Trimardeur : $b roman
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Des brumes monotones sur une houle terne, de grands vents glapissants sur la triste Baltique. Un port enfumé, des docks puissants, un décor vigoureux et sévère sous un ciel sans sourire. Puis, des plaines et des plaines, sablonneuses ou fertiles… Enfin les hautes montagnes et les vallées romantiques de l’Allemagne du centre…
A Genève, c’était le printemps.
Grave sans être morose dans sa vallée aux montagnes éloignées, sans heurts de lignes ni de couleurs, avec le miroir calme de son lac et la coulée profonde du Rhône, Genève souriait, dans sa parure de marronniers et de platanes.
Propre, d’une coquetterie effacée, sans couleurs vives, sans bariolage de costumes, sans gaîté apparente, Genève était jolie.
Sur les bords de l’Arve rapide et boueuse, le faubourg de Plainpalais, le quartier des étudiants, au pied de la colline de Champel et de la Roseraie.
Là, nichait toute une Russie jeune et pleine de vie, quoique meurtrie déjà. Là, loin des ténèbres et de l’épouvante, au grand soleil, les audaces et les espoirs révolutionnaires s’épanouissaient, libres, ardents.
Des assemblées orageuses, des clubs retentissants, une ardeur débordante, surtout, beaucoup de sincérité jeune.
Dès le premier jour, en cette atmosphère propice, Makarow et Véra avaient respiré, soulagés, presque radieux, malgré leur rude défaite, là-bas.
Les sens apaisés de Véra la troublaient moins déjà, et, au delà des joies souhaitées pourtant de l’amour, Véra aspirait, en lutteuse, à se reconstituer une vie, à retrouver la saine griserie du travail et le calme de l’esprit.
Orschanow, charmé par les aspects souriants des choses nouvelles, se donnait tout entier à la joie du soleil.
Dès l’aube, comme là-bas, à Pétchal, il sortait sur la route et errait, au hasard, entre les champs où les semailles frissonnaient sous le vent léger, entre les haies vives toutes étoilées de fleurs, entre les bois de chênes enchevêtrés de broussailles épaisses.
D’autres fois, c’était à la conquête de la ville qu’il allait, seul, sans guide, devinant les coins de beauté ou de silence.
Il trouva aussi les vieux quartiers de la Genève de Calvin, la grande cathédrale de Saint-Pierre, privée de ses beautés intérieures par le protestantisme iconoclaste, mais belle encore, de tout le sombre rêve des siècles accumulés entre ses murailles puissantes, brunies, roussies. L’évêché transformé en prison, dans le silence et l’abandon de ruelles mortes, si vieux que ses murs tout rouges nourrissaient une mousse épaisse, d’un vert humide.
Un jour Orschanow reçut une première révélation du midi.
C’était rue des Corps-Saints. Des gouttes de soleil pleuvaient sur le pavé noirâtre et les vieilles maisons obscures, prenaient des teintes de brun chaud et doré.
Là, il y avait des rouges ternis, à côté de bleus verdâtres, des jaunes canaris côtoyant des vermillons pisseux… Les laideurs noires ou grises étaient rares…
On parlait fort, on chantait. Dans une échoppe pauvre de cordonnier, on jouait de la mandoline, avec, pour accompagnement, le martellement sourd du maillet de bois sur le cuir des semelles neuves…
* *
Orschanow ne travaillait toujours pas, s’abandonnait au délice des jours errants et des nuits ardentes où il étouffait tyranniquement sous ses caresses les reproches de Véra.
En lui, de la posséder, un orgueil et une jalousie étaient nés. Et, quand il la vit donner une partie de son ardeur à cette vie d’étudiant qu’il haïssait maintenant, il souffrit.
Parfois, elle s’attardait aux réunions, tandis que lui, enfiévré, torturé, l’attendait.
Pourtant, quand elle le conviait à ces assemblées, il refusait violemment.
Seules les journées de solitude, de silence et de volupté lente, sans heurts et sans fatigue, le calmaient et lui étaient réellement douces…
Et puis, depuis qu’il avait pris Véra, au lieu de l’esclavage définitif qu’il prévoyait et qu’il redoutait, il se sentait libre.
Peu à peu, le désir de s’en aller, de devenir le fier vagabond conquérant des horizons, s’affirmait en lui et le dominait.
Il finit par pressentir toute la volupté mélancolique du départ, de l’abandon de Véra.
Elle n’en mourrait pas : elle savait où se réfugier et de quoi se délecter.
Orschanow s’abandonna à son cher rêve avec délice et orgueil.
Les camarades et Véra elle-même précipitèrent l’inévitable dénouement.
Ils tentèrent encore de le reprendre, de le soumettre. Ils lui parlèrent fraternellement et avec ardeur.
