Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 2 (de 2)
La réception et l’hospitalité que je trouvai à Médine, et plus tard aussi en d’autres endroits du Sénégal, furent extrêmement gracieuses et cordiales ; la bonne alimentation, la vie calme et l’absence de ces émotions constantes qui, pendant mon voyage, à la suite des dangers menaçants de divers côtés, avaient rendu absolument impossible la conservation de notre santé, toutes ces causes eurent pour résultat de nous rendre visiblement des forces, même à Benitez. Il est vrai qu’il fallait gagner, aussi vite que possible, la côte, car ces forts situés le long de la rive gauche du Sénégal sont tous placés en des points très malsains, et un grand nombre d’hommes blancs de leurs garnisons souffrent toujours de la fièvre. Aussi sont-elles composées relativement de peu de soldats européens, mais au contraire d’un nombre considérable de tirailleurs sénégalais et de spahis. Pendant mon séjour Médine n’avait que vingt soldats blancs, dont beaucoup étaient malades ; il est vrai que l’on était précisément sur le point d’entreprendre une expédition vers l’intérieur, et l’arrivée de la colonne était attendue à tout moment.
Les Français ont su se créer dans les tirailleurs sénégalais une troupe très utile et même complètement indispensable là-bas ; ce sont en grande partie d’anciens esclaves, que leurs maîtres remettent aux Français. La marche suivie pour l’acceptation de ces mercenaires est la suivante. Un Foulbé, un Arabe, un Fouta quelconque, ou tout autre, a besoin d’argent et veut se débarrasser de quelques-uns de ses esclaves. Il va avec eux au poste le plus voisin ; aussitôt qu’ils touchent la rive gauche du Sénégal, par cela même ils sont libres. On examine au poste les hommes ainsi présentés, et, quand ils sont reconnus aptes au service, ils peuvent s’engager comme tirailleurs pour une durée de six ans. Pendant ce temps ils reçoivent la solde, la nourriture, un uniforme et sont considérés en général comme des soldats français ; en outre, au moment de leur engagement, ils reçoivent quelques centaines de francs. Cette prime n’arrive jamais dans les mains de l’ancien esclave : son maître s’en empare tout simplement. Pourtant cette institution est excellente. Grâce à elle les Français réunissent beaucoup d’hommes, dont on tire un bon parti et qui, aussitôt après leur temps de service, sont en état, par ce qu’ils savent de la langue et par d’autres connaissances utiles, de trouver plus tard à vivre d’une manière régulière ; les administrateurs du pays obtiennent ainsi plus de résultats que les missionnaires ne cherchent à en atteindre par d’autres moyens ; ils ont en outre l’avantage de se créer une bonne troupe, habituée au climat.
Le Foulbé qui nous avait suivis de Kamedigo à Médine remit, lui aussi, ses esclaves aux Français et accapara leur prime. Je l’avais engagé à m’accompagner et à me louer des bœufs de charge, mais sans pouvoir le payer d’avance. A Médine je reçus à crédit les pièces d’étoffe nécessaires ; en outre je donnai à cet homme, qui nous avait rendu des services sérieux, une quantité de petits objets pris parmi les ustensiles de voyage, et dont il fut très content, de sorte que nous nous séparâmes bons amis.
Déjà pendant ma route à Nioro j’avais appris qu’une grande activité régnait à ce moment sur le Sénégal, en raison de préparatifs militaires ; les marchands d’esclaves marocains qui venaient de Ségou me contèrent que les Français avaient une guerre avec les Prussiens ! Quant à savoir à quoi serviraient les transports de troupes dans le haut Sénégal, ils ne pouvaient l’expliquer.
Le fort de Médine consiste en un bâtiment de pierre, fortement organisé pour la défense, placé sur la haute berge du Sénégal, et entouré de murs : dans l’espace qu’ils enferment se trouvent en outre un certain nombre de bâtiments accessoires, de baraquements pour les malades, de magasins de munitions et de vivres, etc. Ces derniers sont précisément aujourd’hui combles d’approvisionnements, car la colonne expéditionnaire doit se pourvoir ici. Le bâtiment principal, haut d’un étage, est entouré d’un passage couvert bien aéré et dont le toit est supporté par des colonnes ; il ne renferme en outre que cinq ou six petites pièces pour les officiers et le médecin. La situation élevée du fort lui fait dominer un cercle assez étendu, et avec l’aide de ses canons il pourrait se défendre longtemps contre les attaques des Nègres. Au-dessous, sur le fleuve, se trouve le bourg de Médine, habité à l’origine par des Kassonké, auxquels se sont joints maintenant des gens d’autres peuplades du voisinage. Tous vivent sur un bon pied avec les Français, qui trouvent en eux des alliés contre la population fouta, toujours inquiète et hostile.
Une inscription placée sur la porte du fort de Médine rappelle un épisode dans lequel son commandant d’alors, Paul Holl, joua un grand rôle. Le fort eut à supporter en 1857 un siège de Hadj Omar, que j’ai plusieurs fois nommé, et Paul Holl, avec sa petite troupe d’Européens, montra là une résolution, une persévérance et une habileté rares.
Hadj Omar arriva, chargé de butin, avec ses bandes fanatisées des pays bambara et du Kaarta, pour établir chez les Fouta le centre de sa puissance. En route il dut passer près du fort de Médine. Arrogant comme il l’était, confiant dans son armée, qui comptait plus de 20000 hommes aussi audacieux et braves qu’avides et cruels, il résolut de chercher querelle aux Français et d’attaquer d’abord Médine, que le réorganisateur du Sénégal, le général Faidherbe, avait fondée peu d’années auparavant.
La garnison du fort était très faible, mais les Français avaient de leur côté les habitants des environs immédiats, ainsi qu’une foule de fugitifs du Kaarta, comptant ensemble près de 6000 âmes, et qui s’étaient élevé une sorte de camp retranché compris dans les lignes de défense. Tous ces gens étaient résolus à repousser avec les Français l’attaque de Hadj Omar et ils choisirent pour chef le cheikh kassonké Sambala.
Hadj Omar avait fanatisé ses bandes farouches, en disant que les canons si redoutés par eux ne pourraient rien contre de vrais croyants : la forteresse fut donc attaquée avec une furie extraordinaire. La garnison de Médine consistait alors en 64 hommes : 22 tirailleurs noirs, 34 laptots (Nègres et surtout Ouolof de Saint-Louis qui ont servi pendant quelques années comme matelots sur les navires de guerre français), le secrétaire du commandant, deux artilleurs blancs, trois hommes et un sergent d’infanterie de marine.
Le 20 avril 1857 eut lieu la première attaque de Hadj Omar, aussi bien contre le fort que contre les Nègres de Sambala, protégés par des retranchements en terre ; malgré de violents assauts répétés, les canons français réussirent à arrêter les bandes de Hadj Omar, qui eurent même à supporter des pertes importantes.
Paul Holl avait envoyé, le jour précédent, des exprès aux forts du voisinage, surtout à Bakel, ainsi qu’au commandant d’un vapeur qui se trouvait en route pour Médine, car il n’espérait pas pouvoir résister longtemps contre une telle supériorité numérique. En effet Hadj Omar renouvela plusieurs fois ses attaques dans le cours de ce mois, mais toujours sans succès et en éprouvant de grandes pertes. Il investit alors complètement Médine, pensant avec raison que l’absence de munitions et de vivres mènerait le fort plus sûrement à sa chute qu’un assaut.
En effet on éprouva bientôt à Médine le manque de toutes ressources : les vivres s’épuisèrent, et même l’eau fit défaut, car l’investissement était si étroit que Hadj Omar avait coupé la communication entre le fort et le fleuve voisin.
Le manque de poudre était encore plus grave ; Sambala demanda à diverses reprises des munitions pour ses gens, dans le but d’entreprendre une sortie ; mais Holl dut refuser sous toutes sortes de prétextes ; si Sambala avait soupçonné qu’il n’y avait plus de poudre dans le fort, lui et ses gens, perdant courage, auraient entrepris des négociations avec Hadj Omar.
La nécessité devenait chaque jour plus grande, et Holl vit que, si un secours n’arrivait bientôt, le fort succomberait à la première attaque énergique. La garnison était incapable, par suite de son épuisement, de faire le service de garde indispensable ; et parmi les Nègres de Sambala beaucoup mouraient déjà de faim. Holl et le sergent Deplat résolurent, si le fort tombait aux mains de Hadj Omar, de se retirer dans le magasin à poudre et d’y mettre le feu, de façon à ne pas être pris vivants par le fanatique cheikh.
Le fort s’était ainsi défendu jusque vers la seconde moitié de juillet ; au moment où la famine y était à son plus haut degré, on entendit tout à coup, le 18 juillet, des coups de canon qui annonçaient l’approche de renforts. Ceux-ci n’avaient pu arriver plus tôt à cause du niveau trop bas des eaux, et ils accouraient maintenant en grande hâte pour sauver ce point important. Cette délivrance eut lieu avec un succès complet : la sortie de la garnison et des Nègres auxiliaires de Sambala d’un côté, la canonnade dirigée de l’autre sur les troupes ennemies par les navires, produisirent d’excellents résultats, et les bandes, découragées et désillusionnées, de Hadj Omar se dispersèrent dans une fuite désordonnée pendant laquelle beaucoup furent tués ; Hadj Omar lui-même n’échappa qu’avec peine.
Cette vaillante défense de Médine par Paul Holl constitue un des faits les plus importants de la conquête du Sénégal par les Français ; il est tout à fait impossible de calculer ce qui serait advenu de ces pays si Hadj Omar eût pris Médine : son prestige aurait centuplé, toute la population du bassin du Sénégal se serait jointe à lui, et il aurait probablement anéanti tous les autres forts des Français en descendant la rivière. La possession de la colonie aurait donc été compromise, l’influence bienfaisante des Européens anéantie, et l’Islam eût pénétré, avec le fer et le feu, dans des pays où une puissance chrétienne a déjà fait faire de grands progrès à la civilisation de peuplades nègres intelligentes.
Après cet échec Hadj Omar ne s’attaqua plus aux Français ; il dirigea son attention sur les pays du Niger, même sur Timbouctou ; s’il ne réussit pas à conquérir l’antique royaume du Sonrhay, il parvint pourtant à une telle puissance, que l’aîné de ses fils règne encore aujourd’hui à Ségou, et que les autres résistent énergiquement à toute tentative des Français pour aller du Sénégal vers Timbouctou. Mais le nom de Holl sera lié pour toujours à la forteresse de Médine, aussi bien que celui du général Faidherbe à toute la colonie du Sénégal.
Depuis ce temps Médine a été rendue beaucoup plus forte ; les relations des postes entre eux et leurs communications avec Saint-Louis sont bien mieux assurées ; aussi des cas semblables à celui-là ne pourront se représenter. Les forts sont reliés par une ligne télégraphique, qui va jusqu’à Saint-Louis ; de mon temps il y avait d’ailleurs de Matam à Saldé une solution de continuité, parce que les Fouta de l’endroit mettaient obstacle à l’installation des poteaux télégraphiques ; mais aujourd’hui cette interruption est sans doute comblée, et l’on pourrait, si le câble sous-marin de Dakar au cap Vert existait, communiquer directement et en peu d’heures de Paris jusque très loin à l’intérieur du pays.
Malheureusement, pendant mon séjour à Médine, il ne se trouvait à ma disposition aucun bateau à vapeur, car tous les remorqueurs étaient employés au transport des troupes. Je fus donc forcé de descendre dans un petit bateau jusqu’à la première station en aval, le fort assez considérable de Bakel. Après avoir adressé des adieux amicaux à nos aimables hôtes, nous quittâmes Médine le 8 novembre dans une petite chaloupe à quatre rameurs, bien pourvue de provisions de tout genre. Nous n’étions pas, il est vrai, très commodément installés ; mais la pensée que nous allions maintenant vers la mer, que nous étions dans le voisinage de centres européens, et les progrès constants de l’état de santé de Benitez ne me laissèrent pas songer aux petits ennuis de notre navigation dans cette barque, et nous avançâmes avec les meilleures dispositions. Le soir, à six heures, nous faisons halte près d’un village, et nous passons la nuit à terre. Les deux rives et surtout la gauche sont encore accidentées par places ; le fleuve lui-même est assez large, mais ses eaux ont déjà commencé fortement à baisser, car nous approchons de la saison sèche. Une plaie fort désagréable à supporter sur le Sénégal est celle des moustiques, dont nous avions eu peu à souffrir jusque-là, mais qui apparurent alors en masses effrayantes. Par bonheur le commandant Pol m’avait donné une moustiquaire, de sorte que je pus me protéger un peu, du moins pendant la nuit.
Le jour suivant, nous eûmes encore une descente ennuyeuse dans notre lourd bateau découvert. Un petit vapeur nous rejoignit, mais son patron déclara qu’il ne pouvait nous remorquer parce qu’il avait ordre de rejoindre Bakel aussitôt que possible et que notre barque le retarderait trop. Nous continuâmes donc très lentement, et passâmes de nouveau la nuit à terre, fort tourmentés par les moustiques. Le matin du 10 novembre nous avions à peine ramé pendant une courte distance, que le même petit vapeur venait au-devant de nous. Il avait atteint Bakel et annoncé notre arrivée, de sorte que le commandant du fort l’avait renvoyé à notre rencontre dès deux heures du matin. A bord se trouvaient le docteur Colin, médecin de la station, et le télégraphiste de Bakel. C’était là une grande marque d’attention de la part des Français : ces messieurs apportaient avec eux des vivres, des boissons et des cigares, ce qui rendit agréable notre navigation jusqu’à Bakel, où nous entrions vers midi.
Ce fort, également placé sur une colline assez haute, est le plus imposant et le plus grand de tous les postes militaires du Sénégal. Un vaste bâtiment bien aéré, tout en pierre avec des corridors larges et élevés, de grandes chambres, sert d’habitation aux fonctionnaires et aux officiers ; des fortifications complètes l’entourent, et sa garnison est aussi plus importante. Mais, de même qu’à Médine, il y avait beaucoup de malades parmi les soldats européens. Le commandant civil du cercle de Bakel, qui était souffrant lui aussi, me reçut le mieux du monde, et nous passâmes quelques jours dans le fort. Par suite de la concentration du corps expéditionnaire, il y régnait une vie très active ; les munitions et les vivres devaient être tenus prêts, et les animaux de charge réunis ; le 12 novembre il arriva quelques officiers de la colonne dans une petite chaloupe à vapeur, que l’on mit ensuite à ma disposition jusqu’au poste le plus voisin.
A Bakel se trouve toute une ménagerie d’animaux sauvages indigènes, ainsi que de jolis jardins. Dans le bâtiment principal du fort se promenait en liberté un jeune lion, qui avait pour compagnon un singe ; ils se trouvaient provisoirement très bien ensemble. Mais, le premier étant assez fort, on n’a pas dû le laisser longtemps dans ces conditions.
Parmi les officiers arrivés se trouve un jeune sous-lieutenant, très souffrant de la phtisie ; d’après tout ce que j’entends, il est perdu, car cette maladie suit toujours ici une marche galopante. Le docteur Colin, qui possède une belle collection d’oiseaux empaillés, m’en donne un grand nombre ; il me remet aussi une lettre destinée à la Société de Géographie de Paris, à laquelle il demande un subside pour un voyage d’exploration sur la rivière la Falémé. Les Français ont élevé sur ce cours d’eau des postes militaires, qui ont été ensuite abandonnés ; pourtant une société française a entrepris aujourd’hui l’exploitation des sables aurifères.
Nous quittâmes Bakel le soir du 12 novembre, et descendîmes quelque temps la rivière, avant de passer la nuit auprès d’un village. Le matin suivant, vers dix heures, nous rencontrions un grand bâtiment à vapeur chargé de troupes ; une partie de la colonne suivait par voie de terre. C’était une fraction du corps expéditionnaire, commandée par le capitaine Comb[16], accompagné de six autres officiers ; le capitaine Comb était alors destiné au poste de commandant de Médine. Il me déclara qu’il avait absolument besoin de mon vapeur et que j’aurais à me faire porter jusqu’au premier fort par un bateau à rames ! Il mit en revanche quatre laptots à ma disposition. Par suite je demeurai le jour et la nuit en cet endroit, où je fis dresser une tente pour attendre une occasion favorable de continuer ma route.
Les troupes rencontrées par nous étaient composées surtout de tirailleurs sénégalais ; sur le petit nombre de soldats européens de la colonne, il y en avait déjà beaucoup de malades. Cette expédition devait se rendre à Kita, au-dessus du poste fortifié de Bafoulabé. Il me fut désagréable d’être obligé de renoncer à mon vapeur, mais je compris parfaitement la nécessité de cette réquisition dans les circonstances présentes.
La nuit, tandis que nous demeurions en cet endroit, il passa un deuxième grand vapeur chargé de soldats ; comme je l’appris plus tard, M. Soleillet, le voyageur bien connu, se trouvait à bord ; il avait l’intention de se diriger de Médine vers l’intérieur. Ce voyage n’eut aucun résultat ; des difficultés avec le gouverneur et les officiers de la colonie allèrent si loin, que M. Soleillet fut invité officiellement à se retirer.
Nous avons attendu au passage une grande chaloupe à voile, chargée de gomme et d’arachide, et qui se dirige vers Saint-Louis ; elle remorque notre petit bateau. Il est vrai que nous avançons très lentement et que le séjour à bord est désagréable. Le capitaine Comb m’a donné des provisions, ainsi que des lettres pour Saint-Louis et une lettre d’introduction pour le poste de Matam.
Le 15 de grand matin nous faisons voile lentement vers l’aval, mais nous nous arrêtons dès dix heures, et l’équipage demeure dans un village jusqu’à deux heures. Un grand vapeur nous croise ; il est plein de soldats et remonte le fleuve ; après avoir débarqué son chargement, il redescend au bout de quelques heures seulement, mais sans s’arrêter. Sur notre table frugale apparaît maintenant presque chaque jour du poisson, aliment dont nous avons été longtemps privés ; un grand poisson, ressemblant au silure, est très abondant. D’autres, beaucoup plus petits et à peine longs de trois pouces, que l’on prend en masses énormes, sont aussi fort bons.
Durant la nuit nous avons avancé à quelque distance, de sorte que le 16 novembre, à dix heures du matin, nous atteignons le poste de Matam. Il consiste en un petit bâtiment en pierre, de construction particulière, mais très solide ; à l’étage supérieur sont pour les officiers deux chambres, incommodes et manquant absolument de confort. En ce moment il n’y a ici que quatre Européens et environ une douzaine de tirailleurs ; un sergent fait fonctions de commandant de place. Nous sommes bien accueillis et l’on nous offre l’hospitalité que comportent les circonstances.
Toute l’installation est un peu primitive, et le poste semble ne pas être considéré comme bien important, puisqu’il n’y a même pas d’officier.
J’ai remarqué dans chaque fort que les soldats sont bien nourris et reçoivent surtout un vin rouge tout à fait excellent ; cette alimentation fort rationnelle concourt à la conservation de leur santé et de leurs forces.
Le village de Matam consiste en deux quartiers, dont l’un appartenant aux Français et l’autre indépendant. En général l’autorité française ne s’étend pas beaucoup au delà du rayon des postes, qui servent en premier lieu à protéger la navigation sur le Sénégal et les marchands qui opèrent dans les terres. Il existe déjà en réalité dans la colonie un courant commercial tout à fait régulier, et, à l’exception de quelques villages fouta, personne n’inquiète les négociants européens.
Près du poste de Matam on a planté deux bananiers, les premiers que j’aie vus dans mon voyage, mais ils n’ont pas encore porté de fruits. Nous passons la nuit au fort, attendant en vain l’arrivée du vapeur promis. Il ne nous reste plus qu’à descendre le fleuve en ramant, le soir du 17 novembre à quatre heures, dans notre petite chaloupe, qui ne tient pas fort bien l’eau, de manière à atteindre le poste le plus voisin, celui de Saldé.
