Trimardeur : $b roman
TRIMARDEUR
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Dans un coin de la salle tapissée de planches pâles, une veilleuse en argent brûlait, suspendue devant l’iconostase, une merveille de vieil art byzantin. Les ors éteints des châsses scintillaient faiblement, mettant un nimbe étrange autour des visages émaciés du Christ, de Marie et des Apôtres.
Au milieu de la pièce, deux grandes lampes éclairaient la table à nappe rouge, les verres à thé et le samovar de cuivre qui achevait sa petite chanson plaintive.
Une vingtaine de personnes causaient bruyamment, avec l’ardeur presque violente des discussions russes.
Cependant, on sentait qu’un souffle unique animait ces jeunes hommes pauvrement vêtus, avec, quelques-uns, des blouses brodées de paysans, ces jeunes femmes en simples robes noires, sans ornements, s’accoudant fraternellement parmi les hommes.
Et le maître de la maison, le philosophe néo-chrétien, Anntone Ossipow, souriait à ces enfants d’une autre génération, d’autres idées, qui se réunissaient chez lui en toute sécurité. De stature athlétique avec une large barbe blanche s’étalant sur sa poddiovka grise de moujik, Ossipow, très calme, ne se mêlait guère aux conversations. Une flamme allumait seule parfois ses larges prunelles bleues, le baignant tout entier d’une singulière clarté très douce.
De mœurs tolstoïennes, disciple d’un Christ à lui, anarchiste et tendre, Ossipow avait, pendant une année de famine, distribué une fortune considérable à des paysans. Puis, il était venu se réfugier dans cette vieille maison de la banlieue pétersbourgeoise où il poursuivait ses travaux d’exégèse, vivant de l’humble métier de relieur.
Il aimait la jeunesse révolutionnaire, sans partager ses convictions. Qu’importaient les dogmes, puisque, comme lui, ces nouveaux venus cherchaient passionnément la vérité, rêvant d’un idéal de justice ?
Dmitri Orschanow, étudiant en médecine, restait à l’écart, silencieux. De plus en plus, les discussions le fatiguaient. La société de ses camarades lui devenait fastidieuse. Quand on lui adressait directement la parole, il avait de la peine à retenir un mouvement d’impatience.
Il avait été un des plus ardents parmi les révolutionnaires de Pétersbourg. Avec deux ou trois autres, il avait fondé un comité d’action pour faciliter les évasions de déportés politiques. Il avait été l’âme de son groupe. Tout cela était même très récent. Maintenant, sans que ses convictions se fussent modifiées, il perdait tout vouloir d’action, toute énergie. Il éprouvait un torturant besoin d’isolement, d’inaction et de silence. L’idée qu’il finirait par être soupçonné de trahison lui causait un violent dégoût : les libertaires allaient-ils se transformer en tyrans, vouloir le garder par force ? N’était-il pas libre de s’en aller comme il était venu, de rentrer dans l’ombre et le silence ?
Orschanow, qui appartenait à la forte race de la Russie orientale, était grand et robuste, à vingt-quatre ans. Mais sa santé s’altérait depuis quelque temps, et ses traits, d’une pâle beauté slave, toute spirituelle, se tiraient. Sous le flot châtain de ses cheveux qui retombaient sur son front, ses yeux bruns avaient pris un regard de tristesse inquiète.
Une jeune femme entra. De haute taille, d’une sveltesse forte dans sa robe bleue, elle avait un beau visage mat, tout de tranquille énergie et de bonté. Ses boucles noires, coupées de près, ombrageaient le front haut et blanc, jetant comme une ombre sur le rayonnement des grands yeux gris.
Le vieil Ossipow embrassa tendrement la jeune femme.
— Enfants, dit-il, voilà Véra Gouriéwa, ma nièce.
On la connaissait de réputation. Son père, noble, haut fonctionnaire du Sud-Est, avait épousé par calcul une riche marchande, Agrafèna Ossipow, la sœur du vieil Anntone. Toute sa vie, Gouriéwa avait gardé le regret de cette mésalliance intéressée. Il n’avait jamais aimé Agrafèna, la reléguant dans son intérieur, sans la mener dans la société. Elle était morte jeune, lui laissant Véra. Gouriéwa avait voulu élever sa fille dans les idées de sa caste, mais une institutrice avait éveillé l’esprit de Véra à la pensée. Elle lui avait conté l’effroyable souffrance du peuple d’où elle-même sortait, elle lui avait façonné une âme ardente et forte de lutteuse.
