Une Maladie Morale: Le mal du siècle
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Title: Une Maladie Morale: Le mal du siècle
Author: Paul Charpentier
Release date: August 2, 2013 [eBook #43389]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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UNE
MALADIE MORALE
UNE
MALADIE MORALE
LE MAL DU SIÈCLE
PAR
PAUL CHARPENTIER
SUBSTITUT AU TRIBUNAL DE LA SEINE
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS, 35
1880
A LA MÉMOIRE DE MON PÈRE
J.-P. CHARPENTIER
INSPECTEUR DE L'ACADÉMIE DE PARIS, AGRÉGÉ DE LA FACULTÉ DES LETTRES.
INTRODUCTION
INTRODUCTION
Parmi les traits les plus saillants de nos mœurs, il en est un qui ne peut, ce semble, échapper à personne: je veux dire un penchant très prononcé pour les jouissances; et j'ajoute, surtout pour celles de l'ordre matériel. Sans examiner ici si une pareille disposition était restée jusqu'à présent inconnue, il est permis d'affirmer que, de nos jours, et parmi nous, elle se manifeste avec évidence. Dès le milieu de ce siècle, et même un peu avant, la France a donné des preuves multiples de la considération dans laquelle elle tenait les biens de ce monde. On y a vu la richesse, les grandeurs, les plaisirs, le bien-être sous toutes les formes, poursuivis avec âpreté, quelquefois avec cynisme. Ces ardeurs se sont traduites dans des faits bien connus, dont quelques-uns n'ont eu que trop d'éclat; elles se sont exprimées aussi, dans les arts, dans la littérature, par des productions qu'on n'a point oubliées. Non que la France tout entière ait sacrifié à ces passions; grâce à Dieu, elle n'a jamais perdu la tradition des grands dévouements et des œuvres élevées. Mais il certain que, depuis un certain nombre d'années, nous n'avons point, en général, montré un détachement exagéré de toutes choses, et qu'on ne peut nous reprocher d'avoir estimé au-dessous de sa véritable valeur le prix de la vie.
Cependant, dans ces derniers temps, s'est produit un mouvement simultané, directement opposé à cette tendance pratique. Une philosophie qui a reçu la dénomination de pessimiste, s'est donnée à tâche de démontrer que le bonheur si vivement convoité n'était qu'un rêve, que la vie n'avait et ne pouvait jamais avoir pour l'homme que de cruelles déceptions; en un mot, que tout était pour le plus mal dans le pire des mondes possibles. Cette philosophie, dont le premier germe paraît avoir été naguère transmis par l'Italie à l'Allemagne et que l'Allemagne a grossie et corroborée par de laborieuses élucubrations, recueille aujourd'hui en France une certaine faveur et acquiert une importance croissante. Des travaux nombreux, plusieurs tout récents, lui ont été consacrés, qui lors même qu'ils s'efforcent de la réfuter, n'en ont pas moins pour effet de familiariser les lecteurs avec une doctrine désolante.
Par une association naturelle d'idées, le pessimisme réveille le souvenir d'une époque de notre histoire morale qui a précédé immédiatement celle de la jouissance à outrance, mais qui en est bien différente.
En effet, de la fin du XVIIIe siècle à la seconde moitié du nôtre, s'est déroulée chez nous une grande période de mélancolie. Amour de la solitude, habitude de la rêverie, impuissantes et vagues aspirations, incurable scepticisme, ennui, désenchantement, désespoir même, poussé quelquefois jusqu'au suicide, tels étaient les principaux signes qui, tantôt séparés, tantôt réunis, et quelquefois plus apparents que réels, révélaient l'existence de cette disposition étrange. On l'a appelée «le mal» ou «la maladie du siècle.»
Loin de moi la pensée d'en exagérer l'importance, et l'erreur de croire que cette crise ait envahi tous les éléments de notre société. Qui ne sait qu'au sein d'un affaissement trop commun se sont conservées bien des énergies viriles, bien de fermes convictions? Ne s'est-il pas aussi rencontré plus d'un homme qui ait échappé à l'influence générale par sa légèreté et son inconsistance? Et d'ailleurs, ceux-là même qui en furent atteints n'ont-ils pas connu des moments d'intermittence ou de rémission? Toutefois on ne saurait le contester, cet état a présenté à l'époque indiquée plus haut, une intensité et une étendue bien dignes de l'attention des moralistes.
Sans doute, il ne faudrait pas assimiler tous les mélancoliques aux pessimistes. Il existe de ceux-ci à ceux-là la différence qui distingue un état de l'âme d'une conception de la pensée. Autre chose est de sentir et d'exprimer un malaise intime; autre chose est de prononcer sur le monde un anathème systématique. Dans le premier cas, c'est affaire de sentiment; dans le second, de raisonnement. Tel a pu se juger malheureux, qui n'a pas nié la possibilité du bonheur pour les autres hommes; peut-être même l'a-t-il volontiers concédée à toute la terre, pour ne voir dans sa propre souffrance qu'une exception agréable à son orgueil. Et, d'un autre côté, l'on assure que les philosophes allemands qui ont élevé le savant échafaudage du pessimisme, n'ont nullement dédaigné certains avantages palpables, et qu'ils ont su, comme on l'a dit, «administrer, à la fois, leurs rentes et leur gloire.» Mais, malgré ces distinctions essentielles, il reste une sorte de parenté collatérale entre ceux qui ont écrit la théorie de la souffrance et ceux qui en ont fait l'expérience personnelle. Il est bien peu vraisemblable que la plupart de ces derniers, même de ceux à qui leur infortune semblait être un privilège flatteur, aient conçu une opinion optimiste d'un monde où leurs désirs ne pouvaient être satisfaits; aussi, voit-on parfois, et comme à leur insu, leur sentiment se généraliser, et dépasser les bornes de leur propre perception. En sens inverse, le père du pessimisme dans notre siècle, a été, nous le verrons, un de ceux qui ont trouvé, pour peindre les tourments de leur âme, les accents les plus douloureux. En résumé, si cette philosophie amère ne peut se confondre absolument avec la disposition morale dont elle rappelle l'existence parmi nous, elle en est la tardive consécration et comme le couronnement nécessaire.
Le moment paraît donc venu d'étudier avec quelque détail cette disposition même. Éteinte dans sa forme individuelle, mais revivant à certains égards sous une autre forme plus abstraite, elle peut être appréciée à la fois, avec la liberté qui appartient à la critique du passé, et avec l'intérêt qui s'attache à l'observation des faits contemporains. C'est ce que je voudrais essayer de faire.
Je voudrais, après avoir recherché le véritable caractère de l'état dont il s'agit, et après avoir parcouru l'histoire de ses manifestations anciennes, le suivre en France et même, autant qu'il sera nécessaire pour l'intelligence du sujet, en dehors de la France, dans le cours de son plein développement, de 1789 à 1848; puis, marquer le moment et les circonstances de sa fin. Je voudrais, à chacune des phases de son existence, en sonder les causes générales ou particulières et en préciser les conséquences. Enfin, je voudrais en faire entrevoir le préservatif. Ce sujet n'a point encore été traité dans son ensemble.
En même temps qu'une étude morale, on trouvera ici une étude littéraire. Comment en serait-il autrement? L'état que j'analyserai est presque toujours accompagné du besoin de s'épancher, et de confier au papier les secrets les plus intimes, les plus fugitives impressions de l'âme. Dans la recherche des documents de cette nature, nous rencontrerons les auteurs les plus illustres, les Chateaubriand, les Lamartine, les Victor Hugo, les Musset, les Georges Sand; mais on aurait tort de négliger des écrivains plus modestes, et de dédaigner de plus humbles témoignages. Une simple lettre destinée à un ami, une note tracée pour son auteur seul, en apprennent souvent, sur un homme ou sur une époque, plus que des compositions apprêtées, dont la sincérité peut être compromise par la préoccupation de la publicité. Je n'ai garde, d'ailleurs, de prétendre que la littérature contemporaine relève sans exception de cette étude. Dans la préface d'une traduction de Werther, M. Pierre Leroux a cru pouvoir écrire «qu'une comparaison entre Werther et les œuvres analogues qui l'ont suivi, même en se restreignant à celles qui ont le plus de rapport avec lui, ne serait rien moins qu'un tableau et une histoire de la littérature depuis près d'un siècle.» Je ne tomberai point dans cette hyperbole. De même que toute une famille d'esprits s'est tenue en dehors de l'épidémie régnante, de même, je le reconnais, toute une partie de la littérature est muette à cet égard. Mais celle qui rentre dans le cadre de ce travail est assez riche pour lui donner des proportions trop considérables peut-être au gré du lecteur.
Encore, cet élément d'information ne sera-t-il pas le seul à consulter. L'art lui-même et les faits sociaux peuvent fournir d'utiles lumières et compléter les révélations de la plume. Je m'efforcerai de puiser la vérité à toutes les sources.
I
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
ET
APERÇU RÉTROSPECTIF
I
Considérations Générales
Il importe avant tout de préciser le caractère général de l'état moral qui fait l'objet de ce travail. Qu'offre-t-il donc, cet état, qui soit particulier? Et pourquoi lui appliquer la dénomination de maladie? Nous avons énuméré les principaux symptômes auxquels on reconnaît son existence: le besoin de l'isolement, la pratique de l'oisiveté contemplative, l'irrésolution, l'inquiétude, la mobilité, le doute, le dégoût de toutes choses, le découragement absolu, enfin la mort volontaire. Ces différents symptômes sont-ils tous et par eux-mêmes d'une nature pernicieuse? A ces questions, il faut répondre par une distinction.
Certes, que dans certaines conjonctures, sous l'influence d'une vocation religieuse ou d'une grande douleur, on s'éloigne de la société des hommes, il n'y a là aucun sujet d'étonnement. Qu'on aime parfois à détourner ses regards du monde extérieur et réel pour les reporter au dedans de soi-même ou les promener à travers les domaines de l'imagination, rien de plus naturel encore. Que la volonté ait ses faiblesses et la faculté de connaître, ses limites; que la vie enfin nous réserve des déceptions et des douleurs de plus d'une sorte, qui pourrait le nier? Et celui qui jouirait d'une sérénité inaltérable ne serait-il pas placé au-dessus des lois de l'humanité?
Mais si un homme se sépare du monde sans autre motif que le désir de vivre seul; s'il se tient sans cesse replié sur lui-même et se renferme dans un milieu chimérique; si, avec une tendance instinctive vers un idéal élevé, il se sent inhabile à y parvenir; si, avide de croyance, il ne peut s'attacher avec persévérance à aucun principe religieux ou philosophique; s'il est atteint d'une désillusion précoce, et blasé avant l'âge; si sa souffrance, quoiqu'ayant une juste cause, dépasse toute mesure; si elle survit à sa cause, ou même si elle naît sans cause; si, loin de chercher à la dominer, il se laisse vaincre par elle; s'il l'entretient à plaisir, s'y complaît et s'y endort; surtout si, au mépris de ses devoirs envers son Auteur, envers ses semblables, envers lui-même, il rejette un fardeau qu'il juge trop lourd pour ses épaules et met fin volontairement à ses jours, alors on peut affirmer qu'en lui l'équilibre moral est rompu, et qu'il est en proie à une véritable maladie, et, comme l'on dit aujourd'hui, à une névrose de l'âme.
Ne nous y trompons pas cependant. Il ne s'agit pas d'une de ces maladies mentales qui jettent dans les facultés du malade une telle perturbation qu'elles entraînent son irresponsabilité. De pareils troubles intéressent le médecin plutôt que le moraliste et nous n'avons point à nous en occuper. Ceux dont parle cet ouvrage laissent subsister le libre arbitre. Par suite, ce serait en vain qu'on chercherait à couvrir d'une sorte d'immunité les regrettables défaillances qui ont pu les accompagner, et en particulier le crime du suicide. Mais, sous cette réserve, on doit reconnaître que nous sommes ici en présence d'un état qu'on a pu justement qualifier de maladif.
A-t-on eu également raison de compléter cette qualification en y rattachant l'idée du siècle actuel, et de dire «la maladie du siècle»? Oui, car c'est dans notre siècle que cet état a pris les proportions les plus considérables. Mais, ne l'oublions pas, d'une part, il n'a pas duré autant que le siècle, puisqu'il a cessé depuis d'assez nombreuses années; et, d'autre part, c'est avant ce siècle qu'il avait commencé, car la plupart des grands mélancoliques, qui attiraient l'attention publique en 1800, s'étaient déjà fait connaître comme tels un peu avant cette époque, à peu près vers 1789. Bien plus, ils eurent eux-mêmes, dans la génération précédente, des ancêtres authentiques et, pour tout dire, on retrouverait aussi des exemples de la disposition qui leur était ordinaire dès la plus haute antiquité, et chez les nations les plus différentes. Parcourons ces divers exemples plus ou moins anciens. Cette revue éclairera l'étude de l'épidémie mémorable qui les a suivis.
II
Antiquité et Moyen Age
Reportons-nous d'abord par la pensée vers les temps et les contrées Bibliques. Le désenchantement de Salomon nous revient aussitôt à la mémoire et nous nous rappelons ses sentences amères sur la vanité des biens terrestres. On le sait, la tristesse moderne n'a pas dédaigné de leur faire de fréquents emprunts.
Ailleurs, au fond de l'Inde, et cinq cents ans avant Jésus-Christ, un jeune prince, comblé des faveurs de la fortune, mais adonné à l'abus de la contemplation, le fondateur même du Bouddhisme, fait entendre une de ces plaintes, qui se multiplieront plus tard à l'infini, sur la maladie, sur la mort, sur la décomposition incessante des êtres. Mais Çakya-Mouni ne s'attriste pas seulement sur la mort; il déplore la vie: «Par le fait de l'existence, dit-il, du désir et de l'ignorance, les créatures dans le séjour des hommes et des Dieux sont dans la voie des trois maux... Les qualités du désir toujours accompagnées de crainte et de misère sont les racines des douleurs. Elles sont plus redoutables que le tranchant de l'épée ou les feuilles de l'arbre vénéneux. Comme une image réfléchie, comme un écho, comme un éblouissement ou le vertige de la danse, comme un songe, comme un discours vain et futile, comme la magie et le mirage, elles sont remplies de fausseté; elles sont vides comme l'écume et la bulle d'eau.» A ses yeux, le vide apparaît partout: «Tout phénomène est vide, toute substance est vide, en dehors il n'y a que le vide... Le mal, c'est l'existence. Ce qui produit l'existence, c'est le désir; le désir naît de la perception des forces illusoires de l'être.» On s'accorde aujourd'hui à voir dans Çakya-Mouni le plus vieil inventeur du pessimisme, et peut-être, en effet, quelques-unes de ses idées peuvent-elles être regardées comme le point de départ de cette philosophie. Mais, dans les passages que je viens de reproduire, il parle moins en philosophe qu'en rêveur et en poète; il appartient plutôt au pessimisme individuel qu'au pessimisme abstrait et c'est pour cette raison qu'il devait figurer ici.
Pour ne pas avoir à revenir à ces pays lointains plaçons tout de suite à côté de la tristesse de Çakya-Mouni celle du poète Sadi, qui écrira au moyen âge cette maxime: «Ce qu'on peut connaître de plus intime et de plus vrai dans la condition des mortels, c'est la douleur.»
De pareils sentiments, pour avoir été rares dans l'antiquité classique, n'y furent cependant pas inconnus. On en suit la trace en Grèce. On cite, chez Homère, la peinture de Ménélas se rassasiant de sa douleur, de Bellérophon dévorant son cœur; chez Pindare, cette question et cette réponse: «Qu'est-ce que la vie? C'est le rêve d'une ombre.» On a cru voir aussi dans Hésiode, Simonide, Euripide, Sophocle, des indices de mélancolie. Peut-être donne-t-on à ces différents traits une valeur qui ne leur appartient pas entièrement. Il en est de plus sérieux dans d'autres œuvres, par exemple, cette pensée d'Aristote d'après laquelle une sorte de tristesse semblerait être le privilège du génie. Quelle amertume aussi dans ce passage d'Empédocle: «Triste race des mortels, de quels désordres, de quels pleurs êtes-vous sortie! De quelle haute dignité, de quel comble de bonheur, je suis tombé parmi les hommes! J'ai gémi, je me suis lamenté à la vue de cette demeure nouvelle.» Et ne dirait-on pas qu'elle est tirée de quelque écrivain moderne cette phrase sur les tourments de notre intelligence: «Nos moyens de connaissance sont bornés et dispersés dans nos organes. Les expressions résistent à nos pensées et les émoussent. Les mortels éphémères n'apercevant qu'une faible parcelle de cette vie douteuse, ne saisissant qu'une vaine fumée et croyant aux choses seules qui leur tombent sous les sens, errent dans toutes les directions, car ils désirent découvrir cet ensemble des choses que les hommes ne peuvent ni voir, ni entendre, ni saisir.» Platon n'est guère plus optimiste en certaine circonstance, témoin ce fragment de l'Apologie: «Que quelqu'un choisisse une nuit passée dans un sommeil profond que n'aurait troublé aucun songe, et qu'il compare cette nuit avec toutes les nuits et tous les jours qui ont rempli le cours de sa vie; qu'il réfléchisse et qu'il dise combien dans sa vie il y a eu de jours et de nuits plus heureux et plus doux que celle-là; je suis persuadé que non seulement un simple particulier, mais que le grand roi de Perse lui-même en trouverait un bien petit nombre et qu'il serait aisé de les compter.»
Mais c'est surtout chez un philosophe grec de la Cyrénaïque, chez Hégésias, que s'accuse cette sombre disposition. Pour Hégésias, la vie contient tant de maux que la mort qui nous en délivre est un bien. Sa doctrine se résumait dans un livre intitulé: Αποκαρτερων (Apokarterôn), ce qu'on peut traduire ainsi: Le désespéré, ou bien: La mort volontaire. On y voyait un homme déterminé à se laisser mourir de faim, que des amis rappelaient à la vie et qui leur répondait en énumérant les peines dont elle est remplie. Thèse pessimiste assurément, mais aussi, sans doute, expression d'un sentiment de désespoir personnel. C'est ce sentiment qui s'exhale dans la conclusion de l'auteur; car le pessimisme philosophique ne pousse pas, lui, au suicide de l'individu: il juge ce moyen insuffisant pour corriger le vice radical dont le système du monde est infecté selon lui. Hégésias, au contraire, y voyait un moyen suprême d'échapper à tous les maux. Il parlait même sur ce sujet avec une éloquence si persuasive qu'il avait reçu le surnom de Peisithanatos, que beaucoup de ses auditeurs, nous dit Cicéron, s'étaient donné la mort en sortant de ses leçons, et que le roi Ptolémée crut devoir fermer son école pour arrêter les progrès de cette contagion menaçante.
La mode du suicide n'était pas, d'ailleurs, chose nouvelle dans ces régions. Bien avant Hégésias, elle s'était développée en Grèce, et il y existait une sorte d'association la mort volontaire dans laquelle s'enrôlaient les gens fatigués de vivre ou peu soucieux de subir les disgrâces de la vieillesse. Deux siècles après le philosophe Cyrénaïque, on retrouvait à Alexandrie une sorte d'académie qui perpétuait la tradition créée par lui, la secte des co-mourants, των συναποθανουμενων (tôn sunapothanoumenôn), qui a compté Antoine et Cléopâtre au nombre de ses affiliés.
Dans les divers exemples qui précèdent, la mélancolie ne se présente guère qu'à l'état de curieuse exception, due à des causes variées et quelquefois obscures, mais qui ne paraissent se rattacher à aucun fait général. Il en est différemment chez les Romains, qui, malgré leur rudesse native, ne sont pas non plus restés étrangers à cet état de l'âme.
Qui ne sait de quel accent de tranquille désespoir Lucrèce parle de la condition humaine; comme il se plaît à dépouiller l'homme de tous les charmes, de toutes les consolations de la vie? Rien n'égale la tristesse de son tableau du petit enfant jeté nu sur la terre, comme un naufragé sur une plage déserte et remplissant la demeure de ses vagissements lugubres, «comme il convient à un être à qui il reste tant de maux à traverser dans la vie!» Enfin, quoi de plus frappant que le vers immortel dans lequel il a décrit la secrète angoisse qui empoisonne toutes nos joies? Pline l'ancien, lui aussi, cet écrivain dont on a dit qu'il était presque un moderne, parle de l'homme «jeté nu sur la terre nue.» Et Cicéron n'a-t-il pas aussi sa note triste, et en exposant dans les Tusculanes les douloureuses doctrines d'Hégésias, n'y adhérait-il pas, quand il disait que la mort nous enlève plus de maux que de biens, et qu'il lui eut été avantageux de mourir plus tôt? Qu'on n'oublie pas surtout la sensibilité douloureuse, et, pour ainsi dire, ce don des larmes du poète qui a dit: «Sunt lacrymæ rerum» et qui a mérité d'être choisi par Dante pour compagnon de son voyage dans le royaume des douleurs; et, à côté du mot de Virgile, qu'on place celui d'Ovide: «Est quædam flere voluptas.»
On peut affirmer qu'il y avait à Rome encore d'autres esprits profondément souffrants, des hommes qui, sans avoir essuyé aucune adversité, éprouvaient un mal indéfinissable. Au milieu du palais de Néron, on voit un citoyen obscur, un simple capitaine des Gardes atteint, comme l'a très bien dit l'historien de cet épisode, «de cette langueur douloureuse, de cette mort anticipée, ou plutôt de cette espèce de sommeil où l'homme est livré à des agitations sans suite, à des rêves inquiets, à des terreurs sans cause.» Il consulte Sénèque qui devient «son directeur de conscience» et qui conduit avec habileté cette œuvre délicate. Mais ce qui montre le mieux, ce me semble, l'infirmité morale de ces temps, c'est la théorie du suicide professée par les plus grands philosophes. Sénèque lui-même, cet excellent médecin des âmes, voit dans cet acte de désespoir un refuge légitime contre les épreuves de la vie et Pline l'ancien déclare que la faculté de se donner la mort est le plus grand bienfait qu'ait reçu l'homme, et il plaint le Dieu, dont il veut bien admettre un instant l'hypothèse, de ne pouvoir user de ce remède souverain. «On peut longtemps réfléchir, dit éloquemment M. Villemain, avant de trouver dans la corruption de l'état social et dans le désespoir de la philosophie, un plus triste argument contre la divinité, que cette impuissance du suicide regardée comme une imperfection, et cette jalousie du néant attribuée même aux dieux.» A de telles défaillances, il était impossible de ne pas reconnaître une société en dissolution, déjà troublée par les convulsions qui annonçaient sa fin prochaine.
A côté du monde païen, qui s'en allait, s'en élevait un autre d'où devait sortir la régénération. Là encore, la mélancolie apparaît; mais combien différente de celle que nous venons d'observer! Qu'a de commun cette humeur inquiète et agitée avec l'austérité, les gémissements, les plaintes des âmes chrétiennes, avec ces fuites au désert, ces cloîtres, ces thébaïdes dans lesquelles la jeunesse et la beauté cherchaient une sépulture volontaire? Quelque rapprochement qu'on ait voulu faire entre ces choses, leur contraste est complet. La mélancolie païenne venait de l'absence de convictions: la mélancolie chrétienne prend sa source dans les profondeurs de la foi. Au surplus, le chrétien ne pourra jamais être pessimiste absolu. Si la cité des hommes offense ses yeux, il n'a qu'à les élever vers la cité céleste.
Comme c'est aussi l'esprit religieux qui domine le moyen âge, je n'ai guère à parler de cette époque. Dante lui-même, malgré son masque grave et sombre, malgré certaines pages de la Vita Nuova où l'on a cru voir une confession morale du genre de celles qui se sont si souvent produites dans notre siècle, Dante échappe à notre examen par le caractère mystique de sa tristesse. Je me contenterai de mentionner d'un mot, en Allemagne, un artiste, l'auteur de la célèbre image de la Mélancolie, et ces poètes dont les Lieds chantent la mort associée à l'amour. On y a remarqué cette interrogation: «Cette vie l'ai-je vécue, l'ai-je rêvée?», mot qui rappelle celui de Pindare sur le même sujet et qui atteste ainsi l'unité de l'esprit humain, à travers les différences de temps et de races. M. Ozanam a défini avec justesse la poésie des Minnesinger. «Pour les Allemands la source poétique est dans cette dernière et plus secrète profondeur de la nature humaine qu'on nomme le cœur. Là, au milieu d'une continuelle alternative de joie et de souffrance, éclot la mélancolie qui est aussi l'aspiration vers le beau, le désir (Sehnsucht?).» Mais, en général, le moyen âge n'est point frappé par le mal dont j'étudie l'histoire. Arrivons donc aux temps modernes.
III
Siècle de Louis XIV.—Jean-Jacques
Rousseau et ses Disciples
Quand on se rapproche de notre époque, d'abord les monuments de la mélancolie paraissent peu considérables. Cependant tous les germes n'en sont pas détruits; un œil attentif les découvre même sous Louis XIV. Bien qu'avec le grand roi l'ordre et la discipline s'établissent dans les esprits comme dans l'état, cette société si bien réglée recèle encore quelques indices de trouble moral.
