Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 2 (de 2)
Un peu au sud de Taoudeni est également un point important, en ce sens qu’il est à l’altitude minima observée pendant tout mon itinéraire au Sahara, altitude encore supérieure à 148 mètres environ, de sorte qu’il ne peut plus être question d’une dépression absolue au-dessous du niveau de la mer dans le Sahara occidental. Je ne pus réunir aucune donnée sur le nombre des habitants ni sur l’importance de la ville[4] ; mon guide ne savait rien là-dessus. Au contraire, quand je vins à parler de ruines antiques, il me conta, sans y être engagé, que souvent, dans ses pérégrinations au milieu du désert, il avait trouvé des choses extraordinaires loin des routes fréquentées : des os d’animaux domestiques, des débris de charbon de bois, et souvent aussi des bijoux de femmes, dans des endroits où personne ne pouvait séjourner et où pourtant on avait habité jadis. Encore une fois je regrette de n’avoir pu demeurer quelques jours à Taoudeni, d’autant plus qu’un Européen n’y retournera sans doute pas de longtemps.
Le soir du 29 mai nous quittâmes la région des puits de l’oued Teli, pour marcher directement au sud vers la ville d’Araouan : nous avions passé dans nos tentes une journée très chaude ; à deux heures de l’après-midi le thermomètre monta à 47 degrés à l’ombre : ce que nous n’avions pas encore atteint. Nous levâmes nos tentes dès huit heures du soir, et fîmes halte à trois heures du matin dans un endroit riche en fourrage.
Au début de cette marche nous avions eu encore à traverser un peu de terrain pierreux et les curieuses formes d’érosions dont j’ai souvent parlé et qui appartiennent à un calcaire néo-tertiaire (?). Puis vint une zone abondamment garnie de végétaux, après laquelle le sol prit une coloration rouge, provenant d’un sable ou d’un tuf extrêmement fin et poussiéreux.
Une petite place d’areg, garnie de beaucoup de fourrage, nous fournit l’occasion, fort désirée de tous, de nous arrêter. Pendant les deux jours qui se sont écoulés depuis que j’ai fait remplir les outres, beaucoup d’eau s’est déjà évaporée, et, si nous n’en trouvons pas dans le puits Ounan placé devant nous, notre position deviendra extrêmement difficile.
Le 31 mai, à cinq heures du soir nous quittons le bivouac pour marcher droit vers le sud, jusqu’au matin suivant à cinq heures, sans nous arrêter. Le pays est complètement plat, couvert généralement d’une mince couche de sable, et dépourvu pour ainsi dire de végétation. Ce n’est que de grand matin que nous rencontrons de nouveau une région d’areg, nommé Areg el-Chiban, ainsi qu’une rivière desséchée, l’oued el-Djouf, avec beaucoup de fourrage. La vallée de cette rivière est à une altitude de 200 mètres ; le terrain s’est donc élevé de nouveau, et la dépression de Taoudeni ne paraît pas avoir une grande étendue. Sur les cartes on indique ordinairement comme dépression profonde une très vaste partie du Sahara occidental appelée el-Djouf. Cette dépression existe certainement, quoique la partie la plus basse de notre itinéraire ait encore 150 mètres d’altitude ; peut être ce bas-fond est-il plus accentué vers l’ouest, mais je ne crois pas que l’altitude y descende au delà de 100 mètres. Je n’ai pas observé qu’on donnât le nom d’el-Djouf à une grande partie du pays, et je ne connais que l’oued el-Djouf au sud de Taoudeni, sous le 21e degré de latitude nord.
Aujourd’hui encore il a fait très chaud, nous sommes évidemment arrivés dans la partie la plus étouffante du Sahara. Les vents ardents du sud soufflent déjà jusqu’ici, et ceux de l’ouest et du nord-ouest cessent de rafraîchir l’atmosphère.
Pendant notre marche de la nuit il nous est arrivé un malheur, qui a causé à tous autant d’émoi que d’étonnement. Hadj Hassan, le serviteur tunisien engagé à Tendouf et qui se faisait remarquer autant par ses allures un peu violentes que par son adresse et sa force, a disparu pendant la nuit. Il était près de trois heures quand, une soif violente me faisant demander de l’eau, j’appelai Hassan. Celui-ci montait le dernier des neuf chameaux ; Sidi Mouhamed, que nous avions pris à Tizgui, allait à pied et poussait les animaux, tandis que les autres serviteurs étaient assis à moitié endormis sur leurs chameaux : c’est alors que fut constatée l’absence de Hadj Hassan. Par bonheur, nous nous trouvions dans une région d’areg, pourvue de fourrage, et nous pûmes y stationner en attendant l’homme disparu. Mais ce fut en vain. Nous tirâmes des coups de fusil et allumâmes des feux ; nous fîmes tout ce qui était possible en pareille circonstance : Hadj Hassan ne reparut pas. Sidi Mouhamed prétendit l’avoir vu une demi-heure auparavant sur son chameau ; Hassan en était alors descendu, dit-il, pour chercher son bâton, qu’il avait laissé tomber. Sidi Mouhamed ne s’en était pas inquiété davantage et avait continué avec les animaux.
Nous restons ici tout le reste de la nuit et le jour suivant jusqu’à quatre heures de l’après-midi, dans l’espoir que Hadj Hassan reviendra : mais tout est inutile. A notre grande inquiétude, le guide va fort avant dans la région des dunes pour l’y essayer de retrouver, mais cette dernière recherche est vaine : notre compagnon a disparu.
L’avis général fut que Hassan, afin de chercher son bâton, avait parcouru une assez grande distance en revenant sur ses pas ; dans la nuit il n’avait plus retrouvé les traces des chameaux, ou en avait vu d’autres qui l’avaient trompé. Toutes ces explications me semblaient insuffisantes. Hadj Hassan connaissait fort bien les voyages au désert, et il n’aurait pas commis l’imprudence de s’écarter de la caravane la nuit. D’un autre côté, c’était un Musulman fanatique ; il avait peut-être subitement regretté d’avoir aidé un Infidèle — car il m’avait reconnu pour tel dès le premier moment — à atteindre Timbouctou, si difficile à aborder. D’après cela, je croyais qu’il était peut-être retourné à Taoudeni. Mais tous furent d’accord pour affirmer que dans ce cas il se perdrait et mourrait de soif, quoique la ville ne fût qu’à une étape de distance. Il avait du reste laissé avec nous son bagage, si peu important qu’il fût ; cette circonstance rendait certainement un départ volontaire peu probable.
Malgré moi, je ne pouvais renoncer à une autre pensée, qui me sembla du reste très invraisemblable après mûre réflexion et que mon interprète déclara également non fondée. Sidi Mouhamed, dont j’ai parlé, et Hadj Hassan étaient ennemis mortels. Le premier n’aurait-il pas poignardé l’autre pendant une nuit assez obscure ? La tête de la caravane ne voyait pas ce qui se passait en queue, et un coup assuré, donné par derrière, aurait pu étendre ce malheureux à terre sans un cri. J’étais peut-être injuste envers Mouhamed, mais je ne pus me défaire de cette idée. Il fallut nous habituer à la pensée que Hadj Hassan avait disparu, et l’opinion générale fut qu’il s’était perdu et avait péri. La localité la plus proche qu’il pût atteindre était Taoudeni. Nous demeurâmes dans la suite longtemps à Araouan et à Timbouctou, et, pendant ce séjour, des caravanes de sel arrivèrent à diverses reprises ; mais toutes les informations que nous prîmes sur notre compagnon restèrent sans résultat, et sa mort dans le désert paraît certaine.
La perte de Hadj Hassan, abstraction faite de sa fin terrible, me fut très pénible, car il savait se rendre utile, et j’avais en lui un homme de plus avec lequel je pouvais causer, malgré ma connaissance imparfaite de la langue arabe ; je devais craindre, au cas où nous atteindrions Timbouctou, une rupture peut-être inévitable avec Hadj Ali.
Nous quittâmes donc fort tristement, le 1er juin, notre bivouac de l’oued el-Djouf, pour continuer vers le sud ; nous ne pouvions séjourner plus longtemps, car la provision d’eau diminuait toujours, et nous ignorions si le Bir Ounan ne serait pas à sec.
Au début nous eûmes encore à traverser quelques régions d’areg ; puis vint une grande plaine de sable, riche en fourrage. Mais ce n’était plus le beau sable quartzeux doré que nous avions vu jusque-là : il était fin et rouge, provenant évidemment de la désagrégation des roches de grès situées près de Taoudeni. On me nomma ce pays hamada el-Touman. La nuit, à trois heures, nous nous arrêtons ; nous avons perdu beaucoup d’eau par suite de l’évaporation, et, si nous n’atteignons pas le matin suivant le Bir Ounan, ou s’il est vide, nous sommes tous perdus ! C’est avec cette pensée que nous passons le reste de la nuit et le jour entier.
A cinq heures nous partons, pour marcher toute la nuit et arriver vers six heures au puits d’Ounan. C’est une petite ouverture invisible, creusée dans le sol, que l’on pourrait aisément dépasser et qu’il nous faut d’abord nettoyer ; mais elle renfermait de l’eau, sinon beaucoup. Nous pûmes faire abreuver nos chameaux, remplir les outres et nous laver. Si une caravane était arrivée le même jour, elle n’en aurait plus trouvé assez.
La région parcourue, la hamada el-Touman, était encore, au début, couverte de sable rouge ; plus tard elle devint pierreuse, et en même temps le fourrage diminua. Au Bir Ounan apparaissaient quelques collines de sable, de sorte que nous y trouvâmes aussi des herbes pour les chameaux.
La chaleur redevenait très forte, et le séjour dans les tentes par 40 degrés centigrades à l’ombre était désagréable. Nous demeurâmes donc un jour de plus, et ne partîmes que le 3 juin, vers six heures du soir. Ounan étant le dernier point d’eau avant Araouan, il fallut prendre des précautions en conséquence.
Le guide Mohammed me parle encore de trouvailles d’objets antiques. Ainsi à Trarsa il y aurait des murs anciens en terre et en sel gemme ; on y trouverait des bijoux et des objets fabriqués, des anneaux d’or, etc. Même, par places, on rencontrerait dans ces contrées des défenses d’éléphant. Il est vrai qu’elles pourraient provenir non d’animaux ayant vécu dans ces endroits, mais de caravanes disparues.
Le 3 juin, vers six heures du soir, nous quittons le puits, très heureux d’avoir pu nous y approvisionner d’eau. Nous traversons d’abord une plaine sans végétation, puis vient l’areg el-Nfech, zone étroite de dunes. Ensuite nous coupons une plaine étendue, couverte de gros blocs de pierre, qui a de nouveau atteint l’altitude de 266 mètres ; ce sont presque exclusivement des fragments de quartz blanc et gris qui gisent là en masses énormes. Le matin, vers sept heures, trouvant un peu de fourrage à chameaux, nous dressons nos tentes en cet endroit. La chaleur est redevenue très forte et s’élève presque toute la journée à 40 degrés à l’ombre.
Aujourd’hui nous rencontrons un homme isolé, le premier depuis notre départ de Tendouf, c’est-à-dire depuis vingt-six jours ; il fait partie d’une troupe de gens qui font paître des chameaux dans le voisinage d’Ounan. Mon guide Mohammed est très mécontent de cette rencontre ; nous n’avons plus, il est vrai, que quelques marches pour arriver à Araouan, mais il ne nous croit pas en sûreté contre une attaque, et ne sera entièrement rassuré que quand il aura accompli sa mission et m’aura remis au chérif de la ville.
Vers le soir nous partons, pour voyager, avec une halte de deux heures, jusqu’à sept heures du matin. Nous traversons d’abord une petite région d’areg, nommée As-Edrim ; puis nous arrivons dans une grande plaine couverte de blocs de pierres, et où il n’y a pas un brin d’herbe ; cette contrée, absolument stérile, sans aucune végétation, est nommée el-Djmia. Au bivouac nous ne trouvons même pas de fourrage, de sorte que nos chameaux jeûnent. La chaleur est encore très forte, et je me sens extraordinairement las de nos longues marches de nuit. Passer douze à quatorze heures sur un chameau, sans pouvoir dormir le jour, à cause de la chaleur, finit par vraiment fatiguer ; aussi je désire ardemment atteindre la ville la plus proche, Araouan. Si, le jour, il est à peine possible de se tenir sous la tente embrasée, il l’est encore moins de rester en plein air, où nulle part il n’y a d’autre ombre que celle projetée par nos chameaux affamés.
Le 5 juin, vers cinq heures du soir, nous reprenons notre marche jusqu’à huit heures du matin, avec de courtes haltes successives, car nous ne pouvons plus compter sur l’endurance des animaux. Nous traversons une région d’areg haute et étendue ; entre deux puissantes lignes de dunes court un chemin étroit, qui porte le nom de Bab el-Oua, et qui nous mène dans une plaine sablonneuse, couverte d’alfa (aswet). C’est le commencement de la grande plaine d’el-Meraïa (le Miroir), nommée sans doute ainsi à cause de la couleur blanc argenté que l’alfa prend sous le souffle du vent. Nous passons la nuit auprès de quelques petites dunes où se trouve un peu de fourrage. L’alfa ne peut en tenir lieu. L’altitude de la Meraïa est ici de 245 mètres, cependant le terrain s’incline faiblement vers le sud.
Le 6 juin, marche de cinq heures du soir à huit heures du matin, par la plaine d’alfa, avec une halte d’une heure. Nous dressons nos tentes dans un lit de rivière desséchée, l’oued Hadjar, dont le fond a une altitude de 212 mètres. La chaleur monte de nouveau à 42 degrés dans l’après-midi ; par bonheur il souffle un peu de vent, mais, à la longue, cette température est pourtant fatigante. Le jour suivant est aussi monotone et aussi chaud ; nous marchons de six heures du soir à sept heures du matin sans nous arrêter. Autour de nous, rien que la plaine d’alfa, sans une montagne, une dune, un arbre, une pierre ou quoi que ce soit qui rompe l’uniformité. L’altitude est encore ici de 200 mètres. La nuit du 8 au 9 se passe de même ; nous marchons de cinq heures du soir à neuf heures du matin, avec peut-être deux heures de halte en tout. Nous nous approchons toujours de plus en plus d’Araouan par ces marches forcées : aujourd’hui la limite de la monotone Meraïa est atteinte, et nous sommes au début de la colossale région de dunes au milieu de laquelle se trouve Araouan. Les animaux y retrouvent de nouveau des végétaux qui leur vont mieux que l’alfa, et nous sommes tous joyeusement émus en pensant que nous aurons bientôt derrière nous la partie la plus difficile de notre voyage à travers le désert, et qui nous avait paru si dangereuse de Tendouf. Nous pouvions voir, dans les traits desséchés de mon guide Mohammed, la joie et la satisfaction qu’il éprouvait à la pensée d’avoir pu conduire sans danger, à travers le Sahara, un Infidèle (car au fond il était convaincu que j’en étais un). Nous passâmes la nuit du 9 au 10 juin sous nos tentes, et décidâmes de n’aller que le matin suivant dans la ville, éloignée de quelques heures seulement, pendant lesquelles nous eûmes constamment à marcher entre de puissantes masses de dunes.
Le soir déjà, notre provision d’eau étant épuisée, il me fallut, auprès de la ville, faire acheter une outre pleine à un pasteur de chameaux.
Mohammed, le guide, part en avant et porte au chérif du lieu, le personnage le plus considérable d’Araouan, les lettres de recommandation du cheikh Ali ; il revient bientôt et nous pénétrons dans la ville, entièrement ouverte et composée uniquement, en réalité, de cent à cent cinquante maisons, dispersées entre les dunes. On nous y a déjà préparé un logis.
En somme, je dois considérer comme heureux mon voyage de trente journées depuis Tendouf jusqu’à Araouan ; eu égard aux circonstances, il n’a pas été trop pénible. Jusqu’à Taoudeni la température était supportable ; plus tard, il est vrai, elle s’éleva, et les marches de nuit, si épuisantes, commencèrent. A part la disparition de Hadj Hassan, aucun autre malheur ne nous est arrivé : personne n’a été sérieusement malade ; nous n’avons pas été attaqués par des coupeurs de route ; les vivres ont toujours été abondants, et nous n’avons pas précisément souffert du manque d’eau, quoiqu’il eût fallu être très prudents en ce qui concerne la consommation de ce liquide, dont la qualité et la fraîcheur laissaient fort à désirer.
Mohammed, notre guide, s’était parfaitement comporté et avait montré une connaissance du terrain tout à fait extraordinaire. Mes gens avaient prouvé leur bonne volonté, après avoir reconnu qu’une marche rapide en avant était le seul moyen d’abréger leurs fatigues. Hadj Ali et Benitez s’étaient réconciliés vers les derniers temps. Nous étions donc tous heureux quand nous pûmes apercevoir la première maison d’Araouan.
Nos chameaux se sont conservés tous les neuf ; aucun n’est resté en route, quoique plusieurs soient blessés et qu’ils aient surtout beaucoup maigri. Je puis dire qu’en général l’équipement et toute l’organisation de ma caravane se sont montrés appropriés aux circonstances.
Je n’ai éprouvé les illusions optiques connues sous le nom de Fata Morgana[5] que rarement et sur une très petite échelle. Ce que l’on raconte de lacs, de villes, de châteaux, de navires, etc., suspendus dans les airs, ne repose que sur la fantaisie audacieuse des narrateurs et sur les contes que les Arabes ne se lassent jamais de répéter. J’ai souvent vu des acacias, qui s’élevaient de loin en loin, isolés ou en groupes, paraissant suspendus dans les airs, un peu au-dessus du sol ; et des régions rocheuses m’ont apparu de loin comme une brillante nappe d’eau. Mais c’était tout : celui qui, malgré la chaleur et la fatigue, sait garder constamment sa lucidité, n’éprouvera jamais de pareilles illusions, ou ne croira jamais les éprouver. On reconnaîtra volontiers que j’avais su ménager la liberté de ma pensée, quand on saura qu’assez souvent, lorsque mes travaux étaient terminés, je jouais aux échecs sous ma tente embrasée avec mes deux compagnons Hadj Ali et Benitez.
Il paraît bien certain que des effets de mirage se produisent dans les contrées sablonneuses, puisqu’il existe de nombreuses observations à cet égard ; mais il ne faut pas tomber dans cette habitude d’exagération orientale, qui finit par entraîner le conteur à croire lui-même ce qu’il dit. De même, ces dangers effroyables du désert, tels qu’on en parle d’ordinaire, ne sont pas tant à redouter. Un voyage entrepris par des gens sérieux, convenablement équipés, échouera rarement, surtout si l’on évite de déployer trop de pompe, ou de provoquer une attaque en montrant une nombreuse troupe armée.
L’époque de mon expédition n’était pas favorable à cause de la chaleur ; par contre, j’avais cet avantage que les bandes de coupeurs de route, qui s’embusquent surtout dans le voisinage des puits, ne s’attendant à voir en ce moment aucune caravane dans le désert, étaient demeurées dans leurs villages. Ces coupeurs de route sont en général le seul danger à craindre ; et, pour le détourner, il est nécessaire de se mettre en relation avec un chef influent. J’ai eu le bonheur de faire en la personne du cheikh Ali la connaissance d’un homme d’honneur, qui fit beaucoup pour moi et avec un rare désintéressement ; il serait triste que, parmi les cheikhs arabes ou berbères des pays au sud de l’Atlas, on ne trouvât pas de gens de son espèce. Cela dépend d’ailleurs beaucoup du voyageur lui-même : une attitude prétentieuse et imposante a rarement valu de succès à ceux qui en usaient. La compagnie de Hadj Ali m’a certainement été fort utile, quoique nos relations fussent difficiles dans les derniers temps. Enfin je considère la route du Maroc par Tendouf comme une des meilleures pour aller à Timbouctou ; elle vaut mieux même que celle du Touat ; durant tout le trajet on ne rencontre pas un seul Targui (singulier de Touareg).
C’est une faune bien misérable que celle que l’on aperçoit pendant ce voyage dans le Sahara, et celui qui aurait l’espoir d’y chasser courrait risque d’être durement déçu. Les bœufs sauvages, les gazelles et les antilopes se trouvent dans le voisinage des régions d’areg, où le fourrage pousse, et nous vîmes souvent de grandes hordes de ces animaux passer rapidement devant nous. J’ai déjà expliqué comment le soi-disant roi du désert n’y apparaît pas et n’y peut point apparaître ; son domaine ne commence qu’au delà de la Meraïa, dans les grandes forêts d’acacias et de mimosas d’el-Azaouad, où il existe déjà une végétation plus riche et de l’eau plus abondante. J’ai mentionné la présence de serpents, de chacals et de grands lézards, ainsi que celle d’oiseaux chanteurs, qui vivent dans quelques régions d’areg, et dont les notes gracieuses portent réellement à la gaieté. En fait d’insectes, je vis souvent de grands scarabées coureurs, des fourmis noires, ainsi qu’une admirable fourmi d’un blanc étincelant et d’un éclat métallique, outre notre mouche commune et une autre, de fortes dimensions. Parmi les animaux venimeux, le scorpion n’est pas rare, et les Arabes le redoutent avec raison.
Au désert l’atmosphère est d’une pureté et d’une salubrité extraordinaires ; on n’y connaît pas de maladies, à l’exception des maux d’yeux, qu’il faut attribuer à la malpropreté des habitants. Je recommande comme une cure particulièrement salutaire contre certaines douleurs les bains de sable chaud dans les dunes : c’est une véritable jouissance que de se rouler dans le sable quartzeux fluide et pur, où ne se trouve pas un grain de poussière. Le désert est beau, très beau, malgré la chaleur et les dunes. La solitude immense a quelque chose de puissant, d’auguste, qui la rend analogue à l’Océan infini. Un lever de soleil ou un clair de lune au Sahara ont un charme qu’on ne saurait décrire ; c’est un spectacle d’une beauté grandiose, qui produit des impressions inoubliables. Celui qui est capable d’apprécier le grand et le beau de la nature, et qui est doué d’un caractère assez heureux pour ne pas être arraché, par la crainte d’un danger possible, à la contemplation de toutes ces merveilles, celui-là aura certainement plaisir à se souvenir du temps passé au Sahara, et remerciera l’heureux destin qui lui aura permis de jouir de ses beautés, avec un corps et un esprit sains.
CHAPITRE III
ARAOUAN ET VOYAGE A TIMBOUCTOU.
Position d’Araouan. — Puits. — Maisons. — Habitants. — Zébus. — Berabich. — Chérif. — Major Laing. — Importance d’Araouan. — Impôts. — Ouragans de sable, djaoui, samoum. — Manque de végétation. — Maladies. — Vente des chameaux. — Prétentions des Tazzerkant. — Émeute. — Malaise. — Envoi de lettres. — Le guide Mohammed. — Outils de pierre. — Alioun Sal à Araouan. — Mardochai. — Départ d’Araouan. — El-Azaouad. — Bouchbia. — Chaneïa. — Hasseini. — Boukassar. — Kadchi. — Traces de lions. — Disparition de Sidi Mouhamed. — Premier aspect de Timbouctou.
Le chérif d’Araouan, Sidi Amhamid bel Harib, vieillard de quatre-vingt-deux ans, qui jouissait dans cette ville de la plus grande influence, à côté du cheikh de la tribu des Berabich, nous fit désigner une maison comme logement ; les chameaux furent remis aussitôt à la garde d’un homme du pays. Ils furent menés assez loin pour trouver du fourrage.
La situation d’Araouan est absolument affreuse ; au milieu d’une région de dunes d’étendue colossale, sont éparses un peu plus de cent maisons, entourées de masses de sable où l’on ne pourrait trouver un brin d’herbe. Partout où la vue s’étend, on ne voit que des dunes d’un jaune mat ; le sable est dans l’air, dans les maisons, dans les chambres. On ne pourrait comprendre comment des hommes peuvent vivre ici, si l’on ne savait que dans un bas-fond situé près de la ville se trouvent des puits extrêmement abondants. Araouan est le point d’eau le plus riche de tout le Sahara occidental ; on ne peut dire que c’est une oasis, car ce nom rappelle d’ordinaire un endroit couvert de végétation, etc. ; ici, au contraire, malgré l’abondance de l’eau, il n’y a pas un brin d’herbe ; pas même des plantes à chameaux, si peu exigeantes, et que l’on peut trouver dans toutes les régions d’areg. Le bas-fond dont j’ai parlé contient des puits nombreux, en partie très profonds, et qui renferment toujours de l’eau.
Il n’y a pas de rues à Araouan ; les grandes maisons carrées sont placées irrégulièrement, partout où il y a un peu de place entre les dunes ; on leur a donné la forme d’une sorte de château fort, et les masses de sable s’étendent jusqu’au pied de leurs murs. Elles sont construites en argile bleu clair, riche en sable, que l’on retire en creusant les puits. Leur unique rez-de-chaussée est entouré de quatre murs élevés ; les chambres, très obscures, donnent sur une cour ouverte. Malgré la situation si triste de l’endroit, les habitants ont le désir de donner une sorte d’ornementation à des demeures aussi simples. On n’en trouve pas une dont les murs ne soient ornés de pointes et de dents d’argile desséchée. La porte domine généralement un peu la muraille et est enduite d’une couleur sombre. Le sol est de terre fortement battue et couverte de nattes en paille ; il n’y a aucune espèce de luxe dans ces intérieurs.
La maison qui nous est assignée a plusieurs chambres, longues et étroites, où un peu d’air et de lumière ne pénètre que par la porte. L’air et le jour, que l’on voit entrer si volontiers partout dans les appartements, sont ici évités avec soin. Tout est hermétiquement fermé contre les ouragans qui règnent journellement et font entrer le sable fin partout ; quant à la lumière, on ne la laisse pas pénétrer volontiers dans les chambres, afin d’être un peu à l’abri d’un fléau redoutable : la présence de milliards de mouches importunes. La chaleur, les ouragans de sable, les mouches, la mauvaise nourriture et la situation en somme malsaine d’Araouan ont fait pour moi de ce séjour un véritable enfer, et j’étais sérieusement malade quand je pus enfin en partir.