J’appris à Matam que le botaniste français Lecard se trouvait dans l’intérieur du pays, au sud du poste. C’est ce voyageur qui a découvert la plante nommée Vigne du Soudan ; je ne l’ai jamais rencontrée. On sait qu’il est mort peu après, au moment où l’on songeait à faire des essais avec les semences qu’il avait rapportées ; je ne connais pas leurs résultats. Lecard demanda, lors de son retour de l’intérieur à Saint-Louis, 20 francs pour chaque graine ; mais ce prix exagéré amena des difficultés entre lui et le gouverneur ; c’était en effet aux frais du gouvernement et en sa qualité d’horticulteur soldé qu’il avait fait son voyage, de sorte qu’il était tenu de livrer le résultat de ses recherches sans dédommagement. Ainsi que je l’ai dit, il mourut sur ces entrefaites, et le reste de ses collections botaniques fut plus tard vendu à Bordeaux.
Nous quittâmes donc Matam dans le petit bateau que j’avais depuis Bakel, avec trois laptots comme rameurs, de sorte que nous n’avancions que lentement : c’est une partie du fleuve particulièrement désagréable que celle entre Matam et Saldé ; il n’y habite que des Fouta, qui, en leur qualité de Mahométans très fanatiques, sont toujours en rébellion contre les Français. Il m’aurait été agréable d’avoir avec moi dans ces endroits un vapeur ou au moins quelques Européens. Nous passâmes la nuit dans un endroit inhabité, mais sans pouvoir dormir, tant les moustiques étaient insupportables. Même les indigènes, qui sont pourtant faits à bien des plaies de ce genre, dorment à certaines époques en dehors de leurs villages, sur de hauts échafaudages au-dessous desquels brûle un feu lent qui chasse les moustiques. J’avais déjà trouvé cette coutume en usage dans des villages assouanik, et tout d’abord le but de ces grands échafaudages m’avait paru problématique. Je connais différents points des côtes occidentales de l’Afrique, mais nulle part cette plaie des moustiques ne m’a paru aussi insupportable qu’ici.
Le 18 novembre nous continuâmes dans notre petit bateau cet ennuyeux voyage à la rame, à travers le pays fouta. Nous arrivâmes à un gros village, où j’aurais volontiers fait arrêter pour acheter un mouton ; mais les laptots avaient peur de cette population, et ils firent force de rames. J’achetai dans une deuxième localité quelques poissons, et j’eus de nouveau occasion d’observer l’importunité et l’insolence de ces Fouta. Ils vinrent en masse avec des fusils et des piques, insultant les Chrétiens, de sorte que Hadj Ali trouva nécessaire de rééditer la vieille histoire du médecin turc. Je fus heureux quand je me trouvai assis dans ma barque et que j’eus derrière moi cette farouche compagnie. Les Fouta sont partout les mêmes : une bande fanatique, sauvage, pillarde ; le principal devoir des Français doit être de les soumettre le plus tôt possible. Ce sont les brigandages de Hadj Omar qui ont rendu cette population aussi farouche.
Le 19 novembre nous rencontrâmes le grand vapeur le Cygne, capitaine Martin, ayant à bord l’état-major de la colonne, parmi lequel était le chef des travaux topographiques, le colonel Derrien, bien connu depuis. Le vapeur s’arrêta : on demanda qui j’étais, et, lorsqu’on entendit mon nom, je fus aussitôt invité à me rendre à bord. Je passai là une demi-heure agréable, dans un cercle d’aimables officiers, au milieu desquels se trouvait un beau-frère de M. de Lesseps. J’appris également une bonne nouvelle : c’est que le gouverneur de Saint-Louis m’avait envoyé un vapeur, qui se trouvait à Saldé ; on ne s’attendait pas à ce que je descendisse si vite le fleuve.
Nous continuâmes à ramer lentement tout le jour, en suivant le fil de l’eau, et, après une nuit passée sans sommeil à cause des moustiques, nous reprîmes notre descente le matin du 20 novembre. Nous avions enfin derrière nous les villages fouta, et devions arriver bientôt à Saldé, où le grand vapeur nous attendait. Mais nous étions depuis peu en chemin, que l’Archimède arrivait au-devant de nous. Ce bateau, entièrement vide, était spécialement destiné à me conduire à Saint-Louis. La réception qu’on me fit à bord fut excellente.
Nous pûmes nous y installer commodément ; maintenant, nos peines étaient complètement passées. Il y eut encore, il est vrai, une scène désagréable au sujet de Hadj Ali ; le commandant du navire, qui ne pouvait agir que d’après ses ordres, ne considérait que moi comme le chef de l’expédition, et il avait mission de me traiter en officier supérieur ; je pris donc seul mes repas avec le commandant, comme c’est l’habitude sur les vaisseaux de guerre ; mes gens durent au contraire vivre avec les sergents, les caporaux, etc. Benitez trouva la chose toute naturelle, mais Hadj Ali s’écria à diverses reprises : « Je suis prince » et ne put être réduit au silence que par une injonction fort énergique.
Le commandant me fit alors une communication réjouissante : sur la demande du ministère des Affaires étrangères de Berlin, transmise par l’ambassade d’Allemagne à Paris, le gouverneur du Sénégal avait été informé officiellement de mon arrivée et invité à me donner tous les secours et tout l’appui nécessaires ; par là je vis que mes lettres envoyées d’Araouan étaient arrivées en Europe, car c’est de ce point que j’avais écrit à la Société Africaine de Berlin, en la priant de faire des démarches pour moi.
Nous ne fîmes qu’un très court arrêt à Saldé. Le chef de toute l’expédition du haut Sénégal était là, malade de la fièvre, ayant près de lui le médecin en chef. Le commandant civil de Saldé était alors M. Holl, le fils du Paul Holl que le siège de Médine a rendu célèbre.
Le 21 novembre, à quatre heures de l’après-midi, nous atteignions le grand et important poste de Podor, où l’on prit du charbon. Il se trouvait là beaucoup de négociants de Saint-Louis, qui achetaient des produits du pays. Podor possède un grand bâtiment de pierre, spacieux, bien fortifié et une garnison assez forte ; de beaux jardins et de grandes et belles chambres paraissent y rendre la vie supportable, mais la chaleur est terrible et le climat malsain ; je m’aperçus du premier inconvénient pendant les quelques heures que j’y passai.
A Podor les bords du fleuve sont déjà peu élevés, et des deux côtés s’étendent des plaines immenses ; vers le sud elles se fondent dans les pays fertiles, au climat humide et chaud, de l’intérieur du Sénégal ; vers le nord ce sont au contraire des plaines ressemblant à des déserts, et que parcourent différentes tribus arabes indépendantes, Trarza, Douaïch, etc. : à certaines époques de l’année elles viennent dans le voisinage du poste pour vendre de la gomme.
Podor, avec son grand fort, les jolies maisons des négociants aisés et ses jardins, produit une impression agréable ; mais il est malsain, comme tous les autres postes situés sur le Sénégal.
Quand l’Archimède eut pris du charbon, nous continuâmes notre route. Vers onze heures du soir nous nous arrêtions peu de temps au poste de Daganar, et à trois heures du matin nous jetions l’ancre à Richard-Toll (toll signifie « jardin »), l’un des plus anciens postes et qui se distingue par ses jolis jardins ; nous y demeurâmes jusqu’au matin.
Le 22 novembre au soir nous entrions enfin dans Saint-Louis, le chef-lieu du Sénégal.
Pendant les derniers jours j’avais été surpris du grand nombre de crocodiles dans le fleuve ; du bateau on en voyait une foule étendus sur la rive, et ils disparaissaient rapides comme l’éclair quand une balle les avait frappés. L’un d’eux traversa même très tranquillement le Sénégal devant nous, avec un gros poisson dans la gueule. Il y a aussi des hippopotames, mais ils sont peu nombreux. Je fus également surpris de voir, en un point où le fleuve s’élargit, une quantité innombrable de pélicans. L’eau en était littéralement couverte et, quand le vapeur s’approchait en faisant fuir une partie de ces milliers d’oiseaux, il se produisait un bruit analogue à celui d’un coup de tonnerre lointain. Mes gens, qui ne les avaient pas vus, sautèrent d’effroi sur le pont en entendant ce bruit formidable. La faune de ces pays est très riche, et a été particulièrement étudiée par des naturalistes français : les nombreux postes où sont stationnés des médecins permettent d’obtenir facilement des collections zoologiques et botaniques venant du Sénégal ; en temps de paix, ces médecins ont peu à faire, et leur seule distraction est de réunir des objets d’histoire naturelle.
Mon arrivée à Saint-Louis mettait un terme définitif à mon deuxième voyage en Afrique. Le 22 décembre 1879 j’avais quitté les côtes de la Méditerranée à Tanger, et, exactement onze mois après, le 23 novembre 1880, j’apercevais de Saint-Louis les flots de l’océan Atlantique. Pendant ce séjour en Afrique j’ai parcouru près de 5000 kilomètres, pour me rendre des rivages tempérés de la Méditerranée, par-dessus les montagnes neigeuses de l’Atlas, dans les plaines brûlantes du Sahara. Et de là il m’était réservé d’atteindre la ville du Niger si souvent désirée et si rarement aperçue, Timbouctou, à laquelle on a donné les noms d’« Athènes africaine », de « Reine des déserts », et d’autres encore. Reçu amicalement, hébergé d’une façon très gracieuse dans cette ville, j’en partis après les adieux les plus cordiaux, et pus réussir à traverser les grandes plaines, ayant à demi le caractère de déserts, situées entre le Sahara et le Soudan. Après avoir surmonté beaucoup de difficultés sérieuses, j’atteignis la vallée du Sénégal et pénétrai ainsi dans la partie tropicale de l’Afrique. J’ai certainement été très heureux dans mon entreprise, et je dois beaucoup à une destinée amie, qui m’a permis d’exécuter un voyage devant lequel les meilleurs et les plus forts ont souvent échoué. Ce fut donc avec une satisfaction légitime et une joie évidente que je saluai la large surface de l’Atlantique, les grandes maisons blanches de Saint-Louis et les tours de la cathédrale.
Je donnerai dans les chapitres suivants quelques considérations sur Saint-Louis et la colonie française du Sénégal en général, ainsi que sur les tentatives d’expansion qui s’y produisent aujourd’hui ; ici je me bornerai à raconter en peu de mots mon retour en Europe et la rentrée de mes Marocains dans leur pays.
Nous dûmes passer à Saint-Louis près de six semaines, attendant une occasion pour notre voyage de retour. La fièvre jaune empêchait le bateau-poste de toucher à Dakar, de sorte qu’il ne nous aurait même pas été possible d’atteindre ce point. J’acceptai donc volontiers la proposition, qui me fut faite par les représentants de la maison Maurel et Prom, de Bordeaux, de m’embarquer sur l’un de leurs vapeurs. Le plus convenable me parut être le Richelieu, qui devait quitter Saint-Louis le 1er janvier. Je pris de bonne heure mes billets de passage, craignant de voir le bateau fortement assiégé, ce qui fut le cas en effet. Le prix du transport s’éleva pour moi, Hadj Ali et Benitez à 1200 francs, et à 200 pour Kaddour. J’avais formé le plan de descendre à Ténériffe et d’y attendre un vapeur allant à Mogador, pour m’en retourner à Tanger sur le même navire ; si cette combinaison ne réussissait pas, je pourrais aller de Ténériffe à Cadix avec le bateau-poste, qui fait ce trajet deux fois par mois.
Le port de Saint-Louis offre un accès difficile : il est séparé de la mer proprement dite par une barre de sable, aussi des bâtiments d’un faible tirant d’eau peuvent seuls y pénétrer ; les bateaux-poste anglais et français font escale à Dakar, d’où de petits bâtiments portent à Saint-Louis les passagers et le courrier ; et quand cela n’est pas possible, comme il arrive quelquefois, passagers et courrier sont transportés à dos de chameau par le Cayor.
Notre Richelieu n’était qu’à demi chargé : aussi passâmes-nous assez bien la barre et ses brisants, grâce au secours de pilotes lamaneurs, mais avec un fort roulis et en talonnant un peu dans le sable. En même temps que nous, sortaient deux petits bâtiments, le Tamesi et le schooner la Perdrix, dont notre navire devait prendre le chargement (de la gomme et des arachides) en dehors de la barre. Cette manœuvre dura six jours !
A bord nous sommes onze passagers, dont un médecin de la marine, malade, et qui retourne en Europe, un ingénieur des ponts et chaussées, un ingénieur des mines, qui dirige, au nom de la société française dont j’ai parlé, les laveries d’or de la Falémé, puis une femme avec un petit enfant. Parmi les passagers du pont sont une vingtaine de soldats français, d’infanterie de marine ou de spahis, qui ont dû être également renvoyés en France pour raisons de santé. On dit qu’à Bordeaux nous aurons à subir une quarantaine de quinze jours, déduction faite du trajet.
Mon Marocain Kaddour est un peu malade, et Benitez, qui s’était parfaitement remis à Saint-Louis, souffre légèrement de la fièvre. Les passagers jouent aux cartes ou pêchent ; un canot arrive le 6 janvier de Saint-Louis et m’apporte des lettres et des journaux ; parmi ces derniers se trouve la Illustrirte Zeitung de Leipzig, avec un article sur mon voyage. Vers midi un des soldats du bord meurt d’un accès pernicieux ; je ne crois pas que ce soit la fièvre jaune. On dit qu’il a été atteint à la suite d’une insolation contractée en dormant au soleil. Ce cas éveille à bord quelques inquiétudes, car on y redoute l’apparition de la fièvre jaune, qui règne encore à Saint-Louis. Le soir même, nous en avons fini avec le chargement de la cargaison, et nous partons enfin, en route pour la patrie !
L’air frais de la mer remet bien vite mes deux malades ; au contraire le médecin de la marine est très mal. Le 10 janvier à midi nous jetons l’ancre devant Santa-Cruz de Ténériffe ; la mer est fort agitée, le temps froid et désagréable. Le pic et une grande partie de l’île sont enveloppés de brouillards, de sorte que nous n’en pouvons rien voir. Quand la barque de la Santé arrive, on nous met immédiatement en quarantaine, et personne ne peut quitter le navire. J’envoyai par le premier bateau charbonnier qui nous quitta une lettre au consul d’Allemagne en le priant d’obtenir mon débarquement. Je pouvais évidemment subir une quarantaine à terre. Le consul arriva bientôt dans une petite barque et, se tenant à portée de voix, déclara que mon désir était impossible à réaliser. « Les Espagnols sont fort stricts en pareil cas », dit-il ; comme nous venions d’un endroit où la fièvre jaune est endémique, on avait repoussé catégoriquement ma demande. « Du reste, aux îles Canaries il n’y a, ajouta-t-il, aucun lazaret pour recevoir les gens en quarantaine. » Il me restait donc à aller à Bordeaux, au lieu de Mogador, et à me rendre ensuite avec mes gens à Tanger, à travers toute l’Espagne, pour les y payer définitivement. Cela augmentait les frais de voyage dans de très grandes proportions.
Après avoir pris du charbon, des vivres et de l’eau, nous quittions Ténériffe le 11 janvier, vers trois heures. La mer était encore très mauvaise, et les jours suivants elle le devint de plus en plus, de sorte que le bâtiment roulait effroyablement. Le 14, à midi, nous passions au large de Lisbonne ; le vent, que nous avions debout, rendait la marche très lente. Le 15 et le 16 janvier le temps fut un peu plus calme, mais nous eûmes beaucoup de pluie ; le lendemain, et surtout le 18 janvier, la mer redevint extrêmement mauvaise. La direction du bâtiment dut être changée (il fut mis sous le vent), et nous demeurâmes en place le jour et la nuit. Cette manœuvre avait été dangereuse et ne se fit qu’avec des oscillations effrayantes. Nous nous trouvions alors à quelques milles seulement de la barre qui est à l’entrée de la Gironde, et nous avions espéré de nous trouver déjà dans le fleuve dès le 18 janvier. La nuit suivante, qui fut effroyable, vers quatre heures, le capitaine risqua de continuer la route. Le temps s’améliora un peu vers midi ; nous pûmes distinguer la ligne des côtes. A trois heures arriva un pilote, qui nous fit franchir la barre, de sorte que nous nous trouvâmes dans des eaux tranquilles. Bientôt nous atteignions la gracieuse petite ville de Pauillac ; mais nous ne pûmes continuer jusqu’à Bordeaux, et il fallut nous arrêter dans le lazaret, pour y subir la quarantaine. Cet établissement consiste en un certain nombre de bâtiments séparés par des murs et placés au milieu d’un grand parc. Tous les passagers furent complètement isolés dans une maison où quelques employés demeurèrent avec nous. Le prix de la pension s’élève à neuf francs par tête et par jour ; la nourriture y est excellente, ainsi que la tenue des chambres. Avant d’y pénétrer, nous avions eu à supporter une fumigation pour nous et nos effets dans un bâtiment particulier.
Le temps était très froid, et la neige couvrait les célèbres coteaux à vignes du Médoc, de sorte qu’il fallut faire grand feu dans nos chambres. Dès le 22 janvier nous étions libérés ; nous nous rendions à la station du chemin de fer de Pauillac et de là à Bordeaux, où j’étais reçu le même soir par le consul d’Allemagne, Winter, et par quelques membres de la Société de Géographie bordelaise.
Je renvoyai à Tanger Benitez et Kaddour par Marseille et la mer ; pour mon compte je me rendis au même point avec Hadj Ali par l’Espagne jusqu’à Cadix et ensuite par bateau ; nous arrivâmes à peu près en même temps. A Cadix il me fallut demeurer quelques jours par suite d’un fort refroidissement ; Séville étant inondée pendant notre voyage en Espagne, nous dûmes y passer une journée dans notre compartiment de chemin de fer.
Un accueil extrêmement cordial nous était réservé à Tanger, de la part des représentants de toutes les puissances européennes, et surtout du ministre résident d’Allemagne et du consul d’Autriche ; les quelques semaines que je passai là dans la maison hospitalière du ministre sont parmi mes plus agréables souvenirs.
Il fallut enfin me séparer de mes amis de Tanger, et je repris lentement mon voyage de retour par l’Espagne et la France ; à Madrid, Bordeaux, Marseille, Montpellier, Lyon et Paris eurent lieu des séances extraordinaires des sociétés de Géographie, où il me fut donné de pouvoir faire un compte rendu succinct de mon voyage. En avril 1881 j’arrivai à Berlin, et en mai je rentrais à Vienne, après une absence de vingt mois.
CHAPITRE X
LES COLONIES FRANÇAISES DU SÉNÉGAL.
Séjour à Saint-Louis. — Mauvais port. — Fièvre jaune. — La ville de Saint-Louis. — Conduites d’eau. — Fête de Noël. — La colonie du Sénégal. — Son étendue. — Les rivières. — Le climat. — La population. — Historique. — Traités avec les indigènes. — Agriculture, commerce et industrie. — Les chemins de fer du Soudan et le Transsaharien.
Mon séjour à Saint-Louis, chef-lieu du Sénégal, que nous avions atteint le 22 novembre 1880, se prolongea, contre ma volonté, pendant près de six semaines. Le gouverneur d’alors, Brière de l’Isle, avait mis à ma disposition une jolie maison, tandis que mes trois compagnons étaient hébergés dans un hôtel. Nous nous y réunissions pour prendre nos repas en commun. Je fis entrer plus tard Benitez à l’hôpital, pour qu’il y reçût les soins convenables ; il y passa douze journées et se sentit rétabli. On y paye 10 francs par jour, et l’installation intérieure, l’alimentation, etc., répondent à ce prix.
J’eus moi-même, pendant mon séjour à Saint-Louis, quelques accès de fièvre, mais qui disparurent bientôt. La réception que me réservaient le gouverneur et les habitants fut très honorifique. La « population civile » organisa un banquet, auquel prirent part une grande partie des notables de l’endroit ; j’y donnai un court résumé de mon voyage. De même je communiquai au gouverneur Brière de l’Isle un rapport sur ses résultats ; ils éveillaient un intérêt d’autant plus grand que l’expédition de Galliéni se trouvait encore à ce moment dans l’intérieur, et que depuis longtemps il n’était parvenu aucune nouvelle la concernant. Il est vrai que je ne pouvais donner rien de nouveau à son sujet, car pendant mon voyage il n’avait circulé à ma portée que des bruits très vagues sur son séjour à Ségou. Mais, durant mon séjour, des lettres et des cartes de lui parvinrent à Saint-Louis, et, peu de mois après, toute sa mission était de retour.
