Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 2 (de 2)
Il y avait longtemps déjà que nous n’avions vu de champs ; les derniers étaient les terres plantées d’orge du cheikh Ali dans le lit de l’oued Draa. Aux environs de Timbouctou il y en a également ; mais, comme ils sont situés à une certaine distance de la ville, je n’avais pu les voir. Nous saluâmes joyeusement un vieux Nègre qui s’occupait activement de son champ de sorgho et regardait avec étonnement des étrangers arrivant dans la ville écartée de Bassikounnou.
Après notre entrée on nous indiqua une petite maison du quartier nègre. C’était un bâtiment renfermant une cour, d’où des portes étroites conduisaient dans de petites pièces basses, servant en même temps au logement des animaux. Aussi nous préférâmes dresser les tentes dans la cour, où nous devions nous trouver beaucoup mieux que dans ces pièces sombres et malpropres. Un vieux Nègre nous reçut, en sa qualité de remplaçant du cheikh, mort depuis peu. Sa réception, sans être hostile, ne fut pas très amicale : il n’y eut pas de présents d’hospitalité, et nous dûmes à nos conducteurs de chameaux, les Tourmos, de pouvoir ajouter un peu de lait à notre couscous, qui sans eux eût été bien sec. Ils ne demeurèrent que peu de temps dans la ville, pour abreuver leurs chameaux et, après nous avoir dit adieu vers minuit, ils quittèrent Bassikounnou pour atteindre, aussitôt que possible, les douars de leur tribu, à Ras el-Ma. Ils donnèrent comme raison de leur hâte que, les chameaux étant trop rongés par les insectes dans ces contrées, ils étaient forcés de regagner au plus vite la région du nord : pendant les derniers jours, ces animaux avaient en effet beaucoup souffert de piqûres, et ils s’agitaient constamment en marchant. Mais la raison principale des Tourmos était autre. Ils se méfiaient des Oulad el-Alouch et craignaient qu’on ne leur volât leurs chameaux. Aussi se proposaient-ils de retourner par un chemin plus à l’est, afin de ne pas rencontrer de ces gens sur leur passage ; ils voulaient ne marcher que la nuit et se tenir cachés le jour. Comme leurs chameaux n’avaient plus rien à porter, ils auront sans doute atteint très vite leurs compatriotes, si les Alouch ne leur ont pas créé de difficultés. Ces Tourmos étaient irrités au plus haut point de la surprise dont nous avions été victimes, et ils juraient qu’ils s’occuperaient à Timbouctou de faire punir les Alouch. J’avoue que je serais fort heureux s’ils avaient pu y réussir, et j’espère qu’ils ont atteint sans danger leurs villages. C’étaient des gens tranquilles ; ils n’avaient pas exigé de nous une rémunération trop forte, n’étaient pas importuns et avaient défendu leur propriété, ainsi que nous, de la façon la plus énergique.
Bassikounnou est dans une grande plaine déboisée, à environ 270 mètres au-dessus de la mer et entourée de champs de sorgho fort étendus. Il y a ici deux sortes de cet important végétal ; le Sorghum vulgare, blé de Nègre ou millet de Nègre, dont les semences sont réduites en farine, qui est mangée sous forme de couscous ; on cuit très rarement du pain. Le couscous de sorgho est bien moins bon que celui de froment ; son goût est presque désagréable, et il faut quelque temps avant de s’y habituer ; mais le sorgho est la seule plante du Soudan occidental tout entier qui donne un peu de farine. Ses feuilles sont mangées avec une grande avidité par le bétail, bœufs, chevaux et ânes. Le petit âne que j’avais emmené de Timbouctou ne pouvait s’en détacher quand nous marchions à travers champs, et il arrachait une feuille après l’autre, grand régal pour lui au lieu du fourrage monotone qu’il avait mangé jusque-là. En même temps que ce millet, et même sous forme de plantes disséminées au milieu de lui, se présentait aussi le Sorghum saccharatum, la canne à sucre africaine. Les champs sont fort étendus autour de Bassikounnou ; au temps de la maturité, qui commençait alors que nous arrivions dans ces contrées, on y place des gardiens, généralement sur de hauts échafaudages : ils font un grand bruit avec des bâtons et des crécelles, pour chasser les oiseaux qui viennent souvent se jeter sur les champs en vols énormes.
La culture est la principale occupation des habitants ; à leurs yeux l’élevage est secondaire, quoiqu’ils aient des troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres. C’est une population sédentaire et pour laquelle une bonne récolte est le principal. Tout ce qui lui en reste, c’est-à-dire ce qui n’est pas nécessaire à sa consommation, est vendu aux Arabes du Hodh. Le sorgho atteint une grande hauteur, et un cavalier monté peut disparaître entièrement dans un champ épais. La culture se fait d’une façon très primitive ; les hautes tiges de chaume sont arrachées, et le grain semé très serré. Le sol est extrêmement fertile et récompense toujours largement ce mince travail auquel se livrent hommes et femmes.
L’agriculture est uniquement pratiquée par la population noire, du reste mahométane, qui habite un quartier séparé de la ville. Les Arabes, peu nombreux, vivent ensemble et s’occupent surtout du commerce de gomme, de grains, d’étoffes, etc.
Bassikounnou est entouré d’une sorte de mur percé d’un seul passage : la ville est laide, malpropre ; ses rues, étroites, sont fort irrégulières. Pour les constructions on emploie uniquement l’argile battue ; les murs de derrière, surélevés, des maisons placées sur la périphérie forment en même temps les murs de la ville, de sorte qu’il n’y a pas de véritable fortification. Les habitations, peut-être au nombre de 200, sont tout près les unes des autres ; il y a une petite mosquée, mais sans tour.
En dehors de la ville se trouvent un certain nombre de douars des Oulad el-Alouch, dans l’un desquels Boubaker ainsi que son compagnon passèrent la nuit. Auprès de ces tentes est une montagne, ou du moins une grande colline, formée par les décombres et les immondices apportés de la ville ; il s’y trouve aussi des animaux morts, etc., de sorte que pendant les chaleurs l’atmosphère y est suffocante. Non loin de là est un puits très profond, rarement utilisé, car les habitants aiment trop leurs aises pour en tirer de l’eau ; ils préfèrent en puiser dans une petite daya du voisinage, remplie d’eau trouble et d’un goût désagréable.
Tout d’abord les habitants étaient assez importuns, mais, quand nous eûmes parlé à quelques Arabes, on nous laissa en paix ; leurs femmes, peu nombreuses ici, car les Négresses dominent, étaient très peu timides et fort indiscrètes ; elles s’écriaient dans les rues qu’un Chrétien était dans la ville. Cela n’émouvait pas le moins du monde cette indifférente population noire ; il est vrai qu’elle est mahométane, mais très tiède : elle réduit autant que possible les cérémonies religieuses. Le 8 août, commença le grand mois de jeûne du Rhamadan, dont nous vîmes les débuts ; les Nègres s’inquiétaient très peu du Kerim[13], et Hadj Ali finit par s’en désintéresser aussi : d’ailleurs, en voyage, la stricte observation du Rhamadan n’est pas exigée. Les Arabes présents étaient trop à leurs petites affaires commerciales pour s’occuper de nous, de sorte que presque toujours nous n’avions de rapports qu’avec le vieux Nègre qui nous avait désigné la maison.
La langue arabe est généralement parlée ici, et les Nègres paraissent ne plus avoir de dialecte particulier ; mais les Arabes sachant écrire sont sans doute peu nombreux. Il ne semble pas y avoir de chef ou de fonctionnaire quelconque. En ce moment la ville n’appartient à personne, et notre visiteur acharné, le vieux Nègre, est pour la population noire une sorte de cheikh, mais sans la moindre influence. Du reste, j’appris plus tard que le cheikh mort récemment, nommé Nisari, était un Foulbé, ou, comme disent les Arabes, un Foulani. Bassikounnou est à l’extrémité orientale du pays foulbé de Moassina sur le Niger, et probablement on enverra bientôt de là un nouveau chef chargé d’administrer la ville.
Le 5 août au matin, Boubaker se présenta pour prendre possession des présents qu’il croyait avoir mérités en nous amenant ici sans danger. Comme il y avait là beaucoup d’Oulad el-Alouch et qu’ils pouvaient encore me suivre, je dus donner de nouveau quelque chose à cet homme ; cependant il avait déjà beaucoup reçu. Je sacrifiai quelques douros, quoique par là je laissasse voir à regret qu’il me restait quelque argent : en échange, je lui demandai de m’aider à aller plus loin et surtout de me fournir des animaux de bât, ce qu’il me promit aussi. Par bonheur, les autres Alouch ne m’assiégèrent pas de demandes, et la population de Bassikounnou me laissa fort tranquille à cet égard. Il fallut seulement donner une pièce d’étoffe au vieux cheikh pour la maison et le peu de lait qu’il nous procurait chaque soir. J’achetais toujours moi-même les moutons et le reste des vivres.
Le soir, vers dix heures, il y a un violent orage et une pluie de longue durée, de sorte que notre petite cour d’argile est inondée et extrêmement boueuse.
Mon état de santé, supportable pendant les derniers jours de voyage, empira de nouveau à Bassikounnou, et des symptômes de fièvre apparurent. L’émotion que m’avait donnée l’affaire des Alouch y contribuait, et je n’espérais plus pouvoir me remettre que par un départ aussi prompt que possible et des déplacements fréquents.
D’après le plan projeté à Timbouctou, nous devions aller de Bassikounnou à la ville arabe de Bango, située à cinq journées de marche, selon nos renseignements. Mais, comme la contrée à parcourir était infestée de nombreuses bandes d’Oulad el-Alouch, je ne trouvai personne qui voulût m’y accompagner et me louer des chameaux. Je dus donc songer à une autre route. Hadj Ali aurait préféré de beaucoup passer par les villes du Hodh, car il n’y a là que des Arabes, et il ne voulait pas entendre parler des peuples noirs du Soudan, du Ségou, etc. Faute de guide pour aller dans cette direction, il fallut pourtant nous décider à marcher vers le sud, ce qui m’était personnellement fort agréable ; je voulais au moins toucher la limite nord du pays des Bambara, la ville de Sokolo, où se trouvent aussi quelques familles arabes.
A partir d’ici on ne peut plus se servir de chameaux ; on emploie presque exclusivement les bœufs et les ânes au transport des hommes et des marchandises. Quand nous eûmes fait connaître notre résolution d’aller à Sokolo, il se trouva aussitôt quelques hommes qui consentirent à nous louer des bœufs et à nous accompagner. La perspective d’acheter quelques esclaves, dont beaucoup viennent des pays bambara, parut surtout les attirer. D’un autre côté, on me disait que Sokolo était une ville importante, d’où l’on pouvait se diriger facilement dans toutes les directions, surtout chez le sultan Ahmadou, de Ségou. Je louai donc six bœufs pour aller à Kala-Sokolo, qui n’était, disait-on, qu’à trois ou quatre jours de marche ; mais, ayant fait la remarque depuis très longtemps que les renseignements des Arabes au sujet des distances sont inexacts, je ne m’étonnai pas quand, dans la suite, nous mîmes huit jours à faire cette route. Les gens du pays comptent toujours d’après leurs voyages rapides sans beaucoup de bagages, et non d’après les marches plus lentes d’un Européen. En tout cas je fus heureux de ne pas être forcé d’attendre trop longtemps à Bassikounnou, ainsi que je le craignais.
Nos préparatifs de voyage furent assez rapidement faits. Nous devions partir dès le 9 août ; mais, nos conducteurs ne nous ayant apporté les outres que tard dans l’après-midi, il eût fallu bivouaquer à une courte distance de la ville et courir ainsi le danger d’être poursuivis par des voleurs, qui auraient pu nous détrousser pendant la nuit. Nous demeurâmes donc encore un jour à Bassikounnou, de façon à en partir le matin suivant.
En général, l’accueil reçu dans cet endroit avait été froid ; on nous avait laissés en paix, mais on fut évidemment heureux d’être débarrassé de nous. Si le cheikh foulbé avait été encore vivant, je n’eusse peut-être pas pu m’échapper si vite. Les Foulbé du Moassina passant pour fanatiques, j’aurais probablement eu des difficultés avec eux. Mais il n’y avait là aucun chef influent, et le grand cheikh foulbé de Hamd-Alahi n’avait pas connaissance de mon voyage.
Les cinq hommes qui nous avaient loué des bœufs voulurent nous accompagner ; je les payai d’une partie de l’argent qui me restait de Timbouctou, et avec lequel ils ont plus tard acheté des esclaves.
Toute cette entreprise est contre la volonté de Hadj Ali, qui perd ici sa sécurité, à l’endroit où commence le pays des Nègres, et qui ne peut plus en imposer, à sa manière ordinaire, comme chérif et neveu d’Abd el-Kader. Les Nègres de Bassikounnou n’avaient aucune idée de ce dernier, et cela fâchait fort mon compagnon. Suivant ses idées, nous aurions dû, s’il était absolument nécessaire d’aller au Sénégal, passer par Oualata et les villes du Hodh. En effet, ces contrées sont habitées uniquement par des Arabes, ce qui pouvait être, dans certains cas, pour nous, un avantage, et en tous pour Hadj Ali ; de plus, ce plan méritait d’être pris en considération, car il pouvait être mis à exécution facilement et sûrement. Mais, comme je m’étais proposé de visiter une partie des villes des Bambara, des Foulbé et des Fouta, je ne me laissai pas détourner de mon itinéraire. Il est vrai que je dus entendre plus tard d’amers reproches, lorsque, mes compagnons et moi, nous tombâmes gravement malades : mais il était trop tard pour revenir sur nos pas.
Quand tout fut prêt pour le voyage au pays bambara, nous quittâmes le 10 août 1880 Bassikounnou, pour nous diriger vers le sud. Le bagage était réparti sur six bœufs, qui devaient également servir de montures. Outre mon âne, j’en emmenai un second, pour porter différents petits objets que nous devions avoir constamment sous la main.
Les Oulad el-Alouch nous avaient déjà quittés, et le cheikh Boubaker était allé rejoindre sa bande ; peut-être a-t-il regretté longtemps ensuite de ne pas avoir cédé à ses compagnons en nous dépouillant complètement ? Nous avions su nous tirer autant que possible à notre avantage de cette malheureuse affaire, et, si je n’étais arrivé à Bassikounnou en compagnie du cheikh Boubaker, qui sait si l’on m’aurait donné aussi vite des conducteurs et des bêtes de somme ?
CHAPITRE VII
VOYAGE DE BASSIKOUNNOU A KALA-SOKOLO.
Départ de Bassikounnou. — Bœufs de selle et de bât. — Euphorbiacées. — Temps pluvieux. — Le baobab. — Farabougou. — Inondation. — Benitez tombe malade. — Kala-Sokolo. — Ahmadou. — Ségou. — Le chérif de Kala. — L’empire des Bambara. — Curiosité du chérif. — Coquilles de cauris. — Maladies. — Les chanteurs. — Avidité des Bambara. — Industrie. — Le tabac. — Benitez est gravement malade. — Les guides foulbé. — Les curiosités du chérif. — Vengeance du cheikh. — Absence de Juifs espagnols. — Départ. — Climat malsain. — Historique de Kala. — Remarques sur Ahmadou-Ségou et les Nègres bambara.
Notre caravane, au départ de Bassikounnou, se composait, outre mes quatre Marocains et moi, de cinq hommes de la ville, demi-Nègres, demi-Arabes, qui nous avaient loué des bœufs. Mes hommes s’en servaient comme de montures, mais je préférai conserver mon âne. Il est aussi désagréable que peu sûr de monter ces bœufs chargés de ballots de marchandises ; ils portent en guise de selle deux sacs de cuir remplis de foin, placés sur leur dos sans y être attachés ; par-dessus on met la charge, qui pend sur les flancs de l’animal ; enfin le cavalier couronne le tout. Tant que le terrain est complètement plat et découvert, et que les bœufs peuvent marcher tranquillement et à pas réglés, tout va bien ; mais, aussitôt qu’ils s’avancent irrégulièrement ou qu’ils sont arrêtés par les buissons, les bagages entassés sur leur dos tombent souvent, et les cavaliers s’y trouvent fort mal. En outre, ces bœufs ont leurs cornes dirigées en arrière, aussi, quand on est assis trop près du cou, la position devient dangereuse. Enfin ces animaux vont beaucoup plus lentement que les chameaux.
Kala-Sokolo est directement au sud de Bassikounnou ; avant d’y arriver, nous rencontrerons un petit village bambara, nommé Farabougou.
J’ai déjà dit que la nature du sol et de la végétation n’est pas la même dans le pays de Bassikounnou que dans celui de Ras el-Ma. Après avoir quitté la ville, nous trouvons aussitôt une végétation plus riche, parmi laquelle sont surtout à citer des Euphorbiacées charnues, que nous n’avions pas encore vues. Il est vrai que par places le sol est encore un peu sablonneux ; mais il n’en est pas moins couvert d’un épais tapis d’herbes, partout où il n’est pas transformé en champs de sorgho ; le terrain lui-même est très faiblement ondulé, et s’élève peu à peu vers le sud.
Nous sommes obligés d’emporter d’ici quelques outres pleines, car on en est réduit à des dayas isolées, tandis que les rivières n’apparaissent pas encore dans ces contrées. L’eau des étangs situés près de Bassikounnou n’étant pas très bonne, j’en envoyai chercher dans un puits situé dans le voisinage, profond de 30 mètres et de 5 à 6 mètres de circonférence ; mais cette eau était salée. A un mille à l’ouest de Bassikounnou il y a une daya grande et profonde, malheureusement elle était trop éloignée.
Nous quittons la ville à sept heures du matin et avançons lentement vers le sud avec notre caravane de bœufs ; vers midi nous faisons halte, pour marcher ensuite de trois à six heures. A ce moment il faut dresser les tentes, car de lourds nuages d’orage se montrent, et un violent ouragan se déchaîne bientôt. Je suis arrivé presque au début de la saison des pluies, et le premier inconvénient de cette circonstance est que nous rencontrerons plus tard des zones d’inondation fort étendues ; en outre il est malsain de voyager à cette époque, et nous en souffrirons tous.
Le matin suivant, nous partons de bonne heure pour continuer vers le sud par un terrain toujours semblable, couvert d’herbes et de bouquets d’arbres disséminés. La contrée étant complètement inhabitée, nous sommes étonnés de rencontrer un homme qui conduit quelques esclaves bambara ; il vient de Kala, où il les a achetés pour les revendre chez les Arabes. Vers midi nous faisons halte, car nos animaux sont trop fatigués ; mais nous n’avons pas d’eau. Mes gens ont été hier soir très imprévoyants avec la provision emportée, pensant qu’ils rencontreraient bientôt une daya : il n’en a rien été. Aussi, ne pouvant nous installer pour le repos, nous faisons paître un peu nos animaux et repartons vers une heure, par la grande chaleur. Au bout de deux heures de marche seulement nous atteignions l’étang désiré, large mare pleine d’eau trouble et laiteuse : elle n’avait pas du moins l’arrière-goût de l’eau salée du puits de Bassikounnou. Les bœufs étaient extrêmement altérés et il fut impossible de les arrêter. Quand nous arrivâmes près de l’eau, ils s’y jetèrent brutalement et burent à longs traits ce médiocre breuvage.
Nous demeurons auprès de cette daya, nommée Kantoura, et dressons nos tentes. De nouveau le ciel s’est couvert de nuages noirs ; le vent s’élève aussi vers le soir, mais la pluie ne tombe pas.
Nous sommes peu riches en provisions, et notre nourriture quotidienne ne consiste qu’en couscous ou en riz, préparé avec un peu de beurre. Je n’ai pu acheter de moutons à Bassikounnou, car les habitants eux-mêmes n’en ont pas beaucoup ; du reste ils sont chers. La contrée où nous sommes paraît du moins être indemne des brigandages des Arabes, qui ne descendent pas si loin, car ils ne trouvent plus ici de grands troupeaux de bestiaux, comme dans les régions placées au nord. L’altitude est la même qu’à Bassikounnou : environ 270 mètres ; à midi la température s’élève d’ordinaire à près de 30 degrés centigrades à l’ombre, et s’abaisse un peu le matin et le soir.
Le 12 août, vers sept heures du matin, nous quittons la daya, pour marcher vers le sud. A Bassikounnou on m’a dit que Kala n’est qu’à trois jours de marche, mais nous y mettrons probablement le double de temps. En outre je reconnais maintenant que mes guides et mes conducteurs de bœufs n’ont jamais été à Kala et n’en connaissent le chemin que d’une manière générale. Ils ont cherché à se renseigner à Bassikounnou, où personne n’a voulu m’accompagner, et on leur a dit, entre autres choses, que nous devons rencontrer un grand baobab isolé.
Nous marchons de sept heures à midi, vers le sud : la température est élevée, mais un peu adoucie par de faibles souffles de vent. Puis nous dressons nos tentes pour le repos. Lorsque vers trois heures nous voulons continuer la marche et que tout est déjà paqueté et chargé sur les animaux, un ouragan s’élève tout à coup, suivi d’un terrible orage : ils surviennent si subitement, que nous sommes tous complètement traversés. Il est impossible de marcher dans ces conditions ; nous tendons de nouveau les toiles mouillées et restons sur place, pour leur permettre de se sécher. Mais pendant la nuit la pluie tombe encore. C’est un bivouac extrêmement malsain, sur un sol humide et dans des tentes mouillées ; je crains que plus tard nous n’ayons beaucoup à en souffrir.