C’était chez Véra, un soir. Pâle, angoissée, elle le regarda, l’œil tout assombri de reproche.
— Serais-tu donc lâche, Dmitri ! Il faut travailler, lutter, être homme. Non, tu ne peux être lâche. Va, demain, te faire inscrire à la Faculté, travaille.
Orschanow se leva.
— Lâche ? Non, c’est vous qui l’êtes, prophètes d’une liberté problématique dans mille ans et qui n’avez pas le courage de secouer tout de suite le joug de la société imbécile et des choses meurtrières ! Lâche, Véra, celui qui t’a faite sienne, qui a fait vibrer quelque chose de son âme au plus profond de ta chair ! Soit, je disparaîtrai, je m’en irai, mais tu resteras mienne, Véra, et rien ne m’arrachera de toi, jamais. Laissez-moi ! Laissez-moi seul !
Et il alla à la fenêtre, s’appuyant le front contre la vitre. Il souffrait. Une révolte surtout grondait en lui.
Il entendit Garnicha dire : — S’il était parti, depuis le temps qu’il menace de s’en aller, il serait bien loin !
Furieusement, Orschanow haussa les épaules.
Les camarades partis, Véra essaya de lui parler, doucement. Alors, de nouveau, il la prit, la poussant vers le lit. Elle se révolta, lutta.
Orschanow était aveuglé par la colère et le désir. Ils se tordaient, l’un contre l’autre, en une lutte orageuse.
— Brute ! Lâche ! râlait Véra, pâle, avec une barre dure entre les sourcils.
Enfin, tous deux, roulèrent à terre.
Ce rut sauvage et cruel soulevait le cœur de Véra de dégoût et de honte.
Orschanow se releva. Sous sa main, le poignet droit de Véra avait saigné. Elle était pâle, elle n’avait pas répondu à son étreinte, elle lui en voulait.
Quelque chose s’était brisé.
Sans un mot, elle sortait.
Orschanow se jeta sur son lit et chassa tout souvenir, toute pensée, en un immense besoin d’apaisement.
Le lendemain, adouci, calmé, il alla s’agenouiller devant Véra, qui lisait, assise dans sa chambre. Il lui prit la main.
Puis, tout à coup, il remarqua la meurtrissure qu’il lui avait faite la veille. Alors, désespérément, il pleura.
— Pauvre, pauvre Mitia, dit-elle, avec une tendresse triste. — Jamais plus tu ne seras des nôtres…
— Tu sais bien que je t’aime.
— Ton amour est comme tout en toi, tourmenté, fou. Pourtant, tu m’es si cher !… Restons là, l’un près de l’autre, sans rien dire, sans rien espérer…
Le reste de la journée s’écoula en une mélancolie profonde, douce… Le soir rose glissa sur les arbres dorés de la promenade, sur le mur blanc de la chambre.
Véra sortit. Orschanow sentit une grande paix descendre en son cœur rasséréné…
* *
La fenêtre était restée ouverte et une lueur bleue coulait sur les planches du parquet. Dans le grand silence du faubourg, les voix diverses des coqs claironnaient un réveil hâtif. Des sabots d’ouvriers matineux claquèrent sur le trottoir.
Orschanow se réveilla en sursaut, se rappelant qu’il avait quelque chose d’important à faire, ce matin-là.
Il se souvint : c’était fini ; il allait partir.
Son cœur se serra un peu, pour une seconde. Puis, il se leva, d’un bond. Il était joyeux, il avait envie de chanter.
Pourtant, tandis qu’il s’habillait, mettant ses vieux vêtements d’ouvrier de Pétersbourg, il se calma, et se plongea peu à peu dans l’atmosphère de sérénité qu’il avait prévue la veille…
Il griffonna quelques mots d’adieu à Véra, simples, sincères, doux, comme était son âme en cet instant.
Puis, il sortit.
Le soleil se levait à peine, derrière les dentelures aiguës des monts Voirons… Une lueur opaline enveloppait les choses et une brise légère passait dans la ramure des arbres, secouant une pluie fraîche de rosée.
Orschanow prit la route de Savoie qui s’en allait, blanche entre les campagnes vertes, vers les ondulations molles du Mont-de-Sion.
Le jour était limpide et joyeux. Orschanow s’éloignait à grands pas, sentant des sources ignorées de vie et de puissance sourdre en lui.
La force et la souplesse de sa chair s’harmonisaient avec cette joie intérieure et il se s’entait capable de marcher ainsi, toujours, à la découverte du monde, des horizons les plus lointains.
Enfin, c’était donc fini, il avait eu le courage de tout abandonner, même Véra, de partir, de se faire libre…
Et Orschanow s’en alla ainsi dans le soleil du matin de mai…