Je reçus également en avance, du gouverneur, de la manière la plus obligeante, les sommes nécessaires pour faire honneur à mes engagements et payer les frais de mon séjour et du retour dans mon pays.
Comme je l’ai dit, je ne pus quitter Saint-Louis suivant mon désir, parce que la fièvre jaune avait éclaté parmi les troupes. Les communications ordinaires entre l’Europe et le Sénégal s’établissent au moyen de la ligne de l’Amérique du Sud des Messageries maritimes, dont les bâtiments vont de Bordeaux à Dakar ; ou au moyen des bateaux-poste de Liverpool, qui desservent régulièrement les places de l’Afrique occidentale ; et touchent également à Dakar. Il est très fâcheux que ces navires ne puissent arriver directement à Saint-Louis, car les passagers sont forcés de faire, à partir de Dakar, un voyage de vingt-quatre heures dans un petit vapeur côtier. Il arrive également que la mer est si mauvaise que ce bâtiment ne peut naviguer : alors les voyageurs doivent entreprendre un voyage de trois jours à dos de chameau, à travers le Cayor, pour atteindre Saint-Louis. L’embouchure du Sénégal, sur ce dernier point, est fermée par une barre de sable, traversée de canaux étroits, changeant fréquemment de position et qui ne permettent le passage qu’aux bâtiments d’un faible tirant d’eau. Cette barre ne peut pas toujours être franchie, et il arrive assez souvent qu’un grand nombre de navires doivent attendre des jours et même des semaines, en deçà comme au delà de l’embouchure, avant de pouvoir continuer leur route. La mer est très mauvaise dans ces parages et le ressac très violent ; les chenaux se déplacent souvent, de sorte que seuls des pilotes qui les sondent constamment, et sont placés là spécialement à cet effet, peuvent faire entrer et sortir les bâtiments. Le tirant d’eau de ceux-ci doit être faible ; aussi ne charge-t-on qu’à moitié les navires sortants, avant de leur faire passer la barre, tandis que les grands bâtiments à voile, qui arrivent à pleine cargaison, sont allégés au dehors.
Sur le palais du gouvernement est hissé chaque matin un pavillon qui indique l’état de la barre. Le rouge annonce : barre bonne et franchissable ; le bleu : mauvaise barre, chenal ensablé et ressac violent. Les guetteurs de la tour du palais observent avec des longues-vues les signaux faits par les pilotes.
Il est incompréhensible qu’un centre commercial de l’importance de Saint-Louis puisse résister à des circonstances aussi défavorables, et se maintienne dans la situation acquise.
Le Sénégal, ce grand fleuve, qui offre un chemin commode pour gagner les riches pays de l’intérieur, est du plus haut intérêt au point de vue du commerce, de sorte que les négociants supportent les incommodités et les frais qu’entraîne le séjour de Saint-Louis, plutôt que de se fixer à Gorée ou à Dakar, beaucoup mieux partagées comme ports. D’après cela, on comprendra combien une voie ferrée de Dakar à Saint-Louis aurait d’importance pour transporter rapidement dans cette dernière ville les passagers, marchandises et lettres.
Quand la fièvre jaune éclate à Saint-Louis, les vapeurs anglais et français cessent de prendre des passagers à Dakar, pour ne pas être mis plus tard en quarantaine ; dans les derniers temps je ne pus même pas quitter Saint-Louis, car on isole la ville du monde extérieur, afin d’empêcher la contagion.
Pendant mon séjour dans la capitale du Sénégal, la fièvre jaune y éclata, uniquement parmi les troupes, qui évacuèrent bientôt la ville et furent dispersées sous des tentes à une certaine distance. La maladie avait pris naissance dans une caserne située au milieu de la ville, et qui est considérée depuis longtemps comme un foyer épidémique ; le mal apparut d’abord chez les spahis sénégalais, qui vivent avec très peu de régularité et sont fort enclins aux excès de tout genre. La population a demandé à plusieurs reprises, mais en vain, que les casernes fussent bâties en dehors de la ville. Du reste, l’épidémie de 1880 ne fut pas de beaucoup aussi grave que celle survenue deux années auparavant. A cette époque elle fut extrêmement meurtrière pour la population de Saint-Louis, comme pour celle de Dakar, de Gorée et de Rufisque ; en 1878, au Sénégal, il mourut de la fièvre jaune vingt-deux médecins militaires : c’est un nombre tout à fait extraordinaire, si l’on tient compte de celui des médecins répartis dans les divers postes et qui ne devait pas dépasser de beaucoup trente. En ce moment on élève dans le cimetière de Saint-Louis un monument à ceux qui sont tombés victimes de leur devoir en cette circonstance.
Parmi les habitants qui résistent le mieux à la fièvre jaune sont les mulâtres et les métis immigrés des Indes occidentales.
Saint-Louis est situé sur une île de sable, entre deux bras du Sénégal, et n’est séparé de la mer que par une longue et étroite lisière, nommée Langue de Barbarie.
La ville est bâtie régulièrement ; elle possède de larges rues et des maisons à toit plat, à galeries et à terrasse. Sa position militaire est favorable en ce que des navires ennemis pourraient difficilement franchir la barre ; par contre, elle serait aisément bombardée du dehors. Sa situation insulaire la met d’ailleurs à l’abri des attaques des indigènes. Deux ponts de pilotis réunissent la ville à la Langue de Barbarie, et un beau pont de bateaux, long de 600 mètres, la met en communication avec la rive gauche du Sénégal.
Le centre de Saint-Louis est occupé par le palais du gouvernement, élevé sur l’emplacement du fort primitif : c’est un très beau bâtiment, avec de grands corridors bien aérés, par où l’on arrive dans les bureaux auxquels se relie la jolie installation privée du gouverneur. Autour de ce bâtiment se groupent les quartiers européens, tandis que les indigènes sont établis à l’extérieur. La ville compte environ 16000 habitants. Les monuments remarquables sont : l’église catholique, la grande mosquée, le palais de justice, les casernes d’infanterie et d’artillerie, les quartiers de la cavalerie et du train, les hôpitaux militaire et civil et le bâtiment de la direction d’artillerie.
Sur la Langue de Barbarie se trouvent deux villages, Guet N’dar et N’dar-Toute (N’dar est le nom de Saint-Louis pour les indigènes ; chez les Arabes et même à Timbouctou on parle de N’dar, et les noms de Saint-Louis et du Sénégal sont inconnus) ; la première localité, très importante, est habitée presque exclusivement par des pêcheurs, qui pourvoient la ville d’excellents poissons de mer ; dans N’dar-Toute se trouvent des jardins et de petites villas européennes, où l’on va, pendant la saison chaude, chercher la fraîcheur et prendre des bains.
Les deux villages de Bouëtville et de Sor, sur l’île de Sor, sont habités par des négociants indigènes, en relations avec les nombreuses caravanes arrivant de l’intérieur. Sur les dunes, et partout où cela est possible, se trouvent des jardins ou des plantations d’arbres fruitiers, qui prouvent que l’on pourrait faire quelque chose des environs sablonneux de la capitale, en apparence si stériles. A Saint-Louis même un jardin, petit il est vrai, mais charmant, est disposé en promenade publique ; on y trouve une foule de plantes des tropiques. La longue allée de palmiers qui conduit au delà des ponts jusqu’à la mer est très aimée également : les flots s’y brisent sur la plage sablonneuse avec un bruit de tonnerre. De tous côtés se trouvent diverses allées de dattiers, dont quelques-unes remontent au temps du général Faidherbe.
Saint-Louis possède aussi peu de puits que les villes de Dakar et de Gorée. Pendant la saison sèche on s’y alimente au moyen de citernes qui contiennent de l’eau de pluie, ou de bateaux-citernes, qui remontent le fleuve et sont remplis en des points où l’influence de la salicité de la mer ne se fait plus sentir. On a également creusé des puits sur les rives sablonneuses du fleuve, d’où l’on tire de l’eau filtrée par les sables et presque sans saveur salée. Pendant la saison des pluies celle du fleuve est douce jusqu’à son embouchure.
Pour suppléer à ce manque d’eau, on a déjà étudié divers projets. A la pointe nord de l’île on a même creusé un puits artésien, mais qui n’a donné que de l’eau saumâtre. Un des gouverneurs précédents, Pinet-Laprade, avait fait étudier l’établissement d’un aqueduc, mais c’est d’aujourd’hui seulement que ce projet semble entrer dans la réalité. Le conseil général a voté en 1879 une somme de 1600000 francs pour l’alimentation de la ville en eau potable. On la puisera à environ 12 kilomètres de Saint-Louis, au moyen de machines à vapeur, qui la conduiront dans un château d’eau situé à 90 mètres d’altitude, et de là, par des conduites en fonte, jusqu’à la ville.
La majorité de la population indigène est mahométane ; la mosquée est assez vaste. Les Arabes qui se trouvent dans la ville ont coutume de donner des fantasias sur une grande place. Tout près de là sont les paillotes de la petite colonie bambara, tandis que les Ouolof habitent exclusivement des maisons en pierre.
Saint-Louis possède une imprimerie du gouvernement, qui publie le Moniteur du Sénégal, journal officiel paraissant deux fois par semaine, et l’Annuaire du Sénégal et des dépendances.
Peu avant mon arrivée, le Cercle (Casino) avait été ouvert de nouveau, après avoir été dissous deux fois par le gouverneur. Il a été fondé par une réunion de négociants, de fonctionnaires et d’officiers, qui ont organisé un restaurant et des salles de jeu ; tout étranger respectable y peut être aisément admis. L’harmonie entre la population civile et le gouverneur ne paraissait pas très grande pendant mon séjour.
Les négociants établis à Saint-Louis sont exclusivement Français : il n’y a ni Anglais ni Allemands à la tête d’une affaire indépendante. Quelques Allemands vivent ici comme employés ou représentants de maisons françaises.
La fête de Noël fut très intéressante. La population noire chrétienne a l’habitude de faire de grandes processions à cette époque ; elle fabrique toutes sortes d’objets en papier coloré, bâtiments, maisons, etc., que l’on éclaire à l’intérieur et que l’on promène au milieu des chants et de la musique. On stationne d’abord devant le palais du gouverneur, puis on parcourt toutes les rues en s’arrêtant à chaque maison ; de chaque côté de la procession suivent des gens avec de grandes bourses, où l’on jette de l’argent. Les objets promenés, éclairés magnifiquement, sont souvent faits avec une grande habileté ; je vis des navires de quelques mètres de long, avec tout leur attirail, de grandes maisons, ou des églises hautes de deux mètres, éclairées à l’intérieur et que ces gens promenaient avec précaution dans les rues. C’est un spectacle bienvenu pour la jeunesse noire, et, pendant les soirées où l’on fait ces processions, les rues sont remplies de gens qui arrêtent la circulation. La somme recueillie, généralement assez importante, est divisée entre les membres de la cérémonie ; le gouverneur a l’habitude d’y contribuer pour une forte part.
Dans la jolie maison qui m’avait été donnée se trouvait à cette époque un prisonnier, un marabout fouta. Il habitait une des pièces du rez-de-chaussée, et y était laissé en liberté, mais ne devait pas la quitter ; un agent de police noir y logeait également avec sa famille. Les Fouta d’entre Matam et Saldé créent constamment toutes sortes de difficultés aux Français, qui envoient souvent contre eux des bâtiments de guerre. Auprès de l’un de leurs villages, on avait attiré sur un navire cet homme influent et l’on était reparti avec lui.
Il est très important de pousser les lignes télégraphiques plus loin dans l’intérieur : tandis que tous les autres postes étaient, lors de mon passage, reliés entre eux par cette voie, l’intervalle situé entre Matam et Saldé demeurait encore sans communication de ce genre, de sorte que les dépêches devaient y être portées par des messagers.
Les Fouta se sont déclarés jusqu’ici opposés à la pose des fils télégraphiques, et l’on n’a pu rien faire pour vaincre cette résistance. Cette difficulté aura certainement été levée depuis l’envoi de tant de troupes dans le haut Sénégal : les relations des forts entre eux et avec le gouverneur de Saint-Louis auront paru d’une nécessité plus urgente.
Étendue de la colonie. — Le Sénégal et ses dépendances comprennent plusieurs points de la rive gauche du fleuve, les côtes et une petite fraction du pays nommé Sénégambie, c’est-à-dire situé entre le Sénégal et la Gambie, et s’étendent vers le sud, le long du littoral, sur une partie des territoires entre Sainte-Marie de Bathurst et Sierra Leone. La côte d’Afrique est très basse et longée de nombreux bancs de sable, où viennent se briser les flots de l’océan Atlantique ; à l’embouchure des fleuves se sont donc formées des barres, qui ne peuvent être franchies que par les temps tranquilles, avec des pilotes connaissant les lieux, et exactement au courant du déplacement des sables. Les parties orientales de la colonie sont au contraire montagneuses, et du Fouta Djalon s’étendent dans l’intérieur de nombreux contreforts, qui courent vers le nord et l’ouest. L’aspect du pays situé entre le Sénégal et la Gambie est triste et désolé, sauf ces montagnes. Ce sont généralement des régions sablonneuses, avec une végétation rare et chétive, qui ne rappelle pas le moins du monde la flore des pays subtropicaux. Néanmoins le sol est fertile, et la population, qui n’est pas très dense, pourrait en cultiver davantage, et en échanger les produits contre des articles européens, si elle n’était détournée de cette mise en culture par des querelles trop fréquentes.
Ce n’est qu’au sud de la Gambie, près de la rivière de Casamance, que le pays prend le caractère commun à tous ceux placés sous cette latitude. Les rivières les plus importantes sont :
1o Le Sénégal, l’un des plus grands fleuves de l’Afrique occidentale après le Niger, est formé de la réunion des rivières Bakhoy et Bafing, près du poste militaire de Bafoulabé. A son embouchure se trouve, entre deux de ses bras, sur un banc de sable, la capitale de la colonie, Saint-Louis, qui est, après Saint-Paul de Loanda, la plus grande et la plus belle des villes de l’Afrique occidentale.
Une population variée habite le bassin de ce fleuve ; sur ses deux rives, dans son cours supérieur, se trouvent les Bambara, les Sarakollé, les Toucouleur et les Foulbé ; sur la rive droite des parties moyenne et inférieure habitent les Maures, et sur la rive gauche les Toucouleur, les Foulbé et les Ouolof. Les grandes régions ont des noms particuliers, et parmi elles on distingue les pays suivants : sur la rive droite le Gouidimaka, le Djomboko, le Kaarta et le Fouladougou : sur la rive gauche, le Oualo, le Dimar, le Toro, le Fouta, le Damga, le Gouoyé, le Boumbdou, le Kaméra, le Bambouk, le Biania Kadougou. Quelques-uns de ces pays appartiennent à la France, d’autres sont protégés par elle, et le reste entièrement indépendant. Les deux plus importants parmi les affluents, très peu nombreux, du Sénégal sont la Falémé au sud et le Kouniakari au nord. Pour assurer l’influence française sur le fleuve, on a élevé les forts suivants le long de sa rive gauche ; Richard-Toll, Dagana, Podor, Aéré, Saldé, Matam, Bakel, Médine, Bafoulabé (et plus loin Kita).
2o La rivière de Saloum sort d’une grande plaine inondée en temps de pluie, arrose le pays du même nom, et a trois bouches principales. Elle traverse les parties méridionales du Siné, du Gouilor et du Bar. A environ soixante milles marins dans l’intérieur se trouve sur sa rive droite le fort de Kaolack.
3o La rivière de Gambie appartient aux Anglais.
4o La Casamance, dont les sources n’ont pas encore été complètement explorées, coule à travers un beau pays, couvert d’une végétation magnifique ; dans son cours supérieur se trouve, sur la rive droite, le poste de Sédin ; dans une île du cours inférieur, celui de Carabane ; entre ces deux postes, et sur la rive gauche, est la colonie portugaise de Ziginchor.
5o Les rivières de Cachéo, rio Guéba, rio Grande et Casini sont en dehors des possessions françaises ; les Portugais y ont quelques établissements.
6o Le rio Nuñez vient des montagnes du Fouta Djalon, traverse le pays des Landouman, des Nalous et des Baga et se jette dans la mer un peu au nord du cap Verga. Le poste fortifié de Boké, sur la rive gauche, garde les nombreuses factoreries françaises élevées sur les deux rives de la rivière. Dans le voisinage de son embouchure se trouve le poste de douane, très bien situé, de Victoria.
7o Le rio Pongo coule à travers le pays des Sousou et des Baga et se jette dans la mer au cap Verga, par plusieurs bras. Non loin de son embouchure principale est le poste de douane française de Boffa.
8o La rivière Mellacorée, qui arrose le pays des Sousou et des Mandingo, se jette un peu au nord de Freetown. Un poste français, Benty, est sur la rive gauche, non loin de l’embouchure. Les habitants du pays sont sous le protectorat de la France.
Entre le Sénégal et la Gambie se trouvent les pays du Cayor, du Baol, du Siné, du Rip (Bardibou), du Niani, d’Oulé, de Dentilia, habités par les Ouolof, les Sérer et les Foulbé.
La colonie du Sénégal et dépendances est partagée en deux arrondissements : celui de Saint-Louis et celui de Dakar-Gorée. Chacun d’eux est divisé en cercles, dont l’administration est confiée aux commandants des postes militaires, sous la direction supérieure du gouverneur de Saint-Louis.
Le climat ne peut être considéré comme favorable aux Européens. Il y a au Sénégal deux saisons différentes, séparées nettement l’une de l’autre. La première, qui va de décembre au commencement de mai, est sèche, froide et serait agréable dans les ports, où les relations commerciales sont le plus actives, si les vents chauds de l’est ne soufflaient pendant une grande partie du jour, de sorte que souvent, vers midi, la chaleur est de 20 degrés plus forte que le matin.
Au reste, la température est très variable dans cette saison. On peut dire que celle du matin et du soir est d’environ 11 degrés centigrades ; vers midi, le thermomètre monte jusqu’à 23 ou 25 degrés à l’ombre, et 35 à 36 degrés au soleil. Quand soufflent les vents brûlants de l’est, le thermomètre atteint même 40 degrés à l’ombre.
Cette saison n’est pas malsaine, en général, pour les Européens, mais elle est suivie par celle des pluies, si dangereuse. A l’intérieur la saison sèche est agréable durant trois mois seulement ; puis vient une période de très fortes chaleurs, pendant laquelle, pour les Européens, le climat est aussi malsain qu’en hiver. Durant six mois il ne tombe pas une goutte de pluie ; le Sénégal offre alors un triste aspect. Ce qu’on nomme l’hiver, c’est-à-dire le temps des pluies, commence à la fin de mai, ou au commencement de juin, et dure jusqu’aux derniers jours de novembre. Dans les quatre mois placés au milieu de cette saison surviennent des orages et des tornados aussi fréquents que violents. Ces conditions climatologiques s’étendent non seulement à la région des côtes, mais aussi profondément dans l’intérieur du continent, sous ces latitudes. De la mi-juillet en octobre j’observai beaucoup d’orages très violents pendant mon voyage de Timbouctou au Sénégal. Durant tout ce temps le thermomètre demeura entre 27 et 30 degrés à l’ombre et vers 40 degrés au soleil.
Au début de l’époque des pluies, à la fin de mai, ou au commencement de juin, les vents changent de direction, le Sénégal et la Gambie grossissent beaucoup et très vite. Le Sénégal, qui, pendant la saison sèche, est une rivière sans importance, se change alors tout à coup en un grand fleuve aux eaux abondantes ; par places, dans les endroits où des rochers rétrécissent son cours, il forme des rapides ; il déborde même sur certains points : les plus grands navires peuvent le remonter.
