Trimardeur : $b roman
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Les « marabouts » blancs du camp de la 22e Compagnie de Dépôt s’alignaient sur la terre nue.
A l’est, c’était le quartier de la Légion, les longs murs tristes, avec des toitures en tuiles vives des casernements et les squelettes noirâtres des arbres dénudés de la cour.
En approchant de Saïda, subitement le temps avait fraîchi, un grand vent s’était mis à souffler qui balayait la vallée. Les engagés retrouvaient l’hiver, un hiver étrange qui rappelait des automnes au pays.
Les montagnes étaient couvertes de neige, et cela faisait un étrange contraste avec les feuillages persistants des oliviers, énormes, noueux, et des eucalyptus grêles…
A l’arrivée, les « bleus » avaient été bousculés, traînés de bureau en bureau, enfin habillés, tant bien que mal.
Perrin était le moins mal ficelé, il avait été soldat et savait se « frusquer » régimentairement. Il avait retrouvé le pli.
Orschanow se sentait gêné sous le pantalon rouge, tout neuf, raide ; sa capote lui battait les jambes ; cela lui semblait un déguisement. Quand ils s’étaient regardés, Perrin et lui s’étaient mis à rire, comme des enfants.
— Faut s’habituer, on se sent tout drôle, les premiers jours. Mais, tu sais, on s’y fait vite… je connais le métier, on t’apprendra.
Perrin retrouvait là les souvenirs de ses trois années de service, et cela lui causait du plaisir, malgré tout.
Ce qui l’ennuyait, c’était de coucher sous la tente par un froid qui était devenu aigre. Vers le soir, le vent de la montagne secouait furieusement les pauvres petits « marabouts » de toile.
* *
A cinq heures, après la soupe, sans avoir travaillé, les « bleus » se trouvaient éreintés, la tête vide. Le lendemain, on devait les présenter au colonel. Ensuite, commencerait leur instruction.
— J’ai idée qu’il faut demander à être inscrit au peloton des élèves-caporaux, dit Perrin. C’est plus dur, mais au moins on a des chances de s’en tirer.
— Le tableau de travail est plus chargé ?
— Pour ça, bien sûr.
— Alors, j’aime autant ne pas en être. Reposons-nous d’abord, prenons le temps de connaître les gens avec qui nous sommes obligés de vivre. Après on aura toujours le temps.
Assis devant leur « marabout », Orschanow et Perrin regardaient le camp presque désert, à cette heure de liberté attendue impatiemment toute la journée.
Orschanow avait l’impression que ses heures de vie, à lui, pour cinq années, commençaient ce jour-là.
De cinq à neuf heures, il vagabonderait dans la ville et dans la campagne, à sa guise, libre de penser et de rêver. Si quelque jour la vie de soldat venait à lui être pénible, il aurait en consolation ces quatre heures de loisir quotidien qui lui appartiendraient, que personne ne lui disputerait.
Un soldat s’approcha d’eux. C’était un grand blond, aux yeux gris fer, intelligents. Il demanda du feu, alluma une longue pipe allemande, et s’assit près d’Orschanow et de Perrin.
— D’où êtes-vous, vous autres ?
— Moi, je suis Suisse ; le camarade est Russe. Et vous donc ?
— Moi, Bulgare. Je suis de votre marabout, c’est pourquoi je vous demande ça.
Et dès lors, il s’adressa directement à Orschanow, en russe, avec un fort accent.
— Voyez-vous, moi, je suis un ancien étudiant. J’ai été à Kiew, pour mes études de droit. Puis, je me suis trouvé mêlé à des troubles. Je me suis sauvé, et après bien des misères, je me retrouve ici… Oh, la vie est affreuse, affreuse à cause des brutes qui nous entourent. Il n’y a, entre légionnaires, aucune solidarité ; chacun pour soi et le diable pour tous.
— On peut aussi vivre en soi-même.
— Si au moins il y avait moyen de lire, d’échanger des idées, mais sans livres, sans société intellectuelle, comment vivre ?
— Écoute, camarade, moi, j’ai quitté volontairement la vie d’étudiant pour me faire ouvrier et trimardeur. Ce n’est que la misère, les circonstances, — il hésita — et aussi l’envie de venir en Afrique, qui m’ont poussé à m’engager. Eh bien, pendant deux ans, absolument libre, je n’ai pas ouvert un livre, je n’ai pas eu la curiosité de jeter les yeux sur un journal.
— Je ne vous comprends pas.
— A quoi bon lire ? A quoi bon penser même ? Il y a d’autres voluptés, meilleures et plus intenses.
— Lesquelles donc ? Y a-t-il quelque chose de plus beau que les calmes jouissances de l’esprit, que le perfectionnement de soi-même, pour se rendre apte à la lutte qui nous incombe à nous tous, les intellectuels ?