Le matin suivant, vers neuf heures, nos bagages sont secs et nous pouvons partir ; mais, après une heure et demie de marche seulement, tout le ciel se couvre d’épais nuages d’orage : nous n’avons pas encore fini de tendre nos tentes, qu’une pluie violente et de longue durée recommence. Comme de nouveaux nuages se rassemblent toujours dans le sud, nous ne pouvons songer à aller plus loin, et il faut encore demeurer sous des tentes humides. J’en suis fort contrarié, car je voudrais atteindre aussi vite que possible la ville, où nous serons à l’abri de ces pluies, dans des maisons bien sèches.
Le terrain s’est relevé et atteint une altitude d’environ 300 mètres ; la contrée a un joli cachet de parc : c’est une forêt remplie de clairières, couvertes de gravier de latérite. Elle doit être riche en toute espèce de gibier, mais nous n’en rencontrons pas ; il est d’ailleurs impossible de faire arrêter la caravane pour parcourir les environs : ce serait un jour de perdu, et nous sommes forcés, à cause de nos maigres provisions et du temps pluvieux, de marcher le plus vite possible. Ces pluies continuelles ont déjà eu pour mes gens un fâcheux effet. Hadj Ali ainsi que Benitez se sentent tout à fait mal. Le premier se plaint, en même temps que d’une faiblesse générale, de douleurs d’estomac, suites évidentes de l’eau malsaine qu’il a bue. Chez Benitez se montrent, à cause de ces pluies fréquentes, des symptômes de fièvre. Je suis forcé d’entendre des reproches au sujet de mon refus de prendre le chemin du désert par Oualata. Je ne pouvais répondre qu’en rappelant le but de mon voyage qui m’obligeait à parcourir les contrées les moins fréquentées, et les dangers dont nous aurait menacés dans les pays au sud de Oualata une population arabe de rôdeurs et de pillards. Sur cette route, au contraire, dès que nous aurons atteint Kala, nous pénétrerons dans des contrées peuplées, et pourrons chaque soir nous arrêter dans un village. Je dois l’avouer, j’aspirais ardemment à ce moment : ce bivouac durant des semaines en plein air, cette vie pure et simple de l’homme des bois, deviennent insupportables, et l’on aspire à se retrouver dans des demeures humaines.
Une sorte de mécontentement et de découragement apparaît chez mes compagnons, et se trouve encore accrue par ce fait, que nous remarquons chez nos guides une grande ignorance du chemin ; nous n’avons, il est vrai, qu’à marcher toujours vers le sud, pour arriver enfin dans une localité bambara, mais cela pourra durer longtemps. Je ne puis les consoler qu’en leur faisant espérer en l’avenir, en notre prompte arrivée chez les Français, etc. Mais je sais mieux que mes gens ce que nous aurons encore de difficultés à vaincre.
Le 14 août nous avançons encore un peu vers le sud ; pendant la nuit il n’a pas plu, mais, quand nous nous levons le matin, le ciel est complètement couvert, et nous attendons plusieurs heures que le temps se soit un peu assis. Vers dix heures nous pouvons partir, pourtant dès midi mes gens ne veulent plus avancer ; notre marche se fait donc très lentement, et nos vivres nous causent de grands soucis. Les conducteurs de bœufs ont emporté pour eux de Bassikounnou une sorte de farine de semoule, qui est presque complètement épuisée, aussi ils ne mangent plus qu’une fois par jour. Il me faut finalement leur donner encore un peu de nos provisions, déjà si minces et quoique nous n’en ayons plus que pour trois ou quatre jours.
Nous parcourons aujourd’hui une forêt très épaisse, dans laquelle il est difficile aux animaux d’avancer ; la latérite apparaît toujours plus abondante.
Vers trois heures nous levons les tentes pour marcher comme toujours vers le sud ; mais dès cinq heures nous faisons halte, après avoir atteint une grande daya. Un peu auparavant, nous avons vu le baobab géant dont j’ai parlé, magnifique arbre d’environ 6 mètres de tour, et qui produit une grande impression par son apparition isolée au milieu de buissons bas et de petits arbres. Comme je l’ai dit, il sert de repère aux caravanes, et indique à peu près le milieu du chemin entre Bassikounnou et Kala. Nous avons plusieurs fois perdu notre route, et nous avons erré dans les bois ; sans quoi nous aurions atteint cet arbre depuis longtemps. A partir de Bassikounnou on voit des sentiers frayés par des animaux de charge et que nous avons naturellement pris ; mais, quand la contrée est devenue plus boisée, ces traces se sont perdues : nous avons fréquemment suivi de fausses pistes de bœufs, qui nous ont écartés de la direction principale. Il a fallu, par suite de ces circonstances et des pluies fréquentes, cinq jours pour atteindre uniquement ce baobab.
Le 15 août se passe sans pluie. De sept heures du matin jusqu’au soir nous errons dans les bois épais, sauf pendant deux heures ; nous conservons en général la direction du sud, mais les traces de chemin se sont perdues. Mes gens espèrent en vain atteindre un village bambara ; à la fin nous sommes si épuisés que nous faisons halte vers cinq heures du soir au milieu de la forêt, et y dressons les tentes. Notre nourriture est fort maigre ; nous sommes forcés d’attacher nos bœufs et nos ânes pour les empêcher de s’écarter, de peur des lions. Quoique nos conducteurs aient entretenu du feu toute la nuit, aucun de nous ne peut dormir ; pour la première fois depuis le début de notre voyage, nous avons à souffrir des moustiques.
Pendant la nuit mes gens prétendent avoir entendu des coups de fusil, provenant sans doute de chasseurs ; le matin suivant, nous partons dans leur direction. La forêt est très épaisse et nous avons peine à la traverser avec nos bœufs chargés ; de place en place apparaissent des élévations formées de latérite. Mais, à mesure que nous avançons vers le sud, la forêt tend à s’éclaircir, et elle prend bientôt le caractère d’un parc, avec de vastes clairières découvertes, des groupes de buissons et quelques grands arbres, baobabs ou arbres à pain de singe : c’est un terrain de chasse favorable sous tous les rapports. Après avoir erré plus de quatre heures dans une direction plus ou moins arrêtée, nous voyons enfin de loin les hautes tiges de champs de sorgho, qui nous annoncent la présence d’un lieu habité dans le voisinage ; nous remarquons bientôt les rares traces d’un chemin frayé, et, en le suivant, nous atteignons, après une heure et demie de marche, les premières maisons de la petite ville de Farabougou. Barth, dans l’un des nombreux itinéraires qu’il a recueillis par renseignements, indique également cet endroit comme se trouvant sur la route de Oualata à Sansandig.
Farabougou est une petite bourgade composée de maisons d’argile, et à peine aussi grande que Bassikounnou. Les habitants sont des Nègres bambara, dont une petite partie seulement a embrassé l’Islam ; le reste est païen, c’est-à-dire ne s’inquiète absolument pas de ce qui ressemble à une religion. Même les Bambara que les guerres de Hadj Omar ont convertis de force à l’Islam sont des croyants extrêmement tièdes ; ils font à peine leurs prières une fois par jour. Les Bambara ordinaires n’entendent pas l’arabe, et, en dehors de : Allah Kebir !, ils ne savent à peu près rien des enseignements de Mahomet.
A la tête de la ville sont deux frères, dont l’un a préféré devenir Mahométan, tandis que l’autre est demeuré païen. Aussi l’autorité demeure-t-elle aisément dans la famille ; l’un des frères a pour amis les Nègres bambara convertis, l’autre les Infidèles sans aucune croyance : de sorte que les deux partis vivent en paix l’un près de l’autre et se livrent à leur seule occupation, le commerce des esclaves.
Comme partout dans les villes de ces contrées, beaucoup d’Arabes se sont fixés ici ; l’un d’eux est un parent éloigné d’Abadin, dont la considération en cet endroit est fort grande ; quand nous déclarons venir d’auprès de lui, nous sommes généralement bien accueillis. Nos tentes sont dressées hors de la ville, et bientôt arrivent de nombreux curieux. Vers le coucher du soleil, les esclaves reviennent des travaux des champs et s’arrêtent étonnés devant ces tentes étrangères. L’un des cheikhs apparaît aussi, et, peu après, chacun des deux frères nous envoie un mouton comme cadeau d’hospitalité. Mais ils demandent en échange de si grands présents, que Hadj Ali, fort mal disposé surtout pour cette incrédule population bambara, entre dans la plus violente colère et maudit en termes énergiques ces Nègres grossiers, « qui ne croient ni en Dieu ni en son Prophète ». A la fin nous envoyons un peu d’étoffe et quelques sabres comme présents, en déclarant n’avoir rien de plus. On fut très mécontent de cette réponse, et l’on nous négligea de toute manière. La population nègre, et surtout la partie la plus jeune, se comporta d’une façon importune et insolente, et, si nous n’avions eu dans notre compagnie quelques Arabes de l’endroit, nous aurions été exposés à toute espèce de scènes désagréables.
Comme je l’ai dit, de grands champs de sorgho entourent la ville, et en outre nous vîmes des troupeaux assez importants de bœufs, de moutons et de chèvres, ainsi que beaucoup de chevaux et d’ânes. Cette localité paraît être aisée ; la population doit compter plusieurs milliers d’âmes, y compris les nombreux esclaves.
Tout près de la ville sont plusieurs grandes dayas, qui ont de l’eau toute l’année. On rassemble ici, au moment de la floraison, les semences des herbes et l’on s’en sert comme moyen d’alimentation. A différents endroits situés en dehors de la ville, je remarquai des femmes occupées à promener dans les herbes un appareil ingénieusement construit pour recueillir les semences. Il consiste en une corbeille avec une quantité de petits bâtons, placés les uns près des autres en forme de herse : en la promenant dans l’herbe, un mouvement habile de l’ouvrière y fait tomber les semences des tiges.
Mes gens de Bassikounnou étaient fort joyeux de pouvoir enfin manger à leur faim de la viande ; je leur en fis donner autant qu’ils voulurent, pour les tenir en bonne humeur. Hadj Ali et Benitez étaient assez mal disposés : le premier à cause des Nègres grossiers et incrédules, auxquels il importait peu qu’il se fît passer ou non pour un chérif et un neveu d’Abd el-Kader et qui ne connaissaient que leur maître fanatique et pillard de Ségou ; Benitez se trouvait décidément très mal depuis plusieurs jours. Je croyais même avoir remarqué que ce changement remontait à notre surprise par les Oulad el-Alouch ; cet incident avait causé sur lui une profonde impression, et en outre l’humidité du climat lui avait donné des symptômes de fièvre.
Il fallut faire veiller pendant la nuit quelques-uns de nos guides, car la population bambara passe pour adonnée au vol, surtout quand tant d’esclaves se trouvent réunis.
Pendant la nuit suivante il plut encore très fort, ce qui ne nous empêcha pas de partir le matin du 17 août à sept heures, pour atteindre enfin Kala et pouvoir habiter dans une maison sèche. Mais quel chemin parcourons-nous ! Le terrain, presque sans aucune pente, était devenu un étang, à la suite des pluies fréquentes des derniers temps ; les animaux marchaient constamment dans l’eau et s’y abattaient souvent. C’était toujours une tâche extrêmement pénible que de remettre sur pieds des animaux chargés d’un lourd bagage. Pendant longtemps il fallut que nous marchâmes nous-mêmes dans l’eau jusqu’aux genoux, parce que les bœufs ne pouvaient plus nous porter ; mon âne surtout s’enfonça si profondément dans la boue, qu’il était incapable d’avancer ou de reculer. Nous passâmes ainsi près de quatre heures avant d’atteindre un terrain plus élevé et d’arriver à un petit village, où nous demeurâmes quelque temps afin de nous sécher. Ce fut une journée terrible, surtout pour Benitez, déjà malade. Les champs de sorgho, qui étaient aussi en partie sous l’eau, s’étendent au loin vers le sud, et nous marchâmes longtemps dans cette inondation. Vers trois heures nous quittions notre lieu de halte, où nous avions remis nos bagages en ordre et où nous nous étions reposés aussi bien que possible ; après plus de trois heures de marche, nous entrions dans Kala-Sokolo. Le terrain, devenu plus élevé, était sec en très grande partie.
De Bassikounnou au point où nous étions, on constate la présence d’une pente ascendante constante, quoique fort peu sensible. La première ville a environ 270 mètres d’altitude, tandis que la contrée située entre Farabougou et Kala en a 320 ; pendant ces derniers jours, la température, supportable, rarement atteint 30 degrés centigrades. La petite ville de Farabougou est la localité la plus septentrionale du grand empire bambara, qui aujourd’hui est gouverné de Ségou par le sultan Ahmadou, l’aîné des fils de Hadj Omar ; autant que j’ai pu le savoir, à Kala on était peu satisfait de cet étranger (c’est un Fouta en effet) et de ses expéditions de pillard.
Séjour à Kala. — Les champs de sorgho qui entourent la ville s’étendent pendant des heures, et, quand nous vîmes les premiers indices de culture, nous respirâmes plus légèrement, comptant sur un accueil pacifique. On nous avait dit qu’un chérif arabe se trouvait dans la ville, et Hadj Ali tenait naturellement à ce que nous réclamions son hospitalité et non celle du cheikh bambara. Le chérif nous accueillit du reste très amicalement. C’était un homme maigre, d’environ cinquante ans, aux cheveux noirs et touffus, vêtu simplement de la toba bleue ordinaire ; il souffrait un peu de rhumatismes aux jambes. Il nous donna une petite maison, construite en argile comme toutes les maisons de Kala ; mais elle avait un porche couvert en paille, formant en quelque sorte une véranda.
Kala, comme les Arabes nomment la ville, ou Sokolo, suivant la dénomination des Bambara, est d’étendue assez considérable et doit compter au moins 6000 habitants, Nègres bambara pour la très grande partie. Une petite colonie d’Arabes venus du Hodh s’y est également fixée.
Les rues de la ville sont relativement larges, mais irrégulières ; outre les maisons d’argile battue se trouvent aussi de nombreuses huttes en paille et en roseau, placées surtout autour d’une rue très large, ressemblant à une place et dont le niveau est un peu plus bas que ma maison ; elle n’est habitée uniquement que par la population noire.
Comme je l’ai dit, l’agriculture est en honneur à Kala, et des champs de sorgho très étendus l’entourent ; tout près d’elle sont de grandes dayas qui ont toujours de l’eau, et vers l’une desquelles se trouvent trois arbres gigantesques.
Quand le cheikh bambara apprit que des étrangers étaient arrivés chez le chérif, il envoya aussitôt un de ses neveux pour visiter nos bagages ; il fallut vider complètement chacun de nos sacs et montrer ce que nous possédions. On nous dit que c’était afin de voir les marchandises soumises à des droits de douane, certains articles de commerce payant ici, à leur entrée dans le pays bambara, des droits d’importation. Comme nous n’en avions pas, l’envoyé du cheikh s’éloigna ; mais néanmoins il avait vu ce que nous portions avec nous et ce qui, à l’occasion, pourrait servir de présents. La fureur de Hadj Ali reprit à ce propos, et il déplora, de la façon la plus vive, d’être venu chez ces grossiers Infidèles.
Nous étions entièrement nourris dans la maison du chérif, c’est-à-dire que deux fois par jour on nous apportait un plat rempli de riz au beurre, dans lequel étaient placés de petits morceaux de viande de bœuf. C’était une alimentation peu substantielle, mais nous ne pouvions nous procurer mieux. Le peu de pièces d’étoffe et les quelques douros que je possédais encore étaient réservés pour payer la location d’animaux de charge ; en outre, Hadj Ali désirait que nous n’achetions pas de viande fraîche, afin d’éviter les apparences de la richesse. Mais je ne pus pourtant me dispenser d’échanger des œufs et des poulets contre des coquilles de cauris. Un œuf coûtait cinq cauris ; un poulet, de 30 à 40, selon la grosseur.
Abdoullah (Benitez) est très malade et ne peut absolument plus rien manger depuis plusieurs jours ; son teint est livide, il a maigri et passe toute la journée étendu sur une natte, morne et apathique. J’ai de lui les plus tristes pronostics. De plus, mes autres compagnons tombent malades et j’ai constamment à entendre des reproches.
Les Arabes du pays ne paraissent pas très pieux, car ici le Kerim n’est pas du tout observé. Par bonheur nous avons encore un peu de thé, mais pas de sucre, et le chérif, qui passe chez nous toutes ses journées, boit du thé avec plaisir et fume en même temps. Quand nous l’interrogeons à ce sujet, il répond qu’il est malade et que dans cet état il peut tout se permettre. Le chérif, qui sait que je suis Chrétien, mais ne s’en émeut en aucune façon, est fort avide de s’instruire, et chaque jour il nous interroge sur tous les sujets. Je suis forcé de lui peindre l’état politique de l’Europe ; il me demande des nouvelles géographiques et désigne lui-même grossièrement sur le sable les côtes du nord de l’Afrique, en se servant d’un bâton : il indique même, d’une manière exacte en général, la situation de chaque pays. Il veut voir ce qu’est notre écriture, et je dois lui écrire quelque chose ; il demande que je lui parle allemand, pour qu’il sache comment sonne cette langue : bref, il veut s’instruire de toute façon.
J’avais à payer aux conducteurs de bœufs de Bassikounnou le reste de la somme convenue, et ils le réclamèrent en cauris. Le chérif s’occupa de faire échanger de l’étoffe contre ces coquillages et m’en apporta 12000 en échange d’une pièce de guinée ; pour un douro d’Espagne je n’en reçus que 3500. Il est possible que le chérif ait un peu gagné à cette affaire, dont il ne voulut laisser le soin à personne : mais cela n’a pu être bien considérable.
Nous discutâmes alors sérieusement la question du reste du voyage. Lors de notre séjour à Bassikounnou nous avions formé le plan d’acheter des bœufs à Kala pour atteindre lentement le Sénégal, en marchant de village en village, sans dépendre de personne. Mais le chérif nous en dissuada vivement. Si les Bambara s’apercevaient, pensait-il, que j’avais encore beaucoup d’argent, ce qui aurait lieu forcément si j’achetais des bœufs, dont chacun coûterait au moins de 40000 à 50000 cauris, la cupidité du cheikh serait éveillée ; de plus, nous ne serions pas en sûreté en route. On nous reconnaîtrait au premier abord pour des étrangers et l’on ne se ferait aucun scrupule de nous voler nos animaux. Le plus sûr serait donc de louer quelques bœufs aux habitants de Kala pour aller à la première ville importante ; nous aurions ainsi un certain nombre de conducteurs et de guides qui s’occuperaient des animaux. Ces conseils furent naturellement de mon goût, mais il fut difficile de trouver des conducteurs. Un homme se déclara prêt à me louer des bœufs pour aller à Goumbou si je lui payais 36000 cauris par animal ; je ne pus déférer à des exigences aussi impudentes.
Le 19 août tous mes compagnons étaient alités : Benitez très fortement atteint, les autres moins ; les douleurs d’estomac, le froid et l’humidité les avaient tous attaqués, et j’eus moi-même à réagir vigoureusement pour ne pas tomber sérieusement malade. Par malheur, nous manquions de tout : le café, le vin, le sucre, le tabac étaient épuisés depuis longtemps, et il ne me restait qu’un peu de thé vert, qui devait durer encore quelques jours. Comme médicaments, je n’avais plus que de la quinine ; mes purgatifs, mes vomitifs, ma poudre de Dower étaient en général détériorés par l’eau ; je n’avais sauvé qu’un peu d’émétique et j’en donnai à Hadj Ali ; après l’avoir pris, il se sentit un peu mieux. Kaddour, le Marocain, jadis si vigoureux et d’une santé si robuste, dut aussi se coucher, et j’eus une nuit sans sommeil.
Le cheikh des Bambara exigeait des présents, sans m’avoir rien donné, et il voulait en recevoir beaucoup : une toba brodée de Timbouctou, des couvertures de laine, de l’étoffe, etc., tout lui convenait. La colère de Hadj Ali le reprit à cette exigence d’un Infidèle, mais il fallut pourtant lui envoyer quelque chose. Voyant que nous avions peu à lui donner, il se déclara momentanément satisfait.
L’institution des chanteurs de cour (griot) existe déjà ici. Ce sont des gens qui se tiennent constamment parmi la suite du cheikh, sont nourris par lui et doivent chanter les louanges de leur maître dans les circonstances convenables, pendant les repas et surtout quand il y a des étrangers dans la ville. Un de ces poètes de cour vint également nous éveiller dès le matin à diverses reprises. Après avoir célébré les vertus de son maître en termes peu harmonieux, pour lesquels il s’accompagnait d’une sorte de guitare, il nous chantait aussi, nous estimant heureux d’avoir accompli sans malheur notre grand voyage, et ne partait pas d’ordinaire sans avoir reçu un présent de cauris. Ces gens-là ne paraissent pas estimés par les Arabes, car le chérif renvoya durement à diverses reprises cet acharné mendiant. Les griots doivent aussi accompagner leur maître quand il entreprend des expéditions de guerre ou de pillage, et encouragent leurs compagnons par des chants. Ils paraissent en même temps servir d’espions, et je suppose que ces griots venaient nous voir pour se renseigner sur tout ce qui nous arrivait. Le cheikh éprouvait une grande défiance envers nous et le chérif ; il était courroucé de voir ce dernier, et avec lui, par suite, la colonie arabe, nous protéger et nous soutenir de toute façon : il supposait que nous avions fait au chérif un gros présent d’or ou d’argent, qui lui avait été ainsi enlevé, à lui le cheikh du lieu. Je m’apercevais déjà que les relations avec les Bambara sont difficiles ; ce sont des gens farouches et cupides, qu’ils appartiennent ou non à l’Islam.