Bossuet, dans son admirable langage, découvre «cet incurable ennui qui fait le fond de la vie humaine depuis que l'homme a perdu le goût de Dieu.» On sent sous l'apparente gaîté de Molière une certaine dose d'amertume; son Don Juan laisse une impression de tristesse, et son chef-d'œuvre est le portrait du personnage sévère qui va chercher une solitude «où d'être homme d'honneur on ait la liberté.» Les aperçus de Larochefoucauld sur l'homme révèlent une philosophie morose. Mais c'est chez un autre écrivain du même temps que la souffrance morale se révèle avec le plus d'intensité. Malgré son désir de se soumettre aveuglément, en dépit de ses efforts pour conserver la foi, Pascal est en proie au doute, aux agitations vagues, aux terreurs sans cause, et c'est à ces angoisses que sont dus les cris puissants qu'il jette dans le silence de son âme. Aussi Pascal a-t-il la faveur des mélancoliques modernes. Jean-Jacques Rousseau parle de ce penseur malheureux avec une grande admiration; et Chateaubriand a dit: «Les sentiments de Pascal sont remarquables par la profondeur de leur tristesse et par je ne sais quelle immensité.»
Mais j'ai hâte d'en venir à des figures dans lesquelles on verra une plus vive ressemblance avec les types connus de la première moitié du siècle, à de véritables portraits de famille dont la place est naturellement marquée dans cette galerie. Je veux parler d'abord de Jean-Jacques Rousseau et de son école.
Ce qui frappe tout de suite dans Jean-Jacques Rousseau, c'est le penchant à la rêverie. Dès son enfance, la lecture des romans avait développé en lui cette habitude. «Il n'avait aucune idée des choses, que tous les sentiments lui étaient déjà connus... Il n'avait rien conçu, il avait tout senti.» Il atteint le seuil de la jeunesse «inquiet, mécontent de tout et de lui, dévoré de désirs dont il ignorait l'objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi.» Le monde de l'imagination se substitue pour lui à la réalité; et non seulement il oublie la réalité pour la fiction, mais plus la réalité est sévère, plus son imagination est riante. Ce n'est pas assez: il est une chose qu'il aime plus encore que la rêverie, c'est le souvenir de celle-ci; c'est, pour ainsi dire, la rêverie de sa rêverie.
Le caractère factice d'une telle existence apparaît bien dans ce qu'on peut appeler les amours de Jean-Jacques. Aux Charmettes, il aime mieux Mme de Warens de loin que de près. A Venise, dans l'épisode de Zanetta, on le voit s'ingéniant à se gâter à lui-même sa bonne fortune: «non, s'écrie-t-il, à la fin de ce récit, la nature ne m'a pas fait pour jouir; elle a mis dans ma mauvaise tête le poison du bonheur ineffable dont elle a mis l'appétit dans mon cœur.» Quant à Thérèse, il ne l'a jamais aimée. Une fois cependant, il croit avoir éprouvé la passion. Mais cet amour unique, de quoi se composait-il? Rousseau, seul à l'Hermitage, avait peuplé sa solitude des fantômes de femmes dont il avait gardé le souvenir. «Dans ses continuelles extases, il s'enivrait à torrents des plus délicieux sentiments qui soient jamais entrés dans un cœur d'homme.» Sous l'influence de ces songes, il conçoit l'idée et le plan de sa nouvelle Héloïse; il en écrit les premières pages. C'est alors que survient Mme d'Houdetot; elle semble être l'incarnation de ses illusions chéries, et il l'aime. Amour encore imaginaire, et que ne contribuait pas peu à enflammer, chose bizarre, la certitude qu'il ne serait pas partagé. Au fond, Rousseau, amoureux surtout de chimères, ne fut jamais vraiment épris que des créations de son intelligence.
Avec le goût de la rêverie, il avait celui de la solitude qui devint bientôt pour lui un besoin. Les Charmettes, l'Hermitage, Montmorency, l'île de Saint-Pierre, Ermenonville, sont illustrés par ses retraites. Il y employait ses heures à des excursions dans les lieux les plus déserts, et, s'il se pouvait, les plus sauvages. Il est intéressant de rechercher les causes de cet amour de l'isolement.
L'origine en était fort complexe. Il procédait d'abord du goût même de Jean-Jacques pour la rêverie, car l'habitude de la fiction inspire l'éloignement du monde. Il procédait aussi de son humeur misanthropique; les hommes lui semblaient trop pervers pour qu'on pût vivre avec eux. Il se mêlait à ces sentiments une disposition naturelle à la paresse. Rousseau l'avoue sans détour: «l'oisiveté me suffit, et pourvu que je ne fasse rien, j'aime mieux rêver éveillé qu'en songe. Vivre sans gêne dans un loisir éternel, c'est la vie des bienheureux dans l'autre monde.» Il parle avec enchantement «du précieux farniente, de l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté.» Vainement il avait cherché d'abord à se le dissimuler à lui-même, il y avait en lui un esprit de liberté que rien n'avait pu vaincre. «Cet esprit de liberté, ajoute-il, me vient moins d'orgueil que de paresse, mais cette paresse est incroyable; tout l'effarouche; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables.» Il se croit quitte envers les hommes en leur donnant «l'exemple de la vie qu'ils devraient mener.» La solitude a donc à ses yeux le mérite de le délivrer de toute gêne. Elle y joint un dernier avantage: elle lui assure la pleine possession de lui-même. Parfaitement en repos, il le dit du moins, vis-à-vis de sa conscience, il trouve dans le simple sentiment de son existence, dans la perception des moindres mouvements de son âme, une jouissance douce et continue. Sur ce point, il établit une distinction bien subtile entre «l'amour-propre» et «l'amour de soi-même»: l'amour-propre c'est la vanité, il la blâme; l'amour de soi-même, c'est le plaisir que prend l'individu dans la conscience de son être. «De quoi jouit-on, dit-il, dans une pareille situation? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence; tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu.» Ce dernier sentiment, Jean-Jacques s'y livre tout entier.
Eh bien, la rêverie, la solitude, la misanthropie, l'oisiveté, la contemplation de soi-même, toutes ces choses lui ont-elles donné le bonheur? Il s'en faut bien. Écoutons-le: «quand tous mes rêves se seraient tournés en réalité, ils ne m'auraient pas suffi; j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n'avais pas d'idée et dont pourtant je sentais le besoin.» Il est vrai que ces aspirations même étaient, à l'en croire, «d'une tristesse attirante,» mais voici un aveu significatif: «Il n'est pas possible qu'une solitude aussi complète, aussi permanente, aussi triste en elle-même, ne me jette quelquefois dans l'abattement.» Les agitations vaines, les terreurs sans cause le viennent assaillir. Il attribue à ses ennemis de sourds complots, de ténébreuses machinations. Ses terreurs vont jusqu'à l'hallucination. Au milieu de ces misères morales, il s'écrie: «Ma naissance fut le premier de mes maux.» A ce compte, il dut considérer sa mort comme le premier bien qui lui échut. Il est même permis de craindre qu'il n'ait pas su l'attendre, et qu'il ait acheté sa délivrance par un crime. Volontaire ou non, sa fin fut prématurée; à défaut de sa main, le chagrin qui le minait avait assez de puissance pour briser l'organisation délicate qu'il avait rapidement usée.
Je le demande, le caractère que je viens de rappeler ne réunit-il pas tous les signes du mal dont notre pays a tant gémi depuis Rousseau? Est-il une forme de tristesse, une nuance de mélancolie qui ne soit contenue dans ce type ou qui ne puisse s'y rattacher?
Et maintenant, s'il faut me prononcer sur les théories prêchées par Rousseau, que puis-je faire de mieux que de leur opposer son propre jugement et d'en appeler de Jean-Jacques à lui-même? Vraiment sage quand il est désintéressé, il déclare que la vie contemplative ne convient pas à tous les hommes, «qu'il ne serait pas bon, dans la parfaite constitution des choses, qu'avides de ces douces extases, ils s'y dégoûtassent de la vie active, dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir.» Un jeune homme lui ayant demandé la permission de s'établir près de lui, il l'en détourne vivement et lui dit: «L'homme n'est point fait pour méditer, mais pour agir.» Enfin, consulté sur un projet de suicide, il le combat avec une ironie pleine de sens, et dévoile les sentiments de vanité et de haine cachés sous l'appareil déclamatoire de la lettre à laquelle il répond. Mais de tous les enseignements qu'il a laissés aucun ne peut être comparé à son exemple. Sa triste existence, sa fin plus triste encore, sont la réfutation la plus éclatante de ses trop spécieux systèmes, et la démonstration douloureuse de cette vérité qu'on ne peut impunément lutter contre l'instinct le plus profond de l'homme, la sociabilité; qu'en voulant s'affranchir de toute contrainte, on trouve dans sa propre pensée un tyran impitoyable, et que l'égoïsme, auquel se réduit en définitive «l'amour de soi» aussi bien que «l'amour-propre», se prépare à lui-même de cruels châtiments. Par malheur, cette grande leçon est restée vaine, et l'expérience si chèrement acquise par Jean-Jacques n'a sauvé aucun des disciples que lui suscita son génie.
Ces disciples furent nombreux, même de son vivant. Sans parler de plusieurs de ses lectrices sur lesquelles il exerça, à distance, un si grand empire, de ces engouements féminins si ardents et si romanesques, il eut parmi les jeunes hommes de fervents admirateurs. On a vu tout à l'heure comment ses avis étaient sollicités par eux. Je ne sais si ceux qui l'entretenaient de projets de suicide eussent suivi sans hésiter un conseil favorable à ces projets, mais les consultations de ce genre n'étaient pas rares. Un grand nombre des contemporains de Rousseau l'ont considéré comme leur maître. «S'il y avait, dit à ce propos M. Sainte-Beuve, les femmes de Jean-Jacques, tant celles de la noblesse que de la bourgeoisie qui étaient plus ou moins d'après la Julie ou la Sophie d'Emile, il y eut aussi les hommes à la suite de Rousseau, les âmes tendres, timides, malades, atteintes déjà de ce que nous avons appelé depuis la mélancolie de René et d'Obermann.»
Dans ce nombre on distingue Deleyre dont on a publié la correspondance avec Rousseau. Dans son enthousiasme, il voit en lui plus qu'un philosophe: un prophète; il compare la fuite de Jean-Jacques en Suisse, à celle de Jésus-Christ en Égypte. S'il ne partage pas les principes spiritualistes de son maître, il lui ressemble par ses souffrances intimes. Il éprouve des regrets de sa piété perdue, des désirs de retour à la foi. Que ne donnerait-il pas pour en recouvrer le bienfait? «Ah! tombent sur moi tous les fléaux de la fortune et de la nature pour me rendre un remède si doux!» Cet état d'aspirations stériles est habituel à Deleyre. Il se plaint de ne pas savoir se gouverner, il craint les moments de désœuvrement; il demande conseil contre l'ennui, et il écrit ces lignes significatives: «Je pense à vous avec autant de plaisir que j'eus de regret l'autre jour de vous laisser dans la peine et l'inquiétude. C'est notre élément; nous y mourrons.» Enfin il faut citer de lui ce mot d'une énergique concision: «A la fin de toutes les jouissances, est le rendez-vous de toutes les douleurs.»
Ces détails me paraissent justifier l'exactitude de ce portrait que Sainte-Beuve a tracé de Deleyre: «C'était une âme sensible, inquiète, dépaysée, déclassée, tirée du cloître où elle n'avait pu rester, et souffrant dans la société d'où il lui tardait toujours de s'enfuir; une de ces organisations ébranlées comme il ne s'en trouve pas sous cette forme au XVII siècle et comme il devait s'en rencontrer beaucoup au commencement du nôtre. C'était un athée vertueux, un M. de Wolmar, mais qui n'avait pas tout à fait la force de l'être, et qui se dévorait lui-même. Il unissait en lui bien des contrastes. De quatorze ans plus jeune que Jean-Jacques Rousseau, il le suivait d'assez près en tout; il n'était pas seulement le plus passionné de ses disciples, c'était en quelque sorte un Rousseau en second, un Rousseau affaibli, non affadi, nullement copiste, bien naturel, bien sincère, j'allais dire plus sincère quelquefois que l'autre.»
Après ce prosélyte peu connu, je dois parler d'un plus illustre disciple, qui lui-même est devenu un maître et qu'en le rapprochant de Jean-Jacques, on a spirituellement appelé l'Élisée de cet autre Élie.
Bernardin de Saint-Pierre manifesta dès l'enfance le goût de la rêverie. Il montra aussi dans diverses circonstances un vif penchant pour la solitude. Les mécomptes et les épreuves diverses de sa vie augmentèrent cette disposition mélancolique. On lui a même reproché une humeur inquiète et ombrageuse. Il est certain que, pendant quelque temps, il tomba dans une profonde misanthropie. Jouet de mille terreurs, de mille illusions des sens, il ne pouvait supporter la société des humains. «A la vue de quelques personnes de mon voisinage, a-t-il dit dans le préambule de l'Arcadie, je me sentais tout agité, je m'éloignais, je me disais souvent: je n'ai cherché qu'à bien mériter des hommes; pourquoi est-ce que je me trouble à leur vue? En vain j'appelais la raison à mon secours; ma raison ne pouvait rien contre un mal qui lui ôtait ses propres forces.» Sans doute, cette crise ne fut pas de longue durée et dans les écrits de B. de Saint-Pierre, la mélancolie est réduite à des proportions bien modestes et bien inoffensives. Il en fait plutôt un plaisir qu'une peine; on le voit par les exemples qu'il en donne. «Il goûte du plaisir lorsqu'il pleut à verse, qu'il voit les vieux murs moussus tout dégouttants d'eau, et qu'il entend les murmures des vents qui se mêlent aux frémissements de la pluie.» Ces sensations qu'il aime à décrire, il les proclame «les affections de l'âme les plus voluptueuses.» Il traite aussi du «plaisir de la ruine, du plaisir des tombeaux, qui sont à ses yeux, surtout les tombeaux de nos parents, les plus intéressants de tous les monuments;» du plaisir de la solitude «qui flatte notre instinct animal en nous offrant des abris d'autant plus tranquilles que les agitations de notre vie ont été plus grandes, et étend notre instinct divin en nous donnant des perspectives où les beautés naturelles et morales se présentent avec tous les attraits du sentiment.» Toutefois B. de Saint-Pierre a connue une certaine tristesse maladive et par là, sans atteindre Rousseau, il se rapproche de lui.
Mais était-ce seulement dans le voisinage de Jean-Jacques que se manifestait la mélancolie? Non, elle s'étendait plus loin. Sans parler de la satire de l'optimisme contenue dans un roman de Voltaire, rappelons les aveux de désespoir secret que faisait une femme, entourée de toutes les ressources de la société et de tous les plaisirs de l'esprit: «Vous voulez que je vive quatre-vingt-dix ans, écrivait Mme du Deffand; quelle cruelle existence! ignorez-vous que je déteste la vie; que je me désole d'avoir tant vécu, et que je ne me console pas d'être née.» Et plus loin: «Si la raison arrêtait les mouvements de notre âme, ce serait vivre pour sentir le néant, et le néant (dont je fais grand cas) n'est bon que parce qu'on ne le sent pas.» Ces sombres boutades échappées à l'humeur aigrie de Mme du Deffand, ne sont pas un phénomène isolé. On en rencontre de semblables dans la correspondance d'une autre femme, attachée d'abord à Mme du Deffand, puis séparée d'elle sans retour, d'une femme, chez laquelle le cœur était cependant bien ardent, mais qui, fatiguée par une vie de passions, exhalait, au milieu des effusions d'un amour agité, son invincible mélancolie. «Mon Dieu! écrivait Mlle Lespinasse au chevalier de Guibert, ne craignez pas d'être triste avec moi; c'est mon ton, c'est mon existence que la tristesse.—Mon âme est un désert, ma tête est vide comme une lanterne. Tout ce que je dis, tout ce que j'entends, m'est plus qu'indifférent, et je dirai aujourd'hui comme cet homme à qui on reprochait de ne pas se tuer, puisqu'il était si détaché de la vie: Je ne me tue pas, parce qu'il m'est égal de vivre ou de mourir. Cela n'est pourtant pas tout à fait vrai: car je souffre, et la mort serait un soulagement; mais je n'ai point d'activité.—J'ai retrouvé le calme, mais je ne m'y trompe point; c'est le calme de la mort.—Bonsoir, je me sens triste; la vie me fait mal.—J'en suis presque au dégoût de l'esprit.—Oh! comme tout le monde est malheureux!»
Ainsi, chez Mlle Lespinasse, comme chez Mme du Deffand, et du côté des encyclopédistes comme du côté de leurs adversaires, partout s'établit en France une rivalité de tristesse, ou, si l'on aime mieux, un étrange accord de plaintes contre les douleurs de la vie. Il en était de même à l'étranger.
IV
L'Angleterre et l'Allemagne au XVIIIe siècle.
Au XVIIIe siècle, les œuvres mélancoliques abondent dans la littérature anglaise. Un écrivain prend pour sujet les pensées les plus tristes qu'un homme frappé dans ses plus chères affections puisse agiter au milieu du silence des nuits. «O tristesse, s'écrie Young, c'est dans ton école que la sagesse instruit le mieux ses disciples!» Reconnaissons-le, au milieu des désordres d'une imagination sans frein, à travers des bizarreries, qu'explique d'ailleurs le génie national, l'auteur trouvait des mots profonds. Ainsi, frappé de l'inanité de l'être humain si vite détruit, il posait cette question: «Où est la poussière qui n'ait pas vécu?» Après lui, citons des génies moins sombres: C'est Thomson, qui célèbre la solitude. C'est Pope dont Lamartine n'a jamais oublié quelques strophes attristées. C'est aussi cet aimable Thomas Gray, qui selon l'expression de Chateaubriand, a trouvé sur sa lyre, surtout dans son élégie du cimetière de campagne, «une série d'accords et d'inspirations inconnues de l'antiquité, et à qui commence cette école de poètes mélancoliques qui s'est transformée de nos jours dans l'école des poètes désespérés.» C'est Béattie qui, d'après le mot du même écrivain «a parcouru la série entière des rêveries et des idées mélancoliques.» C'est enfin le triste et un peu sauvage Kirke-White, mort à vingt et un ans des fatigues d'un travail excessif.
En même temps, survenait en Angleterre un événement littéraire d'une haute importance. Soit que les poésies connues sous le nom d'Ossian fussent l'œuvre authentique d'un vieux barde, fidèlement transmises de génération en génération, dans les montagnes de l'Écosse; soit plutôt, comme il paraît certain aujourd'hui, qu'elles ne fussent que le résultat d'une supercherie savante, l'habile restauration de quelques débris antiques combinés avec une création récente, sans m'appesantir sur ce problème, je dois relever le caractère de la publication de Macpherson. On n'y trouve que chants de guerre, hymnes de mort, mélancolie rêveuse et vague religiosité. De la nature, on ne sent, on ne reproduit, que les spectacles les plus sévères. Au milieu de cette mise en scène un peu monotone, se meut un monde fantastique, où les ombres des héros qui ne sont plus se mêlent à la vague personnalité de leurs descendants. Ces objets, ces figures étranges, charmaient l'esprit des Anglais, et leur inspiraient une admiration dont on verra plus tard la contagion se propager parmi nous.
N'oublions pas enfin de rappeler que, dès cette époque, on rencontre en Angleterre, comme on l'avait vu chez les anciens, le suicide à l'état de mode. Cette mode funeste était-elle chez les Anglais, selon l'explication de Montesquieu, le résultat d'une maladie physique, ou, comme l'a pensé Gœthe, l'effet des passions politiques et de l'esprit de parti? N'y faut-il pas plutôt voir les suites d'un climat brumeux qui développe le spleen, affection qui semble si propre à l'Angleterre que le mot qui la définit est emprunté à sa langue. Ce qu'on ne peut nier, c'est l'ancienneté de la tradition du suicide en Angleterre.
L'Allemagne, ou, pour employer une expression plus étendue, les pays de langue allemande n'étaient pas alors moins malades que l'Angleterre. Il y régnait parmi la jeunesse une tendance marquée vers le désenchantement et le désespoir. «Éprise de poésie, tout occupée de chimères, elle se livrait, rapporte Gœthe, aux regrets causés par des passions malheureuses. Traîner son existence dans les langueurs d'une vie vulgaire, était sa seule perspective. Un orgueil chagrin saisissait donc avec empressement l'espoir de se délivrer à volonté de ce fardeau, dès qu'il deviendrait trop pesant. Les contrariétés, les ennuis que chaque jour amène, ne pouvaient que fortifier cette disposition. Elle était générale.» Elle se personnifiait d'une manière frappante, en un jeune homme, qui, sous un autre nom, devait passer à la postérité. C'était le fils d'un théologien nommé Jérusalem. Il était artiste, ami de la solitude; on avait parlé de sa passion pour la femme d'un ami. Ce malheureux se tua; nous y reviendrons tout à l'heure.
Les femmes n'avaient garde de résister à l'épidémie de sensibilité exaltée qui régnait alors. La lecture des romans avait au plus haut point excité chez elles la puissance de l'imagination et développé dans leur cœur des passions sans objet précis. Mlle Flachsland, la fiancée de Herder, en parlant d'une certaine demoiselle de Ziegler, lui rend ce témoignage que c'était une jeune fille «d'un sentiment extraordinaire.» Elle-même, Mlle Flachsland, devenue plus tard une femme très positive, donnait entièrement dans cette mode. Elle avait fait bâtir dans son jardin un tombeau qu'elle entourait de rosiers; elle élevait un agneau dont elle faisait le compagnon de sa table, et quand il mourut, elle donna sa place à un petit chien. Elle écrivait à son fiancé qu'un soir, au fond des bois, elle était tombée à genoux en regardant la lune, qui brillait à travers les arbres, et elle l'entretenait des vagues épanchements d'un besoin d'aimer qu'Herder aurait eu le droit de trouver un peu trop prodigue. L'intéressant commentateur de Gœthe, M. Mézières, qui rapporte ces faits curieux, fait aussi connaître que la mère de Maximiliana Brentano, la grand'mère de la célèbre Bettina, Mme de la Roche «vogua toute sa vie sur les eaux du sentiment. C'étaient chez elle des attendrissements continuels; on s'embrassait, on versait des pleurs.» Pleurs et attendrissements dont il aurait été difficile de dire la cause.
Fidèle à sa mission, la littérature reproduit bien cet état des esprits. Le baron de Creuz écrit un poème sur les tombeaux, où se montre toute la tristesse d'Young. Hœlty, dans des poésies fugitives, célèbre avec les charmes de la nature ceux de la mélancolie, et consacre aussi sa plume aux sépultures. Gerstemberg publie deux volumes, intitulés: l'Homme morose ou le mélancolique. Garve, donne un remarquable traité sur la société et la solitude. Le même sujet est abordé par un admirateur de Garve, par Zimmermann, dans un ouvrage qui n'est pas tout à fait oublié.
On rapporte que Zimmermann, né dans les États helvétiques, aimait, dès sa jeunesse, les bois et les montagnes au sein desquels il grandissait. Ce goût ainsi que l'étude des poètes, l'avaient porté à la mélancolie. Ses ennuis, au milieu de la société étroite et jalouse d'une petite ville, avaient accru ce penchant, que des chagrins domestiques et des douleurs physiques vinrent transformer en une noire misanthropie. Il mourut désespéré. Gœthe, qui l'a connu et qui ne le flatte pas, déclare qu'il était le jouet et finit par devenir la victime d'une sorte de sombre folie.
Les agitations de l'écrivain se traduisent dans son œuvre. Il prêche la solitude, d'abord celle qu'on peut se procurer même au milieu du monde en sachant se recueillir, puis aussi la retraite effective. Il vante la vie au sein de la nature et pense qu'on peut trouver le bonheur à se réjouir de ses harmonies. La solitude a selon lui cet avantage, qu'elle développe les forces de l'esprit, qu'elle crée des loisirs en retranchant les soins inutiles, enfin qu'elle apaise le cœur et élève les sentiments. D'un autre côté, il est le premier à en proclamer les dangers. Il en indique même plusieurs qui semblent en contradiction avec les bienfaits qu'il lui attribue ailleurs; et il avoue que l'isolement fomente les mauvaises passions, imprime à l'esprit des allures trop absolues, irrite les forces du cerveau, enfin éveille ou fortifie le goût de la mélancolie. Aux yeux de Zimmermann, ce dernier effet devrait être la condamnation de la solitude, car personne n'a tracé de la mélancolie un portrait plus sombre que celui qu'il en a laissé. Il va jusqu'à dire: «De tous les maux qui affligent l'humanité, il n'en est point qui approche de la mélancolie!» Mais, malgré cette imprécation violente, Zimmermann ne sait pas rompre avec le mal qu'il déteste.
