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Traité élémentaire de la peinture,: avec 58 figures d'après les dessins originaux de Le Poussin, dont 34 en taille-douce

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CHAPITRE XLI.

Quelle lumière est avantageuse pour faire paroître les objets.

Une lumière haute répandue également, et qui n'est pas trop éclatante et trop vive, est fort avantageuse pour faire paroître avec grace jusques aux moindres parties d'un objet.

CHAPITRE XLII.

D'où vient que les Peintres se trompent souvent dans le jugement qu'ils font de la beauté des parties du corps et de la justesse de leurs proportions.

Un Peintre qui aura quelque partie de son corps moins belle et moins bien proportionnée qu'elle ne doit être pour plaire, sera sujet à faire mal la même partie dans ses ouvrages; cela se remarque principalement dans les mains, que nous avons continuellement devant les yeux. Il faut donc qu'un Peintre corrige, par une attention particulière, l'impression que fait sur son imagination un objet qui se présente toujours à lui, et lorsqu'il a remarqué dans sa personne quelque partie défectueuse, il doit se défier de l'amour-propre et de l'inclination naturelle qui nous porte à trouver belles les choses qui nous ressemblent.

CHAPITRE XLIII.

Qu'il est nécessaire de savoir l'anatomie et de connoître l'assemblage des parties de l'homme.

Un Peintre qui aura une connoissance exacte des nerfs, des muscles et des tendons, saura bien, dans le mouvement d'un membre, combien de nerfs y concourent, et de quelle sorte et quel muscle venant à s'enfler, est cause qu'un nerf se retire, et quels tendons et quels ligamens se ramassent autour d'un muscle pour le faire agir; et il ne fera pas comme plusieurs Peintres ignorans, lesquels, dans toutes sortes d'attitudes, font toujours paroître les mêmes muscles aux bras, au dos, à l'estomac et aux autres parties.

CHAPITRE XLIV.

Du défaut de ressemblance et de répétition dans un même tableau.

C'est un grand défaut, et néanmoins assez ordinaire, que de répéter dans un même tableau, les mêmes attitudes et les mêmes plis de draperies, et faire que toutes les têtes se ressemblent et paroissent dessinées d'après le même modèle.

CHAPITRE XLV.

Ce qu'un Peintre doit faire pour ne se point tromper dans le choix qu'il fait d'un modèle.

Il faut premièrement qu'un Peintre dessine sa figure sur le modèle d'un corps naturel, dont la proportion soit généralement reconnue pour belle; ensuite il se fera mesurer lui-même, pour voir en quelle partie de sa personne il se trouvera différent de son modèle, et combien cette différence est grande; et quand il l'aura une fois observé, il doit éviter avec soin dans ses figures, les défauts qu'il aura remarqués en sa personne. Un Peintre ne sauroit faire trop d'attention à ce que je dis; car, comme il n'y a point d'objet qui nous soit plus présent ni plus uni que notre corps, les défauts qui s'y rencontrent ne nous paroissent pas être des défauts, parce que nous sommes accoutumés à les voir, souvent même ils nous plaisent, et notre ame prend plaisir à voir des choses qui ressemblent au corps qu'elle anime. C'est peut-être pour cette raison qu'il n'y a point de femme, quelque mal faite qu'elle soit, qui ne trouve quelqu'un qui la recherche.

CHAPITRE XLVI.

De la faute que font les Peintres qui font entrer dans la composition d'un tableau, des figures qu'ils ont dessinées à une lumière différente de celle dont ils supposent que leur tableau est éclairé.

Un Peintre aura dessiné en particulier une figure avec une grande force de jour et d'ombres, et ensuite par ignorance, ou par inadvertance, il fait entrer la même figure dans la composition d'un tableau où l'action représentée se passe à la campagne, et demande une lumière qui se répande également de tous côtés, et fasse voir toutes les parties des objets. Il arrive, au contraire, dans l'exemple dont nous parlons, que, contre les règles du clair-obscur, on voit des ombres fortes où il n'y en peut avoir, ou du moins où elles sont presque insensibles, et des reflets où il est impossible qu'il y en ait.

CHAPITRE XLVII.

Division de la Peinture.

La Peinture se divise en deux parties principales. La première est le dessin, c'est-à-dire, le simple trait ou le contour qui termine les corps et leurs parties, et qui en marque la figure: la seconde est le coloris, qui comprend les couleurs que renferme le contour des corps.

CHAPITRE XLVIII.

Division du Dessin.

Le dessin se divise aussi en deux parties, qui sont la proportion des parties entre elles, par rapport au tout qu'elles doivent former, et l'attitude qui doit être propre du sujet, et convenir à l'intention et aux sentimens qu'on suppose dans la figure qu'on représente.

CHAPITRE XLIX.

De la proportion des membres.

Il faut observer trois choses dans les proportions; la justesse, la convenance et le mouvement. La justesse comprend la mesure exacte des parties considérées par rapport les unes aux autres, et au tout qu'elles composent. Par la convenance on entend le caractère propre des personnages selon leur âge, leur état, et leur condition; ensorte que dans une même figure on ne voie point en même temps des membres d'un jeune homme et d'un vieillard, ni dans un homme ceux d'une femme; qu'un beau corps n'ait que de belles parties. Enfin le mouvement, qui n'est autre chose que l'attitude et l'expression des sentimens de l'ame, demande dans chaque figure une disposition qui exprime ce qu'elle fait, et la manière dont elle le doit faire; car il faut bien remarquer qu'un vieillard ne doit point faire paroître tant de vivacité qu'un jeune homme, ni tant de force qu'un homme robuste; que les femmes n'ont pas le même air que les hommes; qu'enfin les mouvemens d'un corps doivent faire voir ce qu'il a de force ou de délicatesse.

CHAPITRE L.

Du mouvement et de l'expression des figures.

Toutes les figures d'un tableau doivent être dans une attitude convenable au sujet qu'elles représentent, de sorte qu'en les voyant on puisse connoître ce qu'elles pensent et ce qu'elles veulent dire. Pour imaginer sans peine ces attitudes convenables, il n'y a qu'à considérer attentivement les gestes que font les muets, lesquels expriment leurs pensées par les mouvemens des yeux, des mains, et de tout le corps. Au reste, vous ne devez point être surpris que je vous propose un maître sans langue pour vous enseigner un art qu'il ne sait pas lui-même, puisque l'expérience peut vous faire connoître qu'il vous en apprendra plus par ses actions que tous les autres avec leurs paroles et leurs leçons. Il faut donc qu'un Peintre, de quelque école qu'il soit, avant que d'arrêter son dessin, considère attentivement la qualité de ceux qui parlent, et la nature de la chose dont il s'agit, afin d'appliquer à propos à son sujet l'exemple d'un muet que je propose.

CHAPITRE LI.

Qu'il faut éviter la dureté des contours.

Ne faites point les contours de vos figures d'une autre teinte que de celle du champ où elles se trouvent, c'est-à-dire, qu'il ne les faut point profiler d'aucun trait obscur qui soit d'une couleur différente de celle du champ, et de celle de la figure.

CHAPITRE LII.

Que les défauts ne sont pas si remarquables dans les petites choses que dans les grandes.

On ne peut pas remarquer dans les petites figures aussi aisément que dans les grandes, les défauts qui s'y rencontrent; cela vient de la grande diminution des parties des petites figures, qui ne permet pas d'en remarquer exactement les proportions: de sorte qu'il est impossible de marquer en quoi ces parties sont défectueuses. Par exemple, si vous regardez un homme éloigné de vous de trois cents pas, et que vous vouliez examiner les traits de son visage et remarquer s'il est beau, ou mal fait, ou seulement d'une apparence ordinaire, quelque attention que vous y apportiez, il vous sera impossible de le faire: cela vient sans doute de la diminution apparente des parties de l'objet que vous regardez, causée par son grand éloignement; et si vous doutez que l'éloignement diminue les objets, vous pourrez vous en assurer par la pratique suivante: Tenez la main à quelque distance de votre visage, de sorte qu'ayant un doigt élevé et dressé, le bout de ce doigt réponde au haut de la tête de celui que vous regardez, et vous verrez que votre doigt couvre non-seulement son visage en longueur, mais même une partie de son corps; ce qui est une preuve évidente de la diminution apparente de l'objet.

CHAPITRE LIII.

D'où vient que les choses peintes ne peuvent jamais avoir le même relief que les choses naturelles.

Les Peintres assez souvent se dépitent contre leur ouvrage, et se fâchent de ce que, tâchant d'imiter le naturel, ils trouvent que leurs peintures n'ont pas le même relief, ni la même force que les choses qui se voient dans un miroir; ils s'en prennent aux couleurs, et disent que leur éclat et la force des ombres surpassent de beaucoup la force des jours et des ombres de la chose qui est représentée dans le miroir; quelquefois ils s'en prennent à eux-mêmes, et attribuent à leur ignorance un effet purement naturel, dont ils ne connoissent pas la cause. Il est impossible que la peinture paroisse d'aussi grand relief que les choses vues dans un miroir (bien que l'une et l'autre ne soient que superficielles), à moins qu'on ne les regarde qu'avec un œil: en voici la raison: les deux yeux A B voyant les objets N M l'un derrière l'autre, M ne peut pas être entièrement occupé par N, parce que la base des rayons visuels est si large, qu'après le second objet elle voit encore le premier; mais si vous vous servez seulement d'un œil, comme dans la figure S, l'objet F, occupera toute l'étendue de R, parce que la pyramide des rayons visuels partant d'un seul point, elle a pour base le premier corps F, tellement que le second R qui est de même grandeur, ne pourra jamais être vu[1].

CHAPITRE LIV.

Qu'il faut éviter de peindre divers tableaux d'histoire l'une sur l'autre dans une même façade.

Ce que je blâme ici est un abus universel et une faute que tous les Peintres font quand ils peignent des façades de chapelles: car, après avoir peint sur un plan une histoire, avec son paysage et des bâtimens, ils en peignent plusieurs autres au-dessus et à côté de la première sur autant de plans différens, en changeant chaque fois de point perspectif, de sorte que la même façade se trouve peinte avec plusieurs points de vue différens, ce qui est une grande bévue pour des Peintres, d'ailleurs habiles, puisque le point de vue d'un tableau représente l'œil de celui qui le regarde. Et si vous me demandez comment on pourra donc peindre sur une même façade la vie d'un saint, divisée en plusieurs sujets d'histoire; à cela je vous réponds qu'il faut placer votre premier plan avec son point perspectif à une hauteur de vue convenable à ceux qui verront votre tableau, et sur ce premier plan représenter votre principale histoire en grand, et puis aller diminuant les figures et les bâtimens de la suite de votre sujet, selon les diverses situations des lieux. Et dans le reste de la façade, vers le haut, vous y pourrez faire du paysage avec des arbres d'une grandeur proportionnée aux figures, ou des anges, si le sujet de l'histoire le demande, ou bien des oiseaux, ou simplement un ciel avec des nuages, et semblables choses; autrement, n'entreprenez point de peindre ces sortes de tableaux, car tout votre ouvrage seroit faux, et contre les règles de l'optique.

CHAPITRE LV.

De quelle lumière un Peintre se doit servir pour donner à ses figures un plus grand relief.

Les figures qui prennent leur jour de quelque lumière particulière, montrent un plus grand relief que celles qui sont éclairées de la lumière universelle, parce qu'une lumière particulière produit des reflets qui détachent les figures du champ du tableau; ces reflets naissent des lumières d'une figure, et rejaillissent sur les ombres de la figure opposée, et lui donnent comme une foible lumière; mais une figure exposée à une lumière particulière, en quelque lieu vaste et obscur, ne reçoit aucun reflet, tellement qu'on n'en peut voir que la partie qui est éclairée; aussi cela se pratique seulement dans les tableaux où l'on peint des nuits avec une lumière particulière et petite.

CHAPITRE LVI.

Lequel est plus excellent et plus nécessaire de savoir donner les jours et les ombres aux figures, ou de les bien contourner.

Les contours des figures font paroître une plus grande connoissance du dessin que les lumières et les ombres: la première de ces deux choses demande plus de force d'esprit, et la seconde plus d'étendue; car les membres ne peuvent faire qu'un certain nombre de mouvemens; mais les projections des ombres, les qualités des lumières, leurs dégradations, sont infinies.

CHAPITRE LVII.

De quelle sorte il faut étudier.

Mettez par écrit quels sont les muscles et les tendons, qui, selon les différentes attitudes et les différens mouvemens, se découvrent ou se cachent en chaque membre, ou bien qui ne font ni l'un ni l'autre; et vous souvenez que cette étude est très-importante aux Peintres et aux Sculpteurs, que leur profession oblige de connoître les muscles, leurs fonctions, leur usage. Au reste, il faut faire ces remarques sur le corps de l'homme considéré dans tous les âges, depuis l'enfance jusqu'à la plus grande vieillesse, et observer les changemens qui arrivent à chaque membre durant la vie; par exemple, s'il devient plus gras ou plus maigre, quel est l'effet des jointures, &c.

CHAPITRE LVIII.

Remarque sur l'expression et sur les attitudes.

Dans les actions naturelles que les hommes font sans réflexion, il faut qu'un Peintre observe les premiers effets, qui partent d'une forte inclination et du premier mouvement des passions, et qu'il fasse des esquisses de ce qu'il aura remarqué, pour s'en servir dans l'occasion, en posant dans la même attitude un modèle qui lui fasse voir quelles parties du corps travaillent dans l'action qu'il veut représenter.

CHAPITRE LIX.

Que la Peinture ne doit être vue que d'un seul endroit.