Le 22 août nous avions le soir un violent orage ; tous mes compagnons étaient encore étendus malades ; le petit Farachi s’occupait seul et avec peine du ménage. Le chérif avait également fait dire qu’il était souffrant ; ses douleurs rhumatismales semblaient s’accroître avec les pluies. Aussi étions-nous dans une fâcheuse disposition d’esprit.
Il est difficile de trouver des gens qui consentent à nous accompagner et à nous louer des animaux ; le cheikh de l’endroit m’est évidemment hostile ; nous sommes tous malades ; nos ressources sont extrêmement limitées ; nous n’avons aucun aliment européen et en sommes réduits au plat de riz de notre hôte, quoiqu’il continue à être très bien disposé pour moi : son riz est rarement remplacé par un couscous de sorgho à peine mangeable ; toutes ces causes, accompagnées des reproches constants de Hadj Ali, qui me demande toujours pourquoi je n’ai pas voulu passer par Oualata, m’émeuvent beaucoup et je crains de tomber malade moi-même.
A Kala il n’y a presque aucune industrie ; un de nos visiteurs est pourtant habile ouvrier en fer. Il fabrique surtout de petits poignards élégants avec des fourreaux de cuir ; d’ordinaire, leurs lames sont ornées d’inscriptions et d’arabesques, de même que les pipes dont j’ai parlé. Leur fourneau est en bois teint en noir et garni de petits anneaux d’argent incrustés ; leur bout, qui est long, est en tôle. On fume beaucoup ici, surtout un tabac indigène très fort, auquel je ne pus m’habituer. Il peut être bon, mais ces gens ne savent pas le préparer. Je constatai également ici une coutume que j’avais observée ailleurs : avant de bourrer le tabac dans la pipe, on l’enduit de beurre ! J’avais vu déjà une fois, dans l’oued Draa, et sans vouloir en croire mes yeux, le cheikh Ali rouler son tabac dans du beurre et le bourrer ensuite dans sa pipe ; ce procédé donne au tabac un goût et une odeur extrêmement forts, et même répugnants, impossibles à supporter pour un étranger. Le tabac à priser n’est pas inconnu, mais je l’ai trouvé plus en usage à Timbouctou et Araouan ; c’est une poudre jaune, très énergique, que l’on conserve dans de petites boîtes élégantes en cuir.
Cependant je cherchais à poursuivre, du mieux possible, les négociations pour la continuation du voyage. D’après tout ce que j’entends, le mieux est d’aller au bourg de Goumbou, à environ six jours de marche, et là de louer de nouveaux animaux. Le 22 août le chérif me fait dire qu’il a loué quatre bœufs pour moi de quelques Foulani, qui se déclarent prêts également à m’accompagner à Goumbou ; deux jours après, ces gens retirent leurs promesses, de sorte que je suis constamment dans l’incertitude.
Un Arabe, très fin, de Kassambara, un peu au sud-ouest de Oualata, s’est montré pour nous un ami de la maison ; je me donne beaucoup de peine pour l’engager à faire avec nous le voyage de Médine sur le Sénégal ; je lui promets de fortes sommes ; il refuse, en apparence à cause de sa femme. Par contre, il réussit à nous soutirer une quantité de petits présents, en échange de renseignements et de promesses de tout genre, qui n’eurent plus tard pour nous aucune utilité.
Le 24 août Hadj Ali se sent un peu mieux et se lève ; Benitez a pu prendre, lui aussi, hier, pour la première fois depuis huit jours, un peu de nourriture ; pourtant il a le délire, et ne peut rester debout ; quand il quitte la hutte, deux hommes doivent le conduire, et il tombe d’ordinaire sur les genoux au bout de deux pas ; sa tête s’incline et il demeure sur place. C’est une triste vue que celle d’un homme aussi fort et aussi jeune en pareil état, sans que nous ayons quoi que ce soit pour le guérir. Abdoullah éveille la compassion même de nos visiteurs de Kala, mais ils n’ont rien contre une pareille maladie, qui semble être une fièvre typhoïde et dont les habitants du pays ne sont jamais atteints. Je crois que des déplacements seraient le meilleur des remèdes, pourtant il m’est impossible d’emmener un pareil malade.
Le 25 août Hadj Ali est de nouveau atteint ; je ne me sens pas bien moi-même : de sorte que le petit Farachi est seul en assez bonne santé. Le chérif vient ce jour-là ; il boite fortement et se plaint beaucoup de ses rhumatismes. Le soir il nous envoie un peu de lait frais, qui nous fait beaucoup de bien. Je regrette vivement de ne pouvoir user plus souvent de cet excellent aliment ; les habitants ont leurs troupeaux en dehors de la ville ; quelques chèvres seulement y reviennent le soir des pâturages.
Les jours suivants se passent dans une monotonie insupportable ; aucun de nous n’est bien portant, et chacun attend avidement le jour du départ. Nous avons fréquemment des pluies pendant la nuit, souvent aussi pendant le jour ; du reste, nous sommes en pleine saison pluviale. Mon malaise s’accroît et j’ai des symptômes analogues à ceux d’Abdoullah : tête lourde, faiblesse dans les membres, manque d’appétit. Abdoullah s’est remis pendant les derniers jours de notre passage à Kala, au point de pouvoir se tenir debout et de faire péniblement quelques pas.
Le 28 août le chérif a définitivement conclu avec les Foulbé ; ils iront avec nous jusqu’à Goumbou et nous loueront six bœufs de charge. Pour moi, je me servirai de mon excellent âne de Timbouctou, qui m’est aujourd’hui fort utile, car à son défaut j’aurais dû louer un bœuf de plus, ce qui m’eût été difficile ; j’ai eu déjà assez de peine et de dépenses à en réunir six. Il est entendu que les Foulani seront payés à Goumbou : j’achèterai là, contre quelques anneaux d’or que j’ai encore, de l’étoffe bleue qui, dans ce pays, est partout acceptée comme moyen de payement.
Je ne comprends pas pourquoi les habitants se décident si difficilement à se diriger vers l’ouest ; pour aller au sud, vers Sansandig, Ségou, etc., j’aurais facilement trouvé des guides, mais je ne veux pas prendre cette direction, parce que je crains que le climat ne soit encore pire dans le voisinage du Niger. D’ailleurs le sultan Ahmadou de Ségou n’a pas une bonne réputation. Si alors j’avais su que l’expédition française de Galliéni se trouvait dans ce pays, j’aurais probablement pris cette direction ; n’ayant reçu sur les événements qui se passaient à Ségou que des nouvelles tout à fait vagues, et que je devais accueillir avec une grande défiance, je préférai m’en tenir à mon premier plan, c’est-à-dire aller à Médine.
Pendant les derniers jours de mon passage à Kala, le chérif me tourmenta fort pour avoir des médicaments. J’en avais une certaine quantité, mais ils étaient généralement gâtés : il voulut pourtant avoir de tous ; je lui donnai finalement une certaine quantité de poudre de quinine, ainsi que du sulfate de soude et un grand flacon de poudre de riz, qui s’était merveilleusement conservé ; enfin il me demanda de quoi écrire. Il n’avait jamais vu de plumes de fer, et je dus lui en laisser, ainsi qu’une paire de lunettes ; bref, je lui remis tout ce dont je pouvais me passer. Il enveloppa avec soin chacun de ces objets, et écrivit pour chacun une étiquette en arabe. Il m’apporta une fois sa caisse de curiosités, où se trouvaient de l’or, de l’argent et des pierres précieuses, ainsi qu’il me le dit mystérieusement. Mais l’or et l’argent étaient de la pyrite de fer ou du minerai de plomb, et les pierres précieuses des cristaux de quartz.
Le chérif possédait une jolie pipe, qui avait depuis longtemps éveillé ma curiosité et le désir de la posséder. Elle avait la même forme que celle en usage chez nous, mais son fourneau, au lieu d’être en bois, était en pierre creusée. Quoique je ne l’aie vue que très rapidement, cette pierre me parut être de la néphrite. Le chérif y attachait un grand prix et ne voulait s’en séparer en aucun cas ; son grand-père l’avait trouvée dans un voyage à travers le Sahara, du Maroc au pays d’el-Hodh. Ce serait donc l’une des rares trouvailles de néphrite que l’on connaisse en Afrique. Si j’avais pu offrir beaucoup en échange, j’aurais peut-être décidé le chérif à me la céder.
Ce chérif nous a rendu de très grands services ; c’était un homme intelligent et aux aspirations élevées : malgré son éloignement du monde civilisé et sa situation dans cette petite ville bambara, il s’était fait une idée plus exacte des puissances chrétiennes que beaucoup d’Arabes et de Maures habitant à peu d’heures des grands États de l’Occident. Je dois le dire à l’avance, j’appris, après avoir quitté Kala depuis quelques semaines, que le cheikh bambara de Sokolo lui avait enlevé la plus grande partie de ses biens, et même avait voulu le chasser de la ville. Il lui reprochait son hospitalité pour un Chrétien, qui avait donné à lui cheikh des présents minimes, alors qu’il en avait fait probablement de très importants au chérif. Cette nouvelle nous fut donnée par plusieurs personnes avec une telle précision, qu’elle pourrait bien avoir quelque fondement : je serais fort peiné que, par suite de l’amitié que m’avait montrée ce chef, une telle injustice eût été commise envers lui.
Je n’ai jamais pu voir ce cheikh bambara, mais ses parents et ses fidèles vinrent plusieurs fois nous visiter. Du reste, les gens dominant à Kala paraissent ne pas être des Bambara ; beaucoup sont évidemment des Fouta, c’est-à-dire des favoris et des créatures du sultan de Ségou, qui les a placés ici. Les Fouta ont un extérieur beaucoup plus intelligent que les Bambara.
En dehors de ces derniers et des Arabes, il y a aussi une certaine quantité de ces Nègres assouanik, qui avaient jadis fondé un royaume particulier ; je reviendrai sur ce qui les concerne à propos des localités qu’ils habitent.
Tandis que, dans ses migrations, l’Arabe a pénétré profondément dans le Soudan, le Juif espagnol paraît n’avoir pas dépassé Timbouctou ; en tout cas il n’y en a aucun dans les pays bambara ; plus à l’ouest, les Juifs voyagent probablement davantage vers le sud, et, comme quelques-unes de leurs familles doivent se trouver à Oualata, il n’est pas impossible qu’elles se soient étendues jusque dans certaines villes du Hodh.
Kala n’est pas aujourd’hui un centre de commerce important ; on y vend surtout des esclaves ; peut-être envoie-t-on de là un peu de sorgho au nord, dans les pays pauvres en grains ; le riz est peu cultivé et même doit être apporté du dehors. On ne trouve à acheter ici qu’en petite quantité des noix de gourou (kola) ; l’or n’existe absolument pas : en guise de monnaies, il ne circule que des étoffes, des coquilles de cauris et du sel.
Hadj Ali est fort heureux de quitter les Bambara ; il ne se sent pas en sûreté chez eux et demande uniquement à se rendre dans des pays où l’Islam soit la religion de tous et où chacun parle arabe, s’il est possible. Il a l’espoir qu’on y respectera sa qualité de chérif, contrairement à ce qui se passe ici.
Les adieux de notre ami le chérif de Kala sont très affectueux ; il nous souhaite tout le bonheur possible et recommande plusieurs fois à nos guides foulani de s’occuper de nous ; il me donne également des lettres de recommandation pour un de ses correspondants de Goumbou.
Nous n’étions pas, il est vrai, en parfait état de santé en quittant la ville bambara, mais un plus long séjour n’eût servi de rien, et je tenais toujours les déplacements fréquents pour le meilleur remède. Les pluies, nombreuses et violentes, supportées sur le chemin de Bassikounnou à Kala, le séjour dans des tentes humides sur un sol détrempé, et la marche par un pays inondé, enfin, et surtout, de mauvaise eau : toutes ces causes nous ont atteints plus ou moins profondément. Du reste la situation de Kala ne paraît pas saine, quoique la ville soit à environ 320 mètres d’altitude, fort loin du Niger, déjà sur le plateau, et non dans la zone d’inondation du fleuve ; le chérif lui-même se plaint d’y être souvent malade. Le manque d’eau courante y est très sensible, et celle des dayas est corrompue par de nombreuses matières organiques en décomposition, ce qui la rend nuisible. Seuls les Nègres peuvent la supporter, parce qu’ils y sont habitués dès l’enfance.
Le 30 août nous quittons Kala-Sokolo : avant de continuer la description de notre route, je puis dire quelques mots des Bambara en général.
La ville de Kala est très ancienne, car, suivant toute vraisemblance, c’est la même Kala qui formait jadis un petit royaume indépendant, et ensuite une des trois grandes subdivisions du royaume du Mellé, puissant pour un temps. Le plus grand roi de ce royaume, Mansa Mouça (Kounkour Mouça), monta sur le trône en 1311, et donna à son pays un développement considérable, de sorte que, suivant l’expression du vieux géographe Ahmed Baba, dont j’ai parlé, il possédait une puissance d’attaque sans mesure et sans limite. Ce roi soumit les quatre grands pays de la partie occidentale du Soudan, c’est-à-dire le Baghena, le Sagha ou Tekrour occidental, avec le Silla, et enfin Timbouctou et le Sonrhay. Politiquement, le Mellé était divisé en deux parties, nord et sud, séparées par le Niger ; au point de vue des nationalités, le Mellé formait trois grandes provinces : celles de Kala, de Bennendougou et de Sabardougou, chacune avec douze vice-rois. Celui de la province de Kala était nommé Ouafala-ferengh. Sous le nom de Kala on comprenait également la province et la ville de Djinnir, le long de la rive nord du fleuve, comme les villes de Saré et de Samé (Barth). Les habitants du Mellé faisaient partie du puissant peuple des Mandingo, qui ont eu une grande influence dans cette partie de l’Afrique jusqu’à ce que les Foulbé ou Foulani y arrivassent et s’y établissent de telle façon qu’on doit les regarder aujourd’hui comme le peuple le plus important du Niger moyen. Les Bambara, demeurés longtemps païens, sont des congénères du peuple mandingo. Le chef fanatique des Fouta dont j’ai parlé, Hadj Omar, soumit tous les districts bambara et s’établit fortement à Ségou, dont il fit la capitale du pays. Après sa mort, le pouvoir passa au sultan actuel, Ahmadou, l’aîné de ses fils, tandis que les deux autres, Aguib et Bechirou, lui servent de vice-rois dans les villes de Nioro (Rhab) et de Kouniakari, dont je parlerai plus tard. Si les Français réussissent à établir leur influence jusqu’à Ségou, le pays bambara est appelé à être plus en évidence que ce n’a été le cas jusqu’ici. Nous aurons l’occasion de revenir sur les Bambara en parlant de ces tentatives d’expansion et des chemins de fer projetés au Sénégal.
Les Bambara appartiennent à une peuplade nègre assez laide, et qui n’a jamais atteint un développement particulier. Ils se trouvent dans un état de démoralisation et d’abêtissement, par suite du commerce d’esclaves qu’ils font depuis de longues années ; récemment survinrent les guerres de conquêtes de Hadj Omar, qui voulut en faire des Musulmans et leur livra des combats sanglants, signalés de part et d’autre par la plus grande cruauté. L’esclavage existe encore, comme on sait, dans tous les États mahométans du nord de l’Afrique, et le pays des Bambara est celui qui fournit le plus d’esclaves. Chaque année des marchands du Maroc le parcourent pour en acheter ; les esclaves parviennent aussi dans le nord par l’intermédiaire de marchands de Timbouctou et d’Araouan.
D’un côté les Bambara sont mécontents du gouvernement d’Ahmadou à Ségou ; de l’autre, ils mettent obstacle aux tentatives des Français pour s’y établir et y organiser un meilleur état de choses. Les dernières expéditions françaises, celles de Galliéni et du colonel Derrien, ont eu beaucoup à souffrir des attaques des Bambara.
Ce sont surtout des explorateurs français qui ont visité le Ségou et les pays bambara. Mungo Park a donné le premier une relation détaillée de son voyage dans ces contrées ; puis vint en 1860 l’importante exploration de Mage et Quintin, qui nous fit connaître le Ségou, et surtout Hadj Omar et l’aîné de ses fils, Ahmadou ; Raffanel avait visité avant Mage, vers 1840, le pays de Kaarta.
Mage fut presque obligé d’accompagner Ahmadou dans une expédition contre des tribus bambara révoltées. Plus tard Galliéni, Soleillet, Derrien et d’autres, tous plus ou moins munis de missions officielles du gouverneur du Sénégal, ont parcouru ces pays. Il est, en effet, de la plus grande importance pour cette colonie d’entrer en relations suivies avec le royaume bambara de Ségou, afin d’établir une communication entre le Sénégal et le Niger. Aujourd’hui, comme on sait, on s’en occupe très sérieusement (1884).
Tous les voyageurs qui ont vu le Ségou sont d’accord sur ce point, qu’Ahmadou ne possède pas la puissance et la considération de son père Hadj Omar et que, sinon avant sa mort, du moins aussitôt après, la domination de cette famille fouta sur les Bambara prendra fin. Ahmadou n’a pas su se ménager de partisans fidèles ; il passe également pour avare et a, dit-on, entassé d’énormes quantités d’or dans son palais. Nous avions déjà entendu raconter à Timbouctou les histoires les plus fabuleuses sur cette richesse, parée avec une véritable exagération orientale. Hadj Ali croyait ces racontars sur parole et se mettait en colère quand je déclarais exagérés ou faux tous les récits de ses amis mahométans.
Ahmadou, qui s’est donné également le titre d’émir el-Moumenin (commandeur des Croyants), n’est pas non plus heureux dans ses entreprises : au lieu d’un accroissement d’étendue et de puissance, son royaume supporte chaque année des déchirements intérieurs plus grands, de sorte que les anciens partisans de son père se retirent de lui. Il ne pourrait rétablir son autorité que par une grande guerre heureuse.
Le commerce du pays des Bambara est plus dans les mains des intelligents Nègres assouanik (Saninkou, etc.) que dans celles des indigènes eux-mêmes, qui ne sont que des producteurs et ne s’entendent pas à tirer parti de ce qu’ils récoltent ; de même, il s’y trouve beaucoup d’Arabes et de Maures du Hodh, surtout d’origine marocaine, qui remplacent ici les Juifs.
En somme, le gouvernement de la dynastie fouta de Ségou n’est pas un bienfait pour le pays bambara, si riche en toutes sortes de produits naturels, et l’influence des Français y serait très profitable ; mais il leur faudrait d’abord briser la puissance du fanatique Ahmadou.
CHAPITRE VIII
VOYAGE DE KALA-SOKOLO A MÉDINET-BAKOUINIT.
Départ de Kala. — Les Foulbé. — Épouvantails vivants. — Bousgueria. — Farachi. — Nara. — Nègres assouanik. — Goumbou. — Koumba de Barth. — Le cheikh de Goumbou. — Fin du Rhamadan. — Bassaro. — Présents du cheikh. — Benitez est gravement malade. — Difficultés de la marche. — Historique. — Départ pour Bakouinit. — Benitez est sur le point de mourir. — Bakouinit. — Les Fouta de Baghena. — Hadj Ali est malade. — La moisson. — Notre hôte de Bassaro. — Exactions. — Les Foulani et les Fouta. — Départ. — Le pays de Baghena. — Historique. — Les Foulbé. — Leur extension. — Leur nom. — Leur extérieur. — Foulbé purs et métis. — Les Djabar. — Migrations et conquêtes des Foulbé. — Sokoto et Gando.
Le 30 août 1880 nous quittions la ville bambara de Kala. Il m’avait été difficile de reconnaître dans ce bourg aujourd’hui négligé, avec sa nombreuse population d’esclaves, l’ancienne capitale d’une province de l’un des plus puissants empires de l’Afrique. Quel aspect doit avoir eu ce pays alors que le royaume du Mellé était encore à son apogée ! Une population nombreuse, aisée et instruite pour l’époque, habitait cette région ; de lointaines expéditions de guerres et de conquêtes, dirigées par des rois puissants, lui apportaient un bien-être qu’il n’a jamais revu ; des terres aujourd’hui abandonnées étaient alors des champs cultivés avec soin ; une industrie indépendante s’était développée ; les lettrés mahométans jouissaient de la plus grande considération auprès de la cour et du peuple. Et aujourd’hui !
Ces réflexions me vinrent à l’esprit lorsque nous quittâmes la ville, de grand matin, avec nos guides foulbé. Nous prîmes un congé cordial de notre ami le chérif ; le cheik de la ville ne se fit pas voir, et un certain nombre de ses esclaves ou de ses familiers furent seuls présents à notre départ.
Parmi mes Foulbé, qui parlaient aussi l’arabe, étaient quelques hommes extrêmement beaux ; un teint clair, un nez bien dessiné, de grands yeux vifs et une taille élégante distinguent tout à fait ce peuple de la hideuse population nègre ; ils ont l’habitude de tresser leurs longs cheveux noirs en nombreuses boucles minces. Mais dans ces pays on ne trouve plus beaucoup de Foulbé purs ; ils se sont mêlés depuis longtemps avec des Bambara et des Nègres assouanik. Nous transportions nos bagages sur cinq bœufs, qui servaient également de montures. Mes gens étaient assez bien remis pour pouvoir supporter le voyage. Benitez était cependant encore très faible.