Peut-être cependant ses contradictions apparentes peuvent-elles trouver une explication. Peut-être sa véritable pensée se rencontrait-elle dans un terme moyen, entre les solutions extrêmes que son imagination parcourait tour à tour, et je crois qu'en effet le dernier mot de sa philosophie, le fruit suprême de sa cruelle expérience, a été de proclamer que pour vaincre la mélancolie il ne faut chercher ni les agitations du monde, ni la solitude absolue, mais l'emploi régulier des facultés, le travail habituel, ou, comme il le dit lui-même, «l'occupation dans le calme.» Nous verrons plus d'une fois, dans le cours de cette étude, des écrivains qui avaient longtemps cherché une autre solution au problème du bonheur, arriver à la même conclusion que Zimmermann.
A côté de la nature inquiète, malheureuse et, somme toute, médiocre, que je viens d'esquisser, l'Allemagne, la véritable Allemagne, du XVIIIe siècle, présente à notre étude un bien plus vaste et plus éclatant sujet, l'auteur de Werther.
Gœthe raconte dans ses mémoires qu'il eut l'amour précoce de la solitude, et qu'à un âge où ces choses sont inconnues, il se montra enclin aux pensées sérieuses et à la rêverie. Très jeune encore, il ressent les premières atteintes d'une manie hypocondriaque. Il ne peut supporter les regards des hommes et se plaît à se retirer dans les bois. Il aime surtout une vaste salle de verdure, formée par de vieux frênes, aux environs de Francfort. «Oh! s'écrie-t-il avec exaltation, que n'est-il enfoncé dans la profondeur d'un désert sauvage, ce superbe palais de verdure! que ne pouvons nous y dresser une tente, nous y sanctifier par la contemplation, y vivre séparés du monde!» Sa santé mal gouvernée s'altère; il subit une maladie grave. Quelques essais d'amour ne lui laissent que des regrets ou des remords. Il se lie, à Wetzlar, avec un jeune homme d'un caractère droit et positif, lequel était fiancé à une jeune personne du nom de Charlotte, restée après la mort de sa mère à la tête d'une nombreuse famille. Gœthe se prend à aimer cette jeune fille d'une amitié qui devient bientôt passion, et pour ne pas devenir témoin de son mariage, il quitte ses amis. Cette séparation accomplie, et rentré en possession de lui-même, il ressent le désir de peindre, «ce dégoût de la vie, qui n'est le résultat ni du besoin, ni de la misère, et dont la principale cause est l'instabilité en amour.»
Pendant cette époque de sa jeunesse, il songe au suicide. Il réfléchit sur tous les moyens de s'ôter la vie. Il repasse dans sa mémoire, riche en souvenirs classiques, tous les exemples de suicide que nous a laissés l'histoire, et celui qu'il admire le plus est le fait de l'Empereur Othon, qui, après avoir perdu une bataille, avait soupé gaiement avec ses amis, et le lendemain avait été trouvé percé d'un poignard qu'il s'était enfoncé dans le cœur. Mais ces méditations approfondies loin de pousser Gœthe au suicide, l'en détournent. La perfection de la mort d'Othon lui paraissant inimitable, il est conduit à penser que «quiconque n'est pas appelé à suivre son exemple, ne doit pas se permettre d'attenter à sa vie.» Gœthe possédait bien un poignard de prix, soigneusement affilé; tous les soirs «avant d'éteindre sa lumière,» il se demandait s'il allait s'en servir, mais il avoue que, «n'ayant jamais pu s'y résoudre, il finit par se moquer de sa folie.» Et il fit bien.
Il avait, d'ailleurs, à sa disposition un moyen plus doux de mettre fin à son désespoir. Depuis quelque temps, il était tourmenté du besoin de répandre au dehors ses chagrins, la plume à la main. Il se mit à écrire une œuvre poétique réunissant «tous les éléments de tristesse qu'il avait rencontrés dans la vie.» La fin déplorable du jeune Jérusalem, dont la situation lui rappelait, d'ailleurs, ses rapports personnels avec Charlotte, lui sembla s'adapter naturellement au roman qu'il méditait et en indiquer le dénoûment nécessaire. Au lieu de se détruire, il créa Werther (1774).
Qu'est-ce que Werther? un rêveur, un désœuvré, un esprit nourri d'illusions, plein d'aspirations vagues et de stériles regrets, incapable de vouloir avec force, laissant échapper le bonheur placé sous sa main, et courant après celui qu'il ne saurait atteindre. Il prend en pitié le monde réel, et se renferme dans celui de l'imagination. Il semble que son amour même pour Charlotte soit un amour de tête bien plutôt que de cœur, et qu'il y entre beaucoup du sentiment qui le porte à se heurter contre l'impossible. La tristesse est l'état habituel de son âme; mais cette tristesse, il la chérit, il l'alimente avec soin; il avoue qu'il «a toujours savouré jusqu'à la dernière goutte d'amertume que lui envoie le sort.» Aussi, ne fait-il nul effort pour s'arracher à ses maux imaginaires. Peintre, il ne demande aucune consolation à son art; diplomate, à la vérité malgré lui, il se rebute au premier incident qui blesse sa susceptibilité jalouse. Et cependant, ces souffrances dans lesquelles il se complaît, il les juge, un jour, intolérables; il forme, il mûrit le projet de s'en affranchir par la mort. Ce triste dessein arrêté, il en combine tranquillement l'exécution, et il l'accomplit froidement, sans souci de ses devoirs divers, et sans égard pour la douleur qu'il va causer à sa mère et à ses amis. Telle est la terminaison égoïste et funeste des «souffrances du jeune Werther.»
Werther provient donc de deux sources différentes. Gœthe en a tiré une partie de ses propres souvenirs. Tristesse vague, amour malheureux pour une jeune et grave Charlotte, velléités de suicide, ces sentiments avaient été les siens. Mais il les avait observés aussi chez le malheureux Jérusalem, et le suicide de cet infortuné fournissait à son roman un dénoûment pathétique. C'est aussi la personne extérieure de Jérusalem que Gœthe décrit dans Werther. On y retrouve jusqu'au costume de ce jeune homme, costume qui devait plus tard devenir célèbre, et qui d'après les mémoires de Gœthe était celui de la basse Allemagne, «frac bleu, gilet de peau jaune, et bottes à revers bruns.» La fiction n'était donc pas le seul, ni même le principal élément de cet écrit. Quoi qu'il en soit, le but qu'il s'était proposé en écrivant cet ouvrage, Gœthe l'atteignit. Il trouva dans cet enfantement un dérivatif à ses chagrins. A mesure que sa pensée prenait un corps, sa passion maladive s'évanouissait, et quand il eut achevé de décrire la folie de Werther, il était guéri de la sienne. Mais à quel prix?
Je ne parle pas ici du coup que vint porter à des cœurs qu'il eut dû ménager davantage, l'indiscrétion de ses allusions transparentes. Un dommage plus étendu, plus grave et plus durable, devait être la conséquence de son œuvre pour bien d'autres âmes. Combien de lecteurs, dès son apparition, accueillirent avec une ardeur inconsidérée les enseignements désolants de ce livre! Tandis que Gœthe y avait reconquis sa sérénité d'esprit un moment compromise, ses contemporains y puisaient le trouble et le désespoir. «J'avais réussi, dit-il, à transformer la réalité en fiction et je me trouvais soulagé; mes amis, au contraire, se persuadèrent que l'on pouvait changer la fiction en réalité, convertir le roman en action et se faire honneur du suicide. L'erreur de quelques personnes, s'étendit bientôt au public, et cet opuscule qui m'avait fait si grand bien fut décrié comme un événement dangereux.» Dangereux, il l'était en effet et l'expérience ne l'a que trop prouvé. A la suite de cet écrit, sévit une déplorable épidémie de suicide. Lenz en fut atteint l'un des premiers, Lenz, ce personnage que nous font connaître les mémoires de Gœthe, et qui poussa le fanatisme de l'imitation jusqu'à vouloir finir par la démence et le suicide. «On connaît, a-t-on dit, quelques-unes des victimes de Werther, on ne les connaît pas toutes.» Un jeune homme, fils de Mme de Hohenhausen, femme de lettres, se tire à Berne un coup de pistolet, après avoir lu Werther et souligné quelques passages du livre. Toutes les classes de la société payaient leur tribut à la funeste contagion. A Halle, un apprenti cordonnier qui se jeta par la fenêtre portait un Werther dans sa poche. «Mais de toutes ces morts volontaires, la plus lamentable fut celle de Mlle de Lasberg, jeune personne de Weymar, qui se croyant abandonnée par son amant, le suédois Wrangel, se précipita dans l'Ilm à l'extrémité du jardin de Gœthe, et dont le corps fut retiré de l'eau presque devant lui. On trouva sur elle un exemplaire de Werther.» Je doute, avec M. Mézières, que ces morts tragiques soient les seules qu'il faille inscrire au martyrologe ouvert par Werther. Tout au moins est-il certain que l'influence de cet écrit s'est fait longtemps et cruellement sentir.
Son auteur a-t-il une excuse? Quelle nécessité en dehors du besoin d'apaisement intérieur dont il a fait l'aveu, poussait Gœthe à choisir un pareil sujet? Aux alarmes légitimes que causait parmi ses amis l'annonce de cette publication, il répondait: «Au péril de ma vie, je ne voudrais pas révoquer Werther. Il faut que Werther existe, il le faut!» Pour ma part, je ne connais aucune nécessité qui autorise à jeter dans le public des germes de désordre moral. Le génie, et c'est lui sans doute dont Gœthe entendait revendiquer les droits, le génie, je le veux bien, a ses prérogatives, mais non pas celle de se jouer du repos et de la vie des hommes, et la mère qui lui reprochait la perte d'un fils, n'avait-elle pas raison de dire qu'il lui en serait demandé un compte sévère devant Dieu?
Il nous reste à parler en quelques mots d'un drame de Gœthe publié en 1790, mais composé un peu avant cette date, et qui appartient à la même inspiration que Werther, sa pièce de Torquato Tasso. Dans cette pièce, le Tasse est représenté sous des traits qui ont fait dire de cette œuvre à J.-J. Ampère que ce n'était que du Werther renforcé; et Gœthe lui-même trouvait cette définition d'une justesse frappante. Par cette création, comme par celle de Werther, Gœthe paraît avoir cherché à se délivrer de soucis qui pesaient alors sur son âme, et qui étaient nés, croit-on, de sa situation difficile d'artiste et de poète dans une société d'hommes de cour. Mais il convient d'ajouter que Torquato ne présente pas les dangers de Werther, que ce portrait défiguré ne pouvait exercer une sérieuse influence, et qu'enfin le poète Italien y est montré se réconciliant avec le monde qui l'avait abreuvé d'amertume. Il nous reste aussi à parler de Faust, puisque la première partie de ce poëme, la seule qui nous intéresse au point de vue où nous nous plaçons, ébauchée dès 1773, avait paru presque entière vers 1789.
Deux personnages y représentent la maladie contemporaine, bien que l'un de ces personnages soit l'esprit même du mal, ou Satan, c'est-à-dire un être qui est de tous les temps, et que l'autre soit le héros d'une légende qui remonte au XVIe siècle. Le premier répand sur toutes choses son dédain sarcastique et son ironie amère; il se plaît à flétrir toutes les illusions, à dessécher toutes les croyances, à tuer tous les bons sentiments, et comme le dit excellemment M. Caro, «il est la part du néant dans l'œuvre divine.» Le second est soumis à l'influence du premier, tout en en gémissant. Dans son activité toujours inassouvie, il poursuit un but qui le fuit sans cesse. «Je le sens, hélas! s'écrie-t-il, l'homme ne peut atteindre à rien de parfait. A côté de ces délices qui me rapprochent des dieux, il faut que je supporte le compagnon froid, indifférent et hautain, qui m'humilie à mes propres yeux, et d'un mot réduit au néant tous ces dons que j'ai reçus. Il allume dans mon sein un feu désordonné qui m'attire vers la beauté; je passe avec ivresse du désir au bonheur; mais, au sein du bonheur même, bientôt un vague ennui me fait regretter le désir.» Qui ne se souvient de ce beau monologue de Faust, quand assis, inquiet, à son pupitre, dans sa chambre gothique, après une nuit de veille méditative, il reconnaît l'inanité de ses efforts vers la vérité, et se compare au ver qui fouille la poussière, qui s'en nourrit, et que le pied du passant y écrase et y ensevelit. Alors il est tenté de demander la fin et l'oubli de ces douleurs à ce flacon dont la vue l'attire et le fascine; il l'invoque, il le porte à ses lèvres; mais le poison tombe de sa main; le son des cloches, la voix des pieuses femmes, le chœur lointain des anges ont rappelé Faust à des sentiments d'espoir, et il s'écrie: «La terre m'a reconquis.»
Gœthe a reconnu que, dans ces peintures, il s'était encore représenté lui-même; que l'ironie de Méphistophélès, aussi bien que l'agitation du docteur, étaient «des parties de son propre caractère.» Avouons à notre tour, que présentées sous cette forme poétique et légendaire, et adoucies par l'abandon de la tentative de suicide, les scènes de désespoir contenues dans cette œuvre ne pouvaient faire autant de mal que celles qui avaient été si fatales aux lecteurs trop consciencieux de Werther.
V
Ramond.—André Chénier.—Bonaparte.
Cependant en France l'esprit public continuait à suivre la direction que lui avaient imprimée Rousseau et ses disciples, et qu'avait confirmée l'influence étrangère.
Je ne parle que pour mémoire d'un livre intitulé: les «Soirées de Mélancolie», publié en 1777, par un anonyme qui, d'après Barbier, est un certain M. Loaisel de Tréogate. Cet écrit prétentieux ne contient rien qui justifie vraiment son titre. Mais il faut prêter plus d'attention à un autre livre de la même époque, que Charles Nodier a réimprimé avec éloges en 1829, et à l'auteur duquel Sainte-Beuve a consacré une étude approfondie et bienveillante.
Ramond, qui fut aussi connu sous le nom de Carbonnières, et qui plus tard devait être un homme d'état considéré et un publiciste estimable, a commencé par sacrifier au sentiment qui dominait de son temps. Diverses circonstances l'y avaient préparé. Il alliait à une grande vivacité, une sensibilité facile à émouvoir, et qu'il paraissait devoir à une mère d'origine allemande. Cette tendance avait pu s'accroître dans sa première jeunesse, car il avait vécu à Strasbourg près de ce groupe de jeunes gens enthousiastes et rêveurs dont parle Gœthe, et dont, encore jeune lui-même, il était alors le centre. Son instinct l'avait ensuite poussé vers les voyages. Il portait dans ses courses solitaires le chagrin d'un amour traversé par des épreuves. Tel était l'homme qui, à vingt-deux ans, publiait l'ouvrage anonyme, dont on lui attribue, sans conteste aujourd'hui, la paternité: Les Dernières Aventures du jeune d'Olban, fragment des Amours alsaciennes (Yverdun 1777).
Cet écrit est une sorte de drame en prose, divisé en trois journées avec des intermèdes poétiques d'un caractère mélancolique. Il est dédié à M. Lenz, cette victime de Werther, dont j'ai rappelé plus haut la fin tragique. On a retrouvé l'exemplaire manuscrit dans lequel l'auteur s'adresse à la mémoire de ce désespéré, avec une effusion de sympathique commisération: «Malheureux Lenz, innocente victime, tu n'a pas voulu poursuivre une carrière hérissée de tant de ronces, et dédaignant le repentir tardif des méchants qui t'avaient repoussé, tu t'es hâté de chercher l'asile où l'on se repose des fatigues de la vie. Cruel! en quittant le monde où tu nous laisses, tu ne nous a pas dit un dernier adieu!» Dédié aux mânes d'un suicidé, ce drame est sinon la glorification, au moins la défense du suicide.
La cause d'un dénouement aussi violent est un chagrin de cœur. D'ailleurs tous les personnages de cette pièce, ou peu s'en faut, sont malheureux en amour, et chacun d'eux a de fortes raisons de se plaindre de sa destinée à cet égard. Heureusement, de tous ces personnages également maltraités par la passion, d'Olban seul prend la chose d'une façon absolument tragique.
Dès le début, l'infortuné expose son mal: «Mon cœur est fermé, dit-il: la douleur y repose..... Si je suis étranger au monde, n'en accusez que ma sensibilité.» Il aime les promenades solitaires: «Du haut de mon rocher, isolé, plus près des cieux, je voyais avec mélancolie le silence et la nuit planer sur vos campagnes et m'offrir une faible image du sommeil éternel.» Quand il apprend qu'il n'y a plus d'espoir pour son amour: «Tout est fini, dit-il; je regarde autour de moi; le monde n'est qu'un désert. Mort! mort! je dois l'attendre, la chercher, cette mort si désirée, dans des antres ignorés, dans des lieux où l'œil des hommes ne me retrouvera plus.» Le projet de se donner la mort ainsi conçu dans son esprit, s'y fortifie vite, et, malgré les efforts de ses amis, il le met à exécution. On le voit errer «dans une sombre forêt de sapins, sans chapeau, les cheveux sur le visage, l'habit en désordre, deux pistolets à la ceinture.» Il s'assied au pied d'un arbre et se livre à un long monologue sur sa fin prochaine, puis «il cache sa tête dans ses mains et gémit sourdement.» La dernière scène nous le montre au château ruiné de Honak, à la pointe d'un rocher. «Il est appuyé sur un pan de mur, l'habit en lambeaux, sans chapeau, les cheveux sur la face, la voix altérée, mais l'air tranquille d'un homme résolu, qui, plein de son projet, chante au ciel un dernier hymne.» Il invoque le ciel dont il prétend bien avoir l'assentiment: «O Dieu qui guide mon bras, s'écrie-t-il, reçois-moi dans ton sein après vingt-deux ans d'exil.» A genoux, les mains étendues, il dit adieu à tout ce qu'il a aimé. «Adieu tout! s'écrie-t-il.» Le coup part, et le suicide est accompli.
Ainsi, ce jeune homme dépourvu d'énergie morale, a cru pouvoir attenter à ses jours; il n'a pas eu pitié des cœurs qu'il allait briser. Chose plus grave encore, il a joint le sophisme à la faiblesse en prétendant faire de Dieu même le complice de son œuvre, et l'auteur a le dernier tort de nous montrer plus tard la lâcheté de d'Olban excusée par deux pèlerins priant sur son tombeau.
Il faut le dire, du reste, ces excès étonnaient plus d'un lecteur sans le séduire. Dorat qui publiait cette œuvre presqu'entière dans le journal des Dames où elle devait faire une assez singulière figure, tout en y reconnaissant des beautés, la comparait au chaos des pièces anglaises. En tout cas, je ne sache pas que ses admirateurs eux-mêmes aient jamais été tentés de la mettre en pratique. Ramond se trouvait plus à l'unisson de l'esprit public, quand il s'en tenait à des élégies, où l'on a vu, comme un prélude de l'accent de Lamartine, et quand il disait:
Je suis seul, mécontent, au sein de la nature;
Quand tout chante l'amour, à mes sens moins émus
Tout est muet, et l'onde et l'ombre et la verdure;
Avec le monde, hélas! mon cœur ne s'entend plus.
Il est inutile de faire ressortir à quel degré «le jeune d'Olban» était parent «du jeune Werther,» plus âgé que lui de trois ans seulement; mais cette parenté ne pouvait guère flatter ce dernier. D'autres imitations moins heureuses encore ont suivi cet essai de traduction française du type germanique. «Il est certain, dit Ch. Nodier, dans la préface de sa réédition de d'Olban, que la plupart de ces pastiches oubliés aujourd'hui décèlent la précipitation et la maladresse d'une main inhabile, et qu'ils sont plus ou moins empreints ou de cette exagération épileptique ou de cette sentimentalité niaise, qui trahissent dès le premier abord, un contrefacteur sans inspiration et sans goût.» On peut citer, dans cette veine plus abondante que précieuse, le Nouveau Werther, imité de l'allemand par le soi-disant marquis de Langle (1786) et le Saint-Elme de Gorgy (1790). Nodier qualifie ce dernier écrit de pâle et insignifiant, et quant au premier, il le définit un Werther «enthousiaste de tête qui aurait brûlé le papier, si on le brûlait avec des mots, mais dont l'âme apparaît, froide et inanimée, à travers l'expression factice de ses phrases retentissantes, comme l'échafaudage de l'artificier derrière ses fusées éteintes.» Enfin, il fait une allusion collective à «dix autres ouvrages du même temps qu'il serait inutile de nommer à qui ne les connaît pas.» Cet avis me paraît bon. Il y aurait un mince profit à descendre plus avant dans l'analyse d'ouvrages de seconde main et de dernier ordre; mais il était nécessaire de faire entrevoir combien la littérature en France s'était efforcée de s'approprier le succès de Werther et de s'assimiler cette œuvre, peu en rapport avec notre génie national. C'était un des symptômes les plus incontestables de l'état moral du temps.
Au point de vue littéraire, on prend plus d'intérêt à consulter sur cet état certaines œuvres de Mme de Charrière; je la nomme ici, quoi qu'elle soit née en Hollande et qu'elle ait vécu en Suisse, parce qu'elle s'est naturalisée française en écrivant dans notre langue, et je ferai de même dans la suite pour les cas analogues. On trouve dans Caliste, ou lettres écrites de Lauzanne (1786), un certain précepteur anglais, d'un sérieux prématuré et d'une tristesse mystérieuse, qui gémit sur un malheur qu'il n'a pas eu le courage de prévenir. Ce même roman, dans son ensemble, a paru porter la trace des souffrances intimes et des découragements de l'auteur. Le même sentiment apparaît aussi dans un autre de ses écrits, des Lettres de Mistriss Henley, qui forment le complément du Mari sentimental de M. de Constant, un oncle de Benjamin; lettres où l'on voit «une femme qui se meurt, dit Mme de Staël, du dégoût de vivre.» Mais je n'insisterai pas davantage sur cet écrivain, et, de l'époque antérieure à 1789, je ne veux plus rapporter que quelques traits.
Le premier concerne André Chénier. Ce poète attique, ce courageux citoyen, à qui la Terreur ne devait pardonner ni son talent, ni sa générosité, à une époque où tout lui souriait encore, a eu, lui aussi, son accès de mélancolie. Comme d'autres, il s'est mis à récriminer contre la société, à vanter la nature. Il était attaché à l'ambassade de Londres lorsqu'il écrivit les lignes suivantes: «London, covent garden, hood's Tavern. Vendredi 3 avril 1780, à sept heures du soir. Comme je m'ennuie fort ici, après y avoir assez mal dîné, je vais tâcher de laisser fuir une heure et demie sans m'en apercevoir, en barbouillant un papier que j'ai demandé... Ceux qui ne sont pas heureux aiment et cherchent la solitude. On s'accoutume à tout, même à souffrir; mais cette funeste habitude vient d'une cause bien sinistre: elle vient de ce que la souffrance a fatigué la tête et flétri l'âme. Cette habitude n'est qu'un total affaiblissement: l'esprit n'a plus assez de force pour peser chaque chose et l'examiner sous son point de vue, pour en appeler à la sainte nature primitive, et attaquer de front les dures et injustes institutions humaines... Voilà ce que c'est que s'accoutumer à tout, même à souffrir. Dieu préserve mes amis de cette triste habitude!... Je suis livré à moi-même, soumis à ma pesante fortune et je n'ai personne sur qui m'appuyer: Que l'indépendance est bonne!» Ici se placent des réflexions sur l'humiliation, les dédains que les hauts rangs de la société infligent aux conditions plus modestes, et qui se terminent par ces mots: «Allons! voilà une heure et demie de tuée: je m'en vais: je ne sais plus ce que j'ai écrit, mais je ne l'ai écrit que pour moi.» Ces lignes déclamatoires ne sont-elles pas ce qu'on a appelé de nos jours un signe du temps et ne peut-on pas dire qu'en déversant ce flot d'humeur noire Chénier n'était plus lui-même, et que Jean-Jacques Rousseau et Gœthe parlaient par sa bouche? Un exemple analogue presque de la même date est plus saillant encore. Il est emprunté à la jeunesse de Napoléon Ier.