La peinture ne doit être vue que d'un seul endroit, comme on en peut juger par cet exemple. Si vous voulez représenter en quelque lieu élevé une boule ronde, il faut nécessairement que vous lui donniez un contour d'ovale en forme d'œuf, et vous retirer en arrière jusqu'à ce qu'elle paroisse ronde.

CHAPITRE LX.

Remarque sur les ombres.

Quand après avoir examiné les ombres de quelque corps, vous ne pouvez connoître jusqu'où elles s'étendent, s'il arrive que vous les imitiez et que vous en peigniez de semblables dans un tableau, ayez soin de ne les point trop finir, afin de faire connoître par cette négligence ingénieuse, qui n'est que l'effet de vos réflexions, que vous imitez parfaitement la nature.

CHAPITRE LXI.

Comment il faut représenter les petits enfans.

Si les enfans que vous voulez représenter sont assis, il faut qu'ils fassent paroître des mouvemens fort prompts, et même des contorsions de corps; mais s'ils sont debout, ils doivent, au contraire, paroître timides et saisis de crainte.

CHAPITRE LXII.

Comment on doit représenter les vieillards.

Les vieillards, lorsqu'ils sont debout, doivent être représentés dans une attitude paresseuse, avec des mouvemens lents, les genoux un peu pliés, les pieds à côté l'un de l'autre, mais écartés, le dos courbé, la tête penchée sur le devant, et les bras plutôt serrés que trop étendus.

CHAPITRE LXIII.

Comment on doit représenter les vieilles.

Les vieilles doivent paroître ardentes et colères, pleines de rage, comme des furies d'enfer; mais ce caractère doit se faire remarquer dans les airs de tête et dans l'agitation des bras, plutôt que dans les mouvemens des pieds.

CHAPITRE LXIV.

Comment on doit peindre les femmes.

Il faut que les femmes fassent paroître dans leur air beaucoup de retenue et de modestie; qu'elles aient les genoux serrés, les bras croisés ou approchés du corps et pliés sans contrainte sur l'estomac, la tête doucement inclinée et un peu penchée sur le côté.

CHAPITRE LXV.

Comment on doit représenter une nuit.

Une chose qui est entièrement privée de lumière n'est rien que ténèbres. Or, la nuit étant de cette nature, si vous y voulez représenter une histoire, il faut faire ensorte qu'il s'y rencontre quelque grand feu qui éclaire les objets à-peu-près de la manière que je vais dire. Les choses qui se trouveront plus près du feu tiendront davantage de sa couleur, parce que plus une chose est près d'un objet, plus elle reçoit de sa lumière et participe à sa couleur; et comme le feu répand une couleur rouge, il faudra que toutes les choses qui en seront éclairées aient une teinte rougeâtre, et qu'à mesure qu'elles en seront plus éloignées, cette couleur rouge s'affoiblisse en tirant sur le noir, qui fait la nuit. Pour ce qui est des figures, voici ce que vous y observerez. Celles qui sont entre vous et le feu semblent n'en être point éclairées; car du côté que vous les voyez, elles n'ont que la teinte obscure de la nuit, sans recevoir aucune clarté du feu, et celles qui sont aux deux côtés doivent être d'une teinte demi-rouge et demi-noire; mais les autres qu'on pourra voir au-delà de la flamme, seront toutes éclairées d'une lumière rougeâtre sur un fond noir. Quant aux actions et à l'expression des mouvemens, il faut que les figures qui sont plus proches du feu portent les mains sur le visage, et se couvrent avec leurs manteaux, pour se garantir du trop grand éclat du feu et de sa chaleur, et tournent le visage de l'autre côté, comme quand on veut fuir ou s'éloigner de quelque lieu: vous ferez aussi paroître, éblouis de la flamme, la plupart de ceux qui sont éloignés, et ils se couvriront les yeux de leurs mains, pour les parer de la trop grande lumière.

CHAPITRE LXVI.

Comment il faut représenter une tempête.

Si vous voulez bien représenter une tempête, considérez attentivement ses effets. Lorsque le veut souffle sur la mer ou sur la terre, il enlève tout ce qui n'est pas fortement attaché à quelque chose, il l'agite confusément et l'emporte. Ainsi, pour bien peindre une tempête, vous représenterez les nuages entrecoupés et portés avec impétuosité par le vent du côté qu'il souffle, l'air tout rempli de tourbillons d'une poussière sablonneuse qui s'élève du rivage, des feuilles et même des branches d'arbres enlevées par la violence et la fureur du vent, la campagne toute en désordre, par une agitation universelle de tout ce qui s'y rencontre, des corps légers et susceptibles de mouvement répandus confusément dans l'air, les herbes couchées, quelques arbres arrachés et renversés, les autres se laissant aller au gré du vent, les branches ou rompues ou courbées, contre leur situation naturelle, les feuilles toutes repliées de différentes manières et sans ordre; enfin, des hommes qui se trouvent dans la campagne, les uns seront renversés et embarrasés dans leurs manteaux, couverts de poussière et méconnoissables; les autres qui sont demeurés debout paroîtront derrière quelque arbre et l'embrasseront, de peur que l'orage ne les entraîne; quelques autres se couvrant les yeux de leurs mains pour n'être point aveuglés de la poussière, seront courbés contre terre, avec des draperies volantes et agitées d'une manière irrégulière, ou emportées par le vent. Si la tempête se fait sentir sur la mer, il faut que les vagues qui s'entre-choquent la couvrent d'écume, et que le vent en remplisse l'air comme d'une neige épaisse; que dans les vaisseaux qui seront au milieu des flots, on y voie quelques matelots tenant quelques bouts de cordes rompues, des voiles brisées étrangement agitées, quelques mâts rompus et renversés sur le vaisseau tout délabré au milieu des vagues, des hommes criant se prendre à ce qui leur reste des débris de ce vaisseau. On pourra feindre aussi dans l'air des nuages emportés avec impétuosité par les vents, arrêtés et repoussés par les sommets des hautes montagnes se replier sur eux-mêmes, et les environner, comme si c'étoient des vagues rompues contre des écueils, le jour obscurci d'épaisses ténèbres, et l'air tout rempli de poudre, de pluie et de gros nuages.

CHAPITRE LXVII.

Comme on doit représenter aujourd'hui une bataille.

Vous peindrez premièrement la fumée de l'artillerie, mêlée confusément dans l'air avec la poussière que font les chevaux des combattans, et vous exprimerez ainsi ce mélange confus. Quoique la poussière s'élève facilement en l'air, parce qu'elle est fort menue, néanmoins parce qu'elle est terrestre et pesante, elle retombe naturellement, et il n'y a que les parties les plus subtiles qui demeurent en l'air. Vous la peindrez donc d'une teinte fort légère et presque semblable à celle de l'air, la fumée qui se mêle avec l'air et la poussière étant montée à une certaine hauteur, elle paroîtra comme des nuages obscurs. Dans la partie la plus élevée, on discernera plus clairement la fumée que la poussière, et la fumée paroîtra d'une couleur une peu azurée et bleuâtre, mais la poussière conservera son coloris naturel du côté du jour; ce mélange d'air, de fumée et de poussière sera beaucoup plus clair sur le haut que vers le bas. Plus les combattans seront enfoncés dans ce nuage épais, moins on les pourra discerner, et moins encore on distinguera la différence de leurs lumières d'avec leurs ombres. Vous peindrez d'un rouge de feu de visages, les personnes, l'air, les armes, et tout ce qui se trouvera aux environs, et cette rougeur diminuera à mesure qu'elle s'éloigne de son principe, et enfin elle se perdra tout-à-fait. Les figures qui seront dans le lointain, entre vous et la lumière, paroîtront obscures sur un champ clair, et leurs jambes seront moins distinctes et moins visibles, parce que près de terre la poussière est plus épaisse et plus grossière. Si vous représentez hors de la mêlée quelques cavaliers courant, faites élever entre eux et derrière eux de petits nuages de poussière, à la distance de chaque mouvement de cheval, et que ces nuages s'affoiblissent et disparoissent à mesure qu'ils seront plus loin du cheval qui les a fait élever, et même que les plus éloignés soient plus hauts, plus étendus et plus clairs, et les plus proches plus grossiers, plus sensibles, plus épais et plus ramassés. Que l'air paroisse rempli de traînées de feu semblables à des éclairs; que de ces espèces d'éclairs que la poudre forme en s'enflammant, les uns tirent en haut, que les autres retombent en bas; que quelques-uns soient portés en ligne droite, et que les balles des armes à feu laissent après elles une traînée de fumée. Vous ferez aussi les figures sur le devant couvertes de poudre sur les yeux, sur le visage, sur les cils des yeux, et sur toutes les autres parties sujettes à retenir la poussière. Vous ferez voir les vainqueurs courant, ayant les cheveux épars, agités au gré du vent, aussi-bien que leurs draperies, le visage ridé, les sourcils enflés et approchés l'un de l'autre: que leurs membres fassent un contraste entre eux, c'est-à-dire, si le pied droit marche le premier, que le bras gauche soit aussi le plus avancé; et si vous représentez quelqu'un tombé à terre, qu'on le remarque à la trace qui paroît sur la poussière ensanglantée; et tout autour sur la fange détrempée on verra les pas des hommes et des chevaux qui y ont passé. Vous ferez encore voir quelques chevaux entraînant et déchirant misérablement leur maître mort, attaché par les étriers, ensanglantant tout le chemin par où il passe. Les vaincus mis en déroute, auront le visage pâle, les sourcils hauts et étonnés, le front tout ridé, les narines retirées en arc, et replissées depuis la pointe du nez jusqu'auprès de l'œil, la bouche béante, et les lèvres retroussées, découvrant les dents et les desserrant comme pour crier bien haut. Que quelqu'un tombé par terre et blessé, tienne une main sur ses yeux effarés, le dedans tourné vers l'ennemi, et se soutienne de l'autre comme pour se relever; vous en ferez d'autres fuyant et criant à pleine tête: le champ de bataille sera couvert d'armes de toutes sortes sous les pieds des combattans, de boucliers, de lances, d'épées rompues, et d'autres semblables choses; entre les morts on en verra quelques-uns demi-couverts de poussière et d'armes rompues, et quelques autres tout couverts et presque enterrés; la poussière et le terrein détrempé de sang fera une fange rouge; des ruisseaux de sang sortant des corps, couleront parmi la poussière; on en verra d'autres en mourant grincer les dents, rouler les yeux, serrer les poings, et faire diverses contorsions du corps, des bras et des jambes. On pourroit feindre quelqu'un désarmé et terrassé par son ennemi, se défendre encore avec les dents et les ongles: on pourra représenter quelque cheval échappé, courant au travers des ennemis, les crins épars et flottant au vent, faire des ruades et un grand désordre parmi eux: on y verra quelque malheureux estropié tomber par terre, et se couvrir de son bouclier, et son ennemi courbé sur lui, s'efforçant de lui ôter la vie. On pourroit encore voir quelque troupe d'hommes couchés pêle-mêle sous un cheval mort; et quelques-uns des vainqueurs sortant du combat et de la presse, s'essuyer avec les mains, les yeux offusqués de la poussière, et les joues toutes crasseuses et barbouillées de la fange qui s'étoit faite de leur sueur et des larmes que la poussière leur a fait couler des yeux. Vous verrez les escadrons venant au secours, pleins d'une espérance mêlée de circonspection, les sourcils hauts, et se faisant ombre sur les yeux avec la main, pour discerner mieux les ennemis dans la mêlée et au travers de la poussière, et être attentifs au commandement du capitaine, et le capitaine le bâton haut, courant et montrant le lieu où il faut aller: on y pourra feindre quelque fleuve, et dedans des cavaliers, faisant voler l'eau tout autour d'eux en courant, et blanchir d'écume tout le chemin par où ils passent: il ne faut rien voir, dans tout le champ de bataille, qui ne soit rempli de sang et d'un horrible carnage.

CHAPITRE LXVIII.

Comment il faut peindre un lointain.

C'est une chose évidente et connue de tout le monde, que l'air est en quelques endroits plus grossier et plus épais qu'il n'est en d'autres, principalement quand il est plus proche de terre; et à mesure qu'il s'élève en haut, il est plus subtil, plus pur et plus transparent. Les choses hautes et grandes, desquelles vous vous trouvez éloigné, se verront moins vers les parties basses, parce que le rayon visuel qui les fait voir passe au travers d'une longue masse d'air épais et obscur; et on prouve que vers le sommet elles sont vues par une ligne, laquelle bien que du côté de l'œil elle commence dans un air grossier, néanmoins comme elle aboutit au sommet de son objet, elle finit dans un air beaucoup plus subtil que n'est celui des parties basses; et ainsi à mesure que cette ligne ou rayon visuel s'éloigne de l'œil, elle se subtilise comme par degré, en passant d'un air pur dans un autre qui l'est davantage: de sorte qu'un Peintre qui a des montagnes à représenter dans un paysage, doit observer que de colline en colline le haut en paroîtra toujours plus clair que le bas, et quand la distance de l'une à l'autre sera plus grande, il faut que le haut en soit aussi plus clair à proportion; et plus elles seront élevées, plus les teintes claires et légères, en feront mieux remarquer la forme et la couleur.

CHAPITRE LXIX.

Que l'air qui est près de la terre, doit paroître plus éclairé que celui qui en est loin.