Tandis que nous avions pris dans tout le reste de notre voyage, à partir du Maroc, la direction générale du sud, nous nous dirigions maintenant droit vers l’ouest. Notre but était la côte atlantique, la capitale de la Sénégambie, Saint-Louis, ou N’dar, comme disent les Arabes.
Nous ne connaissions pas nettement les difficultés que nous aurions à vaincre. Je savais qu’une route de caravanes existe entre les pays où nous étions et les forts des Français au Sénégal ; on nous engageait unanimement à nous défier des frères d’Ahmadou qui vivent à Nioro et à Kouniakari ; mes amis arabes m’avaient conseillé de chercher à éviter ces villes. En outre, il pouvait aisément m’arriver d’être retenu en ces endroits comme espion français. Je ne me laissai naturellement pas troubler par ces perspectives ; s’il était possible, je tournerais ces villes ; sinon, je me laisserais dépouiller par les chefs fouta : il ne pourrait m’arriver rien de plus.
Nous marchons vers l’ouest le matin du 30 août, de huit à onze heures, jusqu’au petit village de Sinjana, où se trouve une daya et où nous nous arrêtons longtemps pendant que les bœufs paissent ; après une courte marche nous dressons nos tentes le soir, dans une contrée inhabitée.
Le terrain est toujours le même : très plat, couvert d’une forêt clairsemée, avec de grandes clairières pleines de hautes herbes ; autour du village dont j’ai parlé se trouvent encore de vastes champs de sorgho cultivés partout avec soin : comme l’époque des moissons approche, une foule d’esclaves sont dans chaque champ, effrayant les oiseaux en poussant de grands cris et en agitant des crécelles de bois.
Les deux jours suivants, nous parcourons également une contrée complètement inhabitée, et notre nuit se passe en plein air. Là aussi nous sommes obligés d’emporter un peu d’eau, quoique de petites mares où l’on peut abreuver nos bœufs se trouvent souvent sur notre route. Nous marchons d’ordinaire de sept heures du matin jusque vers midi, et de trois à six heures. Le 1er septembre il tombe une pluie violente, de sorte qu’il nous faut demeurer longtemps sous les tentes. Comme nourriture nous avons exclusivement du riz : tous les autres aliments manquent.
Malheureusement la conduite de Hadj Ali était de nouveau telle, que nous nous trouvions dans les dispositions les plus fâcheuses. Il insultait de la manière la plus vile Benitez, à peine relevé de maladie et encore très faible, et me cherchait également querelle sur tous les sujets. Rien ne lui en donnait cependant le motif ; c’était encore une explosion de méchanceté et de jalousie, aussi bien que de mécontentement, causée parce que nous n’avions pas pris le chemin qu’il avait recommandé.
Le 2 septembre nous partons de bon matin, sous un ciel très couvert : vers midi nous faisons halte pendant une heure, pour atteindre enfin, le soir, la petite ville de Bousgueria. Des champs immenses l’entourent, et, avant d’y arriver, on marche durant des heures entre de hautes plantations de maïs et de sorgho.
Bousgueria est une colonie toute nouvelle, fondée surtout par des Nègres assouanik avec une certaine quantité de familles arabes ; elle date de peu d’années, quelques-uns disent quatre seulement. Un mur d’argile entoure cette petite ville ; à l’intérieur sont encore plus de huttes en nattes et en paille que de maisons en terre ; elle est pourtant assez importante et renferme quelques milliers d’habitants au moins. Une grande daya se trouve tout près.
La hauteur du plateau reste ici partout la même, elle est de 310 à 320 mètres ; la chaleur n’est plus aussi grande ; entre midi et trois heures du soir, le soleil est cependant brûlant ; nous cherchons toujours une place ombragée pour la halte, car il fait trop chaud sous les tentes.
Mes Foulani paraissent avoir rencontré ici de bons amis et ils déclarent qu’il faut nous arrêter pendant une journée, afin de permettre aux bœufs de se reposer. Cette résolution ne me plaisait guère, car l’endroit était très malsain et nous avions en même temps beaucoup à souffrir des mouches ; je ne me sentais pas bien, j’avais de nouveau des étourdissements et des maux de tête ; j’aurais voulu marcher le plus vite possible, mais dans ces pays on dépend entièrement de son entourage.
Nous trouvons ici de frais épis de maïs, qui forment un supplément agréable à notre misérable nourriture : on les rôtit au feu et on les trempe un peu dans l’eau salée, ce qui donne un mets d’un goût fort agréable : on le sait bien dans certains pays de l’Europe, et surtout en Hongrie, en Galicie, etc., où des épis de maïs ainsi préparés sont même servis sur les tables.
Dans la nuit du 3 au 4 septembre il a plu violemment, et, quand nous sommes prêts à partir le lendemain matin, le ciel est encore très couvert. Nous partons quand même.
Aujourd’hui nous avons eu une triste journée : le petit Nègre de Marrakech, Farachi, est mort en route. Déjà, le dernier jour passé à Kala, il était très malade : son état n’a fait qu’empirer depuis, et pendant les derniers temps il a dû être attaché sur un des bœufs, car il ne pouvait plus se tenir debout. Il semble que nous sommes tous attaqués d’une même maladie, qui se traduit par des étourdissements, une faiblesse générale et le manque d’appétit ; Benitez a éprouvé des symptômes analogues, mais s’est un peu remis jusqu’ici. Je me sens aussi fort mal et j’éprouve le besoin de rester étendu le plus possible ; aussitôt que je veux me lever, les étourdissements me prennent et je dois rassembler toute mon énergie pour ne pas tomber. Quand j’ai pu parvenir à monter sur mon petit grison, et que notre caravane est en marche, mon état s’améliore un peu. Farachi a montré des symptômes semblables, et il a succombé aujourd’hui vers midi. Mes Foulbé, ainsi que Kaddour, le Marocain, qui est tout à fait inconsolable, enterrent le pauvre petit dans un coin écarté du bois.
Farachi, garçon laborieux et rangé, m’était devenu presque indispensable pour le service de ma tente. Nous fûmes tous profondément émus quand notre pauvre compagnon de voyage, qui avait passé avec nous les bons et les mauvais jours, et s’était toujours montré plein d’activité et de bonne volonté, dut être enterré ici dans la solitude. Nous avons tous gardé de lui un souvenir amical.
Le 5 septembre est consacré à une longue marche du matin au soir, avec une courte interruption seulement vers midi, de façon à atteindre le petit village de Nara ou de Nowara. La direction suivie est exactement celle de l’ouest, et la structure du terrain, plaine, forêt et prairie, reste toujours la même. Nara est une petite colonie de Nègres assouanik, mêlés d’Arabes du Hodh, où l’agriculture est également en honneur. Le soir nous recevons un peu de lait frais, qui est tout à fait le bienvenu pour moi, et permet un changement agréable dans la préparation du riz. Nous sommes partout très amicalement accueillis dans ces bourgs de Nègres assouanik et n’avons jamais à nous y plaindre du fanatisme.
Le jour suivant, 6 septembre, nous atteignons, après une marche de six heures, notre but immédiat, la ville de Goumbou, jusqu’où nos Foulbé ont été engagés. C’est encore le même paysage ; nulle part d’élévation du sol, de colline ou de montagne ; aucune eau courante, mais seulement des dayas ; beaucoup de bois et de hautes herbes. Là aussi les champs s’étendent durant des heures en avant de la ville, et il est difficile de s’y retrouver, faute de chemins. Le sorgho et le maïs poussent ici en masse, avec une vigueur et une exubérance extraordinaires.
Toute notre caravane disparaît entièrement dans un de ces champs, car les tiges qui portent les épis en pleine maturité dépassent de beaucoup les cavaliers.
Nous avons encore parcouru une partie de notre voyage de retour, et nous approchons toujours de pays habités par des Européens. Aucun d’eux ne paraît avoir suivi ce chemin avant moi, et, si les noms de la plupart des endroits que j’ai vus se trouvent déjà sur les cartes, ils proviennent de nombreux renseignements recueillis par les voyageurs précédents et surtout par Barth. Pendant la route nous avons demandé à nos Foulbé de continuer à nous accompagner, moyennant un bon prix, car ce sont des hommes paisibles et laborieux : mais, à mon grand regret, ils ont refusé.
Goumbou, très grande ville, est composée de deux parties, séparées par une daya étendue et dont chacune a un cheikh particulier. Les deux quartiers sont entourés de murs et contiennent beaucoup de maisons d’argile, avec une population totale qui atteint certainement de 15000 à 20000 âmes ; je crois que Goumbou est plus considérable que le Timbouctou actuel.
Les maisons sont grandes et consistent en bâtiments bas donnant sur une cour. On n’y voit pas beaucoup de tentes et de huttes en paille. La population est surtout composée de Nègres assouanik fortement mêlés d’Arabes ; la langue de ces derniers est partout répandue.
Barth cite cet endroit sous le nom de Koumba, à propos de l’itinéraire de Sansandig à Kassambara, qu’il a tracé au moyen de renseignements. Il décrit ainsi la ville : « Koumba, la première ville du Baghena, est partagée par une vallée en deux quartiers différents, dont chacun a son gouverneur particulier. On tient le marché dans le ravin ou vallée qui les sépare. Les habitants sont tous Mahométans et parlent le bambara. » Cette description, qui date d’environ 1850, doit être rectifiée sur un point : c’est que le bambara est peu parlé à Goumbou. Tous les habitants entendent l’arabe et en partie le foulbé ; ils sont certainement Mahométans, mais sans le fanatisme des Foulani.
Notre lettre de recommandation parvient au cheikh du quartier sud de Goumbou, grand Nègre assouanik très vigoureux, ainsi que son frère Bassaro, homme bienveillant et amical ; il nous reçoit très bien et nous loge dans une petite maison, à l’intérieur d’une vaste propriété.
Le soir de notre arrivée, le 6 septembre, il y a grande fête à Goumbou ; le Rhamadan est fini, et la population se livre bruyamment à la joie. Le matin suivant, les fêtes continuent, chacun est en habit de gala ; les femmes ont mis des bijoux d’or et d’argent, en partie riches et d’un travail original ; les jeunes garçons tirent des coups de fusil. Nous sommes accablés de visiteurs, qui nous questionnent sur tout. Le cheikh chez lequel nous sommes descendus est un bon homme, mais un père de famille sévère et ordonné. Il se conforme strictement à certains préceptes enseignés chez les Mahométans, d’après lesquels on doit héberger gratuitement ses hôtes pendant trois jours.
Notre hôte s’acquitte de cette obligation, mais ensuite nous devons payer toute mesure de riz ou de couscous, chaque œuf ou chaque poulet, généralement avec de l’étoffe ; je sacrifie aussi des douros, dont il me reste quelques-uns, et que je partage en quatre avec un couteau ; on n’accepte déjà plus très volontiers les cauris. Le cheikh a derrière notre maison une grande pièce pleine de riz et de sorgho ; chaque matin, il vient avec ses esclaves et mesure la quantité nécessaire aux divers ménages ; il a quatre femmes, chacune habite avec ses enfants et ses esclaves une partie séparée de la maison, et reçoit tous les jours sa ration de grain. Ce grain est pilé ensuite dans de grands mortiers en bois, et la farine ainsi obtenue est mangée d’ordinaire sous forme de couscous, préparé avec du beurre ou du lait. D’ordinaire le cheikh ne donnait pas de viande : mais, quand il faisait tuer un mouton, chaque femme en recevait sa part ; il y avait souvent des réclamations sur ce point, mais, en père de famille sévère, il ne se laissait pas aller à discuter et repoussait simplement toutes les plaintes. En somme, son ménage était fort bien ordonné ; le cheikh mangeait alternativement chez chacune de ses femmes et se faisait toujours annoncer, afin que tout fût préparé pour le recevoir. C’était un homme pieux, faisant régulièrement ses ablutions et ses prières. En général, il nous laissa en paix, et ne vint nous voir que de temps en temps pour causer quelques instants. Son frère Bassaro nous visitait plus souvent et s’occupait activement de trouver des bœufs de charge pour la continuation du voyage. Les Foulbé de Kala ne se laissèrent pas convaincre de demeurer avec nous, et repartirent pour leur pays après avoir reçu leurs cinq pièces d’étoffes ; j’avais acheté au cheikh de la cotonnade contre de l’or, car elle me faisait défaut. Il a fallu encore lui remettre des présents ; Hadj Ali a été obligé de me donner beaucoup de ses tobas brodées et de couvertures, afin que je puisse faire les cadeaux nécessaires ; nous nous sommes mis d’accord pour leur attribuer un fort bon prix, dont je lui suis naturellement redevable et que je n’ai pu acquitter qu’à mon arrivée au Sénégal. Il paraît ici extrêmement difficile d’obtenir des guides et des bœufs de charge, aussi je suis forcé d’augmenter mes présents au cheikh : je sacrifie un cafetan de drap rouge, emporté du Maroc et que j’ai pu sauver jusque-là ; ce cadeau lui plaît tellement, qu’il se donne beaucoup de peine pour nous. Une autre marque d’attention particulière de sa part est de nous envoyer chaque matin un plat de lait frais. Comme nous pouvions en outre acheter des poulets et des œufs, nous aurions vécu d’une manière assez confortable, si notre santé eût été meilleure. Quant à moi, j’étais encore assez souffrant ; Hadj Ali avait de fortes douleurs d’estomac et des accès de fièvre ; il était très inquiet et craignait de mourir. Aussi il m’accablait des plus violents reproches, parce que je l’avais persuadé de voyager dans un pays si malsain. Cependant son état n’était pas très grave, ici du moins ; l’usage de la quinine et des vomitifs l’améliorait beaucoup. Au contraire, Benitez paraissait toujours plus mal, de sorte que j’avais pour lui les plus graves appréhensions. Il passait son temps étendu dans sa hutte, et semblait avoir perdu toute connaissance ; il ne pouvait presque rien avaler. Cet homme, jadis vigoureux, était à l’état de squelette et ne pouvait se tenir assis, encore moins se lever et marcher. Un jour que j’avais pu le décider à s’asseoir près de nous pour manger, il ne lui fut pas possible de porter à sa bouche sa cuiller, et sa main retomba inerte : c’était un fort triste spectacle. En outre, la crainte d’être reconnu pour un Chrétien, ou d’être dénoncé par Hadj Ali, le poursuivait évidemment. Pendant les dix jours que nous demeurâmes à Goumbou, il ne se trouva pas mieux. Je dus songer au départ, et pourtant je ne pouvais le laisser seul ici. Cette circonstance, les hésitations provoquées pour la location des animaux, la conduite brutale et indigne d’Hadj Ali, tout cela exerçait sur moi un effet quelque peu décourageant : aussi avais-je besoin de toute mon énergie physique et morale pour me soutenir dans de telles circonstances.
J’aurais volontiers loué des guides ici, pour nous conduire directement à Médine, qui est déjà fort bien connue des habitants ; nous aurions pris une route plus au sud que celle suivie jusque-là, afin de ne pas être forcés d’aller voir les frères du sultan de Ségou à Nioro et à Kouniakari. Mais nous aurions dû traverser des localités bambara, et Hadj Ali s’éleva très énergiquement contre cette pensée ; il ne voulait absolument pas aller dans des pays nègres, où la langue arabe n’est comprise que de quelques cheikhs. Il nous restait encore un parti, celui d’éviter la route principale et de ne traverser pendant le voyage que des régions inhabitées, en nous éloignant des localités. Mais il aurait fallu prendre avec nous une quantité de vivres, ainsi qu’un grand nombre d’hommes, et nous aurions dû probablement faire souvent des détours : c’eût été un voyage très désagréable et très dangereux, même si nous avions eu des guides pour le faire, ce qui n’était pas le cas ; je n’en trouvai même pas qui voulussent me louer des bœufs pour aller jusqu’à Médine par le chemin direct. Nous envoyâmes des gens dans le voisinage afin d’en chercher, mais en vain. Cependant ma situation devenait toujours plus désagréable ; Kaddour, le serviteur marocain, tomba malade et demeura également alité ; le manque de ressources, qui m’eussent permis de mener mes affaires plus énergiquement, m’était fort pénible : il ne nous resta qu’à diminuer l’étendue de notre voyage et à ne louer des hommes et des animaux que jusqu’à la ville de Bakouinit. Quoiqu’elle fût à une courte distance, je ne trouvai personne pour cela. Enfin le frère du cheikh, Bassaro, nous fut d’un grand secours en déclarant qu’il nous accompagnerait lui-même à Bakouinit ; son offre fut accueillie avec une grande joie, et il se trouva aussitôt des gens pour nous louer cinq bœufs. Bakouinit n’était, disait-on, qu’à trois ou quatre jours de marche, mais les habitants craignaient le peu de sécurité de la route, ainsi que les lions, nombreux, paraît-il.
Goumbou même est encore à 300 mètres d’altitude, et la partie nord de la ville à 20 mètres environ plus haut, car le terrain va en montant à partir de la daya. Nous n’avons eu que peu de pluie pendant notre séjour ; il semble que la saison pluviale soit près de sa fin, et, si nous réussissons à atteindre sans difficulté le Sénégal dans quelques semaines, il ne sera plus navigable aux vapeurs. Aussi désirais-je avancer aussi vite que possible.
Goumbou, qui est une vieille ville, date peut-être de l’époque où l’ancien royaume de Ghanata existait encore et où le pays de Baghena (aujourd’hui Bakounou) en constituait une des parties. La ville est encore importante aujourd’hui ; elle est très grande et entourée d’une ceinture de champs de sorgho, qui s’étend fort loin. A certaines époques il y a ici un mouvement d’affaires, et les Arabes du Hodh y passent une ou plusieurs fois par an pour porter de la gomme à Médine ou à Bakel sur le Sénégal.
Le 16 septembre tout parut enfin prêt, mais la matinée se passa sans que nous pussions partir. Il manquait l’un des bœufs loués, et il fallut longtemps avant qu’il pût être amené. Nous prîmes enfin congé du cheikh de Goumbou, qui, en somme, nous avait amicalement accueillis et soutenus, quoiqu’il nous eût fait tout payer. Bassaro, son frère, voyageait avec nous sur son cheval ; les hommes qui nous accompagnaient étaient ses esclaves.
L’état d’Abdoullah (Benitez) est toujours lamentable ; pourtant il faut partir ; j’emmène donc un âne à son intention, mais il peut à peine se tenir sur lui. Au bout de deux heures de marche seulement, nous faisons halte dans un petit village, afin de faire paître nos bœufs ; Benitez tombe aussitôt dans un sommeil cataleptique, et c’est presque un bonheur que nous ne puissions continuer la marche ce jour-là, car un des bœufs s’est enfui et ne peut être repris qu’après des recherches qui durent des heures. Cependant il est trop tard pour pouvoir marcher encore, et nous passons la nuit ici. Les maisons en argile, même dans les petits villages, sont généralement bien bâties. La direction suivie a toujours été droit vers l’ouest.
De ce point à Bakouinit il ne m’a plus été possible de noter les noms de tous les villages. Ce fut d’abord l’état alarmant de Benitez, puis la maladie de Hadj Ali et la mienne, qui m’occupèrent à tel point que je ne pus songer à autre chose. Hadj Ali se refusa finalement à demander aux habitants les noms de quelques localités et ne me le permit point, pas plus qu’à Benitez ; c’était, disait-il, trop dangereux, et cela pouvait rendre les gens défiants. Durant la route je ne pouvais faire qu’avec peine quelques observations, dont je notais ensuite la nuit, quand j’étais seul, les plus importantes. Du reste cette partie de Goumbou à Bakouinit a été l’une des plus désagréables de tout mon voyage ; je n’en conserve que de tristes souvenirs.
Le 17 septembre nous partons de grand matin. Cette journée m’est restée comme la plus horrible de mon expédition : aucun des accidents qui étaient survenus jusque-là ne s’est si profondément imprimé dans ma mémoire que les événements de ce jour.
Nous marchons sans nous reposer et par la grande chaleur jusqu’à deux heures ; vers une heure nous passons près d’un petit village, malheureusement sans y faire halte. Enfin Benitez ne peut plus continuer et s’affaisse inerte, sa mine est effrayante et je m’attends à tout moment à le voir mourir. J’insiste pour que nous nous arrêtions et qu’on dresse les tentes ; nous faisons halte quelques instants ; mais, quand il s’agit de repartir, il devient évident qu’Abdoullah ne peut demeurer ni sur un des ânes, ni sur un des bœufs, ni sur le cheval de Bassaro ; il retombe constamment ; Hadj Ali demande alors tout uniment qu’on l’abandonne ici, dans le désert : « il doit mourir, après tout, et cela ne peut durer encore que quelques heures ! » Je suis indigné de cette proposition et je déclare qu’en ce cas je veux demeurer seul avec Benitez. Mais Bassaro pense aussi qu’il est nécessaire d’atteindre le soir un endroit habité : il le faut. Les esclaves qui nous accompagnent se refusent à mettre Benitez sur un des bœufs et à l’y attacher ; puis ils déclarent subitement qu’ils ne veulent pas toucher à un Chrétien mourant ! Évidemment Hadj Ali leur a dit qu’Abdoullah est Chrétien. Enfin Bassaro lui-même en a pitié, et m’aide à l’attacher sur un des bœufs. C’est une triste marche que celle qui suit. Benitez est étendu inconscient sur son animal, et à tout instant j’appréhende de le voir mourir... Cependant il commence à pleuvoir et nous arrivons dans la soirée seulement, après cette marche épuisante, à un village, où nous pouvons nous arrêter. Benitez vit encore, il est vrai, mais j’ai peu d’espoir qu’il puisse passer la nuit.