Tous les articles d’alimentation que consomme Araouan sont forcément tirés de Timbouctou, situé à environ 200 kilomètres de distance. De misérables poulets, ainsi que quelques moutons sans laine du Soudan, sont tout ce qui existe à Araouan en fait d’animaux ; il n’y a pas la plus petite sorte de jardin, et tout doit être apporté de Timbouctou. Le soir de mon arrivée, le chérif eût désiré m’envoyer un festin, mais il n’avait qu’un peu de riz et de viande de chèvre desséchée.
Araouan a été fondée, dit-on, il y a environ 190 ans, par le grand-père du chérif actuel, Amhamid bel Harib, et, malgré sa situation lamentable, a conquis une grande importance, à laquelle sa richesse d’eau a contribué en premier lieu.
Le chérif savait bien que j’étais Chrétien, mais, malgré tout, sa réception fut fort amicale ; la population se montra également prévenante et ne donna pas la moindre preuve d’animosité. Elle se compose de gens de la grande tribu des Berabich et d’Arabes de Timbouctou, qui ont des maisons dans les deux villes et arrivent à Araouan à l’époque des caravanes, pour y conclure leurs affaires. Il y a en outre d’anciens esclaves nègres, nommés Rhatani, qui sont entièrement libres, et s’occupent d’abreuver les nombreux chameaux qui passent à Araouan. En outre il arrive ici, surtout au moment des caravanes, des gens de tous les pays, même du Sénégal ; par suite on y trouve déjà une foule de produits du Soudan : par exemple, les moutons sans laine dont j’ai parlé, la noix de kola, la noix de terre (arachide), etc. Pendant mon séjour un troupeau de bœufs y arriva également pour être conduit au pâturage ; c’étaient des bœufs à bosses, des zébus, qui sont très communs au Soudan. Leur vue nous causa une grande joie, non seulement parce qu’elle nous promettait le plaisir de manger de la viande fraîche, mais parce que c’était la nouvelle bienvenue de l’approche tant désirée du Soudan.
Les Berabich habitent surtout aux environs de la ville, où ils trouvent des pâturages pour leurs chameaux ; le cheikh seul reste d’ordinaire à Araouan ; mais pendant mon séjour lui aussi était près de ses troupeaux, c’est pourquoi je n’ai pu voir que son fils, déjà grand. Les Berabich forment une quantité de tribus, les Oulad Dris, les Saïd, les Gnaim Tourmos, les Arterat, etc. ; à plusieurs milles à l’est d’Araouan, sont les villes de Mabrouk et de Mamoum, également habitées par des Arabes.
Pendant mon séjour à Araouan, la plus grande partie des Berabich se trouvait à Timbouctou ; par suite il était resté peu d’or dans la ville, et il me fut difficile de vendre mes chameaux. Les Berabich sont du reste constamment en lutte avec les Touareg leurs voisins, presque toujours à cause de vols de bestiaux. On m’assura d’ailleurs que le chemin de Timbouctou était libre.
On nous apporte la nouvelle, venant du Soudan, que l’un des fils du célèbre Hadj Omar, Ahmadou, est mort à Ghedo.
Le 12 juin je passe la soirée chez le vieux chérif, qui m’a demandé quelques médicaments ; mais il n’y en a pas contre sa maladie, la faiblesse sénile. Les habitants d’Araouan se tiennent tout le jour dans leurs chambres obscures, afin d’être à l’abri des mouches ; le soir seulement, ils en sortent pour s’établir dans les cours ou devant les maisons. Le chérif est fort hospitalier et nous conte toute espèce d’histoires, surtout au sujet de l’Anglais tué longtemps auparavant sur le chemin de Timbouctou à Araouan (le major Laing). Sidi Amhamid fait remarquer avec une insistance particulière que le Raïs (major), comme on nomme en général l’infortuné voyageur, n’a jamais pénétré dans Araouan, que son assassinat est survenu à quelques journées de la ville : par conséquent il ne peut en être rendu responsable en aucune façon, pas plus que sa famille.
Pendant le séjour de Barth à Timbouctou, ce voyageur s’est souvent entretenu du Raïs avec le chef de la famille chérifienne el-Bakay. Barth réclama les papiers laissés par le major, mais il apprit qu’aucun n’était parvenu à Timbouctou ; il crut pouvoir en conclure que la partie la plus considérable et la plus importante avait été renvoyée avant la mort de Laing, et était réellement parvenue à Rhadamès en 1828. On ignore absolument ce qui a pu en advenir. Laing n’aurait pu les remettre qu’à une caravane allant de Timbouctou à Rhadamès. Il devait les avoir eus encore entre les mains à Timbouctou, car l’ami de Barth lui assura que Laing y avait terminé ses cartes de la partie nord du Sahara. A Araouan on me conta les détails suivants sur le major Laing. Le Raïs arriva du Touat, à travers le désert, à Oualata et en partit sans passer par Araouan, pour Timbouctou. Il avait avec lui six chameaux ; on dit que Laing, qui parlait fort bien l’arabe, s’entretenait volontiers, avec les chourafa des pays traversés, de religion, de science, etc. ; aussi il avait été voir les lettrés de Oualata et ceux de Timbouctou, et était alors en voyage pour aller visiter le chérif d’Araouan, le père de celui âgé de quatre-vingt-deux ans que j’ai connu, Sidi Amhamid bel Harib. On prétend que, peu après le départ du major de Oualata, un lettré connu y serait mort d’un médicament à lui remis par cet Anglais ; le même fait se serait renouvelé à Timbouctou, où mourut également un lettré qui avait été soigné par lui. Ces nouvelles se répandirent naturellement très vite, et, quand le bruit parvint à Araouan que l’intention du Raïs étranger était de chercher à connaître la manière dont on discutait dans cette ville, après avoir pu apprécier celle dont on usait à Oualata et à Timbouctou, on prétend qu’on y redouta également la mort de l’un des chourafa de l’endroit. Le chef des Berabich chargea, sans en prévenir le chérif, quelques-uns de ses gens de tuer le major avant qu’il eut atteint Araouan. On lui jeta donc, par derrière, un lacet autour du cou, au moment où il montait sur son chameau, et il fut étranglé.
Je ne puis décider de la dose de vérité contenue dans cette histoire. A-t-elle été inventée pour justifier l’assassinat, ou cette tragique aventure s’est-elle passée ainsi ? je n’en sais rien ; mais je remarquai d’une façon évidente l’empressement de Sidi Amhamid à décharger la mémoire de son père, ainsi que lui-même de ce crime ; à cette époque il avait déjà près de trente ans, aussi était-il parfaitement au courant de l’affaire.
Quelques vieillards d’Araouan nous contèrent pourtant, en secret, que cette histoire était véridique et que, dans les deux villes nommées plus haut, des lettrés étaient morts peu après le séjour de Laing ; mais ils ajoutèrent qu’une histoire de femme avait été également en jeu dans le meurtre de ce voyageur.
Quoi qu’il en soit, ce malheureux, aussi énergique que bien préparé à sa tâche, fut étranglé sur le chemin d’Araouan, après un court séjour à Timbouctou. Mais ce qu’ajouta Sidi Amhamid était nouveau pour moi : il me dit que l’on conservait encore à Araouan tous ses effets, et qu’ils étaient même en la possession du cheikh des Berabich ; malheureusement ce dernier était absent pendant mon séjour, et son fils se déclara dans l’impossibilité de me montrer ces objets.
D’après la déclaration du chérif Sidi Amhamid, ce sont les suivants : de nombreuses fioles de médicaments, deux bouteilles de vin, des vêtements et du linge, des manuscrits et 45 douros d’Espagne en argent. Le peu d’importance de cette somme s’explique par ce fait, que Laing était en voie de retourner dans son pays, qu’il avait six chameaux, et qu’il aurait pu facilement opérer son voyage par le désert sans avoir plus de ressources. Sidi Amhamid attachait une valeur toute particulière à la présence de l’argent, qui démontrait, d’après lui, qu’il ne s’agissait pas là d’un vulgaire assassinat suivi de vol.
Voilà tout ce que je pus apprendre à Araouan sur le major Laing ; le malheur voulut que le cheikh berabich fût absent, et que je ne pusse même pas voir les effets de ce voyageur, conservés dans des caisses fermées.
Malgré sa situation très défavorable, et presque intenable, Araouan est un endroit très important du Sahara occidental ; ses habitants sont aisés. Toutes les caravanes allant à Timbouctou, qu’elles viennent de l’oued Noun ou de Tendouf, de l’oued Draa, du Tafilalet ou de Rhadamès, doivent passer par Araouan. C’est, il est vrai, un point d’eau fort important, où les chameaux peuvent se remettre de la longue traversée du désert ; les caravanes doivent y payer des droits de douane avant d’aller vers Timbouctou. Le chérif d’Araouan en reçoit d’abord des présents de prix, et en outre elles ont à payer au cheikh des Berabich, pour chaque chameau chargé d’étoffes, sept mitkal d’or, et cinq mitkal pour ceux qui portent d’autres articles (sucre, thé, etc.). A Araouan, un mitkal d’or vaut à peu près de neuf à dix francs. Cet impôt est fort élevé, on le voit ; aussi les caravanes chargent leurs chameaux autant qu’il est possible et préfèrent voyager très lentement. Le chérif de Tendouf a le privilège de ne payer que la moitié de ces sommes. En échange, les Berabich garantissent la sécurité des caravanes d’Araouan à Timbouctou : ce qui leur cause fréquemment des conflits avec les Touareg.
Chaque année, plusieurs milliers de chameaux passent par Araouan ; mais une très grande partie viennent des salines de Taoudeni ; ces derniers ne payent, que je sache, aucun droit. Le point d’eau d’Araouan est donc extraordinairement animé, ainsi que les pâturages, situés à une grande distance de la ville. La fourniture, l’entretien et la surveillance des chameaux qui viennent se refaire ici après de longs voyages au désert sont les occupations principales des Rhatani, Nègres libérés. La présence de tant de chameaux est aussi la cause d’une des plaies les plus désagréables de l’endroit : les mouches. On ne peut se faire une idée exacte de la masse et de l’importunité de ces essaims d’insectes, auxquels on ne peut échapper un peu qu’en se tenant tout le jour dans les coins les plus sombres des chambres. Ajoutez à cela une nourriture défectueuse, de l’eau tiède, et la situation malsaine en général de toute la ville, une chaleur terrible, des ouragans de sable aussi violents qu’étouffants, le manque absolu de toute espèce de végétation : ces conditions réunies font d’Araouan un des enfers de la terre.
Les ouragans de sable embrasé venant du sud sont ici très fréquents ; on ne connaît pas pour eux le nom de samoum[6], et on les nomme djaoui. Nous eûmes dans la nuit du 14 au 15 juin l’un de ces plus terribles djaoui, dont je pressentais l’approche plusieurs heures auparavant ; j’éprouvais un violent mal de tête, une grande surexcitation nerveuse, et la plus petite circonstance était à même de me mettre en grand émoi : j’étais mal à mon aise en tous points. Dès dix heures du soir l’air était extraordinairement ardent. Je tentai de dormir, mais j’eus des cauchemars et des rêves pénibles ; vers une heure j’étais réveillé par un ouragan formidable, qui lançait, de tous les côtés, des masses de sable dans la maison. Bientôt tout y fut couvert d’une épaisseur uniforme de sable gris ; rien n’en était à l’abri. Des caisses bien fermées en montrèrent une couche quand on les ouvrit : on avait beau s’envelopper soigneusement la tête, le sable pénétrait dans les yeux, les oreilles, la bouche et le nez, même dans les montres ! Pendant ce phénomène, qui dure à peine une demi-heure, il tombe quelquefois aussi de larges gouttes de pluie.
Quand on se trouve dans une maison, à l’approche d’un de ces djaoui, il est encore plus aisé de le supporter qu’en plein air ; cette dernière circonstance s’est également présentée plusieurs fois pour moi. Une heure avant le début de ce djaoui on voit au sud d’épais nuages jaunes s’assembler lentement ; l’air devient plus ardent, et l’on se sent inquiet ; même les chameaux sont agités. Mais, quand l’ouragan se déchaîne, il est nécessaire de faire coucher les animaux, le dos tourné contre le vent ; les hommes se calfeutrent étroitement dans leurs vêtements, et couvrent leur visage aussi complètement et aussi hermétiquement que possible, le tout en vain : on n’a plus qu’à laisser passer la fureur de la tourmente embrasée. En général, le véritable ouragan ne dure pas plus de dix minutes dans le djaoui ordinaire que nous avions à supporter à Araouan, presque tous les jours vers quatre heures.
Il est à peine nécessaire de dire que les récits sur le samoum, ce vent de mort, qui engloutit, a-t-on raconté, des caravanes entières, ne peuvent être véridiques. Un ouragan de ce genre peut fort bien couvrir les animaux et les hommes d’une mince couche de sable, mais rien de plus. Il ne me paraît même pas possible que l’on puisse périr étouffé dans un ouragan de ce genre, car le véritable phénomène ne dure que peu de temps : chacun protège sa bouche, son nez, ses oreilles et ses yeux sous un voile, par lequel pénètre certainement toujours un peu de sable, mais qui peut être facilement écarté ensuite. Ces ouragans qui recouvrent et anéantissent des centaines de chameaux font partie des fables multiples écrites sur le désert. Il a dû certainement arriver que des caravanes tout entières fussent anéanties ; mais leur disparition a été la suite du manque d’eau. Le sable se glisse dans les outres les mieux fermées et fait évaporer leur eau très rapidement ; de même un puits peut être mis à sec ou comblé, de sorte qu’il n’est pas possible à la caravane de s’y pourvoir ; elle peut également s’égarer : toutes ces raisons sont à même de causer la perte d’un grand nombre d’hommes ou d’animaux, mais un seul ouragan n’est certainement pas de nature à l’entraîner.
Il est évident que le samoum et le djaoui sont une des plaies les plus terribles du désert et qu’ils ont pu causer beaucoup de mal ; mais, avant de raconter des histoires semblables à la disparition de grandes caravanes sous le samoum, il faudrait tenir compte des effets physiques entraînés par un ouragan de ce genre ; un coup de vent n’est pas capable d’entasser tout à coup dans un endroit une couche de sable haute de plusieurs mètres, d’où les nombreuses personnes enterrées ne puissent s’échapper ; cela me paraît une impossibilité. Il est pourtant difficile de déraciner des opinions aussi fortement assises, et les contes de caravanes englouties dans les sables se reproduiront sans doute aussi longtemps que ceux concernant les poches à eau des chameaux et le lion du désert.
Le 15 juin, dans l’après-midi, nous avons un véritable orage, avec ouragan, tonnerre, éclairs et pluie ; cette dernière n’est pas très forte, il est vrai. L’orage venait du sud, c’est-à-dire de Timbouctou, qui est déjà dans la zone des pluies tropicales.
Les vents ardents du sud, si fréquents à Araouan, sont les auteurs, à mon avis du moins, du manque absolu de végétaux dans les environs immédiats de la ville. Tandis que, partout ailleurs dans le désert où un peu d’eau apparaît, la végétation se développe également, et que les autres régions de dunes sont d’ordinaire riches en fourrages, ici il n’y a pas un brin d’herbe ; je ne puis attribuer ce fait qu’à ce djaoui étouffant qui couvre tout de sable.
Araouan est sous tous les rapports un lieu malsain, et la population souffre beaucoup de ce climat si dur. Chaque jour des gens venaient me trouver, malades de la fièvre, d’affections des yeux, ou de faiblesse générale, suite d’une mauvaise nourriture ; mais, ne possédant que très peu de médicaments, j’étais forcé de renvoyer le plus souvent ces pauvres gens, en ne leur donnant que des remèdes très simples.
Des femmes venaient également à nous, pour demander des médicaments ; la plupart étaient des Négresses, quoiqu’il y eût aussi parmi elles des femmes arabes, de couleur assez foncée il est vrai, et par conséquent de sang un peu mêlé.
Mon hôte, un Rhatani, c’est-à-dire un Nègre libéré, nommé Boubefka, était extrêmement fier de voir constamment chez lui beaucoup de visiteurs, et il cherchait, par des attentions de tout genre, à m’adoucir le séjour d’un endroit aussi effroyable. Mais tout était inutile, je devenais malade moi-même et j’aspirais à me retrouver aussitôt que possible dans le désert immense, à l’air libre et salubre, et à quitter cette fournaise d’Araouan ; mais mon départ n’alla pas aussi vite que mes désirs, et j’eus encore différentes contrariétés à supporter.
Comme ç’avait été la coutume dans chaque endroit, nous avions bientôt trouvé quelques amis de la maison, et ils venaient chaque jour nous voir, soit pour apprendre des nouvelles, soit pour en apporter ; c’étaient généralement des gens inoffensifs et bienveillants, dans lesquels je n’ai surtout jamais trouvé trace de fanatisme religieux, quoiqu’une grande partie d’entre eux ait dû s’apercevoir que je n’étais pas Mahométan. J’appris par eux qu’il y avait à Araouan un certain Abdoul-Kerim, négociant aisé, qui avait pris part au vol et à l’assassinat commis sur Mlle Tinné, et s’était enfui à Araouan. On prétend que, dès mon entrée dans la ville, il m’a désigné, aussitôt après m’avoir aperçu, comme un Chrétien. En tout cas, la considération dont il jouit ne paraît pas grande, car il n’a rien pu me faire arriver de fâcheux.
Dès Tendouf le cheikh Ali et le guide Mohammed m’avaient dit que je ne pourrais conserver mes chameaux que jusqu’à Araouan, et qu’il faudrait les vendre dans cette ville, pour en louer d’autres jusqu’à Timbouctou. Ce serait plus sûr sous tous les rapports, car les Berabich, qui considèrent la location des animaux de charge comme leur monopole, sont toujours prêts à voler ces animaux à un voyageur qui marche avec les siens. Il est vrai que nos chameaux étaient fortement blessés, et que surtout quatre d’entre eux avaient des blessures graves, mais on pensait qu’avec quelques mois de pâturage et de repos ils seraient remis sur pied. Le guide Mohammed prit en payement l’un d’eux, en meilleur état et le plus vigoureux de tous. J’avais promis 600 francs en tout à cet homme ; il en avait reçu d’avance à Tendouf 160, je lui donnai encore ici 24 mitkal d’or, à peu près 250 francs : aussi ce bon chameau lui revint-il à 200 francs. Je vendis les huit autres pour 80 mitkal d’or, c’est-à-dire près de 800 francs, de sorte que je reçus plus de la moitié du prix d’achat de mes animaux, quoiqu’ils fussent fatigués et épuisés. L’or qu’on me donna n’était pas frappé, car le mitkal n’est pas une monnaie, mais une unité de poids d’environ 4 grammes. L’or circule généralement sous forme d’anneaux grossièrement fabriqués, de plaques minces ou de petits grains ; les premiers servent également de parures aux femmes. Ces 800 francs, ainsi qu’un petit reliquat d’environ 500 francs, formaient toute ma fortune, et il me restait à entreprendre avec cette somme le voyage de Timbouctou et du Sénégal. Il est vrai que j’avais en outre une quantité d’étoffes qui sont employées aussi comme monnaie.
Mes chameaux avaient été vendus dans des conditions relativement fort avantageuses ; pourtant mes affaires n’allèrent pas aussi vite que je l’avais espéré. Il apparut tout à coup un homme de la tribu des Tazzerkant qui se dit le propriétaire de l’un des animaux achetés par moi au mougar de Sidi-Hécham : il affirmait que ce chameau lui avait été volé. En effet, ces animaux avaient la marque des Tazzerkant ; là-dessus s’engagèrent de grandes et longues négociations. Il fut évident que c’était un complot contre moi, quand, le soir du 17 juin, trois autres hommes de la même tribu survinrent également, à qui d’autres animaux avaient été volés, prétendirent-ils, et qui déclarèrent avoir reconnu leurs chameaux parmi les miens ! Cela menaçait de devenir pour moi une méchante histoire. J’étais à la veille de perdre le prix de quatre chameaux, et, si ces gens avaient vu leurs machinations perfides réussir, ils auraient probablement accusé plus de vols. Au début il sembla que le chérif et nos autres connaissances voulaient leur donner raison. Hadj Ali, qui menait pour moi les négociations, avait une situation difficile, et il dut présenter toutes les preuves possibles, démontrant que nous étions les véritables propriétaires des chameaux. Nous avions, il est vrai, deux attestations écrites, prouvant que nous les avions payés ; mais, d’après les règles de droit en usage dans ce pays, nos adversaires avaient le pouvoir de nous les reprendre s’ils donnaient la preuve qu’ils en étaient les propriétaires. Ces Tazzerkant étaient entêtés et arrogants au plus haut point et refusaient de renoncer à leur droit sous aucun prétexte. Les négociations durèrent plusieurs jours, et il paraît que cette circonstance seule, que nous étions soutenus par le cheikh Ali, ce que le guide Mohammed confirma particulièrement, fut assez puissante pour nous assurer la propriété des animaux, c’est-à-dire du prix payé. Hadj Ali s’était fort bien comporté dans cette circonstance et avait défendu nos droits avec une grande patience et une éloquence très persuasive. Sans lui on nous aurait sans doute repris les animaux en litige, et le reste aurait été perdu également. Toute cette affaire me mit en grand émoi ; les Tazzerkant furent violents au plus haut point et proférèrent toute espèce de menaces en voyant leur cause perdue. Le vieux chérif Sidi Amhamid avait d’ailleurs vu évidemment qu’il nous ferait tort en agissant autrement, et il me préserva ainsi d’une perte considérable.
Je n’avais pas de grands présents à lui offrir, mais il me fallut pourtant lui donner quelque chose : un revolver, un peu d’essence de rose, une pièce d’étoffe, une paire de sabres, du sucre et du thé ; comme il vit que nous n’étions réellement pas riches, il se déclara satisfait.
Le 18 juin au soir eut lieu une autre scène émouvante. Hadj Ali arriva subitement en courant chez moi, et fit tout préparer pour la défense. Chacun dut s’armer d’un fusil ou d’un revolver et d’un sabre, les portes furent fermées, comme si nous attendions une attaque. Nous ignorions absolument ce qui en était ; jusque-là les habitants s’étaient comportés fort tranquillement et nous ne pouvions établir de relations qu’entre cette alerte et l’affaire des Tazzerkant. Au dehors on entendait en effet courir une foule de gens, avec de grands cris, et je croyais déjà à une surprise. Mais il n’en fut rien. Tous passaient devant notre maison et couraient vers un autre endroit. Nous demeurâmes un instant dans notre attitude défensive ; puis, comme l’ennemi ne se décidait pas à venir, nous nous risquâmes à sortir. Tout était redevenu tranquille, et la ville aussi déserte que jamais. Hadj Ali alla immédiatement trouver le chérif et se plaignit de ce qu’on avait voulu nous surprendre et nous assassiner. Un éclat de rire sans fin, de la part de tous les assistants, accueillit ces mots, et l’on finit par expliquer à Hadj Ali que le bruit avait été causé uniquement par les Noirs Rhatani. L’un de ces hommes avait vigoureusement bâtonné un Arabe d’une tribu quelconque, qui se trouvait là par hasard. Ce dernier avait appelé ses compatriotes à l’aide, le Rhatani en avait fait autant, et il en était résulté une querelle, qui s’était terminée plutôt avec des mots que par les armes. Plus tard je vis les Rhatani, armés de sabres et de piques, revenir de joyeuse humeur. La volée de coups de bâtons avait été sans doute justement appliquée, et chacun s’en alla tranquille et satisfait ; mais les habitants d’Araouan s’amusèrent fort, pendant plusieurs jours, de notre défense. Hadj Ali fit bonne mine à mauvais jeu et rit comme les autres.
Il y a ici beaucoup de petites pierres, de la grosseur d’un œuf de pigeon, fort estimées et qui sont, dit-on, un excellent antidote. Un peu de cette pierre râpé dans une tasse de thé arrêterait toute action vénéneuse. Ce sont des rognons de phosphate de chaux qu’on trouve dans le corps d’un animal nommé emhor, probablement une espèce d’antilope (peut-être aussi de zèbre, car on me dit ensuite qu’il ressemblait à un cheval) ; ces rognons sont recueillis avec soin et vendus ici à des prix élevés pour tous les pays musulmans d’Afrique ; ils sont expédiés jusqu’en Turquie.
Cependant mon malaise s’accroissait constamment ; le djaoui, qui soufflait chaque jour entre quatre et cinq heures du soir ; notre séjour durant toute la journée dans un espace sans air et sans lumière pour éviter la terrible plaie des mouches, de sorte que nous passions en plein air quelques instants seulement de la matinée et du soir ; l’ennui causé par l’affaire des Tazzerkant ; la chaleur et la situation absolument malsaine d’Araouan, m’affaiblissaient trop fortement ; j’avais souvent des accès de faiblesse, des symptômes analogues à ceux d’un début de dysenterie et, de plus, des maux de tête et un malaise général.
Le 22 juin, après la fin du démêlé avec les Tazzerkant, il arriva enfin quelques hommes, qui consentaient à me conduire à Timbouctou et qui vinrent examiner nos bagages. Ils se déclarèrent tout prêts à me louer six chameaux pour aller à Timbouctou moyennant 15 mitkal, environ 150 francs. J’y consentis, uniquement pour m’échapper le plus vite possible de ce lieu de torture, et nous fixâmes le 25 juin comme jour de notre départ. En somme, ce prix pour un voyage de six journées n’était pas trop élevé, eu égard à la circonstance que l’on ne peut accomplir ce trajet en sûreté sur ses propres chameaux. Si j’avais persisté à voyager avec mes animaux, j’aurais eu à donner aux Berabich, qui garantissaient ma sécurité, des présents d’une valeur supérieure à ces 15 mitkal.