Parce que l'air qui est près de la terre est plus grossier que celui qui en est loin, il reçoit et renvoie beaucoup plus de lumière: vous pouvez le remarquer lorsque le soleil se lève; car si vous regardez alors du côté du couchant, vous verrez de ce côté-là une grande clarté, et vous ne verrez rien de semblable vers le haut du ciel: cela vient de la réflexion des rayons de lumière qui se fait sur la terre et dans l'air grossier; de sorte que si dans un paysage vous représentez un ciel qui se termine sur l'horizon, il faudra que la partie basse du ciel qui reçoit la lumière du soleil ait un grand éclat, et que cette blancheur altère un peu sa couleur naturelle, qui ne se verra en cet endroit qu'à travers l'air grossier: au contraire, le ciel qui est au-dessus de la tête, doit moins participer à cette couleur blaffarde, parce que les rayons de lumière n'ont pas à pénétrer tant d'air grossier et rempli de vapeurs. L'air près de terre est quelquefois si épais, que si vous regardez certains jours le soleil, lorsqu'il se lève, vous verrez que ses rayons ne sauroient presque passer au travers de l'air.

CHAPITRE LXX.

Comment on peut donner un grand relief aux figures, et faire qu'elles se détachent du fond du tableau.

Les figures de quelque corps que ce soit, paroîtront se détacher du fond du tableau, et avoir un grand relief, lorsque le champ sur lequel sont les figures, sera mêlé de couleurs claires et obscures, avec la plus grande variété qui sera possible sur les contours des figures, comme je le montrerai en son lieu; mais il faut qu'en l'assortiment de ces couleurs, la dégradation des teintes, c'est-à-dire, la diminution de clarté dans les blanches, et d'obscurité dans les noires, y soit judicieusement observée.

CHAPITRE LXXI.

Comment on doit représenter la grandeur des objets que l'on peint.

Pour représenter la juste grandeur des choses qui servent d'objet à l'œil, si le dessin est petit, comme sont ordinairement les ouvrages de miniature, il faut que les premières figures qui sont sur le devant soient aussi finies que celles des grands tableaux, parce que les ouvrages de miniature étant petits, ils doivent être vus de près, et les grands tableaux doivent être vus de plus loin: d'où il arrive que les figures qui sont si différentes en grandeur, paroîtront néanmoins de même grandeur. La raison qu'on en apporte ordinairement se prend de la grandeur de l'angle sous lequel l'œil voit ces figures, et on expose ainsi cette raison. Que le tableau soit B C et l'œil A, et que D E soit un verre par lequel passe l'image des figures qui sont représentées en B C. Je dis que l'œil A demeurant ferme, la grandeur de la copie, ou de la peinture du tableau B C qui se fait sur le verre D E, doit être d'autant plus petite, que le verre D E sera plus proche de l'œil A, et qu'elle doit être aussi finie que le tableau même, parce qu'elle doit représenter parfaitement la distance dans laquelle est le tableau; et si l'on veut faire le tableau B C sur D E, cette figure ne doit pas être si achevée, ni si déterminée que la figure B C, et elle doit l'être davantage que la figure M N, transportée sur le tableau F G, parce que si la figure P O étoit aussi achevée que la figure B C, la perspective de O P se trouveroit fausse; car quoiqu'eu égard à la diminution de la figure, elle fût bien, B C étant diminué ou raccourci à la grandeur de P O, néanmoins elle seroit trop finie, ce qui ne s'accorderoit pas bien avec la distance, parce qu'en voulant représenter la figure B C très-finie, alors elle ne paroîtroit plus être en B C, mais en P O ou en F G.

CHAPITRE LXXII.

Quelles choses doivent être plus finies, et quelles choses doivent l'être moins.

Les choses proches, ou qui sont sur le devant du tableau, doivent être plus finies et plus terminées que celles qu'on feint être vues dans le lointain, lesquelles il faut toucher plus légèrement, et laisser moins finies.

CHAPITRE LXXIII.

Que les figures séparées ne doivent point paroître se toucher, et être jointes ensemble.

Faites ensorte que les couleurs que vous donnerez à vos figures soient tellement assorties, qu'elles s'entre-donnent de la grace, et quand une des couleurs sert de champ à l'autre, que ce soit avec une telle discrétion, qu'elles ne paroissent point unies et attachées l'une à l'autre, bien qu'elles fussent d'une même espèce de couleur, mais que la diversité de leur teinte, foible ou forte, soit proportionnée à la distance qui les sépare, et à l'épaisseur de l'air qui est entre-deux, et que par la même règle, les contours se trouvent aussi proportionnés, c'est-à-dire, soient plus ou moins terminés, selon la distance ou la proximité des figures.

CHAPITRE LXXIV.

Si le jour se doit prendre en face ou de côté, et lequel des deux donne plus de grace.

Le jour pris en face donnera un grand relief aux visages qui sont placés entre des parois obscures et peu éclairées, et principalement si le jour leur vient d'en haut. La cause de ce relief est, que les parties les plus avancées de ces visages sont éclairées de la lumière universelle de l'air qui est devant eux, tellement que ces parties ainsi éclairées, ont des ombres presque insensibles; et au contraire, les parties plus éloignées reçoivent de l'ombre et de l'obscurité des parois, et elles en reçoivent plus à mesure qu'elles sont plus éloignées des parties avancées, et plus enfoncées dans l'ombre. De plus, remarquez que le jour qui vient d'en haut, n'éclaire point toutes les parties du visage, dont quelques-unes sont couvertes par celles qui ont du relief, comme les sourcils qui ôtent le jour à l'orbite des yeux, le nez qui l'ôte à une partie de la bouche, et le menton qui l'ôte à la gorge.

CHAPITRE LXXV.

De la réverbération, ou des reflets de lumière.

Les reflets de lumière viennent des corps clairs et transparens, dont la superficie est polie et médiocrement épaisse: car ces corps étant frappés de quelque lumière, elle rejaillit comme une balle qui fait un bond, et elle se réfléchit sur le premier objet qu'elle rencontre du côté opposé à celui d'où elle vient.

CHAPITRE LXXVI.

Des endroits où la lumière ne peut être réfléchie.

Les superficies des corps épais sont environnées de lumières et d'ombres qui ont des qualités différentes. On distingue deux sortes de lumières; l'une qu'on appelle originale, et l'autre qu'on appelle dérivée: la lumière originale est celle d'un corps, qui ne la reçoit point d'ailleurs, et qui l'a dans lui-même, comme le feu, le soleil et même l'air, qui en est pénétré de tous côtés, quoiqu'il la reçoive du soleil. La lumière dérivée est une lumière réfléchie, une lumière qu'un corps reçoit d'ailleurs, et qu'il n'a point de lui-même. Venons maintenant au sujet de ce chapitre. Je dis qu'un corps ne réfléchira point de lumière du côté qu'il est dans l'ombre, c'est-à-dire, du côté qui est tourné vers quelque lieu sombre, à cause des arbres, des bois, des herbes qui l'empêchent de recevoir la lumière; et quoique chaque branche et chaque feuille reçoive la lumière vers laquelle elle est tournée, cependant la quantité de feuilles et de branches forme un corps opaque que la lumière ne peut pénétrer: elle ne peut pas même être réfléchie sur un corps opposé, à cause de l'inégalité des surfaces de tant de feuilles et de tant de branches; tellement que ces sortes d'objets ne sont guère capables de réfléchir la lumière et de faire des reflets.

CHAPITRE LXXVII.

Des reflets.

Les reflets participeront plus ou moins à la couleur de l'objet sur lequel ils sont produits, et à la couleur de l'objet qui les produit, selon que l'objet qui les reçoit a une surface plus ou moins polie que celui qui les produit.

CHAPITRE LXXVIII.

Des reflets de lumière qui sont portés sur des ombres.

Si la lumière du jour éclairant quelque corps est réfléchie sur les ombres qui l'environnent, elle formera des reflets qui seront plus ou moins clairs, selon la force de leur lumière et selon qu'ils sont plus ou moins proche du corps qui renvoie la lumière. Il y en a qui négligent cette observation que d'autres mettent en pratique, et cette diversité de sentiment et de pratique partage les Peintres en deux sectes, et chaque secte blâme celle qui lui est opposée. Si vous voulez garder un juste milieu, et n'être blâmé de personne, je vous conseille de ne faire de reflets de lumière que lorsque la cause de ces reflets et de leurs teintes sera assez évidente pour être connue de tout le monde. Usez-en de même, lorsque vous ne faites point de reflets, et qu'on voie qu'il n'y avoit pas raison d'en faire.

CHAPITRE LXXIX.

Des endroits où les reflets de lumière paroissent davantage, et de ceux où ils paroissent moins.

Les reflets de lumière ont plus ou moins de clarté, c'est-à-dire, sont plus ou moins apparens, selon que le champ sur lequel ils se rencontrent est plus ou moins obscur. Si le champ est plus obscur que le reflet, alors le reflet paroîtra fort, et sera sensible à l'œil, par la grande différence des couleurs du champ et du reflet; mais si le reflet se trouve sur un fond plus clair qu'il n'est lui-même, alors ce reflet sera moins éclatant, à cause de la blancheur sur laquelle il se termine; et ainsi il deviendra presque imperceptible.

CHAPITRE LXXX.

Quelle partie du reflet doit être plus claire.

Le reflet sera plus clair et plus vif dans la partie qui recevra sa lumière entre des angles plus égaux; par exemple, soit le centre de la lumière N, et que A B soit la partie éclairée du corps A B C F E D, de laquelle la lumière soit réfléchie et renvoyée tout autour de la concavité opposée du même corps, qui n'est point éclairé de ce côté-là. Supposons aussi que cette lumière qui se réfléchit en F soit portée entre des angles égaux, ou à-peu-près égaux: le reflet E n'aura point les angles si égaux sur la base que le reflet F, comme on le peut voir par la grande différence qu'il y a entre les angles E A B et E B A. Ainsi le point F recevra plus de lumière que le point E, et le reflet F sera plus éclatant que le reflet E, parce que, quoique les angles F et E aient une même base, les angles opposés au point F sont plus semblables entre eux que les angles opposés au point E. D'ailleurs, selon les règles de la perspective, le point F doit être plus éclairé que le point E, parce qu'il est plus près du corps lumineux A B, dont ils reçoivent la lumière.

CHAPITRE LXXXI.

Des reflets du coloris de la carnation.

Les reflets de la carnation qui se forment par la réflexion de la lumière sur une autre carnation, sont plus rouges, d'une couleur plus vermeille, et d'un coloris plus vif et plus éclatant qu'aucune autre partie du corps; et cela arrive, parce que la superficie de tout corps opaque participe d'autant plus à la couleur du corps qui l'éclaire, que ce corps est plus proche, et d'autant moins qu'il est plus éloigné; elle y participe aussi plus ou moins, selon qu'il est plus ou moins grand, parce qu'un grand objet qui renvoie beaucoup de lumière, empêche que celle que les autres objets voisins envoient n'altère la sienne: ce qui arriveroit infailliblement si cet objet étoit petit; car, alors toutes ces lumières et tous ces reflets se confondroient, et leurs couleurs se mêleroient ensemble. Il peut cependant arriver qu'un reflet tienne plus de la couleur d'un corps plus petit, dont il est proche, que de la couleur d'un plus grand, dont il est fort éloigné, et qui a des effets moins sensibles, à cause de la grande distance.

CHAPITRE LXXXII.

En quels endroits les reflets sont plus sensibles.

De tous les reflets, celui qui a un champ plus obscur doit paroître plus terminé et plus sensible; et, au contraire, celui qui a un champ plus clair est moins sensible: cela vient de la diversité des ombres opposées, qui fait que la moins obscure donne de la force à celle qui l'est davantage, et elle la fait paroître encore plus obscure qu'elle ne l'est. De même les choses qui ont une différente blancheur étant opposées, la plus blanche fait paroître l'autre comme ternie et moins blanche qu'elle ne l'est en effet.

CHAPITRE LXXXIII.

Des reflets doubles et triples.

Les reflets doubles ont plus de force que les reflets simples, et les lumières qui se trouvent entre les lumières incidentes et ces reflets, sont fort peu obscures. On appelle reflet simple, celui qui n'est formé que d'un seul corps éclairé, et reflet double, celui qui reçoit la lumière de deux corps: on peut juger par-là de ce que c'est qu'un reflet triple. Venons à la preuve de la proposition. Soit le corps lumineux A, les reflets directs A N A S, les parties éclairées N et S, les parties de ces mêmes corps qui sont éclairées par les reflets O et E, le reflet A N E soit le reflet simple, et A N O A S O le reflet double. Le reflet simple E est formé par le corps éclairé B D, et le reflet double O reçoit de la lumière des corps éclairé B D et D R, d'où il arrive que son ombre est fort peu obscure, parce qu'elle se trouve entre la lumière d'incidence N et celle du reflet N O S O.

CHAPITRE LXXXIV.

Que la couleur d'un reflet n'est pas simple, mais mêlée de deux ou de plusieurs couleurs.

Un corps qui renvoie la lumière sur un autre corps ne lui communique pas sa couleur telle qu'il l'a lui-même; mais il se fait un mélange de plusieurs couleurs, s'il y en a plusieurs qui soient portés par des reflets dans un même endroit. Par exemple, soit la couleur jaune A qui soit réfléchie sur la partie O du corps sphérique C O E; que la couleur bleue B ait son reflet sur la même partie O. Par le mélange de ces deux couleurs dans le point O, il se fera un reflet de couleur verte si le fond est blanc, parce que l'expérience fait voir que les couleurs jaunes et bleues, mêlées ensemble, font un très-beau verd.

CHAPITRE LXXXV.

Que les reflets sont rarement de la couleur du corps d'où ils partent, ou de la couleur du corps où ils sont portés.

Il arrive très-rarement que les reflets soient ou de la couleur du corps d'où ils partent, ou de la couleur du corps sur lequel ils tombent, parce que ces deux couleurs se mêlent ensemble, et en forment une troisième. Par exemple, soit le corps sphérique D F G E de couleur jaune, que l'objet B C qui lui envoie un reflet dans le point H soit de couleur bleue, le point H où tombe ce reflet prendra une teinte verte, lorsqu'il sera éclairé de la lumière du soleil qui est répandue dans l'air.