Hadj Ali m’a certainement rendu de grands services pendant mon voyage et a contribué pour une large part à son succès. Il nous a évidemment sauvés d’une mort certaine lors de la surprise des Oulad el-Alouch, et à Taroudant il a su manœuvrer habilement ; en général il a beaucoup fait pour nous, et je lui en dois de la reconnaissance. Mais sa conduite dans cette journée a complètement étouffé en moi ce sentiment. Je ne pourrai jamais lui pardonner ce qu’il a fait à Benitez.
Le village où nous passons la nuit est divisé en deux parties, dont l’une est habitée par des Assouanik et l’autre par des Arabes. Heureusement le lendemain, 18 septembre est un jour de repos : Bassaro s’occupant d’affaires, nous demeurons ici tout le jour. Benitez vit encore le lendemain matin ; il a même sa connaissance et se plaint en termes incohérents de Hadj Ali. Il ne peut encore se tenir debout, ni même assis ; mais je lui donne aujourd’hui un peu de bouillon de viande d’agneau et il le supporte.
Il fait de nouveau très chaud, mais nous avons par bonheur des pièces assez fraîches dans notre maison d’argile ; Abdoullah peut y demeurer couché tout le jour et il se remet réellement un peu. Il le doit exclusivement à Bassaro ; si Hadj Ali avait réalisé hier ses intentions et si nous avions abandonné Benitez, c’eût été mon devoir de rester seul avec lui dans le désert. Chacun prétendait qu’il mourrait, mais sa forte nature l’a sauvé.
Dans ces villages assouanik la nourriture ordinaire se compose de couscous, de sorgho et de riz ; la viande est rare, et, quand il est possible d’acheter un mouton, nous sommes toujours obligés d’en laisser une partie à nos hôtes du jour : ainsi le veut la coutume. Aussi souvent que je l’ai pu, j’ai pris des consommés de viande avec des œufs ; j’en ai fait prendre aussi à Benitez : nous avons dû à ces aliments et au lait, que malheureusement nous ne pouvions toujours trouver en quantité suffisante, de nous rétablir tous deux ; j’étais également peu à peu retombé malade et je souffrais encore d’étourdissements de mauvais augure.
Le 24 septembre seulement, c’est-à-dire après un voyage de huit jours, nous atteignîmes la ville de Bakouinit (Médinet-Bakouinit, par opposition au pays du même nom), tandis qu’on nous avait dit au début qu’il s’agissait de trois étapes. Le terrain n’était pas resté le même : les premiers jours nous avions traversé une grande région de forêts, avec des clairières où se trouvaient de petits villages isolés ; l’altitude était toujours d’environ 320 mètres, comme à Goumbou. Puis le sol s’inclina, peu à peu il est vrai, et le 22 septembre nous arrivions à une localité qui n’avait que 180 mètres. Déjà auparavant la composition sablonneuse du sol nous avait frappés, par contraste avec l’argile des terrains précédents, qui étaient très fertiles, tandis que le sable du terrain actuel montrait une flore très pauvre. A partir de ce point le sol s’éleva de nouveau ; le jour suivant, nous campâmes dans une localité située à 260 mètres d’altitude, et le 29 septembre nous atteignions Bakouinit, qui est de nouveau à 320 mètres au-dessus de la mer. Nous avions traversé une dépression large d’environ 50 ou 60 kilomètres et dirigée probablement du nord au sud, tandis que sa plus grande profondeur atteint 140 mètres. C’est une enclave de la région des sables, el-Hodh, qui a à demi le caractère d’un désert ; elle s’avance vers le sud dans le pays de Baghena, fertile lui-même.
Nous rencontrions chaque soir un village en argile, ou un douar provisoire de tentes et de huttes, où les habitants des villes s’étaient rendus pour faire la moisson : ces colonies passagères se trouvaient toujours dans le voisinage d’un grand champ de sorgho. La population était partout la même, un mélange d’Arabes et d’Assouanik, qui entendaient d’ailleurs tous la langue arabe.
Je fus désagréablement ému quand, peu avant Bakouinit, nous rencontrâmes justement quelques villages fouta. Cette population noire, aussi sauvage que fanatique et pillarde, et d’où sort Hadj Omar, célèbre avec tant de raison, paraît s’étendre déjà du pays de Kaarta à Bakounou (Baghena).
Dans la plupart des localités se trouvent des puits avec de bonne eau, et en général le pays est sain. Je me suis remis un peu, et Benitez est devenu également infiniment plus vigoureux ; il semble que la crise survenue dans cette terrible journée se soit heureusement terminée. Ces derniers jours, il a pu se tenir déjà sur un bœuf sans en tomber, et il a même un peu d’appétit, de sorte que je le crois sauvé. Il souffre surtout dans les villes ; aussitôt que nous sommes en route, invariablement son état s’améliore. Par contre, Sidi Hadj Ali tombe maintenant malade et ne peut marcher qu’avec peine : il a la mine pâle et amaigrie. Bien que n’étant pas d’une constitution plus vigoureuse que mes compagnons, et quoique me trouvant encore moins habitué qu’eux au climat du sud, j’ai pourtant mieux supporté en général le voyage. Il semble que ce soit une tout autre chose de faire par soi-même une exploration d’après une idée déterminée, pour la réalisation de laquelle on s’impose toutes les peines possibles, ou, au contraire, d’y prendre part contre rémunération. Dans ce dernier cas il manque naturellement l’excitation morale, qui pousse un homme à ne pas désespérer, même dans les situations les plus dangereuses. Mes deux compagnons ne portaient évidemment plus aucun intérêt à l’issue du voyage et ne pensaient uniquement qu’à ses dangers et à ses fatigues.
A cette époque nous vîmes dans beaucoup d’endroits faire déjà les récoltes. Le sorgho et le maïs étaient mûrs, et la population, heureuse d’avoir une bonne moisson, travaillait assidûment dans les champs ; on coupe les tiges près du pied et l’on arrache à la main les grains des épis, après les avoir fait sécher au soleil ; partout dans les villages les toits en étaient couverts. Comme je l’ai dit, la farine s’obtient en écrasant le grain dans de grands mortiers de bois ; le riz est également décortiqué de cette manière.
Dans la dépression sablonneuse de terrain dont j’ai parlé, la latérite apparaît par places ; près de Bakouinit je vis enfin les premières roches ; c’étaient des schistes argileux foncés, qui sortaient par places du sol de la plaine et faisaient partie des contreforts les plus avancés des montagnes schisteuses du sud.
Le soir du 24 septembre nous arrivions à Médinet-Bakouinit. Les Arabes, les Foulbé et les Assouanik nomment cette ville Bakouinit, et de même tout le pays porte le nom de Bakounou ; je n’ai pas retrouvé l’ancienne forme de Baghena.
C’est une ville assez étendue, à peu près à moitié aussi grande que Goumbou et qui consiste également en maisons d’argile, plus délabrées pourtant que dans cette dernière ville. Une grande daya est située tout près et renferme beaucoup d’eau très claire, d’ailleurs fade et peu rafraîchissante, tandis que celle de puits, dont nous avions usé jusque-là, était extrêmement fraîche.
Nous ne descendons pas chez le cheikh Chamous, mais chez un correspondant de Bassaro, qui nous accueille très bien ; cependant il ne peut mettre à notre disposition qu’une petite pièce, de sorte que nous sommes obligés de demeurer presque toujours dans la cour et même d’y dresser une tente. Pourtant il faut d’abord donner quelques présents à cet homme ; Hadj Ali doit encore venir à mon aide et me prêter quelques vêtements brodés de Timbouctou. En échange, notre hôte promet de s’occuper de nous faire avoir des animaux pour aller jusqu’à Médine.
A Médinet-Bakouinit les habitants sont encore composés de ce mélange d’Arabes et d’Assouanik qui paraît être répandu dans tout le pays de Bakouinit (Baghena). Ils sont très pieux, font régulièrement leurs prières et savent presque tous lire et écrire. Cet état moral tient à ce que l’on rencontre souvent ici des Foulbé et des Fouta, deux peuples qui, bien qu’ennemis acharnés, se distinguent également par une grande piété, dégénérant souvent en véritable fanatisme. Nous devions bientôt savoir à quoi nous en tenir sur la fâcheuse influence de la population fouta.
Aussitôt que nous sommes entrés dans la ville, Benitez s’est trouvé beaucoup plus mal ; il semble que la peur d’être reconnu pour Chrétien ait autant d’action sur lui que les souffrances physiques. Son état empire encore beaucoup ; sa faiblesse s’accroît, il s’affaisse quand il veut se tenir debout, et sa mine est extrêmement inquiétante. Il commence à se plaindre de douleurs d’estomac, et la pensée me vient, malgré moi, qu’il souffre d’un empoisonnement. Je me souviens que Hadj Ali, à la mort du petit Farachi, a laissé échapper qu’il avait été probablement empoisonné à Kala. Je ne voulus pas examiner plus sérieusement la possibilité d’une tentative semblable contre Benitez : cette pensée était trop horrible. Nous ne pouvions rien que le laisser reposer et tenter de lui faire avaler un peu de lait, de consommé ou de bouillon de poulet ; il passa étendu inerte sur son lit toute la durée de notre séjour, qui dura près de deux semaines.
Sauf un accès de coliques extrêmement violentes, qui me surprit la nuit et me fit encore songer malgré moi au poison, je me trouvai fort bien à Bakouinit, et le seul mal dont je souffris était la faim ! Manger constamment du couscous et du riz ne suffit pas à la calmer ; ce n’est pas une alimentation nutritive : elle rassasie momentanément, mais laisse bientôt reparaître le sentiment du vide de l’estomac. Il y avait à Bakouinit beaucoup de poulets, de moutons et de chèvres, mais Hadj Ali ne me permit pas d’en acheter. « Si les habitants s’apercevaient, pensait-il, que j’avais encore de l’or, ils ne nous laisseraient pas partir avant de me l’avoir complètement soutiré. » C’était, il est vrai, une raison assez fondée ; mais nous avions tous trois besoin d’une nourriture substantielle, et avec l’aide de notre hôte nous aurions bien pu acheter un peu de viande.
Le 27 septembre, arriva un homme qui consentit à me louer des bœufs jusqu’à Médine (on dit toujours ici Moudina) ; mais il demandait huit pièces d’étoffe pour chaque animal ; une pièce de cotonnade bleue dite guinée représente ici au moins quatre douros (vingt francs), et à peine la moitié à Médine ; c’était encore trop cher, selon moi, pour une distance relativement courte, car j’aurais eu besoin d’au moins cinq bœufs, ce qui m’eût coûté 800 francs ! Le soir, vint un autre homme, qui nous offrit des chevaux et des bœufs à cinq pièces d’étoffe par animal.
Le matin suivant on nous dit que quelques Fouta se trouvant à Bakouinit avaient interdit à tous les propriétaires d’animaux de m’en louer, de sorte que je devais m’attendre à un long arrêt. Il est étonnant que ces Fouta, qui n’ont autour de Bakouinit que deux ou trois petits villages, y aient une telle influence et puissent terroriser le pays. Tout le monde se plaint des brigandages de ces gens audacieux et arrogants, mais personne n’ose leur résister, de peur du gouverneur voisin de Nioro, le frère du sultan de Ségou.
Le 29 septembre, Bassaro, qui ne nous avait pas encore quittés, et notre hôte se rendirent dans les environs pour tenter de louer des bœufs. Quand ils revinrent le soir, ils annoncèrent que des gens se présenteraient le lendemain. Le matin suivant, Bassaro retourna à Goumbou ; il nous avait rendu beaucoup de services, et Benitez surtout devait lui être fort reconnaissant. Je n’avais plus absolument rien ; mais, pour ne pas le laisser partir sans un présent convenable, je lui donnai une boîte à tabac en métal blanc, qui portait mes initiales gravées. Si donc un jour quelque voyageur passe à Goumbou, il ne devra pas s’étonner d’y trouver une boîte très élégamment travaillée pour tabac de Turquie.
Bassaro et son frère le cheikh sont deux personnages de grande taille, vigoureux, d’allures un peu rudes et brutales et qui paraissent posséder une assez grande influence ; les Fouta ne leur imposent pas encore ; ils habitent assez loin de Kaarta et de Ségou pour que Goumbou jouisse d’une certaine indépendance. Cette ville est d’ailleurs plus aisée et plus jolie que Bakouinit, car les brigandages des Fouta ne s’étendent pas aussi loin, pas plus que les bandes pillardes des Arabes Oulad el-Alouch ne descendent autant dans le sud.
Je dis un adieu cordial à Bassaro, car il avait pris une place importante parmi le petit nombre de gens qui nous ont vraiment soutenus dans toute mon entreprise.
Le 30 septembre, en effet, quelques hommes vinrent m’offrir des bœufs à louer, mais nous ne pûmes nous entendre ; l’un d’eux, qui en a deux, consent à m’accompagner moyennant sept pièces d’étoffe ; pour le moment nous n’acceptons pas son offre.
Peu après apparaît le cheikh des Fouta des alentours de Bakouinit, un farouche coquin, universellement connu et redouté comme un voleur de grand chemin, mais auquel ici personne n’ose s’opposer ; il nous demande un grand anneau d’or en échange de la permission de quitter Bakouinit et de continuer notre route. Il n’y a pas le moindre droit, et seul le cheikh de Nioro (ou de Rhab, comme les Arabes nomment cette ville) devrait exercer de pareilles exactions, mais je ne suis pas moins obligé de lui donner un anneau pesant à peu près quatre mitkal (quatre grammes), car il nous aurait certainement attaqués avec sa bande. Ma réserve d’or se borne maintenant à deux anneaux, outre le peu qui reste à Hadj Ali, car il m’a déjà beaucoup prêté.
Le 1er octobre nous avons un violent orage, Benitez est très mal, et Hadj Ali commence à se trouver gravement malade ; il ne peut supporter aucune nourriture ; le Marocain Kaddour se plaint aussi de violents maux de tête, de sorte que maintenant je suis seul assez bien portant.
Je suis persuadé que nous nous remettrions bientôt tous avec une nourriture substantielle et appropriée, mais Hadj Ali persiste à prétendre qu’il serait dangereux de montrer que nous avons encore de l’argent monnayé ; et il s’exprime sous une forme si brutale, qu’il m’est impossible d’arriver à une explication plus complète ; je suis donc forcé de laisser les choses suivre leur cours, en souhaitant que la vigoureuse nature de mes compagnons leur rende la santé.
Le soir on nous dit que les gens sur lesquels nous avons compté ne partiront pas avec nous ; ce qui peut nous arriver de mieux est d’attendre ici d’un à deux mois. A ce moment il arrive des Arabes du Hodh qui portent de la gomme aux factoreries françaises du Sénégal, et je pourrai voyager commodément et sûrement avec eux. Jolie perspective ! Il faudra d’abord subir un long arrêt ici dans des circonstances fâcheuses ; puis nous ne savons si les Arabes nous permettront de les suivre ; enfin, si cette éventualité se réalise, leur route sera tout autre, située beaucoup plus au nord, et très longue.
Le 2 septembre il vient encore quelques-uns de ceux qui ont refusé hier de partir avec moi et ils se déclarent prêts à nous accompagner ; ils demandent d’avance six pièces d’étoffe. Mais je dois poser comme condition à tous que le payement n’aura lieu qu’à Médine, car je suis loin d’avoir assez de ressources pour payer ici le prix de location. Dans la ville je ne trouverai personne, parce qu’on y craint généralement les Fouta, et je serai probablement forcé de m’entendre tout d’abord avec eux. Le jour suivant, nous souffrons tous de très violentes douleurs d’intestins, occasionnées par de la viande gâtée que nous avons mangée la veille au soir ; l’état de Hadj Ali est surtout devenu très inquiétant.
Le 4 septembre il vient encore des gens qui se déclarent prêts à se rendre avec moi à Kouniakari ; mais ils réclament d’avance le prix (trente pièces d’étoffe), ce que je ne puis naturellement leur donner, et les négociations se rompent. Puis d’autres arrivent et il est convenu entre nous qu’ils me donneront deux bœufs et trois ou quatre chevaux, pour Rhab (Nioro), moyennant une pièce et demie d’étoffe par animal. Je puis encore réunir cette quantité de cotonnade, mais je tomberai ainsi entre les mains du frère du sultan Ahmadou, qui me prendra les derniers restes de mon bagage, si même il ne me retient pas prisonnier ; je dois m’y attendre à peu près sûrement. Le jour suivant on nous dit que nous partirons le surlendemain avec quatre animaux de charge, pour lesquels nous devons payer six pièces d’étoffe. D’ailleurs je n’ai qu’à me résigner ; sans ressources, comme je suis, je ne puis exercer aucune influence sur les résolutions de ces gens.
Le 6 septembre ont lieu nos préparatifs de départ ; mais ce n’est que le jour suivant que nous pouvons réellement parcourir une partie de notre route. Le pays n’est pas sûr et nos guides sont fort inquiets. Les Fouta, cette population noire, inquiète, ambitieuse et arrogante, entreprennent constamment des expéditions contre les Foulbé fixés entre Bakouinit et Nioro, qui s’entendent naturellement à se défendre, en leur qualité de peuple guerrier. Il y a peu de jours seulement, quatre Foulani sont tombés dans une escarmouche, où un plus grand nombre de Fouta a également péri : ces circonstances rendent naturellement le voyage beaucoup plus difficile.
Hadj Ali emploie la journée qui précède notre départ à m’arracher un billet de 70 mitkal d’or (environ 800 francs) pour marchandises prêtées ! Il m’a en effet remis une certaine quantité de vêtements brodés et de couvertures, que j’ai dû donner en présent pendant la route ; je ne veux pas rechercher si leur valeur montait à cette somme ; en tout cas je lui donne le billet demandé.
Abdoullah est encore très malade et très faible ; je ne puis m’imaginer comment il pourra partir le lendemain ; j’espère qu’il sera un peu rétabli par la perspective de revoir bientôt des Européens. Kaddour s’est remis de nouveau ; je me sens moi-même assez bien, et nous attendons tous avidement la prochaine journée qui doit nous rapprocher du but. Il est vrai que nous avons encore devant nous l’une des plus fâcheuses parties de notre itinéraire : le voyage dans le pays de Kaarta, où les deux frères d’Ahmadou et leur bande de Fouta dominent avec une puissance illimitée et un grand arbitraire. Je basais avant tout mon espoir de pouvoir avancer rapidement sur la circonstance qu’en dehors de mon fusil je n’avais réellement plus rien qu’on pût me prendre, et je comptais que les maîtres du pays se débarrasseraient bientôt de nous, plutôt que de se voir forcés de nous nourrir. On n’oserait certainement rien de sérieux à notre détriment, car les Français du Sénégal devaient être depuis longtemps informés de l’arrivée d’un Européen : par leur intercession je sortirais rapidement des mains des Fouta, si ces derniers en venaient réellement à vouloir me retenir.
Les deux grandes villes de Goumbou et de Bakouinit appartiennent au Baghena, qui n’existe plus aujourd’hui comme État indépendant. Il formait une partie du grand royaume de Ghanata, habité par les Assouanik (Souananki, Sébé ou Ouakoré) et qui fut fondé dès la fin du IIIe siècle de notre ère. On prétend qu’au temps de sa splendeur il s’étendait du haut Niger, au sud de Timbouctou, jusqu’à l’océan Atlantique. A ce que suppose Barth, sa population appartenait à la race foulbé, et elle était identique au peuple nommé Leucoæthiopes par Ptolémée.
Ces Ouakoré furent plus tard soumis par des Mandingo ou Djouli leurs congénères, qui fondèrent sur les ruines du royaume de Ghanata un nouvel empire, plus tard très puissant, celui du Mellé. Mellé (libre, noble) était le nom que se donnaient les vainqueurs en face de la population subjuguée des Assouanik.
Après que le royaume du Mellé eut été plus tard anéanti par celui du Sonrhay, ce qui entraîna la mort du prince foulbé Dambadoumbi (en l’an 1500), les ruines de cet empire furent enfin détruites par les Marocains venus du nord, tandis que les Bambara les envahissaient au sud. Une longue guerre eut alors lieu pour la possession de ces pays. D’un côté combattaient les Bambara qui avaient déjà pris le Ségou avec l’alliance de quelques peuplades foulbé ; l’autre parti se composait des Marocains amenés au Soudan par Mouley Ismaïl, les Rami (Rouma ou Erma), alliés à la grande tribu arabe des Oulad el-Alouch et à une fraction de la population d’origine ouakoré ou assouanik.
A la suite de cette guerre, l’empire du Mellé fut partagé : les Bambara prirent la partie méridionale, tandis que les pays du nord-est et le Baghena revenaient aux Oulad Mebarek et aux Oulad Masouk. Mouley Ismaïl, le sultan du Maroc, remit la souveraineté du pays de Baghena à Hennoun, neveu de Mebarek, et ses successeurs ont conservé jusqu’ici une certaine autorité.