Le 20 juin j’ai écrit une quantité de lettres, pour les confier aux soins de mon excellent guide Mohammed. Ce dernier va les emporter jusqu’à Tendouf, les enverra dès qu’il le pourra à Tizgui, d’où une caravane du cheikh Ali les transportera à Mogador. Toutes ces lettres sont arrivées ainsi heureusement en Europe. Il est étonnant que les manuscrits circulent dans ces pays avec une pareille sécurité : il est extrêmement rare qu’il s’en perde ; ils parviennent presque tous à leurs destinataires, mais souvent, il est vrai, au bout d’un temps considérable. Un manuscrit est quelque chose de sacré pour un Mahométan, et, si peu scrupuleux qu’il soit d’ordinaire sur les idées du tien et du mien, il conserve et remet toujours les lettres avec soin. Mon guide ne voulut pas quitter Araouan avant de s’être assuré que j’étais arrivé à Timbouctou, de manière à remplir entièrement sa mission. Avant mon départ je lui donnai encore quelques petites choses, surtout du thé et du sucre, auxquels il attachait une très grande importance. Ce fut lui qui, le premier, fit parvenir en Europe la nouvelle de mon entrée dans Timbouctou. Je ne sais s’il a regagné Tendouf seul ou avec une caravane ; je suppose seulement qu’il a dû se joindre à des gens retournant à Taoudeni et qu’il est parti ensuite de là, tout seul, pour rentrer dans son pays. Il avait un bon chameau, je lui donnai deux outres, dont je n’avais plus grand besoin, et il partit ainsi pourvu d’eau et de vivres. J’aurais eu de la peine à trouver un meilleur guide que lui, un homme qui sût mieux s’orienter et qui supportât davantage les souffrances de la route, en dépit de son âge avancé, qui tout d’abord nous avait un peu effrayés ; la proposition fut en effet sérieusement faite d’engager un deuxième guide, pour le cas où le vieux Mohammed succomberait à ses fatigues.
A Araouan je reçus, à ma grande joie, quelques exemplaires des outils de pierre que l’on trouve à Taoudeni. Je reviendrai plus tard sur l’importance de ces objets au sujet de certaines questions concernant le Sahara. Pour l’instant, je ferai remarquer que les Rhatani, en allant chercher du sel à Taoudeni, rapportent souvent des objets de cette sorte à leurs femmes, qui s’en servent pour des travaux domestiques, écraser du grain, etc. Ce sont des outils d’environ quatre pouces de diamètre, en forme de marteau et de couteau, d’un beau poli, fabriqués d’une pierre verte fort dure, avec toutes les apparences d’un travail soigné. En tout cas cette trouvaille est importante.
Autant que j’ai pu le savoir, Araouan n’a été visité qu’une fois avant moi par un Européen : ce fut en 1860 l’officier de spahis Alioun Sal[7]. Cet officier partit, accompagné tout d’abord de l’enseigne de vaisseau Bourel, qui revint du reste bientôt sur ses pas, du poste français de Podor, sur le Sénégal. Il franchit avec beaucoup de peine le pays des tribus arabes des Douaïch et des Brakna. Enfin il put se diriger vers l’est, et arriva au plateau d’Asaba, en passant un peu au nord du pays de Tagant. Puis il dépassa le plateau d’el-Hodh et arriva à la ville de Oualata, au milieu du désert. D’après ses descriptions, elle doit être beaucoup plus importante qu’Araouan, car elle aurait 1500 mètres de long sur 600 de large ; ses maisons sont construites en argile comme celles d’Araouan, ont quelques ornements, et leurs portes sont peintes d’une couleur terreuse. Oualata doit être un centre de commerce assez important ; encore aujourd’hui c’est le point de départ d’un trafic considérable, aussi bien vers le Maroc que vers le Soudan. Il s’y est développé une intéressante industrie en cuir, et les jolies poches à tabac ainsi que les sacs en cuir en usage à Timbouctou et au Soudan en proviennent pour la plupart. Aucune culture n’est de même possible à Oualata, et la ville reçoit des vivres de l’extérieur, aussi bien de Timbouctou que du Sénégal.
Le plan d’Alioun Sal d’aller d’Araouan vers Timbouctou et d’atteindre l’Algérie en partant de ce dernier point ne put aboutir ; il alla seulement de Oualata à Araouan, en se joignant à une grande caravane de la tribu des Tazzerkant. Il fit la remarque intéressante qu’à une certaine distance dans les environs de Oualata, se trouvaient de nombreuses ruines de localités jadis habitées ; elles démontrent la grande importance qu’avait autrefois cette ville ; aujourd’hui tout est inhabité et inhabitable dans la région.
Alioun Sal ne demeura que peu de temps à Araouan, et il arriva, en revenant vers le sud, à Bassikounnou, où il fut reconnu comme étant au service des Français. Un des compagnons du célèbre Hadj Omar le dépouilla et le fit prisonnier. Un ami arabe lui fournit un chameau et un guide, et il réussit à s’échapper pour regagner le Sénégal après beaucoup de difficultés. Il y mourut au bout de peu de temps.
Je demandai au cheikh Amhamid si des Chrétiens et des Européens avaient déjà passé dans son domaine ; il répondit que non. D’après lui, pourtant, un voyageur était arrivé à Araouan plusieurs années auparavant, et il avait été pris pour un Français. Mais il parlait couramment l’arabe, s’était rendu à la mosquée peu après son entrée dans la ville, bref s’était comporté comme un Croyant sans reproche, de sorte qu’on renonça aux soupçons conçus. L’officier français de spahis, qui évidemment n’était autre que cet étranger, devait être, à ce que je crois, Musulman ; il put donc aisément parvenir à tromper les habitants. En tout cas, son passage nous a valu les premiers renseignements exacts et les premières cartes dans les directions d’Araouan et de Timbouctou, de même que sur toute la partie sud-ouest du Sahara.
Depuis ce temps, aucun voyageur n’a parcouru ces contrées, à part le Juif marocain Mardochai, d’Akka, qui a traversé plusieurs fois Araouan dans ses voyages à Timbouctou et qui a même dû y rester involontairement pendant longtemps, avant d’arriver dans cette dernière ville.
Le soir du 25 juin, tout était enfin prêt pour le départ et nous étions joyeux de pouvoir quitter ce bourg malsain et haïssable d’Araouan. Mon malaise s’accroissait constamment et je me sentais extrêmement faible et attaqué de violentes douleurs d’intestins.
Pour compagnon de voyage, nous avions un jeune cheikh, el-Bakay, dont l’oncle, qui habite Timbouctou, est l’homme le plus considéré de la ville, comme membre de la famille chérifienne, déjà connue depuis Barth.
La population d’Araouan s’était montrée extrêmement amicale et complaisante ; beaucoup de gens nous accompagnèrent pendant une bonne partie de la première marche ; il n’est pas question ici de fanatisme religieux, et nombre de nos amis de l’endroit vinrent plus tard nous voir à Timbouctou.
Le soir, vers cinq heures, nous quittons Araouan, et nous marchons, presque sans interruption, dans la direction générale du sud, jusqu’au matin suivant à six heures. Au début nous sommes encore dans la grande région d’areg ; mais, bientôt après, nous atteignons une plaine de sable couverte d’alfa et de fourrage ; l’endroit où nous dressons nos tentes est au début de la grande forêt de mimosas nommée Azaouad, qui s’étend encore un peu au sud de Timbouctou et paraît couvrir une large zone à travers le Sahara méridional.
Le jour suivant, ou plus exactement la nuit suivante, notre marche continue par un terrain sablonneux, extrêmement uniforme, et nous faisons halte, le matin vers sept heures, à un endroit très ombragé, qui porte le nom de Chaneïa. Il s’y trouve des arbres que je n’ai pas encore vus, et en assez grand nombre : ils portent de très grosses épines et des feuilles charnues. La chaleur est encore assez forte, et pendant la plus grande partie du jour le thermomètre demeure entre 36 et 40 degrés centigrades.
Un gros orage venant du sud-est passe au-dessus de nous en se dirigeant vers l’ouest, sans éclater. A quelques milles à l’est de notre route est la ville arabe de Bouchbia.
Nous avons encore à supporter un violent djaoui, très pénible comme toujours ; par bonheur il n’arrive que quand nous sommes campés : on en souffre toujours davantage lorsqu’on est surpris en route.
Le 27 juin, vers cinq heures du soir, nous continuons notre marche et ne faisons halte qu’à huit heures du matin, en un point nommé Hasséini. Je me sens de nouveau très mal.
Le terrain est toujours le même : plaine de sable couverte d’alfa et d’autres végétaux. Des montagnes apparaissent au sud-est de notre bivouac, mais elles sont fort éloignées. Les gens du pays les désignent sous le nom de Tsentsouhoum, probablement d’origine targuie, et qui doit signifier à peu près « mer de pierre ». Le ciel est de nouveau très couvert, mais il ne tombe aucune pluie.
Plus tard, le terrain devient un peu ondulé et quelques tamaris isolés apparaissent : des dunes aplaties constituent de nouveau la surface du sol, à partir du point où nous sommes, mais elles sont partout couvertes d’herbe et d’alfa.
Le jour suivant, même marche de six heures du soir à sept heures du matin, avec une courte halte pendant la nuit. Le soir, vers dix heures, de nombreux éclairs sillonnent l’horizon, du côté du sud ; c’est une vue que nous n’avons pas eue depuis longtemps : il tombe également un peu de pluie. Vers le matin, nous faisons halte dans un endroit nommé Boukassar, où s’est développée une végétation plus abondante. Des buissons de tamaris et des mimosas, de nombreuses variétés d’herbes et de plantes, même de petites fleurs écloses, et beaucoup d’oiseaux chanteurs animent le paysage. Il est déjà fort joli ici et je me serais trouvé très bien, si mon malaise n’avait augmenté et si je n’avais eu à craindre une dysenterie. C’était la conséquence de mon long séjour dans le plus effroyable de tous les endroits que j’aie connus, Araouan. Nous approchons enfin de contrées plus clémentes et nous sommes près de sortir du désert ; déjà le sol est plus solide, il renferme moins de sable et plus d’argile, de sorte qu’une flore plus variée peut y vivre.
Le 29 juin, longue marche de nuit de cinq heures du soir à neuf heures du matin. Le terrain est très ondulé, et consiste généralement en dunes plates, couvertes de végétaux ; nous traversons un ravin profond et sans eau, creusé dans un sol déjà tout à fait argileux, et nous arrivons à un endroit nommé Erridma, où, à ce que me disent mes guides, cinquante Touareg ont été tués par les Berabich il y a peu de temps. La végétation devient toujours plus abondante, les buissons de tamaris et les mimosas apparaissent en grande quantité, et la faune est plus variée également. Le monde des insectes et des oiseaux est déjà très riche : en même temps que les gazelles et les antilopes, nous apercevons pour la première fois le zèbre. L’endroit où nous dressons nos tentes, de grand matin, se nomme Kadji ; il y a aux environs une quantité de puits : on me nomme le Bir Mobila, le Bir Tanouhant, le Bir Tsagouba, le Bir Inalahi, le Bir Arousaï et le Bir Tsantelhaï.
De Kadji nous n’avons plus qu’un jour de marche à faire pour gagner Timbouctou ; il est vrai que c’est un voyage un peu fatigant de cinq heures du soir à dix heures du matin, mais nous avons atteint notre but !
La grande forêt de mimosas de l’Azaouad est ici très fréquentée par des animaux de toute espèce ; la végétation devient toujours plus variée et plus fournie. On nomme Hachaouas un des endroits que nous traversons. Le gibier est abondant et nous voyons, pour la première fois sur notre passage, des traces certaines de lion : elles sont même très récentes, ce qui inquiète fort ma troupe ; ceux qui connaissent le pays déclarent que c’est une lionne avec deux lionceaux, et qui a croisé notre chemin peu d’heures avant ; plus tard nous apprîmes en effet qu’une lionne avait tué dans le voisinage un jeune chameau. Le monde des oiseaux est aussi très richement représenté ; on voit fréquemment le vautour et l’aigle, ainsi qu’un étourneau bleu à éclat métallique, qui aime à se poser sur le cou ou sur le dos des chameaux quand ils sont à la pâture, et qui les débarrasse des insectes.
Sur le chemin entre Araouan et Timbouctou il nous est de nouveau arrivé un accident, qui paraît incompréhensible. Sidi Mouhamed, le déserteur marocain que nous avions pris à notre service à Tizgui, a disparu une nuit pour ne jamais revenir ! Cette nuit-là il était de service près des chameaux, c’est-à-dire qu’il allait à pied pour les activer.
D’ordinaire, par ennui ou par bravade, il courait à une longue distance en avant de la caravane, se couchait et attendait que nous l’eussions dépassé, pour nous rejoindre de nouveau en courant. Je l’avais vu plus d’une fois exécuter ce manège. Au matin on appelle Mouhamed, mais il a disparu. Mes gens ont aussi remarqué qu’il se couchait pendant la marche, et pensent qu’il s’est endormi de fatigue sans s’apercevoir que nous le dépassions. Quand il s’est réveillé, croient-ils, nous étions depuis longtemps hors de vue. Nous nous consolons de sa disparition en supposant qu’il reviendra bientôt, car, étant donnée la circulation plus active au sud d’Araouan, il aura des chances sérieuses de rencontrer des bergers. Mais il ne revint pas et n’entra jamais dans Timbouctou ! Nous n’avons pu savoir ce qu’il était devenu. La distance d’Araouan à cette ville est assez grande pour qu’on puisse mourir d’épuisement dans l’intervalle ; mais c’est pourtant peu vraisemblable. Mouhamed avait simplement à suivre pendant le jour des traces de chameaux pour rencontrer sûrement des hommes. Nous nous souvînmes qu’il n’était pas fort aimé de la population d’Araouan ; peut-être avait-il été dépêché sans autre forme de procès ? Mais il aurait fallu pour cela qu’il retournât vers cette ville, au lieu d’aller sur Timbouctou. Sa disparition demeura un problème pour nous. Plus tard nous avons trouvé à Timbouctou des gens d’Araouan qui se souvenaient fort bien de lui, mais qui nous assurèrent ne l’avoir jamais revu. J’avais donc, en peu de temps, perdu deux de mes serviteurs, d’une façon plus ou moins énigmatique, mais probablement effrayante, la mort par la soif !
A environ une heure de Timbouctou, cette végétation abondante disparaît, et un terrain stérile et sablonneux se retrouve devant nous. C’est de là que nous avons pour la première fois la vue de la grande ville soudanienne ! Aussi est-ce avec un sentiment indicible de satisfaction et de reconnaissance pour notre heureux destin, que j’aperçois dans le lointain les maisons et les tours des mosquées, connues depuis les descriptions de Barth : Timbouctou, où depuis le séjour de ce voyageur, vingt-sept ans auparavant, aucun Européen n’avait pénétré ; Timbouctou, le but ardemment désiré de tant d’explorateurs, qui ont déployé leurs meilleures forces pour l’atteindre et ont dû y renoncer devant le découragement et les désillusions ; l’antique emporium du commerce soudanien, l’ancienne pépinière des arts et des sciences d’Orient, Timbouctou est devant moi, et une courte marche m’y conduit !
Eux aussi, mes compagnons saluaient joyeusement la ville qui apparaissait au loin, et nous nous félicitions réciproquement sur notre succès. Les gens d’Araouan et le cheikh el-Bakay nous montraient fièrement cette Médine, cette grande ville, et nous faisaient mille contes sur ses maisons, son excellente eau et ses repas exquis. Il est vrai qu’une pensée nous inquiétait encore : comment allions-nous être reçus ? On finirait bien par me reconnaître pour un Infidèle : de quelle façon se comporteraient alors les habitants et surtout les autorités de la ville ?
Le 1er juillet de l’année 1880 restera toujours pour moi inoubliable. Peut-être pourra-t-on bientôt naviguer avec des bateaux à vapeur sur le Niger, où des chemins de fer amèneront les voyageurs pris sur la côte atlantique ; alors on sourira en pensant qu’il y a eu un temps où arriver à Timbouctou pouvait être regardé comme un succès difficile. Pour le moment on en est réduit à la pénible traversée du désert, et cela durera sans doute encore longtemps ; aussi, bien peu auront le bonheur de pénétrer, d’ici à quelques années, dans la ville frontière entre le Sahara et le Soudan, Timbouctou, jadis si grande et si puissante.
Nous traversons rapidement la zone stérile qui sépare la ville de la forêt de mimosas. Des restes de murs et des monceaux de décombres indiquent que jadis Timbouctou a eu une étendue plus grande ; à droite nous voyons un étang au brillant miroir, entouré de troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, d’ânes et de chameaux ; dans l’intervalle marchent quelques silhouettes allant vers la ville ou en revenant. C’est une daya, un des étangs caractéristiques de la zone tropicale, qui commence.
Nous nous approchons toujours plus de la ville, qui n’est entourée d’aucune muraille ; une troupe d’hommes, à pied et à cheval, vient au-devant de nous ; ce sont généralement des gens de couleur foncée, le visage voilé ; quelques-uns ont des piques à la main. Nous sommes amicalement salués et félicités de l’heureuse fin de notre voyage au désert. Nous nous rendons tous processionnellement, par un dédale de ruelles, à la maison du kahia, en quelque sorte le maire de l’endroit. Les nombreuses Négresses accroupies dans les rues, où elles vendent des vivres, nous saluent en nous appelant à haute voix, et en poussant le cri particulier que l’on entend de leur part dans toutes les occasions solennelles. Un très grand nombre de gens se pressent autour de nous ; quelques-uns crient en me voyant : « Yhoudi » (Juif), mais nous n’avons pas la moindre démonstration hostile à subir. Nous ne rencontrons nulle part le regard fier et haineux d’un saint fanatique quelconque, comme il y en a au Maroc, ou ces masses de peuple qui s’étaient fait connaître à nous dans Taroudant d’une manière si désagréable.
Après une courte présentation au kahia, qui nous salue et nous félicite dans les termes les plus emphatiques, mais pleins des meilleures intentions, et qui nous promet sa protection, nous repartons pour être conduits non loin de là dans une jolie maison, où nous allons nous reposer à notre aise des fatigues du voyage au désert, tout en préparant de nouvelles entreprises.
CHAPITRE IV
SÉJOUR A TIMBOUCTOU.
Timbouctou est difficile à atteindre. — Paul Imbert. — Le major Laing. — Caillé. — Barth. — Mon arrivée à Timbouctou. — Ma maison. — Visites. — Repas. — Bien-être. — Nombreux oiseaux. — Lézards. — Chevaux. — Autruches. — Personnages influents. — Er-Rami. — Le kahia. — Abadin. — Arbre généalogique. — Influence des Foulbé. — Tribu des Kountza. — Berabich. — Hogar. — Eg-Fandagoumou. — Touareg. — Port de Kabara. — Situation de Hadj Ali. — Mariages. — Routes à suivre. — Chameaux loués aux Tourmos. — Orage. — Achat d’un âne. — Préparatifs de départ. — Environs de Timbouctou. — Nouvelles d’Europe.
Jusqu’ici peu d’Européens ont pu atteindre Timbouctou, et l’arrivée dans cette ville a, pour le voyageur, la même importance qu’à Lhassa, la ville des Tibétains si difficilement accessible aux explorateurs de l’Asie intérieure. Beaucoup de gens, la plupart explorateurs sérieux, ont mis toutes leurs ressources en jeu pour atteindre cette ville frontière du Sahara et du Soudan ; on a essayé de s’en approcher tantôt avec des expéditions isolées, tantôt avec des troupes nombreuses et bien pourvues ; on a renouvelé ces tentatives aussi bien en partant du nord que de l’ouest. Au nord c’est le désert avec tous ses dangers, avec les bandes pillardes du versant sud de l’Atlas, et les Touareg indomptés dans l’intérieur du Sahara, qui ont protégé Timbouctou contre la curiosité des Européens ; au sud et à l’ouest c’est la méfiance des populations noires musulmanes envers eux, et leur crainte d’être soumises, qui ont fait échouer la majorité des tentatives exécutées dans cette direction.
Il est parfaitement certain que quatre Européens ont visité Timbouctou avant moi. Vers l’année 1630, le matelot français Paul Imbert fut pris par les Arabes à la suite d’un naufrage sur la côte atlantique et vendu comme esclave ; il arriva ainsi à Timbouctou. Plus tard il mourut au Maroc, étant encore en captivité, et l’expédition du commandant français Razilly en 1632 ne put lui rendre la liberté. Imbert n’a donc jamais raconté ce voyage forcé, qui est réellement sans aucune valeur pour l’histoire des découvertes en Afrique.
Presque deux siècles se passèrent jusqu’à ce que le major anglais Laing atteignît, en août 1826, Timbouctou. Alexander Gordon Laing, né le 27 décembre 1794 à Edimbourg, avait déjà entrepris plusieurs voyages heureux de la côte de Sierra Leone dans l’intérieur, lorsqu’il fut chargé en 1825, par le gouvernement anglais, d’exécuter un voyage de découverte au Niger. Il traversa le désert en partant de Tripoli par Rhadamès et le Touat et atteignit Timbouctou. Il fut tué entre cette ville et Araouan le 24 septembre 1826, ainsi que je l’ai dit plus haut. Il n’est également rien arrivé en Europe de ses descriptions de Timbouctou.
Deux ans plus tard, en 1828, un Français, René Caillé, né le 19 septembre 1799, à Mauzé, en Poitou, y parvint à son tour : il fut le premier Européen qui donna une description de Timbouctou puisée dans ses propres renseignements. Poussé seulement par le goût des voyages, presque sans ressources et même sans préparation particulière, il se rendit au Sénégal avec l’intention de gagner le prix de 10000 francs promis par la Société de Géographie de Paris à l’explorateur qui atteindrait Timbouctou. Après s’être initié chez les Trarza aux mœurs et à la langue arabes, il commença, en partant de Kakondy, dans la Sierra Leone, un voyage fertile en privations. Il répandit le bruit qu’il avait été emmené en bas âge d’Égypte par les Français et qu’il était ainsi arrivé au Sénégal ; il s’était enfui, disait-il, pour rejoindre son pays, et voulait traverser les États mahométans du Nord-Africain. Après un voyage à pied extrêmement pénible, il parvint à Timé, dans le pays des Bambara, où il songea à se joindre à une grande caravane. Un mal de pieds et même l’apparition du scorbut l’en empêchèrent, et il n’arriva que le 11 mars 1828 à Djenni, d’où il descendit le Niger dans une barque jusqu’à Timbouctou, c’est-à-dire à Kabara, port de cette ville. Inconnu et considéré par tout le monde comme un pauvre pèlerin, il demeura à Timbouctou jusqu’au 4 mai et chercha, autant qu’il le put dans les circonstances données, à recueillir des informations sur la ville. Il se dirigea ensuite vers le nord avec une caravane marocaine, dans un voyage à travers le désert, aussi long que fatigant et pénible : il arriva enfin, dépourvu de tout et vêtu de haillons, à Tanger, au Maroc, où il fut recueilli par le consul de France. A Paris on l’accueillit avec de grands honneurs et il reçut le prix de 10000 francs, ainsi qu’une pension viagère de 1000 francs. Il se retira ensuite dans sa province natale, où il se maria et s’occupa d’une petite propriété.
Le président d’alors de la Société de Géographie de Paris, Jomard, publia les observations recueillies par Caillé durant son voyage et y ajouta des annotations nombreuses de sorte que l’ensemble forma un livre en trois volumes, intitulé : Journal d’un voyage à Timbouctou et à Jenné dans l’Afrique centrale (1830).
Le voyage de Caillé fut mis en doute, surtout par les Anglais, et il eut encore à supporter le tourment de s’entendre reprocher d’avoir décrit des contrées qu’il n’avait jamais vues. Ces doutes ne disparurent complètement que quand Barth, le premier voyageur entré à Timbouctou après lui, eut confirmé, en général, les récits de Caillé. Ce dernier ne vécut pas longtemps ; les terribles épreuves qu’il avait supportées n’étaient pas restées sans laisser de traces, même sur une constitution aussi robuste que la sienne, et le 17 mai 1839 il mourut dans sa propriété.
Si Paul Imbert et le major Laing ne nous ont absolument rien légué sur Timbouctou, et si les renseignements de Caillé renferment des lacunes, il a été du moins réservé au voyageur allemand Henri Barth de donner de cette ville et de ses habitants une description approfondie, aujourd’hui encore exacte.
Barth est un des plus grands voyageurs scientifiques de tous les temps, et ni avant ni après lui il n’y a eu aucun explorateur qui ait ouvert à la science une partie aussi étendue de l’Afrique. Les voyages de Livingstone, durant des années, dans les pays noirs du Sud-Africain, ou la marche audacieuse de Stanley le long du Loualaba et du Congo, n’ont pas donné autant de résultats pour la science que le séjour en Afrique de Barth, si bien mis à profit par lui.
Les routes qu’il a suivies ont une longueur totale de près de 20000 kilomètres ; mais c’est moins à ce nombre qu’aux résultats que se mesure l’importance d’un voyage, et sous ce rapport nul n’a encore dépassé Barth. La génération actuelle, qui est si disposée à accueillir par de bruyants applaudissements les explorations en Afrique, même heureuses sous certains rapports seulement, et qui est extrêmement généreuse de ses marques de distinction, ne devrait pas oublier ce que Barth a fait pour l’histoire, la géographie et les sciences naturelles du nord de l’Afrique. Un homme aussi instruit et aussi bien préparé aux voyages a rarement foulé le sol africain, et le gouvernement anglais n’en pouvait trouver un plus digne, quand il envoya en 1849 une grande mission d’exploration dans le nord de l’Afrique. Richardson, Overweg et Vogel ne revirent jamais leur pays ; Barth eut le bonheur de pouvoir écrire et publier les résultats si précieux de ses voyages de six années.
TOME II, p. 122.
TIMBOUCTOU, VUE PRISE DU NORD.
Le 7 septembre 1853 il entrait à Timbouctou, en partant du sud, et en venant du port de Kabara, à une petite étape de là. Un séjour de plus de sept mois dans la ville et ses environs immédiats lui permit de connaître le pays et les habitants : aussi la richesse de ses observations est-elle étonnante. Il avait cru indispensable de se présenter tout d’abord comme un envoyé du sultan et de renier sa religion ; plus tard seulement, après avoir fait une connaissance plus intime de Sidi Ahmed el-Bakay, le cheikh des Oulad Sidi-el-Mouktar, qui depuis est devenu célèbre, il lui fit part de sa qualité de Chrétien et sut défendre sa nouvelle situation dans des discussions savantes sur la religion. Bien que ses ennemis fussent nombreux à Timbouctou, ils ne parvinrent à lui faire aucun mal ; le 8 mai 1854 Barth quittait la grande ville du Niger, pour continuer ses brillants voyages, si riches en résultats.