CHAPITRE LXXXVI.

En quel endroit un reflet est plus éclatant et plus sensible.

Entre les reflets qui ont la même figure, la même étendue et la même force, la partie qui paroîtra plus ou moins obscure sera celle qui viendra se terminer sur un champ plus ou moins obscur.

Les superficies des corps participent davantage à la couleur des objets qui réfléchissent sur elle leur figure sous des angles plus égaux.

Des couleurs que les objets réfléchissent sur les superficies des corps opposés entre des angles égaux, celle-là doit être la plus vivement empreinte dont le reflet viendra de plus près.

Entre les couleurs des divers objets qui envoient leurs reflets par les mêmes angles, et d'une distance égale sur la surface des corps opposés, celle-là se réfléchira avec plus de force dont la teinte sera plus claire.

L'objet qui réfléchira plus vivement sa propre couleur sur l'objet qui lui est opposé, sera celui qui n'aura autour de lui aucune teinte que de son espèce. Et le plus confus de tous les reflets est celui qui est produit par un plus grand nombre d'objets de différentes couleurs.

La couleur qui sera plus près d'un reflet lui communiquera sa teinte avec plus de force, que les autres couleurs qui en sont plus éloignées.

Enfin un Peintre doit donner aux reflets des figures, la couleur des parties des draperies qui sont plus près des carnations sur lesquelles ces reflets sont portés; mais il ne faut pas que ces couleurs réfléchies soient trop vives ni trop marquées, s'il n'y a quelque raison particulière qui oblige d'en user autrement.

CHAPITRE LXXXVII.

Des couleurs réfléchies.

Toutes les couleurs réfléchies sont moins vives et ont moins de force que celles qui reçoivent la lumière directement; et cette lumière directe ou incidente a la même proportion avec la lumière réfléchie, que les objets lumineux qui en sont les causes ont entre eux en force et en clarté.

CHAPITRE LXXXVIII.

Des termes des reflets ou de la projection des lumières réfléchies.

Un reflet qui part d'un corps plus obscur que n'est celui sur lequel il est reçu, sera foible et presque insensible; et au contraire un reflet sera fort sensible, quand le champ sur lequel il est reçu sera plus obscur que le terme d'où part ce reflet; enfin, il sera plus sensible à proportion que le champ sera plus obscur, ou plus obscur à proportion que le champ sera plus clair.

CHAPITRE LXXXIX.

De la position des figures.

Autant que le côté gauche de la figure D A diminue à cause de la position de la figure, autant le côté opposé B C qui est le côté droit, augmente et s'alonge, c'est-à-dire, qu'à mesure que la partie de la figure qui est depuis l'épaule gauche D jusqu'à la ceinture A du même côté, la partie opposée du côté droit, depuis B jusqu'à C augmente; mais le nombril, ou le milieu du corps demeure toujours à la même hauteur. Cette diminution des parties du côté gauche de la figure, vient de ce qu'elle porte sur le pied gauche, qui devient par cette position le centre de tout le corps. Ainsi le point du milieu qui est sous la gorge entre les deux clavicules, quitte la ligne perpendiculaire du corps quand il est droit, pour en former une autre qui passe par la jambe gauche, et qui va finir au pied du même côté. Et plus cette ligne s'éloigne du milieu du corps, plus aussi les lignes horizontales qui la traversent, perdent leurs angles droits en penchant du côté gauche, qui soutient le corps.

CHAPITRE LXXXIX.

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Image plus grande

CHAPITRE XC.

Comment on peut apprendre à bien agroupper les figures dans un tableau d'histoire.

Quand vous saurez bien la perspective et l'anatomie, et que vous connoîtrez suffisamment la forme de chaque corps, appliquez-vous à considérer, dans toutes les occasions, l'attitude et les gestes des hommes dans toutes leurs actions. Par exemple, lorsque vous allez à la promenade, et que votre esprit est plus libre, remarquez les mouvemens de ceux que vous voyez, soit qu'ils s'entretiennent familièrement, soit qu'ils contestent ensemble et se querellent, ou qu'ils en viennent aux mains. Observez ce que font ceux qui sont autour d'eux et qui tâchent de les séparer, ou qui s'amusent à les regarder, et dessinez sur le champ ce que vous aurez remarqué. Il faut, pour cela, avoir toujours avec vous un portefeuille ou des tablettes, dont les feuillets soient tellement attachés, qu'on les puisse ôter sans les déchirer; car ces recueils d'études doivent être conservés avec grand soin pour servir dans l'occasion, la mémoire ne pouvant pas conserver les images d'une infinité de choses qui servent d'objet à la Peinture.

CHAPITRE XCI.

Quelle proportion il faut donner à la hauteur de la première figure d'un tableau d'histoire.

La hauteur de la première figure de votre tableau doit être moindre que le naturel, à proportion de l'enfoncement que vous lui donnez au-delà de la première ligne du plan du tableau, et les autres diminueront aussi à proportion, suivant la même dégradation ou l'éloignement du plan où elles sont.

CHAPITRE XCII.

Du relief des figures qui entrent dans la composition d'une histoire.

Des figures qui composent une histoire, celle qui sera représentée plus près de l'œil doit avoir un plus grand relief; en voici la raison. Cette couleur-là doit paroître plus marquée et plus parfaite dans son espèce, qui a moins d'air entre elle et l'œil qui la considère; c'est à cause de cela même que les ombres qui font paroître les corps opaques plus relevés, paroissent plus fortes et plus obscures de près que de loin, parce que la quantité d'air qui est entre elles et l'œil les brouille et les confond avec les couleurs des objets; ce qui n'arrive pas aux ombres voisines de l'œil, où elles donnent à chaque corps du relief à proportion qu'elles sont obscures.

CHAPITRE XCIII.

Du raccourcissement des figures d'un tableau.

Lorsqu'un Peintre n'a qu'une seule figure à faire dans son tableau, il doit éviter tous les raccourcissemens, tant des membres particuliers que de tout le corps, parce qu'il seroit obligé de répondre à tous momens aux questions de ceux qui n'ont pas l'intelligence de son art; mais aux grandes compositions où il entre plusieurs figures, il peut en faire avec liberté de toutes sortes, selon le sujet qu'il traite, et sur-tout dans les batailles, où il se rencontre par nécessité un nombre infini de contorsions et de mouvemens de figures qui se battent, et qui sont mêlées confusément ensemble dans les fracas et l'agitation furieuse d'une bataille.

CHAPITRE XCIV.

De la diversité des figures dans une histoire.

Dans les grandes compositions d'histoire, on doit voir des figures de plusieurs sortes, soit pour la complexion, soit pour la taille, soit pour les carnations, soit pour les attitudes. Qu'il y ait des figures grasses et pleines d'embonpoint; qu'il y en ait d'autres qui soient maigres et sveltes; qu'il y en ait de grandes et de courtes, de fortes, de robustes et de foibles, de gaies, de tristes et de mélancoliques; que quelques-unes aient des cheveux crépus, que d'autres les aient plus mols et plus unis; qu'aux uns le poil soit long, et aux autres court; que les mouvemens prompts et vifs de quelques figures contrastent avec les mouvemens doux et lents de quelques autres; enfin il faut qu'il y ait de la variété dans la forme, dans la couleur, dans les plis des draperies, et généralement dans tout ce qui peut entrer dans la composition d'une histoire.

CHAPITRE XCV.

Comment il faut étudier les mouvemens du corps humain.

Avant que de s'appliquer à l'étude de l'expression des mouvemens de l'homme, il faut avoir une connoissance générale de tous les membres du corps et de ses jointures en toutes les positions où ils peuvent être, puis esquisser légèrement dans l'occasion l'action des personnes, sans qu'ils sachent que vous les considérez; parce que s'ils s'en appercevoient, ils perdroient la force et le caractère naturel de l'expression avec laquelle ils se portoient à l'action: comme lorsque deux hommes colères et emportés contestent ensemble, chacun prétendant avoir raison, on les voit remuer avec furie les sourcils, faire des gestes des bras, et de grands mouvemens de toutes les parties du corps, selon l'intention qu'ils ont, et l'impression de la passion qui les agite; ce qu'il seroit impossible de représenter par un modèle auquel on voudroit faire exprimer les effets d'une véritable colère ou de quelqu'autre passion, comme de douleur, d'admiration, de crainte, de joie et de quelqu'autre passion que ce soit. Vous aurez soin de porter toujours sur vous vos tablettes, afin d'y esquisser légèrement ces expressions, et en même temps aussi, prenez garde à ce que font ceux qui se trouvent présens dans ces occasions, et qui sont spectateurs de ce qui s'y passe, et par ce moyen vous apprendrez à composer les histoires. Et quand vos tablettes seront toutes remplies de ces sortes de dessins, conservez-les bien et les gardez, pour vous en servir dans l'occasion. Un bon Peintre doit soigneusement observer deux choses, qui sont de grande importance dans sa profession; l'une est le juste contour de sa figure, et l'autre l'expression vive de ce qu'il lui faut représenter.

CHAPITRE XCVI.

De quelle sorte il faut étudier la composition des histoires, et y travailler.

La première étude des compositions d'histoires doit commencer par mettre ensemble quelques figures légèrement esquissées; mais il faut auparavant les savoir bien dessiner de tous les côtés, avec les raccourcissemens et les extensions de chaque membre; après on entreprendra de faire un groupe de deux figures qui combattent ensemble avec une hardiesse égale, et il faudra dessiner ces deux figures en différentes manières et en différentes attitudes; ensuite, on pourra représenter un autre combat d'un homme généreux avec un homme lâche et timide. En toutes ces compositions, il faut s'étudier soigneusement à la recherche des accidens et des passions qui peuvent donner de l'expression, et enrichir le sujet qu'on traite.

CHAPITRE XCVII.

De la variété nécessaire dans les histoires.

Dans les compositions d'histoires, un Peintre doit s'étudier à faire paroître son génie par l'abondance et la variété de ses inventions, et fuir la répétition d'une même chose qu'il ait déjà faite, afin que la nouveauté et l'abondance attirent et donnent du plaisir à ceux qui considèrent son ouvrage. J'estime donc que dans une histoire il est nécessaire quelquefois, selon le sujet, d'y mêler des hommes, différens dans l'air, dans l'âge, dans les habits, agroupés ensemble pêle-mêle avec des femmes et des enfans, des chiens, des chevaux, des bâtimens, des campagnes et des collines, et qu'on puisse remarquer la qualité et la bonne grace d'un Prince ou d'une personne de qualité, et la distinguer d'avec le peuple. Il ne faudra pas aussi mêler dans un même groupe ceux qui sont tristes et mélancoliques avec ceux qui sont gais et qui rient volontiers, parce que les humeurs enjouées cherchent toujours ceux qui aiment à rire, comme les autres cherchent aussi leurs semblables.

CHAPITRE XCVIII.

Qu'il faut, dans les histoires, éviter la ressemblance des visages, et diversifier les airs de tête.

C'est un défaut ordinaire aux Peintres Italiens, de mettre dans leurs tableaux des figures entières d'empereurs, imitées de plusieurs statues antiques, ou du moins de donner à leurs figures les airs de tête qu'on remarque dans les antiques. Pour éviter ce défaut, ne répétez jamais une même chose, et ne donnez point le même air de tête à deux figures dans un tableau, et en général, plus vous aurez soin de varier votre dessin, en plaçant ce qui est laid auprès de ce qui est beau, un vieillard auprès d'un jeune homme, un homme fort et robuste auprès d'un autre qui est foible, plus votre tableau sera agréable. Mais il arrive souvent qu'un Peintre qui aura dessiné quelque chose en fait servir jusqu'au moindre trait; en quoi il se trompe, car la plupart du temps, les membres de l'animal qu'il a dessiné font des mouvemens peu conformes au sujet et à l'action qu'il représente dans un tableau: ainsi, après avoir contourné quelque partie avec beaucoup de justesse, et l'avoir fini avec plaisir, il a le chagrin de se voir contraint de l'effacer pour en mettre un autre à la place.

CHAPITRE XCIX.

Comment il faut assortir les couleurs pour qu'elles se donnent de la grace les unes aux autres.

Si vous voulez que le voisinage d'une couleur donne de la grace à une autre couleur, imitez la nature, et faites avec le pinceau ce que les rayons du soleil font sur une nuée lorsqu'ils y forment l'arc-en-ciel; les couleurs s'unissent ensemble doucement, et ne sont point tranchées d'une manière dure et sèche; c'est de cette sorte qu'il faut unir et assortir les couleurs dans un tableau.

Prenez garde aussi aux choses suivantes qui regardent les couleurs. 1o. Si vous voulez représenter une grande obscurité, opposez-lui un grand blanc, de même que pour relever le blanc et lui donner plus d'éclat, il faut lui opposer une grande obscurité. 2o. Le rouge aura une couleur plus vive auprès du jaune pâle qu'auprès du violet. 3o. Il faut bien distinguer, entre les couleurs, celles qui rendent les autres plus vives et plus éclatantes, de celles qui leur donnent seulement de la grace, comme le verd en donne au rouge, tandis qu'il en ôte au bleu. 4o. Il y a des couleurs qu'on peut fort bien assortir, parce que leur union les rend plus agréables; comme le jaune pâle, ou le blanc et l'azur, et d'autres encore dont nous parlerons ailleurs.

CHAPITRE C.

Comment on peut rendre les couleurs vives et belles.