Mais les Foulbé commencèrent aussi très vite à y jouer un grand rôle ; leur influence s’accrut rapidement dans le Baghena et ils cherchèrent à en chasser les Arabes. Lorsqu’en 1820 une autre fraction des Foulbé commença une guerre de conquêtes sous le chef fanatique Lebbo et fonda le royaume de Hamd-Allahi sur le Niger, les Foulbé du Baghena furent inquiets pour leur domination et s’unirent aux Marocains. Leur résistance contre les bandes de Lebbo ne fut pas tout à fait heureuse, car il parvint à s’établir dans quelques parties du Baghena.
Depuis cette époque les différents chefs se sont disputé ce beau et fertile pays sans qu’aucun soit parvenu à y dominer entièrement. Même aujourd’hui on ne peut citer un émir ou un cheikh qui règne dans toute la contrée. En certains endroits ce sont encore les descendants de la dynastie marocaine, principalement dans la partie nord, qui jouissent de la plus grande influence ; dans d’autres, et surtout vers le sud, les Foulbé et les Bambara se disputent l’autorité ; depuis Hadj Omar, les Fouta y sont encore intervenus tout récemment et ils possèdent le Kaarta dans le voisinage ; quelques-uns de leurs villages ont déjà été fondés auprès de Bakouinit, et la paisible population de la ville est terrorisée par eux.
Tandis que des conquérants étrangers cherchaient à s’étendre dans le Baghena, les vrais possesseurs du pays, les Assouanik, n’intervenaient pas violemment, mais savaient se plier en marchands habiles à ce que commandaient les circonstances. Il est difficile d’admettre qu’ils soient aujourd’hui en état de se réunir de nouveau, malgré leur dispersion actuelle, et de rendre indépendant leur pays natal de Baghena (présentement nommé Bakounou par les Assouanik et les Arabes). Il est vrai que le danger du côté des Fouta est le moins grand, car la souveraineté d’Ahmadou, de Ségou, ne pourra durer longtemps, et les Bambara se choisiront un chef parmi eux ou se soumettront à un Foulbé. Une autre supposition est la plus vraisemblable : les Français prendront tout le pays jusqu’au Niger. Les Foulbé sont trop puissants pour permettre une réunion des Assouanik ; en outre il n’est pas interdit de croire que, si les Français s’établissent sérieusement à Ségou, le Kaarta et le Baghena ne pourront plus se dérober à l’influence européenne.
Le Baghena ne forme, à proprement parler, qu’une partie de la région nommée el-Hodh, qui, limitée au nord par le Sahara, est déjà dans sa moitié méridionale plus favorisée par la nature et forme un pays fertile, propre au labour et au pâturage. Il n’est donc pas étonnant que des combats aient eu lieu de tout temps pour sa possession, ce qui ne l’a pas empêché de se trouver toujours dans un état relativement très prospère ; les adroits Assouanik ont su s’allier à temps aux différents partis dominants, que ce fussent les Arabes, les Foulbé ou les Bambara, de sorte que leur pays n’a pas subi les dévastations qui sont ailleurs les suites des querelles et des dissensions intérieures.
J’ai souvent mentionné déjà les Foulbé ou Foulani. Il est en effet impossible de voyager dans le Soudan sans se trouver en contact avec ce peuple. Son extension est extraordinaire. De Ouadaï dans l’est jusqu’à Saint-Louis sur l’Atlantique, on le retrouve partout, groupé en masses et formant une classe dominante, ou en communautés isolées, mais jouissant encore d’une grande influence. Tel est ce peuple sur l’origine encore incertaine duquel on a tant écrit. Timbouctou, le Niger et le lac Tchad forment à peu près la limite nord de sa région d’extension, et vers le sud il s’étend jusqu’au pays des sources du Niger et à l’Adamaoua. Il est donc réparti sur une zone compacte, de largeur variable, mais comprise en moyenne entre le 8e et le 19e degré de latitude et à peu près sur 35° de longitude. G.-A. Krause, qui s’est récemment occupé tout particulièrement de la langue et de l’histoire des Foulbé et a publié en 1883 dans l’Ausland quelques remarques très intéressantes sur ce sujet, dit à propos de l’extension de ce peuple : « C’est dans la Sénégambie et les pays au sud, où ils atteignent les côtes de l’océan Atlantique, qu’ils se sont le plus avancés vers l’ouest. Au Fouta-Djallon ils forment la partie principale de la population. Plus à l’est ils possèdent sur les deux rives du Niger supérieur, au sud-ouest de Timbouctou, le royaume de Massina, et depuis près de vingt années ils se sont emparés de l’empire Bamana (Bambara) de Ségou. Les pays entre le Massina et le cours moyen du Niger nourrissent également une population foulbé. A l’est et en partie à l’ouest de ce fleuve, les deux puissants royaumes de Gando et de Sokoto sont gouvernés par des Foulbé. D’autres se sont également fixés dans le Bornou, le Baguirmi et l’Ouadaï, mais ils n’ont pu encore y acquérir une influence politique et religieuse prépondérante. C’est au contraire dans l’Adamoua (Foumbina), des deux côtés du fleuve Binoué, qu’ils se sont avancés le plus loin vers le sud ; d’année en année ils étendent les limites de leur royaume, qui dépend du Sokoto, en poursuivant une guerre impitoyable et ininterrompue contre les Nègres païens de ces régions. Si des embarras sérieux ne viennent les arrêter, leurs expéditions victorieuses les conduiront, dans peu d’années, aussi bien au cours moyen du Congo qu’au golfe de Guinée. »
La zone d’extension des Foulbé comprend donc un espace qui équivaut presque à la quatrième partie de l’Europe, tandis que leur nombre ne peut être calculé, même approximativement.
Leur nom varie extrêmement ; les Européens, comme les peuples africains, leur en ont donné qui diffèrent de celui que les Foulbé emploient eux-mêmes. Ils se nomment Foul-bé, comme les appellent unanimement les voyageurs qui ont été en contact avec eux. La racine foul signifie « brun clair, rouge, orange » et se rapporte à leur couleur par rapport à celle des Nègres. Foul-bé est le pluriel, Poul-o le singulier. Krause donne une liste intéressante des noms attribués aux Foulbé par différents peuples : les Arabes les nomment Foulan, Felata (pluriel), Foulani, Felati, Foulania, Felatia ; chez les Touareg ils se nomment Ifellan, Afoullan, Ifoulan, Foulan, Ifilanen et Afilan. Chez les Haoussa nous trouvons les noms de Fillani, Foullani et Bafillantchi. Chez les Mousouk ou Mousgou (au sud du Bornou) ils se nomment Maplata et Maplatakaï ; chez les Kanouri du Bornou, Felata ; Foula chez les Mandinka ; Agaï chez les Djouma (Yorouba) ; Tchilmigo chez les Mossi ; Kamboumana chez les Qourecha ; Folani ou Foulga chez les Gourma ; Bale chez les Bafout ; Fato (c’est-à-dire « homme blanc ») chez les Ham ; Abate chez les Djoukou, et Goï chez les Noupé ; en Europe on entend fréquemment les noms de Foulbé, Pouls, Peuls, Fellata, Foulan, Fouta, etc. ; Krause est d’avis que les différents peuples européens peuvent former ces mots correctement, en se servant de la racine foul ou poul ; ainsi : en allemand et en italien, Ful ; en français, Foul ; en anglais, Fool ; en hollandais, Foel, etc. ; de sorte qu’en Allemagne le vrai nom de ce peuple devrait s’écrire Fulen.
Nous devons à Henri Barth les premiers et les plus exacts renseignements sur ce peuple, comme sur le Soudan en général. Il fait déjà remarquer la grande dissemblance qui existe entre le Foulan pur et le Nègre, différence qui s’étend à la couleur, à la conformation du visage et du crâne, aux cheveux, à la taille, à l’intelligence, et qui saute aux yeux. Les Foulbé purs ont une peau claire et un visage parfaitement semblable à celui des Ariens, un nez bien formé et légèrement recourbé, un front droit, des yeux vifs, des membres élégants et élancés, de longs cheveux noirs, une maigre figure ovale (on voit rarement un Foulan obèse, tandis qu’il y a beaucoup de Nègres de ce genre). J’ai eu souvent l’occasion de voir des Foulbé purs, et j’étais étonné de les trouver si rapprochés des Européens au milieu d’une hideuse population noire. Leur attitude tranquille et distinguée, leur langue aux intonations douces, imposent tout à fait ; seulement les yeux de la plupart indiquent un sombre fanatisme et une intolérance religieuse qui peut dégénérer en haine irréconciliable contre les Infidèles. Barth a jadis beaucoup souffert à Timbouctou des persécutions de ces stricts Mahométans, tandis que, heureusement, de mon temps l’influence des peu orthodoxes Touareg me protégeait contre ce danger.
Krause fait remarquer avec raison que l’on doit séparer les Foulani purs, ou rouges, des métis ou Foul noirs. Grâce à leur goût pour les voyages et les conquêtes, des mélanges entre eux et les indigènes sont inévitables. Ainsi l’on peut compter la population fouta de la Sénégambie parmi les Foulbé, et d’après cela Hadj Omar serait un Poulo ; mais il y a une distance d’un monde entre les Nègres fouta du Kaarta et les beaux habitants du Moassina. Les Foulani purs, ou rouges, ne sont pas en général très nombreux : il n’y a pas de pays ou d’État qui en soit uniquement habité, mais on les trouve toujours au milieu de la population noire et arabe.
Tout voyageur sera frappé de la haute intelligence des Foulani en comparaison des Noirs. Ils ont embrassé l’Islam de très bonne heure, et font partie de ses plus fervents sectateurs. Le Coran est étudié avec zèle chez eux, et dans chaque petite communauté se trouvent des écoles, de sorte que tout Poulo pur sait lire et écrire ; ils apprennent de préférence l’arabe, quoiqu’il y ait aussi des grammaires foulaniques, avec des lettres arabes à peine modifiées. Ils vénèrent également dans un de leurs chefs, le Poulo du Haoussa Otman-dan-Fodio, un de leurs plus grands poètes ; et son fils Bello était non seulement un guerrier fameux, mais aussi l’auteur de nombreux ouvrages historiques, géographiques ou religieux. Le fils de ce dernier, Saïdou-dan-Bello, fut le premier à écrire une grammaire foulanique, sous le nom de Nahan Foulfouldé, pour rendre son peuple entièrement indépendant de l’arabe. Ce n’est que dans les royaumes du Sokoto et du Gando que le dialecte écrit foulanique est en usage ; dans le Moassina et plus loin à l’ouest, où ne se trouvent pas en général de Foulbé purs, mais des métis, l’arabe est exclusivement employé comme langue écrite. Aujourd’hui encore, le centre de gravité de la vie intellectuelle des Foulbé se trouve sans doute à Sokoto.
Outre cette intelligence scientifique, il y a également lieu de signaler chez les Foulbé une activité extraordinaire, de l’estime pour le travail en général, de même que de la probité, en rapport avec un profond sens religieux. J’ai déjà parlé de la beauté des localités habitées par eux, du bien-être qui y règne partout à la suite d’une pratique soigneuse de la culture et de l’élevage du bétail. Ces qualités se retrouvent même chez les métis, les Foulbé noirs, qui sont bien loin d’avoir la nonchalance et l’entêtement du Nègre stupide. Dans ces peuplades métisses, l’élément foulanique domine complètement le nègre.
Il y a longtemps qu’on a commencé de traiter la question de l’origine des Foulbé, et les hypothèses les plus hardies ont été émises à ce sujet. Pour ce qui concerne la situation ethnographique de ce peuple, Friedrich Müller pourrait avoir trouvé juste, en réunissant les Nouba[14] et les Foulani dans un groupe particulier, qu’il nomme Nouba et qu’il partage en moitiés occidentale et orientale. Il dit : « Sous l’expression de Nouba, ou plus exactement de race nouba-foulah nous comprenons un groupe de peuples qui habitent dans le nord de l’Afrique, partie au milieu des Nègres, partie à la lisière de leur pays, et qui se distinguent d’eux autant par leur complexion physique que par certaines particularités ethnologiques. Les Foulah à l’ouest, et les Nouba à l’est, peuvent passer pour leurs représentants principaux. Ces peuples ne sont ni des Nègres ni des Hamites méditerranéens, mais une race intermédiaire. Comme les Cafres, ils forment également la transition de la race noire à la race méditerranéenne et spécialement, dans ce dernier cas, au type hamitique. La différence entre eux et les Cafres consiste pourtant en ce que ceux-ci sont plus près des Nègres que des Méditerranéens : aussi bien sous le rapport physique que comme état moral, les peuples nouba-fouta se rapprochent plus des derniers que des véritables Nègres. »
G.-A. Krause a tenté de s’informer de l’origine des Foulani auprès de quelques-uns d’entre eux, mais il n’a entendu que des contes, dont le noyau historique est encore à dégager de sa poétique enveloppe.
Les Foulbé même cherchent à prouver qu’ils sont d’origine arabe. D’après eux une armée de cette nation aurait pénétré, dans le cours du VIIe siècle, jusqu’au Sénégal et chez le peuple des Torodo. Un des généraux de cette armée fut laissé dans ce pays, et il épousa la fille du roi ; ses enfants auraient été les ancêtres des Foulbé. Mais ce conte est répété sous la même forme dans différents pays, de sorte que la fantaisie y apparaît ouvertement. Krause dit avec raison, à ce propos : « Tous les Mahométans considèrent les peuples arabes comme des élus d’Allah, au point de vue religieux ; car il choisit un Arabe, Mahomet, comme son plus grand et son dernier prophète. Mais, pour prendre leur part de cet honneur, les Musulmans autres que les Arabes aiment à établir avec eux des rapports fabuleux quelconques. Ainsi les Foul rapporteraient volontiers leur origine à ce peuple. » D’après d’autres légendes les Foulbé descendraient même d’Arabes marocains, tandis que l’on crut longtemps en Europe, et qu’on y croit encore en partie, à leur origine malaise, c’est-à-dire à une migration venue de l’Extrême-Orient de l’Asie. Il faut remarquer à ce propos que la population hova de Madagascar est en relations étroites avec les Battak malais de Sumatra. Cependant il ne paraît pas nécessaire d’accepter pour les Foulbé une parenté si éloignée et d’invoquer une grande migration de l’Asie orientale, qui deviendrait indispensable pour l’expliquer : leur origine doit sans doute être cherchée dans l’Afrique même. Krause, qui s’est occupé d’une comparaison très approfondie de leur langue et des dialectes hamito-sémitiques, arrive à cette conclusion : « La langue foulique, dans sa première forme, de même que les dialectes hamito-sémitiques, et le peuple foulbé, aussi bien que les Hamito-Sémites, sont d’une seule et même origine ». Il désigne donc les Foulbé comme étant des anciens ou Proto-Hamites.
Tous les Hamites, Berbères et Touareg vivant dans l’ouest de l’Afrique sont — cela est démontré — venus de l’est. Les Touareg trouvèrent, à leur arrivée, un peuple qu’ils nommaient Djabbar ou Kel Yerou, et dont on rencontre encore les momies dans les tombes anciennes de leur pays. Krause croit pouvoir admettre que ces Djabbar sont les ancêtres des Foulbé actuels.
La question des anciens habitants du Nord-Africain, à une époque où les conditions d’existence y étaient peut-être plus favorables et où la marche de la transformation du pays en désert n’avait pas encore été portée si loin, est sans aucun doute l’un des problèmes géographiques les plus intéressants. Beaucoup de circonstances l’indiquent, et nous reviendrons plus amplement sur ce sujet dans un prochain chapitre ; le Sahara possédait jadis une habitabilité plus grande qu’aujourd’hui, et un temps, qui se compte seulement par milliers d’années, s’est écoulé depuis l’époque où ces contrées étaient encore habitées et arrosées par des eaux courantes, alors qu’elles sont aujourd’hui des déserts absolument stériles.
La question des Djabbar, soulevée de nouveau par Krause, mérite en tout cas d’attirer l’attention des ethnographes, et rien n’est plus regrettable que la difficulté si grande où l’on est de faire des études scientifiques complètes dans le pays habité par les Touareg. De même que nous avons tiré des tombes des îles Canaries la preuve que les Guanches disparus appartenaient aux groupes des peuples berbéro-hamitiques, de même l’étude des tombeaux des Djabbar permettrait de découvrir bien des données importantes pour l’histoire des habitants primitifs du nord de l’Afrique, et aussi pour celle de la formation du Sahara. Si le temps doit venir où les explorations étendues n’auront plus la raison d’être qu’elles ont certainement encore, et où l’on pourra se livrer à des études plus complètes, limitées à de moindres surfaces, l’histoire des habitants primitifs du nord de l’Afrique devra certainement alors passer en première ligne.
Que les Foulbé soient ou non les descendants de ces anciens Djabbar, ils ont fait récemment de grandes migrations pour tenter de s’étendre. Ils n’avaient fondé jusque-là aucun royaume, et leur début dans la politique active date de la fin du siècle précédent. « Le commencement de ce siècle vit les Foulbé ouvrir la période de leurs grandes conquêtes. Au temps où Napoléon troublait le monde européen, détruisant d’antiques royaumes pour en créer de nouveaux, le Soudan moyen fut transformé par les Foul d’une façon non moins profonde, mais plus durable. » Un prêtre foulbé, nommé Otman-dan-Fodio, joua alors un grand rôle ; il vivait dans la province de Gobir, du pays haoussa, et commença la guerre sainte (djihad) contre les peuples païens de ce pays : il réussit enfin à soumettre toutes les provinces du Haoussa ; les Foulbé, victorieux, s’avancèrent loin dans l’ouest, jusqu’auprès de l’océan, et vers le sud et le sud-est. Le Bornou même fut attaqué par eux, mais la suite de leurs victoires y trouva son terme devant le cheikh Mouhamed el-Kaoulmi, le fondateur de la dynastie actuelle de ce pays. Otman-dan-Fodio prit, lui aussi, le titre d’Emir el-Moumenin (Commandeur des Croyants) et partagea son grand empire en deux moitiés : dans la partie occidentale il plaça son frère Abdallahi avec Gando pour résidence, tandis que son fils Bello habitait à Sokoto dans la fraction orientale. C’est depuis ce temps qu’existent les deux grands royaumes de Gando et de Sokoto, gouvernés par des Foulbé qui ont forcé la population noire indigène à embrasser l’Islam.
L’un des généraux d’Otman-dan-Fodio, nommé Lebbo (Labo), entreprit une guerre pour son compte vers le nord-ouest et du côté du Niger moyen ; il fonda là le royaume du Moassina (j’ai toujours entendu prononcer ainsi à Timbouctou, et non Massina) avec Hamd-Allahi pour capitale. Mais les Bambara, aussi bien que les Touareg, ont toujours combattu ce pays, surtout parce que les Foulbé qui l’habitaient étaient disposés à prendre possession de Timbouctou. Une lutte permanente commença entre eux et les Touareg ; lorsqu’un nouvel ennemi, personnifié par Hadj Omar, surgit, Hamd-Allahi fut détruit.
Depuis ce temps le Moassina est gouverné de Ségou, quoiqu’il soit habité par beaucoup de Foulbé purs. Comme je l’ai dit, le cheikh arabe Abadin, influent à Timbouctou, cherche à s’allier aux Foul du Moassina, soit pour protéger Timbouctou contre les Touareg, soit peut-être aussi pour devenir indépendant et arracher le Moassina au Ségou. En ce moment un parent du sultan Ahmadou est encore à Hamd-Allahi ; mais, comme la puissance du Ségou est en décadence, une modification dans la répartition des forces de ces pays paraît imminente.
Au contraire, les deux grands États foulbé de Sokoto et de Gando (Gwando) existent depuis le commencement de ce siècle et sont dans une situation prospère. Voici la liste de leurs princes :
| SOKOTO. | Durée du règne. | Date de la mort. | ||
|---|---|---|---|---|
| 1o Otman-dan-Fodio | (?) | 1818 | ||
| 2o Bello-dan-Otman | (?) | 1837 | ||
| 3o Atikou-dan-Otman | 5 | ans 3 mois | 1843 | |
| 4o Alin Baba-dan-Bello | 17 | ans | 1860 | |
| 5o Ahmadou-dan-Atikou | 7 | ans | 1866 | |
| 6o Aliou Karami-dan-Bello | 11 | mois | 1867 | |
| 7o Ahmed-er-Refaje-dan-Otman | 5 | ans | 1872 | |
| 8o Boubakr-dan-Alin | 5 | ans | 1877 | |
| 9o Moas-dan-Bello | depuis | 2 | ans | » |
Le sultan Moas, qui règne depuis 1877[15], est âgé de soixante-trois ans ; il est de couleur noire ; sa mère était une esclave du Haoussa.
| GANDO. | Durée du règne. | Date de la mort. | |
|---|---|---|---|
| 1o Otman-dan-Fodio | (?) | 1818 | |
| 2o Abdallahi-dan-Fodio | (?) | 1829 | |
| 3o Mouhamed Ouani-dan-Abdallahi | (?) | 1835 | |
| 4o Chalilou-dan-Abdallahi | 20 | ans | 1855 |
| 5o Chalirou-dan-Abdallahi | 7 | ans | 1862 |
| 6o Alin-dan-Abdallahi | 5 | ans | 1867 |
| 7o Abd el-Kadiri-dan-Abdallahi | 5 | ans | 1872 |
| 8o El-Moustafa-dan-Mouhamed-Ouani | 4 | ans | 1876 |
| 9o Hanafi-dan-Chalilou | 3 | ans | 1879 |
Hanafi, mort aujourd’hui, était de couleur noire ; sa mère était de la peuplade des Torodo.