Depuis ce temps aucun Européen ou aucun Chrétien n’a réussi à voir[8] Timbouctou, et c’est pour ce motif que le 1er juillet 1880, où je vis devant moi les maisons de cette ville, vingt-six ans après le départ de Barth, fut pour moi un grand jour, et me causa un sentiment de solennelle satisfaction. Dans l’intervalle de ces vingt-six années, le monde civilisé n’avait reçu qu’une fois des nouvelles et des renseignements de cette ville, par le rabbin Mardochaï, que j’ai plusieurs fois cité et qui y a passé pour ses affaires un certain temps en 1859 et dans les années suivantes.
Mon séjour à Timbouctou. — La petite maison qui m’est assignée est au milieu d’une rue assez large et renferme une cour où donnent une série de petites pièces, que nous utilisons pour y déposer nos bagages ; de là un escalier étroit conduit dans un premier étage, assez bas, où se trouve une grande et belle chambre, de laquelle on a accès par quelques degrés sur une terrasse ; celle-ci supporte une petite construction qui contient une jolie pièce avec une fenêtre vers la cour et une autre sur la terrasse. Je prends cette chambre pour moi et m’y installe ; c’est la plus aérée et la mieux conservée de la maison. Hadj Ali et Abdallah (Benitez) habiteront l’entresol ; Kaddour s’installera avec Farachi, dans les magasins qui donnent sur la cour ; c’est là que se tiennent aussi en permanence quelques jeunes domestiques du kahia, autant pour nous servir que pour tenir leur maître au courant de tout ce qui se passe.
La maison est construite en briques ; le sol des chambres est d’argile fortement battue ; il y a également une ornementation peu compliquée autour des portes. Celles-ci sont en bois, ainsi que les fenêtres ; ces dernières, souvent très joliment découpées, affectent la forme en fer à cheval des constructions mauresques. De la terrasse j’ai une vue qui s’étend sur une partie de la ville ; une balustrade donne dans la cour. On a remédié jusqu’à un certain point à l’inconvénient déjà mentionné par Barth et qui fait user, surtout dans les maisons construites pour des étrangers, de la terrasse comme d’une sorte de buen retiro, en y construisant un petit cabinet destiné à cet usage.
Les premiers temps, nous fûmes tout naturellement accablés de visites, et nos chambres ainsi que notre terrasse étaient souvent remplies d’hommes de tous les pays. On y pouvait voir le riche marchand de Rhadamès auprès du Targui, dont le litham (voile bleu) couvrait le visage, en ne laissant à découvert que ses yeux. Le marchand maure du Maroc y venait en même temps que le Foulbé élancé, les yeux pleins de fanatisme, regardant avec défiance les étrangers ; des gens du Sénégal s’y rencontraient avec des habitants du Bornou et des Nègres esclaves appartenant à des peuplades sans nombre.
Pour moi les plus intéressants de ces visiteurs étaient les Touareg, qui, à cette époque, avaient dans la ville une influence supérieure à celle des Foulbé du Moassina[9]. Ils ont quelque chose d’extrêmement farouche dans l’aspect ; leur visage voilé, leurs tobas bleu foncé et leur armement compliqué, une grande épée, un sabre court et quelques lances qu’ils portent toujours avec eux, leur langage rude et bruyant, ainsi que leur abord orgueilleux : tout cela réuni produit une impression désagréable. Les cheikhs de cette tribu qui vinrent nous voir savaient l’arabe et le foulbé, ainsi que cela est facile à comprendre quand trois peuples sont établis à proximité les uns des autres, et se trouvent en relations constantes, pacifiques ou guerrières.
Le jour qui suivit mon arrivée, l’empressement des visiteurs fut tout à fait colossal. Une troupe succédait à une autre, et nous étions forcés de jouer le rôle de bêtes curieuses pendant de longues séances, tandis que Hadj Ali intéressait nos hôtes par sa faconde de rhétoricien. Ces visites m’étaient pénibles, car mon malaise ne faisait que s’accroître, et j’aurais préféré me retirer dans ma chambre. Enfin, vers quatre heures, le kahia nous envoya festin, et un les visiteurs, qui se trouvaient là en masse, jugèrent convenable de disparaître peu à peu, pour aller échanger au dehors leurs impressions sur nous. Tous ces gens n’avaient montré aucune animosité ; c’était une curiosité qui s’exprimait d’une manière un peu brutale.
On ne voit ici, en fait de vêtements, que les larges tobas bleues du Soudan, soit en cotonnade européenne, très simple et de mauvaise qualité, soit en étoffe indigène, celle-ci assez grossière, mais d’ailleurs excellente : elle est tissée en bandes larges d’une main, qui sont cousues ensemble. Les tobas fabriquées avec cette étoffe, teinte en bleu indigo, sont souvent garnies de broderies de soie très variées et très originales, appliquées à l’envers comme à l’endroit. Par suite ces tobas sont fort chères et très recherchées ; on a l’habitude d’en donner quand on est forcé de faire des présents.
Le repas que le kahia nous avait envoyé pouvait passer pour un festin de Lucullus, en comparaison avec nos dîners du désert. Il consistait en de bon couscous de froment avec des légumes, en viande de bœuf et en poulets rôtis : tout cela préparé d’une façon fort appétissante. En outre nous eûmes une jouissance dont nous avions été longtemps dépourvus, celle de manger d’un pain de froment tout frais et d’excellente qualité, tel qu’il n’y en a pas de meilleur à Fez ou à Marrakech. Il est vrai que, comme boisson, nous n’eûmes que de l’eau ; les liquides alcooliques, de quelque genre qu’ils soient, n’existent absolument pas ici. L’eau provient des dayas situées tout près de la ville, petits étangs qui, par les grandes crues et pendant les années pluvieuses, sont mis en communication avec le Niger au moyen de canaux naturels peu profonds. On ne pouvait dire que cette eau fût mauvaise, et, auprès de celle dont nous avions usé jusque-là, elle était même fort bonne ; mais elle ne renfermait aucune substance minérale et était extrêmement fade. Pour boire, on se sert à Timbouctou, comme dans tout le Soudan, de calebasses ; elles sont fabriquées soit avec des coquilles de fruits, soit avec du bois creusé. Les mets sont transportés dans des plats en terre, et toute la disposition du repas rappelle le Maroc. Pendant notre séjour nous n’eûmes aucune dépense à faire pour notre alimentation ; nous étions constamment pourvus de vivres abondants et d’excellente qualité ; notre aimable hôte le kahia se crut obligé de nous fournir les aliments nécessaires, et, en même temps que lui, d’autres personnes, avec qui nous fîmes plus tard connaissance, en envoyèrent, de sorte que nous en avions toujours en abondance et qu’il nous était possible d’en distribuer aux pauvres. Il semble qu’il y en ait peu ici, car on n’y voit pas, comme au Maroc, des douzaines de ces malheureux, estropiés et à moitié morts de faim, étendus dans les rues. Il est évidemment aisé pour les habitants de satisfaire leurs minimes besoins ; on ne peut méconnaître à Timbouctou un certain bien-être.
On y prend trois repas par jour. Le matin vers neuf heures, nous recevions quelques assiettes pleines de miel et de beurre fondu, et avec cela une douzaine au moins de petits pains plats, tout frais, ce qui constituait un déjeuner fort agréable. On mange ce mets en trempant successivement les morceaux de pain dans les assiettes. Vers trois heures de l’après-midi venait le repas principal, ordinairement en deux et souvent même en trois services, couscous, légumes, viande fraîche d’agneau et de bœuf, ou poulets et pigeons. Tout était préparé au beurre et d’une manière appétissante. Je n’ai jamais reçu de poissons, quoique le Niger en contienne tout près d’ici. En effet il n’est pas convenable, croit-on, d’en manger ; aussi les laisse-t-on presque exclusivement aux Nègres esclaves et à la population pauvre. Le marché où on en vend doit être un lieu d’autant plus horrible que le poisson y est apporté presque complètement pourri, et est vendu dans un état de putréfaction manifeste ; le Maure délicat du Maroc ne mangerait pas quelque chose de pareil. Le repas du soir, qui avait lieu généralement assez tard, entre neuf et dix heures, consistait d’ordinaire en riz, avec de petits morceaux de viande, le tout parfaitement mangeable. Par ce menu on peut voir que Timbouctou est un grand centre de civilisation au milieu de la population noire du Soudan et des Touareg du désert ; l’influence des Marocains y a été considérable et on peut la reconnaître aux circonstances les plus diverses.
Nous nous remîmes rapidement avec une alimentation aussi bonne et une vie calme ; mon état s’améliorait peu à peu, mais à la suite de ce mieux j’éprouvai de temps en temps des accès de fièvre ; Barth en avait également beaucoup souffert à Timbouctou. Le voisinage du Niger et de sa zone d’inondation se fait sentir ; s’il nous manque quelque chose, c’est l’air pur, sec et salubre du désert.
Comme nous avions encore beaucoup de café, de thé et de tabac, nous menions une existence parfaitement supportable.
Le monde des oiseaux est extrêmement riche à Timbouctou, aussi bien au dehors qu’au dedans de la ville. Des cigognes noires sans nombre se pavanent près des dayas des environs ; une petite espèce de pinson, fort jolie, est aussi fréquente que les moineaux chez nous ; les pigeons sont en masses et volent en grandes bandes au-dessus de la ville. Différentes espèces de corbeaux, de grues et d’étourneaux sont en abondance, et l’on voit au milieu d’elles le faucon et l’aigle. C’est un joli spectacle que ce monde d’oiseaux, quand on revient d’une longue traversée au désert. Des troupeaux de bœufs à bosse, de moutons sans laine et de chèvres, des processions entières de chameaux et d’ânes ainsi que de chevaux, sont conduits à l’abreuvoir, et au milieu d’eux s’avancent des autruches apprivoisées, privées de leur parure de plumes, affreuses en cet état dégénéré. Dans les maisons vivent de nombreux lézards de grande taille et de couleurs variées, des caméléons, des geckos et d’autres reptiles inoffensifs, peu agréables cependant comme colocataires pour des Européens. Sur les murs de ma véranda je pouvais me livrer à une chasse en forme après des reptiles de toute espèce, qui demeuraient étendus au soleil, en guettant des insectes.
Comme je l’ai dit, il y a également des chevaux ici. Ils sont d’une race petite, mais très endurante et rapide ; on ne les ferre pas, d’abord à cause de la nature du terrain sablonneux, et ensuite de la cherté du fer, surtout du fer travaillé ; il vient en général du sud du pays des Bambara, dont les habitants savent le tirer du minerai contenu dans la latérite.
L’élève des autruches n’a pas d’importance, et la plupart des plumes viennent d’animaux sauvages que l’on chasse à cheval. Elles sont, dit-on, beaucoup plus belles et plus précieuses que celles des oiseaux à demi domestiques. Le bœuf à bosse est employé comme animal de boucherie et pour le transport des marchandises et des hommes. C’est une race d’assez petite taille, à la fois gracieuse et vigoureuse, pourvue de cornes s’écartant l’une de l’autre et d’une bosse de graisse placée entre le dos et le cou : sa viande n’est pas mauvaise, mais en général j’ai trouvé, aussi bien dans ces pays qu’au Maroc, la chair du mouton de beaucoup préférable à celle du bœuf.
Les personnages importants de Timbouctou en 1880, au moment de mon séjour, étaient le kahia, le chérif Abadin el-Bakay, chef de la grande famille chérifienne des Oulad Sidi-el-Mouktar, et le cheikh, ou ainsi qu’il se nommait lui-même, le sultan des Touareg-Imochagh, eg-Fandagoumou.
Le sultan du Maroc el-Kahal entretenait avec Timbouctou des relations fréquentes ; on prétend même qu’il fit jalonner le chemin du désert par des pieux de bois. Il se dirigea sur la ville soudanienne avec une grande armée et y laissa beaucoup de membres de la famille er-Rami, qui s’étaient enfuis d’Andalousie, et vivaient surtout à Fez et à Tétouan. Les anciens habitants de l’Espagne méridionale, nommés Andalousi au Maroc, sont très nombreux à Fez, et tout un quartier de cette ville porte leur nom ; leurs femmes et leurs filles passent pour être particulièrement belles. Le kahia, ou, comme il se laisse volontiers nommer, l’amir, appartient à cette famille andalouse des er-Rami. Le sultan dont je viens de parler chargea un de ses membres de l’administration de la ville ; son emploi devint héréditaire, et le kahia actuel Mouhamed er-Rami est le descendant de ces Arabes andalous fixés au Maroc. Les membres de sa famille ont pris peu à peu une couleur foncée, par suite de mariages avec des Négresses, et il a l’extérieur d’un Nègre. Il a une physionomie extrêmement fine, et en même temps bienveillante ; il rit volontiers et est heureux de toutes les nouveautés qu’il voit ou entend. Il ignore tout fanatisme religieux, et, si un jour il était forcé d’agir contre un Chrétien présent à Timbouctou, il ne le ferait certainement pas de son plein gré, mais sous l’influence d’autres gens plus puissants que lui. Kahia est, comme on sait, un titre particulièrement en usage en Tunisie pour des fonctionnaires et des officiers. La charge de celui de Timbouctou ne semble être que celle d’un maire ; il n’a aucune influence sur la politique extérieure, en particulier sur les querelles éternelles entre les Foulani et les Touareg, et il est forcé de se joindre au puissant du jour.
Le kahia venait presque tous les soirs nous voir, avec une grande suite, et généralement quelques lettrés, qui entamaient aussitôt une discussion religieuse avec Hadj Ali. Après des explications qui duraient des heures, mon interprète revenait d’ordinaire rayonnant de joie et racontant une victoire dans ce tournoi d’éloquence. Parmi les lettrés il y en avait quelques-uns de couleur complètement blanche, comme les Maures du Maroc ; eux et leurs ancêtres n’ont épousé que des femmes arabes de race pure, qui sont peu nombreuses à Timbouctou ; la grande majorité de celles qui y vivent sont des Négresses.
Le 3 juillet nous reçûmes la visite du chef actuel de la famille Bakay, si connue par les récits de Barth.
Lorsque Barth, le 11 octobre 1853, dut quitter Timbouctou, sur le conseil de son protecteur Ahmed el-Bakay, le fils de Sidi Mouhamed et le petit-fils de Sidi Mouktar, pour aller chercher une plus grande sécurité dans un douar écarté, il écrivit à ce propos : « C’était vers le coucher du soleil, et ce pays découvert avec ses nombreux mimosas, le camp placé sur une pente de sable blanc, éclairée des derniers rayons du couchant, tout cela formait un intéressant spectacle. Les jeunes habitants du camp, y compris Baba Ahmed et Abadin, les deux enfants de prédilection du cheikh (l’un âgé de quatre ans, l’autre de cinq), vinrent au-devant de nous, et, bientôt après, je me trouvai dans une tente basse de poil de chameau, comme elles sont ici en usage. » Cet Abadin, alors un enfant de cinq ans, avait, à l’époque de mon voyage, près de trente-quatre ans et était le chef de cette famille influente. Lorsqu’il s’approcha, lentement et solennellement, il embrassa d’abord Hadj Ali, et moi ensuite. Il parlait posément, en pesant ses termes, et se servait du pur arabe du Coran et non du dialecte vulgaire. Il avait évidemment appris l’arrivée d’un grand chérif et d’un lettré, et voulait se faire passer pour tel. La veille, Abadin était revenu d’un voyage au Moassina, en compagnie de quelques Foulani ; on me dit que son ambition était de s’y créer une situation avec leur aide, et d’y rendre souveraine la famille el-Bakay. Il espère qu’aussitôt après la création d’un puissant État foulbé à Moassina, il lui sera facile de s’établir également à Timbouctou et de briser l’influence des Touareg, aujourd’hui dominante. Tandis qu’au temps de Barth, le père d’Abadin n’était pas en fort bonnes relations avec les Foulani, le chef actuel des el-Bakay cherche à parvenir au pouvoir avec l’aide de ces derniers.
Cette famille est très ancienne et montre un grand arbre généalogique, que Barth a déjà publié :
| Sidi Oukba, nommé el-Moustdjab, conquérant de la Berbérie. |
| Sakera. |
| Yadrouba. |
| Saïd. |
| Abd el-Kerim. |
| Mouhammed. |
| Yachcha. |
| Doman. |
| Yahia. |
| Ali. |
| Sidi Ahmed el-Kounti (Kountsi), mort à Fask, au sud de Chinguit. |
| Sidi Ahmed el-Bakay, mort à Oualata. |
| Sidi Omar é-cheikh, mort en 1553, dans l’Iguidi. |
| Sidi el-Ouafi. |
| Sidi Habil-Allah. |
| Sidi Mouhammed. |
| Sidi Bou-Bakr. |
| Baba Ahmed. |
| Moukta el-Kebir, mort en 1811. |
| Sidi Mouhamed é-Cheikh, mort le 10 mai 1826, lors du séjour du major Laing dans l’Azaouad. |
| Mouktar, son fils aîné. |
| Sidi Ahmed el-Bakay, frère puîné du précédent. |
| Abadin, fils aîné du précédent, né en 1848 et aujourd’hui cheikh. |
Abadin est un homme jeune, ambitieux, ayant parfaitement conscience de sa valeur, sachant à quelle famille ancienne et considérée il appartient ; il a certainement agi avec prudence en se joignant au parti des Foulani, intelligents et relativement formés, qui ont sans doute un avenir politique plus considérable au Soudan que les Touareg sans frein, habitués à une vie déréglée : les Foulani représentent la plus stricte orthodoxie de l’Islam, et ils sont le plus en état de résister efficacement à l’influence européenne. S’il arrivait aux Français de pouvoir étendre leur influence de Ségou à Timbouctou, ils auraient certainement à compter avec le jeune cheikh Abadin.
La famille el-Bakay appartient à la tribu arabe des Kountza (Kounta, d’après Barth ; mes Marocains prononcent souvent, à la place du t, un tz ; par exemple, Tz’taouan pour Tétaouan), race distinguée depuis longtemps pour la pureté de son sang et chez laquelle la science a toujours été en grand honneur. Ils se partagent en un certain nombre de subdivisions, les Ergageda, les Oulad el-Ouafi, les Oulad Sidi-Mouchtar, les Oulad el-Hemmal et les Togat. Abadin et ses ancêtres appartiennent aux Oulad el-Ouafi.
A trois jours à l’est de Timbouctou sont les douars des Kountza, et l’on désigne sous leur nom le pays qu’ils habitent ; les frères, les femmes ou les autres parents d’Abadin s’y tiennent d’ordinaire, et le jeune cousin du cheikh, qui nous avait accompagnés d’Araouan à Timbouctou, se rendit à Kountza le jour qui suivit notre arrivée.
Ainsi que les Kountza, se trouve dans l’Azaouad la plus importante des tribus de la région, les el-Berabich (au singulier, Berbouchi) que j’ai déjà souvent nommés. Comme je l’ai dit, cette tribu domine en ce moment sur la route d’Araouan à Timbouctou et y prélève des droits de douane ; d’un autre côté, Barth raconte qu’elle doit payer tous les ans un tribut de 40 mitkal d’or aux Hogar, cette famille de Touareg qui vit dans le pays de montagnes du même nom, à une grande distance vers le centre du Sahara central[10]. Autrefois ils devaient pousser leurs excursions très loin vers l’ouest, car Barth raconte que non seulement les Berabich et les Kountza sont tributaires des Hogar, mais que ceux-ci viennent jusqu’à Araouan ; alors Taoudeni n’aurait même pas été en sûreté envers ces puissants nomades, aux goûts belliqueux et qui ont l’habitude des armes ; les propriétaires des salines leur payaient tribut.
Barth émet encore, au sujet des Berabich, l’idée qu’ils sont identiques au peuple nommé Pecorsi par les anciens géographes, qui habitait jadis plus au sud, dans le pays d’el-Hodh et qui fréquentait les marchés de Ségou et de Djinné. Les Berabich se divisent à leur tour en un grand nombre de groupes : ce ne sont plus que des Arabes mêlés à des Nègres du Soudan.
Après le kahia et Abadin, un des personnages importants de Timbouctou est le cheikh ou, comme il se laisse volontiers nommer, le sultan des Touareg, eg-Fandagoumou. Il prétend que tout le pays, de Timbouctou jusqu’à Araouan, dépend de lui ; mais, comme dans cette dernière ville les Berabich dominent depuis longtemps et prélèvent des droits de douane, il semble que cette prétention du sultan soit une pure exagération. En fait, les gens d’eg-Fandagoumou inquiètent les routes d’Araouan à Timbouctou, mais la tribu des Berabich, nombreuse et guerrière, a toujours su jusqu’ici maintenir le passage libre.
Eg-Fandagoumou et sa horde appartiennent à l’une des nombreuses subdivisions du groupe sud-ouest des Imocharh, que Barth décrit de la manière la plus détaillée. Presque chaque jour des gens de cette race venaient me trouver, tant par curiosité que pour demander des médicaments. Les maladies d’yeux sont extrêmement répandues parmi eux, uniquement par suite de leur malpropreté. Je ne crois pas que les Touareg, qui vivent dans le désert, se lavent jamais ; les ouragans de sable, si fréquents, leur causent sûrement des ophtalmies qu’il serait facile de guérir ou du moins d’adoucir par des soins de propreté. Des femmes même d’eg-Fandagoumou m’amenèrent pour les soigner de petits enfants souffrant de maux d’yeux. Je ne pus ordonner qu’une faible solution de sulfate de zinc, et j’ai peine à croire qu’un résultat heureux quelconque ait pu en être obtenu. Les femmes touareg que je vis, et qui n’ont pas la coutume de se voiler le visage, avaient des traits sévères, pleins d’expression, assez beaux, de magnifiques cheveux noirs en longues boucles, une taille élancée et une peau faiblement colorée, comme on en remarque déjà chez beaucoup de gens du sud de l’Europe ; il n’y a pas la plus petite trace du type nègre chez les Touareg purs.
Touareg et Foulani sont en luttes presque ininterrompues depuis des siècles, et le prix du combat, la ville de Timbouctou, ouverte à chacun des adversaires, se trouve placée entre eux et souffre naturellement beaucoup de cette situation. En ce moment le Maroc n’a pas ici la moindre influence ; on laisse les négociants marocains y faire leurs affaires, on reconnaît dans le sultan un grand chérif, un chef spirituel, qui jouit au Maghreb d’une considération aussi grande que le sultan des Osmanlis dans l’est, mais c’est tout. L’époque déjà ancienne où des souverains du Maroc faisaient marquer avec des pieux le chemin du Sahara et envoyaient tous les ans, à Timbouctou non seulement de nombreuses caravanes commerciales, mais encore des corps de troupes, ces temps sont passés et sans doute pour toujours ; le Maroc, en décadence sous tous les rapports, est trop faible pour exister longtemps encore, à plus forte raison pour fonder dans le sud un empire étendu et puissant. Le temps n’est peut-être pas éloigné où des puissances européennes décideront de la répartition des États jadis puissants et florissants du Niger moyen, et Timbouctou redeviendra alors le centre important de civilisation, indiqué par sa situation favorable entre le Sahara et le Soudan. Si des peuples indigènes sont capables d’y jouer un rôle, ce sont en première ligne les Foulani ; leur influence dans les pays du Soudan central et occidental paraît ne pas encore avoir atteint son apogée.
Le manque de sécurité qui régnait pendant mon séjour à Timbouctou, et surtout les nouvelles luttes qui venaient de commencer entre les Touareg et les Foulani, m’ont empêché de voir le port de Kabara, ce que j’ai regretté amèrement. La distance de quelques milles qui sépare ces deux endroits, déjà peu sûre par elle-même, était à ce moment complètement infranchissable, de sorte que Timbouctou ne pouvait même pas être pourvu de légumes frais, etc., c’est-à-dire de tout ce qui vient des pays du Niger. Je crois donc devoir donner ici, au sujet de ce point important déjà, et qui sera peut-être souvent nommé dans l’avenir, quelques renseignements empruntés aux descriptions de Barth : il s’est occupé également de Kabara.
D’après Barth, c’est une petite ville renfermant environ cent cinquante à deux cents maisons d’argile et un grand nombre de huttes en paille, avec à peu près deux mille habitants ; elle est construite sur une hauteur très rapprochée du fleuve. Les gens de Kabara sont presque tous des Nègres du Sonrhay, qui logent dans les huttes, tandis que les maisons appartiennent aux négociants étrangers de Timbouctou, du Touat, etc. Au temps de Barth, les fonctionnaires étaient des Foulani, tandis que la charge de maître du port se trouvait au contraire dans les mains d’un chérif marocain, Mouley Kassîm, dont la famille était venue, longtemps auparavant, du Gharb, la plaine fertile et bien connue du Maroc occidental.
Kabara a deux petites places de marché, dont l’une exclusivement destinée à la viande, et l’autre à des articles de toute nature. Les habitants cultivent du riz, et même un peu de coton, ainsi que diverses espèces de melons qui sont envoyés à Timbouctou pour y être vendus.
Déjà à l’époque de Barth l’anarchie était complète dans Kabara, et les Touareg commençaient leurs brigandages, de sorte que le manque de sécurité y semble presque permanent. Le peu de sûreté de l’étroite zone de terrain située entre le port et la ville, et le désordre dans lequel est plongé le pays, ont fait qu’un endroit placé à mi-chemin à peu près entre Timbouctou et Kabara porte le nom significatif d’Ourimmandès, « il ne l’entend pas », ce qui veut dire que le cri du malheureux qui tombe ici dans les mains d’un brigand n’est entendu par personne.
Tandis que je me tiens aussi tranquille que possible dans Timbouctou et que je m’occupe uniquement de me remettre et de réunir les éléments de mes notes, Hadj-Ali joue un grand rôle : il me déclare même un jour qu’il se plaît si bien ici qu’il désire y rester et que je devrai songer à partir seul. En outre, il provoque Benitez en toute circonstance et l’insulte journellement ; ce dernier, conscient de son impuissance, est condamné à s’effacer le plus possible ; il suffirait à Hadj Ali d’exciter les gens de Timbouctou contre Abdoullah et de le dénoncer comme Chrétien, pour nous créer certainement les plus grands embarras. Ce sont là des circonstances fort pénibles, et l’insolence de Hadj Ali est difficile à supporter. J’ai fait quelques petits présents au kahia ainsi qu’à Abadin ; c’est peu de chose, il est vrai, mais on l’accepte, et en échange on me renvoie même quelques tobas brodées. Hadj Ali s’est ainsi amassé une grande quantité de cadeaux ; il reçoit même de l’or et des plumes d’autruche ; dans la suite du voyage nous avons dû, il est vrai, rendre la plus grande partie de ce que nous avions reçu ainsi.