Il faut toujours préparer un fond très-blanc aux couleurs que vous voulez faire paroître belles, pourvu qu'elles soient transparentes; car, aux autres qui ne le sont pas, un champ clair ne sert de rien; comme l'expérience le montre dans les verres colorés, dont les couleurs paroissent extrêmement belles, lorsqu'elles se trouvent entre l'œil et la lumière, et qui n'ont nulle beauté, lorsqu'elles ont derrière elles un air épais et obscur, ou un corps opaque.

CHAPITRE CI.

De la couleur que doivent avoir les ombres des couleurs.

La teinte de l'ombre de quelque couleur que ce soit, participe toujours à la couleur de son objet, et cela plus ou moins, selon qu'il est ou plus proche ou plus éloigné de l'ombre, et à proportion aussi de ce qu'il a ou plus ou moins de lumière.

CHAPITRE CII.

De la variété qui se remarque dans les couleurs, selon qu'elles sont plus éloignées ou plus proches.

Des choses dont la couleur est plus obscure que l'air, celle qui sera plus éloignée paroîtra moins obscure; et, au contraire, de celles qui sont plus claires que l'air, celle qui sera plus éloignée paroîtra moins claire et moins blanche; et, en général, toutes les choses qui sont ou plus claires ou plus obscures que l'air, étant vues dans un grand éloignement, changent, pour ainsi dire, la nature et la qualité de leur couleur; de sorte que la plus claire paroît plus obscure, et la plus obscure devient plus claire par l'éloignement.

CHAPITRE CIII.

A quelle distance de la vue les couleurs des choses se perdent entièrement.

Les couleurs des choses se perdent entièrement dans une distance plus ou moins grande, selon que l'œil et l'objet sont plus ou moins élevés de terre: voici la preuve de cette proposition. L'air est plus ou moins épais, selon qu'il est plus proche ou plus éloigné de la terre: il s'ensuit de-là que si l'œil et l'objet sont près de la terre, l'épaisseur et la grossièreté de l'air qui est entre l'œil et l'objet, sera très-grande, et elle obscurcira beaucoup la couleur de l'objet; mais si l'œil et l'objet sont fort éloignés de la terre, l'air qui est entre deux ne changera presque rien à la couleur de l'objet: enfin la variété et la dégradation des couleurs d'un objet, dépend non-seulement de la lumière qui n'est pas toujours la même aux différentes heures du jour, mais aussi de la grossièreté et de la subtilité de l'air, au travers duquel les couleurs des objets sont portées à l'œil.

CHAPITRE CIV.

De la couleur de l'ombre du blanc.

L'ombre du blanc éclairé par le soleil et par l'air, a sa teinte tirant sur le bleu, et cela vient de ce que le blanc de soi n'est pas proprement une couleur, mais le sujet des autres couleurs; et parce que la superficie de chaque corps participe à la couleur de son objet, il est nécessaire que cette partie de la superficie blanche participe à la couleur de l'air qui est son objet.

CHAPITRE CV.

Quelle couleur produit l'ombre la plus obscure et la plus noire.

L'ombre qui tire davantage sur le noir, est celle qui se répand sur une superficie plus blanche, et cette ombre aura une plus grande disposition à la variété qu'aucune autre; cela vient de ce que le blanc n'est pas proprement une couleur, mais une disposition à recevoir toutes les couleurs indifféremment, et les superficies blanches reçoivent bien mieux les couleurs des autres objets, et elles les rendent bien plus vives que ne feroit une superficie d'une autre couleur, sur-tout si cette couleur est le noir, ou quelque couleur obscure, dont le blanc est plus éloigné par sa nature; c'est pourquoi il paroît extraordinairement, et il y a une différence très-sensible de ses ombres principales à ses lumières.

CHAPITRE CVI.

De la couleur qui ne reçoit point de variété, (c'est-à-dire, qui paroît toujours de même force sans altération), quoique placée en un air plus ou moins épais, ou en diverses distances.

Il se peut faire quelquefois que la même couleur ne recevra aucun changement, quoiqu'elle soit vue en différentes distances; et ceci arrivera quand la qualité de l'air et les distances d'où les couleurs seront vues, auront une même proportion. En voici la preuve. A, soit l'œil, et H, telle couleur que l'on voudra, éloignée de l'œil à un degré de distance en un air épais de quatre degrés; mais parce que le second degré de dessus A M N L est une fois plus subtil, et qu'il a la même couleur que le degré d'air qui est au-dessous, il faut nécessairement que cette couleur soit deux fois plus loin de l'œil qu'elle ne l'étoit auparavant; c'est-à-dire, aux deux degrés de distance A F et F G plus loin de l'œil, et elle sera la couleur G, laquelle étant élevée ensuite au degré d'air qui est deux fois plus subtil à la seconde hauteur A M N L, qui sera dans le degré O M P N, il est nécessaire de la transporter à la hauteur E, et elle sera distante de l'œil de toute l'étendue de la ligne A E, que l'on prouve être équivalente en grosseur d'air à la distance A G, ce qui se démontre ainsi. Si dans une même qualité d'air la distance A G interposée entre l'œil et la couleur en occupe deux degrés, et que A E en occupe deux et demi, cette distance suffit pour faire que la couleur G, portée à la hauteur E, ne reçoive point d'altération; parce que les deux degrés A C et A F étant dans la même qualité d'air, sont semblables et égaux, et le degré d'air C D, quoique égal en longueur au degré F G, ne lui est pas semblable en qualité, parce qu'il se trouve dans un air deux fois plus épais que l'air de dessus; ainsi, la couleur est aussi vive à un degré d'éloignement dans l'air supérieur, qu'elle l'est à un demi-degré d'éloignement dans l'air inférieur, parce que l'air supérieur est une fois plus subtil que celui de dessous: tellement qu'en calculant premièrement la grosseur de l'air, puis les distances, vous trouverez les couleurs changées de place, sans qu'elles aient reçu d'altération, ni dans leur force, ni dans leur éclat, ni dans la beauté de leur teinte, et voici comment. Pour le calcul de la qualité ou de la grossièreté de l'air, la couleur H est placée dans un air qui a quatre degrés de grossièreté; la couleur G est dans un air qui en a deux, et la couleur E est dans un air qui n'en a qu'un. Voyons maintenant si les distances auront une proportion également réciproque, mais converse; la couleur E se rencontre éloignée de l'œil de deux degrés et demi de l'œil, la couleur G est à deux degrés, et la couleur H à un degré; mais comme cette distance n'a pas une proportion exacte avec l'épaisseur de l'air, il faut nécessairement faire un troisième calcul, à-peu-près de cette manière; le degré A C, comme je l'ai supposé, est tout-à-fait semblable, et égal au degré A F, et le demi-degré C B est semblable, mais non pas égal au degré A F, parce que c'est seulement un demi-degré en longueur, lequel vaut autant qu'un degré entier de la qualité de l'air de dessus, si bien que par le calcul on satisfait à ce qui avoit été proposé; car A C vaut deux degrés d'épaisseur de l'air de dessus, et le demi-degré C B en vaut un entier de ce même air de dessus, et un qui se trouve encore entre B E, lequel est le quatrième. De même A H a quatre degrés d'épaisseur d'air; A G en a aussi quatre, c'est-à-dire, A F qui en vaut deux, et F G qui en vaut encore deux, lesquels pris ensemble font quatre; A E en a aussi quatre, parce que A C en contient deux, et C B en contient un, qui est la moitié de A C, et dans le même air; et il y en a dessus un tout entier dans l'air subtil, lesquels ensemble font quatre: de sorte que si la distance A E ne se trouve pas double de la distance A G, ni quadruple de la distance A H, elle est rendue équivalente d'ailleurs par C B, demi-degré d'air épais, qui vaut un degré entier de l'air subtil qui est au-dessus; et ainsi nous concluons ce qui étoit proposé, c'est-à-dire, que la couleur H G E ne reçoit aucune altération dans ces différentes distances.

CHAPITRE CVII.

De la perspective des couleurs.

La même couleur étant posée en plusieurs distances et à des hauteurs inégales, la sensation ou la force de son coloris sera relative à la proportion de la distance qu'il y a de chacune des couleurs jusqu'à l'œil qui les voit; en voici la preuve. Soit E B C D la même couleur divisée en autant de parties égales, dont la première E ne soit éloignée de l'œil que de deux degrés. La seconde B en soit distante de quatre degrés; la troisième C soit à six degrés, et la quatrième D soit à huit degrés; comme il paroît par les cercles qui vont se couper et terminer sur la ligne A R. Ensuite, soit supposé que l'espace A R S P soit un degré d'air subtil, et S P E T soit un autre degré d'air plus épais; il s'ensuivra que la première couleur E, pour venir à l'œil, passera par un degré d'air épais E S, et par un autre degré d'air moins épais S A, et la couleur B enverra son espèce ou son image à l'œil A, par deux degrés d'air épais, et par deux autres d'un air plus subtil, et la couleur C la portera par trois degrés d'air épais, et par trois de plus subtil, et la couleur D par quatre degrés de l'air épais, et par quatre d'un air plus subtil. Ainsi, il est assez prouvé par cet exemple, que la proportion de l'affoiblissement et de la dégradation des couleurs est telle que celle de leur distance de l'œil qui les voit; mais cela n'arrive qu'aux couleurs qui sont à notre hauteur, parce qu'à celles dont les hauteurs sont inégales, la même règle ne s'y garde pas, étant situées dans les portions d'air, dont la diverse épaisseur les altère et les affoiblit diversement.

CHAPITRE CVIII.

Comment il se pourra faire qu'une couleur ne reçoive aucune altération, étant placée en divers lieux où l'air sera différent.

Une couleur ne changera point, quoique transportée en divers lieux où l'air a différentes qualités, quand la distance et la qualité de l'air seront réciproquement proportionnées, c'est-à-dire, quand autant que l'une s'affoiblit par l'éloignement de l'œil, elle est fortifiée par la pureté et la subtilité de l'air: en voici la preuve. Si on suppose que le premier air ou le plus bas, ait quatre degrés de densité ou d'épaisseur, et que la couleur soit éloignée d'un degré de l'œil, et que le second air, qui est plus haut, ait trois degrés de densité seulement, en ayant perdu un degré, redonnez à la couleur un degré sur la distance, et quand l'air qui est plus haut aura perdu deux degrés de sa densité, et que la couleur aura gagné deux degrés sur la distance, alors votre première couleur sera telle que la troisième; et pour le dire en un mot, si la couleur est portée si haut que l'air y soit épuré de trois degrés de sa densité ou de sa grossièreté, et que la couleur soit portée à trois degrés de distance; alors vous pouvez vous assurer que la couleur qui est élevée aura reçu un pareil affoiblissement de teinte que celle d'en bas, qui est plus près, parce que si l'air d'en haut a perdu deux quarts de la densité de l'air qui est au bas, la couleur en s'élevant, a acquis trois quarts sur la distance de l'éloignement entier, par lequel elle se trouve reculée de l'œil, et c'est ce que j'avois dessein de prouver.

CHAPITRE CIX.

Si les couleurs différentes peuvent perdre également leurs teintes, quand elles sont dans l'obscurité ou dans l'ombre.

Il n'est pas impossible que les couleurs, telles qu'elles soient, perdent également leurs teintes différentes quand elles sont dans l'ombre, et qu'elles aient toutes une couleur obscure d'ombre; c'est ce qui arrive dans les ténèbres d'une nuit fort obscure, durant laquelle on ne peut distinguer ni la figure ni la couleur de quelque corps que ce soit; et parce que les ténèbres ne sont rien qu'une simple privation de la lumière incidente et réfléchie, par le moyen de laquelle on distingue la figure et la couleur des corps, il faut nécessairement que la cause de la lumière étant ôtée, l'effet aussi vienne à cesser, qui est le discernement de la couleur et de la figure des corps.

CHAPITRE CX.

Pourquoi on ne peut distinguer la couleur et la figure des corps qui sont dans un lieu qui paroît n'être point éclairé, quoiqu'il le soit.

Il y a plusieurs endroits éclairés qui paroissent cependant remplis de ténèbres, et où les choses qui s'y rencontrent demeurent privées entièrement et de couleur et de forme: la cause de cet effet se doit rapporter à la lumière de l'air venant d'un grand jour, laquelle fait comme un obstacle entre l'œil et son objet; ce qui se remarque sensiblement aux fenêtres qui sont loin de l'œil, au-dedans desquelles on ne peut rien discerner qu'une grande obscurité égale et uniforme; mais si vous entrez dans ces lieux, vous les verrez fort éclairés, et vous pourrez distinguer jusques aux moindres choses qu'ils contiennent. Ces deux impressions si différentes se font par la disposition naturelle de l'œil, dont la foiblesse ne pouvant supporter le trop grand éclat de la lumière de l'air, la prunelle se resserre, devient fort petite, et par-là perd beaucoup de sa force; mais au contraire, dans les lieux sombres, la même prunelle s'élargit, et acquiert de la force à proportion de son étendue: ce qui fait qu'elle reçoit beaucoup de lumière, et qu'on peut voir des objets qu'on ne pouvoit distinguer auparavant lorsqu'elle étoit resserrée.

CHAPITRE CXI.

Qu'aucune chose ne montre sa véritable couleur, si elle n'est éclairée d'une autre couleur semblable.

On ne sauroit jamais voir la propre et vraie couleur d'aucune chose, si la lumière qui l'éclaire n'est entièrement de sa couleur même: cela se remarque sensiblement dans les couleurs des étoffes, dont les plis éclairés jettant des reflets, ou donnant quelque lumière aux autres plis opposés, les font paroître de leur véritable couleur: les feuilles d'or ont le même effet, lorsqu'elles se réfléchissent réciproquement leur jour l'une à l'autre; mais si leur clarté venoit d'une autre couleur, l'effet en seroit bien différent.

CHAPITRE CXII.