Les endroits où le fleuve s’élargit beaucoup, comme le Cayar et le Panié-Foul, et qui, en été, deviennent de simples fondrières, sont alors de véritables lacs, sur lesquels de grands vapeurs peuvent naviguer. La crue s’observe même à Saint-Louis, et dans la ville elle s’élève à environ un mètre ; l’eau du Sénégal, qui est salée durant la saison sèche, devient alors potable, car les flots de l’Océan sont refoulés par le courant. Ce régime des fleuves exerce certainement une influence sur la santé de la colonie. A la suite du retrait des cours d’eau en été, il reste de larges mares boueuses, où des matières organiques se décomposent en produisant toutes sortes de maladies.
Les premières fortes pluies apparaissent ordinairement au milieu de juillet, puis deviennent plus fréquentes et se terminent en août pour revenir en septembre. En octobre elles sont plus rares et cessent peu à peu complètement. Cette saison, où les pluies diminuent et où les eaux se retirent pour laisser derrière elles des marais, est la pire de l’année ; c’est alors que se développent surtout les miasmes qui produisent la malaria (la fièvre de marais), cette plaie de toute la côte occidentale d’Afrique, du Sénégal au Benguela.
La Sénégambie a quelque chose de plus, sous ce rapport, que les autres colonies de l’Afrique occidentale : c’est la fièvre jaune. Nulle part on ne l’observe dans cette partie de l’Afrique, sauf peut-être des cas isolés ; là au contraire, à Saint-Louis, à Dakar, à Gorée, elle s’est presque établie à demeure, et à peu près chaque année elle y fait des victimes. Souvent même elle prend le caractère d’épidémies effroyables, comme en 1878 ou, pendant mon séjour, en 1880. La fièvre jaune a certainement été introduite des Indes Occidentales. Beaucoup de fonctionnaires, d’officiers, etc., du Sénégal sont originaires des possessions des Français aux Antilles et, d’après l’expérience, ils supportent mieux le climat. Ils sont même indemnes de la fièvre jaune jusqu’à un certain point.
Population. — Sur le cours moyen et inférieur du Sénégal, et le long de la rive droite seulement, habitent, comme je l’ai dit, des peuplades maures, surtout les Trarza, les Brakna et les Douaïch ; le Sénégal forme donc en quelque sorte une limite très nette entre la Mauritanie, avec sa population arabo-berbère, et la Nigritie, avec ses Noirs. Les Maures mènent une vie nomade ; ils sont guerriers, et assez souvent les Français ont dû diriger des opérations contre eux ; en outre ils sont cruels, avides et fourbes.
Par suite de traités, à l’exécution desquels les Français tiennent strictement la main, ces trois grandes tribus habitent uniquement la rive droite du Sénégal et ne peuvent pénétrer sur l’autre qu’en des points déterminés et à certaines saisons, pour y vendre de la gomme. Il a fallu de longs combats avant que les Français réussissent à faire respecter ces stipulations.
Parmi la population noire du Sénégal, les races les plus importantes sont les Foulbé, les Toucouleur, les Mandingo, les Sarakollé, les Ouolof, les Sérer, les Djola et les Bambara. Cette division actuellement en usage des populations de ces pays ne repose pas sur des principes ethnographiques, et n’est conservée, en quelque sorte, que pour l’administration. Les Foulbé habitent surtout les districts de Fouta, Damga, Boumdou et Fouta Djalon. Les Malinké et les Solinké (Mandingue et Sarakpollé) ont le type nègre plus accusé et habitent surtout la région montagneuse des sources du Sénégal, du Niger et de la Gambie. Les Malinké n’ont pas embrassé l’Islam, on ne le pratiquent que pro forma : ce sont des marchands très habiles et très fins, qui ont dans leurs mains le district aurifère du Bambouk ; les Sarakpollé, au contraire, sont de stricts Mahométans.
Les Ouolof et les Sérer, qui habitent le Cayor, les districts de Oualo, de Djolof et une grande partie du Baol et du Siné, sont parmi les plus grands et les plus beaux de tous les peuples nègres de l’Afrique. C’est une population douce en général, un peu vaine et apathique, mais qui est cependant très brave à l’occasion ; ils sont cultivateurs et pêcheurs, et vivent en bons rapports avec les Français. A Saint-Louis et aux environs un très grand nombre ont embrassé le Christianisme.
Les Djola forment une population noire distincte ; ils habitent les environs de la Guéba et se distinguent essentiellement des autres Nègres par la conformation, la couleur, la langue, les mœurs et les usages. Ils ont des traits grossiers, un nez large, de grosses lèvres et un ventre proéminent. Ils mangent de la viande de chien, sont adonnés au fétichisme et se tatouent. Leurs enterrements sont tout particuliers : le mort est exposé pendant un jour dans sa hutte, et ses parents et amis, après avoir déploré sa perte, demandent au défunt les motifs qui lui ont fait quitter ce monde. Après avoir attendu inutilement sa réponse, ils s’écrient qu’il est inutile de le plaindre, car il a maintenant une vie beaucoup plus heureuse que sur terre, et des fêtes commencent pour durer plusieurs jours.
Enfin, la population bambara est importante pour le Sénégal, parce qu’elle y transporte de l’ivoire et d’autres produits naturels des riches pays de l’intérieur ; une partie a embrassé l’Islam, mais uniquement par force ; de même les Malinké se dérobent autant que possible à cette religion, tandis que les Sérer ont rapidement accepté les préceptes de Mahomet. Les habitants du Cayor, des pays de Siné et de Baol sont des croyants, en tant qu’ils admettent tout ce qu’enseigne le Coran ; au contraire ils ne se conforment pas à certaines de ses défenses, particulièrement en ce qui concerne les boissons spiritueuses.
La religion chrétienne n’a obtenu de succès qu’à Saint-Louis, Gorée et Dakar, mais ils ne sont pas très importants. Le clergé est sous la direction d’un préfet apostolique et comprend cinq cures : la capitale, Gorée, Dakar, Rufisque et Joal. En outre il y a des écoles dirigées par des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny et de l’Immaculée-Conception ; ces religieuses s’occupent aussi du soin des malades.
Les succès obtenus par le clergé sont sans importance, comme il ne peut en être autrement dans des pays où le Mahométisme domine à ce point et surtout quand des missionnaires de différentes confessions viennent s’y fixer ; la stricte unité de l’Islam doit avoir sur les indigènes une influence beaucoup plus grande que la diversité des sectes chrétiennes, qui ne vivent pas toujours dans les meilleurs termes.
Quant à ce qui concerne la population du Sénégal, E. Fallot (Bulletin de la Société de Géographie de Marseille, 1883) donne les chiffres suivants :
| La ville de Saint-Louis | 15980 |
| Banlieue | 22738 |
| Oualo | 10976 |
| Richard-Toll | 335 |
| Dagana | 2009 |
| Dimar | 5864 |
| Podor | 1361 |
| Toro | 32700 |
| Lao | 20170 |
| Islabé | 10550 |
| Fouta indépendants | 81450 |
| Matam et ses environs | 508 |
| Damga | 32050 |
| Bakel et ses environs | 2302 |
| Guoyé | 7500 |
| Médine | 487 |
| Kaméra | 12000 |
| Kasso | 10000 |
| Logo | 5000 |
| A reporter | 273980 |
| Report | 273980 |
| Natiaga | 3000 |
| Vallée du Bakoy entre Bafoulabé et Baoulé | 3200 |
| Fouladougou | 10000 |
| Pays de Kita | 10000 |
| Gangaran | 10000 |
| Beledougou | 15000 |
| Manding | 20000 |
| Bambouk | » |
| Bondou | 10000 |
| Fouta Djalon | 600000 |
| Cayor | 300000 |
| Dakar et Cap-Vert | 6887 |
| Gorée | 3243 |
| Rufisque et sa banlieue | 7794 |
| Diander | 20108 |
| Baol | » |
| Portudal et Joal | 5000 |
| Siné et Saloum | » |
| A reporter | 1298212 |
| Report | 1298212 |
| Sedhiou | 1827 |
| Carabane | 547 |
| Casamance | » |
| A reporter | 1300586 |
| Report | 1300586 |
| Rio Nuñez | » |
| Rio Pongo | 30253 |
| Mellacorée | » |
| Total | 1330839 |
Il va sans dire que ces chiffres ne sont qu’approximatifs ; la plupart de ces pays ont été visités rarement et très rapidement par des voyageurs européens, qui ne donnent leurs évaluations que d’après l’impression produite sur eux par la répartition et la densité de la population. Dans les villes et dans les ports, au contraire, un dénombrement a été ordonné, et les chiffres qui en résultent sont plus près de la vérité.
En général, les diverses peuplades du Sénégal sont intelligentes et peu éloignées d’entretenir des rapports avec les Européens ; mais c’est le plus petit nombre qui consentent à se regarder comme sujets français. Sous ce rapport il n’y a que les Ouolof habitant aux environs de Saint-Louis qui soient réellement soumis ; au contraire, les Fouta, les Bambara et les Foulbé sont des alliés incertains, et une partie d’entre eux sont même franchement hostiles. L’abîme qui existe entre l’Islam et la civilisation apparaît ici dans tout son jour. Les Français auront encore à livrer maint combat à la population guerrière de ces pays, avant qu’ils puissent avoir la possession incontestée du Sénégal, et il est aisé de comprendre qu’à Paris les députés se lassent de toujours voter de nouvelles sommes au bénéfice des colonies de l’Afrique Occidentale. Les fonds enfouis dans des entreprises de ce genre ne donnent de revenus que très tard, et n’en rapportent souvent pas ; mais on ne doit pas partir de ce point de vue pour apprécier une politique coloniale. Il s’agit autant d’obtenir ou de conserver une situation influente dans le commerce international, que d’accomplir les devoirs moraux d’un grand peuple en répandant activement la civilisation européenne. Malgré cette phrase si souvent entendue : « la France ne s’entend pas à coloniser », ce pays a beaucoup fait déjà en Afrique, et l’on ne peut que souhaiter de voir marcher vers leur réalisation les grands projets qu’il a au sujet du Sénégal.
Historique. — Un aperçu chronologique de la colonie du Sénégal, d’après l’Annuaire qui paraît à Saint-Louis, peut trouver place ici.
Vers 1360. Découverte du Sénégal par les Dieppois.
Vers 1446. Les Portugais s’établissent sur les rives du Sénégal.
1455. Construction d’un fort portugais à Arguin.
1626. Formation de la Compagnie Normande ou Association des marchands de Dieppe et de Rouen.
1638. Le 5 février, les Hollandais s’emparent du fort d’Arguin.
1664. La Compagnie des Indes Occidentales, créée par un édit du Roi, achète tous ses établissements à la Compagnie Normande.
1672. Un édit du 9 avril force la Compagnie des Indes Occidentales à vendre tous ses établissements et privilèges à une nouvelle société qui, par lettres patentes du roi, du mois de juin 1679, prit le titre de Compagnie d’Afrique, et obtint le privilège de négocier exclusivement depuis le cap Blanc jusqu’au cap de Bonne-Espérance.
1677. Les Français enlèvent de vive force aux Hollandais l’île de Gorée et les comptoirs de Rufisque, de Portudal et de Joal. Le traité de Nimègue (10 août 1678) les confirme dans cette possession.
1681. La Compagnie d’Afrique, ruinée par les pertes éprouvées durant la guerre contre les Hollandais, se voit réduite à céder tous ses droits et possessions à une nouvelle Compagnie, formée sous le nom de Compagnie du Sénégal, côte de Guinée et d’Afrique. Par arrêts du roi en date des 12 septembre 1684 et 6 janvier 1685, l’étendue de sa concession fut limitée entre le cap Blanc et Sierra Leone, et elle prit dès lors le nom de Compagnie du Sénégal.
1694. La Compagnie du Sénégal est obligée de vendre à une nouvelle Compagnie tous ses privilèges et toutes ses possessions.
Celle-ci, formée sous le nom de Compagnie royale du Sénégal, cap Nord et côte d’Afrique, reçoit ses lettres patentes, en mars 1696, qui fixent la durée de son privilège à trente ans.
1699. Construction du fort Saint-Joseph, près de Dramané (Kaméra), enlevé en 1701 par les eaux, rebâti, puis brûlé le 23 décembre 1702 par les naturels révoltés.
1709. La Compagnie royale du Sénégal, cap Nord et côte d’Afrique, accablée de dettes et de procès, est forcée par l’autorité royale de céder tous ses privilèges à la Compagnie du Sénégal. La vente est approuvée par un arrêt du Conseil d’État en date du 18 mars, et la nouvelle Compagnie reçoit ses lettres patentes le 30 juillet.
1713. Le fort Saint-Joseph est reconstruit à Makhana.
1715. Construction du fort Saint-Pierre de Kaïnoura sur la rive gauche de la Falémé, affluent méridional du Sénégal.
1717. Cession de Portendic aux Français par les Maures du Sénégal ; la convention signée à la Haye, le 13 janvier 1727, confirma les Français dans cette possession.
1718. Par acte de vente passé le 15 décembre 1718 et approuvé par un arrêt du Conseil d’État du 10 janvier 1719, la Compagnie des Indes achète de la Compagnie du Sénégal tous ses droits, concessions, privilèges, établissements, forts et comptoirs. Le roi déclara en sa faveur ce privilège perpétuel et y comprit les côtes situées entre Sierra Leone et le cap de Bonne-Espérance, dont la concession avait été faite en 1685 à la Compagnie de Guinée.
1721. Les Hollandais fondent un établissement à Portendic.
1723. Les Maures, maîtres de Portendic, en font cession à M. Brue, directeur général de la Compagnie du Sénégal. Ce fort est abandonné.
1724. Les Français s’emparent du fort d’Arguin occupé par les Hollandais.
1743. Construction du fort de Podor, sur la pointe occidentale de l’île à Morphil.
1758. Prise du Sénégal et de Gorée par les Anglais.
1763, 1765, 1787. Gorée est restituée aux Français ; cette île est désormais administrée par des gouverneurs nommés par le roi. En 1763, 1765, 1787, cession à la France du cap Vert et des terres voisines, depuis la Pointe des Mamelles jusqu’au cap Bernard, avec les villages de Dakar et de Siné, par le damel (souverain) du Cayor.
1779. Le duc de Lauzun s’empare de vive force de Saint-Louis, dans la nuit du 29 janvier.
1783. Le traité de paix du 3 septembre entre la France et l’Angleterre reconnaît les droits de la France à la possession du Sénégal. Depuis cette époque le Sénégal est administré par des gouverneurs nommés par le roi.
1784. Le roi accorde pour neuf années à la Compagnie de la Guyane le privilège exclusif de la traite de la gomme.
En 1785 ce privilège fut cédé à une association de négociants qui prit le titre de Compagnie de la Gomme, et plus tard celui de Compagnie du Sénégal.
1800. L’île de Gorée tombe entre les mains des Anglais.
1809. Les Anglais s’emparent de Saint-Louis le 14 juillet.
1814. Le traité de Paris, du 30 mai, restitue aux Français tous les établissements qu’ils possédaient au 1er janvier 1792 sur la côte occidentale d’Afrique.
1817. Reprise de possession effective du Sénégal par le colonel Schmaltz, le 25 janvier.
1819. Le 8 mai, le commandant passe un traité avec le brack (roi) et les principaux chefs du Oualo, par lequel ceux-ci, moyennant des coutumes[17] annuelles, cèdent aux Français en toute propriété et à toujours les îles et terres du Oualo qu’on voudra cultiver.
1820. Construction du fort de Bakel, sur la rive gauche du Sénégal, dans le Gadiaga.
1821. Construction du poste de Dagana.
1822. Essais de colonisation et de culture tentés au Sénégal. Mise en exécution de l’ordonnance royale du 7 janvier, portant organisation de l’administration judiciaire au Sénégal.
1824. Application du Code pénal dans la colonie du Sénégal.
1828. Établissement de la Société commerciale de Galam et du Oualo (Akolof).
1830. Abandon des essais de colonisation et de culture tentés au Sénégal.
1831. Promulgation de la loi du 4 mars 1831, concernant la répression de la traite des noirs.
1833. Organisation de la milice au Sénégal. Promulgation de la loi du 24 avril 1833 concernant le régime législatif des colonies.
1840. Promulgation de l’ordonnance royale du 7 septembre 1840 sur le Gouvernement du Sénégal et dépendances.
1842. Construction du fort de Mérinaghen sur les bords du lac de Guier (Panié-Foul).
1843. Construction du fort de Lampsar, sur le marigot de Kassakh (sans importance).
1845. Construction du fort de Sénoudébou, sur la rive gauche de la Falémé (sur l’emplacement de l’ancien fort Saint-Pierre).
1848. Promulgation des décrets du 27 avril portant abolition de l’esclavage et suppression des conseils coloniaux.
1854. Reconstruction du fort de Podor. Création de centres fixes de commerce à Podor et à Dagana.
1855. Construction du fort de Médine. Fondation de la banque du Sénégal, de l’imprimerie du Gouvernement et du Journal officiel de la colonie.
1856. Annexion à la colonie du pays de Oualo, des villages de Dagana, de Bakel et de Sénoudébou, des îles de Thionq et de N’diago.
1857. Renonciation par les Anglais au droit de commerce, sous voile, depuis l’embouchure de la rivière Saint-Jean jusqu’à Portendic, en échange de la factorerie d’Albreda, qui leur est cédée par les Français.
Création du bataillon de tirailleurs sénégalais.
Construction du fort de Matam, dans le Fouta Damga.
1858. Annexion à la colonie des villages de Gaé, Réfo, Bokol et de divers territoires aux environs de Saint-Louis.
Essais d’exploitation des mines d’or du Bambouk, à Kéniéba.
Traités de paix déterminant les bases de nos nouvelles relations avec les Maures Trarza, Brakna et Douaïch.
Traité de paix consacrant : 1o des cessions de territoires de la part des chefs noirs du haut pays, entre autres de la rive gauche du fleuve, depuis Bakel jusqu’à la Falémé ; 2o le droit de créer des établissements sur tout le parcours de cette dernière rivière.
1859. Construction du fort de Saldé (Tébékou). — Occupation de Rufisque, Joal et Kaolakh. Démembrement du Fouta en trois États indépendants : Damga, Fouta et Toro. — Annexion du Dimar à la colonie.
1860. Soumission à la France de la Basse-Casamance jusqu’à Zighinchor. Voyages d’exploration dans les contrées voisines par Vincent, Mage, Pascal, Lambert, Bourel, Azan, Alioun Sal, Bou el-Moghdad, Braouézec.
Le Toro et le Damga sont mis sous la protection de la France.
Traité de paix avec el-Hadj Omar, déterminant les limites entre ses États et les pays placés sous la sauvegarde de la France ; ces derniers sont : moitié (nord) du Bambouk, moitié (rive gauche) du Khasso, Bondou, Kaméra, Guoy, Guidi-Makha, Damga, Fouta, Toro, Dimar, Oualo, Cayor, Djolof, Baol, Siné, Saloum et les possessions dépendant de Gorée.
1861. Traité de paix avec le Cayor, consacrant la cession à la France du Diander, de Gandiole, du Gangouné et de toute la côte.
1862. Établissement d’une ligne de télégraphie électrique entre Saint-Louis et Gorée.
1863. Création d’un port à Dakar.
1864. Annexion à la colonie du N’diambour et du Saniokhor. — Établissement d’un phare de première classe au Cap-Vert.
1865. Construction d’un pont de bateaux sur le grand bras du fleuve, entre Saint-Louis et Bouëtville. — Annexion à la colonie des provinces centrales du Cayor. — Traités passés avec les chefs du rio Nuñez plaçant cette rivière sous le protectorat de la France.
1866. Construction des postes de Boké, N’diagne et d’Aéré. — Traités passés avec les chefs du rio Pongo et de la Mellacorée, plaçant ces rivières sous le protectorat de la France. — Établissement de deux feux de quatrième ordre, l’un sur le cap Manuel, l’autre sur la pointe des Almadies.