On ne peut dire que les Foulbé aient terminé leurs conquêtes ; au contraire, ils provoqueront toujours de nouvelles révolutions dans ces pays et pénétreront surtout comme des missionnaires guerriers dans les pays noirs. Il est certain que ce sont les gens les plus intelligents de l’Afrique, avec les Arabes ; mais leur extension est regrettable, parce qu’ils gagnent à l’Islam des régions immenses. Ce n’est pas un avantage pour le Nègre barbare, et il est à déplorer, dans l’intérêt des aspirations que l’on comprend en général sous le nom de « civilisation », que cet accroissement du domaine de la religion musulmane constitue un obstacle sérieux au développement des relations avec les Européens. Pour moi il est évident que l’Islam est le plus grand ennemi de la civilisation européenne, tandis que nous devons voir, dans les États chrétiens seulement, les représentants du progrès. En outre, il est faux de prétendre que l’Islam soit une sorte de préparation au Christianisme pour le Nègre grossier, adonné à un fétichisme sauvage. Nous le voyons chez les Bambara et les autres populations noires, de même que chez les métis foulbé, les Fouta, etc. : ils n’ont pris de l’Islam que quelques pratiques extérieures, et y ont puisé surtout la haine contre les gens d’autres croyances.
Les Foulani forment un facteur politique d’un grand poids dans le nord de l’Afrique, jusqu’à l’Équateur ; et, lors du partage prochain de cette partie du monde, les nations européennes auront certainement à compter avec ce peuple. Il est brave, et combat pour une idée religieuse ; si les Européens veulent s’établir politiquement dans l’intérieur de l’Afrique, ils feront bien de s’entendre d’abord avec lui.
Mais nous devons souhaiter avant tout que les grands royaumes foulbé soient parcourus par des Européens sachant la langue de ces populations ; il y a sûrement beaucoup d’ouvrages historiques encore cachés chez elles, et les problèmes touchant leur origine seront plus facilement résolus dans le pays même, au moyen d’une comparaison critique des vieilles légendes, de l’étude des anciennes histoires de ces contrées ou de l’analyse faite avec soin de la langue foulbé d’une part et de l’autre de la structure anthropologique du peuple. Jusqu’ici ces deux écoles se tiennent avec raideur face à face : le linguiste ne reconnaît aux mensurations crâniennes qu’une faible valeur, et l’anatomiste méprise les règles grammaticales. Une marche en commun donnera seule des résultats heureux et durables.
CHAPITRE IX
DÉPART DE MÉDINET-BAKOUINIT POUR MÉDINE ET SAINT-LOUIS.
Départ de Bakouinit. — Fasala. — Les lions. — Eau courante. — Villages foulbé. — Kamedigo. — Maladies. — Rhab-Nioro. — Population fouta. — Marchands d’esclaves marocains. — Montagnes bordières. — Vallée du Sénégal. — Village arabe. — Kouniakari. — Le cheikh Bachirou. — Message de Médine. — Arrivée au Sénégal. — Les tirailleurs. — Le fort de Médine. — Siège par Hadj Omar. — Paul Holl. — Communications télégraphiques. — Départ. — Mosquitos. — Bakel. — La colonne expéditionnaire. — Le poste de Matam. — M. Lecard. — Villages de Fouta. — Vapeurs. — Les vapeurs le Cygne et l’Archimède. — Saldé. — Podor. — Dagana. — Richard Toll. — Crocodiles et pélicans. — Arrivée à Saint-Louis. — Fièvre jaune. — Mauvais port. — La barre. — Ténériffe. — Pauillac. — Quarantaine. — Arrivée à Bordeaux. — Voyage à travers l’Espagne jusqu’à Tanger.
Le 7 octobre nous quittons Bakouinit. Notre but le plus proche est le Kaarta, qui est sous la domination des Fouta, parce que le sultan de Ségou y a placé deux de ses frères comme vice-rois ; une fois ce pays passé, nous n’aurons plus qu’une courte distance à parcourir jusqu’au Sénégal, si longtemps désiré, et où nous espérons trouver dans les stations militaires le calme et les soins nécessaires, après les marches, épuisantes sous tous les rapports, des derniers temps.
Nous ne pouvons partir que l’après-midi à trois heures et arrivons fort tard dans la soirée au bourg de Fasala. Il doit avoir été jadis une grande ville, car de vieilles murailles et des ruines considérables de maisons indiquent une étendue importante. Aujourd’hui ce n’est plus qu’un village habité exclusivement par des esclaves libérés, qui se sont installés dans les ruines de l’ancienne ville, et ont construit en outre une quantité de paillotes. Ils ont planté du sorgho dans les intervalles libres des maisons, mais n’ont ni moutons ni bœufs. Nous ne pouvons donc nous faire préparer qu’un repas très simple, peu approprié à mes malades. Abdoullah a dû être attaché sur son bœuf de charge, car il ne peut se tenir assis ; pour qu’il n’en tombe pas, un des conducteurs doit toujours être à côté de l’animal : c’est une lente et pénible marche.
Le matin suivant, nous partons de bonne heure. Nous ne devons atteindre ce jour là aucune localité, mais nous camperons en plein air ; mes conducteurs sont un peu inquiets pour leurs animaux, car il y a ici beaucoup de lions ; nous voyons de nombreuses traces de ces animaux dans les hautes herbes ; elles sont foulées sur de grands espaces et montrent la direction qu’ils ont suivie. De onze heures à midi nous faisons halte et dressons nos tentes à six heures du soir : pendant la nuit, des feux sont entretenus et quelques hommes veillent. Le terrain traversé aujourd’hui diffère du précédent en ce que la forêt diminue d’épaisseur, et que nous avons beaucoup de belles prairies découvertes. C’est un fort gracieux paysage, et des groupes d’arbres isolés, surtout des baobabs imposants (arbres à pain de singe), épars au milieu des clairières, donnent à la contrée le caractère d’un parc.
Nous marchons encore le jour suivant, 9 octobre, dans un paysage semblable. Ce beau pays est inhabité, quoiqu’il renferme de nombreuses dayas et que le sol y soit excellent, aussi bien pour la culture que pour le pâturage. Il semble que les brigandages de Hadj Omar l’aient également dépeuplé et transformé en désert. Notre marche dure de cinq à onze heures du matin et de deux à six heures du soir.
Parmi les étangs, la grande daya Redja est surtout remarquable ; nous passons également près d’un puits, ce qui prouve que la contrée a dû certainement être habitée autrefois.
Les traces de lions redeviennent très nombreuses, mais nous n’en rencontrons pas un seul. Près d’une daya nous trouvons les hautes herbes foulées d’une manière surprenante, et mes gens prétendent qu’une famille de ces animaux y a passé la nuit ; quelques-uns d’entre nous refusent absolument de traverser cet endroit, de peur d’en rencontrer, et veulent faire un grand détour pour atteindre la localité la plus proche. Enfin je réussis à les en dissuader. Dans le terrain découvert nous remarquons de nouveau beaucoup de minerai de latérite ; pendant les dernières heures de l’après-midi nous atteignons un terrain assez accidenté, avec de petites collines hautes de 60 à 80 pieds seulement, qui dominent la plaine. Nous dressons nos tentes pour la nuit dans un endroit convenable ; il faut encore veiller, de crainte des lions. Mes malades vont aujourd’hui un peu mieux ; Benitez a pu déjà faire une grande partie de la route sans être attaché sur son bœuf ; sa mine est effrayante.
Le 10 octobre nous partons de grand matin. Bientôt le terrain change : à la place des clairières découvertes nous trouvons un terrain rocheux et montagneux et, pour la première fois, de l’eau courante ! Cette dernière surtout est la bienvenue et nous la saluons avec joie.
C’est un petit ruisseau étroit, avec un mince filet d’eau, et non plus une daya avec son liquide stagnant ; ce petit cours d’eau s’écoule vers le Sénégal, si longtemps désiré. Les montagnes consistent en schiste argileux foncé ; la latérite n’est pas rare à leur surface. L’altitude du terrain varie encore de 300 à 320 mètres ; la chaleur n’est pas très forte : aussi pouvons-nous marcher aisément. Je n’ai de soucis qu’au sujet de mes malades et de l’accueil qui m’est réservé à Nioro ; en outre, nous avons devant nous un pays fortement peuplé de Foulbé, et ne savons pas encore comment on nous y recevra.
Dès onze heures nous atteignons le premier village des Foulani et n’y sommes pas accueillis d’une manière hostile. Leurs villages sont très beaux. Chaque ferme est entourée d’une haie vive, et consiste en huttes d’argile rondes, au nombre de trois à six, avec un toit de chaume pointu, très solide et très épais. Ces localités sont assez étendues et bien peuplées, leurs habitants aisés et l’on voit chez eux beaucoup de chevaux, de bœufs, de moutons et de chèvres. Les champs et les villages sont également bien entretenus ; on cultive surtout le sorgho, le riz et la canne à sucre, mais on plante également déjà la noix de terre (arachide), au goût agréable ; les concombres ainsi que les courges poussent au milieu même des villages, et leurs feuilles couvrent complètement les maisons. Dans tous les cas, une de ces colonies de Foulbé fait une impression agréable ; la propreté et l’ordre ne peuvent y être niés, et l’on ne voit nulle part de mendiants misérables ou estropiés. Les Foulani se trouvent beaucoup au-dessus des diverses peuplades nègres qui les entourent. Dans tous leurs villages il existe un espace découvert, entouré de pieux, qui sert de place de prières : c’est là que se rassemblent régulièrement les hommes du lieu au moment de la prière, car les Foulbé sont très pieux. Presque tous peuvent lire et écrire l’arabe, et l’on voit fréquemment de petits garçons ou des jeunes gens studieux écrire sur une table de bois, et lire le Coran.
Les Foulbé vivant ici dans le pays de Kaarta viennent, dit-on, des districts situés plus à l’est sur le Niger ; ils n’auraient été ramenés ici comme prisonniers qu’après les expéditions de guerre et de pillage de Hadj Omar ; leurs colonies sont donc de date récente, et remontent tout au plus à quelque vingt ans. Ils doivent payer l’impôt au frère du sultan de Ségou ; comme je l’ai dit, les combats entre Fouta et Foulbé ne sont pourtant pas rares.
Nous fûmes très bien reçus dans ce premier village foulbé ; on nous donna une hutte pour la nuit et l’on pourvut à notre nourriture.
Le 11 octobre nous quittions cet endroit, pour nous rendre chez le cheikh de ce groupe de villages, qui porte le nom de Kamedigo. Dès deux heures environ nous étions dans un gros bourg, où l’on nous accueillit peu amicalement. Les habitants se montraient importuns, ils nous refusèrent une maison, et finalement nous dûmes dresser nos tentes en plein air. Enfin le cheikh crut devoir me faire une visite et m’assigner une maison : il ne se montra plus pendant le reste du jour. Le soir il envoya de la viande et du couscous, sans demander aucun présent.
Pourtant notre séjour à Kamedigo a été fort avantageux. Nous avions loué nos bœufs porteurs de Bakouinit à Nioro, qui est encore à une marche d’ici ; mais nous les renvoyâmes dès Kamedigo, car notre hôte se déclarait tout prêt à partir avec nous pour Médine dans quelques jours, avec cinq bœufs de charge. Nous acceptâmes aussitôt cette offre avantageuse, d’autant plus que notre hôte, un Foulbé intelligent, qui avait déjà été en relations avec les Européens, consentait à n’être payé qu’à Médine. Il me reconnut naturellement aussitôt pour un Européen et un Chrétien, et consentit ensuite sans difficulté à me faire crédit jusqu’à mon arrivée chez les Français. Les autres habitants du lieu restaient toujours très réservés envers nous ; un Chrétien, car je passais universellement pour tel, est en exécration pour le Foulbé, dans sa stricte orthodoxie ; nous eûmes pourtant des visites, mais ce fut seulement celles de jeunes gens curieux, qui se montrèrent importuns ; sous ce rapport les Arabes sont plus convenables.
Le jour suivant, nos hommes de Bakouinit retournent dans leur pays ; parmi eux se trouve le fils de notre hôte de cette ville, Gabou. Ils sont très heureux de n’avoir pas eu besoin d’aller jusqu’à Nioro, car ils redoutent extrêmement cette ville fouta. Notre hôte de Kamedigo essayera de nous faire tourner Nioro, mais il ne peut s’y engager. Il a du reste des affaires au Sénégal et veut remettre aux Français quelques-uns de ses esclaves, qui doivent entrer dans les tirailleurs sénégalais, corps de troupes composé surtout de Nègres libérés et qui rend de bons services.
Nous devons attendre quelques jours, ici, qu’il se soit procuré des bœufs porteurs et qu’il ait terminé ses préparatifs pour une absence de plusieurs semaines. Quant au reste, nous sommes très bien accueillis : on a mis une jolie hutte à notre disposition, nous sommes bien nourris, et enfin la population de l’endroit ne nous importune pas trop. Mais le 14 octobre tout change de nouveau : Hadj Ali et moi, nous avons des accès de fièvre ; Benitez est très souffrant et sa faiblesse incroyable, mais on peut encore le sauver ; par malheur, Kaddour, lui aussi, tombe tout à coup malade, pendant la nuit, des mêmes souffrances dont ont été attaqués Benitez et Farachi ; il se plaint extrêmement, sa tête est lourde, sa mine très changée, et l’un de ses bras complètement paralysé ! Ce sont des perspectives peu rassurantes pour l’avenir. Les symptômes de paralysie chez Kaddour sont surtout frappants ; par bonheur ils disparaissent au bout de quelques jours : il semble avoir été victime d’une attaque d’apoplexie ; d’ailleurs l’ensemble de sa maladie est survenu tout à coup : quelques heures avant cet accès il était gai et se trouvait parfaitement bien.
Notre espoir de pouvoir tourner Nioro est complètement anéanti. Le 16 octobre apparaît tout à coup une troupe de douze cavaliers, bien armés, sur de beaux chevaux, qui nous apportent le salut du cheikh de Rhab (Nioro), Aguib Oulad el-Hadj Omar, et qui expriment l’attente certaine que nous irons le voir ! Ce message courtois ne m’est rien moins qu’agréable ; il ne peut s’ensuivre qu’un pillage complet, mais il serait tout à fait impossible de décliner cette invitation.
Si ma présence est connue à Nioro, on doit en être également informé à Kouniakari, qui n’est pas fort loin, et où vit le frère d’Aguib : par suite on la connaît à Médine, située dans le voisinage.
Le 17 octobre, en compagnie de quelques Foulbé, nous faisons route jusqu’à Nioro, ou Rhab, comme disent les Arabes. Vers midi nous arrivons dans un village fouta, où nous sommes tout à fait mal accueillis et où l’on répète avec insistance que nous devons aller à Nioro, chez le cheikh Aguib, pour y payer le droit de passage. A partir de ce point nous prenons une direction plus vers le nord-ouest, mais nous n’atteignons pas la ville et campons en plein air.
Le matin suivant, après avoir franchi un terrain difficile et rocheux, avec de nombreux cours d’eau, profondément encaissés, nous arrivons, dès dix heures, près de la ville de Nioro, entourée de murs élevés. Nous sommes forcés d’attendre d’abord longtemps au dehors, mais enfin une troupe de cavaliers nous conduit dans une maison petite et laide de la ville, qui doit me servir de logement. La population fouta, rassemblée en masses, est insolente et importune au plus haut point. Parmi elle il y a une foule de gens qui savent quelques mots de français et nous les crient constamment au nez ; j’affecte de ne pas les comprendre et ne réponds qu’un peu d’arabe. Nous cherchons à nous retirer aussitôt que possible dans la maison, et fermons les portes, sous prétexte de maladies. Benitez est, il est vrai, de nouveau très mal ; la crainte d’être reconnu pour un Chrétien vient encore ajouter à son malaise, et j’ai les plus sérieuses préoccupations pour lui.
Aguib habite une large kasba, entourée d’un énorme mur, construit en partie en pierres ; je n’ai pu le voir lui-même ; d’ailleurs je n’en ai eu nul besoin, et nos relations s’établirent par l’un de ses fidèles. Comme je l’ai dit, c’est un des frères du sultan de Ségou, Ahmadou, et l’un des fils cadets de Hadj Omar. Quoiqu’il règne ici indépendamment en quelque sorte, il est soumis complètement à Ségou pour les choses d’importance ; il y a toujours ici des représentants d’Ahmadou qui le tiennent au courant de ce qui se passe à Nioro. La ville paraît être assez grande, et peuplée surtout de soldats. La population, composée en grande partie de Fouta, est au plus haut point désagréable et antipathique ; depuis l’apparition de Hadj Omar ces gens sont devenus sauvages et ont une attitude impertinente et arrogante ; ils portent une haine particulière aux Français, dont ils observent jalousement les progrès ; mais on doit avoir rapidement deviné que je ne suis pas de cette nation, car on ne me retient pas longtemps dans la ville.
Nous étions à peine dans notre maison, que quelques hommes du cheikh Aguib arrivèrent, avec mission de fouiller nos bagages ; cela se fit de la façon la plus approfondie ; tous les sacs furent ouverts et vidés, ce qui mit au jour divers articles d’Europe ; entre autres j’avais conservé pendant tout le voyage dans mon sac un vêtement européen très simple, de sorte que mes subterfuges de hakim osmani (médecin turc) trouvèrent ici médiocre créance. Cependant il me sembla qu’il était très indifférent à ces gens-là qu’un Chrétien ou un Mahométan passât chez eux ; l’affaire principale était de trouver quelque chose dont on pût faire un présent au cheikh Aguib. On me prit donc tout simplement mon seul fusil, la carabine Mauser, qu’il daigna trouver à son goût, puis un plaid de voyage, un vêtement très bien brodé de Timbouctou, un burnous de drap appartenant à Hadj Ali ; finalement nous dûmes encore donner un anneau d’or d’un certain poids, de sorte qu’il ne nous en restait plus qu’un. Hadj Ali fut particulièrement irrité qu’on nous eût pris ce fusil, que je lui avais promis en présent ; mais je ne pus m’y refuser, et nous dûmes nous estimer heureux d’en être quittes ainsi. Il y a lieu de s’étonner de l’impudence avec laquelle on dépouille ici les étrangers ; c’est par pure grâce qu’on leur laisse encore quelque chose.
Cependant nous reçûmes en échange notre nourriture, un peu de riz et de viande et, le jour suivant, la permission de repartir ; on voulait évidemment ne pas nous nourrir longtemps, et, comme il n’y avait plus rien à tirer de nous, on nous laissa en liberté.
A Nioro nous fîmes la connaissance de quelques Marocains, originaires, je crois, de Marrakech même et que Hadj Ali nous désigna pour des chourafa. Ils revenaient d’un long voyage de commerce au Soudan, après avoir acheté de l’or et des Nègres : ils durent également payer un tribut, montant à cinq esclaves et cinquante mitkal d’or. Ces gens veulent aussi se rendre à Médine, de sorte que nous allons former une caravane nombreuse : avec eux il y a environ cent Noirs achetés depuis peu, la plupart femmes et enfants ; ces Marocains, qui sont montés, se font accompagner d’une douzaine de serviteurs noirs. Il ne m’est pas du tout agréable de voyager avec ces marchands d’esclaves, tandis que Hadj Ali paraît subitement transfiguré ; il a trouvé des Arabes, qui sont chourafa comme lui, et il est très heureux de cette connaissance.
Kaddour s’est rétabli ; Benitez au contraire est encore très faible, cependant il peut supporter la marche à dos de bœuf, aussi j’ai un espoir fondé d’atteindre Médine en peu de temps. Nous n’avons plus à dépasser que Kouniakari ; on ne peut me prendre grand’chose et je ne doute pas qu’on ne nous permette de continuer notre route.
Hier j’ai eu de nouvelles inquiétudes. Aguib a dit en effet, prétend-on, qu’il ne peut me laisser passer, et que je devrai aller d’abord trouver le sultan de Ségou, pour obtenir de lui la permission de me rendre à N’dar (Saint-Louis). Pour mon compte, le voyage ne m’eût pas été, après tout, fort désagréable, mais, en raison de l’état de mes compagnons si gravement malades, et du manque de ressources, je fus forcé de protester aussi énergiquement que possible contre ce projet, et je reçus enfin la permission de me rendre à Kouniakari. Si j’avais eu de l’argent ou des marchandises, j’aurais été forcé de me rendre auprès du sultan Ahmadou, pour m’y faire complètement dépouiller.
Il était déjà trois heures du soir quand nous quittâmes Nioro, le 19 octobre. A partir d’ici le chemin de Kouniakari se dirige vers le sud-ouest, mais nous n’atteignons aucun village et sommes obligés de camper en plein air ; par bonheur il nous reste encore un peu de riz, de quoi préparer un maigre souper. Les aliments européens ont depuis longtemps disparu de notre table ; il y a déjà plusieurs semaines que nous n’avons même plus de thé.
Le jour suivant, nous partons de très bon matin et dépassons dès huit heures un village foulbé, sans nous y arrêter ; nous arrivons vers onze heures à un second, à l’extérieur duquel on installe le campement. Vers le soir seulement, les habitants nous invitent à entrer dans leur bourgade et à y passer la nuit : ce que nous faisons. Comme je l’ai déjà fait remarquer, ces villages foulbé produisent tous une jolie impression ; leur population est laborieuse et aisée, et, à part son fanatisme religieux, elle est de relations beaucoup meilleures et bien plus courtoises que les grossiers et farouches Nègres fouta.
