, très pauvre en sel, de cette importante denrée alimentaire, dont la valeur s’élève à mesure qu’on avance vers le sud.

J’ai beaucoup regretté de ne pouvoir visiter Taoudeni ; mais tout mon voyage était en jeu, et il me fallut céder aux instances de mon guide en tournant la ville. La population, composée de Négro-Arabes qui exploitent le sel, est absolument livrée à elle-même et n’obéit à aucune autorité : seuls les maîtres des esclaves nègres isolés, qui vont et viennent dans cette triste contrée, y ont quelque influence. Les Touareg ne paraissent exercer aucun droit sur cette saline ; les Arabes de la tribu des Berabich, qui vivent à Araouan et aux environs, ainsi que les négociants de Timbouctou, semblent en être les propriétaires.

Pour l’alimentation la ville dépend entièrement du dehors ; on n’y cultive absolument rien, et l’eau doit être tirée du lit de l’oued Teli, à quelques heures de là. Le transport des denrées alimentaires ne semble pas toujours avoir lieu avec beaucoup de régularité, de sorte que la population souffre assez souvent de la faim. On dit que, dès qu’une petite caravane vient dans le voisinage de Taoudeni, elle doit y laisser au moins un chameau, qui y est abattu. On prétend aussi que des caravanes ont été pillées complètement dans le voisinage de cette ville.

Je regrettai surtout de ne pas avoir été à Taoudeni à cause de la saline, que j’aurais vue volontiers ; je suis disposé à croire qu’il ne s’agit pas là d’une sebkha, comme il s’en présente souvent dans le désert, ou d’un étang salé dans lequel le sel s’est déposé, mais d’une formation renfermant réellement du sel gemme. Je vis à diverses reprises, dans les plaques de ce sel, des traces d’argile salifère, même avec des coquilles brisées ; mais il était difficile d’en déduire exactement l’âge de cette formation ; je suis pourtant disposé à l’attribuer à une époque récente.

La terrasse de tuf de l’oued Teli dans laquelle les puits sont creusés est garnie en beaucoup d’endroits de grottes artificielles, où les habitants viennent souvent se réfugier pour peu de temps, quand il fait trop chaud à Taoudeni ; ils ont alors l’eau tout près d’eux, et elle n’est un peu salée qu’exceptionnellement. Après la pluie surtout, tous les puits renferment de l’eau douce.

Par bonheur, nous ne trouvâmes aucun de ces troglodytes, et nous pûmes puiser de l’eau sans être inquiétés. Mohammed, le guide, examine encore ce jour-là avec soin sur le sol des traces de chameaux étrangers ; il y en a naturellement dans une contrée si riche en eau, mais elles paraissent être toutes de date ancienne. Les caravanes se rendent ici des points les plus divers du nord de l’Afrique, pour s’y pourvoir d’eau jusqu’à Araouan.

Taoudeni est également intéressante en ce qu’un peu à l’ouest de la ville se trouvent d’antiques restes de murailles, des objets d’ornement et des outils, qui attestent une civilisation autre que celle de nos jours. Les maisons ont dû être bâties en bois et en argile salifère, mais on ne possède aucune tradition sur leurs anciens habitants.

Peut-être les trouvailles faites dans les environs, et qui doivent remonter à l’âge de pierre, ne sont-elles même pas en relation avec ces ruines : ce sont des couteaux d’un beau travail et d’un poli parfait, ou des instruments contondants, faits d’une pierre verte très dure qui gît probablement non loin de Taoudeni. Les ouvriers de la saline en trouvent assez souvent et les donnent aux gens qui vont à Timbouctou ou en viennent, car les femmes de cette dernière ville et d’Araouan les emploient pour écraser les grains.

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