1867. Construction des postes de Talem, Khaoulou, Keur-Mandoumbé-Khary ; de Benty, dans la Mellacorée ; d’une geôle, de la direction et des ateliers du port, et des ateliers de la direction d’artillerie à Dakar.
Construction d’une ligne télégraphique entre Saint-Louis et N’diagne.
1868. Construction d’une ligne télégraphique entre Saint-Louis et Dagana ; du pont de Diaoudoun ; des camps de Lampsar, de Gandiole et du cap Manuel ; d’une caserne de cavalerie et du magasin de la marine à Dakar[18].
1869. Création d’une direction de l’intérieur au Sénégal.
1870. Création des chambres de commerce à Saint-Louis et à Gorée.
1871. La colonie du Sénégal envoie un représentant à l’Assemblée nationale. Promulgation au Sénégal du décret abolissant la contrainte par corps.
1872. Création de conseils municipaux à Saint-Louis et à Gorée. — Organisation de ces villes en communes.
1873. Suppression du contrôle colonial au Sénégal.
1874. Construction du poste de Mouït, d’une poudrière du commerce à Saint-Louis et d’un lazaret au cap Manuel.
1875. Transfèrement à Dakar des services publics du deuxième arrondissement de la colonie.
1876. Entrée de la colonie du Sénégal dans l’Union générale des postes.
1877. Construction et achèvement de la ligne télégraphique de Dagana à Podor. — Promulgation du Code pénal.
1878. Gorée et Dakar sont reliés par la télégraphie aérienne. — Études des projets de conduite d’eau du marigot de Khassak et du chemin de fer reliant la capitale à Dakar. — Voyage d’exploration de Soleillet dans les contrées voisines.
1879. Création d’un conseil général au Sénégal. — Construction d’un poste à Bafoulabé sur le haut Sénégal.
Depuis 1879 jusqu’à ce jour il a été fait des efforts extraordinaires pour le progrès de la colonie, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. La mission Galliéni, envoyée à Ségou, ainsi que les expéditions suivantes, dirigées par le colonel Derrien, ont exploré exactement le pays situé entre le Niger et le Sénégal ; on a fondé des postes jusqu’au delà de Bafoulabé ; on a posé des fils télégraphiques, et même commencé la construction d’une voie ferrée. La politique suivie à l’égard des souverains du Cayor a été énergique : ils s’opposaient à la construction absolument urgente d’un chemin de fer de Dakar à Saint-Louis ; cette voie doit être bientôt livrée à la circulation[19] ; on a également beaucoup fait pour l’administration intérieure, et Saint-Louis a considérablement gagné : c’est aujourd’hui une ville où l’on peut vivre aussi bien que dans une cité européenne. On y trouve, comme en Europe, hôtels, cafés, clubs, francs-maçons, hôpitaux, écoles, églises, jardins publics, et il règne un confort tout moderne dans ses maisons. Quand l’installation des conduites d’eau sera terminée, l’état sanitaire s’améliorera sans doute, car on pourra s’occuper davantage de la propreté des rues ; il est vrai que la fièvre jaune paraît être devenue endémique à Saint-Louis et qu’il faudra longtemps pour l’en faire disparaître. La difficulté si gênante des communications, qui résulte du peu de facilité d’accès du port, sera tournée par l’établissement du chemin de fer de Dakar ; plusieurs grands ponts permettent les relations avec les localités des environs, et pendant la majeure partie de l’année les vapeurs remontent le fleuve jusque fort avant dans l’intérieur. Dans la population règne, comme partout en général chez les Français, une vie politique très active, et l’on croit que la ville ainsi que la colonie se développeraient encore plus vite si des gouverneurs civils remplaçaient l’administration militaire. Je ne puis décider si le Sénégal est mûr pour ce changement ; en tout cas une colonie voisine d’une population indigène belliqueuse doit être soumise à une administration militaire, avant de pouvoir être gouvernée comme la mère patrie.
Le traité qui suit peut donner une idée de la manière dont les Français concluent des traités avec les indigènes.
TRAITÉ AVEC LE FOUTA[20].
Gloire à Dieu, Maître des Mondes, créateur de tout ce qui existe dans les cieux et sur la terre !
Au nom du Gouvernement Français,
Entre nous, G. Brière de l’Isle, colonel d’infanterie de marine, commandeur de la Légion d’honneur, gouverneur du Sénégal et dépendances, représenté par M. le lieutenant-colonel d’infanterie de marine Reybaud, chevalier de la Légion d’honneur, commandant supérieur des troupes, d’une part, et les différents chefs du Fouta, tous électeurs de l’almamy, d’autre part, a été conclu :
Art. 1er. — Le Fouta, prenant la ferme résolution de vivre en paix avec les Français, s’engage à observer religieusement les traités du 15 août 1859, du 10 août 1853 et du 5 novembre 1864, ainsi que les modifications qui vont y être apportées par la stipulation suivante :
Art. 2. — Le pays du Lao, commandé actuellement par Ibra-Almamy, qui s’étend depuis Ouandé et Koïlel dans l’ouest, jusqu’à M’boumba dans l’est, ainsi que le pays des Irlabés, commandé actuellement par Ismaïla, comprenant les villages de Oualla, Vacétaki, N’gouye, Saldé, Peté, désirant rester, à l’avenir, en dehors de toutes les agitations politiques, si nombreuses dans le Fouta, les chefs du Fouta reconnaissant solennellement un fait déjà accompli en réalité depuis plusieurs années, celui de la séparation de ces deux pays du reste du Fouta.
Art. 3. — Le Lao et l’Irlabé, formant chacun un État indépendant, se placent sous la protection de la France, dans les mêmes conditions que le Toro.
Art. 4. — Les chefs du Fouta s’engagent solennellement à ne plus élever désormais aucune prétention sur les pays placés sous la protection de la France, tant par le présent traité que par les traités antérieurs, ces prétentions ne pouvant avoir d’autre résultat que de troubler les relations amicales avec les Français et de nuire à la prospérité du pays.
Art. 5. — Les chefs du Fouta s’engagent à empêcher toute incursion de leurs sujets et des gens auxquels ils donnent hospitalité dans le Djoloff, pays placé sous le protectorat de la France. De son côté, le Bourba-Djoloff s’engage à ne rien entreprendre contre le Fouta et à ne pas permettre le passage dans son pays aux Peul venant du Cayor ou d’autres lieux pour aller faire (sic) des villages dans le Fouta.
Fait et signé en double expédition, à Galoya, le 24 octobre 1877.
Signé : P. REYBAUD.
(Suivent les signatures d’Abdoul-Boubakar et des autres chefs du Fouta.)
Ont signé comme témoins :
| MM. | J. GAILLARD, lieutenant de vaisseau, commandant l’Archimède. |
| RÉMY, capitaine d’infanterie de marine, directeur des affaires politiques, p. i. | |
| HAMAT-N’DIAYE-AN, cadi à Saint-Louis. | |
| HOURY, lieutenant d’infanterie de marine. |
Agriculture, commerce et industrie. — A mesure que cessent les guerres entre les peuples du Sénégal, ainsi qu’entre eux et les Français, les terres cultivées gagnent en étendue. Partant du point de vue, très juste, que les produits naturels, comme l’ivoire, la gomme, etc., viendront peu à peu en moindre quantité sur le marché, le gouvernement voit dans la culture du sol et dans les plantations l’un des facteurs les plus importants du développement de la colonie. Il a donc fondé à Saint-Louis, le 29 décembre 1874, une société d’exploitation, destinée à servir d’intermédiaire pour la culture des terrains par les indigènes. On a réparti des semences variées, qui paraissent de nature à prospérer dans ces pays, et une école d’arboriculture vient d’être fondée. Le coton et les arachides sont déjà cultivés, en même temps que le maïs et le sorgho, dans les pays du haut Sénégal, le Kaarta, etc., et de nombreuses plantes utiles pourraient l’être également. Dans le cours inférieur du Sénégal, l’agriculture est insignifiante ; on lui préfère le commerce, plus aisé, mais moins solide, et les indigènes achètent même leurs aliments contre de l’argent monnayé. La culture de l’arachide serait particulièrement importante ; on la récolte déjà en grandes masses, mais cette plante utile demande si peu de peine et son produit est si considérable qu’elle ne peut être assez cultivée.
Le mouvement industriel n’est pas considérable parmi les habitants de la vallée du Sénégal ; il semble qu’ils aient une sorte de mépris pour tous les travaux manuels et qu’ils tiennent pour la seule occupation digne d’un homme, de prendre part à des querelles ou de perdre leur temps à des débats sans but. L’institution de l’esclavage, telle qu’elle est autorisée chez les Mahométans, et la coutume qu’ont les femmes de faire tous les travaux concernant le ménage, entraînent cette conséquence, que les hommes se sont habitués à une vie oisive et qu’ils regardent tout travail comme humiliant.
Les seules fabriques, si l’on peut s’exprimer ainsi, de tout le pays sont les tuileries et les fours à chaux dans le voisinage de Saint-Louis et de Dakar : le sol argileux et la masse de coquilles d’huîtres que l’on trouve aux environs de Saint-Louis permettent une production facile de tuiles et de chaux.
Comme gens de métier, il y a dans les villes des menuisiers, des maçons, des calfats, des tisserands et des forgerons. On y trouve également des orfèvres fort habiles, et leurs produits, fabriqués avec des outils très primitifs, ont une certaine originalité et indiquent un goût fin.
Le tissage est exclusivement pratiqué par les Noirs : ils sont assis, à quinze ou vingt, sous des nattes et travaillent à des bandes étroites de cotonnade, ayant environ deux mètres de long et que l’on coud ensemble pour faire les tobas bleues en usage là-bas.
Le Sénégal possède, dans les pays de Bambouk et de Tambaoura, des terrains aurifères, jadis exploités par le gouvernement et abandonnés ensuite à cause du climat très malsain des environs du poste de Kéniéba, qui y avait été élevé. L’or se trouve disséminé à l’état de pépites dans des sables d’alluvion, ainsi qu’en filons dans le quartz et l’argile schisteuse. Pendant la saison sèche les Noirs creusent des trous profonds de 7 à 8 mètres, et les femmes lavent la terre qui en est retirée, d’une façon très simple, avec des calebasses, ce qui rend le produit très minime et fait perdre beaucoup d’or. Comme je l’ai déjà remarqué, Saint-Louis possède une industrie d’orfèvrerie très développée ; les Noirs ont des modèles pleins d’originalité ; des anneaux, des papillons, des croix, des étoiles, des élytres d’insecte enchâssés, des pendants d’oreilles, des amulettes, etc., traités généralement à la manière du filigrane, peuvent être achetés là en grandes quantités. Ces objets sont vendus au poids ; on compte le gramme d’or à 14 ou 15 francs, et l’on ajoute comme prix de façon 25 pour 100 de la valeur du métal.
On dit qu’aux environs de Bakel il existe du mercure à l’état natif, en gouttelettes ; les indigènes les rassemblent dans de petits trous coniques, à parois fortement inclinées ; on trouve de même, dans les montagnes du haut Sénégal, des minerais d’argent et de plomb ; mais il ne faut pas songer à une exploitation minière de ces produits du sol. Les ouvriers européens ne peuvent absolument faire aucun travail pénible sous ce climat, et les indigènes sont trop maladroits et trop paresseux pour se livrer à des travaux aussi difficiles ; il faudrait introduire des Chinois dans ces pays, mais on ne peut y penser non plus, parce que l’influence française est encore très faible en beaucoup d’endroits.
La principale richesse du Sénégal est et restera le commerce ; en effet les chiffres de l’exportation et de l’importation sont déjà très favorables.
J’emprunte à l’article dont j’ai parlé plus haut quelques données qui montrent de la façon la plus évidente l’essor de la colonie.
Le commerce avec la mère patrie seule s’est élevé :
| Importation. | Exportation. | |||||
|---|---|---|---|---|---|---|
| En 1855 | à | 7870349 | francs | et à | 6564409 | francs. |
| 1859 | — | 12639497 | — | — | 9527867 | — |
| 1863 | — | 18643897 | — | — | 14499793 | — |
| 1869 | — | 18135563 | — | — | 17209364 | — |
| 1876 | — | 12759479 | — | — | 14121349 | — |
| 1878 | — | 12463030 | — | — | 15959940 | — |
| 1880 | — | 16487870 | — | — | 25319398 | — |
| 1881 | — | 20291630 | — | — | 19161292 | — |
En 1881 l’ensemble du commerce entre le Sénégal et la France seule représentait donc une valeur de 39452922 francs ; si l’on y ajoute la valeur des échanges avec les autres pays, qui montait les années précédentes à environ 8 millions, on peut dire qu’en ce moment le mouvement commercial du Sénégal représente, en chiffres ronds, un déplacement annuel de 48 millions de francs.
Quant à ce qui concerne les produits naturels exportés du Sénégal, les deux plus importants sont la gomme produite par différents genres d’acacias, ainsi que les noix de terre (en français arachide, en anglais ground-nuts, Arachis hypogæa). Le premier produit était encore le principal il y a quelques années, mais aujourd’hui c’est l’arachide qui atteint la plus grande valeur et qui en atteindra une plus considérable.
L’exportation de la gomme a été :
| En 1863 | de | 1676378 | kilogr | valant | 2346929 | francs. |
| 1876 | — | 2486395 | — | — | 3141997 | — |
| 1880 | — | 3969035 | — | — | 5278816 | — |
| 1881 | — | 2359296 | — | — | 2700937 | — |
Au contraire, le commerce de l’arachide, ce produit végétal à peine connu des botanistes il y a quarante ans, s’est rapidement accru.
L’exportation de l’arachide a été :
| En 1851 | de | (?) | kilogr | valant | 2489470 | francs. |
| 1855 | — | (?) | — | — | 1997216 | — |
| 1859 | — | 8629661 | — | — | 2243712 | — |
| 1863 | — | 9037349 | — | — | 6778012 | — |
| 1876 | — | 23984941 | — | — | 6503037 | — |
| 1880 | — | 52816040 | — | — | 13204010 | — |
| 1881 | — | 59970115 | — | — | 14991034 | — |
On voit par ces tableaux que cet article a subi une dépréciation en rapport avec l’augmentation des quantités exportées.
L’arachide va presque exclusivement dans de grandes fabriques de Bordeaux et de Marseille, où l’on en fait de l’« huile d’olive ». Ce fruit est très oléagineux ; son produit a un bon goût, et, quand il est bien préparé, il est difficile de le distinguer de la véritable huile d’olive ; on sait que cette dernière n’est fabriquée qu’en quantités fort insuffisantes, et, comme on en fait usage partout où habitent des Européens, on admettra facilement qu’une proportion considérable provienne de l’arachide.
Les deux petits noyaux qui la renferment se trouvent dans une écorce jaune sale, un peu oléagineuse et qui est employée pour la nourriture des bestiaux ; à Saint-Louis on me dit que la valeur de ces écorces couvrait déjà les frais de transport de l’arachide.
Parmi les autres articles d’exportation, il faut citer : le caoutchouc (exporté en 1880 pour la valeur de 138000 fr.) ; les plumes d’ornement (en 1880, 288000 francs) ; l’or (1880, 36000 francs) ; la graine de lin (1880, 27000 francs) ; les peaux (1881, 135000 francs) ; les poissons conservés (1881, 171000 francs). On exporte peu de grains, et le commerce du riz, du coton, de l’indigo, du cacao, du café, du bois de construction, de l’ébène, des bois de teinture, etc., est sans importance jusqu’ici : ce sont là des articles qui proviennent tous des riches pays de l’intérieur, ou qui pourraient y être cultivés. Le commerce d’oiseaux vivants, et surtout d’une petite espèce de pinson qu’on trouve souvent chez nous comme oiseau d’appartement, est également assez productif pour Saint-Louis.
Il est évident qu’avec un état politique tranquille, et après l’installation de voies de communication convenables, ces diverses branches de commerce seront susceptibles d’une extension considérable.
En ce qui concerne l’importation, presque tous les articles européens y sont représentés, mais en première ligne l’étoffe dite « guinée », cotonnade bleue qui est importée en masses tout à fait énormes. A l’origine elle venait des colonies françaises de l’Inde ; aujourd’hui elle est surtout fabriquée en Belgique ou en Angleterre, de qualités très différentes, plus mauvaises les unes que les autres, et dont l’apprêt très fort doit dissimuler la transparence. Les étoffes fabriquées par les indigènes sont infiniment meilleures, mais plus chères. Cette guinée sert de monnaie au Sénégal et dans une partie du Soudan ; une pièce représente une certaine valeur, qui varie selon l’éloignement de la côte.
Dans les villes du Sénégal, les monnaies françaises servent naturellement à la circulation monétaire ; à l’intérieur, en même temps que la guinée, le sel, les coquilles de cauris et l’or non monnayé sont employés comme moyen de payement.
Le commerce du Sénégal prendra un essor imprévu si les Français réussissent à exécuter les deux voies ferrées projetées. C’est d’abord la ligne de Dakar à Saint-Louis par le Cayor, puis le chemin de fer du Sénégal au Niger, de Bafoulabé à Kita et à Bamakou. Comme le Sénégal est navigable au moins pendant une grande partie de l’année, les marchandises pourraient ainsi être transportées du navire, par chemin de fer, par le fleuve, puis de nouveau par voie ferrée jusqu’à Ségou sur le Niger, d’où des vapeurs les répandraient au loin dans le Soudan ; et, inversement, les produits de l’Afrique intérieure parviendraient rapidement et à bas prix jusqu’à la mer.
Les questions qu’il faut examiner à propos de la construction de ces voies ferrées se rattachent à l’état politique des régions intéressées, aux difficultés techniques à vaincre, et enfin aux produits éventuels de la ligne considérée. D’après mon impression, toutes ces questions peuvent être résolues au Sénégal d’une manière favorable à l’entreprise.
Quoique la domination française ne s’étende pas, pour le moment, beaucoup au delà des postes militaires, la majorité des peuplades du pays est déjà trop habituée aux Français et trop bien convaincue des avantages à retirer de relations commerciales directes avec les Européens, pour opposer des difficultés sérieuses aux projets de voie ferrée. L’esprit de lucre, fortement enraciné chez les peuples du Sénégal, leur fera rapidement comprendre les avantages infinis de relations plus promptes, d’autant plus que le gain à en retirer sera surtout pour eux et que les Français ne peuvent en aucune manière pressurer la population indigène. Des reproches semblables à ceux que l’on a adressés aux Anglais pour leur manière de traiter les Hindous ne pourraient être justifiés vis-à-vis des Français, en raison de la pauvreté de la population du Sénégal par elle-même. Il est naturel que le commerce français profite des nouvelles voies ferrées en première ligne, mais la population indigène prendrait également sa part des avantages précieux résultant de communications régulières et rapides. Cette considération l’éclairerait bientôt.
Il est vrai qu’il faudra encore combattre, surtout avec les gens du Fouta et avec les partisans bambara d’Ahmadou-Ségou, chez lesquels interviennent, en même temps que des convoitises de domination, d’autres motifs se rapportant à la religion ; mais, à la fin, la grande masse du peuple se débarrassera d’un autocrate, qui a si peu fait pour le développement des pays placés sous sa domination et qui ne peut maintenir son autorité que par sa cruauté et des brigandages de toute nature. Ce serait un grand avantage pour les Français si l’un de leurs gouverneurs, ou de leurs chefs d’expédition, parvenait à conclure une alliance avec les Bambara et à mettre fin à la mauvaise administration du traître Ahmadou et de sa bande fanatique de Fouta.