— La lutte ? Pourquoi faire ? Il semble d’un égoïsme bourgeois de dire aux hommes : débrouillez-vous tout seuls. Mais non, c’est le seul avis que puisse leur donner un vrai libertaire. De quel droit empiéter sur la liberté des hommes ?
— Il faut réveiller ceux qui dorment.
— Celui qui dort ne souffre pas. Et s’il rêve, il souffre toujours moins que celui qui veille. Non, il faut se griser à d’autres sources, chercher la vie partout, dans la volupté et dans la douleur, car elle y est également.
— Et comment l’avez-vous cherchée vous ?
— Je vous l’ai dit : j’étais étudiant en médecine, j’étais fiancé à la femme la plus consciente et la plus belle… Un jour, à l’aube, j’ai tout lâché, je suis parti, avec une faulx sur l’épaule, pour travailler la terre et jouir de la vie, avec ce paysan qui est là. Oh ! comme nous avons été heureux, pendant deux ans, sur la grand’route, dans les champs, sur les quais de Marseille, comme débardeurs.
— Comme vous êtes passionné ! dit le Bulgare, sans ironie, avec un sourire plutôt triste. Je reconnais bien le sang russe, ce sang ardent et morbide à la fois, qui coule trop vite, qui brûle les cœurs en les faisant battre une charge continuelle. Moi aussi, je suis Slave, mais combien autre. Vous êtes des hommes de sensation, moi, je suis un homme de pensée.
— Ce n’est pas vrai, dit Orschanow, brutalement.
— Comment, ce n’est pas vrai ?
— Non, ce n’est pas vrai ! Si vous étiez un homme de pensée, si le sang slave ne bouillait pas dans vos veines et ne refluait pas à votre cerveau, vous ne seriez pas ici.
Un peu pâle, le Bulgare le regarda :
— C’est pourtant vrai, ce que vous dites là !
Un silence se fit. Pourquoi Orschanow, si silencieux d’ordinaire, avec les inconnus, avait-il brusquement ouvert son âme à cet étranger, chez qui il avait retrouvé toutes les tendances, toutes les idées qu’il avait fuies deux ans auparavant ? Il n’en savait rien. Cependant, en y réfléchissant bien, il sourit. Quel enfantillage mélancolique ! Rien que d’avoir entendu, pour la première fois depuis son départ, cette musique de la langue russe, cela lui avait donné une émotion d’une violence terrible. Cela avait fait vibrer ses nerfs, brusquement.
Il se leva et, seul, alla errer dans le camp, pour se calmer. Une formule lui vint à l’esprit : il était dans une mine nouvelle, obligé à l’exploiter, pendant cinq ans. Les richesses qu’il saurait en retirer lui appartiendraient. Il fallait donc les extraire toutes, fouiller la mine. Pour lui, il n’y avait pas de mines sans trésors cachés. Le travail d’extraction serait dur, mais il ne fallait pas se rebuter.
Orschanow se secoua, retrouva sa belle audace. Comme les hommes étaient bêtes et aveugles ! Tous, conscients ou non, se ruaient à la poursuite du bonheur, comme les mâles sauvages à la conquête des femelles timides, galopant dans la forêt. Et presque tous le manquaient, quand il était à leurs pieds, à leur merci. Tous, ils étaient les esclaves des êtres et des choses, ils se laissaient prendre et garder, quand il fallait dominer, et ne pas se laisser entraîner.
Orschanow sentit un orgueil gonfler sa poitrine : il avait aimé Véra, il avait eu, par elle, des heures charmantes, mais quand il avait compris qu’elle le briserait, il avait eu le courage de s’en aller…
C’était tout au début de son affranchissement. Maintenant, il se croyait le maître des choses. Pauvre soldat perdu dans une masse… courbé il se sentait plus de ressort.
Et Orschanow retourna au marabout.
— Eh, Perrin, cria-t-il gaiement. Tu n’as pas froid ? Le vent commence à vous couper la figure comme des coups de fouet !
— Ah ! ne fait pas chaud, dans ton sacré « bled » !
Perrin était grave, lui aussi réfléchissait, mais tout autrement, trouvant que cinq ans c’était long à tirer. Et puis il regardait la campagne et pensait à d’autres terres.
— Et vous appelez ça un pays !…
Orschanow sourit. Il connaissait Perrin, qui commençait toujours par jurer contre tous les endroits qu’il ne connaissait pas, par les débiner, puis qui se faisait à tout, et si facilement…
Un garçon maigre, scrofuleux, au visage glabre, la visière de son képi toute droite vers le ciel, s’approcha les mains aux poches.