A dix-huit ans, Véra était venue à Pétersbourg contre la volonté de son père. Elle avait commencé à étudier la médecine, vivant chez son oncle. Puis elle avait épousé un camarade, Stoïlow, d’origine bulgare. Très jeune tous les deux, ils avaient fait un beau rêve de travail et d’apostolat communs. Mais bientôt Stoïlow, faible, indécis, s’était rallié au parti terroriste, se passionnant pour la propagande par le fait, sans trouver la force d’un geste d’audace. Cette impuissance le mena au désespoir et à la mélancolie. Dès lors, la tranquille santé morale de Véra devint un tourment pour son mari. C’était une sorte de reproche constant, malgré la douceur affectueuse de Véra. Un jour, Stoïlow avait imploré de sa femme la séparation, prétextant l’incompatibilité de leurs natures, au fond, par remords de la faire souffrir inutilement. Et ils s’étaient quittés, en camarades, sans rancune et sans haine.
A la suite de troubles universitaires, on avait exilé Véra sur la frontière sibérienne.
Elle avait demandé et obtenu d’être envoyée comme infirmière à Tioumène, au dépôt des émigrants russes se rendant sur les immenses terres incultes de Sibérie. Après deux ans, elle revenait de ce premier contact avec le peuple, toute vibrante de pitié et d’énergie. Elle allait reprendre ses études interrompues.
Tous se levèrent, toutes les mains se tendirent. Chacun se présentait, se nommant lui-même. C’était presque une ovation qu’on faisait à Véra Gouriéwa, car on savait son dévouement insouciant et son tranquille héroïsme, là-bas, dans la géhenne sibérienne.
Stoïlow, présent, serra cordialement la main de Véra.
Quand tous eurent repris leurs places, on la fit parler, raconter ses impressions. Très simplement, modeste, elle disait les foules entassées dans des isba enfumées, sans air, les hommes, les femmes, les enfants, les malades mêlés, dans un encombrement et une saleté telles que des épidémies éclataient à chaque instant. Elle contait l’incurie criminelle, la mauvaise foi de l’administration, son hostilité tantôt perfide, tantôt féroce contre les quelques intellectuels qui, comme Véra, essayaient de faire un peu de bien, de mettre un peu d’ordre.
Pas d’hôpital, pas de médicaments, les rares médecins réduits à l’impuissance, débordés, le cimetière s’emplissant, envahissant les champs voisins, y jetant sa moisson de petites croix noires…
Un grand silence se fit. Une tristesse immense passa dans la salle claire, comme un souffle de détresse, devant ces évocations d’abandon injuste, de misère et de mort.
Mais Véra secoua, d’un beau geste d’insouciance, ses boucles noires.
— Eh, il ne faut pas se laisser désespérer. C’est là-bas qu’on vit, dans la tension perpétuelle des nerfs, de la volonté ! C’est bon, la lutte. C’est une atmosphère saine et vivifiante.
Orschanow la regardait, depuis qu’elle était entrée. Une admiration montait en lui, presque de l’envie, devant cette belle créature si saine et si forte.
Malgré l’ardente sensualité de sa nature, il gardait une grande chasteté de pensée, entretenue par le milieu où il vivait, et où la femme, égale de l’homme, était traitée en camarade et respectée comme telle.
Il se sentait simplement attiré vers Véra, parce qu’elle était une force, une santé, et parce que lui se sentait si lamentablement faible, si irrésolu, si plein d’un amer mépris pour lui-même.
Il regarda Stoïlow avec étonnement et pitié, si jaune, si maigre, l’œil enfiévré et bilieux. Comment l’amour, la tendre présence continuelle d’une telle femme ne l’avait-elle pas sauvé ?
Et il songea à sa propre solitude, à l’abandon où il avait grandi et où il vivait encore. Une pitié lui vint, de lui-même, avec les images de son passé.
Le père de Dmitri, Nikita Orschanow, était un seigneur du gouvernement de Samara. Rêveur, imbu d’idées humanitaires, il s’était ruiné en coûteuses expériences de culture nouvelle, selon des systèmes perfectionnés, qui n’aboutissaient pas.
Il avait épousé Lisa Mamontow, pauvre institutrice d’origine tartare. A la naissance de son second enfant, Dmitri, elle était morte.
L’aîné, Vassily, petit homme raisonnable dès dix ans, s’était fait envoyer chez une tante, à Moscou. Dmitri resta seul, à la garde des servantes.
Très tôt, il devint rêveur, dans le silence de la grande maison, au fond d’un immense jardin devenu une forêt où l’enfant aimait à se perdre pendant des heures. Les noisetiers, les sorbiers, les houx tristes avaient formé une brousse inextricable sous les arbres de haute futaie, les chênes puissants, les tilleuls élancés, les bouleaux délicats à troncs blancs. Un étang dormait dans l’ombre, envahi de roseaux, avec tout le mystère troublant des eaux stagnantes.