Si les circonstances politiques ne sont pas défavorables à l’établissement de nouvelles routes de commerce, et spécialement d’une voie ferrée, les difficultés techniques ne paraissent pas non plus devoir être trop grandes. La navigation du Sénégal est assez active et le deviendrait davantage si l’on parvenait, par quelques travaux de régularisation, à obtenir la possibilité de naviguer toute l’année jusqu’à Médine ; cela ne semble être également qu’une question d’argent : le pays situé entre le Sénégal et le Niger, spécialement de Médine à Bafoulabé, à Kita et à Bamakou, était jusqu’ici peu connu. L’expédition Desbordes a emmené avec elle un détachement topographique, pour faire des études exactes du terrain. Leurs résultats paraissent avoir été favorables, car on a commencé la construction de la voie ferrée, et la locomotive circule déjà sur une portion de railway qui n’est pas insignifiante[21]. La ligne de partage des eaux entre les deux fleuves n’est pas formée de hautes montagnes, mais de collines aisées à franchir. Au contraire, la région paraît peu habitée et semble même être déserte par places, à la suite des dévastations de Hadj Omar. Mon itinéraire me conduisit au nord de cette route à travers des régions peuplées et bien cultivées ; la construction d’un chemin de fer y provoquerait certainement bien vite la formation de nouveaux centres habités.
Les difficultés de terrain pour le chemin de fer de Dakar à Saint-Louis par le Cayor paraissent être encore moindres. Cette voie ferrée est déjà fort avancée dans sa construction et ne tardera pas à être entièrement ouverte. Le député du Sénégal obtiendra, il faut l’espérer, malgré les mauvaises dispositions de la Chambre, les crédits encore nécessaires pour terminer d’une manière satisfaisante cet important travail de civilisation. Naturellement il faudra renoncer pendant des années à obtenir des revenus des chemins de fer du Soudan, mais cet état de choses est également destiné à s’améliorer si le commerce gagne considérablement en activité, ce qui est inévitable. En ce moment les maisons de commerce françaises envoient leurs agents passer plusieurs mois sur le fleuve afin d’acheter les produits apportés par les Arabes ou les Nègres, qui viennent souvent de fort loin. Mais les circonstances seraient tout autres si les articles européens pouvaient être transportés rapidement et sûrement à Ségou. Les traitants y entreraient en contact immédiat avec les habitants du Soudan central, dont la richesse est grande, avec les gens du Haoussa et des autres contrées voisines. Un grand pas serait fait ainsi pour la pénétration d’une partie très étendue de l’Afrique intérieure.
De ce qui précède il résulte qu’au Sénégal les conditions politiques, techniques, aussi bien qu’économiques, des projets de voies ferrées ne sont pas défavorables. Il est vrai que ces considérations optimistes sont soumises à un facteur, qui n’a pas été pesé jusqu’ici, et n’a même rien à faire directement avec les voies ferrées elles-mêmes, mais qui intéresse au contraire ceux appelés à les bâtir et à les utiliser : c’est le climat. Les pays des bassins du Sénégal et de la Gambie font partie des régions les plus malsaines de l’Afrique. Non seulement les Européens qui y vivent ont à souffrir des fièvres de malaria, mais la fièvre jaune elle-même y a pris droit de cité, quoiqu’on ne la connaisse pas dans la majeure partie des régions de l’Afrique occidentale. Mais on sait par expérience que le pire climat du monde n’est pas à même de faire déserter une place favorablement située pour des entreprises commerciales ; de nouveaux Européens arriveront toujours pour mettre à profit les avantages qu’elle présente ; on peut s’en assurer dans un très grand nombre de villes de l’Afrique et de l’Asie. L’esprit commercial, le goût de la spéculation, le besoin d’acquérir, sont trop puissants chez l’homme pour qu’il se laisse effrayer par un danger qui est en somme le plus grand de tous. Au Sénégal, en particulier, on s’assurera la coopération d’une population qui n’est pas inintelligente, et les voies ferrées en construction, celles du Cayor et du Sénégal au Niger, donneront des résultats dont on ne peut encore mesurer l’importance. On doit souhaiter que les Français consacrent leur ambition et leurs forces à ces œuvres civilisatrices au plus haut point ; il ne faut pas juger uniquement de semblables entreprises au point de vue de leur revenu éventuel, quoique des avantages sérieux en doivent résulter sûrement tôt ou tard.
Le chemin de fer que l’on a nommé le Transsaharien a certains rapports avec ce railway du Soudan. D’après les projets en discussion, cette voie ferrée partirait du sud de l’Algérie, toucherait probablement les groupes d’oasis, importants et fortement peuplés, de Figuig et du Tafilalet[22] ainsi que ceux du Touat, et se dirigerait vers Timbouctou à travers tout le Sahara occidental. A Timbouctou, ou dans le port de Kabara, les vapeurs du Niger prendraient les produits européens et les apporteraient dans l’intérieur de l’Afrique. Comme le Niger entre Timbouctou, Kabara et Ségou est, suivant toute vraisemblance, navigable pour les petits vapeurs au moins, on obtiendrait de cette façon, en se servant de la voie ferrée du Soudan, une circulation directe entre l’Algérie et le Sénégal. C’est certainement une grande idée, mais dont l’exécution est encore exposée à rencontrer de très sérieux obstacles.
Les postes français d’Algérie s’avancent, il est vrai, déjà assez loin vers le sud, mais l’influence du gouvernement est très limitée dans ces régions ; il existe même dans le nord de l’Algérie, où habitent de nombreux Européens, un grand parti mécontent de l’administration française, comme les derniers soulèvements l’ont démontré. Quand même il serait loisible d’établir les travaux préliminaires de la voie ferrée future en Algérie jusqu’à la latitude d’el-Goléa, cette possibilité s’arrêterait là. Vers le sud se trouve l’important groupe des oasis du Touat, et vers l’ouest celui, aussi considérable, du Tafilalet ; deux régions dont il faudra certainement tenir compte, pour l’établissement d’un chemin de fer, à cause de leur nombreuse population et de leur commerce actif. Mais ces deux groupes d’oasis ont été visités jusqu’ici par un très petit nombre d’Européens, et un voyage dans leur direction est encore parmi les entreprises les plus dangereuses. Le Tafilalet, qui appartient du reste nominalement au Maroc, est le séjour de beaucoup de chourafa fanatiques, toujours disposés à exciter la population contre les Infidèles. Quoique Fez, si facile à atteindre, soit uni à ces oasis par une route relativement bonne et souvent suivie des caravanes, jusqu’ici un seul voyageur, que ses connaissances scientifiques y rendaient propre, Gerhard Rohlfs, a pu y arriver par cette voie.
Le Touat, ce vaste groupe d’oasis qui est habité surtout par une famille de Touareg[23], toujours particulièrement hostile aux Chrétiens, est pour ainsi dire encore plus dangereux pour les Français. De même que pour le Tafilalet, peu d’Européens l’ont visité et ils y ont supporté des jours difficiles. A diverses reprises les Français ont, il est vrai, conclu des traités avec les habitants de ces contrées, mais que valent ces conventions pour des hommes sans foi ni loi, surtout avec des gens d’autres croyances ! La célèbre Mlle Tinné, entre autres, a été victime de leur fanatisme, alors qu’elle avait résolu d’exécuter son entreprise sur la foi d’un traité entre les Français et les Touareg. Si donc il est déjà extrêmement difficile pour des voyageurs isolés d’atteindre le Touat, combien plus d’obstacles trouverait une colonne d’ingénieurs européens, de soldats, etc., chargée d’entreprendre les études du terrain et d’obtenir les mesures exactes, indispensables pour l’établissement des voies ferrées ! La première condition à réaliser serait donc que les Français se rendissent complètement les maîtres du sud algérien et du Touat ; mais, comme on le voit maintenant, les Arabes d’Algérie saisissant toute occasion favorable de se révolter, il sera probablement nécessaire, pour des travaux de colonisation de ce genre, de procéder autrement que jusqu’ici. Si l’on réussissait à incorporer le Touat dans les possessions françaises, cela ne suffirait en aucun cas pour faire de la traversée du Sahara une entreprise sûre, même jusqu’à un certain point. De tous côtés menacent des difficultés : à l’ouest, dans les groupes d’oasis de Figuig et du Tafilalet, se trouvent les Arabes et les Berbères fanatiques du Maroc méridional ; à l’est le Fezzan, placé sous la domination turque et renfermant d’importantes places de commerce ; c’est là du reste qu’un arrangement favorable aux Français serait le plus aisément conclu. Au sud se dresse le pays montagneux, presque complètement inconnu, du Ahaggar, dont les habitants, à peu près exclusivement Touareg, se sont jusqu’ici gardés avec le plus grand succès des intrus européens et qui prépareraient aux entreprises françaises la résistance la plus sérieuse. Ces gens sont en effet les instigateurs et les complices du massacre, si profondément regrettable, de l’expédition Flatters. Soumettre ces divers groupes de Touareg, qui circulent dans le Sahara ou qui s’y sont plus ou moins fixés, constituerait déjà une tâche difficile pour les Français : les Turcs seraient plus à même d’accomplir quelque chose de semblable.
D’après cela on reconnaît que l’état politique du nord de l’Afrique est de telle nature qu’il doit faire regarder le projet d’un Transsaharien tout au moins comme prématuré. Si les Français ou quelque autre nation européenne réussissaient à soumettre ce mélange de peuples qui habitent le nord et le nord-ouest de l’Afrique, ou à s’en faire des amis, la question serait alors résolue au point de vue politique.
Lorsqu’on demanda aux Chambres françaises, et qu’on en obtint, des sommes assez importantes pour les travaux préliminaires du chemin de fer du désert, on n’était certainement pas assez au courant des rapports des Français avec la population mahométane du nord de l’Afrique, ou bien on saisit l’idée du Transsaharien avec un optimisme incompréhensible. De France même, on a déjà dirigé de nombreuses tentatives pour atteindre Timbouctou : maint vaillant explorateur, enthousiasmé pour sa tentative, y perdit la vie, ou dut y renoncer le cœur gros ; mais sa qualité même de Français lui avait certainement été plus nuisible qu’utile. Les indigènes de ces pays savent parfaitement qu’ils ont surtout à craindre de la part des Français des empiétements sur leur indépendance. Il faudrait que l’on fût bien convaincu en France que la population du Nord-Africain est encore aujourd’hui complètement hostile à ses nouveaux maîtres et qu’elle ne se courbe qu’impatiemment sous leur joug. Cette disposition est fort à regretter, car, d’après moi, on ne peut que souhaiter, dans l’intérêt de la civilisation, de voir les beaux pays riverains de la Méditerranée, si négligés sous la domination de l’Islam, prospérer entre les mains d’une puissance européenne. Espérons qu’après les révoltes sans nombre, les massacres de Chrétiens, etc., les Français sauront prendre maintenant une voie plus sûre pour se faire des amis de la population arabe, ou, s’ils ne le peuvent la rendre du moins incapable de nuire.
Les questions techniques soulevées par le Transsaharien me paraissent aussi défavorables que les circonstances politiques.
Quoique en général on soit maintenant mieux au courant qu’il y a dix ans de la constitution du sol dans le Sahara, bien qu’on sache aussi qu’il ne forme pas du tout une plaine uniforme, mais un plateau d’une structure très variée, les études spéciales du terrain offriraient encore des difficultés considérables pour le tracé d’une voie ferrée. Le manque d’eau, ou plus exactement sa répartition défavorable, les nombreux oueds profondément découpés, et surtout les immenses régions de dunes constitueraient des obstacles, qui, en somme, s’ils ne sont pas absolument invincibles dans l’état actuel de nos connaissances techniques, seraient pourtant extrêmement difficiles à vaincre.
Bien que les grands massifs de dunes (areg, iguidi) soient fixes en général, il y a à l’intérieur de ces chaînes de montagnes de sable, souvent très longues et très larges, des modifications dans la configuration des crêtes et dans la position des collines isolées, qui permettraient à peine d’établir une voie solide. On serait donc obligé d’éviter les masses de sable mouvant et de chercher à utiliser uniquement le sous-sol fixe, sans pouvoir empêcher les dunes de changer fréquemment de position, de grandeur et de forme sous l’action des vents. Ces deux facteurs, le temps et l’argent, suffiraient peut-être à écarter cet obstacle, mais on doit être à peu près certain que, si l’on voulait en venir réellement à la construction d’une voie, on trouverait encore de nombreuses difficultés, qu’on ne peut ni prévoir ni contrôler à l’avance.
Si les circonstances politiques et les questions techniques ne sont pas particulièrement à souhait pour la construction d’un Transsaharien, le problème économique qu’elle soulève ne paraît pas non plus très encourageant. Il pourrait bien se faire que pendant des années il ne doive pas être question d’une rémunération de l’énorme capital de premier établissement : dans les conditions actuelles du commerce au Sahara et à Timbouctou, les frais annuels d’entretien de la voie seraient même bien loin de pouvoir être couverts. En traitant du commerce à Timbouctou, nous avons vu qu’en général l’exportation y est minime et que le commerce des esclaves forme une des branches principales de recettes. Tout ce qui s’en exporte annuellement en or, en ivoire, en gomme et en plumes d’autruche tiendrait aisément sans doute dans quelques trains de chemin de fer. D’un autre côté, on sait par expérience que, partout où sont construites des voies ferrées, le commerce et la circulation augmentent, souvent dans des proportions importantes. L’importation s’accroîtrait de même sûrement, car il y a au Soudan des produits naturels qu’on abandonne sur place comme sans valeur, parce qu’ils ne compensent pas le prix du transport à dos de chameau (il suffit de citer les peaux) ; en tout cas, il s’écoulera bien du temps avant qu’une modification heureuse soit apportée à cet état de choses.
Les conditions de l’importation des marchandises par un chemin de fer saharien seraient un peu plus favorables que celles de l’exportation. Si l’on admet, suivant une appréciation très optimiste, qu’annuellement il arrive à Timbouctou 50000 charges de chameaux, mais dont la moitié seulement viennent du nord, c’est-à-dire de la direction du chemin de fer projeté, et si l’on tient compte que chaque chameau porte trois cents livres, on peut calculer combien de trains de chemins de fer seraient nécessaires pour le transport de ces marchandises. Il ne faudrait pas compter sur une circulation de voyageurs un peu active ; de même qu’on ne pourrait transporter par voie ferrée les esclaves venant du Soudan et se rendant dans les pays du Nord-Africain.
On voit donc par ce court exposé qu’autant tout le projet du Transsaharien est encore incertain et nuageux, autant les chemins de fer commencés déjà au Sénégal paraissent sainement conçus et pleins d’avenir. Nos idées sur les grandes entreprises que nous venons de nommer peuvent se résumer ainsi qu’il suit :
Pour ce qui concerne le chemin de fer du Sahara : 1o les difficultés techniques ne sont pas invincibles avec l’aide du temps et de l’argent ; 2o il ne pourrait être question pendant bien des années d’une rémunération du capital de construction ; 3o l’état politique du nord de l’Afrique est tel, qu’en ce moment on ne pourrait même pas procéder aux travaux préliminaires les plus sommaires pour l’établissement d’une voie ferrée à travers le désert.
En ce qui concerne les chemins de fer du Soudan : 1o les difficultés techniques ne paraissent pas considérables, abstraction faite du climat malsain ; 2o les relations des côtes avec l’intérieur pourraient augmenter à tel point, que les frais, d’ailleurs assez peu importants, de l’installation d’une voie ferrée ne devraient certainement point être considérés comme un capital perdu ; 3o les circonstances politiques ne sont pas défavorables aux Français et seraient complètement rassurantes s’ils arrivaient à briser d’une façon quelconque l’influence fâcheuse du sultan de Ségou et de sa bande fouta.
CHAPITRE XI
LE SAHARA ÉTAIT JADIS HABITABLE.
Nature du Sahara. — Hamada. — Es-sérir. — Dunes. — El-Eglab. — El-Meraïa. — El-Azaouad. — Zone de transition. — Anciens écrivains au sujet du Nord-Africain. — Nombreux lits de rivière. — Grands mammifères du nord de l’Afrique. — Les étangs à crocodiles de Bary. — Chameaux et chevaux. — Constructions égyptiennes. — Pétroglyphes. — Age de pierre dans le Nord-Africain. — Cause de la formation des déserts. — Humboldt et Peschel. — Vents régnants. — Changement de climat. — Effets du déboisement. — Production des sables. — La mer Saharienne.
Les derniers voyageurs qui ont parcouru le nord de l’Afrique ont fait connaître de nombreux détails sur la constitution du Sahara, et pourtant on rencontre très fréquemment les idées anciennement répandues d’après lesquelles ce désert doit être considéré comme une plaine immense couverte de sables. On parle encore de la prétendue mer desséchée du Sahara, et l’on se figure probablement toute cette énorme surface comme un ancien lit d’océan, quoique l’on sache bien qu’une mer, ou un bras de mer, qui serait desséchée par des moyens naturels ou artificiels, ne pourrait mettre au jour un terrain exclusivement sablonneux. Dans les chapitres précédents j’ai déjà fait remarquer à diverses reprises, et l’on peut s’en assurer en étudiant les altitudes de tous les itinéraires que je donne, que le Sahara occidental est non une plaine, mais un plateau situé en moyenne à plus de 200 mètres au-dessus du niveau de la Méditerranée ; on a souvent établi ce fait pour les autres parties du Sahara. De même, sa prétendue uniformité n’existe pas, comme on doit l’avoir remarqué en lisant le récit de mon voyage. Lorsqu’on a franchi la puissante chaîne de l’Atlas qui s’étend du sud-ouest au nord-est, on arrive d’abord sur la Hamada (désert de pierres), répartie sur une large zone dans la direction de l’ouest à l’est. Le versant sud de l’Atlas est très escarpé, et la transition de la région des montagnes au plateau tout à fait subite. Cette Hamada, qui a environ 400 mètres d’altitude, consiste en une plaine uniforme constituée surtout par du calcaire bleu foncé ; la surface presque horizontale de ses couches est sans végétation et sans eau, et l’on ne trouve les végétaux ligneux et de petite taille qui servent à la nourriture des chameaux, que là où apparaît le sable, ou bien dans les lits de rivières desséchés. Les masses rocheuses du Sahara appartiennent pour la plus grande partie aux formations du calcaire carbonifère, comme le prouvent beaucoup de fossiles laissés à nu par les intempéries, et appartenant surtout aux genres des Producti et des Spirifères, ou des Encrinides. Par places le voyageur rencontre une région nommée es-sérir par les Arabes : plaine horizontale, couverte de millions de petites pierres, cailloux roulés pour la plupart et appartenant aux différentes variétés de quartz : silex, agate, jaspe, roche cornée, etc., et de rognons de minerai de fer. Ces cailloux roulés, ainsi que les fossiles couvrant la plaine, ont une surface remarquablement polie ; c’est un effet du frottement des petits grains de quartz constituant le sable du désert, qui sont mis en mouvement par le vent.
Une marche de quatre à cinq jours dans la Hamada mène le voyageur dans une petite oasis, celle de Tendouf, bourgade qui ne date que de vingt ans environ, mais qui a déjà atteint une certaine importance. De jolies maisons, des jardins et de l’eau en abondance font de cette oasis un agréable lieu de repos, surtout parce que la population, qui appartient aux tribus des Maribda et des Tazzerkant, n’est pas mal disposée pour les étrangers. De là partent annuellement plusieurs grandes caravanes ; les habitants possèdent beaucoup de chameaux, qu’ils louent aux négociants, ou qui leur servent à transporter vers le sud des marchandises pour le compte de ces derniers. La véritable Hamada ne s’étend que peu au sud de Tendouf et se perd alors dans une masse colossale de dunes, la région de l’Iguidi (en arabe, Areg). Cette Iguidi consiste en une série de longues chaînes de montagnes, avec des pics de quelques centaines de pieds, et formées uniquement de fin sable mouvant de quartz. De loin on croit avoir devant soi des hauteurs étendues, aux formes pittoresques.
Les dunes vont en général du sud-ouest au nord-est, s’élèvent lentement en venant du nord-ouest et tombent presque à pic du côté opposé à la direction dominante des vents. Leur passage est pénible pour les caravanes, car les animaux chargés s’enfoncent de plusieurs pieds dans le sable pur et fluide ; la chaleur est également très forte dans cette région d’Areg, qui est au nombre des plus désagréables du désert, d’autant plus que ces chaînes de collines changent constamment de contours et souvent même de place, de sorte que les guides s’y trompent fréquemment. Au contraire, l’eau n’y est pas rare sous le sable, et il existe par suite un peu de végétation, quoiqu’elle soit chétive. Le monde animal y est lui-même représenté, et de petits troupeaux de gazelles et d’antilopes courent çà et là.