— Alors, y avait plus de bricheton, par chez vous, que vous êtes venus par ici ? Ah, ce que vous allez vous en coller dans le fusil du singe pourri, des ténias et de la barbaque dure comme les côtes à ma grand’mère !
Avec son accent de voyou parisien, il voulait visiblement épater les « bleus », jouir de leur ignorance de l’argot de l’armée d’Afrique.
Perrin haussa les épaules. Brusquement, Orschanow, regardant bien en face l’intrus, répondit :
— C’est chez toi, qu’il doit pas y avoir eu tous les jours de la viande, pour que tu sois si mal fichu ! Quant à nous autres, si tu veux voir avec quoi on a été nourri, t’as qu’à t’approcher. Si c’est pour faire de l’esbroufe que tu es venu, t’as tort. T’es un bleu, comme les autres.
— Moi, un bleu ?
Un traînard, qui s’était rapproché de la dispute, approuva :
— Oui, le grand, là, il a raison. Si t’es pas un bleu, pourquoi que t’es au Dépotoir, alors ?
Le malin s’en alla, devant cette raison péremptoire, après avoir toisé les épaules larges d’Orschanow.
Dmitri sourit. Cela datait de ses vagabondages d’enfant parmi les bourlaki, cette faculté d’être peuple avec le peuple.
— Ben, si ça commence par des disputes, ça va être du propre, dit Perrin qui détestait les querelles et les rixes inutiles, quoique très fort et très brave. D’ailleurs m’est avis qu’il y a par ici un rude ramassis de mauvais gueux. Faudra se veiller ! Tu sais, au service, on est responsable pour ses effets… C’est le Conseil, souvent, si quelque chose manque. Alors, faut se veiller qu’on nous chipe rien, par là. C’est pas de reproche, mais on a fait une rude couillonnade en s’engageant.
— Le vin est tiré, il faut le boire.
— Ah, pour ça, bien sûr. Dame ! ici, c’est pas le Mont-de-Piété : il y a bien le bureau d’engagement, mais y en a point de dégagement…
Cela les fit rire.
Orschanow savait que Perrin ne se désespérait jamais, ne récriminait pas, qu’il réduisait toutes les choses à leur plus simple expression. Mais cette sagesse-là n’est pas facile aux intellectuels, aux imaginatifs, à ceux qui veulent toujours corriger la balance.
… Certes la responsabilité de leur fugue venait de lui, Dmitri, qui avait pris peur. Il y avait de la lâcheté dans leur cas, dans son cas. Il n’aurait pas dû entraîner Perrin.
Ils se couchèrent sous la tente froide que le vent secouait brutalement. Orschanow ne dormait pas.
Il pensait encore, que tout était arrivé par sa faute parce qu’il avait manqué de volonté au début de la grève, parce qu’il n’avait pas su s’affranchir par la fuite et l’abstention, parce qu’il avait voulu faire le brave, et pas jusqu’au bout.
* *
Le matin, dans le décor froid et nu de la salle d’honneur, au quartier, on présenta les recrues au colonel, grand, mince, grisonnant, avec un œil bleu très perçant et très froid, et des gestes cassants.
— Comment vous appelez-vous ?
— Perrin Antoine, mon colonel.
— D’où êtes-vous ?
— De Genève, en Suisse.
— Que faisiez-vous dans la vie civile ?
— J’étais ouvrier de campagne, mon colonel.
— Pourquoi vous êtes-vous engagé ?
— Pour servir la France, mon colonel.
L’officier eut un vague regard d’étonnement, en entendant la voix de Perrin trembler, émue. Il passa à Orschanow.
— Il n’y avait pas d’ouvrage, mon colonel. On avait faim et froid, en Savoie, à Marseille, la misère…
Orschanow avait dit qu’il était ouvrier, lui aussi.
Le colonel le regardait plus attentivement :
— Il y a des choses qui se savent ici, parce qu’on les raconte, et d’autres qui ne se savent pas. Je n’ai pas le droit de vous les demander. Mais il y a des cas qui m’intéressent à un autre point de vue, et qui peuvent intéresser votre classement. On m’a dit que vous aviez été étudiant en médecine avant de travailler la terre. Pourquoi avez-vous lâché ?
— Par goût, mon colonel.
— Oui, enfin, c’est votre affaire. Ici, avec de l’ordre, de la conduite et surtout de la discipline, vous pouvez faire votre chemin. Je suis surtout impitoyable pour l’ivrognerie, souvenez-vous en. Allez !
— J’ai dit que c’était pour servir la France, insista Perrin en sortant, parce que, vois-tu, ça me fait toujours quelque chose quand je suis forcé de dire que je suis Suisse.