Le 6 juillet, les rues de Timbouctou étaient fort animées ; il y avait en effet ce jour-là six mariages, parmi lesquels celui du fils du kahia. Il y eut des processions dans les rues, des danses et surtout une grande consommation de poudre : le pétillement des vieux et lourds fusils à pierre retentissait de tous côtés. C’étaient les Nègres esclaves des différentes familles intéressées, et surtout la population pauvre, qui s’amusaient ainsi ; le bruit dura presque toute la nuit.
Ma principale ambition était de recueillir des informations sur les routes à suivre en partant de Timbouctou ; je voulais gagner le Sénégal et atteindre par le chemin le plus court possible le dernier poste français, qui était alors Médine. Mon compagnon Hadj Ali, même s’il consentait à voyager encore avec moi, n’était pas le moins du monde de cet avis. Évidemment on lui avait représenté le pays des Noirs sous les plus tristes couleurs, et il eût préféré retourner par le désert. Comme nous avions fait la connaissance de quelques marchands de Rhadamès, le voyage par le Touat en leur compagnie lui aurait été fort agréable. Je m’y opposai de la façon la plus vive, et finalement je réussis à l’emporter. Hadj Ali trouva lui-même un certain intérêt à connaître les colonies françaises du Sénégal, dont il avait entendu beaucoup parler pendant son séjour en Algérie, et nous recueillîmes tous les renseignements possibles au sujet de ce projet de voyage. On nous indiqua l’itinéraire suivant comme le meilleur :
De Timbouctou à Bassikounnou (cheikh Nigari, Foulbé), sept jours de marche ;
De Bassikounnou à Rango (cheikh Mouhamed, Oulad Dahman), cinq jours de marche ;
De Rango à Médinet-Bakouinit (cheikh Chamous), trois jours de marche ;
De Médinet-Bakouinit à Rhab (Agib, Oulad Hadj Omar), trois jours de marche ;
De Rhab à Kouniakari (Bechirou, Oulad Hadj Omar), cinq jours de marche ;
De Kouniakari à Médine (fort français), un jour de marche ;
De Médine à Bakel (fort français), trois jours de marche ;
De Bakel à Saint-Louis (Ndar) (chef-lieu du Sénégal), six jours de marche.
Nous avons plus tard suivi cette route, quoique avec quelques changements. Les distances sont exactes pour des Arabes, c’est-à-dire pour des gens habitués à faire de longues marches et qui ne sont pas forcés de s’arrêter. Au contraire, j’ai mis plus de trois fois le temps indiqué, parce que j’ai dû attendre souvent pendant des semaines, dans les différentes localités, avant de recevoir des animaux de bât. Dans le chemin que je viens d’indiquer, les deux endroits les plus dangereux sont les villes de Rhab et de Kouniakari, car deux fils de Hadj Omar, qui sont en même temps des frères puînés d’Ahmadou, le sultan de Ségou, y habitent et sont fort mal disposés pour tout Européen allant au Sénégal ou en venant. J’aurais dû me rendre à Ségou auprès d’Ahmadou, ou surtout prendre une autre route ; car mon espoir d’éviter ces deux villes se montra plus tard irréalisable.
Hadj Ali a du reste un autre itinéraire en vue, qu’il préfère parce que nous n’y rencontrerions aucun Nègre, et que nous traverserions uniquement des pays arabes. Il voulait aller de Timbouctou à Araouan et à Oualata, et de là se diriger directement sur Bakel, en tournant les pays des Fouta par la région d’el-Hodh. Il est certain que ces routes de caravanes existent, mais les Arabes y sont très pillards ; Hadj Ali espérait y passer sans danger en sa qualité de chérif, et je ne doute pas qu’il n’y eût réussi ; cependant je voulais aller vers le sud aussi loin que possible, et je finis également par l’emporter sur ce point.
Pendant notre passage à Timbouctou il ne se passait pas de jour où nous n’eussions une foule de visiteurs ; parmi les plus acharnés étaient les Touareg, qui avaient été envoyés par eg-Fandagoumou pour saluer le chérif ou chercher des médicaments ; une troupe de ces gens arriva une fois le matin à huit heures et était encore assise à deux heures de l’après-midi à la même place, de sorte que je dus m’inquiéter de leur faire donner à manger. Il faisait alors assez chaud à Timbouctou, et au début la pluie ne pouvait se décider à tomber, quoi qu’il fît journellement des éclairs ; ce n’est que pendant les derniers jours qu’il se produit des orages fréquents.
Le 9 juillet au matin, Hadj Ali me déclare qu’il fera seul le voyage du Sénégal et que je puis partir avec Benitez ; l’après-midi il revient apportant la nouvelle qu’il a loué pour nous tous cinq chameaux destinés à nous mener à Bassikounnou. Les propriétaires, des Arabes Tourmos, demandent pour le voyage de chaque chameau cinq plaques de sel (rouss). Ce prix est relativement élevé, car une plaque de sel représente alors à Timbouctou environ un mitkal d’or, c’est-à-dire près de 12 francs. Plus on s’avance vers le sud, plus naturellement le sel est cher.
Du reste, cette exigence n’était pas aussi effrontée que celle de quelques autres de ces gens, qui demandaient 14 mitkal par chameau. Aussi étais-je prêt à accepter l’offre des Tourmos, mais j’éprouvais quelques doutes à leur égard ; ils se déclarent vite résolus sur un point, et peu de temps après, sous l’influence d’une circonstance quelconque, ils changent d’avis.
Le 11 juillet le propriétaire des chameaux vint nous voir, pour s’assurer de l’importance de nos bagages, et nous conclûmes une convention d’après laquelle il nous conduirait avec cinq chameaux jusqu’à Bassikounnou pour le prix de vingt plaques de sel. Nous fîmes échanger par des amis ces dernières contre de l’argent ; un Tunisien, nommé Youssouf, nous fut très utile en cette circonstance ; il vit depuis longtemps ici et possède même une maison à Taoudeni.
Le 12 juillet nous avions enfin un fort orage avec une pluie violente, qui nous rafraîchit agréablement. Parmi les nombreux Touareg apparaissant ce jour-là, se trouvent aussi quelques femmes, qui m’apportent le plus jeune enfant d’eg-Fandagoumou, petit garçon âgé tout au plus de deux ans ; il est presque aveugle. Les maladies d’yeux paraissent réellement sévir d’une façon terrible sur ce peuple.
Mon malaise augmentait de nouveau et j’avais souvent des attaques de fièvre ; un changement d’air aussi fréquent que possible est le meilleur remède contre ces accès ; aussi, tout agréable que fut pour moi le séjour de Timbouctou, j’aurais pourtant préféré partir bientôt. Le 14 juillet, au milieu de la nuit on vint m’éveiller tout à coup : « Un serviteur d’Abadin el-Bakay était arrivé, me dit Hadj Ali et demandait sur l’heure six ou huit douros pour son maître. » Je ne pus me dispenser d’exprimer à Hadj Ali mes doutes sur la véracité de ce message, mais il s’emporta, montra le danger où nous nous trouvions si je ne cédais immédiatement au désir d’Abadin, etc. Je n’eus pas d’autre ressource que de sacrifier cinq douros ; je n’ai jamais recherché à quoi et comment ils avaient été employés. Mais je ne puis croire qu’un homme aussi distingué qu’Abadin ait pu commettre une telle inconvenance et m’ait fait réveiller au milieu de la nuit pour mendier un peu d’argent.
Abadin avait voulu du reste retourner dans le Moassina, où il avait des affaires pressantes, dès le jour qui suivit son arrivée à Timbouctou ; mais les Touareg cherchèrent à le retenir, et déclarèrent la route dangereuse, car depuis quelques jours ils étaient de nouveau en guerre avec les Foulani de là-bas.
J’achetai un âne pour le voyage, car je ne voulais pas user plus longtemps d’un chameau comme monture ; j’en eus un pour le prix assez élevé de 29000 kaouris. J’avais troqué de l’argent la veille contre une quantité de ces coquilles, chez un Juif habitant Timbouctou, qui m’en avait donné 5000 pour un douro d’Espagne ; mais c’était une exception ; plus tard je n’en reçus que 4500, et, plus loin vers le sud, encore moins. Les ânes sont très beaux à Timbouctou ; grands, de couleur isabelle, avec une raie bai brun sur l’arête du dos ; ils sont en même temps très durs à la fatigue, peu exigeants pour leur nourriture : enfin, sous tous les rapports ils sont fort utiles.
Cependant les préparatifs du voyage suivaient leur cours ; j’achetai encore quelques pièces d’étoffe bleue, ainsi que des kaouris, et en outre un peu de riz et de couscous. Je n’avais plus besoin de grandes provisions, car nous allions traverser des pays plus peuplés que ceux parcourus jusque-là ; de même, un aussi grand nombre d’outres ne nous était plus nécessaire. Le départ dut être retardé, car les Tourmos voulaient d’abord prendre des renseignements sur la sécurité du chemin. Notre but le plus proche est le pays de Ras el-Ma ; tout y est tranquille, car les Tourmos et d’autres tribus arabes y ont dressé leurs douars ; mais au delà le pays, généralement inhabité, est parcouru par les Oulad el-Alouch, tribu qui a une très fâcheuse réputation à cause de ses brigandages.
L’empressement était toujours considérable auprès de Hadj Ali ; il écrivait des amulettes destinées à être employées comme remèdes, et il recevait une quantité de présents des croyants. Il avait certainement réussi à jouer un rôle ; quant à savoir s’il aurait pu le soutenir longtemps, c’était une autre affaire ; finalement, il préféra se contenter d’un succès momentané et ne pas accepter la situation de sultan du Moassina, ou quelque autre semblable, dont on lui avait parlé, en partant avec moi pour le Sénégal.
Les environs de Timbouctou, surtout vers l’est, sont fortement peuplés, et de nombreuses tribus arabes, faisant partie de la grande tribu des Berabich, y ont leurs douars. On me nomma les suivantes : el-Nasra, Oulad bou Hanta, Touachi, Dourchan, Is, Tachouot, Rhegar, Yataz, Eskakna, Mouchila, Oulad Bat, Itanali. Puis viennent les Touareg, dont le pays s’étend au loin vers l’est et le nord-est, tandis qu’ils n’apparaissent pas à l’ouest et au sud de Timbouctou. Malheureusement je ne pus faire aucune excursion dans les environs, car je souffrais trop souvent de la fièvre. En outre, mes gens regardaient une sortie de la ville comme trop dangereuse dans les circonstances présentes. Je me serais très volontiers rendu à l’invitation du cheikh touareg eg-Fandagoumou, tandis que j’aurais réfléchi à deux fois avant d’aller dans le Moassina chez les Foulani. Leur intolérance religieuse est redoutable au plus haut point pour les Infidèles, et Barth redoutait déjà de ce côté son plus grand danger. Pour s’expliquer la réserve excessive d’Abadin envers moi, il suffit de songer à son intimité avec quelques cheikhs des Foulani ; afin de n’être pas obligé de rien faire contre moi, et de ne me rendre en même temps aucune politesse, il quitta rapidement la ville, de sorte que je ne le vis qu’une fois. J’eus l’impression qu’il voulait maintenir la bonne renommée dont son père avait joui comme protecteur de Barth, en ne se livrant contre moi à aucun acte d’hostilité ; d’un autre côté, ses principes religieux ne lui permettant pas de s’occuper efficacement de ma personne, il préféra me laisser au kahia et n’exercer aucune influence sur mon voyage.
A Timbouctou on est en général très bien informé de tout ce qui se passe en Europe. On connaissait les résultats de la dernière campagne turco-russe ; on parlait encore beaucoup de la grande guerre franco-allemande, que l’on avait suivie avec un intérêt particulier, car on craint toujours une conquête des Français ; il était même question du chemin de fer Transsaharien, quoique bien peu eussent une idée vague de ce qu’est une voie ferrée. Mais les relations constantes de Timbouctou avec les habitants arabes des pays méditerranéens ont pour résultat que l’on y reçoit très vite, sans journaux et sans télégraphe, toutes les nouvelles. Elles se propagent avec une rapidité extrême et l’on connaissait à Timbouctou mon plan d’y aller par le Maroc avant que j’eusse franchi la chaîne de l’Atlas. Les émigrations fréquentes et les voyages nombreux des Arabes font que les faits nouveaux se répandent rapidement ; partout où deux hommes se rencontrent, ils se racontent les événements les plus récents et les plus importants, qui sont ainsi portés plus loin. Il est facile de comprendre que de faux bruits soient souvent propagés ainsi ; en raison de la tendance des Arabes à exagérer, on ne doit croire qu’avec circonspection ce qu’ils disent.
CHAPITRE V
SÉJOUR A TIMBOUCTOU (fin).
Situation de la ville. — Climat malsain. — Manque d’arbres aux environs. — Orages et ouragans. — Eau potable. — Mode de construction de la ville. — Nombre des habitants. — Quartiers. — Mosquées. — Écoles. — Population. — Affaires commerciales. — Objets en cuir de Oualata. — Il n’y a pas d’industrie à Timbouctou. — L’or. — Vêtements brodés. — Sel. — Noix de kola. — Coquilles de cauris. — Marchandises mises en vente. — Marchandises européennes. — Exportation. — Avenir du commerce. — Résumé historique.
Situation et climat ; la ville. — Timbouctou est à environ 15 kilomètres au nord de la rive gauche du Niger, peu au-dessus de son niveau moyen, à une altitude de 245 mètres. Il n’y a pas d’observations astronomiques qui donnent la situation exacte de la ville, mais les données calculées par Petermann et Jomard, 17° 37′ de latitude nord (ou 17° 50′) et 3° 5′ de longitude ouest de Greenwich (ou 3° 40′), ne peuvent différer beaucoup de la réalité. La méfiance des habitants rend extrêmement difficiles les observations pour la détermination des lieux dans ces pays : ils ne voient que trop facilement dans tout étranger un espion d’une puissance quelconque qui veut étendre ses conquêtes jusque-là, et les progrès des Français dans le nord de l’Afrique aussi bien qu’au Sénégal sont suivis avec soin à Timbouctou.
On ne peut dire que le climat de cette ville soit bon pour les Européens : Barth et moi, nous y souffrîmes souvent d’accès de fièvre. Il n’y a ni places publiques, ni jardins, ni verdure en général ; Barth raconte que de son temps on ne pouvait y voir que quatre ou cinq misérables exemplaires d’un arbre, le Balanites Ægyptiacus ; je n’en vis aucun, et ce n’est qu’en dehors de la ville, près des dayas situées au nord-ouest, qu’il est encore demeuré quelques mimosas et des palmiers. On dit qu’avant la conquête du Sonrhay par les Marocains il y avait beaucoup d’arbres à Timbouctou, mais à cette époque tout a été coupé pour servir à la construction de bateaux.
Les vents chauds du sud sont ici très fréquents, et en certaines saisons, surtout entre juillet et septembre, les orages violents joints à des ouragans ne sont pas rares. Il est évident que les pluies doivent y être abondantes, car on a non seulement creusé au milieu des rues des rigoles d’écoulement, mais encore pourvu les toits de la plupart des maisons de gouttières en terre cuite qui s’avancent assez loin dans la rue, pour que l’eau ne reste pas sur les toits plats et ne dégrade pas les murs d’argile.
L’eau potable est tirée de quelques puits et des dayas, larges étangs peu profonds, dont quelques-uns renferment de l’eau en permanence ; dans les crues ils sont même directement reliés au Niger : surtout au sud de la ville, beaucoup de ces étangs n’ont de l’eau que pendant une partie de l’année. Barth raconte que, le 25 décembre 1853, ils furent remplis par le Niger, ce qui, dit-on, n’arrive que tous les trois ans ; à la suite de cette crue, presque tout le terrain de Timbouctou à Kabara fut inondé, et de petits bateaux purent arriver jusqu’auprès de la ville. Quand on la visite à pareille époque, on croit qu’il existe autour d’elle de nombreuses petites rivières, se réunissant au Niger ; en réalité, elles sont formées uniquement par l’eau du fleuve, qui pénètre dans le pays et se retire ou se dessèche après la crue. Cette masse d’eaux stagnantes n’est naturellement pas de nature à faire de Timbouctou une ville salubre, et à la suite de leur disparition progressive il se produit des fièvres dont souffrent même les indigènes.
La ville forme aujourd’hui un triangle, dont la pointe est tournée vers le nord. Lorsqu’on arrive, comme je le fis, par cette direction, on franchit une zone couverte de ruines d’antiques constructions, de décombres, etc., large de plusieurs milliers de pas, et qui pourrait bien prouver que jadis la ville était située plus au nord ; à gauche, on voit le tombeau de Faki Mahmoud, qui était alors, dit-on, au milieu des maisons. Il est évident que la ville n’est plus le moins du monde aujourd’hui ce qu’elle était au temps de la splendeur de l’empire du Sonrhay.
Comme je l’ai dit, Timbouctou est une ville ouverte, car les Foulani ont détruit les murs qui l’environnaient, au moment de leur entrée, en 1826 : une ceinture de huttes rondes existe sur une partie de sa circonférence. Ces paillotes sont habitées par des Nègres et, en les dépassant, on arrive dans les rues (tidjeraten) de la ville. Les maisons d’argile sont assez semblables à celle que j’habitais et dont j’ai parlé ; leur état d’entretien est fort bon.
Barth donne pour Timbouctou le chiffre de 950 maisons et de plusieurs centaines de paillotes, et estime à 13000 le nombre des habitants. Depuis, la ville ne doit pas s’être accrue de beaucoup, et pourtant, d’après la vie qui y régnait, je porterais plutôt ce nombre à environ 20000. Il est vrai qu’un grand nombre de Touareg et de Foulani étaient présents, tandis qu’il s’y trouvait peu de marchands étrangers venus du nord. Mon compagnon Hadj Ali prétend avoir lu que la ville possède 3500 maisons : il n’admet pas qu’il s’agisse là de l’ancien Timbouctou.
La partie sud, la plus large, est la plus peuplée. Le terrain sur lequel repose la ville n’est pas complètement plat, mais a une profonde dépression dans sa partie nord ; le quartier Baguindi qui s’y trouve est sans doute celui qui fut inondé en 1640 par la grande crue du Niger.
La ville est partagée en sept quartiers[11] : 1o Sanegoungou, la partie sud-est de la ville ; c’est en même temps la plus belle, habitée surtout par les négociants de Rhadamès ; 2o le quartier Youbou, avec la place du marché Youbou et une mosquée, à l’ouest du précédent quartier ; 3o au dernier se relie, vers l’ouest, le quartier Sanguereber (ou Djinguere), ainsi nommé d’après la grande mosquée de ce nom ; 4o au nord du quartier Sanegoungou est le quartier Sarakaïna ; c’est là que demeurait du temps de Barth le cheikh el-Bakay ; son fils Abadin y habite aussi, quand il vient à Timbouctou ; le kahia y vit de même, et j’y fus logé ; 5o au nord se trouve le quartier Youbou-Kaïna, avec le marché à la viande ; 6o le quartier Baguindi, dont j’ai parlé ; 7o le quartier Sankoré, que je traversai d’abord, forme la partie nord de la ville, qui passe pour la plus ancienne, habitée surtout par des Nègres du Sonrhay.
Les seuls bâtiments publics sont les mosquées. Caillé dit qu’il y en a sept ; Barth rapporte que de son temps il n’en existait que trois grandes : 1o la « Grande Mosquée », Djinguere-Ber, en arabe Djema el-Kebira, fondée en l’année 1327 par le roi du Mellé, Mansa Mouça ; 2o la mosquée de Sankoré, dans le quartier du même nom, « Ville des nobles, des blancs » ; cette mosquée, qui, dit-on, a été bâtie aux frais d’une femme riche, est divisée en cinq nefs et est longue de 120 pieds sur une largeur de 80 ; 3o la mosquée de Sidi-Yahia. Les autres mosquées portent les noms de Sidi-Hadj-Mouhammed, Msid Belal et Sidi-el-Bami. Depuis ce temps les négociants arrivant de Fez ou en général du Maroc, et surtout la famille des Rami, dont j’ai parlé, ont élevé une nouvelle grande mosquée, que d’ailleurs je n’ai pas vue.
Parmi ces mosquées, la « Grande », Djinguere-Ber, est un très beau monument. Ainsi que Barth le fait remarquer avec raison, ce bâtiment important n’a pas dû être construit sur l’extrême périphérie de la ville, là même où se trouvaient encore, il y a peu de temps, les murailles de l’ouest, mais évidemment vers le centre. Aujourd’hui il est complètement en dehors de Timbouctou, qui a dû avoir autrefois une étendue beaucoup grande vers l’ouest et le nord, et qui était alors au moins une fois plus considérable qu’aujourd’hui.
Naturellement, jamais un étranger n’a encore pénétré dans cette mosquée (probablement à l’exception de Caillé). C’est un bâtiment fort étendu, avec une cour très vaste où se trouve une grande tour de forme carrée, comme au Maroc : elle est bâtie non en briques, mais en argile, et va par suite en se rétrécissant un peu vers le haut, où elle se termine par une petite plate-forme carrée. D’ailleurs on ne peut, avec de pareils matériaux, élever des tours bien hautes. La partie principale de la mosquée renferme neuf vaisseaux de différentes grandeurs et d’architecture diverse ; la moitié occidentale, à trois nefs, est la plus ancienne et date probablement du temps de Mansa Mouça, le roi du Mellé, comme on peut le déduire d’une inscription à peine visible. La longueur du bâtiment est de 262 pieds et la largeur de 194.
Il n’y a plus rien à voir de l’ancien palais des rois du Sonrhay, ainsi que de la citadelle. Barth pense que le vieux palais royal Ma-dougou se trouvait à l’endroit où est aujourd’hui le marché à la viande, tandis que la citadelle a dû être construite plus tard dans le quartier de Sanegoungou.
Les nombreuses conquêtes de la ville par divers peuples ont fait beaucoup de ruines ; aujourd’hui Timbouctou est complètement ouverte, sans kasba, sans murs, et chacun peut y entrer à sa guise ; les habitants en sont réduits à une attitude toute passive et payent tribut tantôt aux Foulani, tantôt aux Touareg, selon que l’un de ces peuples est le plus fort.
Des écoles sont adjointes aux mosquées, et l’on y voit également des collections de manuscrits, parmi lesquels on trouverait peut-être encore des documents intéressants pour l’histoire du pays, quoique Barth en ait déjà rassemblé et publié la majeure partie.
Bien que Timbouctou ne soit plus un grand centre d’érudition, la population est instruite, c’est-à-dire que la majorité des habitants peuvent lire et écrire et savent par cœur une bonne partie du Coran, sur lequel ils sont aptes à discuter. Il y a quelques hommes qui ont une réputation d’érudition particulière ; l’un d’eux était notre hôte. Hadj Ali reçut de lui un traité sur des questions de droit, et promit de le faire imprimer au Caire ! Si j’en avais eu les moyens, j’aurais peut-être pu acquérir différents manuscrits ; mais, dans les circonstances où je me trouvais, il me fallait songer à continuer mon voyage et je ne pouvais me livrer à des dépenses de ce genre. Comme je l’ai dit, le jeune cheikh Abadin passe pour être particulièrement lettré.
La population de Timbouctou n’est pas homogène, et comprend les éléments les plus divers. Les Arabes marocains en constituent les meilleurs et les plus essentiels ; ils sont en grande partie de couleur foncée, par suite de mariages, continués pendant des siècles, avec des Négresses ; mais quelques-uns sont encore de teint aussi clair que les Maures de Fez et de Marrakech. Au contraire, les femmes blanches sont très rares, et, quand ce sont de vraies Mauresques, elles restent invisibles pour tout le monde. De nombreux descendants des anciens Nègres sonrhay vivent encore dans la ville, ainsi qu’une foule d’esclaves des parties les plus écartées du Soudan. Nègres Ouangaraoua (Mandingo), Assouanik-Foulbé, Touareg, gens du Bornou et du Sokoto, Arabes des tribus du Sahara occidental, d’Algérie, de Tunisie ou de Tripoli, Nègres des pays bambara, fouta : à l’arrivée des caravanes on y rencontre des gens de toutes ces provenances. Timbouctou n’est réellement qu’un grand marché, un point de réunion de négociants, qui y échangent les produits du nord contre ceux du sud. Elle n’appartient à aucune puissance, car on ne peut l’attribuer au Moassina, le grand État foulbé. C’est un entrepôt de marchandises ; Touareg et Foulani se disputent constamment le droit d’y prélever des impôts, sans gouverner la ville. Celle-ci est administrée par le kahia seulement, qu’on ne peut considérer que comme un maire. Aussi longtemps que durera cet état de choses, Timbouctou ne pourra prospérer.
Le manque de citadelle, de murailles et de garnison a pour résultat que la ville ne peut être considérée comme la puissante capitale d’un empire, et que sa population doit se soumettre au plus puissant du jour.
Quelques familles de Juifs espagnols ont depuis longtemps le droit de faire ici du commerce ; parmi les plus connues est celle du rabbin Mardochai, qui à différentes reprises y a acquis une fortune et l’a perdue chaque fois. En ce moment plusieurs familles juives de l’oued Noun ont acheté le droit d’habiter et de commercer à Timbouctou. Il va sans dire qu’elles sont complètement sous la dépendance du kahia et du cheikh Abadin, qui leur imposent des contributions à leur fantaisie et font étroitement surveiller leurs affaires.