Après avoir passé cette région de dunes, on traverse de nouveau un terrain tantôt rocheux, tantôt sablonneux, jusqu’à ce qu’on atteigne, au bout de peu de jours, le pays d’el-Eglab, où se dressent des montagnes et des chaînes de granit et de roche porphyrique. Ces hauteurs apparaissent à la limite sud des grands plateaux paléozoïques (carbonifères et dévoniens) qui constituent la partie nord du Sahara occidental ; plus au sud je rencontrai de nouveau ces couches, riches en pétrifications.
Le pays change alors fréquemment d’aspect : on franchit une plaine de sable, puis une région pierreuse ; de temps en temps se montrent de petites étendues d’areg : on passe beaucoup de lits de rivières desséchées, dont quelques-unes sont considérables, et qui toutes se dirigent de l’est à l’ouest : le caractère de cet ensemble n’est pas du tout aussi uniforme qu’on s’y attendrait.
On arrive alors dans la large vallée de l’oued Teli et auprès de la petite ville de Taoudeni, célèbre et importante pour ses vastes salines, qui sont exploitées de temps immémorial. Des milliers de charges de chameaux en partent tous les ans pour Timbouctou.
La région de Taoudeni est intéressante ; tandis que le Sahara formait jusque-là un plateau de 250 à 300 mètres d’altitude, il s’abaisse à 150 mètres, mais en demeurant toujours au-dessus du niveau de la mer, de sorte qu’il ne peut être question d’une dépression absolue dans cette partie du désert. Au sud de Taoudeni, à partir de l’oued Teli et de l’oued Djouf, le terrain se relève ; les plaines de pierre et de sable alternent avec de petites régions d’areg, et même des chaînes de collines en quartzite. Après avoir franchi une étendue stérile, garnie de blocs de pierre, et nommée el-Djmia, on arrive à une autre grande plaine, entièrement couverte d’alfa, et qui porte le nom d’el-Meraïa (le Miroir). Ce pays va jusqu’à la grande région d’Areg, qui commence peu avant la ville d’Araouan et s’étend encore à un jour de marche vers le sud. La situation de cette ville est affreuse ; elle est placée au milieu d’une masse gigantesque de dunes, où l’on ne voit pas la moindre trace de végétation, quoique l’eau y soit abondante ; car les vents chauds du sud, qui règnent dans cette région, ne laissent croître aucun végétal, et les nombreux chameaux qui s’y rencontrent doivent être menés à des milles de distance, avant de trouver du fourrage. A un jour au sud d’Araouan commence la grande forêt de mimosas, el-Azaouad, qui s’étend encore bien au delà de Timbouctou.
Cette forêt va également au loin vers l’est, car d’autres voyageurs en citent une pareille au sud de Mourzouq, sous la même latitude ; elle établit la jonction du désert, pauvre en animaux et en végétaux, avec le Soudan. A mesure qu’on avance dans cette direction, apparaissent, parmi les mimosas résineux isolés, d’autres plantes plus vigoureuses ; le monde animal devient plus riche ; çà et là se trouvent ce que l’on nomme des dayas, c’est-à-dire des étangs : on rencontre de nombreux Arabes nomades, avec de grands troupeaux, jusqu’à ce qu’on atteigne le bourg de Bassikounnou, la première localité fixe, qui se trouve déjà dans le Soudan, comme le démontrent l’apparition du puissant baobab, des luxuriantes Euphorbiacées, etc., de même que celle de la latérite, formation ferrugineuse caractéristique des tropiques.
Nous avons vu dans les pages précédentes que le Sahara n’est pas du tout une grande plaine couverte de sable, mais un plateau de structure très variée, parcouru de nombreux lits de rivières desséchées, et sillonné de beaucoup de montagnes, avec des régions de dunes et des plaines d’alfa, de la hamada et des déserts de sable : bref, nous avons traité la question : Qu’est-ce que le Sahara ? et nous arrivons maintenant à la discussion de celle-ci : Qu’était-ce que le Sahara ?
Il a été déjà dit plusieurs fois, dans le cours de ce récit, que nous possédons une foule de témoignages historiques et physiques prouvant que la constitution du désert était jadis tout autre, et que l’espace de temps pendant lequel des modifications aussi profondes ont eu lieu est, selon toute vraisemblance, relativement très court. Nous tirons d’abord ces témoignages des anciens auteurs qui ont décrit les pays du nord de l’Afrique, et, en outre, de la conformation actuelle du Sahara ou de l’absence des êtres organisés, qui y ont sûrement vécu autrefois.
On doit d’abord faire ressortir ce fait, que le désert est parcouru de nombreux lits de rivières, dont la plus grande partie sont aujourd’hui desséchées. Avec leurs berges à pic, ces oueds se découpent partout très nettement dans le terrain, de sorte qu’on en peut établir sûrement la largeur et la direction. Ce sont exclusivement des vallées creusées par des eaux courantes : ce qui prouve que le Sahara doit avoir été jadis un pays abondamment arrosé. L’origine de ces nombreux cours d’eau, souvent larges et profonds, doit être ancienne, et remonte peut-être à une période contemporaine des temps diluviens ; mais leur desséchement complet et leur ensablement paraissent dater à peine de quelques milliers d’années.
Les oueds mêmes prennent surtout leur source dans les pays de montagnes et de hauts plateaux du Sahara central, d’où les eaux s’écoulaient au nord et au nord-est vers la Méditerranée, au sud dans le Niger (et le lac Tchad), et à l’ouest vers l’océan Atlantique ; sur la rive gauche du Nil on voit également des oueds desséchés : ce puissant fleuve, qui se distingue par le petit nombre de ses affluents, devait autrefois en avoir du côté des déserts libyens.
Le Sahara a été trop peu étudié pour que l’on connaisse le cours exact de ses nombreux oueds, même d’une manière approximative ; mais leur existence est certaine ; si l’on admet que les divers lits de rivières larges et profonds que j’ai traversés en coupant le désert occidental du nord au sud, aient été pleins d’eau autrefois, comme il est probable (car ce sont, je l’ai dit, exclusivement des vallées d’érosion, qui n’ont rien à faire avec les phénomènes purement géologiques), le Sahara occidental devait être alors une région riche en végétation et en animaux, soumise à des pluies régulières, et habitée par une population s’occupant d’agriculture et d’élevage.
Ce qui s’applique au Sahara occidental est également vrai pour le reste de ces solitudes immenses, dont la composition est partout la même et dont les parties ne diffèrent qu’au point de vue de leur étendue. Vers l’est, la « transformation en désert » exerce des effets beaucoup plus intenses, de sorte que nous voyons dans la Libye le maximum de surfaces de sables, le plus grand manque d’eau et la plus faible densité de population, tandis qu’à l’ouest les circonstances sont moins défavorables.
Les anciens auteurs nous font connaître que le nord de l’Afrique était jadis habité par de grands mammifères, qui depuis longtemps n’y ont plus trouvé de conditions normales d’existence. Les Carthaginois employaient les éléphants d’Afrique à la guerre : ce qui prouve que cet animal est susceptible de dressage comme celui de l’Inde, et que dans le nord de la Tunisie il y avait jadis une plus grande abondance d’eau, avec une vie végétale plus active. D’ailleurs, dans l’antiquité, les côtes sud de la Méditerranée étaient célèbres pour leur grande fertilité. L’hippopotame et le crocodile sont cités comme habitant alors les rivières qui se jettent dans cette mer, ainsi que l’oued Draa ; aujourd’hui ce dernier grand fleuve ne roule plus d’eau que dans son cours supérieur, tandis que ses parties moyenne et inférieure forment de larges plaines argilo-sablonneuses où l’on cultive des champs d’orge ; ce n’est que dans les années particulièrement pluvieuses qu’un faible courant d’eau atteint l’océan Atlantique. Nous savons par de Bary, mort malheureusement trop tôt, qu’aujourd’hui encore, au milieu du Sahara, il existe des étangs, qui sont peut-être les restes d’anciens fleuves et contiennent des crocodiles. Tout cela indique naturellement que les oueds aujourd’hui ensablés étaient jadis remplis d’eau.
Le chameau, maintenant indispensable pour la traversée du Sahara, n’existait pas encore dans le nord de l’Afrique au début de l’ère chrétienne ; il y a été introduit d’Asie par l’Égypte. Il paraît même être arrivé tard seulement dans cette contrée, car il n’est représenté nulle part sur les monuments égyptiens, et l’on n’aurait certainement pas laissé de côté un animal si caractéristique, alors que tous les autres genres d’animaux ont servi de modèles. Et pourtant les anciens écrivains racontent que, de tout temps, des relations se sont établies entre les habitants du nord de l’Afrique et ceux du sud : les Garamantes entreprenaient avec leurs chevaux des voyages et des expéditions vers le midi.
Il est vrai qu’on mentionne déjà à cette époque des régions pauvres en eau. Actuellement une grande troupe de chevaux ne pourrait traverser nulle part le Sahara, car il faudrait prendre pour chacun de ces animaux plusieurs charges de chameau en eau et en fourrage.
Les constructions colossales des anciens Égyptiens, aujourd’hui au milieu du désert, ont été sans doute, à l’origine, élevées dans des endroits accessibles, et où des hommes pouvaient vivre aisément : nous devons donc en conclure que la vallée du Nil a jadis été beaucoup plus large.
Des ruines nombreuses et étendues situées dans le sud de l’Algérie, de nos jours complètement transformé en désert, prouvent que jadis il y a eu là une civilisation florissante.
Les preuves que nous venons de citer démontrent donc que, même dans des temps historiques, il y a deux ou quatre mille ans (cela ne change rien au point actuel où en sont nos connaissances au sujet de l’âge de la race humaine), certaines parties du Sahara étaient riches en eaux et habitables, et que depuis cette époque les circonstances se sont modifiées au préjudice des pays en question.
En beaucoup de points de la terre on trouve ce que l’on nomme des « pétroglyphes », c’est-à-dire des dessins et des représentations d’objets tracés sur la pierre ; elles sont particulièrement nombreuses dans le Sud-Américain, mais il y en a également dans le nord et le sud de l’Afrique. Ces pétroglyphes ont été regardés, par la plupart des voyageurs, comme des signes d’écriture provenant d’un peuple primitif, et les hypothèses ethnographiques les plus osées ont été établies sur cette supposition. Maintenant on sait que la majorité de ces dessins ont une origine moins noble et que généralement, du moins dans le nord de l’Afrique, ils ne constituent que le résultat du désœuvrement des bergers, ou peut-être aussi des indications relatives aux chemins et des signes rappelant des souvenirs quelconques. J’ai trouvé des dessins semblables au sud du Maroc, dans les montagnes dites de l’Anti-Atlas, et l’on me dit qu’ils provenaient de bergers. Mardochai ben Serour les avait déjà vus et en avait envoyé des reproductions à la Société de Géographie de Paris. Elles sont précieuses en ce qu’elles montrent des figures d’animaux qui ne vivent pas et ne peuvent plus vivre dans ces pays, l’éléphant, le crocodile, la girafe. On peut donc les ranger parmi les témoignages attestant les modifications de la structure physique des contrées en question ; les habitants d’autrefois connaissaient donc des animaux qui ne trouvent plus ici les conditions nécessaires à leur existence et qui se trouvaient peut-être déjà à l’état de raretés dans les rochers calcaires de l’Atlas.
Enfin, pour remonter encore plus haut, il nous faut encore attirer l’attention du lecteur sur l’âge de la pierre. L’Afrique a eu une période de ce genre aussi bien que l’Europe, et les trouvailles faites en Égypte, en Algérie, sur la côte d’Or, sur celle des Somalis, dans le Mozambique, et surtout au Cap, sont des preuves tout à fait indéniables de son existence. Dernièrement on a rencontré des outils de l’âge de la pierre très loin dans le désert : Gerhard Rohlfs en a recueilli près de Koufara, et moi près de Taoudeni. Les outils que j’ai trouvés là sont en pierre verte dure, d’un beau travail et d’un poli parfait ; ils ressemblent tout à fait à ceux rencontrés en Europe. Il est tout à fait improbable que des gens encore dépourvus de la connaissance des métaux et réduits à se servir de pierres en guise d’outils aient habité un désert où les conditions d’existence sont aussi extraordinairement défavorables ; ils auront vécu au contraire dans les pays fertiles et boisés qui constituaient certainement jadis le Sahara. Cette région livrerait sûrement encore maint document de l’histoire primitive de l’homme, si les difficultés de son exploration n’étaient aussi grandes ; je n’entends point par là celles qui proviennent du climat, car elles se laissent tourner et modifier jusqu’à un certain point, mais uniquement celles causées par la population et qui ont pour origine son avidité plutôt que son fanatisme religieux : elle rend impossibles les explorations scientifiques des Européens.
J’ai résumé dans les lignes précédentes les circonstances démontrant, à mon avis du moins, que le Sahara était jadis habitable et qu’encore au début de l’ère chrétienne, certaines de ses parties offraient sous ce rapport des conditions meilleures que celles d’aujourd’hui. Une question s’impose alors : Quelles sont les causes qui ont provoqué une modification si grande dans la structure physique de régions aussi étendues ? Comment expliquer la sécheresse de l’air et la petite quantité de pluies dans le Sahara ?
On sait que Humboldt a fait remarquer que les vents alizés du nord-est venant de l’intérieur de l’Asie exerçaient une action desséchante ; Peschel, saisissant cette idée avec enthousiasme, a prétendu s’en servir uniquement pour expliquer la transformation en désert d’une grande partie de l’Asie et de l’Afrique. Mais il faut remarquer que, dans le nord de cette dernière contrée, les vents du nord-est sont très rares. Presque tous les voyageurs ne mentionnent dans le Sahara septentrional que les courants atmosphériques du nord et du nord-ouest : dans le Sahara occidental je n’ai observé, jusqu’avant dans le sud, que des vents frais et agréables du nord-ouest, et ce fut plus tard seulement qu’apparurent les courants brûlants venus du Soudan. Mes compagnons, dont plusieurs avaient souvent entrepris le voyage d’Araouan et de Timbouctou et cela aux époques de l’année les plus diverses, y ont toujours remarqué des vents du nord-ouest, c’est-à-dire provenant de l’océan Atlantique. On doit donc regarder les vents alizés comme n’étant pas, à eux seuls, les causes de la formation des déserts, quoiqu’on ne puisse nier qu’ils exercent une certaine influence.
On entend souvent les mots de « changement de climat ». Mais il est difficile de dire ce que l’on comprend par là et quelle peut en être la cause. Ces mots n’ont aucune signification précise, d’autant plus que l’on ne devrait les employer que pour des faits survenus dans l’intervalle des périodes géologiques et non pour des phénomènes qui doivent remonter seulement à quelques milliers d’années. Introduire une action cosmique comme raison de ces changements sera toujours incertain : au lieu de faire intervenir des hypothèses cherchées bien loin, il conviendrait plutôt de tenter d’expliquer de la façon la plus simple possible les phénomènes étudiés.
Des vents desséchants peuvent avoir joué un rôle dans la transformation en désert d’une grande partie de l’Afrique ; mais je voudrais aussi, en étudiant cette question, attirer l’attention sur certaines circonstances qui expliquent peut-être bien des faits d’une manière fort simple.
Comme je l’ai dit plus haut, des montagnes et des plateaux du Sahara central sortent des rivières nombreuses et puissantes, d’ailleurs desséchées aujourd’hui, qui prennent les directions les plus différentes. C’était donc la région des sources d’une foule de courants d’eau. Il est tout à fait improbable qu’un terrain d’où coulaient tant de rivières n’ait pas possédé une végétation luxuriante. Nous sommes donc obligés d’admettre que ces montagnes du Sahara central ont été jadis fortement boisées ou tout au moins couvertes d’une grande quantité de végétaux herbacés ; sans cette circonstance on ne pourrait expliquer une circulation d’eau régulière comme elle existe et comme elle a existé sur toute la terre. Il doit même y avoir eu des pluies très violentes dans cette région de sources, car les rivières s’y sont creusé des lits larges et profonds, c’est-à-dire qu’elles ont dû rouler d’énormes masses d’eau, ce qui n’est possible que dans les contrées boisées : d’autre part, la longueur du cours de ces rivières prouve elle-même de nouveau la croissance de végétaux dans les régions parcourues.
Nous connaissons, il est vrai, très peu la région centrale du Sahara ; mais, autant que nous pouvons le savoir, il n’y existe pas aujourd’hui de végétation riche et puissante ; des cours d’eau permanents, de peu d’importance, s’y trouvent encore, mais les grands oueds sont desséchés et ensablés. La végétation des montagnes a disparu, dans la suite des milliers d’années, peut-être en partie à cause d’un déboisement artificiel. Les conséquences de cette disparition doivent être les suivantes : d’abord une grande irrégularité dans la circulation de l’eau, une diminution des pluies, la disparition de la couche d’humus, une décomposition plus complète des roches, la diminution du volume d’eau dans les rivières, qui ont fini par atteindre l’état où nous les voyons aujourd’hui. Les grandes masses de sables (grès et quartzite désagrégés) ne sont plus entraînées à la mer, car le volume d’eau courante ne suffit plus à cette tâche, et elles demeurent dans les lits jusqu’à ce qu’enfin la diminution du débit soit si grande, que la majeure partie des rivières deviennent des oueds desséchés. Du reste, aujourd’hui on trouve encore assez souvent un peu d’eau sous le sable de ces oueds : les étangs à crocodiles rencontrés dans le Sahara et dont j’ai parlé déjà ne sont probablement que les restes les plus profonds des grandes rivières d’autrefois.
Nous avons vu dans beaucoup d’endroits ce que les destructions de forêts peuvent produire, en Algérie, en Espagne, en Istrie, etc. ; et je puis très bien m’imaginer qu’un déboisement, artificiel ou naturel, prolongé pendant un temps fort long, de la région des sources des montagnes du Sahara central ait pu produire des modifications extraordinaires dans la structure physique. Ce déboisement ne devrait donc pas être négligé dans la discussion des causes de la formation des déserts.
On parle toujours de l’ancienne mer du Sahara. Si l’on emploie le mot « ancienne » dans le sens géologique, on a parfaitement raison ; aux temps des formations carbonifères, dévoniennes, crétacées et probablement aussi tertiaires, il y a eu des mers réparties par places, mais l’épaisseur de sable qui couvre aujourd’hui une grande partie du désert n’a rien de commun avec le lit d’un ancien océan et provient simplement de montagnes de grès ou de quartzite détruites par les agents atmosphériques. Ce sable est réuni en grandes masses dans les vallées des rivières, ou groupé en dunes par les vents régnants, et vient généralement des lits de rivières, d’où il est enlevé par le vent et dispersé au loin. En tout cas, il est inadmissible de voir dans ces surfaces le fond d’une ancienne mer.
La majorité des rivières de l’Afrique occidentale qui se jettent encore maintenant dans l’Atlantique au sud du Sahara, roulent des masses de sables considérables ; j’ai observé ce phénomène, en proportions tout à fait surprenantes, dans l’Ogooué, où, en temps de sécheresse, des bancs extrêmement longs et hauts de plusieurs mètres surgissent de l’eau. De même les embouchures de ces rivières, celles de l’Ogooué et du Congo par exemple, ne laissent que d’étroits passages, praticables pour les navires, entre les puissantes masses de sable qui y sont entassées. La raison de cette accumulation est la suivante : toutes les rivières doivent rompre la lisière très riche en quartzite des montagnes schisteuses de l’Afrique occidentale : ces passages forment généralement un angle droit avec la direction de la chaîne, d’où résultent des terrasses, des chutes d’eau et des rapides ; les débris de quartzite entraînés sont réduits en grains de sable dans la suite de leur longue course et parviennent enfin sous cette forme et en masses immenses jusqu’à l’océan Atlantique.