On sait qu'il avait voué de bonne heure à Ossian un culte auquel il est toujours resté fidèle. On sait de plus, par de récents et attrayants mémoires, que, jeune, il s'adonnait à la solitude et à la rêverie. «Je vivais à l'écart de mes camarades, disait-il, dans ses conversations avec Mme de Rémusat. Lorsque j'entrai au service, je m'ennuyais dans mes garnisons; je me mis à lire des romans, et cette lecture m'intéressa vivement. J'essayai d'en écrire quelques-uns. Cette occupation mit du vague dans mon imagination; elle se mêla aux connaissances positives que j'avais acquises et souvent je m'amusais à rêver pour mesurer ensuite mes rêveries au compas de mon raisonnement... J'ai toujours aimé l'analyse, et si je devenais sérieusement amoureux, je décomposerais mon amour pièce à pièce.» N'est-ce pas là précisément le procédé de l'école mélancolique? Mais le jeune Bonaparte s'y rattachait encore par un côté plus fâcheux. Avant d'avoir sérieusement commencé l'épreuve de la vie, il en était fatigué, et ne voyant aucun intérêt digne de l'y rattacher, il songeait, comme il y songea, dit-on, plus tard, dans le désastre de sa fortune, à mettre un terme à ses jours. Une note écrite par lui, le 3 mai de l'année 1788, retrouvée dans les papiers du cardinal Fesch, et publiée en 1812, contient ce passage: «Un jour au milieu des hommes, je rentre pour rêver en moi-même, et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd'hui? Du côté de la mort. Dans l'aurore de mes jours, je puis encore espérer de vivre longtemps et quelle fureur me porte à vouloir ma destruction? Sans doute que faire dans ce monde? Puisque je dois mourir, ne vaut-il pas autant se tuer? Si j'avais passé soixante ans, je respecterais les préjugés de mes contemporains et j'attendrais patiemment que la nature eut achevé son cours; mais puisque je commence à éprouver des malheurs; que rien n'est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je des jours où rien ne me prospère?» Je laisse à d'autres le soin de calculer les conséquences qu'aurait eues pour l'histoire du monde l'exécution du projet dont on vient de voir les traces. Je n'y veux voir que la preuve de l'influence du temps où il se produisait. Combien cette influence devait-être profonde pour étouffer, dans un tel homme, la conscience de sa force, sinon celle de sa valeur, en même temps que le pressentiment de ses destinées!
J'en aurai fini avec cette époque quand j'aurai rappelé qu'à ce moment en France, comme en Angleterre, et plus encore que dans ce pays, le suicide exerçait ses ravages. Mercier, dans son tableau de Paris (1781-1790), signalait ce fléau. Il n'a point établi s'il tenait aux sentiments dont j'ai parcouru l'histoire, mais par elle-même, l'extension du suicide indique assez un état général de souffrance et de désespoir.
Il est temps de résumer les faits dont j'ai présenté le tableau. La France, l'Angleterre, l'Allemagne, presque toute l'Europe, donnent vers la fin du XVIIIe siècle un étrange spectacle. De tous côtés, se manifestent un malaise profond, un trouble douloureux. On entend s'élever partout un murmure attristé. Une philosophie vague, des aspirations indécises et inconsistantes, un besoin de nouveauté et de paradoxe, travaillent les intelligences et les cœurs. Il semble que la société sentant approcher une crise décisive s'agite comme un malade, et demande à tous les expédients un salut qu'elle n'espère même pas.
Ce mouvement s'accélère encore en se communiquant. Il s'établit entre les différents peuples des courants d'influence qui activent la tendance naturelle de chacun d'eux. C'est ainsi que Zimmermann faisait des emprunts à Jean-Jacques Rousseau et à Bernardin de Saint-Pierre; que Gœthe, partageant le goût de la jeunesse de son temps, se passionnait pour le grand poète anglais dont il analysait, dans Wilhelm Meister, la belle création d'Hamlet; c'est ainsi que Gœthe encore ne trouvait rien de mieux pour inspirer à son Werther des idées de mort, que de lui faire relire avec son amie quelques-unes des plus sombres pages d'Ossian. Enfin, c'est ainsi qu'à son tour, Werther venait troubler les imaginations françaises, et revivait, par exemple, dans le jeune d'Olban. Toutes ces causes réunies préparaient la venue de cette «maladie du siècle» dont nous devons suivre maintenant le développement.
II
1789-1815
I
Les Poètes.
MICHAUD.—FONTANES.—LEGOUVÉ.—MILLEVOYE. BAOUR-LORMIAN.
De toutes les formes que la pensée peut revêtir, aucune plus que la poésie ne paraît propre à l'expression de la mélancolie. Il n'en est pas qui semble mieux faite pour traduire dans leurs détours ou dans leurs élans de capricieuses rêveries ou de vagues aspirations. Cependant, par une anomalie assez bizarre, la poésie de la Révolution et de l'Empire est restée, dans cet ordre d'idées, fort au-dessous de la prose. Tandis que celle-ci a mis au service du mal que j'étudie une langue nouvelle, la poésie se cantonnant dans des souvenirs classiques, ne lui a prêté qu'un concours très effacé. Toutefois elle lui a fait une place que, si petite qu'elle soit, il faut considérer.
On doit mentionner d'abord un petit poème composé par Michaud pendant la terreur, à la suite d'une promenade solitaire, comme il en faisait alors, réduit qu'il était à se cacher pour se soustraire aux recherches des ennemis que lui valait son courageux journal. Cet ouvrage a pour titre Ermenonville, ou le tombeau de Jean-Jacques. Michaud, après avoir écrit dans sa préface qu'à Ermenonville «une douce mélancolie, un enthousiasme divin dégagent l'âme des liens qui l'attachent à la terre,» célèbre les vertus de Jean-Jacques et termine ainsi:
Partout sur son trépas on versera des larmes,
Partout de ses écrits on sentira les charmes,
Partout on bénira les vertus de Rousseau,
Et l'univers sera son temple et son tombeau.
On doit citer aussi «Le cri de mon âme» par Fontanes, morceau sentimental, dont l'auteur plus tard rougissait un peu; et surtout «Le jour des morts dans une campagne» (1790), où respire un attendrissement plein de charmes, et qui rappelle la célèbre élégie de Gray. L'auteur avait été préparé à écrire dans ce genre par les difficultés et les chagrins d'une vie dont les débuts n'annonçaient guère la haute fortune qui la devait couronner. Il avait presque connu l'indigence, et, naturellement porté à la mélancolie, ses pensées avaient reçu une teinte plus sombre encore de la perte d'un frère prématurément enlevé à son affection.
Les poésies publiées par Legouvé, de 1798 à 1800, nous offrent des impressions de la même nature. Dans la pièce intitulée la «Mélancolie», on sent que le poète s'est enivré de Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre et de Gœthe. Sa mélancolie n'a, d'ailleurs, rien d'amer; elle est un plaisir plutôt qu'une peine; elle est même, d'après lui, une volupté. Tout l'alimente: «la fable et le roman, Didon, Tancrède, Héloïse, Werther, Paul et sa Virginie.» Elle aime l'ombre des bois, les bords d'un ruisseau, le coucher du soleil, les aspects de l'automne; elle chérit les ruines, et plus particulièrement les cimetières.
Un cimetière aux champs, quel tableau, quel trésor!
Du reste, elle-même prête son charme à toute chose; «elle embellit la scène de l'univers.» Enfin, si l'on veut savoir sous quelle figure elle se présente aux yeux du poète, voici le portrait qu'il en fait:
«..... Une vierge assise sous l'ombrage,
Qui, rêveuse et livrée à de vagues regrets,
Nourrit au bruit des flots un chagrin plein d'attraits,
Laisse voir, en ouvrant ses paupières timides,
Des pleurs voluptueux dans ses regards humides
Et se plaît aux soupirs qui soulèvent son sein,
Un cyprès devant elle, et Werther à la main.»
On voit combien le naturel fait défaut à cette poésie élégante. Celle d'un autre poète, Millevoye, qui brilla quelques années après d'un doux éclat, se présenta avec moins d'apprêt. «La demeure abandonnée, Le bois détruit, Le poète mourant,» et surtout «La chute des feuilles» (1811), cette poésie qui suffira pour faire vivre le nom de son auteur, sont autant d'élégies aimables où l'émotion parle un langage d'autant plus touchant qu'il est plus simple.
En 1801, Baour-Lormian avait donné ses poésies Ossianiques. Elles furent accueillies par la faveur publique, et le futur empereur, qui ne ménagea pas ses récompenses à l'auteur, fut le premier à les lire et à apprécier le mérite avec lequel elles faisaient passer dans notre langue la poésie vaporeuse et sombre des Anglais.
C'est à cela que se borne l'expression de la mélancolie par la poésie, de 1789 à 1814. Encore dans ce petit nombre d'œuvres le mal que j'étudie se trahit-il à peine. Pour prendre sur le fait la mélancolie vraiment maladive, il faut arriver à des œuvres moins poétiques dans la forme, quoiqu'elles le fussent peut-être plus par le fond.
II
Mme de Staël.
Ce n'est pas, sans doute, par le côté mélancolique que Mme de Staël attire au premier abord l'attention. On loue plutôt en elle des qualités énergiques et quelque peu viriles. L'enthousiasme paraissait être l'état le plus habituel de son âme et le mot qui l'exprime revient fréquemment sous sa plume. Mme Le Brun, dans ses Souvenirs, la représente comme personnifiant en quelque sorte la muse de l'improvisation, et Gérard n'a pas cru s'écarter de la vérité en la peignant sous les traits de Corinne, l'Italienne inspirée. Elle a horreur de la solitude; elle recherche le monde, les triomphes que son esprit supérieur y remporte, l'impulsion nouvelle qu'il en reçoit; elle aime la gloire, aiguillon puissant pour le talent; enfin son cœur ne reste pas inactif.
Cependant on ne saurait nier qu'elle ait ressenti des atteintes de maladie morale. Elle nous apprend que le «fantôme de l'ennui l'a toujours poursuivie,» qu'elle est «dans son imagination, comme dans la tour d'Ugolin...» Et dans sa dernière maladie elle disait à Chateaubriand: «J'ai toujours été la même, vive et triste.»
On peut puiser, à cet égard, d'utiles éclaircissements dans ses préférences littéraires. Son premier ouvrage considérable sont ses Lettres sur le caractère et les écrits de Jean-Jacques Rousseau, qu'elle publiait à vingt-deux ans (1788). Leur lecture atteste que l'auteur a profondément pénétré son sujet. Elle analyse, par exemple, avec une finesse remarquable, la singulière disposition de Rousseau que j'ai rappelée, de ne pouvoir se passionner que pour des illusions. Mme de Staël ne se borne pas à comprendre Rousseau, elle l'admire. Dès son enfance, elle avait conçu pour lui, je répète le mot qui lui était cher, un enthousiasme ardent. C'était, avec Richardson, le seul écrivain dont elle emportât les ouvrages dans une retraite à Saint-Ouen, que lui imposait sa santé altérée par l'excès du travail; ce fut à lui qu'elle voulut consacrer son premier essai sérieux de composition. Le préambule en est solennel, mais c'est surtout dans la péroraison que l'auteur se livre à la déclamation, et l'hyperbole prodiguée dans l'éloge et dans la description de la sépulture de Rousseau, indique que Mme de Staël était devenue l'élève en même temps que l'admiratrice de Jean-Jacques.
En acquérant plus de maturité, la raison de Mme de Staël a corrigé ces excès, mais elle est demeurée fidèle à ses premières sympathies pour le genre mélancolique. Dans son ouvrage, publié en 1800, sur La littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, elle proclame qu'il y a deux littératures tout à fait distinctes: «celle qui vient du Midi, et celle qui descend du Nord, celle dont Homère est la première source, celle dont Ossian est l'origine.» Elle range dans l'une les Grecs, les Latins, les Italiens, les Espagnols et les Français du siècle de Louis XIV; dans l'autre les ouvrages Anglais, les ouvrages Allemands, quelques écrits des Danois et des Suédois et un certain nombre d'ouvrages modernes. Or, la base de cette distinction c'est que la première de ces littératures recèle une sensibilité rêveuse et profonde qui n'appartient pas à la seconde. Mme de Staël, tout en reconnaissant qu'on ne peut décider de la supériorité de l'un ou l'autre des deux genres par elle indiqués, déclare que «toutes ses impressions, toutes ses idées la portent de préférence vers la littérature du Nord.» Et elle donne ainsi la raison de ce choix: «Ce que l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée... L'héroïsme de la morale, l'enthousiasme de l'éloquence, l'ambition de la gloire, donnent des jouissances surnaturelles, qui ne sont nécessaires qu'aux âmes à la fois exaltées et mélancoliques, fatiguées de tout ce qui se mesure, de tout ce qui est passager, d'un terme enfin à quelque distance qu'on le place.» Enfin appliquant ces principes, dans son ouvrage sur l'Allemagne (1810), Mme de Staël paye à toute la littérature allemande et en particulier à Werther un large tribut de louanges.
Il serait facile sans doute de contester le mérite de la théorie que je viens de reproduire et qui divise en deux grandes parts toute la littérature. Dès l'apparition de l'ouvrage où elle était formulée, Mme de Staël, avait rencontré de puissants contradicteurs. Dans un article du Mercure, M. de Fontanes avait rompu une lance avec l'auteur. Il soutenait, avec raison, que les Grecs n'avaient été nullement étrangers à la mélancolie, qu'ils avaient parfaitement compris «la douleur rêveuse dans les impressions solitaires.» Enfin il rappelait que les poésies les plus tristes avaient été composées par un arabe il y avait plus de trois mille ans. Un antagoniste plus redoutable encore, M. de Chateaubriand, dans une réponse adressée à M. de Fontanes, ne dédaignait pas d'entrer en lice contre Mme de Staël, et même il le faisait avec des formes qui témoignaient de sa part plus de malice que de générosité. Il est vrai que Chateaubriand, comme Fontanes, tombait dans autre erreur en faisant de la mélancolie un attribut exclusif de la religion chrétienne. Mais n'insistons pas sur la valeur respective de ces thèses brillantes. La seule chose que j'aie voulu noter ici, c'est la tendance morale de Mme de Staël, envisagée comme critique littéraire.
Cette tendance ne s'accuse pas moins dans les ouvrages où elle a su créer à son tour. Dans un drame presque inconnu: Sophie, ou les sentiments secrets, œuvre de ses débuts, toute empreinte de la fausse sensibilité du temps, on voyait, au milieu d'un jardin anglais (c'en était alors la mode), près d'une urne entourée de cyprès, une jeune fille souffrant d'une tristesse précoce. Son premier roman (1802) nous offre une héroïne d'un caractère énergique et dont les troubles intimes ne proviennent que de la difficulté qu'elle éprouve à choisir entre plusieurs genres de sacrifices, mais qui n'en sent pas moins le fardeau de la vie: Delphine parle de «la fatigue d'exister.» Ce mot, un de ceux dont on a depuis tant abusé, avait alors une nouveauté relative. Dans Corinne (1807), c'est Oswald qui représente la maladie morale: Oswald, c'est-à-dire une nature inquiète, attristée, qui rappelle un personnage du roman de Caliste par Mme de Charrière. Du reste, bien que ce sombre insulaire n'occupe pas la première place dans le roman, et que la figure de Corinne y efface tout de son éclat, celle-ci ne laisse pas de subir son charme et c'est à lui qu'elle donne tout ce qu'elle peut donner d'un cœur où règne surtout l'amour de la gloire.
Ces peintures, il faut le reconnaître, étaient à peu près inoffensives. Mme de Staël a eu le malheur, un jour, de faire de son talent un plus funeste usage. Dans son traité de l'Influence des passions sur le bonheur des individus, elle a été assez mal inspirée pour écrire l'éloge du suicide. La date de cet ouvrage (1796), en nous reportant au souvenir des malheurs de notre patrie, pourrait atténuer dans quelque mesure la gravité de cette erreur, si Mme de Staël n'avait témoigné plus tard encore, dans l'Allemagne, une fâcheuse complaisance pour la doctrine du suicide. Mais il serait injuste d'appuyer sur cette faiblesse, puisque l'écrivain l'a désavouée de son mieux. Le souvenir en était toujours resté comme un remords dans sa conscience; elle a tenu à honneur de l'atténuer et elle s'est acquittée de ce soin en publiant, en 1812, des réflexions sur le suicide, où elle flétrissait l'abandon de la vie, du moins celui qui n'est pas commandé par le dévouement ou par la vertu.
Mme de Staël a donc connu par elle-même cette maladie du siècle qu'elle a définie «une maladie de l'imagination.» Élevée dans une société engouée de Rousseau, elle avait partagé à son sujet le délire général. Plus tard, les malheurs publics l'avaient atteinte. La Révolution, en bouleversant sa vie, y avait laissé un vide profond. Jamais elle n'avait pu se consoler de l'exil ni de sa demi-solitude de Coppet. Elle n'avait pu d'avantage s'accoutumer à la pensée des maux de la France livrée tour à tour à l'anarchie ou au despotisme. Enfin les littératures étrangères, avec lesquelles son exil l'avait rendue familière, avaient fourni à sa mélancolie un nouvel aliment. Ses défaillances d'ailleurs ont été courtes et bientôt suivies de retour à la pleine santé morale, et, sous quelques rapports, elle restera comme un modèle de l'indépendance et de la fermeté du caractère.
III
Le Groupe de Coppet
BARANTE.—SISMONDI.
On n'est point un esprit supérieur, on n'a point en soi une surabondance de force et de mouvement intellectuel, sans attirer, sans grouper près de soi d'autres intelligences moindres, mais qui peuvent être encore remarquables. Autour de Mme de Staël gravitaient quelques hommes qui vivaient de sa vie morale et en partageaient les souffrances.
Elle-même, a tracé le portrait de l'un deux, car cet Oswald, compagnon trop froid de l'éclatante Corinne, ne serait autre, d'après un juge compétent, qu'un des amis de Mme de Staël, M. de Barante. Or, on l'a vu plus haut, Oswald était triste et sombre. «La plus intime de toutes les douleurs, la perte d'un père, était la cause de sa maladie; des circonstances cruelles, des scrupules délicats aigrissaient encore ses regrets et l'imagination y mêlait ses fantômes. A vingt-cinq ans, il était découragé de la vie; son esprit jugeait tout d'avance, et sa sensibilité blessée ne goûtait plus les illusions du cœur... Rien ne lui causait un sentiment de plaisir pas même le bien qu'il faisait.» Il ne semble pas, d'ailleurs, que cette disposition amère ait eu chez M. de Barante une longue durée. Elle a dû céder à une vie active et favorisée par le succès.
Non loin de lui, dans la pénombre de Mme de Staël, on distingue la figure d'un autre écrivain, Suisse d'origine, mais Français par le langage et par le cœur.
M. de Sismondi, qui avait de bonne heure fait de la France sa patrie d'adoption, avait pris sa part, pendant la Révolution, des désastres qui atteignaient la France. Il était à Lyon quand la tourmente s'y déchaîna. Il avait cherché un refuge en Suisse, d'où la guerre vint le chasser. Il s'était alors réfugié en Angleterre, puis retiré en Italie (1793-94), et avait été de là porter ses hommages à la cour de Coppet. Il n'avait pas tardé à devenir un des admirateurs les plus dévoués de Mme de Staël. La société de cette femme illustre était devenue pour lui un besoin impérieux. Il écrivait: «L'ennui, la tristesse, le découragement, m'accablent dès que je suis loin d'elle.» Il l'accompagna dans ses voyages en Allemagne et en Italie, et pendant toute la durée de l'Empire, qu'il n'a servi qu'au jour du malheur, il s'est associé à la haine que Mme de Staël avait vouée au pouvoir qui pesait sur la France. Contre les chagrins que lui inspirait la vue des événements qui désolaient alors l'Europe, il ne trouvait en lui-même aucun remède. Il rencontrait au contraire dans sa pensée, sa correspondance l'atteste, d'autres sujets d'angoisses. Le 28 mai 1809, il écrivait à Mme d'Albany: «Vous pouvez juger quelle est notre tristesse habituelle; aucun de nous n'a plus le courage de travailler. Il prend un dégoût de la littérature, de l'étude, de la pensée, lorsque la vie est si pesante; il prend un sentiment de mort universelle, et je voudrais dormir toujours pour m'ôter à la fin et aux nouvelles du jour et aux retours sur soi-même qu'une philosophie impuissante nous fait faire sans résultat.» A charge à lui-même, il éprouve une agitation fatigante qu'il ne peut apaiser qu'en s'oubliant pour d'autres. «Ce n'est que par ces affections, dit-il, le 30 juin 1810, que j'évite d'être ennuyé de moi-même, et encore Dieu sait si je l'évite entièrement; il me semble que je tiens si peu de place, que j'ai si peu de motif pour vivre, qu'il faut me dire ou me faire croire que je suis nécessaire à un autre, pour que je sois nécessaire à moi-même, le découragement est sans cesse à la porte, et je n'ai plus assez de vie intérieure pour me passer un instant de celle que les autres me prêtent.» Une dernière citation montrera ce qu'il était encore deux ans plus tard: «Pescia, 4 novembre 1812. Il y a dans la pensée même, il y a dans la nature et le cours de la vie quelque chose de triste, une mélancolie intérieure qui renaît d'elle-même et qu'on ne chasse guère que par l'action et la dissipation.» Ainsi la pensée, la nature, la vie même, tout l'attriste et il ne peut supporter le fardeau de l'existence qu'en en perdant la conscience par l'agitation; il va plus loin, et estime qu'on peut s'en défaire par la violence. Mme de Staël, je l'ai dit, avait rétracté l'opinion imprudente qu'elle avait d'abord soutenue sur le suicide; Sismondi la blâme de cette rétractation qui, selon lui, ne pouvait qu'affaiblir l'autorité de sa pensée, et il considère le suicide comme un remède mis à notre portée, «et pour tout dire, le plus énergique.» (Lettre du 27 mars 1814.)
Sismondi est une preuve frappante du mal qui sévissait sur les esprits à cette époque, et ce n'est pas une mince erreur et une faute légère de sa part d'avoir cru et d'avoir dit qu'on pouvait s'y soustraire en quittant volontairement la vie. Du moins, il a cherché à le combattre en lui par un travail intellectuel opiniâtre et dont les beaux résultats ont enrichi la littérature; et plus tard, il est revenu au calme et à la sérénité.
Cette sagesse tardive ne fut pas le partage de tous les amis de Mme de Staël. L'un des plus illustres, Benjamin Constant, resta jusqu'à son dernier jour dans une agitation stérile. Mais ce personnage a trop d'importance pour être apprécié dans un rang secondaire et nous lui consacrerons, en son lieu, un examen spécial. Nous arrivons, dès à présent, à un grand sujet, l'étude de Chateaubriand.
IV
Chateaubriand
Chateaubriand a dit quelque part que tous les grands génies avaient été mélancoliques. Cette loi comporte assurément plus d'une exception, mais ce n'est pas par l'exemple de Chateaubriand lui-même qu'on la pourrait contredire. Loin de là, la mélancolie n'a jamais eu peut-être de personnification plus éclatante que cet illustre écrivain.
Elle apparaît déjà dans ses premiers écrits. Son Essai historique sur les Révolutions, dans leurs rapports avec la Révolution Française (1797) contient, au milieu d'études historiques et poétiques, des considérations sur la mélancolie, la solitude, le suicide. L'auteur parle avec émotion des récentes infortunes de ses compatriotes et donne aux malheureux des conseils marqués du cachet de l'époque. Il les engage à éviter les jardins publics, le fracas, le grand jour, «à contempler de loin les feux qui brillent sous tous les toits habités: ici le réverbère à la porte du riche, qui, au sein des fêtes, ignore qu'il y a des misérables: là-bas quelque petit rayon tremblant dans une pauvre maison écartée du faubourg; et à se dire: là, j'ai des frères!» Il leur indique encore les consolations qu'ils peuvent puiser dans la nature. Dans un chapitre intitulé: Sujets et réflexions détaillés, il déploie une extrême violence d'amertume et une misanthropie passionnée; et sur des notes manuscrites, consignées par l'auteur en marge de cet essai, on lit ces lignes: «Ne désirons point survivre à nos cendres, mourons tout entiers de peur de souffrir ailleurs. Cette vie-ci doit corriger de la manie d'être.» Mais nulle part il n'a été si loin que dans René (1802).
Cette œuvre a laissé des traces si profondes dans l'histoire morale du siècle que, bien qu'elle soit présente à toutes les mémoires, je dois en rappeler ici les principaux traits.
René se montre dès son enfance tel qu'il sera plus tard. «Son humeur est impétueuse, son caractère inégal.» Il aime à «contempler la nue fugitive, à entendre la pluie tomber sur le feuillage,» ou bien, se promenant avec sa sœur dans les bois, «à la chute des feuilles,» il prête l'oreille «aux sourds mugissements de l'automne ou au bruit des feuilles séchées» que tous deux traînent lentement sous leurs pas. Après la mort de son père, il s'arrête «à l'entrée des voies trompeuses de la vie.» Il se sent tenté d'aller cacher ses jours dans un cloître, mais il renonce à ce projet et prend le parti de voyager.
Il visite d'abord «les peuples qui ne sont plus.» Puis il se lasse de «fouiller dans des cercueils, où il ne remue trop souvent qu'une poussière criminelle.» Il veut voir si les races vivantes lui offriront «plus de vertus ou moins de malheur que les races évanouies.» Mais quel est le fruit de ses fatigantes recherches? «Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes.» Il rentre enfin dans sa patrie, mais le grand siècle n'est plus.