Le commerce à Timbouctou. — Comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, au point de vue commercial cette ville ne peut être considérée que comme un entrepôt : ce n’est point un lieu de production ou de fabrication, mais un intermédiaire qui permet l’échange ou la vente de certaines marchandises pour des pays déterminés. Oualata était et est encore une importante ville industrielle, et les jolis objets en cuir, remarquables par leur originalité, que l’on trouve à Timbouctou, ne sont fabriqués dans cette dernière ville que pour une très faible partie. Parmi ces objets, les biout, petites poches à tabac et à amadou, ont surtout une forme particulière : on les porte attachées au cou par un long cordon de cuir. Ces poches, composées de trois, quatre ou cinq petits sacs, sont souvent ornées de broderies du plus ravissant travail. Les sacs en cuir, fabriqués de toutes dimensions et en grandes masses, les étuis de fusils et les espèces de coussins en cuir que l’on remplit de sable et qui servent d’oreillers ou de coussins d’appui pour les bras, ont la même origine. Ce sont là des travaux tout particuliers, fabriqués avec un cuir de mouton ou de chèvre très bien tanné, et qui vient, en grande partie, des différentes villes du Moassina placées sur le Niger.
Quelques forgerons trouvent à vivre dans Timbouctou, en fabriquant ou en réparant des chaînes, etc., mais, là non plus, il ne peut être question d’industrie. Tout ce dont on a besoin vient du dehors, surtout du sud, et le maintien de la circulation entre Timbouctou et les localités industrielles du Sokoto, du Haoussa et du Moassina est de la plus grande importance pour la ville.
Les Touareg, surtout les femmes, fabriquent également des objets en cuir ; les grands et beaux chapeaux de paille, d’un travail solide, la poterie, les vêtements, etc., viennent presque tous du sud ; les pantoufles de cuir et les fusils, du Maroc. Comme ville industrielle, Timbouctou est donc sans aucune importance et, sous ce rapport, bien au-dessous des villes du Haoussa et du Sokoto.
Timbouctou était jadis un grand marché pour le commerce de l’or, mais il a beaucoup diminué. Ce métal vient des pays du Bambouk et du Bouré, connus de toute antiquité pour leur richesse aurifère ; déjà du temps de Barth l’or du Ouangaraoua allait surtout dans les ports de l’Atlantique : aujourd’hui c’est le cas même pour celui du Bouré et du Bambouk, dont les habitants trouvent un débouché plus facile à Ndar (Saint-Louis). La conséquence de cet état de choses a été la hausse considérable du prix de l’or à Timbouctou. Le mitkal de ce métal sert dans les transactions ; ce n’est pas une monnaie frappée, mais une unité de poids, pesant environ 4 grammes. Du reste, sa valeur diffère selon les villes. Barth donne, comme taux du mitkal d’or, des chiffres d’après lesquels je vois que, dans les vingt-sept ans qui se sont écoulés depuis le séjour à Timbouctou de ce célèbre et heureux voyageur, il y a eu des fluctuations importantes dans les prix de cette unité. D’après Barth le mitkal de Timbouctou aurait le poids de 96 grains de blé et la valeur de 3000 à 4000 cauris. D’après cela, le prix des coquilles de cauris doit avoir beaucoup baissé, et celui de l’or a dû s’élever dans d’énormes proportions. A Timbouctou je payai de 10 à 12 francs le mitkal d’or, c’est-à-dire plus de 2 douros d’Espagne ; pour 1 seul douro je reçus plus de 4000 cauris. A Araouan le mitkal vaut de 8 à 10 francs ; à Saint-Louis, au contraire, sa valeur courante est de 14 à 15 francs.
L’or circule à Timbouctou presque exclusivement sous forme d’anneaux, ou de feuilles minces, qui servent aussi de bijoux aux femmes ; il est plus rarement en grains ou en poussière.
L’exportation de l’or des districts aurifères par Timbouctou ou Araouan vers les pays mahométans est aujourd’hui peu considérable ; la plus grande partie va probablement à Mogador : il est impossible de donner des chiffres pour cette exportation.
Un article aussi important pour le commerce que pour le change est formé par les grandes et larges chemises bleues, garnies de broderies de soie très originales, les épaisses couvertures teintes en bleu pâle, d’un travail également très beau, les pantalons d’étoffe bleue à parements brodés, etc. Tous ces articles viennent en grande partie de Sansandig et des autres villes du Niger. L’étoffe, tissée en petites bandes teintes de couleur bleu indigo, que l’on coud ensuite ensemble, est excellente ; malheureusement le misérable article de provenance anglaise, de prix beaucoup moindre, tend de plus en plus à prendre le dessus et à remplacer les articles indigènes, meilleurs, mais plus chers.
Ces chemises larges, garnies de broderies de soie, sont répandues dans tout le Soudan occidental et estimées ; on les trouve même dans les pays au sud de l’Atlas, dont les habitants entretiennent des relations avec Timbouctou. Dans cette dernière ville on n’en fabrique que pour l’usage local.
Le commerce du sel est fort important à Timbouctou, et le nombre des chameaux qui y arrivent de Taoudeni, avec une charge de quatre plaques chacun, s’élève, dans le cours d’une année, à plusieurs milliers. Comme je l’ai dit, ces plaques (rouss, singulier râss) sont d’environ 1 mètre de long et du poids moyen de 27 kilogrammes. Du temps de Barth, où le commerce semble avoir été peu prospère, le prix de la plaque de sel devait être de même fort bas, car il dit que le râss oscille entre 3000 et 6000 cauris. Aujourd’hui on le paye de 8000 à 9000 cauris ou environ 1 mitkal d’or ; mais, comme pendant le séjour de Barth l’or était également moins cher, et que 1 mitkal ne valait guère que 3000 à 4000 coquillages (c’est-à-dire la valeur actuelle de 1 douro d’Espagne), il n’y a pas de différence essentielle entre les prix d’alors et ceux d’aujourd’hui. Ce commerce de sel a une grande importance dans le Sahara occidental, car le Soudan, très vaste et très peuplé, mais fort pauvre en sel, offre un bon débouché de cette denrée.
Les salines de Taoudeni sont en exploitation depuis 1596 ; auparavant on exploitait un peu au nord celles de Teghasa : elles ont dû l’être avant le onzième siècle.
Un important article de commerce à Timbouctou est aussi la noix de kola, qui vient en grande partie des régions situées à l’intérieur des côtes de Sierra Leone, de même que du nord de l’empire des Achantis, quoique la zone d’extension de cet arbre soit très considérable. Barth rapporte que l’on distingue à Timbouctou les espèces de cette noix d’après la saison où on les recueille : les tino-ouro, les siga et les fara-fara. Dans les pays haoussa, surtout dans le Kano, ce commerce est beaucoup plus actif encore ; on y nomme ces fruits gouro, nom tout à fait analogue au mot sonrhay en usage à Timbouctou, tandis que tino est le nom d’un district.
Du temps de Barth, le prix d’une noix oscillait, d’après sa grosseur et sa qualité, entre 10 et 100 coquilles ; je ne me souviens pas de les avoir payées moins de 100 cauris.
Cette noix rouge pâle, à saveur amère, assez agréable, constitue un article de luxe, mais qui joue dans le commerce un rôle très important et occasionne un mouvement actif de marchandises. En raison du manque de thé et de café en ces pays et du besoin que l’on y éprouve d’aliments excitants, beaucoup de millions de noix sont mises chaque année dans le commerce et représentent, grâce à leur prix relativement élevé, une somme importante pour leurs producteurs, en même temps qu’elles sont l’origine de gains considérables pour les marchands ; car leur prix d’achat dans le pays de production et les prix de vente dans Kano, Sokoto, Timbouctou et les autres villes diffèrent notablement.
Le Bulletin de la Société de Géographie de Marseille a publié il y a peu de temps une étude fort intéressante, avec des dessins à l’appui, de M. Édouard Heckel, au sujet de cette noix de kola, qui joue un si grand rôle au Soudan. La véritable noix de kola ou de gouro (il y a encore d’autres noms chez les différentes races nègres) est le fruit d’un bel arbre, haut de 10 à 12 mètres, le Sterculia (Cola) acuminata, qui, extérieurement, a un peu d’analogie avec notre châtaignier. Il pousse dans toute l’Afrique occidentale, de la latitude de Sierra Leone à l’embouchure du Congo ; vers l’intérieur, sa zone d’extension ne paraît pas dépasser de 150 à 200 milles anglais, en partant des côtes. Jusqu’ici on croyait cet arbre inconnu dans l’Afrique orientale, mais Schweinfurth cite également une Sterculia.
Il a été importé dans le centre et le nord de l’Amérique, et les Anglais l’ont beaucoup planté dans l’Inde. Il croît surtout facilement sous les climats côtiers chauds et humides, dans des pays élevés de moins de 200 à 300 mètres au-dessus de la mer ; à l’âge de dix ans il donne une récolte extrêmement riche, environ 120 livres anglaises, et, comme il fleurit deux fois par an, il arrive qu’il porte en même temps des fleurs et des fruits. Ces derniers consistent en une cosse orangée de 10 centimètres de diamètre, partagée en cinq ou six cellules, dont chacune contient de cinq à quinze noix de kola. On les enveloppe dans des feuilles, pour qu’elles ne se dessèchent pas trop vite, et elles peuvent alors être transportées au loin ; ces feuilles doivent être maintenues un peu humides. On les achète dans cet état en grandes masses, que l’on envoie dans l’intérieur du pays, jusqu’au Bornou, au Sokoto et à Timbouctou, et même de là dans le nord de l’Afrique. Cette partie du monde est le principal pays de consommation de ce fruit, mais en outre on en expédie, chaque année, des quantités importantes au Brésil, où les Nègres africains les achètent avec avidité ; c’est surtout par les ports de Porto Novo (Dahomey) et Ambrizette (au sud de l’embouchure du Congo) que les noix de kola sont exportées.
Sierra Leone est la place principale de ce commerce : on y achète les noix au poids ; 45 kilogrammes sont vendus de 50 à 150 francs, suivant la saison et la demande.
Au début de ce siècle elles étaient beaucoup plus chères et plus rares ; les chefs et les prêtres seuls pouvaient en manger. Les noix fraîches apportées de Sierra Leone à Gorée y ont déjà une valeur supérieure de 50 pour 100 : à l’intérieur et surtout dans les pays du Niger, leur prix s’élève très considérablement.
Cette noix rouge pâle et à saveur amère remplace dans ces pays le thé, le café et le cacao ; de même que ces aliments sont devenus un besoin pour d’autres peuples, de même l’habitude de mâcher des noix de kola est généralement répandue au Soudan. C’est un présent habituel quand on fait des visites ou quand on en reçoit, et une sorte de marque d’amitié, analogue à l’offre d’une prise de tabac chez nous. Quand on arrive dans un endroit, si les habitants se laissent entraîner à une conversation où des noix de kola sont offertes, on peut être relativement assuré de leurs bonnes dispositions. Chez les peuples de l’intérieur de l’Afrique, la noix de kola sert de symbole pour les traités, les mariages, les déclarations de guerre, l’administration de la justice.
A l’état sec, la noix est aussi mise en poudre et, vendue sous cette forme, mélangée avec différentes substances. Souvent la kola est simplement mâchée, comme le tabac chez nos matelots, sans être avalée. La kola a certainement, en raison de sa saveur amère, un effet utile sur l’économie ; la caféine et la théobromine qu’elle contient en font un excitant, et, après qu’on en a mâché, les mets les plus fades prennent un certain goût. Non seulement les indigènes, mais aussi beaucoup d’Européens vivant dans ces pays en consomment ; nous nous y étions tous habitués à Timbouctou. Pour des gens qui font de longs voyages dans des pays peu ou point peuplés, la noix de kola est fort précieuse, car elle rassasie, c’est-à-dire qu’elle rend moins pressant le sentiment de la faim. En outre, comme les Nègres le savent fort bien, elle constitue un bon remède contre la dysenterie et un aliment que l’estomac supporte toujours parfaitement. Enfin, la croyance aux effets aphrodisiaques de cette noix est également répandue chez les Mahométans et chez les Nègres.
A côté de la véritable kola il y a encore une « fausse kola » ou une kola amère, qui provient d’un autre arbre, la Garcinia Kola ; ce végétal se présente sur les mêmes points que la Sterculia, et ses fruits sont aussi en usage, quoiqu’ils ne renferment ni caféine ni théobromine. On se borne à les mâcher, mais on ne les mange jamais avec du lait, ainsi qu’on le fait pour les vraies noix de kola ; leur goût est analogue à celui du café vert et amer. On prétend qu’elles constituent un bon remède contre les refroidissements.
En tout cas, la noix de kola joue en Afrique un rôle tout à fait extraordinaire, et la valeur de ces fruits récoltés et vendus tous les ans est très importante.
Quoique cette noix soit en usage dans les pays des Noirs probablement depuis un temps immémorial, elle était jusque dans ces dernières années peu connue en Europe ; sa composition chimique toute particulière, ses effets ainsi que la faveur dont elle jouit, et qui en sont la conséquence, ont été tout récemment expliqués.
Longtemps on a désigné l’arbre qui la produit sous le nom de « café du Soudan » ; mais c’est une erreur. Le « café du Soudan » est le fruit de l’Inga biglobosa, légumineuse africaine dont la semence rôtie est employée en guise de café : autrefois on la croyait identique avec la kola.
A Timbouctou on se sert comme monnaie divisionnaire, je l’ai dit plusieurs fois, des coquilles de cauris, dont la valeur varie souvent, ainsi qu’il arrive d’ailleurs pour tous les articles commerciaux. La saison, la situation politique, les circonstances atmosphériques, et en général une foule de motifs déterminent le prix des marchandises, et le négociant qui vient du sud ou du nord ne peut jamais le fixer à l’avance.
Barth rapporte que 3000 cauris correspondent à 1 douro d’Espagne ; j’en reçus davantage à Timbouctou : d’ordinaire 4500 (une fois, par exception, 5000 d’un Juif) ; plus loin, la valeur monta jusqu’à 3000 par douro.
Sur le marché, et en général pour tout le petit commerce, on ne compte que par cauris, et même des objets plus importants, valant de 40000 à 50000 cauris, sont encore vendus de cette manière quelque peu embarrassante. Les coquillages sont, en effet, non pas pesés, mesurés ou enfilés dans des cordons, mais comptés un à un ; il est vrai que les gens du pays ont pour cela une grande habitude, et opèrent avec beaucoup de sûreté ; mais un pareil mode de payement n’est possible que dans des pays où l’on ignore le prix du temps.
En présence de l’importance colossale que les coquilles de cauris ont en Afrique, aussi bien comme monnaies que comme ornements, quelques renseignements sur leur origine et sur leur importation dans ces pays pourront utilement trouver place ici.
La coquille de cauri[12] (Cypræa moneta) forme déjà depuis longtemps l’objet du commerce européen et surtout des échanges des négociants anglais avec les Nègres de l’Afrique occidentale, et particulièrement avec ceux du pays de Lagos. Vers 1840, quelques marchands de Hambourg saisirent cette occasion et envoyèrent, à titre d’essai, de petits bâtiments à voile aux Maldives, l’endroit où l’on récolte surtout ces coquilles. On achetait alors les 100 livres de cauris des Maldives, à peu près de 45000 à 48000 coquilles, pour 8 à 9 dollars ; tandis que ceux de la côte de Zanzibar, de taille un peu plus grande (Cypræa annulus), se vendaient par 100 livres (18000 à 20000 coquilles) au prix peu élevé de trois quarts de dollar. On employait alors la plus forte espèce comme pierre à chaux.
L’armateur hambourgeois Hertz, qui commença à cette époque ce genre de commerce, vendit sur la côte occidentale d’Afrique le quintal de cauris des Maldives 18 dollars, et celui de Zanzibar de 8 à 9 dollars ; ces derniers cauris rapportaient donc un plus grand bénéfice. A la suite de ce premier envoi, les négociants de Hambourg se bornèrent au transport des coquilles de Zanzibar, quoiqu’elles fussent moins volontiers acceptées sur la côte occidentale. Au Soudan on les compte ; leur valeur tient donc à leur nombre, et une charge de petits cauris contient plus d’exemplaires que le même volume en coquilles de Zanzibar. Ce commerce prit un nouvel essor lorsqu’ils furent introduits dans le Bornou comme monnaie divisionnaire, et cela sur l’avis de Hadj Bechir, conseiller du cheikh Omar, connu par les récits de Barth. Jusque-là les bandes de cotonnades longues de trois à quatre mètres et larges de cinq à six centimètres avaient remplacé dans le Bornou la monnaie jadis en usage, le rotl, unité de poids de cuivre. Le cheikh Omar introduisit dans le pays comme monnaie officielle le douro d’Espagne et le thaler de Marie-Thérèse, qui y avaient déjà cours ; au contraire, les cauris servirent de monnaie divisionnaire. La fraction de thaler comptant 32 cauris fut nommée rotl, en souvenir de l’ancienne pièce de cuivre, et son cours fut réglé de temps en temps. Quand Nachtigal, auquel nous devons ces renseignements, était au Bornou, 1 thaler y valait à peu près de 120 à 130 rotl de 32 cauris, c’est-à-dire environ 4000 cauris. Cette valeur est à peu près celle de ces coquillages dans les pays que j’ai parcourus.
Au bout d’un certain temps, le transport des cauris sur la côte occidentale prit de telles proportions, qu’ils y perdirent toute valeur, et en 1859 la maison Hertz fermait sa factorerie de Zanzibar.
Depuis quelques années, la demande de ces coquillages est redevenue active ; les guerres fréquentes au Soudan et les destructions de localités qui en ont résulté, ainsi que la fragilité naturelle des cauris, ont fortement diminué la quantité des coquillages en circulation.
La zone d’extension de ceux employés comme monnaie s’étend du lac Tchad à l’est au pays des Mandingo à l’ouest, et de Timbouctou au nord jusqu’à l’embouchure du Niger au sud ; le royaume des Achantis était exclu de cette zone, au moins jusqu’à la dernière guerre avec l’Angleterre. C’est donc en général dans l’immense bassin du Niger, y compris le Bénoué, que cette monnaie est répandue ; au contraire, comme objet d’ornement, sa zone d’extension est beaucoup plus considérable, et une grande partie des peuplades nègres emploient ces coquillages de cette façon.
Dans le Kouka on prend toujours pour compter, d’après Nachtigal, quatre coquilles à la fois, de sorte qu’avec huit poignées le rotl est complet ; comme je l’ai dit, à Timbouctou on les compte cinq par cinq ; quelquefois aussi on emploie la méthode en usage plus au sud, notamment au Ségou, et que Mage décrit en détail, après le long séjour qu’il a fait dans ces contrées. Dans le Ségou, le Moassina et au nord jusqu’à Timbouctou, on fait du nombre 16 fois 5 coquilles une sorte d’unité, qu’on évalue non pas à 80, mais à 100. On obtient ainsi :
| 16 | × | 5 | = | 100 |
| 10 | × | 100 | = | 1000 |
| 10 | × | 1000 | = | 10000 |
| et 8 | × | 10000 | = | 100000 |
De cette manière on a en réalité :
| Au lieu de | 100000, | seulement | 64000 | (oginaje temedere) ; |
| — | 10000, | — | 8000 | (oginaje sapo) ; |
| — | 1000, | — | 800 | (gine oginaje) ; |
| — | 100, | — | 80 | (debe). |
L’emploi des cauris comme monnaie est fort ancien. On sait que des coquilles de ce genre ont été retirées des anciennes tombes et des stations préhistoriques de Suède, ou de celles qui sont attribuées aux Anglo-Saxons, ainsi que des tombes païennes de Lithuanie. Chez les anciens écrivains arabes, les cauris sont cités comme monnaies ; quand les Portugais découvrirent et conquirent l’Afrique occidentale, ils les y trouvèrent déjà répandus.
Jadis ils étaient également en usage pour les échanges dans l’Inde, dans le royaume de Siam et aux Philippines. Cette jolie coquille, que l’on nomme aussi « petite tête de serpent » ou « de vipère », est encore plus répandue comme objet d’ornement. Même en Allemagne elle servait à garnir les brides des chevaux, etc. Nulle part pourtant cette coquille n’est autant en usage et n’est apportée en masses aussi considérables qu’en Afrique ; Timbouctou est le point le plus élevé vers le nord de son immense zone d’extension ; les Arabes, qui y ont trouvé les cauris en usage dès leur arrivée, ont dû les accepter, au moins pour le petit commerce. Ces coquillages n’ont jamais trouvé accès comme moyen monétaire dans les oasis du désert et les États du nord de l’Afrique.
A Timbouctou et dans ses environs immédiats on ne peut cultiver aucun produit des champs ou du jardinage, et tout arrive du dehors sur le marché. Parmi les produits alimentaires, les plus importants sont naturellement les grains : j’ai remarqué surtout le froment et le sorgho (millet), qui sont employés à la préparation du pain et du couscous ; puis vient le riz, cultivé au Soudan en grandes quantités, de même que le maïs. On met également en vente du beurre végétal (boulanga), que la population pauvre emploie au lieu de beurre animal, tandis que le reste des habitants s’en sert pour l’éclairage. Au marché on trouve encore des épices, telles que diverses espèces de poivre, de piment, etc., ainsi que des oignons, des fruits et des légumes ; la viande est vendue sur une place spéciale, comme le poisson à demi pourri du Niger. Les pigeons, qui sont ici en masses ainsi que les poulets, forment encore un important article du marché.
Parmi les marchandises importées d’Europe, qui viennent du nord avec les caravanes, les plus importantes sont les draps et les cotonnades bleues, puis le thé vert de Chine, le sucre et les bougies, les dattes et le tabac, ainsi que toute espèce de marchandises de petit volume. Chose bizarre : à Timbouctou comme au Maroc, les pierres précieuses sont très recherchées, quoique le commerce en soit fort limité, car il n’y circule pas assez d’argent pour qu’on puisse réellement vendre des pierres de prix.
Les routes de caravanes les plus importantes sont celles du Maroc et de Rhadamès. Par les premières on entend toutes celles qui viennent de l’oued Noun, de l’oued Sous, de Mogador, de l’oued Draa, du Tafilalet, etc., et sur lesquelles les marchandises sont ordinairement transportées avec l’aide des Tazzerkant. Les négociants de Rhadamès, qui jouent un rôle très important à Timbouctou, apportent toutes les marchandises d’Algérie, de Tunis et de Tripoli.
Il est impossible de déterminer le chiffre des chameaux et la quantité des marchandises arrivant tous les ans à Timbouctou par ces deux faisceaux de routes ; d’ordinaire un certain nombre de petites caravanes se réunissent en une grande, de manière à être plus en sécurité ; mais de faibles troupes de 50 à 60 chameaux n’en traversent pas moins le désert. Il est probable que par ces voies il n’arrive pas annuellement à Timbouctou au delà de 5000 charges de chameaux.
Le tabac et les dattes viennent spécialement du Touat ; Barth cite pour sa qualité le tabac de l’oued Noun ; cependant il semble que ce pays n’en produise plus beaucoup. A Timbouctou et plus loin dans le sud on fume généralement le tabac dans de petites pipes en bois, gracieusement incrustées d’anneaux d’argent, munies d’un bout en fer, et qui sont attachées au cou par un mince cordon de cuir ; un cure-pipe et une pincette pour placer sur le tabac un charbon ardent, tous deux en fer très élégamment travaillé, pendent également à ce cordon, tandis que le tabac, le briquet, la pierre à fusil et l’amadou sont placés dans les jolies petites poches en cuir dont j’ai parlé. Chez les Foulani, aux croyances strictes et aux mœurs ascétiques, le commerce du tabac est interdit : il ne peut être introduit qu’en contrebande.
Parmi les produits exportés de Timbouctou en Europe, les plus importants sont les plumes d’autruche, la gomme et un peu d’or ; la petite quantité d’ivoire qui en est expédiée reste au Maroc ; de même que les Nègres esclaves, encore exportés en assez grand nombre, se répartissent entre les États musulmans du nord de l’Afrique. La gomme et un peu de cire vont plus à Saint-Louis (Ndar) que vers le Maroc.
Si Timbouctou se retrouvait un jour sous l’influence d’un gouvernement puissant, elle prospérerait de nouveau, et les relations commerciales y seraient plus actives. En ce moment cette ville, dominée par tant de maîtres et pourtant sans chef, ne peut augmenter d’importance ; il semble que l’antique querelle entre Foulani et Touareg ne sera pas terminée avant qu’une troisième puissance, un peuple d’Europe, vienne s’immiscer dans leurs luttes. Il faudra, il est vrai, que ce peuple évite avec soin la destinée des Foula sous Hadj Omar. Lui aussi intervint comme le troisième larron entre les deux combattants, mais ce fut pour essuyer dans Timbouctou une terrible défaite.
Dans la situation actuelle du commerce européen et des relations de peuple à peuple, Timbouctou ne reprendra pas son importance avant qu’un autre trafic ait remplacé celui des caravanes, si pénible, si lent et si risqué : il semble que le cours du Niger doive être appelé à jouer un rôle dans ce commerce.
Historique. — On sait que Barth a réussi à trouver et à traduire un manuscrit écrit dans le Gando et qui contient l’histoire détaillée des anciens États nègres, surtout de celui du Sonrhay. Ces annales ont été composées, sous le titre de Tarich es-Soudan, par un lettré nommé Ahmed Baba, qui écrivit un grand nombre d’ouvrages, forma beaucoup d’élèves et jouit partout de la plus grande considération. Son histoire remonte jusqu’à la période de l’hégire, époque à laquelle la dynastie Sa fut fondée dans le Sonrhay ; elle était originaire de Libye. Le quinzième roi de cette dynastie embrassa l’Islam au début du onzième siècle, et depuis cette époque les États du Niger moyen sont demeurés le boulevard principal de cette religion ; dans la suite ils furent également le centre d’une civilisation prospère pour l’époque et d’une grande érudition.
Timbouctou même a été fondé, vers la fin du cinquième siècle, par des Touareg (Imocharh), appartenant surtout aux tribus des Idenan et des Imedidderen ; elle demeura probablement une ville entièrement indépendante jusqu’à ce qu’elle fût conquise par le célèbre Kounkour Mouça, roi du Mellé, vers le milieu du quatorzième siècle. Ainsi, quoique les Touareg, qui y avaient leurs bivouacs depuis longtemps, doivent être considérés comme les vrais fondateurs de Timbouctou, dès le début beaucoup de Nègres du Sonrhay y ont sans doute demeuré, et Barth suppose que la forme primitive du nom de la ville Toumboutou a été empruntée à leur langue ; les Imocharh en ont fait le mot Toumbutcou, qui s’est changé plus tard en Toumbouctou ; dans les derniers temps, l’influence des Arabes surtout a fait transformer ce nom en Timebouctou ; c’est le nom que tous donnent en parlant de la ville, tandis qu’ils écrivent Tinebouctou. Le mot sonrhay toumboutou signifie « bas-fond, dépression », et il s’explique parce que la ville est en quelque sorte placée dans une dépression au milieu des dunes.