Si, par exemple, les gigantesques forêts de la région des sources de l’Ogooué et de ses affluents étaient détruites d’une manière quelconque, je puis très bien m’imaginer qu’en admettant pour ce phénomène la durée et l’intensité nécessaires, il puisse se produire, dans les pays situés entre l’équateur et le Congo, des conditions semblables à celles que nous voyons au nord de l’Afrique dans le Sahara, ainsi qu’au sud dans le désert de Kalahari.
Vers ces derniers temps on a tenté, surtout du côté des Français, de fertiliser le désert, et le fonçage de nombreux puits artésiens en Algérie est certainement le meilleur moyen pour conquérir de nouveaux terrains de culture à la population arabe pauvre. En tout cas un travail semblable, qui s’opère sans bruit, mais avec des progrès constants, est plus important et plus utile que l’idée, encore trop répandue, de mettre sous l’eau une partie des chotts d’Algérie et de Tunisie. En supposant que les mesures prises soient exactes, nous admettons qu’il soit techniquement possible de creuser à partir de la Méditerranée un canal allant vers les chotts, mais nous ne pouvons nous convaincre que l’utilité d’un pareil travail soit en proportion avec les moyens à mettre en œuvre : et nous laissons ici de côté la crainte de voir ainsi créer un grand marais salé, qui rendrait le climat encore plus malsain.
Nous avons traité précédemment de l’autre grand projet des Français relatif au désert, le Transsaharien.
CHAPITRE XII
CONCLUSIONS.
La découverte de nouvelles régions et l’exploration de celles qui sont déjà connues se succèdent aujourd’hui avec une vitesse extraordinaire en Afrique, et des voyageurs de toutes les nations civilisées y prennent part. Les causes qui avaient fait progresser si lentement jusqu’ici les découvertes géographiques tiennent aux difficultés propres du pays et à la barbarie de ses habitants.
Le climat, mortel presque sur tous les points, le manque de voies navigables et de chemins, les forêts épaisses des vallées, la large zone difficilement franchissable du Sahara, qui sépare les terres tempérées de l’Afrique méditerranéenne de la partie tropicale du continent, tous ces obstacles ont autant d’importance que la résistance d’une sauvage population noire, adonnée à un grossier fétichisme. Mais nous en trouvons de semblables dans d’autres parties de la terre. Les déserts de l’intérieur de l’Asie et de l’Australie valent le Sahara ; les Nyam-Nyam du Nil supérieur ou les Fan de l’Ogooué sont beaucoup moins dangereux que les anthropophages de la Nouvelle-Guinée, et le climat de ce pays ou des îles de la Sonde est aussi meurtrier que celui des côtes orientale et occidentale de l’Afrique. Mais il intervient dans cette contrée un autre facteur, qui pèse lourdement dans la balance : c’est l’Islam. Tout voyageur chrétien dans le nord de l’Afrique doit lutter, non seulement contre le climat et une population pillarde, mais aussi contre cette forme religieuse : plus d’explorateurs ont échoué dans cette tâche que devant les autres circonstances défavorables rencontrées par eux. Il est aisé de comprendre qu’un voyageur tué par les Touareg uniquement parce qu’il est Chrétien, excite un intérêt beaucoup plus général qu’un autre succombant à la fièvre des tropiques ; comme le nombre de ceux qui sont victimes du fanatisme mahométan n’est pas du tout sans importance, les voyageurs qui se rendent dans ces pays sont accompagnés, outre les sympathies générales du monde civilisé, de celles qui sont spéciales aux Chrétiens.
Il est vrai que presque toutes les religions montrent une tendance à devenir universelles, et que seuls leurs moyens diffèrent pour y arriver : mais aucune n’a cherché à atteindre ce but avec aussi peu de scrupules que l’Islam. C’est la seule forme religieuse qui, d’après ses adeptes, ait le privilège des grâces du Seigneur : aucune autre ne peut être regardée comme la valant ; en outre, partout où l’Islam trouve accès dans la population, le pays doit aussitôt tomber en la possession de ses belliqueux missionnaires.
L’Islam aspire à la domination du monde, et fut deux fois sur le point de l’atteindre, une fois au VIIIe siècle, l’autre au XVIe. Il fut alors repoussé au delà des Pyrénées et du Danube ; et aujourd’hui, depuis le commencement de ce siècle, il ne traîne plus, du moins en Europe, qu’une existence misérable et de pur apparat. Certes les sectateurs de Mahomet s’étendent puissamment en Afrique et dans l’Inde, mais les grossières peuplades noires de l’intérieur de l’Afrique, qui ont peine à balbutier leur « Allah kebir », ne seront certainement pas pour l’Islam d’aussi vigoureux combattants que les Arabes et les Turcs. Cette religion ne pourra donc jamais devenir un danger ; la menace de déployer « l’étendard vert du Prophète » et celle de « déclarer la guerre sainte » ont perdu leur importance, et c’est tout au plus si elles pourraient produire en Asie ou en Afrique un arrêt provisoire dans le développement général de ces contrées.
L’Islam a quelque chose d’imposant en apparence quand il reste dans toute sa grandeur et sa pureté : mais, aussitôt qu’il se laisse entraîner à une concession quelconque en face de nos idées modernes, il devient une caricature ridicule. Par principe, il doit se maintenir complètement indépendant de notre civilisation ; il ne veut ni ne peut l’accepter, et c’est de ce point de vue que partent les Mahométans, que ce soient des Arabes ou des Turcs, des Berbères ou des Nègres, pour s’opposer à l’intrusion d’émissaires de l’Occident. Les vrais Croyants s’en rendent compte : une fois le peuple plus au courant des idées européennes, il mettra fin au rôle de l’Islam ; un système de religion aussi immuable, aussi routinier, aussi complètement opposé à tout progrès, ne peut exister que quand on le laisse complètement intact : pour le musulman pieux il ne doit y avoir rien de plus sur terre que le Coran et ses commentateurs. La conséquence de ce principe est, en Afrique comme dans une partie de l’Asie, l’intolérance religieuse, qui s’affirme souvent de la manière la plus grossière chez le bas peuple et dont les pionniers des sciences européennes ont à souffrir en première ligne. A ce fanatisme se trouve liée une cupidité illimitée, existant au fond du caractère de tous les Orientaux et qui est généralement encore plus grande que l’intolérance religieuse : la religion lui sert souvent de prétexte pour couvrir des vols, des meurtres et des assassinats systématiques.
Les nombreux Européens qui visitent aujourd’hui en touristes l’Orient proprement dit rapportent souvent une fausse idée de l’Islam et des Mahométans. Ils voyagent sous la protection de l’Europe et ne voient que le côté, évidemment intéressant pour l’étranger, de la vie musulmane. Les figures calmes et dignes des Arabes ou des Turcs leur imposent alors que les Croyants se rendent à l’appel du mouezzin pour se prosterner devant Allah dans la poussière de la mosquée. Mais ils ignorent que l’on demande dans ces prières l’extermination des Infidèles : les Croyants qui se sont particulièrement distingués dans les combats pour l’unique et sainte religion de Mahomet en espèrent des joies inexprimables. Ils sont en effet attendus au Paradis, dans des jardins remplis de fleurs, au bord de sources fraîches, remplies d’eau excellente, par des houris éternellement vierges, aux regards chastement baissés, belles comme des rubis et des perles, à la taille élancée et aux grands yeux noirs !
Cette prédilection pour les Mahométans n’est pas le fait des touristes de passage seuls, mais aussi de beaucoup de négociants, qui déclarent commercer plus volontiers avec les Turcs et les Arabes qu’avec les Chrétiens fixés en Orient. On ne peut dissimuler que ces derniers, à la suite de leur oppression pendant des siècles, ont perdu ce sentiment du droit, qui doit être regardé comme la base d’un commerce honorable. En raison de la maladresse et de la brutalité avec lesquelles les Osmanlis ont régné dans le sud-est de l’Europe et ont opprimé les habitants chrétiens, il s’est développé une réaction qui a poussé au plus haut point la finesse et la ruse déployées par eux pour la protection de leurs biens ; quelque chose de semblable ne se perd qu’au bout de générations, quand le sentiment de la sécurité a pris de nouveau le dessus. L’Islam élève directement ses Croyants à la fourberie et au mensonge en face des Infidèles : tous ceux qui ont eu longtemps affaire avec les Mahométans se plaindront certainement avec amertume de leurs mensonges et de leur manque de foi ; les exceptions sont assez rares pour confirmer la règle.
Beaucoup de faits prouvent que l’on n’est pas trop sévère en accusant les Musulmans de goût pour le pillage et d’intolérance religieuse. Il suffit de parcourir la liste des victimes qui ont succombé, dans ces dernières cinquante ou soixante années, depuis le début des explorations modernes de l’Afrique, à la cupidité et au fanatisme des habitants du nord de ces contrées :
Le major anglais Gordon Laing, tué en 1826 entre Timbouctou et Araouan ;
L’Anglais Davidson, tué en 1836 entre Tendouf et el-Arib ;
Le meurtre de Vogel et plus tard celui de Beurmann aux frontières du Ouadaï ;
Mlle Tinné, Hollandaise, tuée en 1869 dans l’oued Aberdjoudj, entre Mourzouq et Rhat ;
Les voyageurs français Dorneaux-Duperré et Joubert, tués en 1872 à quatre jours de marche au sud-est de Rhadamès ;
Bouchart, Paulmier et Ménoret, tués en 1875 à Metlili, sur le chemin du Touat ;
Les deux guides indigènes du voyageur Largeau, tués en 1876 sur le chemin de Rhat ;
Le meurtre du peintre autrichien Ladein en 1880 au Maroc ;
Le Juif brûlé vif à Fez, capitale du Maroc, pendant mon séjour dans cette ville, en janvier de la même année ;
L’attaque de la mission Galliéni, envoyée à Ségou, par les Nègres musulmans du Bambara en 1881 ;
Le massacre terrible d’une partie des membres de l’expédition Flatters, la même année ;
Le meurtre de trois missionnaires algériens, le P. Richard et ses compagnons, près de Rhadamès, en décembre de cette année ;
Charles Soller, tué également en 1881 sur le chott Debaïa dans l’oued Draa ;
La destruction de la mission italienne Giulietti sur le chemin d’Assab-Bai au Qalima ;
L’assassinat du voyageur autrichien docteur Langer par les Arabes (en Asie) ;
L’emprisonnement de Barth à Timbouctou et celui de Nachtigal près de Toubou ;
La blessure presque mortelle reçue par Gerhard Rohlfs en 1864 ;
Le pillage de l’expédition de Rohlfs vers Koufrah, en 1879, par des gens de la secte des es-Senoussi ;
Le pillage de Soleillet sur le chemin du Sénégal à l’Adrar en 1879 ;
L’attaque dirigée sur moi et mon escorte par les Oulad el-Alouch près de Timbouctou ; le massacre projeté de mon expédition par Sidi Housséin dans Ilerh, et l’attaque de ma maison à Taroudant, en 1880[24].
Les soulèvements récents en Algérie, en Tunisie et en Égypte ont été fréquemment signalés par des actes de férocité contre des gens d’autres croyances. L’assassinat de centaines de pacifiques colons espagnols par les bandes de Bou-Amema en Algérie et les massacres d’Alexandrie démontrent que des destructions d’infidèles comme il y en eut autrefois en Syrie ne sont pas des événements impossibles aujourd’hui. La manière dont, une des années précédentes, le savant professeur Palmer et ses compagnons Charrington et le capitaine Gill avaient été assassinés dans la presqu’île du Sinaï prouvait une cruauté bestiale de la part des hordes arabes de l’endroit. Et que signifie le dernier soulèvement du Mahdi, le faux Prophète, dans le Soudan égyptien, sinon une nouvelle tentative de l’Islam pour se défendre contre la civilisation moderne et, par suite, contre sa propre chute ? Ce serait un grand malheur pour l’Égypte, qui a déjà accepté beaucoup des progrès de l’Occident, si ce soulèvement prenait plus d’importance et ne devait pas être bientôt étouffé ; car sous les drapeaux du Mahdi se groupent les éléments rebelles qui avaient mis toutes leurs espérances dans l’affaire d’Alexandrie et qui ont été déçus par l’intervention aussi rapide qu’énergique des Anglais. Il existe déjà sur le Nil supérieur un haut degré de civilisation, et il serait triste qu’un fou ou un imposteur, fanatique et avide de butin, détruisît tout ce qui a été fait dans ces pays depuis les dernières années par l’activité de voyageurs, de missionnaires, de fonctionnaires chrétiens, parmi lesquels les Allemands et les Autrichiens jouent un rôle prépondérant et qui y ont épuisé leurs meilleures forces.
Ce n’est point là une liste complète des victimes de l’avidité et de l’intolérance musulmanes, et l’on ne doit prévoir pour une époque prochaine aucune amélioration de cet état de choses ; ce qui le prouve le mieux, c’est qu’un vulgaire artisan ait pu réussir à se donner en peu de temps l’auréole d’un Prophète, en groupant autour de lui une armée : c’est ainsi que le Mahdi a conquis le Darfour et le Kordofan, deux grandes provinces de l’Égypte. Dans tous les événements survenus jusqu’aux derniers pillages exécutés par lui, apparaît ce fait, que la cupidité a joué un rôle au moins aussi grand que les motifs religieux ; même dans certains cas le pillage était le but principal, et l’Islam servait uniquement de prétexte. Le faux prophète du Soudan, qui représenterait volontiers son entreprise comme une guerre de religion, a usé de sa conquête d’Obéid, la riche capitale du Kordofan, de la manière qu’ont seuls coutume d’employer les bandes de coupeurs de route et de brigands ; il paraît aussi que son avidité amènera plus tôt sa chute que les victoires des troupes égyptiennes, car on dit que parmi ses partisans il existe un esprit de mécontentement provoqué par le partage d’un riche butin.
Il y a certainement beaucoup de gens qui déclarent injustes les progrès des Européens en face des peuples indigènes ou immigrés des autres parties du monde. D’après leurs théories, on devrait laisser ces peuplades à l’innocence idyllique qu’elles doivent à la nature, ne point leur faire connaître les besoins de notre civilisation, et surtout ne pas prendre leur pays. Le progrès, qui marche à pas tranquilles et réguliers, s’inquiète peu d’une politique sentimentale de cette espèce ; celui qui tente de résister à ses lois générales doit succomber devant lui : les États mahométans de la Méditerranée sont dans ce cas. L’Europe civilisée ne peut voir périr avec indifférence, sous le régime théocratique de l’Islam, des régions aussi favorisées, où s’était développée, il y a des milliers d’années, une civilisation si admirable. Il est incompréhensible qu’il existe encore là un État auquel, jusque fort avant dans notre siècle, les grandes puissances européennes payaient tribut (le Maroc), et où encore aujourd’hui les représentants des nations étrangères habitent non la résidence impériale, mais une ville éloignée de la côte : un pays qui s’est surtout plus complètement dérobé à toute influence étrangère que la Chine et la Corée. Le temps présent verra certainement l’écroulement de cet état de choses vermoulu sur les côtes de l’Afrique méditerranéenne : heureuses les nations qui sauront à propos s’assurer une grande influence dans ces pays si riches. L’Angleterre et la France sont, à ce qu’il semble, en première ligne pour remplir la belle et haute mission d’introduire notre civilisation moderne dans l’une des régions les plus bénies de la terre ; l’Italie et l’Espagne font également, depuis peu, des efforts pour entrer en ligne de compte. La première croit avoir des droits sur la Tripolitaine, mais elle cherche provisoirement à s’établir en Abyssinie et sur les côtes de la mer Rouge ; l’Espagne a, elle aussi, les yeux fixés sur le Maroc ; seule la jalousie entre la France, l’Angleterre et l’Espagne a maintenu jusqu’ici l’indépendance de cet empire.
Nous devons encore une fois faire ressortir la tendance en général hostile à tout progrès de l’Islam, car nous y voyons une des causes principales qui rendent si extraordinairement incomplètes nos connaissances d’une grande partie du continent africain. Dans les circonstances actuelles, les puissances chrétiennes représentent la civilisation et le progrès ; l’Islam est au contraire identique à la stagnation et à la barbarie. Ce n’est que lorsqu’on sera parvenu à rompre l’influence fatale de cette religion que l’exploration scientifique des contrées africaines ne sera plus accompagnée de ces accidents et de ces dangers nombreux et impossibles à prévoir, sur lesquels, encore aujourd’hui, viennent souvent échouer l’enthousiasme le plus grand et le dévouement le plus complet.
Si je suis arrivé, en dépit de ces circonstances défavorables, dont l’existence est indéniable, à atteindre le but que je m’étais assigné, c’est que diverses causes sont intervenues pour moi. Je ne veux point donner une importance considérable au fait que j’ai pu passer pour un Mahométan et un médecin turc ; il s’agissait seulement là de tromper la grande masse du peuple ; car la partie intelligente s’aperçut bientôt que j’étais Européen et Chrétien. Sans aucun doute, mon compagnon Hadj Ali Boutaleb a été pour moi d’une utilité essentielle, en sachant se donner l’auréole d’un grand chérif ; sa parenté avec le défunt émir Abd el-Kader, ainsi que sa connaissance des idées et des habitudes musulmanes, ont également contribué à nous faire échapper aux dangers contre lesquels s’étaient brisés tous mes devanciers. Une autre circonstance me fut certainement utile. Les habitants du nord de l’Afrique connaissent très bien les projets d’expansion des Français, ainsi que le goût naturel des Anglais pour les annexions : le fait, rapidement connu, que je n’appartenais à aucune de ces nations, a contribué à l’accueil qui m’a été réservé par les diverses personnalités dirigeantes. On attribuait à mon voyage moins d’importance politique qu’il n’est ordinaire pour les Européens, et l’on me considérait souvent comme un voyageur inoffensif et curieux de s’instruire. En outre, la simplicité de mon attirail, auquel j’étais condamné par le manque de ressources, me fut certainement utile pour atteindre mon but[25] : l’attitude aussi peu prétentieuse que possible du voyageur envers les indigènes contribue certainement à assurer son succès. Je n’ai eu aucune occasion, et tout naturellement je l’ai encore moins cherchée, de faire usage de mes armes, quoique bien souvent j’aie pu entendre un kelb el-kafiru (chien d’infidèle). On doit laisser passer ces insultes sans y prêter attention, car il serait certainement mal à propos de saisir immédiatement son revolver.
Peut-être enfin mon voyage a-t-il contribué à rendre plus facile l’accès de Timbouctou, surtout en partant du Sénégal, et à combler les vides, encore nombreux, dans nos connaissances relatives à ces pays.
Un fait caractéristique pour notre époque est que les voyages ayant un but purement scientifique deviennent toujours plus rares, et que presque toutes les nouvelles entreprises de ce genre ont un fond politique ou pratique. Les voyages des Allemands conservent en général le premier caractère, tandis que ceux des Français, des Anglais et récemment des Italiens et des Espagnols sont surtout de nature politique. Certes il serait tout à fait superflu de rappeler que mon voyage avait un but exclusivement scientifique, si, bientôt après mon retour en France, des voix ne s’étaient élevées pour me désigner, même dans les journaux, comme un éclaireur d’une grande armée prussienne[26], en signalant l’entrée de soldats allemands en Algérie et en me mettant même en corrélation avec les derniers soulèvements qui s’y sont produits ! Mon compagnon Hadj Ali n’a pu lui-même se refuser le plaisir de faire remarquer, devant la Société de Géographie de Constantine, combien toute mon ambition avait été de m’informer des choses militaires dans les pays traversés, et cette assertion ridicule a suffi pour que les chauvins français fissent remarquer de nouveau les dangers de mon entreprise pour la France !
L’accueil extrêmement gracieux que j’ai partout reçu à mon retour chez les Français, aussi bien au Sénégal que dans leur mère patrie, est en contradiction complète avec ce que je viens de citer, et je puis admettre sûrement que l’absurdité de ces attaques a été reconnue par la partie intelligente et libre de préjugés de ce peuple, qui m’est d’ailleurs si sympathique.
FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME.