Trimardeur : $b roman
PRÉFACE
Hantée par le sentiment d’une fin tragique qu’elle tenait de son sang russe, de sa famille et de son fatalisme, Isabelle Eberhardt nous avait laissé ses papiers, sa correspondance, ses ébauches et ses notes, quand elle nous quitta pour la dernière fois.
Nous devions « en cas d’accident » la défendre après sa mort, comme nous l’avions fait de son vivant, et continuer notre œuvre commune, car l’Akhbar était sa maison morale, notre tribune et notre voix.
Pour la placer au-dessus des attaques qui auraient pu déshonorer une certaine presse algéroise, nous avons sauvé des eaux et de l’oubli les vestiges de son labeur et de sa fraîche imagination, nous les avons restaurés, nous y avons mêlé fraternellement son âme majeure. Par ainsi nous avons établi hautement son nom. Sa réputation méritée devait bientôt dépasser le clan de ses détracteurs. Alors nous avons pu sourire des critiques irréfléchies qui ne pouvaient plus rien détruire, puisque nous avions réussi dans l’entreprise la plus difficile : celle de prolonger la vie et d’assurer la mémoire d’un être cher.
Ce que fut son départ d’Alger, on le tient d’Isabelle Eberhardt elle-même, avec une légère transposition dans la nouvelle « La Rivale » qu’elle nous adressa à sa première étape[1].
[1] Pages d’Islam, 295.
La philosophie évasive de Trimardeur, s’y affirme déjà dans le renoncement au bonheur sédentaire et dans l’instinct de nomadisme qui porta le vieux Tolstoï à abandonner son foyer pour prendre la route quand il sentit venir la mort.
Les Slaves, leur musique, l’Orient, tout explique l’exode, et, plus que tous les Asiatiques, les Arabes ont éprouvé l’ivresse du cœur en partance, l’inquiétude de se sentir à l’étroit dans « les maisons de pierre et de boue » : au matin des caravanes ils ont salué dans l’espace un mirage d’affranchissement.
Notre collaboratrice emportait avec elle pour tout bagage, dans un couffin de sparterie, quelques effets de rechange, les feuilletons parus de son roman, quelques cahiers et le petit rouleau de ses impressions du Sud-Oranais. Pas un livre. « A quoi bon s’alourdir, disait-elle comme son héros, maintenant je ne lirai plus rien que dans le livre de la nature. »
Son jeune trimardeur, Dmitri Orschanow, lui ressemble comme un frère, mais pas plus — et nous précisons :
Elle s’était souvent inspirée à ses débuts du caractère et des aventures déroutantes d’Augustin de Moërder, son demi-frère, qui, brusquement quittant Genève en 1895, s’était engagé à la Légion Étrangère comme Nicolas, son frère aîné.
Augustin de Moërder devait se suicider bien plus tard, à Marseille, en 1920, sans raisons déprimantes, simplement pour en finir, à son heure, avec la vie. Il cédait d’ailleurs en cela à un instinct de famille.
Dans sa correspondance minutieuse avec sa sœur affectionnée, il se donne volontiers du conseiller littéraire, recopie des pages et les lui envoie, apprécie Zola et Loti. Mais nul ne l’emporte à ses yeux sur Dostoïevski pour la richesse du sentiment.
A Tunis où il fut, lui aussi, l’hôte et l’ami des Abdul Wahab, il exposait à sa confidente les raisons qu’ils avaient de se consacrer ensemble à la littérature qui « de tous les métiers est celui qui réclame les moindres frais de premier établissement. »
Il y a beaucoup de naïveté méthodique dans sa manière. Leur collaboration devait être facile et agréable : « Tu voyageras, tu noteras rapidement le document humain, le mot, la description des choses, et je donnerai la forme qui convient au lecteur français. Nous pourrons également faire passer des silhouettes d’Afrique dans les revues russes. »
Ils avaient commencé à rédiger des « Rêves azurés ». L’Errante fait allusion à ces pages de jeunesse quand elle note dans Trimardeur, avec une nuance d’amertume et de résignation, que les « rêves azurés » de son Dmitri Orschanow devaient aboutir au casernement des légionnaires dans la triste Saïda.
L’engagement de ses frères à la Légion avait vivement impressionné Isabelle Eberhardt encore adolescente. Il nous fut rappelé sur place, à Saïda même.
En février 1904, partis avant le jour d’Aïn-Sefra avec notre amie, par une affreuse tourmente des Hauts-Plateaux, nous n’arrivâmes que dans la nuit à Saïda. Le petit train du Sud avait dû stopper pendant de longues heures entre le Kreider et Mécheria pour permettre aux terrassiers marocains embarqués avec nous d’ouvrir une tranchée profonde dans la combe de neige.
Après une nuit glaciale, passée dans une mauvaise auberge, le matin nous vit assez désemparés et morfondus dans le village oranais. D’humeur gouailleuse à son ordinaire, Isabelle Eberhardt réclamait le soleil sur l’air des lampions dans cette Sibérie africaine aux basses maisons givrées. A ce moment une marche de fifres passa sur la route et la Légion des hommes blonds défila en ordre. Notre amie s’était tue et nous vîmes ses yeux se troubler à cause de tout le Nord qui nous enserrait, puis elle excusa son émotion :
« Quand je pense à mes frères, Augustin, Nicolas, il me semble que j’ai vécu avec ces capotes-là. Je les suis au pas, comme si j’étais des leurs, mais ils sont trop tarabiscotés maintenant pour moi… Je vous assure que ce sont des lascars compliqués… Vous ne pouvez pas savoir… On n’a jamais bien parlé de la Légion… Le point de vue national et le goût de servir ne suffisent pas à expliquer les régiments étrangers qui sont le grand refuge des déclassés et des désespérés bénéficiant du droit d’asile dans un ordre militaire… »
Mais elle se gardait bien d’employer des expressions trop précises, car le vague de la phrase et du sentiment lui semblait plus juste :
— « Ils s’ignorent eux-mêmes… ce sont des garçons taciturnes, fermés, qui ne veulent plus vouloir et qui réagissent à leur façon… Ils ont aussi leurs démons… »
Plus tard elle nous parla encore souvent et longuement, avec complaisance, des soirs de soûlerie à la Légion, de cette évasion par l’alcool qui touche si profondément la fibre des Slaves et des Germains. Mais ce chapitre n’était qu’amorcé à la fin de son Trimardeur par quelques lignes d’indications, avant la conclusion suspensive que nous avons cru pouvoir lui donner.
Nous avons dit en d’autres notes, comment la publication du roman avait été interrompue dans l’Akhbar au commencement de juillet 1904. Notre collaboratrice voulait prendre du temps ; elle avait même l’intention de refaire son récit en insistant davantage sur le séjour à Genève. C’est pourquoi elle nous pressait plutôt de préfacer son Sud-Oranais qu’elle avait tenu dans une note objective en considération du titre géographique et en prévision des études qu’elle aurait à poursuivre dans la région du Touat, quand elle pourrait y descendre avec les grandes caravanes d’automne.
Une autre gloire la tentait que celle du roman et des aventures personnelles depuis que la vie de nos postes du sud l’avait prise dans le jeu de ses activités. La claire intelligence pratique d’un Berriau l’aimantait vers les observations exactes. Le génie d’un Lyautey devait la séduire. Elle allait comprendre à son tour que « la joie de l’âme est dans l’action » sans renier la pensée arabe qui veut que le mouvement soit une bénédiction. Et déjà elle s’éloignait du nihilisme contemplatif.
Ses réflexions sur la politique des marchés sahariens, publiées dans notre journal, sont d’un autre tournant. Elle y souligne gravement la nécessité des consolidations économiques après les avances militaires. Le rôle colonial de l’officier s’y affirme.
Cependant il était une étude de mœurs qu’elle eût voulu écrire. Nous en avions parlé longuement au cours de notre voyage d’hiver à Figuig et dans l’amalat d’Oudjda.
Je vois, nous disait-elle, une curieuse suite de nouvelles, peut-être un roman, sous le titre de Femmes du Sud, une mise en scène active et nombreuse de ces aventurières dévouées qui suivent d’assez près le mouvement des colonnes sahariennes et qui vont s’établir, dès la formation des bureaux et des cantonnements, au front des troupes. Elles y apportent le premier air d’Europe, la romance en vogue, le chapeau à la mode, les gants, les bottines et même le corset qui étonne tellement les femmes indigènes. Quelque prétexte d’art ou de commerce leur permet de devancer la colonisation et de lui donner une autre figure que celle du travail, de la guinguette ou du comptoir. De mère en fille, elles nomadisent ainsi depuis un demi-siècle en zone dangereuse et mobile. Elles y acquièrent vite une certaine influence pour ne pas dire de l’autorité, car leur fonction n’est pas seulement décorative ou de délassement. Bien souvent la chanteuse de café-concert, la petite pianiste de l’Étoile du Sud, penchée au chevet de l’officier fiévreux, ou blessé, assise sur sa cantine ou partageant l’ombre de sa « cagna », a incarné dans des moments pathétiques, toutes les vertus de la sœur de charité et quelques autres. Cette confusion des genres ne manque ni de charme, ni d’ironie sentimentale, mais je ne peux pas encore me lancer dans cette voie. Ce serait le diable pour moi. Nous en reparlerons.
Elle nous citait les noms, les aventures des maîtresses-femmes qu’elle avait rencontrées à El-Oued pour les retrouver à Beni-Ounif, sans oublier celles qui étaient passées de Touggourt à Géryville en augmentant leur douaire, celles qui avaient fini, bien ou mal, dans le mariage, dans la « mercante » ou dans le matronat. Et nous pensions à des pages de Maupassant.
Le roman entrevu par notre collaboratrice était évidemment plus compliqué que ses nouvelles indigènes et il l’eût éloigné de son genre, mais il n’y a pas que des Arabes dans son œuvre : à preuve Trimardeur avec ses réminiscences russes et ses fonds de Marseille.
Isabelle Eberhardt ne saurait en aucune façon être confondue avec les femmes du Sud qu’elle voulait peindre. Ses visées étaient différentes, elle portait un autre costume. Il lui importait surtout d’être assez pauvre de soucis, assez simple de cœur pour pouvoir posséder la terre en passant. Le monde qui la tentait n’était ni celui des salons, ni celui des parlottes et des journaux, mais celui des « hamada » désolées, des oasis paludéennes, des ksour de toub fauve et des immensités vides sous leur masque d’or.
Trop sportive pour rester sentimentale, elle allait de l’avant, poussée par une force secrète, et ne s’impatientait que des haltes forcées.
Le 15 octobre 1904, après un mois de claustration volontaire à la zaouïya de Kenadsa, elle se trouvait à l’hôpital d’Aïn-Sefra d’où elle écrivait à une de ses amies de Paris[2], Mme Berthe Clavel :
[2] Exploits indigènes, repris dans Pages d’Islam, parut en 1903, à l’Akhbar, sous la signature B. Clavel.
« Chère amie,
« Vous ne vous doutez pas que la raison de mon long silence n’est pas gaie. Je suis à l’hôpital depuis quatorze jours et j’en ai encore pour longtemps.
« C’est la fièvre ramassée en route, dans un pays marécageux, qui m’a terrassée. Donc, rien de grave.
« Je puis maintenant me lever et me promener à tout petits pas dans la cour. L’hôpital est sur la hauteur et la vue est belle.
« Ce sont les douces journées d’automne, le ciel pur et le soleil radieux sur les sables où reverdit l’alfa.
« Je travaille beaucoup et ai enfin fini la copie du « Sud-Oranais »…
« Dès ma guérison, je vais descendre aux oasis sahariennes, à Beni-Abbès, Timmimoun, In-Salah, et en rapporter un second volume. Comme j’hivernerai probablement à Timmimoun, j’y ferai le Trimardeur qui pourra paraître au printemps.
« Avant cela, pas d’espoir de retour pour moi vers Alger…
« Je vous embrasse cordialement.
« Mahmoud ».
Si MAHMOUD, salle no 4, Hôpital Militaire d’Aïn-Sefra, (Sud-Oranais).
Six jours après, sortie trop tôt de l’hôpital, elle trouvait la mort dans la catastrophe d’Aïn-Sefra.
Jusqu’au 27 octobre on avait pu conserver un dernier espoir et la considérer encore comme disparue. Mais ce jour-là, à midi, nous parvint un télégramme du général Lyautey qui ne laissait plus de doute :
« Corps Isabelle Eberhardt retrouvé sous décombres.
« Général Lyautey. »
Une dépêche Havas complétait l’information.
Aïn-Sefra, 27 octobre 1904.
« Ce matin, à 9 h. 15′ on a découvert le corps d’Isabelle Eberhardt. Le cadavre était enfoui sous les décombres au bas de l’escalier de sa maison. L’assistance était très impressionnée.
« L’autorité militaire a procédé à l’inhumation au cimetière musulman ».
L’Akhbar du 30 octobre parut à Alger encadré de noir, car la mort de notre amie mettait en deuil une maison qui était la sienne.
« C’est ici, disions-nous, le même jour, que fleurirent les plus belles sèves de son esprit… Ici elle se savait aimée, comprise, conseillée et encouragée autant qu’il était en notre pouvoir… Elle nous a légué le devoir de conserver son œuvre, d’en retenir l’essence, nous n’y faillirons pas. »
Près de son corps, presque sous sa main, on avait retrouvé tout d’abord un manuscrit de Trimardeur, ou plutôt un dossier composé de deux versions différentes, inégalement poussées, et des variantes.
Ces états préparatoires d’une œuvre inachevée nous furent remis par M. Sliman Ehnhi qui nous demanda, au nom de sa femme, d’en tirer si possible une conclusion.
Son désir s’accordait trop bien avec le nôtre, avec le vif désir que nous avions d’honorer le nom de celle que nous considérions comme notre sœur vaillante et forte pour qu’il n’y fût pas donné une suite immédiate. C’est ainsi que parut, dès la fin de novembre, la partie posthume du roman, avec quelques allègements, des retouches et des additions de texte qui nous paraissaient alors nécessaires pour affirmer la thèse interrompue.
Ainsi résumée, la suite africaine de Trimardeur pouvait fixer l’attention, mais notre version restait volontairement un peu sommaire, et déjà l’action se perdait dans le décor, ce qui est peut-être la philosophie du récit.
Les projets d’Isabelle Eberhardt permettent de voir plus loin. Il n’est pas défendu de supposer qu’en portant son livre à Timmimoun, elle y aurait conduit son Dmitri. Mais, précédemment, elle avait envisagé un autre dénouement et nous l’avait indiqué par une ébauche retenue dans Pages d’Islam.
En quittant la Légion, après les cinq ans de son engagement, Dmitri Orschanow s’est installé, en pleine Algérie coloniale, ouvrier agricole chez M. Moret, gros fermier des environs de Ténès. Il y rencontre une jeune servante mauresque, hardie, svelte et brune avec de grands yeux un peu éloignés l’un de l’autre. Sans fierté devant les fellahs, il leur prête une ressemblance avec les moujiks résignés de son pays. Tatani lui apparaît comme l’incarnation d’une race parente. De son côté la jeune fille s’éprend de Dmitri. En allant au cœur des primitifs, le Russe resté oriental y trouve la flamme religieuse. Il n’est pas musulman et pas davantage chrétien ; s’il lui arrivait un jour de croire en Dieu, il y croirait, à la façon des musulmans sans complication…
Mais Tatani est réclamée par un frère oublié qui l’a promise en mariage. Elle essaye de protester, la loi est contre elle. Sans même avoir pu revoir son amant, elle voilera son visage et montera sur la mule lente qui doit la conduire dans sa nouvelle famille. On l’a donnée à Benziane, un beau khammès (métayer au cinquième) de M. Moret. Elle n’a donc pas quitté les terres de la ferme. Mariée, elle revoit Dmitri et tous les deux pleurent puérilement dans la détresse de leur séparation.
Des entrevues furtives et dangereuses les troublent davantage. Le bel édifice de ce que Dmitri appelait son détachement des conventions, s’est écroulé, leur tranquille bonheur va tourner au drame.
On l’a vu rôdant près de la « mechta » du khammès, des voix de femmes ont parlé… Un soir que Dmitri conduisait ses bœufs à l’abreuvoir il entend de loin deux coups de feu successifs. Quelques instants après des hommes passent en criant ; le garde indigène entre à la ferme sur le pas de Dmitri et vient requérir M. Moret : « Il y a Benziane qui a tué sa femme ! »
Des scènes d’un sentiment soudain très russe sont indiquées.
Dmitri se dit : « C’est moi l’assassin ! » N’est-ce pas lui qui, sous prétexte d’aimer Tatani, et en réalité pour la satisfaction de son égoïste jeunesse, l’a conduite à la mort ?
Confrontation du mari arabe et de l’amant étranger devant le cadavre de la jeune femme :
« Les yeux de Benziane restaient obstinément fixés devant lui et un sombre orgueil y luisait. Et Dmitri songea que son devoir était de dire la vérité pour que cet homme ne fût pas condamné impitoyablement ».
Plus tard, détaché de tout, mort au monde et à lui-même, Dmitri rentrera à la Légion comme d’autres vont à la Trappe. Et le récit s’achève sur une phase naufragée :
« Après l’écroulement de sa dernière tentative de vie libre, Dmitri avait compris que sa place n’était pas parmi les hommes, qu’il serait toujours ou leur victime ou leur bourreau et il était revenu là, à la Légion, avec le seul désir désormais d’y rester pour jamais et de dormir un jour dans le coin des « heimatlos » au cimetière de Saïda ».
Il y avait là un grand sujet dramatique. Nous ne croyons pas cependant qu’Isabelle Eberhardt aurait orienté Trimardeur dans ce sens.
En principe, le roman devait s’appeler A la Dérive. Les premières indications nous en furent proposées dès le mois de décembre 1902.
Il s’annonçait alors d’une façon idyllique, et ne prit forme et couleur qu’avec les impressions de voyage ; mais il n’est pas indifférent de savoir que sous la rude vie cavalière d’Isabelle Eberhardt se cachait jalousement une âme de jeune fille.
Modifié plusieurs fois pour prêter à plus de scènes, Trimardeur conserve un reflet du caractère mystique et sensuel de son auteur, adepte des soufistes, mais on ne doit pas y chercher une autobiographie. Les aventures d’Isabelle Eberhardt furent plus variées et plus inattendues que celles de son Dmitri. Sa course dans la vie reste le plus beau de ses romans, sans en excepter les pages encore inédites.
Influencés depuis dix ans par le Maroc où nos doctrines ont pris corps et effigie personnelle avec le Maréchal Lyautey, d’un tout autre génie que Bugeaud, les colons algériens ont un peu changé. Ils ont évolué, ils ont réfléchi aux causes de la prospérité immédiate d’un pays où l’on avait su créer sans détruire, où l’Islam avait été compris, honoré, consacré dans la personne d’un Sultan et reconnu avec toutes ses lettres de noblesse ; ils ont vu de quelle utilité, de quelle garde était pour nous dans les assauts politiques cette merveilleuse position de grande puissance musulmane que nous pourrions encore consolider dans le proche Orient, en gagnant si facilement le cœur de tous les croyants par le respect de leurs droits nationaux et de leur morale ; peut-être ont-ils même soupçonné, depuis peu de temps, que faute de jouer cette carte nous risquions de perdre notre classe. Mais tout cela est très nouveau. Au commencement du siècle, les Algériens, voués au seul culte de la terre, ne pouvaient pas comprendre Isabelle Eberhardt. Ils le pouvaient d’autant moins qu’elle était une figure trop originale dans un journal trop incisif.
Il nous semblait que la plus grande France algérienne devait résulter du rapprochement des races et de l’association des intérêts bien plus que du maintien impitoyable des privilèges de la conquête. On ne pouvait guère professer d’idées plus subversives il y a vingt ans.
A sa manière, Isabelle Eberhardt servait cependant de haut ceux qui méconnaissaient son amour des « meskines » et sa flamme islamique. Elle ne possédait pas de champs venus du séquestre ou de l’expropriation, elle n’avait planté ni le blé ni la vigne ; mais elle faisait œuvre de colonisation intellectuelle et travaillait ainsi à l’adoucissement des mœurs, à la conquête des âmes et au bon renom de l’Algérie.
Aujourd’hui son souvenir plane sur bien des morts et sur les derniers vestiges d’un indigénat discrétionnaire, qui disparaîtra bientôt, puisque la loi de la nouvelle armée, renversant l’ancienne proposition, veut appeler les musulmans nord-africains à la colonisation militaire dans la Métropole.
… Nous avons tenu parole. Le nom de notre amie revient souvent associé à ceux des Flaubert, des Masqueray et des Fromentin quand on cite les évocateurs de l’Afrique du Nord. C’est une destinée assez glorieuse pour le pauvre Si Mahmoud, qui marchait à visage découvert vers son noble idéal et ne s’abritait que d’un pseudonyme et d’un burnous égalitaire dans ses randonnées aventureuses.
Elle tomba, elle aussi, au champ d’honneur de la colonisation européenne, mais ne voulut qu’une tombe musulmane, et le reste lui a été donné par surcroît. — Que les humbles de cœur et les fervents du grand amour soient glorifiés avec elle !
En servant le nom d’Isabelle Eberhardt, en continuant sa pensée, en lui prêtant les réflexions de son caractère, nous avons servi notre œuvre commune et la politique franco-musulmane qui nous associait. Après un long recul funèbre, Isabelle Eberhardt n’a pas disparu, son rayonnement brille encore sur notre âge, et notre joie, notre orgueil, notre consolation sont d’avoir maintenu dans l’action une force trop tôt brisée.
Les libertés que nous avons prises avec elle sont assez pieuses ; mais si sa façon d’être ne s’y était pas prêtée, si la nature de sa pensée n’avait pas été si généreuse, nos intentions eussent été vaines : et c’est parce qu’elle fut vraiment une héroïne qu’elle a mérité de survivre.
Alger, décembre 1921.
Victor Barrucand.