Si ancien que soit l’empire du Sonrhay, il y avait déjà longtemps que ses deux voisins, les royaumes du Mellé et du Ghanata, étaient fondés quand il le fut lui-même ; Ahmed Baba raconte que ce dernier avait eu déjà vingt-deux rois lorsque Mahomet commença à répandre sa religion.
En 1326 le Sonrhay et Timbouctou furent conquis par le puissant roi du Mellé, Mansa Mouça, et il construisit dans cette ville un palais, Ma-dougou, et la grande mosquée de Djinguere-Ber. Timbouctou y perdit son indépendance, mais fut incorporée à un grand royaume, en état de la protéger contre les tribus ses voisines. Elle devint très vite prospère et se transforma en un puissant centre de commerce, aux dépens surtout de Oualata. Beaucoup de marchands du Maroc, de l’oued Sous, du Tafilalet, du Touat, etc., quittèrent cette ville pour se fixer à Timbouctou.
Mais, au bout de peu d’années, en 1329, celle-ci fut conquise par le roi païen des Mo-Si, pillée et complètement détruite, après la fuite de la garnison des Mellé. Pendant sept ans Timbouctou demeura abandonnée à elle-même et ne retomba qu’en 1336 au pouvoir du royaume de Mellé, pour y rester les cent années suivantes.
En 1350 le célèbre Arabe Ibn Batouta visita ces pays et alla également à Timbouctou. Il s’embarqua dans son port pour voir la capitale du Sonrhay, Gogo, après avoir été auparavant au Mellé. En 1373 la ville de Timbouctou paraît pour la première fois sur une carte, sous le nom de Timboutch figurant sur la mappemonde catalane.
Le peuple du Mellé perdit de plus en plus son influence, et en 1433 les Imocharh conquirent Timbouctou et en chassèrent pour toujours les Mellé. Le roi targui A’kil ne résida pas dans cette ville, mais y plaça un vice-roi, Toumboutou koy, nommé Mouhamed Nasr, de Chinguit ; c’est de la fin de 1450 que date l’importance de Timbouctou comme entrepôt de sel.
En 1464 enfin, Timbouctou est conquise par le puissant roi du Sonrhay Sonni Ali et presque complètement détruite ; une partie des habitants sont, dit-on, cruellement massacrés. A partir de cette époque, Timbouctou demeure incorporée au royaume du Sonrhay, jusqu’à sa conquête par les Marocains.
Sous Sonni Ali commencèrent également les premières relations avec les États chrétiens, car le roi Jean II de Portugal envoya une ambassade au roi du Sonrhay. Sonni Ali se noya dans une rivière en revenant d’une expédition entreprise contre les Foulbé, alors établis au sud de son pays.
Le fils d’Ali, monté sur le trône, fut vaincu par un lieutenant de son père qui avait rassemblé une armée autour de lui ; cette mort mit fin à la dynastie. Cet indigène du Sonrhay, Mouhamed abou Bakr, monta sur le trône avec le titre de « chalif el-Moslemin » et se nomma le roi Askia. Il entreprit le voyage de la Mecque et se fit reconnaître officiellement comme chalifa du Sonrhay. Au cours de son long règne, Askia entreprit des expéditions nombreuses dans toutes les directions et augmenta la puissance du royaume. Mais son fils Askia Mouça se révolta contre lui et le força en 1529 à abdiquer. Les successeurs de ce grand prince ruinèrent peu à peu le pays par des guerres continuelles, et dès 1584 le danger parut imminent du côté du Maroc. Le sultan Mouley Hamid envoya une grande armée, qui périt, il est vrai, presque tout entière, mais lui donna les salines de Teghasa. En 1588 les Marocains, commandés par Bacha Djodar, reparurent. Ce chef arriva à Timbouctou et éleva une kasba dans le quartier des Rhadamèsiens ; il fut plus tard remplacé par Mahmoud Bacha. Le dernier roi du Sonrhay fut enfin battu ; il s’enfuit chez des païens dont il avait autrefois envahi le pays et fut tué.
Ce fut la fin de ce puissant empire, qui avait étendu sa domination des pays du Haoussa jusqu’à l’océan Atlantique, et de Mosi jusqu’au Touat.
Les Marocains mirent alors des garnisons dans Timbouctou, Djinni et Bamba ; ils cherchèrent à fortifier leur domination par des mariages avec des indigènes, et parmi leurs descendants on compte encore les Rami, dont j’ai parlé et dont fait partie le kahia actuel de Timbouctou.
En 1603 mourut Mouley Hamed el-Mansour, sultan du Maroc et conquérant du Sonrhay ; son jeune fils Sedan lui succéda. Timbouctou avait repris une importance considérable, que des troubles intérieurs vinrent bientôt compromettre. En 1640 la ville fut inondée par une crue du Niger.
Cependant des troubles éclataient aussi au Maroc, et les sultans ne furent bientôt plus en état de tenir concentré dans leurs mains un empire aussi étendu. En 1680 Timbouctou est conquis par les Mandingo, qui sont peu à peu chassés à leur tour par les Touareg, de sorte que la ville redevient plus ou moins indépendante, car ces nomades ne s’y établiront jamais, et se borneront à y prélever des impôts. Cette situation paraît avoir duré jusqu’au début de ce siècle. En 1805 et 1806, Mungo Park suivit le Niger et traversa Kabara.
En 1826 les Foulbé du Moassina devinrent enfin assez puissants pour occuper Timbouctou et en chasser les Touareg. C’est également à cette époque que le major Laing vint à Timbouctou ; mais il en fut expulsé par les Foulbé, et, après avoir été dépouillé et blessé par les Touareg, il fut assassiné sur le chemin d’Araouan, à l’instigation du cheikh des Berabich. La même année mourut également le grand cheikh Sidi Mouhamed el-Bakay ; son fils, le cheikh el-Mouktar, lui succéda à Timbouctou. Caillé demeura dans cette ville du 10 avril au 3 mai 1828 ; pendant les années suivantes, les Foulbé y pénétrèrent en grand nombre ; c’est de là que datent leurs querelles presque ininterrompues avec les Touareg. Ceux-ci les vainquirent complètement en 1844 et les chassèrent de la ville. En 1855, après le retour de Barth, les Foulbé entreprirent une grande guerre contre les Touareg. Dès le temps de Barth, leur influence n’était pas sans importance ; son protecteur, le cheikh el-Bakay, s’appuyait, comme on sait, sur les Imocharh.
Peu après que Barth eut quitté Timbouctou, un nouvel ennemi apparut pour le pays et pour la ville : c’était le célèbre Hadj Omar. Ce chef de la race des Fouta, qui habite au Sénégal, revint en 1854 ou 1855 d’un pèlerinage à la Mecque et éprouva le besoin de jouer un grand rôle. Il voulut d’abord se donner pour le Christ revenu sur terre, puis il se contenta de la situation prise par le Prophète. Il avait entendu parler du célèbre cheikh arabe Abd el-Kader et avait vu les Foulbé fonder de puissants empires ; il voulut, lui aussi, mettre en honneur le nom des Fouta. Il entreprit donc une guerre de religion en armant ses nombreux esclaves ; ses compatriotes, avides de butin et guerriers comme ils étaient, le suivirent sans difficulté, et, le Coran dans une main, l’épée dans l’autre, il commença ses conquêtes. Il eut bientôt une armée de 20000 aventuriers pillards et fanatisés, et la jeta d’abord sur les pays noirs du Bambouk, pour convertir les Mandingo. Elle y commit les atrocités les plus horribles et anéantit tout, de sorte que, aujourd’hui encore, certains pays ne se sont pas relevés des brigandages de Hadj Omar. Il se dirigea alors vers le haut Sénégal et menaça même Ségou, alors capitale des Nègres bambara, qui avaient conservé le paganisme avec le plus grand entêtement. Mais il en fut repoussé, se rabattit sur le pays de Kaarta et le mit à sac ; les Nègres bambara qui survécurent furent forcés d’embrasser l’Islam. Hadj Omar revint alors dans le pays des Fouta, chargé d’un immense butin, et voulut faire de cette contrée le centre d’un grand empire. Ses tentatives pour chasser les Français du Sénégal ayant échoué, il se tourna vers Timbouctou. Uni avec les Foulbé, aussi fanatiques que lui, il envoya une petite armée de 4000 hommes contre la ville, avec mission d’exiger un tribut.
Le cheikh el-Bakay abandonna Timbouctou, mais força bientôt, avec l’aide des Touareg et des nombreuses tribus arabes des environs, les représentants et les troupes de Hadj Omar à se retirer. A la suite de cette retraite, Hadj Omar revint lui-même avec une grande armée de Fouta, au début de l’année 1863, et, soutenu par les Foulbé, arriva devant Timbouctou. A l’approche de Hadj Omar, el-Bakay et les Touareg quittèrent le camp dressé au sud de la ville, et le chef fouta, aussi fanatique que pillard, put y entrer et la faire piller. Mais à peine ses soldats s’étaient-ils dispersés dans Timbouctou, que les Arabes et les Touareg y pénétrèrent de tous côtés, et l’inondèrent du sang des Fouta ; Hadj Omar ne put s’échapper qu’avec une faible partie de ses forces.
Plus tard il s’établit dans Ségou et le Moassina, soumit à son joug les Nègres bambara, et les convertit en grande partie et de force à l’Islam. On dit qu’il mourut pendant le siège de Hamd-Allahi ; il n’y a rien de certain à cet égard, et les bruits les plus extraordinaires circulent sur sa mort. Nul ne sait exactement où et quand il est tombé ; seule une vieille femme le vit, dit-on, se brûler dans une petite hutte. C’est même une légende encore répandue chez les Fouta que leur grand compatriote vit encore !
Ses fils dominent aujourd’hui tout le pays entre le haut Sénégal et le Niger ; l’aîné est sultan de Ségou ; je reviendrai plus tard sur ces circonstances en décrivant le pays de Kaarta.
Depuis 1864 Timbouctou paraît avoir été exempte de grandes luttes ; Foulbé et Touareg continuent, il est vrai, leurs querelles, mais ils n’inquiètent pas la ville elle-même. Mardochai, qui a passé quelques années à Timbouctou après ces événements, ne parle pas de guerres, et je n’ai également rien entendu dire de semblable. Le changement le plus important qui soit survenu dans l’état politique de Timbouctou, depuis le séjour de Barth, est que le cheikh Abadin, contrairement aux traditions de ses ancêtres, s’appuie davantage sur les Foulbé, tandis que son père recherchait surtout l’aide des Touareg.
CHAPITRE VI
VOYAGE DE TIMBOUCTOU A BASSIKOUNNOU.
Départ de Timbouctou. — Adieux solennels. — Eg-Fandagoumou. — El-Azaouad. — Dayas. — Ouragans et orages. — Benkour. — Les Tourmos. — Les nomades. — Le cheikh es-Sadirk. — Eau malsaine. — Ouragan. — Ras el-Ma. — Tribu des Dileb. — Surprise par les Oulad el-Alouch. — Le cheikh Boubaker. — La latérite. — Les champs de sorgho. — Bassikounnou. — Retour des Tourmos. — Culture. — Le Rhamadan. — Le cheikh foulbé Nisari. — Malaise. — Bœufs. — Rango. — Résistance de Hadj Ali.
Je quittai Timbouctou, qui m’était déjà devenu bien cher, après y avoir passé dix-huit jours seulement. Hadj Ali et Benitez, Kaddour et Farachi étaient ceux de mes compagnons venus du Maroc ; trois hommes de la tribu des Berabich, qui nous avaient loué des chameaux, étaient partis avec nous, de sorte que nous étions huit en tout. Je me servais de l’âne acheté à Timbouctou comme monture ; c’était un excellent animal, qui fit tout le chemin jusqu’à Médine, mais qui arriva en ce dernier lieu dans un tel état d’épuisement, que j’avais douté qu’il pût y parvenir.
Notre bagage était naturellement beaucoup moins considérable qu’à notre arrivée à Timbouctou ; comme vivres je n’avais qu’un peu de riz, de couscous, de thé et très peu de café et de sucre. Quelques pièces de cotonnade bleue, un petit sac de cauris et une faible quantité d’or qui me restait de la vente des chameaux, ainsi qu’environ une douzaine de douros d’Espagne, composaient toute ma fortune. Il me semblait impossible d’arriver jusqu’à Médine avec de pareilles ressources, car je devais encore louer quatre ou cinq fois en route des animaux frais avec de nouveaux conducteurs. En outre j’avais quelques couvertures de laine et des tobas, que j’avais achetées ou reçues en présent et que je désirais rapporter en Europe ; Hadj Ali en possédait aussi, que l’on nous a du reste repris en grande partie pendant ce voyage.
Les adieux qu’on nous fit lors de notre départ de Timbouctou eurent un caractère absolument cordial et même grandiose.
Vers dix heures du matin, la maison et la rue étaient pleines de gens qui voulaient prendre congé de nous, et, quand enfin nous sortîmes de la ville, des milliers d’hommes, sans exagération, nous accompagnèrent jusqu’en rase campagne. Hadj Ali fut presque étouffé ; chacun voulait baiser ses mains ou du moins ses vêtements, et l’on m’adressa aussi d’amicales paroles d’adieux. Le kahia et le plus grand lettré de Timbouctou prirent Hadj Ali sous leurs bras, le mirent au milieu d’eux, et marchèrent lentement, en murmurant des prières, par les rues de la ville ; le fils du kahia et Youssouf, commerçant tunisien, qui nous avait beaucoup fréquentés en nous montrant toutes sortes de complaisances, me placèrent entre eux, et nous suivîmes. Derrière nous venaient, sur les chameaux, Benitez, Kaddour et Farachi, ainsi que les trois conducteurs et une foule nombreuse, tous les hommes armés de plusieurs piques. Nulle part un mot hostile ou un visage haineux : tous montraient les dispositions les plus amicales, et nous n’entendîmes que des souhaits de bonheur pour notre entreprise. Je ne sais à quoi attribuer cette unanimité : est-il réellement survenu, depuis le voyage de Barth, une révolution dans les idées régnantes au sujet des Infidèles ? Ces gens-là croyaient-ils réellement que j’étais Mahométan, quoique je ne me fusse jamais fait voir dans une mosquée et que je n’eusse jamais prié devant eux ? En tout cas Hadj Ali a eu une grande part dans l’attitude amicale des habitants de Timbouctou, car il a su mettre à propos en lumière et utiliser sa parenté lointaine avec Abd el-Kader.
Nous étions sur le point de monter sur nos animaux, quand un grand mouvement se fit dans la population qui nous accompagnait : nous vîmes apparaître au loin une foule de cavaliers, montés sur des chevaux ou des chameaux de course : c’était le grand sultan des Touareg, eg-Fandagoumou, avec de nombreux hommes armés. A diverses reprises il nous avait invités à passer quelque temps dans son camp ; toute sa nombreuse famille, hommes, femmes et enfants, était venue chez moi, sans qu’il voulût y paraître lui-même. N’ayant pu dominer sa curiosité, il avait tenu à nous voir. C’était un homme vigoureux, maigre, nerveux, de taille moyenne, ayant cinquante ans à peine : je ne pus voir son visage, couvert du litham. Son langage était rude et impératif, son rire sonore et puissant.
L’escorte de ce cheikh paraissait extrêmement imposante et guerrière. Chaque chameau était monté de deux hommes, armés de piques, d’épées, de sabres, de poignards et de grands boucliers ronds ; celui assis par derrière portait tout un arsenal d’armes de réserve. Eg-Fandagoumou lui-même montait un cheval de petite taille, et portait une longue épée et un sabre court. Tous étaient enveloppés de tobas bleu foncé ; ils avaient le visage et la tête voilés, de sorte qu’on ne pouvait voir que leurs yeux. Cette visite passa généralement pour une marque de la haute estime que les farouches Touareg nous portaient.
Comme il faisait très chaud quand nous partîmes, je priai le kahia de me donner un des grands chapeaux de paille, très beaux et fort bien travaillés, dont on use dans le pays. Il envoya à la ville un de ses serviteurs, qui rapporta une petite ombrelle de dame, en soie rouge et de provenance européenne, comme nos grand’mères en portaient jadis. Le ciel seul sait comment cet article de toilette était venu s’échouer à Timbouctou, après avoir quitté des pays civilisés : probablement par l’intermédiaire de marchands d’Algérie ou de Tunisie. Je refusai cette ombrelle avec mille remerciements, et demandai encore une fois un chapeau de paille, qui me fut alors apporté. Un nouvel et cordial adieu suivit ; les Touareg disparurent ; les gens de Timbouctou se dispersèrent, et quelques-uns seulement nous accompagnèrent quelque temps, pour nous quitter à leur tour. Nous étions seuls et marchions vers le sud-ouest à travers des pays que jamais le pied d’un Européen n’avait foulés.
Je fus quelque peu étonné de ne pas voir le chérif el-Abadin le jour de notre départ : il ne s’était d’ailleurs présenté qu’une fois chez moi. Je crains qu’il n’ait été irrité de l’imposture qui me faisait passer pour un Mahométan : les Juifs de Timbouctou doivent lui avoir dit que je suis Allemand et Infidèle. Je ne sais jusqu’à quel point Hadj Ali a été mêlé à ces commérages.
Il était près de midi au moment de notre départ de la ville ; nous ne marchâmes qu’une heure dans la plaine sablonneuse, couverte de nombreux mimosas à gomme, de tamaris et de végétaux de toute nature ; puis nous nous arrêtâmes pour laisser passer la grande chaleur et attendre encore quelques hommes qui voulaient voyager avec nous. Nous marchâmes ensuite de quatre à neuf heures du soir, généralement vers l’ouest. Il faisait chaud, mais un vent du nord-ouest apportait un peu de fraîcheur. Le pays que nous traversions appartenait encore à l’Azaouad ; c’était une plaine ondulée, avec de nombreuses dunes basses, couvertes de végétation et pourvues d’une faune extrêmement riche en oiseaux et en insectes.
Des deux côtés de la route nous aperçûmes quelques douars d’Arabes nomades, sans les visiter. Nous passâmes la nuit comme d’ordinaire sous les tentes, et à cinq heures du matin chacun était de nouveau prêt à partir. La matinée était d’une fraîcheur très agréable ; mais le vent du nord-ouest cessa tandis que nous avancions très rapidement, presque tout droit vers l’ouest. A dix heures on fit halte et l’on dressa les tentes pour prendre du repos jusqu’à quatre heures. A ce moment nous repartîmes pour marcher jusqu’à minuit, avant de trouver un endroit avec de l’eau ; notre petite provision de Timbouctou avait été rapidement consommée.
Le terrain est absolument le même ; ici l’altitude de l’Azaouad est d’environ 230 à 240 mètres. Les acacias à gomme sont très fréquents, et leur résine est recueillie par les Arabes.
Le 19 juillet, à cinq heures du matin, nous continuions la marche, mais pour nous arrêter dès huit heures. Nous vîmes de loin les hauteurs qui limitent le cours du Niger ; on les nomme Tahakimet. La tribu des Kalansar, appelée également Djilet, habite sous des tentes ; ils ne sont pas Arabes purs, mais croisés de Touareg. La veille au soir nous n’avions pas trouvé d’eau, et l’un de mes hommes était allé remplir les outres dans un endroit appelé djebel Oum ech-Chrad : c’est une daya qui, en temps de crue, est en communication avec le Niger. Nous faisons halte toute la journée, puis marchons de six heures du soir jusque vers dix heures, dans une direction faiblement inclinée vers le sud-ouest, et à travers une région de dunes couverte de végétation. Le soir nous observons de nombreux éclairs dans le sud.
Mon état ne s’est pas encore amélioré ; hier j’ai eu un accès de fièvre, et j’en attends un autre pour demain soir.
Le 20 juillet notre marche recommence de six heures du matin jusqu’à dix heures. Hadj Ali est encore aujourd’hui de fâcheuse humeur : peut-être regrette-t-il d’être parti de Timbouctou, ou au moins d’avoir pris cette route ; il aurait de beaucoup préféré retourner par le désert et par Rhadamès. Vers trois heures un fort orage passe au-dessus de nous, sans éclater ; il ne tombe que quelques gouttes de pluie, accompagnées d’un vent violent.
Vers six heures nous repartons : c’est mon heure de fièvre. Ayant pris cet après-midi un gramme de quinine, je ne suis pas saisi de frissons ; au contraire j’éprouve à cette heure une violente transpiration ; mais il est impossible de nous arrêter et je suis forcé de voyager en cet état. Dès avant dix heures il faut faire halte, car un terrible orage commence, accompagné d’un ouragan violent. Nous parvenons avec peine à dresser les tentes, ce qui n’empêche pas tout ce qu’elles renferment d’être complètement traversé. Cette pluie n’est pas favorable à mon état, si agréable que soit la fraîcheur apportée par elle. Nous sommes forcés de creuser des rigoles autour des tentes pour empêcher l’eau d’y pénétrer. Celle qui tombe sur les parois en toile est recueillie dans des vases ; nous remplissons ainsi une outre avec cette eau pure, assez fraîche, mais absolument insipide. Un peu au sud de notre bivouac se jette dans le Niger une petite rivière nommée Benkour. Elle vient du pays de Ras el-Ma (Tête de l’Eau), qui est notre but de voyage le plus rapproché. Mes gens désignent le Niger sous le nom de el-Fehal.
Le 21 juillet nous restons au bivouac tout le jour jusqu’à quatre heures du soir, car les tentes, mouillées, seraient trop lourdes ; beaucoup des bagages, également traversés, durent être séchés. Notre alimentation dans cette marche par un pays inhabité est très simple : du riz et du couscous, sans pain ni viande ; aussi regrettons-nous amèrement le bon temps de Timbouctou. Mais nous espérons bientôt rencontrer des bergers et pouvoir en obtenir du lait frais. Il y a déjà des signes de leur apparition prochaine : le sol devient plus argileux, et, au lieu d’être couvert de végétaux ligneux, il porte de l’herbe et des fourrages succulents pour les moutons et les chèvres. Nous marchons droit vers l’ouest, jusqu’à dix heures du soir environ ; mes gens vont encore chercher de l’eau fraîche à la petite rivière Benkour.
A partir du point où nous sommes, on désigne le pays non plus sous le nom d’Azaouad, mais sous celui de Ras el-Ma ; c’est une zone fertile, habitée par de nombreuses familles arabes.
Le matin suivant, nous partons à six heures, et vers dix heures nous atteignons les premières tentes des nomades. Ce sont les deux tribus des Tourmos et des Ouasra, qui ont ici leurs lieux de pâture. La chaleur nous force à faire halte jusque vers quatre heures, et après une marche d’une heure nous arrivons aux tentes principales, où le cheikh des Tourmos s’est fixé. On y est déjà instruit de notre arrivée par nos conducteurs de chameaux, qui appartiennent à cette tribu. Naturellement mon séjour à Timbouctou avait été très vite connu aux environs ; les nombreuses personnes qui vont et viennent chaque jour portent les nouvelles dans toutes les directions.
Nous sommes reçus chez les Tourmos de la façon la plus gracieuse, et même la plus solennelle. On tire des salves de coups de fusil ; les femmes et les enfants chantent des hymnes de bienvenue en notre honneur : bref, c’est une réception très agréable que nous réservaient ces simples nomades, qui s’inquiètent fort peu de fanatisme politique ou religieux et accueillent tout étranger avec une hospitalité amicale.
Les Tourmos sont des Arabes purs, cependant de couleur foncée, qui ont en général des métisses pour femmes. Ils habitent de petites tentes en cuir, faites de peaux de bœuf tannées et cousues ensemble ; leur seule occupation consiste à faire paître de nombreux troupeaux de moutons et de chèvres. Aussitôt qu’un endroit n’est plus assez pourvu de fourrage, ils transportent leurs tentes dans un autre. Leurs troupeaux étant naturellement toujours en plein air, ces animaux, par suite du manque de soins suffisants, ne sont pas de très belle race. Les Tourmos vivent entièrement de leurs produits ; ils en tirent directement la viande, le lait et le beurre, et échangent à Timbouctou contre des moutons vivants la farine d’orge et le peu de vêtements indispensables ; ils fabriquent aussi une sorte de fromage blanc, gluant, extrêmement difficile à digérer. Ils n’ont ni pain ni farine de froment, mais mangent la farine d’orge grossière sous forme de el-azéida, pâte de farine faite avec de l’eau et un peu de beurre et pétrie en boulettes ; elle se conserve très longtemps. C’est ce genre de pâte qui sert ordinairement de nourriture aux Arabes pendant leurs voyages au désert ; lors de mon départ de Tendouf pour Araouan, j’avais remarqué que mes gens s’étaient confectionné la veille plusieurs petits sacs pleins de cette azeïda, mais je n’ai pu m’y accoutumer : j’ai préféré le riz, si sec qu’il soit, ou le couscous.
Le cheikh des Tourmos, es-Sadirk, chercha à rendre notre séjour aussi agréable que possible, et surtout à nous pourvoir de nourriture. Le soir de notre arrivée il nous envoya deux moutons vivants ; le matin suivant, deux autres, déjà tués et rôtis ; dans la soirée apparurent de nouveau deux moutons vivants et une masse de viande de mouton cuite. Cette dernière était très bonne ; dans ces pays il faut la préférer à la viande de bœuf. En même temps nous recevions de tous côtés une quantité de lait frais de mouton et de chèvre, qui était tout à fait excellent et qui nous fut fort agréable après notre longue consommation d’eau détestable. Je me sentais déjà beaucoup mieux.
Le 24 juillet, dans l’après-midi, le cheikh d’une tribu voisine, qui porte le nom d’Iguila, vint nous voir. C’est une nombreuse tribu, de 2000 tentes, fortement mêlée de sang targui : on le voyait aussi au costume de ces nomades, car leur cheikh portait le litham. Les visites continuèrent le jour suivant ; chacun apportait quelque chose, moutons, chèvres ou lait : de sorte que nous aurions vite réuni tout un troupeau.
