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Une Maladie Morale: Le mal du siècle

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IX
Les jeunes Gens

Nous avons parcouru une double série de personnages, les uns qu'on peut appeler les princes de la mélancolie, les autres formant à ceux-ci comme un cortège. Avons-nous cependant tout dit sur leur époque? Non, derrière les figures plus ou moins illustres déjà citées, on découvre toute une foule innomée, marquée du même sceau qu'elles. Proxima deinde tenent mœsti loca.

Plusieurs documents viennent jeter de la lumière sur cette légion d'inconnus qui appartiennent tous à la jeunesse. Dans un ouvrage intitulé: Lettres Westphaliennes, à Mme de H., publié sous les initiales R. M., le chevalier de Romance-Mesmon écrivait, à la date du 5 juillet 1796, les lignes suivantes: «Toutes les imaginations sont en feu..... Pas de jeune fille qui ne veuille être une Julie, pas un amant qui ne se croie un Werther, à sa mort près cependant, que peu s'empressent d'imiter.... Jamais cette affection de l'âme qu'on nomme sensibilité ne fut exaltée autant que dans notre siècle; jamais le sentiment ne fut aussi analysé, aussi délicat; cela peut se remarquer même dans ses influences physiques, par la prodigieuse quantité de maladies nerveuses qui se voit tous les jours. Les gens qui sont organisés d'une manière si irritable ont les passions plus vives..... On pourrait les nommer la secte des sentimentaux. A leur tête, je placerais Jean-Jacques Rousseau.» Nodier dit aussi, qu'alors une jeune fille «romanesque, sentimentale et nerveuse n'était pas une exception.» Tel était l'état de beaucoup de jeunes esprits pendant la République. Fut-il différent sous l'Empire? Écoutons le langage d'un juge compétent: «Maintenant, dit M. Gueneau de Mussy, dans une Vie de Rollin, publiée en 1805, maintenant, le jeune homme, jeté comme par un naufrage à l'entrée de sa carrière, en contemple vainement l'étendue. Il n'enfante que des désirs mourants et des projets sans consistance. Il est pressé de souvenirs et il n'a plus le courage de former des espérances. Il se croit désabusé et il n'a plus d'expérience. Son cœur est flétri et il n'a point eu de passions. Comme il n'a pas rempli les différentes époques de sa vie, il ressent toujours, au dedans de lui-même, quelque chose d'imparfait qui ne s'achèvera pas. Ses goûts et ses pensées, par un contraste affligeant, appartiennent à la fois à tous les âges, mais sans rappeler le charme de la jeunesse, ni la gravité de l'âge mûr. Sa vie entière se présente comme une de ces années orageuses et frappées de stérilité, où l'on dirait que le cours des saisons et l'ordre de la nature sont intervertis; et, dans cette confusion, les facultés les plus heureuses se sont tournées contre elles-mêmes. La jeunesse a été en proie à des tristesses extraordinaires, aux fausses douceurs d'une imagination bizarre et emportée, au mépris superbe de la vie, à l'indifférence qui naît du désespoir; une grande maladie s'est manifestée sous mille formes diverses. Ceux-mêmes, qui ont été assez heureux pour échapper à cette contagion des esprits, ont attesté toute la violence qu'ils ont soufferte; ils ont franchi brusquement toutes les époques du premier âge qu'ils ont étonné par une maturité précoce, mais sans y trouver ce qui avait manqué à leur jeunesse.»

Ce que M. de Mussy dit de la jeunesse des collèges peut, dans une certaine mesure, s'appliquer également à celle des établissements d'éducation étrangers à l'État. M. de Lamartine nous a ouvert un jour intéressant sur le collège de Belley où il fut élevé, et où il se trouvait avec Raymond de Virieu et Louis de Vignet. Il rapporte qu'un jour, c'était en 1806, Xavier de Maistre avait envoyé de Russie à Mme de Vignet le manuscrit de son Lépreux de la cité d'Aoste, qu'il venait de composer, mais qui ne devait être publié en Russie qu'en 1811, et véritablement connu en France qu'en 1817. Celle-ci l'avait communiqué à son fils Louis; et les trois amis, Lamartine, Virieu et Vignet, avaient emporté dans une promenade le précieux manuscrit et en avaient dévoré les pages émouvantes. Lamartine avait terminé la lecture au milieu d'un profond silence. «Nous nous levâmes alors, ajoute-t-il, nous rejoignîmes nos camarades, et nous reprîmes avec eux la descente de Virieu-le-Grand. Mais cette lecture nous avait mis sur le front un sceau de mélancolie et de gravité qui n'était pas de notre âge et qui distinguait notre époque de celles qui nous précédaient et qui nous suivaient.» Il y avait donc, dans l'émotion des jeunes lecteurs du Lépreux, plus que l'impression causée par le récit d'une grande infortune; on y sentait l'effet d'une disposition intime et permanente qu'il était intéressant de noter. Nous verrons plus tard combien cela était vrai pour Lamartine; il nous apprend qu'il en était de même pour Louis de Vignet. Celui-ci «savait par cœur, nous rapporte son illustre ami, Les Nuits d'Young et les sublimes passages de Werther, d'Atala, de René.... En tout, c'était la figure de Werther, amoureux, pensif, désespéré, tel que le capricieux génie de Gœthe venait de le jeter dans l'imagination de l'Europe, pour y vivre longtemps de ses larmes et de son sang. Jamais la mélancolie maladive n'incarna son image plus complète sur des traits humains que dans cette figure. On ne pouvait rester ni léger, ni indifférent en le voyant; il semblait porter un secret de tristesse.» Ailleurs, Lamartine est encore revenu à la mémoire de Vignet, et en a fait un portrait poétique, où ce jeune homme, «né dans les jours sombres,» et élevé au milieu des paysages sévères de la Savoie, nous apparaît dans l'attitude d'une «plaintive rêverie.»