A Paris, il se jette un instant dans le monde; il en est bien vite dégoûté. Il se retire dans un faubourg de la grande ville. «Souvent, assis dans une église peu fréquentée, il passe des heures entières en méditation.» Le soir venu, il reprend le chemin de sa retraite, et il se dit que «sous tant de toits habités, il n'a pas un ami.» Enfin, il se décide à «achever dans un exil champêtre une carrière à peine commencée et dans laquelle il a déjà dévoré des siècles.» Cette solitude le plonge dans de nouveaux tourments. Quelquefois il rougit subitement et «sent couler dans son cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente; quelquefois il pousse des cris involontaires, et la nuit est également troublée de ses songes et de ses veilles.» L'automne arrive, il entre «avec ravissement dans la saison des tempêtes.» L'exaltation de son cœur s'accroît chaque jour; il a peine à en contenir la force inactive. Il se sent seul sur la terre; «une langueur secrète s'empare de son corps.» Il ne s'aperçoit plus de son existence que par un profond sentiment d'ennui. Enfin désespérant de guérir il se décide à quitter la vie. On connaît les événements qui terminent ce récit: la lettre que René écrit à sa sœur; les alarmes de celle-ci; son arrivée précipitée chez son frère qu'elle force à vivre; l'engagement d'Amélie dans la vie religieuse; le hasard qui révèle le secret de son égarement à celui qui en est l'objet; enfin le départ de René qui s'embarque pour l'Amérique où il traîne une existence désenchantée, et trouve la mort dans le massacre des Français à la Louisiane.
Telle est, dans ses lignes les plus saillantes, la figure de René. Chateaubriand, dans un autre ouvrage, a suivi René au milieu des Natchez; mais cette étude qui, publiée seulement en 1825, est cependant antérieure à René, n'ajoute rien à la physionomie du héros. A la Louisiane ou en France, René est toujours le même: «Je m'ennuie de la vie, dit-il, l'ennui m'a toujours dévoré. Ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, je me serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l'infortune. Je suis vertueux sans plaisir; si j'étais criminel, je le serais sans remords; je voudrais n'être pas né ou être à jamais oublié.»
Quel sombre portrait, et quelle distance même entre René et l'infortuné décrit dans l'Essai! Ce dernier, en contemplant les toits habités par la misère, pouvait du moins se dire: là j'ai des frères! René s'écrie: je n'ai pas un ami! L'un trouve des adoucissements dans la vue de la nature; pour l'autre, elle n'est qu'un objet d'indifférence. Adonné à la rêverie et à la solitude, plein de mépris pour les hommes et de complaisance pour lui-même, sceptique, inquiet, désœuvré, inutile, ne sachant que nourrir les troubles de son âme et les communiquer à d'autres cœurs, René réunit tous les symptômes, de la maladie du siècle, il en constitue le type le plus complet.
Quel était donc le sentiment qui poussait Chateaubriand à caresser avec tant de complaisance ce triste sujet? On ne peut en douter, sauf quelques événements imaginaires auxquels le héros se trouve mêlé, l'auteur a voulu se peindre lui-même. Il l'avoue, «ses ouvrages sont les preuves et les pièces justificatives de ses mémoires: on y pourra lire à l'avance ce qu'il a été.» L'identité entre René et Chateaubriand résulte encore d'un rapprochement entre le passage des Natchez que je viens de citer plus haut, et une page des Mémoires d'outre-tombe. Ce que René dit de son incorrigible dégoût de toutes choses, Chateaubriand l'applique à lui-même dans ses mémoires, et presque dans les mêmes termes: «Voilà comme tout avorte dans mon histoire; comme il ne me reste que des images de ce qui a passé si vite..... la faute en est à mon organisation; je ne sais profiter d'aucune fortune; je ne m'intéresse à quoi que ce soit de ce qui intéresse les autres. Hors en religion, je n'ai aucune croyance. Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de mon sceptre ou de ma houlette? je me serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l'infortune. Tout me lasse; je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout baillant ma vie.» Remarquons ici, d'ailleurs, que lorsqu'il excepte sa foi religieuse du naufrage de ses croyances, Chateaubriand ne parle point de tout son passé, et qu'en un autre endroit il a reconnu que l'alternative du doute et de la foi avait fait longtemps de sa vie «un mélange de désespoir et de délices.» Quoi qu'il en soit, tout ce que nous savons de la vie de Chateaubriand, tout ce qu'il a révélé lui-même, vient démontrer que René c'est lui. On va le voir de plus près par les détails qui suivent.
Dès ses premières années, Chateaubriand aime la solitude. Il fuit les enfants de son âge pour devenir «le compagnon des vents et des flots.» S'asseoir seul, dans la concavité d'un rocher, «s'amuser à béer aux lointains bleuâtres, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils, tels sont ses plaisirs.» Adolescent, il se plaît aux longues promenades dans la campagne, accompagné seulement par une jeune sœur. Homme fait, il entreprend de lointains voyages et va se jeter au milieu des solitudes de l'Amérique. Il rapporte qu'en partant pour ces régions alors mal connues il se proposait un but utile, la découverte du monde polaire; et dans le récit de ses voyages, il parle sérieusement de ce grand projet. Mais il se faisait, ce me semble, illusion à lui-même: ce qui l'entraînait vers des cieux nouveaux, c'était, avec l'attrait de l'inconnu, un goût de l'indépendance que bien des circonstances de sa vie ont attesté, parfois avec un éclat public. Hôte, par choix, du désert avant la Révolution, émigré et errant sous la Terreur, exilé volontaire sous l'Empire, enfin, retiré sous sa tente après avoir dirigé les affaires de son pays; dans ces diverses sortes d'isolement il se suffit à lui-même; et l'on peut même dire qu'au milieu des hommes, et dans le moment le plus brillant de sa vie active, il est toujours resté quelque peu solitaire.
Cette solitude, réelle ou seulement intérieure, il la remplissait de ses rêveries et des fantômes de son imagination. Il s'était créé des êtres fictifs, avec lesquels il vivait et qui devenaient l'objet de ses passions encore indécises. Quand le charme tombait et qu'il revenait à lui-même, «frappé de sa folie, il se précipitait sur sa couche, il se roulait dans sa douleur, il arrosait son lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient misérables, pour un néant.» Un moment arriva où ces chagrins sans cause devinrent si amers qu'il voulut en finir avec l'existence. Il se saisit d'un fusil de chasse qu'il trouva sous sa main; heureusement l'arrivée d'un témoin déjoua cette tentative. A cette crise et à la maladie qui la suivit, succéda une sorte d'accalmie; mais son imagination n'était pas éteinte. Ses vagues inquiétudes, ses désirs sans objet, le poursuivirent jusque sous la hutte des sauvages de l'Amérique. Plus tard, ses passions s'attachèrent à des objets moins impalpables. Mais, il porta toujours en lui un monde imaginaire, plus riche ou plus désolé que l'autre.
En même temps, un mal secret, pressant, l'ennui, empoisonnait pour lui toutes les jouissances. «J'ai le spleen, écrit-il, tristesse physique, véritable maladie. Je n'étais pas à une nagée du sein de ma mère que déjà les tourments m'avaient assailli. J'ai erré de naufrage en naufrage; je sens une malédiction sur ma vie, poids trop pesant pour cette cahute de roseaux.»
Gardons-nous toutefois de rien exagérer; il y a souvent chez les hommes une sorte de seconde nature, un double fond, quelque chose d'analogue à ce que Pascal appelle: la pensée de derrière. Chez Chateaubriand, cette dualité, je n'ose dire cette duplicité, se fait bien sentir. Son désespoir ne l'a pas empêché de vivre, et ne lui a fait dédaigner ni l'amour ni la gloire. Il savait parfois descendre de sa hauteur solitaire; il savait rire et plaisanter, non sans grâce. M. Joubert dit de lui, avant le temps des grandeurs, il est vrai, que c'était «un aimable enfant.» Jean-Jacques Ampère assure que sa mélancolie «qui demeurait reléguée dans les hautes régions de son imagination, ou peut-être se cachait dans les secrètes profondeurs de son âme, ne troubla jamais l'agrément de son commerce.» Croyons donc qu'il y avait deux faces dans Chateaubriand: l'une volontiers amère et désespérée, l'autre plus sereine et enjouée à son heure.
D'ailleurs, le génie même qu'il a déployé dans la peinture de ses tristesses, ne suppose-t-il pas qu'elles avaient des répits et des intervalles? Pour présenter avec son art, avec son éloquence, les résultats de ses observations sur lui-même, il fallait qu'il fût sous l'empire d'une de ces exaltations qui, tant qu'elles durent, éloignent l'ennui et l'abattement. Chateaubriand ne pouvait décrire sa mélancolie qu'en la dominant. Il nous révèle lui-même ce secret, dans une lettre que, bien des années après, il écrivait à Mme Récamier. Parlant d'une visite au château de Fontainebleau, il ajoute: «J'étais si en train et si triste que j'aurais pu faire une seconde partie à René, au vieux René. Il m'a fallu me battre avec la muse pour écarter cette mauvaise pensée; encore ne m'en suis-je tiré qu'avec cinq ou six pages de folie, comme on se fait saigner quand le sang porte à la tête.» Une tristesse qui n'exclut pas la verve est, sans doute, supportable, et contient de puissantes consolations. Je tenais à établir ces points pour ramener les choses à leur véritable mesure. La mélancolie de Chateaubriand n'en est pas moins un fait incontestable, et il importe d'en rechercher les causes.
Quand on se trouve en présence d'un grand esprit, on est d'abord disposé à croire que, tirant toute sa force de son propre fonds, il ne relève que de lui-même. En l'étudiant mieux, on s'assure qu'il n'est pas affranchi de la loi commune, et qu'il a, comme un autre, sa genèse.
Pour Chateaubriand, l'influence qui apparaît la première, c'est celle du milieu où il est né. Il vient au monde sur un rocher aride de la Bretagne, avec une santé débile, qui rend quelque temps son existence incertaine. Les impressions qu'il reçoit du spectacle et du bruit des flots et des vents ne sont pas adoucies par celles qu'il rencontre au foyer domestique. Un père sévère et taciturne, entouré de plus de respect que de tendresse, une mère indulgente et chérie, mais triste elle-même, tels sont les souvenirs de son enfance. Ils ont laissé leur empreinte sur son âme, et ce qui prouverait qu'il y a dans sa mélancolie une réminiscence de son berceau, c'est qu'on retrouve chez une de ses sœurs, dont j'aurai à parler plus loin, le même sentiment, avec une nuance plus vague et plus troublée encore qu'explique la faiblesse de la femme.
Il n'échappe pas non plus entièrement à l'esprit qui dominait au moment où il faisait ses études. On ne peut nier qu'il ait eu certains points de ressemblance avec Jean-Jacques Rousseau. Dans l'Essai sur les Révolutions, on reconnaît parfois les formes déclamatoires, l'attendrissement pompeux de Jean-Jacques, que Chateaubriand, dans ce travail, n'hésite pas à appeler le grand Rousseau. Et n'est-ce pas à lui encore qu'il doit la première idée de ces confidences intimes, de ces récits personnels, où il découvre les plus subtils replis, les modifications les plus fugitives de son âme? Les Confessions, les Rêveries d'un promeneur solitaire, annonçaient René et les Mémoires d'outre-tombe.
Une autre influence plus profonde encore devait agir sur Chateaubriand, j'entends le trouble que la Révolution a jeté dans sa vie. Sans l'écroulement de la société française, il aurait mené l'existence douce et réglée à laquelle sa condition le destinait. Au lieu de cet avenir médiocre, mais paisible, quel fut son sort? Errer et combattre en Allemagne, avec la misère pour compagne; vivre dans la gêne à Londres; plus tard, s'exiler encore pour échapper à une domination trop lourde; souffrir toujours par la pensée des maux de la patrie, par le retentissement des coups que la mort frappait parmi ses proches, atteints tantôt par la hache populaire, tantôt par les balles de la dictature. A un certain moment,—c'était en 1793—ces douleurs se compliquaient pour lui de la menace d'une fin prématurée. D'habiles médecins lui avaient déclaré qu'il ne devait pas compter sur une longue carrière. «C'est donc, a-t-il dit plus tard, sous le coup d'un arrêt de mort, et pour ainsi dire, entre la sentence et l'exécution, que j'ai écrit l'Essai historique. L'amertume de certaines réflexions n'étonnera plus. Un écrivain qui croyait toucher au terme de sa vie, et qui, dans le dénûment de son exil, n'avait pour table que la pierre de son tombeau, ne pouvait guère promener des regards riants sur le monde.» Cette vie nomade, indigente et précaire est, sans doute, pour beaucoup dans la direction que suit alors la pensée de Chateaubriand.
Elle eut, en outre, par son instabilité même un autre effet indirect sur son imagination. Ce ne fut pas en vain que des vicissitudes diverses le conduisirent en Amérique, puis en Angleterre, à l'époque où Ossian, récemment publié, passionnait la société anglaise, et où florissait l'école des Lacs. C'est à Londres, c'est sous les arbres de ses grands parcs que René lui apparut pour la première fois. «J'étais Anglais, dit-il, de manières, de goût et, jusqu'à un certain point, de pensées; car si, comme on le prétend, Lord Byron s'est inspiré quelquefois de René dans son Child-Harold, il est vrai de dire aussi que huit années de résidence en Grande-Bretagne, précédées d'un voyage en Amérique, qu'une longue habitude de parler, d'écrire et même de penser en anglais, avaient nécessairement influé sur le tour et l'expression de mes idées.» Aveu d'autant plus digne de foi, qu'il a dû coûter davantage à l'amour-propre de l'auteur.
Les premières impressions de l'enfance, la contagion de l'esprit sentimental du XVIIIe siècle, l'ébranlement causé par les malheurs publics et les infortunes privées, le libre échange d'idées avec l'Angleterre, suffiraient, peut-être, pour rendre compte de la tristesse habituelle, quoique intermittente, de Chateaubriand. Est-ce tout cependant? et ne faut-il pas indiquer ici une autre raison encore de cette tristesse? D'après le René du roman, le désenchantement chez lui n'aurait pas attendu l'expérience. Mais est-ce bien la vérité? M. Sainte-Beuve attribue à Chateaubriand cette phrase qui lui serait échappée, dit-il, dans un moment de franchise: «Quand je peignis René, j'aurais dû demander à ses plaisirs le secret de ses ennuis.» Rétablissons dans son exactitude le passage auquel il est fait allusion. Chateaubriand a dit seulement: «J'ai perdu de vue René depuis maintes années, mais je ne sais s'il cherchait dans ses plaisirs le secret de ses ennuis.» Cette confidence n'a pas la portée que, dans sa malice, le critique lui prête en la dénaturant. Seulement, ailleurs, Chateaubriand a reconnu que c'étaient «les entraînements de son cœur» qu'il avait peints, dans les Martyrs, «mêlés aux syndérèses chrétiennes.» René, le véritable René n'aurait donc reconnu l'amertume de la vie qu'après en avoir goûté les douceurs. En cela, au lieu d'être une orgueilleuse exception il n'aurait fait que suivre un sort assez vulgaire. Il faut en convenir, une mélancolie qui s'alimente à des sources si diverses ne peut être approuvée sans réserve, et il faut dire avec M. de Féletz «qu'on en voudrait la cause et plus pure et plus intéressante.» Eût-elle, en effet, ce caractère, il resterait à savoir si l'œuvre dans laquelle elle est si magnifiquement dépeinte est salutaire ou funeste.
A ne considérer que l'intention affichée par l'auteur de René, cet écrit tendait à un but d'une haute moralité. On sait qu'il faisait originairement partie de ce grand monument appelé le Génie du christianisme (2e partie, liv. IV). Il suivait un chapitre intitulé: Du vague des passions, et semblait ne renfermer qu'un exemple de ce genre d'affection. Chateaubriand s'était proposé d'en démontrer les dangers et l'action qu'il avait choisie lui semblait particulièrement appropriée à ce but. «Afin d'inspirer plus d'éloignement pour des rêveries criminelles, il avait pensé qu'il devait prendre la punition de René dans le cercle des malheurs épouvantables, qui appartiennent moins à l'individu qu'à la famille de l'homme et que les anciens attribuaient à la fatalité. Il voulait que le malheur naquît du sujet, et que la punition sortît de la faute.» Cette moralité, l'auteur ne se contentait pas de la tirer de l'événement, il la formulait encore par la bouche du Père Souël, condamnant l'isolement orgueilleux de l'homme et disant à René: «Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables; s'il les laisse inutiles, il en est d'abord puni par une secrète misère, et tôt ou tard le ciel lui envoie un châtiment effroyable.»
Du reste, au moment de son apparition, René fut regardé comme une œuvre édifiante. Un article inséré dans le Mercure du 15 floréal an X, s'exprimait ainsi: «La moralité de ce roman est malheureusement d'une application très étendue. Elle s'adresse à ces nombreuses victimes de l'exemple du jeune Werther et de Rousseau, qui ont cherché le bonheur loin des affections naturelles du cœur et des voies communes de la société.» Le 1er thermidor an XIII, un autre article publié dans le même journal, sous les initiales Ch. D. (Dussault?) louait fort M. de Chateaubriand d'avoir appliqué une forme romanesque à l'analyse d'une vérité sévère, et estimait que s'il régnait parfois dans René, une force d'imagination et un charme de tendresse et de mélancolie trop vifs, la séduction de ces peintures était combattue par la morale et le pathétique du dénouement.
Je ne puis partager, je l'avoue, ni les illusions de l'auteur, ni celle de ses critiques. A part même l'étrangeté choquante de son principal incident, que d'objections le roman de René ne soulève-t-il pas? Qu'importe son cadre dogmatique et religieux? Se souvient-on en lisant ces pages brûlantes qu'elles visent à la démonstration d'une vérité morale? Oui, les paroles prononcées par le Père Souël ne laissent rien à désirer au moraliste le plus sévère. Mais suffit-il d'une réprimande placée à la fin de l'ouvrage pour détruire l'impression pernicieuse qu'il a pu causer? Croit-on que le sermon du jésuite sera mieux écouté que le récit du séduisant jeune homme qu'on est si disposé à plaindre? N'est-il trop tard pour parler le langage de la vertu, quand on a énervé l'âme par la peinture poétique du vice? et après avoir prodigué toutes les merveilles de l'imagination et du talent sur une figure qui ne représente, en somme, que l'égoïsme, ne risque-t-on pas de trouver le lecteur insensible quand on présente à son esprit l'image austère du dévouement?
Chateaubriand lui-même l'a reconnu. En voyant une foule d'esprits déréglés, s'autoriser de son exemple pour s'abandonner à de folles rêveries, il a émis le regret d'avoir fourni un aliment à leurs erreurs. «Si René n'existait pas, a-t-il dit, dans ses Mémoires, je ne l'écrirais plus; s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René (sic) poètes et de René prosateurs a pullulé: on n'a plus entendu que des phrases lamentables et décousues: il n'a plus été question que de vents et d'orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège, qui n'ait rêvé être le plus malheureux des hommes; de bambin qui, à seize ans, n'ait épuisé la vie, qui dans l'abîme de ses pensées ne se soit livré au vague de ses passions, qui n'ait frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes stupéfaits, d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.» On voit ici se produire ce qui s'est déjà présenté pour Werther. Gœthe aussi s'était donné la satisfaction pour apaiser son cœur inquiet d'écrire le roman de la tristesse et du désespoir, et une fois soulagé par cet enfantement, il avait raillé les disciples qui avaient eu la naïveté de le prendre au sérieux, et de traduire en pratique ses poétiques fictions. Comme lui, Chateaubriand s'est séparé après coup de son héros: il a désavoué les enfants dont il était le père, mais les liens qui le rattachent à eux ne peuvent être brisés ainsi, et comme Gœthe, il garde la responsabilité de son œuvre. Sa seule dissemblance avec Gœthe, c'est qu'il en a senti le poids. Gœthe n'eût pas voulu, au péril de sa vie, «révoquer Werther.» Chateaubriand a déclaré que, s'il le pouvait, il anéantirait René. Si ce vœu était sincère, il lui en doit être tenu compte.
V
Le Groupe de Chateaubriand
PH. GUENEAU DE MUSSY.—M. MOLÉ.—CHÊNEDOLLÉ.—Mme DE CAUD (LUCILE).—Mme DE BEAUMONT.—BALLANCHE.—ANDRÉ-MARIE AMPÈRE.
L'observation placée plus haut à propos de Mme de Staël, s'applique à plus forte raison à Chateaubriand. Plus qu'elle encore, il devait avoir son entourage de fidèles, s'attachant à lui et s'inspirant de ses sentiments. Cet entourage ne lui a pas fait défaut. Sainte-Beuve a étudié et analysé avec sa sagacité ordinaire «le groupe littéraire de Chateaubriand.» Je dois parcourir ici ce qu'on peut appeler son «groupe moral.» Ces deux groupes se confondent en quelques points et se distinguent à d'autres égards.
Dans celui que j'étudie, on remarquait à un certain moment, pendant la période qui suit la Terreur, deux hommes que Sainte-Beuve nous représente comme ayant, par le penchant à la rêverie, par le goût de la vie contemplative, quelque ressemblance avec René, qu'ils voyaient beaucoup. C'étaient M. Philibert Gueneau de Mussy, et M. Molé. Ils faisaient partie d'une société d'hommes et de femmes d'un mérite distingué, débris d'un monde détruit, rapprochés par le sort après de longs orages, et dont quelques membres s'appelaient entre eux «les corbeaux.» Le souvenir des événements qu'ils avaient traversés ne contribuait pas peu à donner à leurs pensées une teinte sombre. Ils étaient, de plus, dans cet état que Chateaubriand indique avec raison comme particulièrement accessible à la mélancolie, «celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés jeunes et actives, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes sans but et sans objet». Leur souffrance, d'ailleurs, ne devait pas se prolonger. Elle tenait en grande partie à une inaction forcée, si lourde pour les intelligences qui sentent leur valeur, et devait disparaître quand viendrait la vie active. De ces deux hommes, la science guérit le premier; le second dut son salut à la politique. Le mal fut plus grave et plus durable chez un autre homme dont la vie fut aussi en contact avec celle de Chateaubriand.
On connaît Chênedollé par sa poésie élevée et noble. Elle ne porte l'empreinte d'aucune faiblesse morale. Mais quelle était sa vie intime? Il aimait la solitude des champs; il allait souvent rêver près d'un étang, ou errer dans les prés en lisant un roman ou des poésies. Comme la plupart des rêveurs, il avait pris l'habitude de tenir registre de ses pensées: il écrivait un journal de sa vie. Ce soin de s'observer sans cesse, d'analyser ses moindres impressions, lui devint funeste; il sentit le danger de cette attention incessante sur soi-même, de cette exagération du nosce te ipsum. «Il n'est pas bon, a-t-il dit, que l'homme soit trop solitaire et qu'il se livre trop à sa pensée et à sa douleur. Il dévore alors son propre cœur et il se tue ou devient fou.»
Émigré pendant la Terreur, Chênedollé parcourut la Hollande et l'Allemagne; il visita, à Coppet, Mme de Staël, et ce fut par son entremise que plus tard il put revenir en France. A Paris, il entre en rapport, et bientôt en amitié, avec Chateaubriand; présenté à sa sœur Lucile, veuve alors, il conçoit pour elle une affection profonde et forme le vœu de s'unir à cette femme si digne d'être aimée. Mais ce projet auquel, sans l'encourager ouvertement, Chateaubriand n'était pas défavorable, ayant échoué par suite d'hésitations délicates et d'un scrupule invincible de Mme de Caud, le poète retombe dans les cruelles agitations de son âme isolée.
Au mois de janvier 1804, il écrit à son ami Philibert Gueneau de Mussy: «Pendant plus de trois mois, j'ai passé les jours entiers à bêcher la terre, et ce n'était que par ce moyen que je pouvais rendre un peu de repos à une imagination malade et sortie des voies de la nature.» Maladie de l'imagination, tel était le terme auquel aboutissait une vie trop solitaire et trop renfermée dans la contemplation intérieure. Cette affection fut grave; cependant elle trouva de l'adoucissement dans le sentiment du devoir et dans la courageuse acceptation de l'épreuve.
J'ai nommé tout à l'heure Lucile. Il faut parler ici avec plus d'étendue de cette femme malheureuse. Elle avait partagé l'éducation sévère et la mélancolie précoce de son illustre frère. Par nature, elle était sérieuse, triste même; elle s'était de bonne heure réfugiée dans les idées religieuses. «Il lui prenait, dit Chateaubriand, des accès de pensées noires que j'avais peine à dissiper. A dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure: une expression qu'elle cherchait, une chimère qu'elle s'était faite, la tourmentaient des mois entiers.» Dans le triste manoir de Combourg, où Lucile et son frère étaient l'un pour l'autre un soutien et une consolation, ses distractions étaient celles que Chateaubriand a décrites avec tant de charme en retraçant ses propres souvenirs: «Jeunes comme les primevères, tristes comme la feuille séchée, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos récréations et nous.» Sans prétention, et seulement pour donner un libre cours à un besoin de son esprit, Lucile s'essayait à la poésie, mais à une poésie toujours mélancolique. Elle traduisait de Job, de Lucrèce, les passages les plus empreints de tristesse; elle adressait à l'aurore et aux astres des invocations ossianiques que Chateaubriand nous a conservées.
Dans toute cette partie de sa vie, la destinée et le caractère de Lucile sont les mêmes que le caractère et la destinée de son frère. On aime à suivre dans les Mémoires ce développement parallèle de deux existences sorties de la même source. Mais l'union si douce des premières années se relâcha bientôt. Pendant que Chateaubriand est entraîné au loin par sa fortune et son humeur, sa sœur reste en France et y continue obscurément l'existence à laquelle elle a été initiée avec son frère. La Révolution passe sur ceux qui lui sont chers; sa mère finit ses jours en prison; d'autres, parmi les siens, périssent sur l'échafaud; des déceptions de cœur viennent s'ajouter à ces douleurs.
C'est alors que, restée veuve, Mme de Caud rencontre dans la société de son frère, M. de Chênedollé. Celui-ci fait d'elle à ce moment le portrait suivant: «Son visage exprimait toujours la plus profonde mélancolie, et ses yeux se tournaient naturellement vers le ciel comme pour lui dire: Pourquoi suis-je si malheureuse? Quelquefois elle sortait de cette profonde tristesse, et se livrait à des accès de gaîté et à de grands éclats de rire, mais ces éclats de rire faisaient sur moi la même impression que le rire d'un homme attaqué par la folie: ils conservaient par un contraste terrible toute l'amertume de la tristesse, et sur ce visage si mélancolique la gaîté même semblait malheureuse.» On put cependant croire un instant qu'elle allait consentir à répondre aux vœux de Chênedollé; mais elle s'effrayait à cette pensée, et se hâtait de reprendre à son ami désolé l'espoir qu'elle avait pu lui laisser entrevoir. Quand le pauvre Chênedollé insiste et tente un dernier effort, Lucile ne lui répond plus. Singulière maladie, étrange renversement de la nature humaine que cet éloignement pour son propre bonheur! Lorsque la religion étouffe la voix de la nature, qui tend à sa conservation et à son bien-être, cette œuvre ne s'accomplit pas sans efforts et sans sacrifices; ici l'effort serait en sens contraire; pour Mme de Caud le sacrifice serait de consentir à être heureuse!
Maintenant elle fait chaque jour un pas de plus vers l'abîme. Après l'amour, elle veut se dépouiller de l'amitié, elle l'écrit à son frère. Elle trouve cependant encore du charme dans son affection, dans sa présence; sa vue ranime ce cœur brisé par la souffrance, mais elle ne s'abandonne qu'à demi à ce bonheur, et une pensée de défiance, une crainte secrète d'être importune, trouble la douceur de cette amitié. Dans cet état, tout flotte et tourbillonne dans son esprit, et sa pensée elle-même lui échappe: «Mon ami, j'ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister ou n'exister pas, qui ont pour moi l'effet d'objets qui ne s'offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait par conséquent s'assurer, quoiqu'on les vît distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela, de ce moment-ci je m'abandonne.»
On ne supporte pas longtemps un pareil vertige, et Lucile ne l'eut pas désiré. Quand on lui parlait des soins qu'exigeait sa santé: «Pourquoi, ma santé? répondait-elle; je suis comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un désert.» Elle se plaignait de la longueur de son épreuve dans ces termes, où la profondeur des sentiments atteint la véritable éloquence: «Comment ce cœur qui est un si petit espace peut-il renfermer tant d'existence et tant de chagrins!» Ses vœux furent entendus: le 9 novembre 1804, fut le terme de ses douleurs.
Un don naturel de mélancolie, accru par une vie triste et solitaire, par des chagrins privés et par les malheurs publics, telle est l'explication de la tristesse de Mme de Caud. Les mêmes causes et les mêmes effets se rencontrent, quoique avec moins de violence, chez une jeune femme de son temps et de son monde, Mme de Beaumont.
Née avec une santé frêle et une organisation débile, Mme de Beaumont fut atteinte dans ce qu'elle avait de plus cher par les crimes de la Terreur. Pendant ces jours lugubres, son père, M. de Montmorin, ancien ministre des affaires étrangères, périt avec toute sa famille; elle resta seule sur la terre. Son âme avait dès lors, et à jamais, contracté le pli de la tristesse. La correspondance de M. Joubert montre quel découragement, quelle indifférence pour la vie, s'étaient emparés d'elle. «Je suis bien aise de vous dire, lui écrit M. Joubert, en 1795, que je ne pourrai vous admirer à mon aise et vous estimer tant qu'il me plaira, que lorsque j'aurai vu en vous le plus beau de tous les courages, le courage d'être heureuse. Il faudrait, pour y atteindre, avoir d'abord le courage de vous soigner, le désir de vous bien porter et la volonté de guérir. Je ne vous en croirai capable que lorsque vous aurez bien perdu votre belle fantaisie de mourir, en courant la poste, dans quelque auberge de village.» Peut-être, en parlant ainsi, ne croyait-il pas prophétiser si exactement qu'il le faisait la fin prochaine qui attendait Mme de Beaumont loin de sa patrie. A ce moment, elle avait encore quelques années à vivre. Quand la Terreur eut cessé, quand la France retrouva un peu d'ordre et de calme, Mme de Beaumont rentra à Paris; elle ouvrit un salon dont Chateaubriand fut bientôt le centre.
Mme de Beaumont confiait au papier ses pensées et ses impressions. Ce manuscrit montre chez elle une vie intérieure qui ressemble, avec moins d'agitation cependant, à celle de Mme de Caud, qui était aussi son amie. Mme de Beaumont analysait, dans les lignes suivantes d'une lettre à M. Joubert, l'état de son âme vers cette époque: «Je vous ferais pitié: j'ai retrouvé ma solitude avec humeur; je m'occupe avec dégoût, je me promène sans plaisir; je rêve sans charme, et je ne puis trouver une idée consolante.» Et ailleurs: «Le repos! j'en sens tout le mérite aujourd'hui, sans en excepter celui qui est voisin de l'anéantissement.»
Comme Lucile, Mme de Beaumont désirait la mort: elle fut exaucée la première. Partie à l'automne de 1803 pour Rome, elle n'en devait pas revenir; elle mourut le 4 novembre. M. de Chateaubriand lui fit élever une magnifique sépulture où elle était représentée «couchée sur le marbre et indiquant du doigt, au-dessous du nom de ses proches tombés sous la hache révolutionnaire, cette plainte suprême, qu'elle avait acquis le droit de répéter après Rachel: «Quia non sunt.» On lit aussi sur ce mausolée un verset de Job, qu'elle rappelait souvent: «Quare misero data est lux et vita his qui in amaritudine animæ sunt?»
Lucile de Chateaubriand, Pauline de Montmorin, rapprochées par les malheurs de leur vie, unies par une fin prématurée, ont passé peu de jours sur la terre; mais leur trace, conservée par l'amitié, par l'amour et par le génie, ne s'effacera pas. En elles, nul sentiment qui ne brave la critique. Leur tristesse est exempte de cet égoïsme, qui, chez tant d'autres, rabaisse ce sentiment. Loin de se rechercher elles-mêmes, elles se sont oubliées et perdues dans leurs chagrins. La mélancolie ne serait jamais une faiblesse coupable, si elle était toujours pratiquée ainsi. Mais aussi, est-il beaucoup d'âmes assez pures pour être comparées aux leurs?
Il en est une, peut-être, qui peut figurer ici sans former un contraste avec elles. M. Ballanche fait évidemment partie, dès l'époque dont je m'occupe ici, du groupe de Chateaubriand. Il l'avait connu en 1801, dans un voyage qu'il avait fait à Paris. Il lui avait demandé sa collaboration pour la publication d'une bible française avec des discours. En 1804, il l'avait accompagné dans une excursion à la Grande-Chartreuse avec Mme de Chateaubriand. Les tendances non moins que les incidents de sa vie le conduisaient, d'ailleurs, vers Chateaubriand.
Son enfance et sa première jeunesse furent souffrantes et casanières. Arrivé à dix-huit ans, il resta trois années entières sans sortir de chez lui. Il lisait beaucoup Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, et aimait à écrire. Il supporta sans trop d'angoisses le temps du siège de Lyon, mais la Terreur qui suivit l'accabla. Il s'enfuit à la campagne avec sa mère et il y subit toutes les privations. Revenu à Lyon après le 9 thermidor, il eut à traverser une maladie pénible et une convalescence plus cruelle encore. Il paraît avoir fait allusion à ces épreuves dans un passage de la Vision d'Hébal, à propos de ce jeune Écossais que Sainte-Beuve dit être à M. Ballanche ce qu'Obermann, Adolphe et René sont à leurs auteurs.
Un biographe, qui fut en même temps pour lui un ami, malgré la différence des âges, et qui était bien fait pour le comprendre, M. Jean-Jacques Ampère s'exprime ainsi sur lui: «Une adolescence maladive, écoulée sous l'oppression de la Terreur, dans une ville décimée par elle, et dans un des plus sombres quartiers de Lyon, laissa dans l'organisation de M. Ballanche, quelque chose de douloureux et d'ébranlé.» Les souvenirs de ces jours néfastes lui inspirèrent une épopée en prose sur les martyrs de Lyon pendant la Révolution. Il publia aussi, en 1801, un volume intitulé: Du Sentiment, considéré dans la littérature et dans les arts. On y remarque, «quoique souvent l'espérance y domine, dit Sainte-Beuve, une pensée lugubre qui est commune à Jean-Jacques et à certains de ses disciples, à M. de Senancour en particulier: c'est que la civilisation européenne et les cités dont elle s'honore, destinées à périr, feront place à des déserts, et que les voyageurs futurs s'y viendront asseoir avec mélancolie, comme aux ruines de Palmyre et de Babylone.»
Ce travail avait soutenu le jeune Ballanche. Mais «à l'exaltation qui l'avait produit, succéda une période de tristesse et un grand abattement de cœur.» Le public, distrait des choses littéraires par la guerre d'Italie, ne s'était pas occupé de son livre. Des douleurs physiques étaient venues se joindre à ses ennuis, et il est certain que ce fut le temps où cette âme si douce fut le plus près de l'amertume.
La disposition morale qu'il éprouvait alors se montre dans son récit d'une rencontre à la Grande-Chartreuse. Il rapporte une «conversation entre un jeune mélancolique qui repousse toute science, toute tentative humaine, et un prêtre tolérant qui maintient la science et la croit conciliable avec une religion élevée.» Il prête au jeune homme les pensées les plus désolantes sur la vie, et il montre bien qu'elles lui étaient habituelles à lui-même, quand il ajoute: «Le fond de cette âme n'avait pas échappé à tous. Ceux qui avaient passé par les mêmes épreuves l'avaient compris.» A la même époque, d'ailleurs, il jetait un cri de détresse qui ne pouvait laisser de doute sur la gravité de ses souffrances: «Nous sommes deux misérables créatures, écrivait-il à un ami: un brasier est dans votre cœur; le néant s'est logé dans le mien.»
Sous l'empire de ces tristesses, il fut tenté de chercher un asile suprême dans le sein de la religion. Ce projet n'eut pas de suite, non plus qu'un autre bien différent, un projet de mariage qu'il vit avec chagrin échouer, et dont le regret lui a dicté cette sorte d'élégie en prose qu'il a nommée les Fragments (1808). Jugez de la profondeur de cette blessure: «Nous serions bien moins étonnés de souffrir, dit-il, si nous savions combien la douleur est plus adaptée à notre nature que le plaisir. Il n'y a de réel que les larmes.... Montrez-moi celui qui a pu arriver à trente ans sans être détrompé... montrez-le moi! Un déluge de maux couvre la terre, une arche flotte au-dessus des eaux, comme jadis celle qui portait la famille du Juste; mais cette arche-ci est demeurée vide, nul n'a été digne d'y entrer.» Plus tard, Ballanche revint à une tristesse plus calme. Et lui-même, dans une belle composition, le Vieillard et le Jeune Homme, s'est fait un devoir de combattre le penchant auquel il avait jadis cédé. Mais il avait souffert, comme l'a écrit M. Ampère, du mal de René.
J'ai parlé de M. Ampère. C'est à son père lui-même, à l'illustre savant, que Ballanche écrivait: «Un brasier est dans votre cœur.» Et, en effet, André-Marie Ampère avait une âme passionnée, mais aussi tourmentée. Ayant perdu la foi religieuse, il n'avait pas tardé à sentir le vide de son absence. «Descendu, on l'a très bien dit, au fond de l'abîme, il chercha à remonter vers le ciel, et c'est un des spectacles moraux les plus intéressants que celui qu'offrent les lettres où il nous peint ses regrets, ses angoisses et ses aspirations renaissantes vers la religion. Il y a dans ses doutes, dans ses souffrances, dans ses affirmations retrouvées, quelque chose de cette crise qu'éprouva Pascal et qui l'épuisa.» Enfin, il retrouva la foi pour ne la plus quitter.
Chez lui, de même que chez les autres personnes d'élite auxquelles il m'a paru naturel de l'associer, le mal du siècle était dépouillé de ses éléments mauvais. Pur dans son origine, il resta toujours inoffensif dans ses effets, et ne se traduisit jamais par les audaces, les révoltes ou les faiblesses que nous avons eu, que nous aurons encore, à signaler dans le cours de ce travail.
VI
Senancour et ses disciples
Si la physionomie des deux principaux écrivains que nous ayons jusqu'à présent étudiés, Mme de Staël et Chateaubriand, présente des aspects variés, si leur caractère et leurs œuvres comportent des nuances nombreuses, il n'en est pas de même de M. de Senancour. En lui tout est uniforme, et une ombre de mélancolie enveloppe sa vie entière et ses écrits.
Sa vie d'abord. Enfant maladif et ennuyé, il est confié à un curé de campagne, aux environs d'Ermenonville: là, il se plaît aux souvenirs, encore récents alors, que Jean-Jacques Rousseau a laissés dans ces lieux témoins de ses derniers moments. Il se prend d'un goût précoce pour la solitude. Ce goût, il le nourrit plus tard à Fontainebleau, où pendant le temps des vacances il promène ses jeunes rêveries. Puis son humeur indépendante se trahit par un acte important. Ne se sentant aucune vocation pour l'état ecclésiastique auquel on le destinait, il se sauve en Suisse, pour y vivre d'une vie purement contemplative. Bientôt la Terreur qui rend la France inhabitable, le fixe dans son pays d'adoption. Dans le même temps, il perd ses parents, sa femme, sa santé et sa fortune, et se voit réduit à chercher des moyens de vivre dans un travail qui lui répugne. Cependant il retrouve assez de liberté pour écrire, de 1798 à 1804, ses Rêveries sur la nature primitive de l'homme, et, en 1804, son livre d'Obermann, ouvrages qui, par l'esprit général qui les anime, par leur forme, par le titre de l'un d'eux, par l'emploi fréquent de l'apostrophe, rappellent l'influence de Rousseau. Mais, écrire n'était pour lui qu'un dérivatif insuffisant à ses douleurs. On ne saurait dire de ses ouvrages comme de ceux de Chateaubriand, que leur auteur y soulageait ses chagrins par la verve qu'il déployait à les décrire. Philosophe plutôt que poète, il se contentait d'analyser fidèlement ses impressions, et des deux conditions que réunissait l'auteur de René en composant son roman, l'entrain et la tristesse, Senancour n'a connu que la seconde. J'achèverai d'indiquer ici ce qu'il fut dans le reste de son existence. Il a continué sous la Restauration sa vie cachée et ses travaux philosophiques. Il a publié, en 1819, les Libres méditations d'un solitaire inconnu, et, en 1833, le roman d'Isabelle. «Il resta toujours dans le gris» a dit Sainte-Beuve. Mais plus il avançait en âge, plus il se tournait vers les sentiments religieux. Il est mort à St-Cloud, en 1846, comme il avait vécu, obscur, isolé; on lit sur sa tombe ces mots: «Éternité, deviens mon asile!»
Je l'ai dit, la triste monotonie de son existence se retrouve dans ses écrits, qui ne sont souvent qu'un journal de sa vie morale. Dans ses Rêveries, quand il quitte les régions abstraites pour faire un retour sur lui-même, on voit quel était son esprit de résignation, et de détachement. «Douce et mélancolique automne, s'écrie-t-il, saison chérie des cœurs sensibles et des cœurs infortunés, tu conserves et adoucis les sentiments tristes et précieux de nos pertes et de nos douleurs; tu nous fais reposer dans le mal même, en nous apprenant à souffrir facilement, sans résistance et sans amertume; tout ton aspect délicieux et funèbre attache nos cœurs aux souvenirs des temps écoulés, aux regrets des impressions aimantes... Automne, doux soir de la vie, tu soulages nos cœurs attendris et pacifiés, tu portes avec nous le fardeau de la vie.» Ces sentiments apparaissent surtout dans son ouvrage capital, dans ce livre d'Obermann, qui, ce titre l'indique, est, je ne dirai pas le poème ou le roman, mais la monographie de la solitude.
Le solitaire qui en fait le sujet a quitté le monde pour se mieux conformer aux vues de la nature, pour rompre avec tout ce qui peut, au milieu de la société, contrarier la destinée véritable de l'homme. Il a échappé par la fuite au joug d'une profession pratique qu'on lui voulait imposer; «il n'a pu renoncer à être homme pour être homme d'affaires.» Il s'est retiré en Suisse et il écrit à un ami resté en France.
Il jouit d'abord de la liberté qu'il a conquise, en même temps que de la beauté des lieux qu'il parcourt; mais ce moment d'espérance et de bonheur passe vite. Une secrète inquiétude se glisse dans son cœur; son indépendance même, ses loisirs lui pèsent; l'inaction de ses facultés devient pour lui une cause de souffrance. On le voit passant une nuit entière, absorbé dans ses pensées, sur le bord d'un lac éclairé par la lune. «Indicible sensibilité, s'écrie-t-il, charme et tourment de nos vaines années, vaste conscience d'une nature partout accablante et partout inspirée, trouble, passion universelle, sagesse avancée, voluptueux abandon, tout ce qu'un cœur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds, j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable, j'ai fait un pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement, j'ai dévoré dix années de ma vie. Heureux l'homme simple dont le cœur est toujours jeune!»
C'étaient sans doute des heures funestes que celles qui s'écoulaient ainsi; mais peut-être dans la violence même de ces orages intérieurs existait-il encore je ne sais quelle âpre jouissance. Après cette crise, il n'y a plus pour Obermann qu'un état presque continu de langueur et d'ennui. «Je ne veux plus de désirs, dit-il; ils ne me trompent point. Je ne veux pas qu'ils s'éteignent; ce silence absolu serait plus sinistre encore. Cependant c'est la vaine beauté d'une rose devant l'œil qui ne s'ouvre plus. Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en s'éclipsant; elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais et où je n'ai rien trouvé! Je suis seul, les forces de mon cœur ne sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent. Me voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne m'est rien, comme l'homme frappé dès longtemps d'une surdité accidentelle et dont l'œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui passent et s'agitent devant lui.»
Cependant cette vie à la fois inutile et malheureuse, Obermann ne comprend que trop qu'il lui importe d'en sortir. Le renversement subit de sa fortune lui fait, d'ailleurs, une loi de l'activité. Mais aucune considération ne peut triompher de son apathie et de son indécision. Dans le cours de ses méditations sur le meilleur parti à prendre, le découragement s'empare de lui, et il en arrive à envisager une solution suprême qui conviendrait à son désespoir. Il écrit à son ami: «Des idées sombres, mais tranquilles, me deviennent plus familières. Je songe à ceux qui, le matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit; ce sentiment me repose et me console, c'est l'instinct du soir.» Il examine alors les objections qui s'élèvent contre le suicide: les devoirs envers l'amitié, la patrie, l'humanité. Il croit les réfuter par cette raison que, quand on se sent incapable de remplir un rôle dans le monde, on peut quitter volontairement la vie, et que le pouvoir de la société ne va pas jusqu'à interdire à l'homme de disposer de lui-même. Comme si l'être le plus humble ne pouvait faire quelque bien sur la terre, et si, à défaut de la société, Dieu ne lui imposait pas de rester à la place où il l'a mis! Toutefois, il ne décide rien, content de savoir qu'il lui reste, contre l'excès de ses maux, une ressource toujours prête. Il ne se peut déterminer ni à vivre ni à mourir. Il continue à végéter. Sans doute, il a encore de nobles aspirations, mais il manque de la force nécessaire pour les réaliser. Si quelque lueur inespérée de bonheur brille un instant à ses yeux, elle s'évanouit bientôt. Sa volonté se soulève un instant, puis retombe, épuisée de son effort.
Ainsi, flottant sans cesse entre des aspirations stériles et des désirs impuissants, le triste Obermann paraît près de toucher au fond de l'abîme. Toutefois, il ne doit pas périr. Le salut lui apparaît quand il renonce à le chercher en lui-même, quand il songe sérieusement à ses semblables. Les projets utiles qu'il n'a pas encore eu le courage d'exécuter, il veut enfin les accomplir. Redevenu riche, il forme un établissement agricole qui fournit un noble aliment et à son activité et à sa bienfaisance. Outre ce généreux emploi d'une partie de ses heures, il en consacre une autre à écrire des leçons de morale, de philosophie, qui puissent être de quelque profit pour les hommes. C'est alors que, dépouillé de toute illusion, de toute passion intéressée, il trouve le calme et la paix qu'il avait si longtemps cherchés en vain dans la satisfaction de ses goûts personnels.
Tel est le remarquable traité d'Obermann. Il ne clôt pas les travaux de Senancour sur la solitude, et pour ne pas scinder l'étude de cet écrivain, je dirai quelques mots de ses derniers écrits.
Les libres méditations d'un solitaire inconnu renferment un grand nombre de pages consacrées à la description, à l'éloge de la vie solitaire et à l'analyse de ses effets sur l'âme. L'ouvrage est précédé par le récit de la vie d'un homme qui aurait habité, jusqu'à l'âge avancé où il mourut, une grotte de la forêt de Fontainebleau, dans laquelle on aurait trouvé le manuscrit même des Méditations. Ce vieillard convie chacun à l'imiter. Il invite ceux qui sont restés dans le monde à enfuir les bruyantes passions; il voudrait voir se développer des établissements toujours ouverts aux hommes désireux de la vie cénobitique. Cette solitude ne peut cependant être que le partage du petit nombre; il en est une autre plus accessible. Le philosophe inconnu en raconte les charmes; selon lui, elle procure à l'esprit la modération et la santé, l'oubli des choses vaines, la continuité dans la possession de soi-même. Voilà sans doute de grands avantages, et celui qui parle ainsi semble entièrement satisfait de son état. Cependant, il ne le dissimule pas, il reste en lui un fond d'inquiétude, un levain de chagrin et d'ennui toujours prêt à se soulever. Il ne peut l'étouffer que par le travail, quelquefois le plus rude; pour dompter son âme, il faut qu'il épuise ses forces physiques. «Je me hâterai, dit-il, de saisir la bêche ou le rabot: je ne les quitterai pas avant d'y être contraint par le sommeil. Que de fois je me félicitai d'une vigueur qui me rendait cette diversion facile. Je plains celui dont la pensée n'est pas moins active, mais à qui ces occupations et cette lassitude ne sauraient convenir; c'est celui-là dont la vie est un pénible combat.» Enfin, au moment même où il vient de se réjouir d'avoir pris le parti de la retraite, il fait des aveux qui jettent un jour inattendu sur la fragilité du bonheur qu'il y a trouvé. «Je n'ai pas su me garantir de tous les écarts de la pensée: la paix dont je jouis est précaire; je l'éprouve quelquefois avec autant de honte que de découragement. L'ennui revient, il surmonte tout; il renouvelle de faux besoins, et je me sens inondé d'amertume. Mais de tels instants sont rares; la fatigue du corps épuise l'activité trompeuse qui ne me laisserait apercevoir autour de moi que l'abandon et l'uniformité.»
Pas plus que dans les Libres méditations, le portrait de la solitude n'est flatté dans le roman d'Isabelle. Isabelle est un pendant au livre d'Obermann; et on l'a justement appelé un Obermann en jupons. La donnée du roman est d'une grande simplicité. A la suite d'événements qu'il est inutile de rapporter, une jeune fille du monde a résolu de vivre dans une solitude complète. Elle espère y trouver un soulagement à des regrets très naturels. Sans compter sur le bonheur, elle cherche du moins à éviter son contraire. Elle croit qu'elle n'est pas faite pour la vie ordinaire des femmes, qu'elle n'a pas les dons nécessaires pour vivre dans l'état de mariage, et elle se promet de n'aimer jamais. Mais l'épreuve de cette existence anormale est pénible pour elle, et elle est bien loin d'y trouver la paix qu'elle en attendait. Bien vite désabusée sur les suites de sa bizarre tentative, elle ne fait rien cependant pour rentrer dans la vie commune. Elle ne sait pas plus supporter la situation qu'elle s'est faite, que la rompre. Elle n'accepte ni ne repousse, soit l'amour, soit l'amitié, et elle meurt n'ayant su remplir ni complètement, ni à temps, les devoirs qui lui étaient imposés. Sans entrer dans une analyse plus étendue, citons quelques fragments de ses lettres: «Que je souffre plus ou moins, ce ne sera pas une différence réelle dans le cours du monde. Que te dirai-je? Comment me faire entendre? je ne connais pas bien ce que j'éprouve, et il est possible que j'aie peu de raison de croire ce dont je reste persuadée... tout m'obsède, tout m'irrite. C'est une fatigue qui redouble par intervalles; c'est un découragement universel... tout vient de ma faute, ma perte sera mon ouvrage. J'appartiens au malheur, l'effroi me pénètre, je gagnerais maintenant à cesser de vivre... Le rêve dont je suis fatiguée va-t-il finir?... Dès que nous avons passé la première jeunesse, ce n'est plus qu'un long désastre: ces regrets forment l'histoire du monde.» Ces fragments suffisent pour faire connaître la triste Isabelle. Personnage étrange, dont le caractère n'est pas d'accord avec le sexe, création confuse qui s'explique moins par le besoin, chez Senancour, de peindre un type réel, que par le penchant qui porte un auteur à reproduire, à renouveler, sous des aspects quelquefois peu variés, le premier objet de son étude et de ses goûts.
On aperçoit maintenant l'unité qui préside à l'existence et à l'œuvre de Senancour. On peut juger l'une et l'autre.
Que dirai-je de sa vie? Sans doute, des infirmités précoces, des pertes de famille et d'argent, s'ajoutant au sentiment des malheurs publics, étaient de nature à assombrir son caractère. Mais n'a-t-il pas travaillé lui-même à son infortune, en s'isolant volontairement, en se dérobant au train commun des choses pour lequel il ne se croyait pas fait, et en se consacrant à un genre de vie exceptionnel et contraire à la destination de l'homme? De ces premières fautes est née peut-être, par une juste punition, la série ininterrompue des ennuis qui ont usé les ressorts de son âme.
Toutefois, s'il est dans une certaine mesure l'artisan de son malheur, on ne peut l'accuser de s'y complaire. Sa solitude n'est pas oisive; elle est, au contraire, remplie de labeurs où le travail du corps alterne avec celui de l'intelligence. Elle n'est pas non plus orgueilleuse, car loin d'avoir la conscience de facultés supérieures, Senancour souffre du sentiment de son insuffisance.
Quant aux pages qui ont été le fruit de cette existence solitaire, il faut blâmer leur auteur de n'avoir pas repoussé nettement la tentation du suicide et d'être resté dans le doute sur cette question qui exige une réponse formelle. Mais, reconnaissons-le, jamais il n'atténue aucun des arguments qu'on lui peut opposer, et il ne cherche pas à pallier les côtés faibles de ses théories. A côté de son opinion sur le suicide, il expose consciencieusement celle de son correspondant inconnu, comme, après avoir décrit les bienfaits de la solitude, il en révèle tous les maux, avec une exactitude qui enlève au tableau qu'il en trace le prestige dangereux de ce sujet.
Enfin, une grande leçon est rappelée, avec beaucoup de force dans ces livres de bonne foi. Chose remarquable: tous les esprits sur lesquels la maladie du siècle a passé paraissent avoir compris, après bien des recherches, des aspirations et des fatigues, que le bonheur qu'ils souhaitaient ne pouvait exister que dans un état de l'âme, réglé par des habitudes fixes et paisibles. Jean-Jacques Rousseau l'a écrit le premier: «J'ai remarqué, dans les vicissitudes d'une longue vie, que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs, ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelques vifs qu'ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clair-semés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état; et le bonheur que mon cœur regrette n'est point composé d'instants fugitifs, mais un état simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme, au point d'y trouver enfin la suprême félicité.» Après lui, Zimmermann préconisait aussi, comme le grand moyen de bonheur, l'occupation dans le calme. Mais, mieux encore que ces deux écrivains, Chateaubriand a dit la même chose par la bouche de René: «On m'accuse d'avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère, d'être la proie d'une imagination qui se hâte d'arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle craignait d'être accablée de leur durée; on m'accuse de passer toujours le but que je puis atteindre, hélas! je cherche seulement un bien inconnu dont l'instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n'a pour moi aucune valeur? Cependant, je sens que j'aime la monotonie des sentiments de la vie, et si j'avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l'habitude.» C'est cette même solution de la paix par l'ordre que Senancour vient apporter au problème du bonheur. «Il nous faudrait, fait-il dire à Obermann, il nous faudrait une volupté habituelle et non des émotions extrêmes et passagères. Il nous faudrait la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l'ivresse consumante anéantit dans la satiété nos cœurs ennuyés de ses retours, de ses dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets.» Rencontre bien significative, de plusieurs intelligences éminentes à des degrés divers. Mais chez Rousseau, chez Zimmermann et chez Chateaubriand, cette conclusion n'est proposée qu'avec timidité. Rousseau et Zimmermann ont fini désespérés, et Chateaubriand nous montre René mourant dans l'impénitence finale de la mélancolie. Senancour ne tombe pas dans ces excès. Il fait plus qu'entrevoir la vérité qu'il a exprimée, il la dégage par une application pratique. Son Obermann guérit en sortant de l'oisiveté, en rentrant en communication avec les hommes, en travaillant pour eux, en sacrifiant ses intérêts à leur bonheur; et, dans ses Méditations, on voit encore Senancour combattre courageusement le démon de la tristesse, et, quoiqu'il succombe quelquefois sous ses coups, se relever, du moins, et se fortifier par la lutte.
Malgré le caractère modeste de la vie et des écrits que je viens d'apprécier, une célébrité tardive n'a pas complètement fait défaut à Senancour. Un pâle rayon de gloire posthume est venu visiter son tombeau. Lui, dont les œuvres n'avaient occupé jusque-là que quelques hommes de loisir et d'esprit délicat, a été, enfin, présenté au vrai public. Mme Sand lui a consacré une étude enthousiaste qui a eu du retentissement et qui a donné, en quelque sorte, le mouvement à l'opinion. Plus tard, Sainte-Beuve a parlé de lui avec étendue, avec éloge. Un poète anglais, M. Arnold, lui a rendu hommage en de belles stances. M. Auguste Barbier a pris pour sujet d'une poésie celui qu'il appelle «Le noble Obermann;» et, plus récemment, un autre écrivain, M. René Biémont, a intitulé «Le petit-fils d'Obermann,» un roman dans lequel il raconte les souffrances d'une âme inquiète.
Quoiqu'il en soit, Senancour avait jeté d'abord trop peu d'éclat pour avoir, de son vivant, des disciples. Cependant, si l'on n'avait tant abusé de cette expression, je dirais qu'il eut, à son insu, des frères obscurs qui, loin de lui et par une sorte d'inconsciente sympathie, rappelaient ses mœurs et ses sentiments.
L'un de ces hommes était Maine de Biran, dont le nom a grandi depuis, et, comme celui de Senancour lui-même, a fini par recueillir, dans le monde philosophique, une certaine illustration. Les affaires publiques qui ont pris une part considérable de la vie de Maine de Biran, ne l'ont pas, en effet, occupée toute entière, et même dans les fonctions de l'État, et sur la scène politique, il eut toujours un regard tourné en dedans de lui-même.
A la vérité, ces habitudes méditatives ne furent pas chez lui le résultat d'un choix entièrement libre: elles furent en partie la réaction forcée de la dissipation qui avait marqué sa jeunesse. Les récentes publications dont il a été le sujet nous font connaître qu'il avait, à cette époque, mené une existence très frivole. Sa mauvaise santé l'avait engagé à changer sa manière d'être, et il avait suivi ce conseil.
Les événements publics l'avaient aussi détourné de la vie du dehors, et ramené davantage à la vie intérieure. Pendant la Terreur, il s'était réfugié dans une terre éloignée de Paris. Cet asile lui offrait un double avantage: il lui voilait le spectacle des folies sanguinaires qui désolaient la France, et il lui permettait de se consacrer à l'étude de lui-même. Il fut heureux de le retrouver en 1797, lorsque le coup d'État du 18 fructidor l'eut éloigné des assemblées politiques, où son opposition royaliste l'avait fait remarquer.
Maine de Biran s'occupe donc à se voir vivre, et cette contemplation ne lui donne pas toujours sujet de se réjouir. Il se plaint de n'avoir pas la direction de son âme, d'être plutôt passif qu'actif: sa volonté est chose variable; il est obligé de reconnaître qu'elle est subordonnée à la partie matérielle de son être, qu'elle dépend quelquefois du temps ou de sa santé. Il est aussi un certain état qu'il gémit d'éprouver trop souvent: «En cet état, dit-il, absolument incapable de penser, dégoûté de tout, voulant agir sans le pouvoir, la tête lourde, l'esprit nul, je suis modifié de la manière la plus désagréable. Je me révolte contre mon ineptie, j'essaie pour m'en sortir de m'appliquer à diverses choses, je passe d'un objet à un autre; mais tous mes efforts ne font que rendre ma nullité plus sensible.» Il parle ailleurs de «l'agitation ordinaire de sa vie intérieure,» de «sa monotone existence;» enfin plus tard, en 1811, il constate avec regret l'affaiblissement de son imagination et il écrit ce triste mot: «Ma vie se décolore peu à peu.»
A ces analyses d'impressions fugitives et de nuances délicates, à ces confessions d'insuffisance morale, ne reconnaît-on pas le lien qui existe entre Maine de Biran et Senancour? Comme Senancour, il aspirait à la stabilité de l'âme, à la permanence des sentiments intimes. Comme lui aussi, il n'a trouvé le calme qu'en donnant plus de place dans ses pensées à l'élément religieux, en s'élevant davantage vers l'esprit du christianisme; et, bien qu'il éprouvât encore quelquefois «de la difficulté à vivre au dedans comme au dehors» il eut la consolation, avant de mourir, de saisir une foi à laquelle il se tint fortement attaché.
A côté de Biran, on peut mentionner Gleizès, personnage connu par son originalité et sa vie solitaire et indépendante, qui a publié, en 1794, les Mélancolies d'un solitaire; en 1800, les Nuits élyséennes. Ces écrits sont des méditations sentimentales sur les clairs de lune, les cimetières, les ruines, présentées dans une prose poétique et chargée d'images exagérées, souvent tirées de souvenirs bibliques.
Un autre écrivain, qui s'est signalé par son hostilité contre le gouvernement impérial et avait même cru devoir s'exiler après le 18 brumaire, pour éviter d'être compris parmi les victimes du coup d'État, Thiébaut de Berneaud doit aussi trouver sa place ici. Avant ses nombreux ouvrages sur les sciences et surtout sur l'agriculture, Thiébaut avait, en 1798, fait paraître Un voyage à l'Ile des Peupliers, hommage ardent à la mémoire et au génie de Rousseau, dans le goût de celui que lui avaient déjà rendu Mme de Staël et M. Michaud. On en prendra une juste idée par cet éloge qu'en fait, dans un style qui porte bien sa date, un catalogue de libraire de son temps (Lepetit, palais du Tribunat): «Les amis de la nature, de Rousseau, des lettres et de la vertu, ne liront pas sans émotion ce petit ouvrage où respire une âme honnête, et où se manifeste le talent de peindre la campagne et d'exprimer le sentiment.»
Enfin, il convient de rappeler le nom oublié de Cousin de Grainville, l'auteur du Dernier homme (1803). Dans cet ouvrage qui nous montre le globe desséché, usé, éteint, tendant à une mort prochaine, et le génie de la terre fatigué de sa longue existence, mais condamné à vivre encore jusqu'à ce que, par la mort du dernier homme, la terre entre enfin dans l'éternel repos, dans ce vaste et sombre tableau, on a retrouvé «l'expression agrandie de la tristesse d'Obermann.» Cette œuvre, du reste, quoiqu'elle fût fort estimée par Bernardin de Saint-Pierre, et qu'elle ait eu plus tard de nombreux admirateurs, avait été, à son apparition, mal jugée par le public, et dans l'un des accès d'une maladie violente, occasionnée par son insuccès, Grainville s'était précipité dans la Somme qui coulait au pied de sa maison et y avait trouvé la mort.
Tels sont les contemporains de Senancour qui présentent avec lui le plus de ressemblance, et constituent ainsi son entourage nécessaire.
VII
Les Romanciers
CH. NODIER.—Mme DE FLAHAUT.—Mme DE KRUDENER.
De ces esprits philosophiques aux romanciers proprement dits, la distance est sensible, bien que quelques-unes des œuvres que nous avons déjà parcourues soient désignées sous le titre de romans. Mais les véritables romans eux-mêmes offrent pour nous de l'intérêt et ne doivent pas échapper à notre examen.
On connaît la vie de Charles Nodier. On sait quelles furent son éducation intellectuelle, et les vicissitudes de sa jeunesse. Avec le goût des sciences naturelles, il avait celui des lettres, et il s'attacha aux littératures anglaise et allemande. Il se nourrit de Shakespeare, d'Ossian, d'Young, et se prit d'enthousiasme pour Werther. Nodier a singulièrement exagéré les tribulations auxquelles l'exposa son attitude vis-à-vis du pouvoir. Cependant enveloppé à différentes reprises dans de petites échauffourées politiques, et auteur de la violente satire intitulée La Napoléone, il dut, tantôt se retirer comme interné à Besançon, tantôt, peut-être par une précaution inutile, s'enfuir et errer dans le Jura français et en Suisse. Au commencement de 1806, il séjourna à Dôle, et y ouvrit un cours de littérature. Ce fut là qu'il connut Benjamin Constant, qui avait dans cette ville une partie de sa famille. «Leurs esprits souples et brillants, dit Sainte-Beuve, leurs sensibilités promptes et à demi-brisées devaient du premier coup s'enlacer et se convenir.» Que de sujets communs d'entretien entre eux! Que de goûts semblables! Ils se virent beaucoup et il est permis de penser que ce ne fut pas sans une influence réciproque de l'un sur l'autre. Ils devaient se rencontrer encore plus tard pour se séparer de nouveau. Longtemps après, Nodier acheva, loin de la politique, une existence désormais exempte de secousses, et entourée d'une croissante célébrité. Dans la première partie de cette carrière inégale, il avait mis au jour de nombreux écrits, dont plusieurs doivent fixer pour quelques instants notre attention.
Les Pensées de Shakespeare (1801), comme les Essais d'un jeune Barde (1804), sont tirées de la mémoire et non de l'imagination de l'auteur. L'épigraphe de ce dernier ouvrage est empruntée à Ossian; le livre contient un chant funèbre sur le tombeau d'un chef scandinave, une traduction d'un chant de Ramond intitulé: Le Suicide et les Pèlerins, et une sorte de romance de Gœthe, La Violette, précédée d'une pensée de Senancour. Ce n'est qu'après ces différentes réminiscences que se lit un morceau sur la solitude composé par Nodier. Encore, cette pièce ne se distingue-t-elle pas par une haute originalité.
Le genre des Tristes (1806) ne diffère pas de celui des Essais. C'est aussi un recueil de pièces en prose ou en vers, le plus souvent imitées de l'allemand ou de l'anglais, et qui sentent «le lecteur familier d'Ossian et d'Young, le mélancolique glaneur dans les champs de la tombe. Toujours mêmes couleurs éparses, mêmes complaintes égarées, même affreuse catastrophe.» La principale part d'invention dans cet écrit consiste à supposer que son auteur inconnu s'est tué d'un coup de lime au cœur. En somme, ces différents opuscules n'étaient en quelque sorte pour Nodier que des réserves dans lesquelles il semblait déposer des matériaux pour l'avenir. Sut-il s'affranchir de ces souvenirs quand il prit la plume pour son propre compte? Réussit-il à être tout à fait lui-même? On en va juger en examinant Les Proscrits (1802) et Le Peintre de Saltzbourg (1803).
Le cadre du roman de «Stella ou les Proscrits» a coûté peu de frais à l'imagination de l'auteur. Un jeune homme fuit sa patrie, pour échapper à la proscription de la Terreur. Dans les montagnes où il cherche un asile, il rencontre une jeune personne, victime comme lui, des fureurs révolutionnaires, et qui se cache dans une chaumière, sous la garde d'une vieille servante. Comme on peut le prévoir, il aime cette jeune personne qui répond à son amour, et qui, trop tard, lui révèle qu'elle n'était pas libre, et meurt d'amour et de remords. Mais, si la fable est peu compliquée, les sentiments sont des plus violents, et le désespoir éclate en manifestations outrées: «J'ai beaucoup vécu, nous dit le proscrit, beaucoup souffert, beaucoup aimé, et j'ai fait un livre avec mon cœur... C'est pour vous que j'écris, êtres impétueux et sensibles, dont l'âme s'est nourrie des leçons de l'infortune.»
Dans cet appareil déclamatoire, qui nous laisse assez froids, il est bien facile de constater l'imitation. Werther est le véritable inspirateur du Proscrit. L'auteur ne se défend pas de l'avoir pris pour modèle, et, dans le cours du roman, il en parle en plusieurs endroits. Introduit dans la demeure d'un ami, le proscrit y trouve d'abord la Bible, Klopstock, Shakespeare, Richardson, Rousseau; mais écoutons la suite: «Lovely me pressa doucement la main, me fixa d'un air mystérieux, tira de son rayon une boite d'ébène, l'ouvrit avec précaution et en ôta un volume enveloppé dans un crêpe.—Encore un ami, dit-il, en me le présentant: c'était Werther. Je l'avouerai, j'avais vingt ans et je voyais Werther pour la première fois! Lovely remua la tête et soupira.—Je lirai ton Werther, m'écriai-je!—Vois, dit-il, comme ces pages sont usées. Quand je vins parcourir ces montagnes, cet ami m'était resté; je le portais sur mon cœur, je le mouillais de mes larmes; j'attachais tour à tour sur lui mes yeux et mes lèvres brûlantes, je le lisais tout haut et il peuplait ma solitude.» Ainsi sur trois ou quatre personnages que contient le roman en voici déjà deux qui adorent ou vont adorer Werther; Stella appartient au même culte. Bien plus, c'est le livre de Werther qui devient le trait d'union entre Stella et le proscrit. La première fois que celui-ci rencontre la jeune femme, elle était assise dans la campagne et lisait; en le voyant, elle avait laissé tomber son livre; mais la conversation engagée étant devenue embarrassante, elle l'avait repris et le volume intelligent s'était ouvert justement à l'endroit où Werther voit Charlotte pour la première fois. Le proscrit qui n'était pas en retard, lui présente aussitôt l'exemplaire dont il était toujours muni depuis la scène précédente. «Encore Werther, dit-il.—L'ami des malheureux, réplique Stella»; et grâce à cette communauté de lecture, l'intimité fait entre eux de rapides progrès. En un mot, ce roman n'est qu'une glorification de Werther; on n'y parle, on n'y sent que d'après Werther, et les malheurs particuliers des héros du livre de Nodier ne sont guère qu'un prétexte pour écrire un pastiche littéraire.
Les mêmes observations peuvent s'appliquer au Peintre de Saltzbourg. Ici encore, l'imitation de Werther est flagrante. Le héros, qui est Allemand, parle de sa résolution de consacrer «à son cher Werther une fosse d'herbe ondoyante comme il l'a souvent désirée.» Il y a plus, dans une préface de 1840, Nodier a reconnu que le type de Charles Munster était emprunté à «cette merveilleuse Allemagne, la dernière patrie des poésies et des croyances de l'Occident,» dont l'influence littéraire commençait à se faire sentir en 1803 «malgré un gouvernement peu sentimental et disposé à traiter de ridicule le langage de la rêverie et des passions, cette expression mélancolique d'une âme tendre qui cherche sa pareille en pleurant et qui pleure encore après l'avoir trouvée parce que toutes les joies du cœur ont des larmes, et cet élan de sensibilité qui est tentée de tout et que rien ne satisfait.» Il est vrai que Nodier affirme aussi qu'il s'identifiait alors avec son modèle, et qu'«il y avait tant de vérité au fond de cette fiction, dans ses rapports avec son organisation particulière, qu'elle lui faisait prévoir jusqu'à des malheurs qu'il se préparait, mais qu'il n'avait pas encore subis.» Cependant, en écrivant ce livre, il paraît avoir obéi surtout au besoin de reproduire un genre littéraire allemand. Mais il faut noter que, dans cette circonstance, il voyait un peu l'Allemagne à travers une contrefaçon française, puisque son roman fut plus particulièrement inspiré, nous dit-il, par la lecture du chant de Schwarzbourg de Ramond, qu'il a même traduit presque littéralement en vers.
Pour justifier les remarques qui précèdent, il suffit de résumer quelques traits de ce Journal d'un cœur souffrant, sous-titre qui rappelle encore «les souffrances du jeune Werther.» Rien à dire des rôles secondaires, si ce n'est qu'un des comparses a recours au suicide pour échapper à ses chagrins; le principal personnage seul mérite une courte analyse. Charles Munster est une victime des discordes politiques; il est exilé; de plus, il souffre d'un amour malheureux. Il se dépeint ainsi lui-même: «A vingt-trois ans, je suis cruellement désabusé de toutes les choses de la terre, et je suis entré dans un grand dédain du monde et de moi-même, car j'ai vu qu'il n'y avait qu'affliction dans la nature et que le cœur de l'homme n'était qu'amertume.» Son chagrin, d'ailleurs, est le plus souvent calme; il ne s'arrête pas à la tentation du suicide, et, s'il forme quelque vœu d'amour désespéré, il l'oublie vite. Il vit le plus souvent seul avec la nature. Renouvelant l'expression de René sur le retour de la saison des tempêtes, il se promet plus «de ravissement» de l'hiver que des beaux jours, et il se plaît à en tracer le tableau. Cependant, à la fin, le malheur use ses forces, et l'épilogue, ajouté à son journal par une main amie, nous le montre se rendant à une abbaye où il veut finir ses jours «ayant les cheveux épars, la barbe longue, le teint hâve, les yeux égarés, et, malgré la rigueur de la saison, ne portant pour vêtement qu'une espèce de tunique grossière, fermée sur la poitrine avec une ceinture de laine» en un mot, portant les traces «d'une profonde aliénation d'esprit.» Enfin, l'auteur nous apprend qu'à la suite d'un débordement du Danube, on a retrouvé son corps inanimé aux pieds des murs du couvent, dans lequel il allait chercher un dernier asile.
Je ne jugerai pas le Peintre de Saltzbourg. Charles Nodier l'a fait mieux que personne ne le saurait faire. Aux gens d'esprit, c'est peine perdue de conter leurs défauts. Ils les savent de reste, et sont les premiers, sinon à s'en corriger, du moins à s'en accuser. Il est donc convenu, de bonne grâce, que son roman péchait «en réunissant au suprême degré les deux grands défauts de l'école germanique, la naïveté maniérée et l'enthousiasme de la tête.» Et n'a-t-il pas fait mieux? Ne s'est-il pas amusé à nous donner de sa propre main la parodie des Werther et des d'Olban? Dans un récit, d'ailleurs beaucoup trop libre, intitulé: Le dernier chapitre de mon Roman, et qui est de la même année que le Peintre de Saltzbourg, il nous introduit dans une réunion de ce temps, un bal à la Société Olympique, et après avoir passé en revue quelques personnages remarquables, il en décrit un autre qui, «le chapeau rabattu, les bras croisés et l'air pensif, s'égare tristement de groupe en groupe sans adresser la parole à qui que ce soit.» Ce jeune homme porte un pantalon jaune et un habit bleu de ciel, pour avoir une conformité de plus avec Werther dont il a fait son héros. Le roman de Gœthe étant tombé dans ses mains alors qu'il avait vingt ans, il conçut le projet d'en faire le guide de sa conduite. «Dès ce moment, il s'occupa exclusivement de toutes les études qui pouvaient le rapprocher de son modèle. A une Charlotte près, l'imitation était déjà frappante de vérité; mais il était bien décidé à compléter la ressemblance, et son imagination spleenetique se familiarisait tous les jours de plus en plus avec le fatal dénoûment. Enfin, il ne s'agissait plus que de découvrir son héroïne et de fixer la durée de l'attaque. Il compulsa toutes les éditions de Werther pour se déterminer sur ce point essentiel.» Mais ce plan si bien conçu n'a pu s'exécuter. Le pauvre jeune homme n'a pas réussi à être malheureux en amour. Il lui a donc fallu renoncer à devenir tout à fait un Werther. Tel est le badinage où se joue Nodier, et qui prouve la justesse de ce qu'on a dit de lui: «Il y a de l'Arioste dans ce Werther.» Sachons-lui gré, d'ailleurs, de n'avoir pas poussé l'imitation de Gœthe et de Ramond jusqu'à célébrer avec eux le suicide. Contre cette coupable folie, il cherche une arme dans la religion; et, dans un autre écrit de cette même année 1803, les Méditations du cloître, signalant les ravages qu'ont faits parmi ses contemporains «la hache des bourreaux et le pistolet de Werther,» il s'adresse au pouvoir, et, dans un mouvement, cette fois parti du cœur, il jette, à peu près comme l'avait fait Senancour, ce cri des temps troublés: «Cette génération se lève et vous demande des cloîtres!»