Que les couleurs reçoivent quelques changemens par l'opposition du champ sur lequel elles sont.

Jamais aucune couleur ne paroîtra uniforme dans ses contours et ses extrémités, si elle ne se termine sur un champ qui soit de sa couleur même: cela se voit clairement, lorsque le noir se trouve sur un fond blanc; car pour lors chaque couleur, par l'opposition de son contraire, a plus de force aux extrémités qu'au milieu.

CHAPITRE CXIII.

Du changement des couleurs transparentes, couchées sur d'autres couleurs, et du mélange des couleurs.

Une couleur transparente étant couchée sur une autre d'une teinte différente, il s'en compose une couleur mixte, qui tient de chacune des deux simples qui la composent: cela se remarque dans la fumée, laquelle passant par le conduit d'une cheminée, et se rencontrant vis-à-vis du noir de la suie, elle paroît bleue; mais au sortir de la cheminée, quand elle s'élève dans l'air qui est de couleur d'azur, elle paroît rousse ou rougeâtre: de même le pourpre appliqué sur l'azur fait une couleur violette, et l'azur étant mêlé avec le jaune devient verd; et la couleur de safran couchée sur le blanc, paroîtra jaune, et le clair avec l'obscur produit l'azur d'une teinte d'autant plus parfaite, que celles du clair et de l'obscur sont elles-mêmes plus parfaites.

CHAPITRE CXIV.

Du degré de teinte où chaque couleur paroît davantage.

Il faut remarquer ici pour la peinture quelle est la teinte de chaque couleur où cette couleur paroît plus belle, ou celle qui prend la plus vive lumière du jour, ou celle qui reçoit la lumière simple, ou celle de la demi-teinte, ou l'ombre, ou bien le reflet sur l'ombre, et pour cela il est nécessaire de savoir en particulier quelle est la couleur dont il s'agit, parce que les couleurs sont bien différentes à cet égard, et elles n'ont pas toutes leur plus grande beauté dans le même jour; car nous voyons que la perfection du noir est au fort de l'ombre: le blanc au contraire est plus beau dans son plus grand clair et dans une lumière éclatante; l'azur et le verd aux demi-teintes, le jaune et le rouge dans leur principale lumière; l'or dans les reflets, et la lacque aux demi-teintes.

CHAPITRE CXV.

Que toute couleur qui n'a point de lustre est plus belle dans ses parties éclairées que dans les ombres.

Toute couleur est plus belle dans ses parties éclairées que dans les ombres; et la raison est, que la lumière fait connoître l'espèce et la qualité des couleurs, au lieu que l'ombre les éteint, altère leur beauté naturelle, et empêche qu'on ne les discerne; et si on objecte que le noir est plus parfait dans son ombre que dans sa lumière, on répondra que le noir n'est pas mis au nombre des couleurs.

CHAPITRE CXVI.

De l'apparence des couleurs.

Plus la couleur d'une chose est claire et mieux on la voit de loin, et la couleur la plus obscure a un effet tout contraire.

CHAPITRE CXVII.

Quelle partie de la couleur doit être plus belle.

Si A est une lumière et B un corps éclairé directement par cette même lumière, E, qui ne peut voir cette lumière, voit seulement le corps éclairé que nous supposons être rouge: cela étant, la lumière qu'il produit est de cette couleur, le reflet qui en est une partie lui ressemble, et colore de cette teinte la superficie E; et si E étoit déjà rouge auparavant, il en deviendra beaucoup plus rouge, et sera plus beau que B; mais si E est jaune, il en naîtra une couleur composée et changeante, entre le jaune et le rouge.

CHAPITRE CXVIII.

Que ce qu'il y a de plus beau dans une couleur, doit être placé dans les lumières.

Puisque nous voyons que la qualité des couleurs est connue par le moyen de la lumière, on doit juger qu'où il y a plus de lumière, on discerne mieux la véritable couleur du corps éclairé; et qu'où il y a plus d'obscurité, la couleur se perd dans celle des ombres: c'est pourquoi le Peintre se souviendra de coucher toujours la plus belle teinte de sa couleur sur les parties éclairées.

CHAPITRE CXIX.

De la couleur verte qui se fait de rouille de cuivre et qu'on appelle vert-de-gris.

La couleur verte qui se fait de rouille de cuivre, quoiqu'elle soit broyée à l'huile, ne laisse pas de s'en aller en fumée et de perdre sa beauté, si incontinent après avoir été employée, on ne lui donne une couche de vernis; et non-seulement elle s'évapore et se dissipe en fumée, mais si on la frotte avec une éponge mouillée d'eau simple, elle quittera le fond du tableau, et s'enlèvera comme feroit une couleur à détrempe, sur-tout par un temps humide; cela vient de ce que le vert-de-gris est une espèce de sel, lequel se résout facilement lorsque le temps est humide et pluvieux, et particulièrement lorsqu'il est mouillé et lavé avec une éponge.

CHAPITRE CXX.

Comment on peut augmenter la beauté du vert-de-gris.

Si avec le vert-de-gris on mêle l'aloës caballin, ce vert-de-gris sera beaucoup plus beau qu'il n'étoit auparavant, et il feroit mieux encore avec le safran, s'il ne s'évaporoit point en fumée. La bonté de l'aloës caballin se reconnoît lorsqu'il se dissout dans l'eau-de-vie chaude, parce qu'alors elle a plus de force pour dissoudre que quand elle est froide; et si après avoir employé ce vert-de-gris en quelque ouvrage, on passe dessus légèrement une couche de cet aloës liquéfié, alors la couleur deviendra très-belle; et cet aloës se peut encore broyer à l'huile séparément, ou avec le vert-de-gris, et avec toute autre couleur qu'on voudra.

CHAPITRE CXXI.

Du mélange des couleurs l'une avec l'autre.

Bien que le mélange des couleurs l'une avec l'autre soit d'une étendue presque infinie, je ne laisserai pas pour cela d'en toucher ici légèrement quelque chose. Etablissant premièrement un certain nombre de couleurs simples pour servir de fondement, et avec chacune d'elles, mêlant chacune des autres une à une, puis deux à deux, et trois à trois, poursuivant ainsi jusques au mélange entier de toutes les couleurs ensemble; puis je recommencerai à remêler ces couleurs deux avec deux, et trois avec trois, et puis quatre à quatre, continuant ainsi jusqu'à la fin; sur ces deux couleurs on en mettra trois, et à ces trois on y en ajoutera trois, et puis six, allant toujours augmentant avec la même proportion: or, j'appelle couleurs simples celles qui ne sont point composées, et ne peuvent être faites ni suppléées par aucun mélange des autres couleurs. Le noir et le blanc ne sont point comptés entre les couleurs, l'un représentant les ténèbres, et l'autre le jour; c'est-à-dire, l'un étant une simple privation de lumière, et l'autre la lumière même, ou primitive ou dérivée. Je ne laisserai pas cependant d'en parler, parce que dans la peinture il n'y a rien de plus nécessaire et qui soit plus d'usage, toute la peinture n'étant qu'un effet et une composition des ombres et des lumières, c'est-à-dire, de clair et d'obscur. Après le noir et le blanc vient l'azur, puis le verd, et le tanné, ou l'ocre de terre d'ombre, après le pourpre ou le rouge, qui font en tout huit couleurs: comme il n'y en a pas davantage dans la nature, je vais parler de leur mélange. Soient premièrement mêlés ensemble le noir et le blanc, puis le noir et le jaune, et le noir et le rouge, ensuite le jaune et le noir, et le jaune et le rouge; mais parce qu'ici le papier me manque, je parlerai fort au long de ce mélange dans un ouvrage particulier, qui sera très-utile aux Peintres. Je placerai ce traité entre la pratique et la théorie.

CHAPITRE CXXII.

De la surface des corps qui ne sont pas lumineux.

La superficie de tout corps opaque participe à la couleur du corps qui l'éclaire; cela se démontre évidemment par l'exemple des corps qui ne sont pas lumineux en ce que pas un ne laisse voir sa figure, ni sa couleur, si le milieu qui se trouve entre le corps et la lumière n'est éclairé: nous dirons donc que le corps opaque étant jaune, et celui d'où vient la lumière étant bleu, il arrivera que la couleur du corps éclairé sera verte, parce que le vert est composé de jaune et de bleu.

CHAPITRE CXXIII.

Quelle est la superficie plus propre à recevoir les couleurs.

Le blanc est plus propre à recevoir quelque couleur que ce soit, qu'aucune autre superficie de tous les corps qui ne sont point transparens; pour prouver ceci, on dit que tout corps vuide est capable de recevoir ce qu'un autre corps qui n'est point vuide ne peut recevoir; et pour cela, nous supposerons que le blanc est vuide, ou, si vous voulez, n'a aucune couleur; tellement qu'étant éclairé de la lumière d'un corps qui ait quelque couleur que ce soit, il participe davantage à cette lumière, que ne feroit le noir qui ressemble à un vaisseau brisé, lequel n'est plus en état de contenir aucune chose.

CHAPITRE CXXIV.

Quelle partie d'un corps participe davantage à la couleur de son objet, c'est-à-dire, du corps qui l'éclaire.

La superficie de chaque corps tiendra davantage de la couleur de l'objet qui sera plus près; cela vient de ce que l'objet voisin envoie une quantité plus grande d'espèces, lesquelles venant à la superficie des corps qui sont près, en altèrent plus la superficie et en changent davantage la couleur, qu'elles ne le feroient si ces corps étoient plus éloignés: ainsi, la couleur paroîtra plus parfaite dans son espèce, et plus vive, que si elle venoit d'un corps plus éloigné.

CHAPITRE CXXV.

En quel endroit la superficie des corps paroîtra d'une plus belle couleur.

La superficie d'un corps opaque paroîtra d'une couleur d'autant plus parfaite, qu'elle sera plus près d'un autre corps de même couleur.

CHAPITRE CXXVI.

De la carnation des têtes.

La couleur des corps qui se trouvera être en plus grande quantité se conserve davantage dans une grande distance: en effet, dans une distance assez médiocre, le visage devient obscur, et cela d'autant plus, que la plus grande partie du visage est occupée par les ombres, et qu'il y a fort peu de lumière en comparaison des ombres; c'est pourquoi elle disparoît incontinent, même dans une petite distance, et les clairs, ou les jours éclatans y sont en très-petite quantité; de-là vient que les parties plus obscures dominant par-dessus les autres, le visage s'efface aussi-tôt et devient obscur; et il paroîtra encore d'autant plus sombre, qu'il y aura plus de blanc qui lui sera opposé devant ou derrière.

CHAPITRE CXXVII.

Manière de dessiner d'après la bosse, et d'apprêter du papier propre pour cela.

Les Peintres, pour dessiner d'après le relief, doivent donner une demi-teinte à leur papier, et ensuite, suivant leur contour, placer les ombres les plus obscures et sur la fin, et pour la dernière main toucher les jours principaux, mais avec ménagement et avec discrétion, et ces dernières touches sont celles qui disparoissent et qui se perdent les premières dans les distances médiocres.

CHAPITRE CXXVIII.

Des changemens qui se remarquent dans une couleur, selon qu'elle est ou plus ou moins éloignée de l'œil.

Entre les couleurs de même nature, celle qui est moins éloignée de l'œil reçoit moins de changemens; la preuve de ceci est que l'air qui se trouve entre l'œil et la chose que l'on voit, l'altère toujours en quelque manière; et s'il arrive qu'il y ait de l'air en quantité, pour lors la couleur de l'air fort vive fait une forte impression sur la chose vue; mais quand il n'y a que peu d'air, l'objet en est peu altéré.

CHAPITRE CXXIX.

De la verdure qui paroît à la campagne.

Entre les verdures que l'on voit à la campagne de même qualité et de même espèce, celle des plantes et des arbres doit paroître plus obscure, et celle des prés plus claire.

CHAPITRE CXXX.

Quelle verdure tirera plus sur le bleu.

Les verdures dont la couleur sera plus obscure, approcheront plus du bleu que les autres qui sont plus claires: cela se prouve, parce que le bleu est composé de clair et d'obscur, vus dans un grand éloignement.

CHAPITRE CXXXI.

Quelle est celle de toutes les superficies qui montre moins sa véritable couleur.

De toutes les superficies, il n'y en a point dont la véritable couleur soit plus difficile à discerner que celles qui sont polies et luisantes: cela se remarque aux herbes des prés et aux feuilles des arbres, dont la superficie est lustrée et polie; car elles prennent le reflet de la couleur où le soleil bat, ou bien de l'air qui les éclaire; de sorte que la partie qui est frappée de ces reflets, ne montre point sa couleur naturelle.

CHAPITRE CXXXII.

Quel corps laisse mieux voir sa couleur véritable et naturelle.

De tous les corps, ceux-là montrent mieux leur couleur naturelle, qui ont la superficie moins unie et moins polie: cela se voit dans les draps, les toiles, les feuilles des arbres et des herbes qui sont velues, sur lesquelles il ne se peut faire aucun éclat de lumière; tellement que, ne pouvant recevoir l'image des objets voisins, elles renvoient seulement à l'œil leur couleur naturelle, laquelle n'est point mêlée ni confondue parmi celles d'aucun autre corps qui leur envoie des reflets d'une couleur opposée, comme ceux du rouge du soleil, lorsqu'en se couchant il peint les nuages, et tout l'horizon de sa couleur.

CHAPITRE CXXXIII.

De la lumière des paysages.

Jamais les couleurs, la vivacité et la lumière des paysages peints, n'approcheront de celles des paysages naturels qui sont éclairés par le soleil, si les tableaux mêmes des paysages peints ne sont aussi éclairés et exposés au même soleil.

CHAPITRE CXXXIV.