Les arbres s’échelonnaient sur une pente douce, masquant la vue. Puis, brusquement, ils finissaient, et c’était la grande Volga, large et lente qui coulait au soleil.
Sur la rive gauche, où était la petite ville de Petchal, c’était la steppe infinie, la steppe libre qui roulait sa houle d’herbes d’un horizon à l’autre.
Dans la brume diaphane des lointains, la rive opposée dressait les falaises de ses collines boisées.
Nikita Orschanow passait des mois dans ses terres éloignées, laissant Dmitri seul. L’enfant au sortir de l’école, s’enfuyait dans le jardin ou dans la steppe. C’était là qu’il avait vécu les meilleures heures de son enfance, en d’indicibles rêveries. Il y avait un silence solennel dans tout ce vaste décor septentrional, d’une mélancolie douce. Parfois, au-dessus de la steppe, un aigle planait, puis s’arrêtait dans l’air, et Dmitri admirait le frémissement continu des ailes fauves de l’oiseau baigné dans le soleil.
Alors, une envie presque douloureuse lui venait, de se griser, lui aussi, d’espace, de courir à travers la steppe, très loin, vers les pays de rêve qu’il pressentait derrière la muraille bleue de l’horizon.
Plus tard, il se passionna pour le fleuve, devenant l’ami des matelots et des bourlaki (haleurs) du port fluvial.
Il aima le chantier bruyant, l’odeur résineuse des bois robustes du Nord, débités, façonnés, pour servir à la construction des grandes barques qui, dès le printemps, s’en allaient vers les villes du Midi, le long de la Volga nourricière !
Dmitri épelait avec ivresse ces noms lointains, Saratow, Tsaritsyn, Astrakan…
Il faillit pleurer, d’une émotion inconnue, quand il assista pour la première fois au départ des bourlaki, accompagnés par les prières et les chants solennels du clergé…
Ils chantaient, eux aussi, les bourlaki, sur leurs barques pavoisées… Ah ! ces chants de liberté, de tristesse infinie, de sauvage audace ! Ils éveillèrent tout un monde de rêveries merveilleuses dans l’âme esseulée de Dmitri, ils le charmèrent, lui donnèrent pour toujours la soif de la vie errante. Partir, partir, s’en aller au plus lointain des lointains terrestres, pas en touriste, en barine riche et désœuvré, mais en rude et pauvre matelot.
Aller, aller toujours !
Dmitri n’enviait pas Pierre Iwanowitch Rostow, le maréchal de la noblesse, qui avait, disait-on, visité toute l’Europe. Ceux dont le sort l’attirait, c’étaient les stranniki, les innombrables vagabonds, pèlerins et errants russes, et les tziganes, et les matelots, et les bourlaki.
Dès son entrée à l’école, Dmitri haït cette réclusion, cet esclavage maussade. Il eut des révoltes brutales qui faillirent le faire chasser bien des fois.
Il étudia sans goût, pour ne pas déplaire à son père, qu’il aimait d’un amour étrange, presque douloureux inconsciemment.
Tout petit, il connut la pitié attendrie jusqu’à l’angoisse, pour toute souffrance, surtout pour celle des humbles, les paysans et les bêtes.
Son indignation violente devant l’injuste le rapprocha plus tard, au gymnase, de ses camarades imbus d’idées libertaires.
Il découvrit vers cette époque, dans une aile abandonnée de la maison paternelle, une vaste salle aux murs couverts de rayons où s’entassaient des livres et des manuscrits, sous la poussière grise de l’oubli : il y avait là des trésors de science ethnographique.
Vingt ans auparavant, l’oncle de Dmitri, le docteur Wladimir Orschanow avait été exilé en Sibérie pour ses opinions libérales. Il était mort là-bas, laissant à son frère Nikita ses livres et ses études personnelles.
Dmitri passa ses nuits dans l’appartement de son oncle, à lire et à étudier, ravi et charmé par ce décor suranné, ces tentures fanées, aux teintes adoucies par vingt années d’abandon et d’obscurité…
Là, il conçut un culte passionné pour cet oncle martyr qu’il n’avait pas connu. Il résolut de l’imiter, de devenir, comme lui, médecin et apôtre.
Sincèrement, il crut se découvrir la vocation de cet apostolat humanitaire.
Ce fut plein d’énergie et d’espoir qu’il entra à la Faculté de Médecine de Pétersbourg.