Concluons: si Nodier appartient à l'école de la mélancolie, il n'y appartient que sous certaines réserves. Néanmoins, il conserva toujours quelque réminiscence de ses débuts. A l'époque même où, dégagé des liens dans lesquels il s'était plu à s'envelopper, il exprime des idées et des sentiments plus originaux, lorsque, sous la Restauration et depuis, il donne au public des romans, des nouvelles tirés de son propre fonds, on y retrouve la trace de ses anciennes habitudes. Dans le roman de Clémentine, il déclare être en sympathie de sentiments avec un certain Maxime Odin, dont il retrace l'ardeur inquiète. Il n'est presque aucun de ses ouvrages qui ne se termine par un dénouement violent; la mort inopinée est le «Deus ex machinâ» de tous ces récits, et la liste de ses héroïnes n'est guère qu'un long martyrologe. Il est certain que, dans l'imagination de l'aimable conteur, il était toujours resté un petit coin pour le lugubre et le ténébreux.
Si la mesure et le naturel manquent souvent à Nodier, ces qualités se retrouvent chez deux femmes qui, comme lui, et à la même époque, se sont fait connaître par des romans.
L'une est l'auteur d'Adèle de Sénanges (1793) et je n'en veux dire qu'un mot. Dans ce récit composé en Angleterre, au milieu des plus cruels chagrins de famille, des douleurs de l'émigration et des étreintes de la gêne, Mme de Flahaut met en scène un anglais, le jeune lord Sydenham, qui se déclare atteint «d'une mélancolie qui le poursuit et lui rend importuns les plaisirs de la société.» Ce caractère est un mélange de l'anglais de Caliste qui l'avait précédé, et d'Oswald qui l'a suivi. Mais il est à peine indiqué. En traitant un sujet à peu près semblable, Mme de Krudener y apporta plus de développement. C'est d'elle que j'ai maintenant à parler.
Mme de Krudener était née à Riga. Élevée dans ce pays un peu sauvage, elle en avait beaucoup aimé la nature sévère et triste. Elle vint à Paris au mois de juin 1789. Elle avait alors vingt-trois ans. Elle était à la fois amie du luxe et de la simplicité, et au milieu de sa vie élégante, elle trouvait le temps d'aller visiter Bernardin de Saint-Pierre, dans son humble retraite du faubourg Saint-Marceau. Plus tard, elle fit un séjour à Lauzanne, et bientôt se lia avec la société qui entourait Mme de Staël. Mais les événenements du dehors devaient venir la poursuivre dans cet asile bienveillant. Comme tant d'autres étrangers illustres, elle ressentit les effets de nos malheurs. L'invasion française de 1798 la força à s'éloigner de la Suisse. Elle y revint cependant quand le torrent eut passé; elle revint aussi en France, et ce fut à Paris qu'elle publia, au mois de décembre 1803, avec un brillant succès, le roman de Valérie. Plus tard, et de retour dans sa patrie, cette femme qui avait connu tous les orages de la passion, étonna le monde par une conversion éclatante, et après des incidents divers qui lui donnèrent, dans quelques grands faits de l'histoire de l'Europe, un rôle important, elle succomba, en 1824, à l'excès de rigueurs ascétiques qui avaient miné sa santé. Mais au moment où elle écrivait Valérie, Mme de Krudener était loin de ces hauteurs mystiques, et les divers incidents de sa vie pouvaient expliquer une disposition mélancolique.
Cette disposition se personnifie dans ce roman moins en Valérie elle-même, qu'en celui qui l'aime, Gustave de Linar. Ce jeune homme a toujours eu le goût de la vie solitaire. Un fragment du journal que tenait sa mère nous le dépeint ainsi: «Il se promène souvent seul, beaucoup avec Ossian, qu'il sait presque par cœur. Un singulier mélange d'exaltation guerrière et d'une indolence abandonnée aux longues rêveries, le fait passer tour à tour d'une vivacité extrême à une extrême tristesse qui lui fait répandre des larmes.» Plus tard, lui-même écrit: «Le comte trouve que je ressemble beaucoup à mon père, que j'ai dans mon regard la même mélancolie; il me reproche d'être, comme lui, presque sauvage, et de craindre trop le monde.» En effet, son imagination le reporte vers les montagnes où s'est écoulée son adolescence. «Ernest, écrit-il, de Luben, à son fidèle ami, plus que jamais elle est dans mon cœur, cette secrète agitation qui tantôt portait mes pas vers les sommets escarpés des Roullen, tantôt sur nos grèves désertes. Ah! tu le sais, je n'y étais pas seul: la solitude des mers, leur vaste silence ou leur orageuse activité, le vol incertain de l'alcyon, le cri mélancolique de l'oiseau qui aime nos régions glacées, la triste et douce clarté de nos aurores boréales, tout nourrissait les vagues et ravissantes inquiétudes de ma jeunesse. Que de fois dévoré par la fièvre de mon cœur, j'eusse voulu, comme l'aigle des montagnes, me baigner dans un nuage et renouveler ma vie! Que de fois, j'eusse voulu me plonger dans l'abîme de ces mers dévorantes, et tirer de tous les éléments, de toutes les secousses une nouvelle énergie, quand je sentais des feux qui me consumaient!» Et il ajoute: «Ernest, j'ai quitté tous ces témoins de mon inquiète existence, mais partout j'en retrouve d'autres; j'ai changé de ciel, mais j'ai emporté avec moi mes fantastiques songes et mes vœux immodérés.»
Une nature si ardente et si tendre devait être pour l'amour une proie facile: Gustave subit le charme de Valérie, et la violence de l'amour combattu altère gravement sa santé. La maladie du corps cède enfin, mais le mal moral n'est pas guéri. Il se plaint d'être inutile et incompris, de porter avec lui un principe qui le dévore. Il entrevoit sa mort prochaine; elle lui sourit comme le terme de son malheur. Mais ce dénouement, il ne cherche pas à le précipiter. Son affection filiale, ses sentiments religieux le lui défendent. Il supportera donc la vie, mais il ne peut plus soutenir la vue de Valérie: la prudence, l'honneur lui ordonnent de la fuir. Il cherche et trouve un instant de repos à la Grande-Chartreuse de B... d'où il repart pour les Apennins. Il y écrit ces lignes: «Ne me plains pas, Ernest, la douleur sans remords porte en soi une mélancolie qui a pour elle des larmes qui ne sont pas sans volupté. Chaque moment ne tombe pas tristement sur mon cœur; souvent il y a des repos, des intervalles où une espèce d'attendrissement, une vague rêverie qui n'est pas sans charme vient me bercer.» Mais pour avoir son charme et sa volupté, la tristesse n'en brise pas moins le cœur, et Gustave rend enfin le dernier soupir, soutenu par la religion et par l'amitié.
Ce ne fut un mystère pour personne dans le monde où vivait Mme de Krudener, que les personnages du roman de Valérie étaient empruntés, pour la plus grande partie, à la réalité. Comme Valérie est Mme de Krudener elle-même, Gustave de Linar est un certain Alexandre de Stakief qui éprouva pour elle une grande passion. Il se peut que plusieurs des impressions que l'auteur prête à ce jeune homme, quand il parle de ses vieux souvenirs et de son goût pour la nature, soient des réminiscences des impressions que Mme de Krudener avait gardées de sa propre enfance, et qu'elle se soit plus d'une fois exprimée par la bouche de Gustave aussi bien que par celle de Valérie; mais on ne peut douter que son mélancolique Scandinave, comme on l'a appelé, n'ait vraiment existé avec la physionomie que lui donne le roman; et c'est à cela que le héros de Valérie doit ce cachet de personnalité qui le distingue de ses devanciers et de ses successeurs. Mais en prenant pour sujet de son œuvre ce type nouveau de la maladie du siècle, Mme de Krudener n'a pas suivi les inspirations du hasard; elle a obéi à ses préférences intimes, et l'on peut en conclure qu'elle appartenait au même ordre d'esprits que celui dont elle a tracé un si vivant tableau. Reconnaissons d'ailleurs à son roman, comme à celui de Mme de Flahaut, ce mérite que leur morale est irréprochable, qu'ils ont su concilier la mélancolie et la vertu, et que dans la lutte entre le devoir et la passion, c'est au devoir qu'ils ont donné l'avantage. Cette exception, rare dans la littérature que nous étudions, méritait d'être signalée. On ne la retrouve pas dans l'écrit célèbre que je vais examiner.
L'étude des romanciers m'amène, en effet, à parler de Benjamin Constant. Déjà, j'ai prononcé son nom à propos des amis de Mme de Staël; mais par la nature et par la date de celui de ses ouvrages que je veux surtout examiner, c'est ici seulement que je devais m'en occuper avec quelque étendue.
VIII
Benjamin Constant
Benjamin Constant est né à Lausanne. Élevé d'abord par un père dont la froideur apparente comprimait la tendresse, il suit les universités d'Angleterre et d'Allemagne. De bonne heure il se trouve introduit dans l'intimité d'une femme distinguée, mais alors morose, isolée, dont il a été question plus haut, Mme de Charrière; avec elle il aborde dans de longues conversations et sous toutes ses faces le problème de notre destinée. Sa jeunesse, d'ailleurs, n'est pas exempte de folies. Instruit par une expérience précoce des tristesses de la vie comme de ses charmes, il en est déjà rassasié, et l'abus de l'analyse le conduit à railler tous ses sentiments, et sa raillerie elle-même.
Un jour en 1787, il s'échappe de la maison paternelle pour courir en Angleterre. De Douvres, il écrit à Mme de Charrière: «Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant manqué tous mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fatigué que jamais de ma triste vie. Je me figurai ce pauvre père trompé dans toutes ses espérances, n'ayant pour consolation dans sa vieillesse qu'un homme aux yeux duquel, à vingt ans, tout était décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs, ayant le morne silence de la passion contrariée, sans se livrer aux élans de l'espérance qui nous ranime et nous donne de nouvelles forces. J'étais abattu, je souffrais, je pleurais. Si j'avais eu là mon consolant opium, c'eût été le bon moment pour achever, en l'honneur de l'ennui, le sacrifice manqué par l'amour.» Mais ces paroles amères qui se terminent par une allusion à une récente aventure de jeunesse, sont bientôt corrigées par une sorte de démenti orgueilleux que Benjamin Constant donne à l'aveu de sa faiblesse: «Ne vous inquiétez absolument pas de ma situation: moi je m'y amuse comme si c'était celle d'un autre.»
L'année suivante on le retrouve chambellan d'un prince allemand et se faisant plus d'un ennemi par la liberté de son humeur. Puis il se marie. Quel est l'état de son âme en ces années? «Je sens plus que jamais le néant de tout... Je suis quelquefois mélancolique à devenir fol, d'autres fois mieux, jamais gai ni même sans tristesse pendant une heure... Je suis parvenu à un point de désabusement tel, que je ne saurais que désirer si tout dépendait de moi, et que je suis convaincu que je ne serais dans aucune situation, plus heureux que je le suis (1790 et 1791).» A propos d'orangers que Mme de Charrière voulait planter, il lui dit: «Je ne veux rien voir fleurir près de moi; je veux que tout ce qui m'environne soit triste, languissant et fané.» Et ailleurs: «J'ai écrit il y a longtemps au malheureux Knecht: je passerai comme une ombre sur la terre entre le malheur et l'ennui. (17 septembre 1791).» Mais ces sentiments étaient-ils bien sincères? non, et il l'avoue ailleurs: «Je suis las, s'écrie-t-il, le 17 mai 1792, je suis las d'être égoïste, de persifler mes propres sentiments, de me persuader à moi-même que je n'ai plus ni l'amour du bien, ni la haine du mal. Puisqu'avec toute cette affectation d'expérience, de profondeur, de machiavélisme, d'apathie, je ne suis pas plus heureux, au diable la gloire de la satiété! Je rouvre mon âme à toutes les impressions; je veux redevenir confiant, crédule, enthousiaste, et faire succéder à ma vieillesse prématurée, qui n'a fait que tout décolorer à mes yeux, une nouvelle jeunesse qui embellisse tout et me rende le bonheur.» Cependant, il revient vite aux habitudes contraires, à la seconde nature qu'il s'est donnée. Le 17 décembre 1792, il se dépeint encore «blasé de tout, ennuyé de tout, amer, égoïste, avec une sorte de sensibilité qui ne sert qu'à le tourmenter; mobile au point d'en passer pour fol, et sujet à des accès de mélancolie qui interrompent tous ses plans.» Et Chênedollé qui le rencontrait à Coppet, en 1797, disait de lui: «Il n'y a plus là ni cœur, ni enthousiasme.» Le reste de cette vie agitée appartient à l'histoire. Je rappellerai seulement qu'exilé en 1803, il se réfugia en Allemagne, où il fréquenta les écrivains en vogue. Ce fut pendant la durée de l'Empire et pendant les loisirs qu'elle lui fit, qu'il conçut et qu'il composa le roman d'Adolphe, publié seulement en 1816.
Adolphe est un jeune Allemand. Il vient d'achever à l'Université de Gœttingue de brillantes études menées de front avec une vie mal dirigée. Dès cette époque, il porte en lui un germe de tristesse et d'ennui qu'il attribue à la société de son père, homme généreux, mais rigide auprès duquel il n'éprouvait que de la contrainte, et surtout à de longs entretiens avec une femme âgée et mécontente de la vie, vivant retirée dans son château «n'ayant que son esprit pour ressource et analysant tout avec son esprit.»—«Pendant près d'un an, dit Adolphe, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces et la mort toujours pour terme de tout, et après avoir tant causé de la mort avec elle, j'avais vu la mort la frapper à mes yeux. Cet événement m'avait rempli d'un sentiment d'incertitude sur la destinée et d'une rêverie vague qui ne m'abandonnaient pas. Je trouvais qu'aucun but ne valait la peine d'aucun effort.» C'est dans cette disposition qu'il consume au fond d'une petite ville une existence sans utilité et sans attrait. Son esprit ironique lui attire des inimitiés dans un monde où la convention et l'usage décident de tout. Mais en même temps il y rencontre une Polonaise «célèbre par sa beauté, quoiqu'elle ne fût plus de la première jeunesse.» Par un sentiment de vanité, joint à un vague désir de bonheur, il désire lui plaire, et même, entraîné par son imagination, il croit l'aimer. Étrange contradiction, à peine se voit-il aimé lui-même qu'il pressent le terme de ce qu'il a pris pour de l'amour. Dans la liaison qu'il a contractée, il ne tarde pas à voir moins le bonheur qu'il a souhaité, que la dépendance à laquelle il s'est soumis. L'assiduité qu'Ellénore demande lui devient une gêne. Pourtant il ne s'éloigne pas d'elle, et quand son père le rappelle auprès de lui, sur les instances d'Ellénore, il sollicite un délai de quelques mois. Mais à peine a-t-il obtenu ce sursis qu'il le regrette, et n'y voit plus que la prolongation de son esclavage. Alors éclate entre eux un échange de dures récriminations et une scène violente qu'il déplore aussitôt qu'il l'a provoquée. Cependant le terme fixé par son père est arrivé. Il part. Se réjouit-il de sa liberté reconquise? Nullement. Il n'a jamais mieux senti le prix d'une intimité qui est devenue nécessaire à son existence, et bientôt il renoue dans un autre lieu les liens qu'il avait tant souhaité de rompre. Cælum non animum mutat. Faut-il suivre pas à pas l'histoire de cette triste union? Alternatives incessantes de disputes et de réconciliations; fatigue, chez l'un, d'un joug qu'il n'a pas la force de secouer; chez l'autre, amertume d'un amour qu'elle sait n'être pas partagé; opposition toujours renaissante de deux caractères incompatibles fatalement réunis, de deux existences inconciliables qui ne se peuvent séparer: tel est le thème sur lequel se déroulent les variations du livre.
Le dénouement fatal arrive enfin; Adolphe écrit à son père qu'il consent à se séparer d'Ellénore. Cet engagement pris, il en redoute déjà l'accomplissement. Mais la lettre même qui le contient est remise à Ellénore. Celle-ci ne peut survivre à ce coup, et ne tarde pas expirer.
Adolphe retrouve alors toute l'étendue de sa solitude; étranger à toute la terre, il regrette le temps où sa vie avait un intérêt et se réfléchissait dans une autre. Une sorte de conclusion de l'ouvrage nous apprend qu'il ne fît plus que végéter, qu'il ne sût faire aucun usage de la liberté qu'il avait si souvent invoquée, prouvant ainsi qu'on peut bien «changer de situation, mais qu'on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer; et que, comme on ne se corrige pas en se déplaçant, l'on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets, et des fautes aux souffrances.»
Quelle est la portée de ce récit? Je ne m'arrêterai pas à l'assertion de l'auteur qui déclare n'avoir eu d'autre prétention que de convaincre «deux ou trois amis réunis à la campagne de la possibilité de donner une sorte d'intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait toujours la même.» Fausse modestie, coquetterie d'écrivain qu'il est facile de démasquer. Adolphe n'est pas une œuvre de fantaisie, mais une composition répondant à un sentiment profond. Quand au sujet même de ce roman, il importe de le préciser. Or Benjamin Constant ne nous cache pas qu'il a voulu montrer «le mal que font éprouver même aux cœurs arides les souffrances qu'ils causent, et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu'ils ne le sont.» Le caractère que l'auteur a voulu peindre est donc l'aridité du cœur.
Qu'on ne s'y trompe pas en effet, l'éloignement d'Adolphe pour Ellénore n'est pas un accident vulgaire, un simple prétexte pour mettre en œuvre le combat qui s'agite chez Adolphe entre l'égoïsme et le dévouement; c'est le trait distinctif, c'est le fond même d'une personnalité. Les querelles quotidiennes qui rendent intolérables les rapports d'Adolphe et d'Ellénore n'ont rien de commun avec les dissensions qui punissent souvent les unions irrégulières si exploitées de nos jours par le roman et le théâtre et qu'on est convenu de qualifier du nom de chaîne. Ce qui rend souvent ces sortes d'associations si pesantes pour l'une des deux parties, et quelquefois pour toutes les deux, c'est le besoin de recouvrer son indépendance pour l'aliéner de nouveau, c'est l'inconstance plus que la satiété. Mais reprendre son cœur à peine donné, sans arrière-pensée de le donner ailleurs, voir l'amour s'éteindre en soi avant d'avoir épuisé sa flamme, et s'efforcer en vain de le ranimer, c'est un destin bien différent et un sujet nouveau dans la littérature.
Pendant longtemps l'amour, ses émotions, ses joies, sa puissance, n'avaient-ils pas défrayé la prose et la poésie? Ne le montrait-on pas toujours supérieur aux obstacles qui se dressaient contre lui? Aussi il semblait qu'il ne pût être utilement combattu que par lui-même, et que l'amour de Dieu pût seul vaincre l'amour humain. L'école des mélancoliques avait bien commencé à affaiblir le prestige de l'amour par son dédain plus ou moins affecté pour les émotions communes. Toutefois l'altération maladive de nos facultés aimantes n'avait pas été directement étudiée avant l'apparition d'Adolphe. Ce livre est par excellence le roman de l'impuissance du cœur.
Cet état chez Adolphe avait plusieurs causes: sa jeunesse avait d'abord été austère, puis très dissipée et la réalité trop tôt connue avait tué en lui l'idéal. Il avait, de plus, reçu après les enseignements de l'esprit allemand les leçons d'une femme sceptique, et cette fleur d'illusion, qui est peut-être indispensable dans l'amour, n'avait pas résisté au souffle d'une impitoyable analyse. Ainsi se trouve expliquée l'infirmité morale d'Adolphe. Il ne reste qu'à rechercher si ce personnage est un être fictif ou s'il a été copié d'après nature.
On a sur ce point un témoignage décisif. Une lettre écrite au moment de l'apparition du roman, le 14 octobre 1816, par M. de Sismondi à la comtesse d'Albany, nous donne la clef des pseudonymes du livre. Après avoir parlé du plaisir qu'il prenait à le lire, il ajoutait: «Je crois bien que j'en ressens plus encore, parce que je reconnais l'auteur à chaque page, et que jamais confession n'offrit à mes yeux un portrait plus ressemblant. Il fait comprendre tous ses défauts, mais il ne les excuse pas, et il ne semble point avoir la pensée de les faire aimer. Il est très possible qu'autrefois il ait été plus réellement amoureux qu'il ne se peint dans son livre: mais quand je l'ai connu, il était tel qu'Adolphe, et, avec tout aussi peu d'amour, non moins orageux, non moins amer, non moins occupé de flatter ensuite et de tromper de nouveau, par un sentiment de bonté, celle qu'il avait déchirée. Il a évidemment voulu éloigner le portrait d'Ellénore de toute ressemblance. Il a tout changé pour elle, patrie, condition, figure, esprit. Ni les circonstances de la vie, ni celles de la passion n'ont aucune identité; il en résulte qu'à quelques égards, elle se montre dans le cours du roman tout autre qu'il ne l'a annoncée. Cette apparente intimité, cette domination passionnée, pendant laquelle ils se déchiraient par tout ce que la colère et la haine peuvent dicter de plus injurieux, est leur histoire à l'un et à l'autre. Cette ressemblance seule est trop frappante pour ne pas rendre inutiles tous les autres déguisements.»
De ces révélations curieuses, que Sismondi poursuit et applique aux personnages secondaires du roman, on me permettra de ne retenir que ce qui concerne Adolphe, et de laisser de côté ce qui regarde Ellénore, bien que le masque de ce personnage ait été souvent levé par d'autres mains. Qu'importe ici le nom de cette femme? La supposition de Sismondi à son égard est-elle, d'ailleurs, certaine? Il est obligé de convenir que tout a été changé dans les circonstances qui entouraient le modèle. Qui empêche de supposer que ce modèle ait été emprunté à quelque autre souvenir de la vie de Benjamin Constant? Quand on questionnait celui-ci sur les originaux d'Adolphe, il répondait qu'il s'agissait d'une femme, qu'il nommait, que Chateaubriand a appelée la dernière des Ninon, qui avait été liée, sous le Consulat, à un homme du monde et à laquelle Benjamin Constant avait été lui-même attaché. Il paraît qu'en effet la situation était bien la même que celle attribuée à Ellénore. Gardons-nous donc de désignations indiscrètes et téméraires. Mais le même scrupule ne saurait nous arrêter dans l'indication du héros du livre; héros que Sismondi avait assez approché pour le reconnaître avec sûreté: quoique le cadre adopté par l'auteur soit de tout point imaginaire, Adolphe est son portrait. Benjamin Constant a souffert du mal qu'il a décrit. Il n'a pu aimer, et il a joué la comédie de la passion. Il l'a jouée peut-être par commisération pour la femme qui l'aimait, car comme l'indique Sismondi et comme le dit aussi Mme de Staël qui, dans Delphine, a représenté Benjamin Constant sous les traits d'Henri de Lebensei, «il était plus accessible que personne à la pitié;» mais cette pitié était stérile: elle s'usait en vaines émotions, et en vœux superflus. Nous pouvons ajouter qu'il resta toujours ce que nous l'avons vu jusqu'ici, plein de contrastes et de versatilité; que son âme flétrie ne refleurit jamais; qu'il porta l'amer souvenir «de cette vie si dévastée, si orageuse qu'il avait lui-même menée contre tous les écueils avec une sorte de rage;» que, sous l'influence de Mme de Krudener, «il voulut croire et essaya de prier;» qu'il se soumit même, selon le précepte de Pascal, aux formes extérieures de la piété; mais qu'il demeura jusqu'au bout partagé entre des aspirations éphémères et des regrets impuissants. On l'a vu, pour Benjamin Constant, comme pour Adolphe, et sauf les différences qui existent entre le roman et la biographie, cet état était le résultat d'une philosophie dissolvante, d'une jeunesse trop émancipée succédant à une enfance trop comprimée, enfin d'une existence nomade souvent mêlée au mouvement mélancolique de l'Angleterre ou de l'Allemagne.
Énumérer les éléments divers qui ont concouru à la formation de ce caractère, c'est prononcer sur l'homme en qui on les voyait réunis. Une distinction s'établit naturellement entre ceux qu'apportèrent les circonstances extérieures, et ceux que des fautes personnelles y ont ajoutés. Benjamin Constant ne peut échapper au blâme qu'il a encouru à certains égards que parce qu'il se l'est infligé lui-même à l'avance dans quelques-unes des lignes que nous avons citées. Cet homme éminent est donc un nouvel et irrécusable exemple de la maladie du siècle, et je puis dire qu'il n'en est pas le moins douloureux.