La veille, l’orage avait déjà menacé, mais il ne plut pas ; au contraire, le lendemain, une pluie accompagnée de coups de vent commença à tomber et nous rafraîchit beaucoup ; le thermomètre descendit de 36 degrés à 26 degrés centigrades à l’ombre.
Les journées passées dans ce douar, chez ces pacifiques bergers, m’ont extraordinairement plu. Involontairement je me souvenais des histoires bibliques entendues dès ma première enfance, et dans lesquelles les nomades et leurs troupeaux jouent un si grand rôle. En Orient la population des campagnes vit depuis des milliers d’années, comme ces Arabes ; tous les événements de l’histoire du monde ont passé, sans laisser de traces, sur ces peuples de pasteurs, qui ne souhaitent rien que de l’herbe savoureuse et abondante pour leurs troupeaux et de la sécurité contre les pillards. Ces gens simples n’ont pas d’autres désirs ni d’autres besoins.
Malgré leurs pacifiques occupations de bergers, ces Arabes sont pourtant braves et belliqueux quand il s’agit de défendre leurs biens ; ils savent alors employer leurs sabres, leurs piques et leurs fusils à pierre, s’il plaît au sauvage Targui ou au pillard Ouled el-Alouch de pénétrer dans leurs terres de pâtures et de voler leurs troupeaux.
Le 25 juillet nous quittâmes nos amis les Tourmos, après avoir pris d’eux un congé solennel. Le voyage à Bassikounnou, notre but le plus proche, devait durer six jours ; afin que nous ayons de la viande fraîche, le cheikh nous donna six moutons, qui étaient cependant assez embarrassants à transporter ; ils furent liés ensemble et poussés en avant par un homme. En tout cas, c’était un beau présent ; mais je n’avais à peu près rien à remettre en échange. Je finis par donner au cheikh deux douros d’Espagne, afin qu’il fît faire quelques bijoux d’argent pour ses femmes.
Vers huit heures nous partons, mais nous nous arrêtons dès onze heures auprès de quelques tentes ; il faisait très chaud, et il demeurait là également un parent du cheikh, qui voulut aussi nous donner deux moutons. Au début nous avions encore marché vers l’ouest, mais pour incliner ensuite vers le sud. Vers quatre heures nous faisons halte dans un autre douar des Tourmos. Nous y passâmes toute la nuit, car nous devions aller chercher au loin dans la rivière l’eau dont nous voulions nous approvisionner. Celle que nous avions eue les derniers jours était la pire que l’on pût imaginer ; presque répugnante, épaisse, remplie de boue jaune, d’une odeur fétide, elle restait trouble, même après des filtrages fréquents, et avait un goût écœurant. Elle provenait de mares laissées par les inondations du Niger, et qui se dessèchent lentement.
Vers le soir, de lourds nuages orageux s’amassèrent de nouveau, mais la pluie ne tomba point ; le matin suivant, régnait un violent ouragan.
Le sol est partout le même ; une plaine faiblement ondulée, couverte de plantes fourragères, parmi lesquelles quelques mimosas ; c’est toujours la zone qui forme la transition du Sahara au Soudan tropical. L’altitude est la même également, 230 mètres en moyenne. Le manque d’eau courante est caractéristique pour cette région ; il n’y en a point sous ces latitudes dans les pays à l’ouest du Niger : ils ne contiennent que des dayas, étangs permanents, dont le niveau est élevé en temps de pluie, mais qui ne renferment qu’un peu d’eau, fort mauvaise, pendant la sécheresse.
Le 27 juillet, à sept heures du matin, nous partons pour marcher presque droit au sud ; mais il faut nous arrêter au bout d’une heure et demie, parce qu’un chameau ne peut aller plus loin. Mes conducteurs en font l’échange chez quelques Tourmos du voisinage. Nous continuons la marche à trois heures, toujours vers le sud, jusqu’au coucher du soleil et par des contrées d’excellents pâturages. Vers sept heures du soir commence un orage terrible, accompagné d’un ouragan comme je n’en avais vu qu’une fois pendant mon voyage, dans les montagnes du pays d’Andjira, au Maroc septentrional : un peu de pluie tomba également. L’ouragan ne se calma que vers le matin ; il venait du nord-ouest. C’est un fait digne de remarque que ces vents pénètrent avec une telle violence si loin dans l’intérieur de l’Afrique.
Le matin suivant, à quatre heures, nous continuons la marche, pour nous arrêter à dix heures. Il y a dans le voisinage une rivière, petit bras latéral du Niger ; j’y envoie encore des hommes pour puiser de l’eau courante, préférable toujours à celle des dayas. Des points élevés du terrain je puis voir nettement ce petit affluent ; l’endroit où mes hommes vont puiser de l’eau se nomme Tichtéit-Embeba. De quatre heures à sept heures et demie du soir nous continuons vers le sud-est ; puis nous dressons nos tentes au bord d’une petite daya qui porte le nom de daya el-Ghiran. Pendant la nuit nous ne pouvons laisser paître nos animaux, que nous attachons, car il y doit avoir ici beaucoup de lions et d’autres animaux carnassiers. Jusqu’ici nous n’avions rien remarqué à cet égard, mais Ras el-Ma, dont nous approchons, est très riche en ce genre d’animaux. Mes compagnons ont du reste une grande frayeur des lions ; ils allument des feux pendant la nuit et veillent. Les ânes surtout sont, dit-on, en danger, car les lions les attaquent de préférence, et mon brave petit grison, qui marche si bien, doit être gardé avec soin. Ici également le terrain est couvert de bons pâturages, mais nous ne rencontrons aucun troupeau ; les Tourmos paraissent ne pas aller aussi loin vers le sud à cette époque de l’année.
Le 29 juillet nous partons à cinq heures pour marcher vers le sud-ouest jusqu’à neuf heures ; mais il faut alors nous arrêter pour laisser paître les chameaux, qui jeûnent depuis le soir précédent. A notre gauche nous voyons encore de grandes surfaces liquides, le véritable Ras el-Ma. Ce sont de vastes étangs, constamment pourvus d’eau et qui ont vers le nord-est un émissaire, le Benkour : ce dernier se réunit, comme je l’ai dit, au Niger, ou, plus justement, constitue un bras du grand fleuve s’avançant fort avant dans le pays, ainsi qu’il y en a beaucoup.
A quatre heures nous reprenons la marche, pour nous arrêter à sept heures à un endroit nommé Foulania, car le ciel s’est fortement couvert et un orage menace. A peine avons-nous dressé les tentes, qu’il éclate avec des torrents d’eau ; le calme revient un instant ; puis commence un ouragan de sable extrêmement violent, qui se termine par une forte et très longue averse.
Le nom de Foulania indique que les Foulani ou Foulbé ont pénétré jadis jusque dans ces pays. Nous y voyons cette fois des traces de lions, mais sans apercevoir un seul de ces animaux. Elles sont encore plus fréquentes le jour suivant, où la faune devient plus riche : au loin apparaissent des troupeaux de bœufs sauvages ou d’antilopes, qui pas plus qu’à l’ordinaire ne s’approchent à portée de fusil. La viande fraîche eût été cependant fort bien accueillie par nous, car les moutons que nous avions emmenés étaient déjà dévorés, et le chemin devait être beaucoup plus long qu’on ne nous l’avait dit.
Ici le monde des oiseaux est également riche et varié : le pays situé près des étangs de Ras el-Ma serait extrêmement apprécié des chasseurs : mes gens me contèrent que, la nuit, de nombreux animaux s’y rendent pour boire ; les bœufs, les gazelles, les zèbres, etc., sont fréquents en cet endroit ; mais les grands carnassiers, qui y trouvent un excellent terrain de chasse, sont par suite fort nombreux.
Ce jour-là nous marchons de sept à onze heures et de quatre à six heures et demie ; le terrain s’élève peu à peu. A la suite de la pluie d’hier il fait extrêmement chaud ; aussi nous nous traînons péniblement dans la plaine herbeuse et sans ombre.
Le 31 juillet nous marchons de trois heures à neuf heures et demie du matin vers le sud-ouest ; il semble que Bassikounnou soit beaucoup plus loin à l’ouest que ne l’indiquent généralement les cartes. Nous nous trouvons sur des chemins tracés par les chameaux, ce qui indique une certaine circulation. Ce doit être probablement une des directions qui mènent dans les villes du pays d’el-Hodh. De Ras el-Ma une route va directement à Oualata sans passer par Timbouctou ou Araouan ; on dit qu’elle n’est longue que de dix journées de marche ; mais, d’après ce que l’on appelle ici une journée, il faut compter certainement le double de temps. Cette route à dû être suivie par l’officier de spahis français Alioun Sal, déjà nommé, lorsqu’il se dirigea de Oualata à Bassikounnou. Comme il n’existe aucune carte de son itinéraire, il est naturellement difficile de le déterminer ; mais je suis porté à croire qu’il alla de Oualata à Ras el-Ma et de là à Bassikounnou par le même chemin que moi.
La végétation devient toujours plus riche et plus variée à mesure que nous approchons de ce dernier point ; le monde des insectes montre de nombreuses formes que je n’avais jamais vues ; mais les chameaux en souffrent beaucoup. Le corps de ces malheureux animaux étant toujours assailli de taons, etc., un homme doit suivre à pied pour les en débarrasser. Les oiseaux sont également plus nombreux et de couleurs plus vives ; ce pays renferme aussi d’excellents chanteurs ; des arbres et des buissons que nous n’avons pas encore rencontrés apparaissent, sinon sous forme de forêts, du moins en assez grand nombre, et donnent au paysage le caractère d’un parc.
Le soir, de quatre à sept heures, nous marchons un peu plus vers le sud, jusqu’à quelques douars de la tribu arabe des Dileb ; là aussi nous sommes amicalement accueillis, et l’on nous donne du lait frais. Un peu au sud se trouve la fontaine de Soulima, et, plus vers le sud-est, un autre puits, le Bir el-Arneb ; nous apercevons dans cette direction quelques chaînes de hauteurs.
Le jour suivant, 1er août, nous conduit encore dans un joli paysage, riche en végétation. Nous partons à six heures du matin, pour marcher jusque vers dix heures au sud-ouest ; nous atteignons le puits Bouguentou, où nous prenons de l’eau ; il se trouve également là une daya, desséchée en ce moment. L’après-midi est encore consacré à une courte marche, d’une heure et demie, qui nous conduit à un petit douar d’une fraction de la tribu des Dileb ; nous y dressons nos tentes et y passons la nuit. Le lait et le peu de viande fraîche que nous y recevons sont les bienvenus. Comme nous faisons des marches très courtes, afin de ménager nos chameaux, que les insectes tourmentent horriblement, nous mettons beaucoup plus de temps que nous n’avions compté pour aller à Bassikounnou ; aussi nos provisions menacent d’être vite épuisées. Dans notre voisinage se trouve le puits Adar, qui est mis fort à contribution par les gens de la tribu.
Le 2 août nous faisons encore une marche dans la direction générale du sud-ouest. Le sol devient constamment plus argileux et plus fertile, et la végétation y croît en vigueur et en variété. Il y a ici d’excellents pâturages, mais qui paraissent être peu mis à profit, car ils sont déjà trop au sud. La véritable région des Arabes nomades est constituée par les terrains plus sablonneux de Ras el-Ma et par leur prolongement vers l’ouest ; les troupeaux s’y trouvent évidemment mieux que dans les contrées méridionales, trop riches en insectes.
De quatre à dix heures et demie du matin nous marchons au sud-ouest ; l’après-midi, au contraire, nous ne pouvons faire qu’une heure de route, car le ciel se couvre, et à peine avons-nous dressé les tentes, qu’un orage terrible éclate. L’averse durant assez longtemps, nous nous occupons à remplir d’eau de pluie toutes sortes de vases et à en verser le contenu dans les outres ; l’eau de la dernière daya était encore très mauvaise, et je me demande comment elle n’a pas complètement dérangé tous nos estomacs. Le manque d’eau courante est le principal inconvénient de ce pays de plateaux ; son altitude s’accroît très insensiblement en allant vers le sud, de sorte que nous avons déjà atteint 260 mètres.
Le 3 août de l’année 1880 restera toujours dans ma mémoire, car il vit se dérouler un événement qui parut destiné à donner d’un seul coup une conclusion inattendue à mon voyage.
Nous partons à six heures du matin pour marcher, comme auparavant, vers le sud-ouest. Nous dépassons un puits, le Bir Bousriba, qui a 40 mètres de profondeur, dit-on, mais renferme de mauvaise eau salée : aussi sommes-nous heureux de recourir à l’eau de pluie que nous avons recueillie. Non loin de là est un autre puits, le Bir Touil.
Nous avions dressé les tentes, et nous étions, vers trois heures, en train de les abattre, quand tout à coup mes conducteurs accourent, émus au plus haut point, en s’écriant : « Oulad el-Alouch ! » Nous nous précipitons aussitôt hors de la tente et nous voyons une bande d’une vingtaine d’hommes, en partie montés, s’emparant déjà de nos chameaux, qui se débattent, et les emmenant avec eux. Alors commencent des cris formidables ; les voleurs (ils font partie de la fameuse tribu des el-Alouch) sont armés de fusils à pierre ; ils se préparent à une attaque et cherchent un couvert derrière des buissons pour tirer sur nous. Pendant ce temps mes Tourmos, les conducteurs de chameaux, ont commencé un furieux combat en paroles avec les chefs de la bande ; je n’y comprends qu’une chose : les Berabich (c’est-à-dire les Tourmos) n’ont pas le droit de traverser ce pays ; les Oulad el-Alouch seuls peuvent l’accorder. Nous nous sommes cependant mis sur la défensive, tout en voyant que c’est fort inutile. Nous couvrons de nos revolvers l’accès des tentes, car quelques hommes de la bande se faufilent constamment dans leur voisinage pour nous voler. Les discussions deviennent toujours plus violentes, et il semble que les choses vont tout à fait se gâter. Les Tourmos réclament leurs chameaux, et les Alouch déclarent qu’ils les conserveront et nous tueront tous. Dans l’intervalle, de nouveaux Alouch sont arrivés, et, parmi eux, le cheikh Boubaker ; mais son apparition semble avoir pour unique résultat d’exciter encore les pillards et de leur faire tenter une attaque. A diverses reprises nous nous préparons à tirer : je songe toujours à l’impossibilité de nous défendre contre une aussi grande supériorité de forces, même si nous mettons quelques hommes hors de combat. Aussi je cherche à détourner mes gens de faire feu.
Hadj Ali commença alors avec le cheikh un long débat, extrêmement animé. Tous deux s’avancèrent un peu, et Hadj Ali tint à l’Ouled el-Alouch un discours d’une violence passionnée qui répondait à la situation. Il fit savoir au cheikh ennemi qui nous étions ; lui-même était chérif et membre de la famille du grand Abd el-Kader, et il en appela au Coran pour lui montrer combien les Alouch étaient de mauvais Musulmans. Hadj Ali dit également l’accueil amical que nous avions reçu à Timbouctou et annonça que, s’il arrivait malheur à l’un de nous, on nous vengerait sûrement. La discussion dure longtemps ; tantôt il semble que les Alouch vont céder, tantôt au contraire on dirait que toutes les négociations sont rompues et que le revolver va intervenir. Tandis que Hadj Ali mène ces débats, Benitez, Kaddour et moi, nous avons assez à faire pour tenir loin des tentes les indiscrets. Quelques-uns en approchent, et, quand nous les renvoyons, ils demandent à boire. Le cheikh Boubaker se fait, lui aussi, apporter de l’eau, que lui tendait le petit Farachi de Marrakech.
Après bien des ruptures de négociations, des insultes et des malédictions de chaque côté, cette triste affaire parut incliner vers une solution favorable. Le cheikh Boubaker et un de ses parents s’écartèrent avec mes Tourmos, pour traiter ensemble ; les avides Alouch, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de Nègres, furent invités à arrêter provisoirement leurs attaques, ce qu’ils firent de mauvais gré.
Nous étions tous d’accord sur ce point : c’est que nos coups de feu n’auraient servi absolument à rien, sinon à nous faire assassiner ; nous ne pouvions nous sauver que par la douceur, et Hadj Ali avait pris la bonne voie en portant la discussion sur le terrain religieux. Un seul coup de feu irréfléchi de notre part eût coûté la vie à toute l’expédition : c’était ma conviction. La discussion du cheikh Boubaker avec les Tourmos devint encore orageuse, et parut même devoir être interrompue ; mais ils finirent par s’entendre. Le cheikh Boubaker et son cousin vinrent nous trouver dans notre tente, pour se mettre, s’il était possible, d’accord avec nous. La première de toutes les conditions que nous posâmes fut naturellement qu’on nous rendît aussitôt les chameaux, car sans eux nous n’aurions pu rien faire. Restait à savoir ce que nous devions payer. Le cheikh Boubaker chercha dans notre mince bagage ce qui lui plaisait ; nous niâmes naturellement avec énergie toute possession d’or ou d’argent monnayé ; il finit donc par prendre quelques pièces de cotonnade bleue, un morceau d’étoffe blanche pour turban, une toba brodée, une couverture de voyage européenne, ainsi que divers petits objets, et s’en alla ensuite trouver sa bande pour lui montrer son butin. Nous vîmes très bien que la majorité de ses hommes n’en était pas satisfaite, et que de violentes discussions commençaient parmi eux. Dans un pillage général, chacun aurait pu recevoir quelque chose, tandis que de cette façon le cheikh seul tirait un certain profit de notre surprise. Cela excitant la mauvaise humeur des autres, on nous rapporta les objets pris par le cheikh. Encore une fois il semblait que l’affaire ne se passerait pas sans effusion de sang. Nous appelâmes de nouveau Boubaker près de nous et lui promîmes un présent supplémentaire, à lui spécialement destiné, s’il nous laissait tranquillement suivre notre route, et s’il rendait les chameaux. Il se trouva encore d’autres objets qui lui plurent et qu’il demanda ; après les avoir reçus, il donna ordre qu’on nous ramenât les chameaux, qui pendant cette scène avaient été conduits au loin : ce qui fut exécuté enfin, malgré le mécontentement évident des autres Alouch. Le cheikh demeura chez nous un certain temps et nous expliqua comment il était venu tomber sur nous avec sa bande. Les Tourmos que j’avais engagés à Timbouctou comme conducteurs de chameaux ne s’étaient déclarés prêts à partir qu’autant que le terrain à parcourir serait libre des Oulad el-Alouch : des nouvelles ayant annoncé qu’ils s’étaient retirés au loin vers l’ouest, nous entreprîmes notre voyage. Le jour qui précéda l’attaque, nous avions rencontré au milieu de cette solitude un homme seul, qui échangea quelques mots avec nous ; il avait vu plus tard la bande des Alouch et leur avait dit qu’un Chrétien était en route pour Bassikounnou avec de grands trésors. Là-dessus le cheikh Boubaker se mit aussitôt en campagne avec sa bande, pour nous surprendre, ce qui lui réussit. Les Tourmos étaient surtout fâchés qu’on leur eût donné de si mauvais renseignements ; ils déclaraient qu’ils n’auraient jamais eu la pensée de venir ici, s’ils avaient soupçonné que les Alouch pussent être dans le voisinage. Le cheikh Boubaker nous dit alors que les Alouch avaient en effet l’habitude de se tenir pendant cette saison dans les pâturages situés plus loin vers l’ouest ; il n’était venu dans ce pays que par un simple hasard, qui lui avait également fait recevoir d’un passant des renseignements sur nous.
Quand l’affaire eut été arrangée, on nous rendit les chameaux, et les Alouch repartirent, peu contents de leurs succès. Nous demandâmes au cheikh Boubaker et à son neveu de nous accompagner jusqu’à Bassikounnou, en échange des présents qu’il avait reçus. Je ne croyais pas en effet invraisemblable qu’il existât encore des bandes de même nature que la sienne, et je désirais éviter de retomber dans un danger semblable. Le cheikh Boubaker, après quelques débats, se déclara tout prêt à me servir d’escorte ; il me fallut encore faire un petit présent à ces deux brigands, mais j’avais au moins la perspective d’atteindre mon but sans danger.
Toute l’affaire avait été fort désagréable et nous avait mis en grand émoi ; elle parut surtout avoir exercé sur Benitez une impression profonde. Aussitôt que nous eûmes réussi à nous faire rendre les chameaux, Hadj Ali déclara qu’il fallait immédiatement revenir à Timbouctou ; je m’étais déjà habitué à cette idée, quoiqu’elle me sourît fort peu, quand nous eûmes la pensée d’engager nos voleurs même comme guides et comme escorte. Hadj Ali s’y rallia aussi.
Au moment de cette surprise, j’avais eu une autre idée, qui me remplit d’effroi. Je ne croyais pas que l’on dût nous tuer, si nous n’opposions aucune résistance ; mais je craignais un pillage complet, ainsi que la perte de mon journal de marche et de mes cartes, qui en aurait été la conséquence. Nous aurions pu finalement nous retirer jusqu’aux premières tentes des nomades, sans bagages et sans chameaux ; privé ainsi de toute ressource, je serais tombé momentanément dans une situation terrible. J’aurais accepté tout cela, mais non la perte de mes notes. Je fus donc extrêmement heureux de nous en voir quittes à si bon compte ; Hadj Ali s’est certainement comporté très adroitement dans cette circonstance et nous a rendu de grands services.
Quand la masse principale des Alouch se fut éloignée, nous refîmes notre paquetage et rechargeâmes nos chameaux. Les Tourmos, qui craignaient fort la perte de leurs animaux, étaient encore très méfiants et ne continuaient évidemment la marche qu’avec regret. Nous partions vers sept heures, pour marcher jusqu’à minuit, d’abord tout droit vers le sud, puis au sud-ouest. Notre nuit se passa sans sommeil, et nous reposâmes sans dresser les tentes.
Le 4 août nous marchâmes du matin jusqu’à midi ; notre escorte se trouvait tantôt un peu en avant, tantôt un peu sur les flancs, pour mettre au courant de notre passage les Oulad el-Alouch qui auraient pu se trouver là. En effet, de petites troupes de cette tribu étaient dans les environs pour y chasser. Nous entendîmes à diverses reprises des aboiements de chiens, mais sans voir les chasseurs. Notre défiance envers Boubaker disparaît peu à peu ; nous voyons qu’il prend réellement soin de nous éviter de nouvelles attaques et qu’il est prêt à aller avec nous jusqu’à Bassikounnou.
Vers midi nous faisons halte jusqu’à trois heures dans une contrée couverte d’arbres et de buissons ; nous continuons la marche et atteignons, vers cinq heures, une grande colonie d’Oulad el-Alouch, dont les Tourmos ne paraissaient même pas soupçonner l’existence. Comme nous étions en compagnie du cheikh Boubaker, il ne nous arriva rien de fâcheux ; nous fûmes seulement importunés par une curiosité fort tenace. Boubaker fut, quant à lui, reçu avec de grands cris de joie, car sa venue était tout à fait inattendue. Après une courte halte nous continuâmes la marche. J’insistai le plus possible dans ce sens, car, la conduite de ces Oulad el-Alouch me déplaisant, je désirais me débarrasser d’eux le plus tôt possible. Dans tout le pays ils ont la réputation de voleurs de grands chemins et sont partout redoutés ; si nous avions soupçonné que nous les rencontrerions, je me serais fait donner à Timbouctou une lettre de recommandation pour un des cheikhs ou pour le chérif de la tribu ; ce dernier, homme fort considéré, habite d’ordinaire la petite ville de Nana, à trois ou quatre journées de marche à l’ouest de Bassikounnou, au milieu du pays d’el-Hodh.
De ce douar des Alouch jusqu’à Bassikounnou nous eûmes encore une marche d’une heure et demie, et vers le coucher du soleil nous arrivions dans la ville.
Déjà la veille la constitution du sol a pris un autre caractère, et aujourd’hui cette modification apparaît encore plus tranchée. Au lieu du terrain argilo-sablonneux je remarque tout à coup de petites pierres, des fragments de quartzite, répandus par places ; une brèche de quartzite ferrugineuse, qui s’est décomposée en gravier, couvre le sol et lui donne une grande solidité. Nous rencontrons également des grains et des rognons de minerai de fer, polis comme des fèves : c’est ce qu’on nomme la « latérite », formation qui couvre la surface du sol sur des espaces immenses dans l’Afrique, l’Asie et l’Amérique équatoriales. La latérite est une argile sablonneuse très ferrugineuse où sont disséminés de gros rognons de minerai de fer. Quand ils arrivent à la surface du sol, ils se décomposent facilement en grains de diamètres variant entre celui d’un haricot et celui d’une noix, à surface polie, et qui couvrent le sol en grandes masses, réparties çà et là. C’est une formation qui a la même composition dans les trois parties du monde et ne se montre que dans les pays tropicaux : son apparition caractérise en quelque sorte la frontière nord de la région des tropiques, qui est donc assez nettement déterminée près de Bassikounnou, au point où nous nous trouvions. On peut dire que le désert s’étend jusqu’au début de la forêt de mimosas d’el-Azaouad, au sud d’Araouan ; puis vient, comme zone de transition, le plateau plus ou moins sablonneux, mais pourtant riche en végétation, qu’on désigne sous le nom d’el-Hodh, à l’ouest de notre route, et où se trouvent de nombreuses villes arabes ; enfin commence le Soudan tropical, caractérisé extérieurement par l’apparition de la latérite. Mais ce n’est pas d’ailleurs uniquement ce minéral qui donne au paysage un autre caractère : la flore, en relation intime, il est vrai, avec la contexture du sol, devient également tout autre, plus riche et plus vigoureuse. Le pays est couvert d’une forêt assez dense, et peu avant Bassikounnou nous entrons dans une grande clairière, qui paraît avoir été pratiquée artificiellement par le déboisement, car elle est entourée de bois épais. Nous y voyons enfin les premiers champs de sorgho et de maïs, et surtout de la première plante, qui atteint une hauteur gigantesque et possède une grande vigueur ; çà et là s’élèvent aussi quelques cannes à sucre, tandis que le sol porte des courges, des melons et des plantes en forme de concombres.