De la perspective aérienne, et de la diminution des couleurs causée par une grande distance.

Plus l'air approche de la terre et de l'horizon, moins il paroît bleu, et plus il en est éloigné, plus il paroît d'un bleu obscur et foncé: j'en ai donné la raison dans mon Traité de la Perspective, où j'ai fait voir qu'un corps pur et subtil est moins éclairé du soleil, et renvoie moins de lumière, qu'un corps plus grossier et plus épais. Or il est constant que l'air qui est éloigné de la terre est plus subtil que celui qui en est près, et par conséquent l'air qui est près de la terre est plus vivement éclairé des rayons du soleil qui le pénètrent, et qui éclairant en même temps une infinité d'autres petits corps dont il est rempli, le rendent sensible à nos yeux. De sorte que l'air nous doit paroître plus blanc, en regardant vers l'horizon, et plus obscur et plus bleu, en regardant en haut vers le ciel, parce qu'il y a plus d'air grossier entre notre œil et l'horizon, qu'il n'y en a entre notre œil et la partie du ciel qui est au-dessus de nos têtes. Par exemple, si l'œil de celui qui regarde est en P, et qu'il regarde par la ligne P R, puis baissant un peu l'œil, qu'il regarde par la ligne P S, alors l'air lui paroîtra un peu moins obscur et plus blanc, parce qu'il y a un peu plus d'air grossier dans cette ligne que dans la première; enfin s'il regarde directement l'horizon, il ne verra point cette couleur d'azur qu'il voyoit par la première ligne P R, parce qu'il y a une bien plus grande quantité d'air grossier dans la ligne horizontale P D, que dans la ligne oblique P S, et dans la ligne perpendiculaire P R.

CHAPITRE CXXXV.

Des objets qui paroissent à la campagne dans l'eau comme dans un miroir, et premièrement de l'air.

Le seul air qu'on pourra voir peint sur la superficie de l'eau, sera celui dont l'image allant frapper la superficie de l'eau, se réfléchira vers l'œil à angles égaux, c'est-à-dire, tels que l'angle d'incidence soit égal à l'angle de réflexion.

CHAPITRE CXXXVI.

De la diminution des couleurs, causée par quelque corps qui est entre elles et l'œil.

La couleur naturelle d'un objet visible sera d'autant moins sensible, que le corps qui est entre cet objet et l'œil sera d'une matière plus dense.

CHAPITRE CXXXVII.

Du champ ou du fond qui convient à chaque ombre et à chaque lumière.

Quand de deux choses il y en a une qui sert de champ à l'autre, de quelque couleur qu'elles soient, soit qu'elles soient dans l'ombre, soit qu'elles soient éclairées, elles ne paroîtront jamais plus détachées l'une de l'autre, que lorsqu'elles seront dans un degré différent; c'est-à-dire, qu'il ne faut pas qu'une couleur obscure serve de champ à une autre couleur obscure; mais il en faut choisir pour cela une qui soit fort différente, comme le blanc, ou quelque autre qui tire sur le blanc, pourvu qu'elle soit éteinte, affoiblie et un peu obscure.

CHAPITRE CXXXVIII.

Quel remède il faut apporter lorsque le blanc sert de champ à un autre blanc, ou qu'une couleur obscure sert de fond à une autre qui est aussi obscure.

Quand un corps blanc a pour fond un autre corps blanc, ces deux blancs composés ensemble sont égaux ou ils ne le sont pas; s'ils sont égaux, le corps qui est plus proche de celui qui regarde, sera un peu obscur vers le contour qui se termine sur l'autre blanc. Mais si le champ est moins clair que la couleur à laquelle il sert de champ, alors le corps qui est sur le champ se détachera de lui-même d'avec celui duquel il est différent, sans autre artifice, et sans l'aide d'aucune teinte obscure.

CHAPITRE CXXXIX.

De l'effet des couleurs qui servent de champ au blanc.

La couleur blanche paroîtra plus claire selon qu'elle se rencontrera sur un fond plus brun; et au contraire elle paroîtra plus brune à mesure qu'elle aura un fond plus blanc: cela se remarque visiblement aux flocons de neige, qui nous paroissent moins blancs lorsqu'ils sont dans l'air qui est éclairé de tous côtés, que lorsqu'ils sont vis-à-vis quelque fenêtre ouverte, où l'obscurité du dedans de la maison leur fait un champ obscur; car alors ils paroissent très-blancs. Il faut aussi remarquer que les flocons de neige vus de près, semblent tomber avec vîtesse et en grande quantité, au lieu que de loin ils paroissent tomber plus lentement et en petite quantité.

CHAPITRE CXL.

Du champ des figures.

Entre les choses qui sont également éclairées, celle qui sera vue sur un fond plus blanc, paroîtra plus claire et plus éclatante, et celle qui se trouvera dans un endroit plus obscur, paroîtra plus blanche; la couleur incarnat deviendra plus pâle sur un fond rouge, et un rouge pâle paroîtra plus vif et plus ardent, étant vu sur un fond jaune; et pareillement toutes sortes de couleurs auront un œil différent, et paroîtront autres qu'elles ne sont, selon la teinte du champ qui les environne.

CHAPITRE CXLI.

Des fonds convenables aux choses peintes.

C'est une chose de grande importance, et qui mérite d'être bien considérée, de donner des fonds convenables, et de placer avec art les corps opaques, selon leurs ombres et leurs lumières, parce qu'ils doivent avoir le côté du jour sur un champ obscur, et celui de l'ombre sur un fond clair, comme il est représenté dans la figure suivante.

CHAPITRE CXLII.

De ceux qui peignant une campagne, donnent aux objets plus éloignés une teinte plus obscure.

Plusieurs estiment que dans une campagne découverte les figures doivent être plus obscures, selon qu'elles sont plus éloignées de l'œil: mais ils se trompent; il faut faire tout le contraire, si ce n'est que la chose qu'on représente soit blanche, parce qu'en ce cas il arriveroit ce que nous en allons dire ci-après.

CHAPITRE CXLIII.

Des couleurs des choses qui sont éloignées de l'œil.

Plus l'air a de corps et d'étendue, plus il imprime vivement sa teinte sur l'objet qu'il sépare de l'œil; de sorte qu'il donne plus de force à la couleur d'un objet, s'il est éloigné de deux mille pas, que s'il ne l'étoit que de mille seulement. Quelqu'un dira peut-être que dans les paysages les arbres de même espèce paroissent plus sombres de loin que de près; mais cela n'est pas vrai lorsque les arbres sont égaux et espacés à même intervalle; et au contraire cela est vrai, si les premiers arbres sont tellement écartés, que de près on voie au travers la clarté, et que les plus éloignés soient plus près à près, comme il arrive ordinairement sur le rivage et près des eaux, parce qu'alors on ne voit aucun espace ni la verdure des prairies; mais on voit les arbres tous ensemble entassés, se faisant ombre l'un à l'autre: il arrive encore aux arbres que la partie qui demeure ombrée est toujours beaucoup plus grande que celle qui est éclairée, et les apparences de l'ombre se font bien voir de plus loin, joint que la couleur obscure qui domine par la quantité, conserve mieux son espèce et son image que l'autre partie qui est moins obscure; ainsi, l'objet fait une plus forte impression sur l'œil par les endroits qui ont une couleur plus forte et plus foncée, que par ceux qui ont une couleur plus claire.

CHAPITRE CXLIV.

Des degrés de teintes dans la Peinture.

Ce qui est beau n'est pas toujours bon; je dis cela pour certains Peintres, qui donnent tant à la beauté des couleurs, qu'ils n'y mettent presque point d'ombres, et celles qu'ils mettent sont toujours très-légères et presque insensibles; ces Peintres, au mépris de notre art, ne font point de cas du relief que les ombres fortes donnent aux figures. Ils sont en cela semblables à ces beaux parleurs, qui ne disent rien qui soit à propos.

CHAPITRE CXLV.

Des changemens qui arrivent aux couleurs de l'eau de la mer, selon les divers aspects d'où elle est vue.

La mer, quand elle est un peu agitée, n'a point de couleur universelle qui soit la même par-tout: car de dessus la terre elle nous paroît obscure, et vers l'horizon on y voit quelques vagues blanches d'écume et luisantes qui se remuent lentement, comme des moutons dans un troupeau; ceux qui étant en haute mer la considèrent, ils la voient bleuâtre: or, ce qui fait que de terre elle semble obscure, c'est parce qu'elle a l'effet d'un miroir, dans lequel l'obscurité de la terre est représentée; et en haute mer l'eau paroît bleue, parce que nous y voyons l'air qui est de cette couleur, représenté comme dans un miroir.

CHAPITRE CXLVI.

Des effets des différentes couleurs opposées les unes aux autres.

Les draperies noires font paroître les carnations des figures plus blanches qu'elles ne sont; et, au contraire, les habits blancs les font paroître plus obscures: ceux qui sont de couleur jaune relèvent le coloris, et les rouges font paroître pâle.

CHAPITRE CXLVII.

De la couleur des ombres de tous les corps.

Jamais la couleur de l'ombre d'un corps ne sera pure dans ses propres ombres, si l'objet duquel l'ombre vient n'est de la couleur de celui qui la reçoit: par exemple, si dans un logis il y avoit des murailles qui fussent vertes, je dis que si on y expose du bleu, qui soit éclairé d'un autre bleu, alors le côté du jour sera d'un bleu très-parfait; mais celui de l'ombre deviendra désagréable, et ne tiendra point de la beauté de sa couleur bleue originale, parce qu'elle aura été corrompue par le reflet de cette muraille verte, qui auroit encore un pire effet si elle étoit de couleur tannée.

CHAPITRE CXLVIII.

De la diminution des couleurs dans les lieux obscurs.

Dans les lieux clairs qui s'obscurcissent uniformément et par degré jusques aux ténèbres parfaites, une couleur se perdra peu à peu par une dégradation insensible de ses teintes, à proportion qu'elle sera plus éloignée de l'œil.

CHAPITRE CXLIX.

De la perspective des couleurs.

Il faut que les premières couleurs soient pures et simples, et que les degrés de leur affoiblissement et ceux des distances conviennent entre eux réciproquement; c'est-à-dire, que les grandeurs des objets participeront plus à la grandeur du point de vue, selon qu'elles en seront plus proches, et les couleurs tiendront aussi plus de la couleur de leur horizon, à mesure qu'elles en approcheront davantage.

CHAPITRE CL.

Des couleurs.

La couleur qui est entre la partie ombrée et la partie éclairée des corps opaques, sera moins belle que celle qui est entièrement éclairée; donc, la première beauté des couleurs se trouve dans les principales lumières.

CHAPITRE CLI.

D'où vient à l'air la couleur d'azur.

L'azur de l'air vient de ce que l'air est un corps très-transparent, éclairé de la lumière du soleil, et placé entre la terre et le ciel qui est un corps opaque, qui n'a point de lumière de lui-même: l'air, de sa nature, n'a aucune qualité d'odeur, ni de goût, ni de couleur; mais il prend fort facilement les qualités des choses qui se trouvent autour de lui, et il paroîtra d'azur d'autant plus beau, qu'il aura derrière lui des ténèbres plus épaisses, pourvu qu'il y ait une distance convenable, et qu'il ne soit pas trop humide, et qu'on prenne garde que vers les montagnes qui ont plus d'ombre, l'azur y est plus beau dans un grand éloignement, pour la même raison qu'aux lieux où l'air est plus éclairé, on voit davantage la couleur de la montagne que celle de l'azur, duquel elle est colorée par l'air qui se trouve entre l'œil et elle.

CHAPITRE CLII.

Des couleurs.

Entre les couleurs qui ne sont point bleues, celle qui approche plus du noir tire plus sur l'azur dans une grande distance; et au contraire, celle qui aura moins de conformité avec le noir, conservera mieux sa propre couleur dans une grande distance, il s'en suit donc que le vert, dans les campagnes, se transforme plutôt en azur que le jaune ou le blanc, et par la même raison, le blanc et le jaune se changent moins que le rouge ou le vert.

CHAPITRE CLIII.

Des couleurs qui sont dans l'ombre.

Les couleurs qui sont mêlées parmi les ombres, retiendront de leur beauté naturelle, à proportion que les ombres seront plus ou moins obscures; mais si les couleurs sont couchées en quelque endroit clair, alors elles paroîtront d'une beauté d'autant plus exquise, que le lieu où elles se trouveront aura plus de lumière. Quelqu'un pourra objecter qu'il y a une aussi grande variété dans les ombres que dans les couleurs des choses ombrées; à quoi je réponds, que les couleurs qui sont dans l'ombre, montrent d'autant moins de variété entre elles, que les ombres avec lesquelles elles sont mêlées sont plus obscures; et ceci peut être confirmé par ceux qui ont pris garde aux tableaux qu'on voit de dehors sous les portiques des temples obscurs, où les peintures, quoique diversifiées de couleurs, semblent être néanmoins toutes de couleur d'ombre.

CHAPITRE CLIV.

Du champ des figures des corps peints.

Le champ qui entoure les figures de toutes les choses peintes, doit être plus brun que la partie éclairée, et plus clair que la partie qui est dans l'ombre.

CHAPITRE CLV.

Pourquoi le blanc n'est point compté entre les couleurs.