Les deux premières années, il travailla avec acharnement, aidé par une singulière facilité d’étude.
Il prit part, dès le premier jour, aux réunions et aux entreprises révolutionnaires.
Mais l’idéal socialiste était incompatible avec sa nature. Il se modifia, s’élargit, et Dmitri se donna tout entier à l’idée anarchiste, voulant toute la liberté pour l’individu.
Pendant un temps, malgré sa jeunesse, il fut l’un des meneurs, l’initiateur de plusieurs comités d’actions, entre autre de ce comité sibérien qui avait préparé et mené à bien plusieurs évasions restées célèbres.
Il avait été heureux, pendant cette période de sa vie d’étudiant. Son besoin de vie intégrale était satisfait, il vivait, de tous ses nerfs, de toute sa volonté, sans comprendre le danger de la continuelle griserie où il se maintenait.
Puis, peu à peu, insensiblement, une lassitude lui était venue… La satiété de tout assouvissement, la détente des nerfs, après une tension trop forte, trop prolongée.
Il sentit que sa vie devenait moins ardente, moins intense… Croyant à du surmenage, à de la fatigue, il avait espéré qu’en prenant du repos, cela passerait.
Il s’était réfugié, pendant les vacances d’été, dans un petit bourg suburbain.
Là, s’était achevée la déroute. La plaine ensoleillée, et les bois, et l’horizon triste l’avaient repris brusquement. Il y avait retrouvé toutes les délicieuses angoisses de son enfance, les aspirations vers les ailleurs inconnus.
Alors, effrayé, il était rentré à Pétersbourg, il avait essayé de se contraindre au travail. Mais cette vie d’étudiant, cette action révolutionnaire, ces réunions, tout cela avait perdu son charme. Un morne ennui remplaça dès lors la surexcitation passée.
Dès son arrivée à Pétersbourg, Orschanow avait voulu étudier les bas-fonds urbains, essayer même d’y semer des idées saines. Il était descendu, en frère prêcheur, en apôtre, dans l’effrayante géhenne qu’il avait découverte.
Mais, à son retour de la campagne, un sombre besoin de souffrir l’avait poussé à retourner là-bas, dans les quartiers de misère, d’alcool et de prostitution. Il y alla désormais sans but, n’étudiant plus, n’essayant plus d’aucune propagande : simplement, la boue douloureuse l’attirait, maintenant, il ressentait une envie torturante de s’y laisser choir, pour toujours.
Il se croyait l’un des déchus qu’il coudoyait, l’une de ces épaves humaines qui traînaient là, tout en bas, loques rejetées et foulées aux pieds.
Parfois, il luttait cependant encore. C’était la révolte dernière de tout ce qui, pendant huit ans, l’avait fait vivre, avait été sa raison d’être.
Il ne voulait pas s’avouer que la vocation qu’il s’était crue n’existait pas, que sa personnalité d’homme de science et d’action était toute factice…
C’était dans cet état esprit vague et douloureux qu’il était venu là, à cette réunion, ou plutôt qu’il s’était obligé à y venir, malgré la répugnance que cela lui causait.
Mais, depuis qu’il avait écouté Véra, une honte lui venait de sa faiblesse et de ce qu’il appelait encore sa lâcheté. Cette lutteuse calme et belle, consciente et heureuse de sa force, faisait renaître l’énergie de Dmitri, son besoin d’agir.
* *
Vers une heure, dans la rue, les groupes se dispersèrent. La nuit d’été, blanche comme une aube incertaine, était tiède, avec de légères senteurs de lilas. Il faisait bon et doux, dans le silence des avenues vides.
Orschanow quitta tout de suite les camarades. Il s’en alla seul, lentement.
Une sorte d’apaisement attendri s’était fait en lui, il éprouvait un soulagement subit, comme si on avait ôté de sa poitrine un poids écrasant.
Comment ! A vingt-quatre ans, avec l’énergie qu’il avait souvent senti faire vibrer tout son être, avec son intelligence qu’il savait vive et pénétrante, comment avait-il pu en arriver à une inaction honteuse, à un lâche pleurnichage sur son sort, qu’il était maître de rendre beau !
Non, il fallait se secouer, dompter ses nerfs de femme malade, redevenir celui dont la volonté opiniâtre et la calme audace étonnaient les camarades, naguère encore.
D’ailleurs, Véra n’était-elle pas la secourable, l’amie prédestinée auprès de laquelle il irait désormais puiser le courage et la santé morale ?
Ce fut presque avec joie qu’Orschanow rentra dans sa chambre nue, envahie par le désordre et la poussière, dans les combles d’une grande maison noire, couverte de lierre sombre…