Nous attendons dans cet endroit l’arrivée de la caravane marocaine d’esclaves, qui apparaît le lendemain de grand matin. Nous repartons ensemble, pour faire halte au bout de deux heures seulement près d’une daya. Le pays, qui est déjà à 340 mètres d’altitude, est de nouveau très boisé, de sorte qu’il nous est difficile de frayer un chemin à nos animaux, très chargés. Vers trois heures nous repartons, pour tendre les tentes au bout d’une courte marche de deux heures seulement.
Il y a maintenant une grande animation dans notre bivouac, qui couvre une large surface. Les nombreux esclaves vont chercher de l’eau et du bois, les femmes font cuire du couscous ; des feux s’allument à divers endroits ; autour d’eux se groupent nos noirs compagnons, pourvus seulement des vêtements les plus indispensables. En route six hommes conduisant un grand troupeau de moutons se sont réunis à nous ; nous achetons quelques-uns de leurs animaux, de sorte que nous pouvons maintenant joindre un peu de viande fraîche à notre riz si sec.
Les Marocains emportent aussi des tentes avec eux, et Hadj Ali y passe la plus grande partie de son temps avec ses compatriotes. Benitez va mieux et j’espère le mener jusqu’à Médine, où il trouvera des soins médicaux.
Le 22 octobre nous traversons de nouveau un pays inhabité, couvert de forêts touffues ; nous ne faisons que des marches très courtes, de cinq à neuf heures du matin, pour nous reposer ensuite jusqu’à trois heures ; d’ordinaire les tentes sont dressées avant six heures. Cette foule de femmes et d’enfants, qui vont naturellement à pied, ne peuvent supporter de longues marches ; il est même tout à fait étonnant que, de ces esclaves mal nourris, complètement négligés, et en route depuis des mois, il en reste encore autant de vivants. A mon grand regret, je vois beaucoup de scènes barbares ; ces malheureux sont bâtonnés quand ils ne veulent ou ne peuvent plus marcher.
Il y a beaucoup de dayas en cet endroit ; la rivière que nous avons remarquée près de Nioro prend une autre direction, plus méridionale, pour s’unir ensuite au Sénégal, tandis que nous inclinons fortement vers le sud-ouest.
Le matin suivant, nous partons à quatre heures, pour arriver vers onze heures seulement à une daya ; nos animaux, fatigués et souffrant de la soif, pouvaient à peine avancer. Nous avons eu auparavant à franchir une large fondrière fort désagréable, où mon âne reste engagé, sans pouvoir avancer ni reculer, et où il s’enfonce toujours davantage ; pour mon compte, je suis entré aussi profondément dans l’eau vaseuse et je ne puis être tiré de cette situation difficile qu’avec le secours de quelque vigoureux Nègre. Le passage de cette fondrière nous a pris beaucoup de temps, surtout pour la faire traverser par les bœufs. Au delà s’élève une montagne isolée, haute d’environ cent mètres ; auprès d’elle est une daya avec de l’eau potable : nous y passons la nuit. La température n’est plus très élevée maintenant, et pourtant notre voyage est déjà très fatigant ; nous aspirons tous aux bâtiments du Sénégal, car nous sommes las des marches à dos de chameau, d’âne, de cheval, de mulet ou de bœuf, que nous avons toutes pratiquées pendant notre long voyage.
Le 24 octobre nous marchons de quatre heures à onze heures et demie du matin ; nous nous arrêtons auprès d’une petite daya pour y dresser les tentes ; à notre gauche courent un certain nombre de chaînes de hauteurs, formées de schistes argileux foncés, comme je puis m’en assurer en examinant quelques cours d’eau à sec ; j’observe également beaucoup de latérite en cet endroit.
La différence de température entre le jour et la nuit est très importante ici, et, quand nous nous levons le matin vers quatre heures, nous tremblons tous de froid ; j’ai souvent peine à quitter ma tente, bien chaude. Mais cette fraîcheur du matin exerce peut-être une heureuse influence sur Benitez, car il se sent insensiblement un peu mieux, quoiqu’il ait toujours très mauvaise mine et qu’il soit bien faible.
Le 25 octobre nous avons encore une longue marche, de quatre heures du matin à une heure de l’après-midi ; nous sommes alors forcés de faire une halte, à cause de l’épuisement général et quoique nous n’ayons pas d’eau au bivouac. On dit qu’il y a une daya dans le voisinage : quelques hommes y sont envoyés pour abreuver les animaux et en rapporter de l’eau. Après une longue absence, ils reviennent avec plusieurs outres pleines. Kaddour est aujourd’hui de nouveau malade ; il mange sans modération, et, quand les vivres sont abondants, on ne peut l’en arracher ; il tient plus à la quantité qu’à la qualité de sa nourriture, et son estomac est souvent dérangé.
Nous nous trouvons toujours sur un plateau, dont la hauteur moyenne atteint 300 mètres. Malgré le manque d’eau, le pays est très boisé, mais d’ailleurs complètement désert. Les Foulani ne se sont pas avancés si loin vers le sud-ouest, et les Fouta restent volontiers dans le voisinage des lieux fortifiés de Nioro et de Kouniakari, où ils trouvent plus aisément un abri après leurs incursions. Foulbé aussi bien qu’Assouanik se plaignent amèrement de la domination de ces Fouta ; à Bakouinit, où l’élément arabe est fortement représenté parmi les Assouanik, on disait très ouvertement qu’on verrait plus volontiers les Français arriver dans le Kaarta et mettre fin à la domination fouta, que de supporter plus longtemps les brigandages de ces Nègres.
Le 26 octobre nous avons encore une marche longue, mais intéressante, de quatre à onze heures du matin et de trois à six heures du soir, presque directement vers l’ouest. Au début le terrain est un peu ondulé, puis il se couvre de collines, qui se changent enfin en montagnes. Depuis que nous avons quitté la chaîne de l’Atlas, nous n’avons pas encore vu de semblables accidents de terrain. Le chemin suit des vallées profondes et étroites, dont les flancs s’élèvent à plusieurs centaines de pieds ; des ravins profonds et à berges verticales, remplis de grandes masses de roches roulées, s’ouvrent de chaque côté dans les vallées principales ; mais pour l’instant ils sont à sec. Vers quatre heures de l’après-midi nous descendons du bord montagneux du plateau dans la plaine ; la pente est très rapide. Devant nous s’étend une large vallée plate, couverte de hautes herbes d’où sortent de loin en loin les toits pointus d’un village : c’est déjà la vallée du Sénégal.
Ces montagnes bordières consistent surtout en couches très faiblement inclinées de schiste argileux bleu, comme j’en ai observé plusieurs fois ces derniers jours ; je remarque ensuite des strates de grès et de schistes disposées verticalement et tombant vers le sud ; il doit même y avoir là des formations éruptives anciennes, car, parmi les cailloux roulés, je trouve souvent des échantillons d’une roche de ce genre.
Nous avons donc atteint ici le bord sud du grand plateau, qui va au nord jusqu’au Sahara ; mais, comme il est couvert partout de sable et d’humus, la couche inférieure n’apparaît que sur les berges de la vallée du Sénégal. Le bord de ce plateau est divisé en une quantité de pics isolés et de chaînes montagneuses, qui s’inclinent en pentes rapides vers le sud. La différence d’altitude entre le plateau et la plaine du Sénégal dépasse cent mètres.
Arrivés dans la vallée, nous nous dirigeons vers le plus proche village et y passons la nuit.
Ce sont des nègres Assouanik, un peu mélangés d’Arabes et plutôt de Fouta, qui habitent ici dans d’assez grands villages, dont les maisons d’argile sont couvertes de toits élevés et pointus en chaume. Celui où nous sommes est dans le voisinage d’une rivière, qui coule d’ici vers le sud-ouest, dans la direction du Sénégal, et se jette non loin de Médine.
Le 27 octobre nous partons à sept heures du matin. La rivière s’est creusé dans le sol argileux un lit profond, enfermé entre des murs verticaux ; par suite notre passage est très pénible et très lent. Ce n’est qu’avec beaucoup de précautions qu’on fait descendre par chaque animal la berge escarpée et glissante et qu’on lui fait remonter ensuite la rive opposée. Enfin, lorsque toute notre nombreuse caravane a passé la rivière, nous continuons vers le sud-ouest, à travers une plaine couverte d’herbes hautes de dix à douze pieds ; c’est une marche désagréable. Les herbes se referment au-dessus de la tête des cavaliers, tant elles sont hautes et épaisses ; chacun doit emboîter exactement le pas de celui qui précède, afin de ne pas s’égarer ; il existe, il est vrai, des sentiers de piétons, faiblement tracés, mais il est difficile de les suivre. Vers dix heures et demie nous arrivons dans un village situé au milieu de vastes champs de maïs, de cannes à sucre et de sorgho. Ici la moisson n’a pas encore lieu, et même le grain est encore loin d’être mûr. Du reste la culture des champs est très régulière et fort bien entendue ; pour la première fois, je trouve ici le cotonnier en rapport ; l’arachide est cultivée également en grandes masses. Au contraire on ne voit pas beaucoup de bétail ; la population paraît se livrer surtout à la culture.
La végétation est généralement riche et tout autre que sur le plateau ; la température est également plus élevée ; nous trouvons déjà ici le climat humide et chaud des vallées des tropiques ; sur la hauteur domine l’air sec des plateaux à moitié déserts du sud du Sahara, certainement plus sain que l’atmosphère de serre chaude du pays où nous sommes. Nous remarquons des palmiers à éventail ; la forêt est plus épaisse ; les herbes géantes deviennent un fouillis impénétrable : bref, tout annonce une autre région. Vers midi nous faisons halte auprès d’un second village, également habité par des Assouanik ; il se trouve au point où la vallée, assez étroite et limitée des deux côtés par une chaîne de montagnes, s’élargit en une vaste plaine et laisse passage à une rivière.
Nous faisons halte sur ce point, et y passons tout le jour suivant. Les Marocains le désirant, je ne puis m’y opposer, car Hadj Ali ne fait que ce qui est agréable à ses amis. Nous avons de nouveau à ce propos des discussions, dans lesquelles je traite de brigands ces marchands d’esclaves. L’irritation de Hadj Ali, en m’entendant traiter ainsi des saints, des chourafa, est sans borne ; mais la colère de mon compagnon me laisse tout à fait froid, car sous peu de jours nous atteindrons les postes français.
Le 29 octobre nous reprenons la marche vers Kouniakari ; nous partons à sept heures, et faisons halte dès dix heures près d’un village : à notre grand étonnement il est habité par des Arabes purs, les Oulad Chrouisi, originaires du Hodh et qui se sont fixés ici. La joie de Hadj Ali et des Marocains est grande quand ils rencontrent des compatriotes.
Nous sommes depuis un certain temps en cet endroit, quand tout à coup un cavalier se présente de la part du cheikh Bachirou afin de nous conduire à Kouniakari. Il a craint sans doute que nous ne lui échappions, pour gagner directement Médine, qui est dans son voisinage. Ces chefs fouta ont dû être toujours exactement informés, par des messagers, de la direction que je prenais ; il semble que, dès mon départ de Bakouinit, j’aie été toujours surveillé et qu’on ait informé de toutes mes démarches les frères d’Ahmadou.
Kouniakari est aussi une localité importante, habitée surtout par des Fouta. A notre arrivée nous sommes conduits à la kasba : c’est un château fort, entouré de quatre hautes murailles de pierre, où nous sommes reçus par le cheikh Bachirou. On a évidemment fait de grands préparatifs pour m’imposer, et toute la force armée de l’endroit a dû être réunie.
Nous ne traversons pas moins de cinq cours ; dans chacun des étroits passages qui les séparent se trouvent cinquante soldats, debout ou couchés, bien armés et chargés d’éloigner tout importun. Ces gens sont en guenilles, mais je ne doute pas qu’ils ne soient des guerriers braves et dangereux. Bachirou a déployé cette pompe pour que je pusse parler aux Français de son imposante force armée et de sa citadelle, qui est considérée comme imprenable. Enfin, après avoir dépassé les grandes cours avec leurs soldats, nous arrivons dans une dernière, plus petite, où le cheikh Bachirou, le fils du redouté Hadj Omar, est assis sur un tapis et nous souhaite la bienvenue avec un calme plein de noblesse. Il est encore jeune, a peu de barbe, le visage de couleur foncée, et porte le bonnet de linge blanc en usage ici, ainsi qu’une toba de couleur sombre. A côté de lui sont accroupis quelques fidèles. Il parle et comprend assez bien l’arabe, et ce n’est que par exception que des assistants doivent lui donner des explications. Il s’informe de notre voyage et écoute nos récits avec une indifférence feinte. Le cheikh a une expression de physionomie quelque peu altière et arrogante, et en même temps un certain éclair sombre dans les yeux, qui annonce de l’énergie et un manque de scrupules dans les moyens d’atteindre son but. Il est évident que ces Fouta constituent aujourd’hui un peuple important, et que les descendants de Hadj Omar poursuivent systématiquement l’exécution de ses plans. Ils veulent parvenir à la domination des pays situés entre le Sénégal et le Niger, comme le père de Hadj Omar l’a déjà ambitionnée ; c’est à Ségou que se réunissent tous les fils de leur politique ; le pays de Kaarta avec Nioro et Kouniakari est pour eux un poste avancé, qui leur sert à inquiéter les Français et à les empêcher de parvenir à Timbouctou en tournant Ségou.
L’audience ne fut pas longue, et après un quart d’heure j’étais libéré. La circonstance que nous avions été reçus par Bachirou contribua, dans tous les cas, à rendre le peuple moins importun et moins grossier dans son attitude qu’à Nioro. On nous laissa en paix et même on nous conduisit dans une grande maison, très jolie, construite en argile, et qui appartenait à un homme du nom de Ledi. Il paraissait être paisible et rangé, et me présenta un certificat attestant que Paul Soleillet, en l’année 1878, s’était arrêté à Kouniakari pendant son voyage à Ségou et avait habité chez lui.
Outre les Fouta, il y a ici beaucoup de Nègres assouanik, tandis que les Arabes sont moins nombreux. Nous passons toute la journée dans une tranquillité complète, et l’on ne nous importune pas davantage. Hadj Ali prétendant que Bachirou a réclamé des présents, je remets à mon compagnon mon dernier anneau d’or de Timbouctou, ainsi qu’un vêtement brodé. Je n’ai jamais su si ces objets étaient parvenus dans les mains du cheikh et comment ils y étaient arrivés ; cela m’était d’ailleurs indifférent, le principal fut que Bachirou me fit dire que nous pourrions partir le jour suivant.
J’ai donc ainsi échappé à ces deux cheikhs redoutés, sans qu’ils m’aient trop molesté. Bachirou a été certainement informé par Aguib qu’il n’y a plus rien à prendre dans mon bagage ; c’est pour ce motif qu’il renonce à le faire examiner ; quant à Aguib, il n’a agi que d’après les ordres de son frère aîné de Ségou, et a dû lui envoyer au moins mon fusil. Il a mieux valu que je visite ces deux villes, au lieu de les avoir tournées, comme j’en avais d’abord eu l’intention ; malgré tout on nous aurait trouvés, et nous nous eussions attiré ainsi des aventures fort désagréables.
Ce fut pourtant avec un véritable allègement que nous quittâmes, le soir du 31 octobre, Kouniakari et le pays des Fouta. Mes guides foulbé et les Marocains me félicitèrent au sujet du succès de mon voyage, car Médine n’est qu’à une courte distance, et le chemin était parfaitement sûr pour une caravane nombreuse comme la nôtre. Nous marchâmes vers le sud-ouest, pour nous arrêter après quelques heures. Dans les environs de Kouniakari sont de nombreux villages, dont les habitants fouta et assouanik s’occupent beaucoup de leurs champs. Ils cultivent le sorgho et le maïs en grandes quantités, ainsi que l’arachide, que l’on vend aux factoreries du Sénégal.
Le matin suivant, 1er novembre, nous partions de bonne heure. Vers midi quelques hommes vinrent au-devant de nous, porteurs d’un grand sac et de lettres destinées à un voyageur chrétien se trouvant à Kouniakari ou à Nioro. Le messager avait pour mission de nous découvrir et au besoin d’aller jusqu’à Nioro ; il fut donc étonné de nous rencontrer sitôt. Notre joie fut naturellement grande ; l’homme venait du poste militaire de Médine, et la lettre contenait les lignes suivantes :
« De la part des officiers du poste de Médine, au voyageur annoncé dans les environs, en attendant qu’ils aient le plaisir de le voir au poste. » Mais le sac avait un précieux contenu ; on en sortit : d’abord quelques bouteilles de vin, rouge et blanc, et d’autres de bière de Marseille ; puis, du pain de froment tout frais, aliment dont nous étions privés depuis longtemps ; des conserves de tout genre dans des boîtes de fer-blanc ; des fruits en bocaux, etc., etc., de sorte que même Hadj Ali ne put réprimer sa joie et que les traits pâles et maladifs de Benitez s’animèrent.
Aussitôt que nous trouvâmes un endroit favorable, nous fîmes halte, renonçant à arriver le jour même à Médine et consacrant tout notre intérêt à l’aimable envoi des officiers français. Nous dressâmes nos tentes pour la dernière fois, car le lendemain nous serions au fort et y dormirions dans des lits ; pour mon compte, je me débarrassai de tout mon costume arabe, qui était peu compliqué, car il consistait en une chemise, un pantalon de toile, une djellaba de laine blanche du Maroc, des pantoufles en cuir, une pièce d’étoffe blanche enroulée autour de ma tête et enfin le chapeau que le kahia de Timbouctou m’avait donné. Je mis au jour mon costume européen, mais je me trouvai extrêmement mal à mon aise dans mes bottes étroites et mes vêtements étriqués ; les Marocains et les Nègres furent extraordinairement surpris de me voir accoutré de la sorte, et mon apparition provoqua chez eux une gaieté bruyante.
Nous passâmes là une soirée agréable et je fus très heureux de voir Benitez, lui aussi, se sentir assez bien pour goûter aux friandises françaises, quoique en quantité modérée. Il avait terriblement souffert, physiquement ainsi que moralement, et n’était pas absolument hors de danger ; j’espérais, avec l’aide des médecins et d’une nourriture rationnelle, pouvoir bientôt le remettre sur pied.
Les chefs de la caravane d’esclaves ont exprimé aujourd’hui le désir de voyager avec moi de Saint-Louis au Maroc par un vapeur, tandis que leurs serviteurs et leurs esclaves suivraient la côte ; ils ne peuvent pénétrer avec ces derniers sur la rive gauche du Sénégal, car ceux-ci seraient libres aussitôt : ils sont donc forcés de s’établir quelque part dans le voisinage du fleuve. Plus tard du reste ces gens ont renoncé à leur nouveau plan et se sont rendus directement au Maroc par le désert, avec le butin qu’ils ramenaient du Soudan.
Nous partons dès trois heures dans la nuit du 1er au 2 novembre, et marchons rapidement à travers la vallée très boisée du fleuve. Mon âne de Timbouctou, qui m’a porté constamment jusque-là, ne peut aller plus loin et je suis forcé de me résigner pendant le dernier jour à monter sur un bœuf. Le matin, vers huit heures, nous apercevons pour la première fois les toits couverts de tuiles du fort de Médine ; mes compagnons s’approchent rayonnants de joie et me montrent le fort, situé sur une hauteur qui domine le village de l’autre côté du fleuve. Nous respirons tous plus facilement, remerciant la destinée amie qui nous a préservés de tant de dangers. Bientôt nous atteignons la haute berge du Sénégal : il forme, un peu au-dessus de Médine, à Felou, une chute écumante, et les bateaux à vapeur ne peuvent remonter plus loin. De la rive opposée se détachent alors quelques larges barques et nous reconnaissons un Européen : c’est le médecin de la marine de la station de Médine, M. Roussin, qui nous souhaite la bienvenue de la manière la plus amicale, et nous invite, au nom du commandant de place, alors légèrement malade, M. le lieutenant Pol, à descendre dans le fort français : ce que je fais naturellement avec plaisir.
Nous disons adieu aux marchands d’esclaves marocains, et nous nous laissons transporter au delà du fleuve avec le Foulbé qui nous a accompagnés depuis Kamedigo. Cet homme trouve à se loger dans le village ; tandis que des chambres nous ont été préparées dans les bâtiments du fort même ; j’y passe quelques jours agréables en compagnie de deux aimables officiers, ainsi que du médecin. Avec mon arrivée à Médine, ma véritable exploration avait atteint heureusement sa fin.
Médine et mon voyage par eau jusqu’à Saint-Louis. — A peine arrivé à Médine, je télégraphiai au gouverneur de Saint-Louis mon heureuse arrivée ; ce dernier envoya lui-même un télégramme officiel à la Société de Géographie de Paris, de sorte que l’issue favorable de mon voyage était connue en Europe avant le milieu de novembre.
Les six jours de notre passage à Médine furent pour nous très agréables, sauf peut-être que Hadj Ali se sentit légèrement effacé et trop peu traité comme un « prince » ; il réclamait en effet ce titre, mais il reconnut plus tard que sa prétention au sang princier n’était pas acceptée avec le sérieux nécessaire chez les Français. L’état de Benitez s’améliorait ; il trouvait là du repos et des soins médicaux, et de plus il était délivré de la terreur avec laquelle dans les derniers temps il avait joué son rôle de Mahométan.