Le blanc n'est point estimé une couleur, mais une chose capable de recevoir toutes les couleurs; quand il est au grand air de la campagne, toutes ces ombres paroissent bleues, parce que la superficie de tout corps opaque tient de la couleur de l'objet qui l'éclaire. Ainsi, le blanc étant privé de la lumière du soleil, par l'opacité de quelque objet qui se trouve entre le soleil et ce même blanc, demeure sans participer à aucune couleur: le blanc qui voit le soleil et l'air participe à la couleur de l'une et de l'autre, et il a une couleur mêlée de celle du soleil et de celle de l'air; et la partie qui n'est point vue du soleil, demeure toujours obscure, et participe à la couleur azurée de l'air; et si ce blanc ne voyoit point la verdure de la campagne jusqu'à l'horizon, et qu'il ne vît point encore la blancheur du même horizon, sans doute ce blanc ne paroîtroit simplement que de la couleur de l'air.

CHAPITRE CLVI.

Des couleurs.

La lumière qui vient du feu, teint en jaune tout ce qu'elle éclaire; mais cela ne se trouvera pas vrai, si on ne lui présente quelqu'autre chose qui soit éclairée de l'air: on peut observer ce que je dis vers la fin du jour, et encore plus distinctement le matin après l'aurore: cela se remarque encore dans une chambre obscure, où il passera sur l'objet un rayon de jour, ou même d'une lumière de chandelle; et dans un lieu comme celui-là, on verra assurément leurs différences bien claires et bien marquées; mais aussi sans ces deux lumières, il sera très-difficile de reconnoître leur différence, et il ne sera pas possible de la remarquer dans les couleurs qui ont beaucoup de ressemblance, comme le blanc et le jaune, le vert de mer et l'azur, parce que cette lumière qui va sur l'azur étant jaunâtre, fait comme un mélange de bleu et de jaune, lesquels composent ensemble un beau vert; et si vous y mêlez encore après de la couleur jaune, ce vert deviendra beaucoup plus beau.

CHAPITRE CLVII.

Des couleurs des lumières incidentes et réfléchies.

Quand un corps opaque se trouve entre deux lumières, voici ce qui peut arriver. Ou ces deux lumières sont égales en force, ou elles sont inégales; si elles sont égales en force, leur clarté pourra être encore diversifiée en deux manières; savoir, par l'égalité ou par l'inégalité de leur éclat; il sera égal, lorsque leur distance sera égale, et inégal leurs distances étant inégales; en des distances égales, elles se diversifieront encore en deux autres manières; savoir, lorsque du côté du jour l'objet sera plus foiblement éclairé par des lumières également éclatantes et éloignées, que du côté opposé par des lumières réfléchies, aussi également vives et également distantes: l'objet placé à une distance égale, entre deux lumières égales et en couleur et en éclat, peut être éclairé par ces lumières en deux sortes; savoir, ou également de chaque côté, ou bien inégalement; il sera également éclairé par ces deux lumières, lorsque l'espace qui reste autour de ces lumières sera de couleur égale et en ombre et en clarté, et elles seront inégales, quand les espaces qui sont autour de ces deux lumières se trouveront dans l'obscurité.

CHAPITRE CLVIII.

Des couleurs des ombres.

Souvent il arrive que les ombres dans les corps ombrés, ne se continuent pas dans la même teinte de leurs lumières, et que les ombres seront verdâtres et les lumières rougeâtres, bien que le corps soit de couleurs égales et uniformes; ce qui arrive, lorsque la lumière venant d'Orient, teindra l'objet de sa couleur même, laquelle sera différente de celle du premier objet; tellement qu'avec ses reflets elle rejaillit vers l'Orient, et bat avec ses rayons sur les parties du premier objet qu'elle rencontre, et là ses rayons s'arrêtent et demeurent fermes, avec leurs couleurs et leurs lumières. J'ai souvent remarqué sur un objet blanc des lumières rouges et des ombres bleues; et cela est ordinaire aux montagnes couvertes de neige, lorsque le soleil se couche, et que par l'éclat de ses rayons l'horizon paroît tout en feu.

CHAPITRE CLIX.

Des choses peintes dans un champ clair, et en quelles occasions cela fait bien en peinture.

Quand un corps ombré se termine sur un fond clair, ce corps paroît avoir du relief, et être détaché du fond: cela vient de ce que les corps d'une superficie courbe, s'obscurcissent par nécessité vers la partie opposée, où ils ne sont point éclairés des rayons du jour, cet endroit restant privé de lumière, tellement qu'il est extrêmement différent du fond qui lui sert de champ, et la partie de ce même corps qui est éclairée, ne doit jamais terminer sur un champ clair par les parties éclairées de son plus grand jour; mais entre le champ et la principale lumière du corps éclairé, il faut qu'il se trouve un terme ombré d'une demi-teinte, qui tienne le milieu entre la couleur du champ et la lumière du corps éclairé.

CHAPITRE CLX.

Du champ des figures.

Pour qu'une figure paroisse avec avantage, il faut, si elle est claire, la mettre dans un champ obscur, et si elle est obscure, la mettre dans un champ clair; parce que le blanc paroît davantage auprès du noir qu'ailleurs; et en général, tous les contraires ont une force toute particulière quand ils sont opposés à leurs contraires.

CHAPITRE CLXI.

Des couleurs qui sont produites par le mélange des autres couleurs.

Des couleurs simples, la première de toutes est le blanc, quoique entre les philosophes le blanc et le noir ne soient point comptés parmi les couleurs: parce que l'un en est la cause, l'autre la privation; néanmoins, parce que le Peintre ne peut s'en passer, nous les mettrons au nombre des couleurs, et nous donnerons la première place au blanc entre les couleurs simples; le jaune aura la seconde, le vert la troisième, l'azur la quatrième, le rouge aura la cinquième, et la sixième, qui est la dernière, sera pour le noir: nous établirons le blanc comme la lumière, sans laquelle nulle couleur ne peut être vue; le jaune sera pour représenter la terre; le vert pour l'eau, l'azur pour l'air, le rouge pour le feu, et le noir pour les ténèbres. Si vous voulez voir bientôt la variété de toutes les couleurs composées, prenez des carreaux de verre peints, et au travers de ces verres, considérez toutes les couleurs de la campagne; par ce moyen vous connoîtrez que la couleur de chaque chose qui se trouvera derrière ce verre, sera falsifiée et mêlée avec la teinte qui est sur le verre, et vous pourrez remarquer quelles sont les couleurs qui en reçoivent un changement plus ou moins avantageux; par exemple, si le verre est teint en jaune, la couleur des objets qu'on voit au travers, peut aussi-tôt se gâter que se perfectionner, et les couleurs qui en recevront plus d'altération, sont particulièrement l'azur, le noir et le blanc; et celles qui en tireront quelque avantage, sont principalement le jaune et le vert; et ainsi, en parcourant de l'œil le mélange de ces couleurs, qui est presque infini, vous choisirez les couleurs dont la composition vous paroîtra plus agréable et plus nouvelle: vous pourrez faire la même chose avec deux verres de diverses teintes, et ainsi de suite avec trois, ou même davantage, en continuant la même méthode.

CHAPITRE CLXII.

Des couleurs.

L'azur et le vert ne sont pas d'eux-mêmes des couleurs simples, parce que l'azur est composé de lumières et de ténèbres, c'est-à-dire, d'un noir très-parfait et d'un blanc très-pur, comme il paroît par l'azur de l'air, le vert se compose d'une couleur simple, et d'une autre composée, qui sont l'azur et le jaune. Une chose représentée dans un miroir, tient toujours de la couleur du corps qui lui sert de miroir, et le miroir réciproquement se teint aussi en partie de la couleur qu'il représente, et l'un participe d'autant plus à la couleur de l'autre, que l'objet représenté a plus ou moins de force que la couleur du miroir; et l'objet paroîtra d'une couleur d'autant plus vive et plus forte, qu'il aura plus de conformité et de ressemblance avec la couleur du miroir. Des couleurs des corps, celle-là se fera voir de plus loin qui sera d'un blanc plus éclatant; par conséquent celle qui sera la plus obscure, disparoîtra dans une moindre distance; entre les corps d'égale blancheur, et également éloignés de l'œil, celui qui sera environné d'une plus grande obscurité, paroîtra le plus blanc; et au contraire, l'obscurité qui paroîtra la plus grande, sera celle qui sera environnée d'une blancheur plus éclatante. Entre les couleurs d'une égale perfection, celle-là paroîtra plus excellente, qui sera vue auprès de la couleur qui lui est directement contraire, comme le rouge, avec ce qui est pâle, le noir avec le blanc (quoique ni l'une ni l'autre de ces deux ne soient au rang des couleurs), le jaune doré avec l'azur, et le vert avec le rouge; parce que chaque couleur paroît davantage auprès de celle qui lui est contraire, qu'auprès de celle qui a de la conformité avec elle. Une chose blanche qui sera vue dans un air obscur et plein de vapeurs, paroîtra plus grande qu'elle n'est en effet, ce qui arrive, parce que, comme je l'ai dit auparavant, une chose claire semble s'augmenter dans un champ obscur, pour les raisons que j'ai apportées. L'air qui est entre l'œil et la chose vue, communique sa propre couleur à cette chose, comme l'air bleuâtre qui fait que les montagnes vues de loin, paroissent de couleur d'azur. Le verre rouge fait que tout ce qu'on regarde au travers paroît rouge; la lumière que font les étoiles autour d'elles, est toute offusquée par les ténèbres de la nuit, qui sont entre l'œil et ces étoiles. La vraie couleur de toute sorte de corps paroît dans l'endroit où il n'y a aucune ombre et aucune lumière éclatante. Dans toutes ces couleurs, je dis que les clairs qui viennent terminer avec les ombres, font qu'aux extrémités où ils se rencontrent, les ombres paroissent plus obscures et plus noires, et les clairs plus blancs et plus éclatans.

CHAPITRE CLXIII.

De la couleur des montagnes.

Une montagne qui est éloignée de l'œil, si elle est d'une couleur obscure, paroîtra d'un plus bel azur qu'une autre qui sera moins obscure, et la plus obscure sera la plus haute et la plus couverte de bois; parce que sous les grands arbres il s'y trouve encore d'autres petits arbrisseaux qui paroissent obscurs, le jour d'en haut leur étant ôté par les plus grands; outre que les arbres sauvages des forêts sont d'eux-mêmes encore plus sombres que les arbres cultivés; car les chênes, les fouteaux, les sapins, les cyprès, les pins, et tels autres arbres champêtres, sont beaucoup plus sombres que les oliviers que nous cultivons. Vers la cime des hautes montagnes où l'air est plus pur et plus subtil, l'azur paroîtra plus pur et plus noir que vers le pied des montagnes où l'air est grossier. Une plante paroît moins détachée de son champ, lorsqu'elle est sur un autre champ, dont la couleur approche de celle de la plante; le contraire arrivera si ces deux couleurs sont contraires l'une à l'autre. Dans un objet blanc, le côté qui approchera plus près du noir paroîtra plus blanc; et au contraire, le clair qui sera plus éloigné du noir ou de l'ombre, paroîtra moins blanc, et la partie du noir qui sera plus près du blanc paroîtra plus obscure; et le contraire arrivera, si elle en est éloignée.

CHAPITRE CLXIV.

Comment un Peintre doit mettre en pratique la perspective des couleurs.

Pour bien mettre en pratique cette perspective dans le changement, l'affoiblissement et la dégradation des couleurs, vous prendrez de cent en cent brasses quelques termes fixes dans la campagne, comme sont des arbres, des maisons, des hommes ou quelque autre lieu remarquable; et si c'est, par exemple, un arbre, vous aurez un verre arrêté bien ferme, et votre œil demeurant ferme dans la même situation, dessinez sur ce verre un arbre, suivant le contour de celui que vous avez devant les yeux, puis retirez-vous en arrière jusqu'à ce que l'arbre naturel vienne presqu'à paroître égal à celui que vous avez dessiné; après quoi colorez votre dessin de telle sorte, que par sa couleur et par sa forme il ressemble à l'arbre naturel que vous voyez au travers de votre verre, et que tous les deux, en fermant un œil, vous paroissent peints, et également éloignés de votre œil; continuez cette même règle à l'égard des autres arbres de la seconde et de la troisième distance de cent en cent brasses, d'espace en espace, et que ces études vous servent comme une chose fort utile, à quoi vous devez avoir recours, en travaillant; cela vous sera d'un grand usage pour les lointains: mais je trouve par l'observation que j'en ai faite, que le second objet diminue de 4/5 du premier, lequel en seroit éloigné de vingt brasses.

CHAPITRE CLXV.

De la perspective aérienne.

Il y a une espèce de perspective, qu'on nomme aérienne, qui par les divers degrés des teintes de l'air, peut faire connoître la différence des éloignemens de divers objets, quoiqu'ils soient tous sur une même ligne; par exemple, si on voit au-delà de quelque mur plusieurs édifices, qui paroissent tous d'une pareille grandeur au-delà du mur sur une même ligne, et que vous ayez dessein de les peindre, ensorte qu'il semble à l'œil que l'un est plus loin que l'autre, il faudra représenter un air un peu plus épais qu'il n'est ordinairement; car on sait bien que dans cette disposition d'air les choses les plus éloignées paroissent azurées, à cause de la grande quantité d'air qui est entre l'œil et l'objet; cela se remarque sur-tout aux montagnes. Ceci une fois supposé, vous ferez l'édifice qui paroîtra le premier au-delà de ce mur, de sa couleur naturelle; celui d'après, qui sera un peu plus éloigné, il le faudra profiler plus légèrement, et lui donner une teinte un peu plus azurée; et à l'autre ensuite, que vous feindrez être encore plus loin, donnez-lui à proportion une teinte encore plus azurée que celle des autres; et si vous voulez qu'un autre paroisse cinq fois plus loin, faites qu'il ait cinq degrés de plus de la même teinte azurée, et par cette règle, vous ferez que les édifices qui sont sur la même ligne paroîtront égaux en grandeur, et néanmoins on connoîtra fort bien la grandeur et l'éloignement de chacun en particulier.

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