Ces révélations prouvent qu'une sorte de nostalgie s'était emparée de la jeunesse, sans distinction entre le caractère des maisons où l'instruction lui était distribuée. Il paraît qu'à cet égard, du moins, on y rencontrait un même esprit. Mais je ne pense pas qu'une si triste unité puisse être regrettée par personne.

Il ne faudrait pas croire, qu'échappés des collèges, les jeunes gens entrassent dans une phase définitive de santé morale. Si beaucoup d'entre eux se jetaient dans la vie militaire et si des idées de gloire chassaient de leur cerveau les rêveries maladives, il en était aussi qui, dans l'oisiveté qui les étouffait, conservaient, comme l'a dit Nodier, «un besoin profond et douloureux d'épreuves, d'agitations, de souffrances et surtout de changement.»

Sans doute, dans les manifestations de cette maladie, il faut faire la part de l'exagération, de la mode. Il paraît bien que, parmi ceux qui se montraient atteints du mal du temps, un assez grand nombre cherchait seulement à exciter l'intérêt. L'observateur, dont j'ai reproduit un passage sur la secte des sentimentaux, ajoutait: «Les sentimentaux ont leurs hypocrites, comme les vrais dévots ont leurs Tartuffes.» Plus tard, dans le numéro, daté du 3 octobre 1812, de l'Hermite de la Chaussée-d'Antin, M. de Jouy, parlant de la demeure de Jean-Jacques Rousseau à Montmorency, et constatant les hommages périodiques dont elle était l'objet, faisait ces curieuses remarques: «J'aurais assez mauvaise opinion, je l'avoue, de celui qui parcourerait avec indifférence cette habitation d'un grand homme, mais ce respect pour l'auteur de quelques beaux écrits empêche-t-il de trouver excessivement ridicule cette dame qui vient tous les ans, à pareil jour, à cet hermitage célèbre pour s'y rouler par terre avec des spasmes convulsifs, comme en éprouvaient certains dévots sur le tombeau du diacre Pâris? Empêche-t-il de trouver un peu d'exagération dans ces larmes que j'ai vu verser par une jeune mère et sa fille dans la chambre d'un homme qui mit ses enfants à l'hôpital? Empêche-t-il de rire de cette foule de pèlerins qui ne sont venus là que pour inscrire leurs noms sur les murailles du jardin, et jusque sur le buste du héros, dont la joue droite est couverte tout entière par le nom de M. Thoté?» La même affectation se retrouve dans certaines habitudes sociales, par exemple dans le costume. En général, on imitait les vêtements autant, ou plus que les passions de ses héros. «Le plus flatteur triomphe d'un jeune France en ce temps-là (1797), consistait à obtenir des parents de porter l'habit bleu de ciel et la culotte jaune de Werther.» Ainsi, la convention se substituait souvent au naturel, mais, au fond, le mal n'existait que trop réellement.

X
Les Etrangers

ANGLETERRE.—ALLEMAGNE.—ITALIE.

Pendant que la France présentait ce regrettable spectacle, quel était au dehors l'état des esprits? C'est ce qu'il importe de rechercher ici, pour être à même d'apprécier l'influence que notre pays a pu recevoir du dehors.

L'Angleterre voyait alors fleurir un poète illustre qui devenait le chef incontesté de l'école de la mélancolie, et qui fondait même celle du désespoir. J'ai nommé lord Byron.

Investi encore enfant d'un titre aristocratique, il prend possession à dix-huit ans d'un vaste manoir, d'une antique abbaye solitaire. D'abord, il s'abandonne à toute la fougue de son naturel; mais il paraît vite se lasser de ses folies, et tout jeune encore, il se montre déjà blasé. Ayant «prodigué tout son été dans le beau mois de mai», ne pouvant plus voir refleurir en lui «la fraîcheur du cœur, il contemple avec une triste indifférence le monde qui s'ouvre devant lui.» Profondément irritable, avide d'originalité, il rompt en visière avec quiconque gêne ou contrarie ses goûts; il brave, il excite à plaisir l'opinion publique. Il affecte de n'avoir jamais eu qu'un ami qu'il a perdu, et cet ami qu'était-il? un chien.

Adolescent, il aimait les courses vagabondes à travers les bois et les montagnes de son pays; homme fait, un instinct inquiet, un besoin de mouvement et de nouveauté, l'aiguillon enfin de l'ennui le poussent vers des pays lointains. Il parcourt la France, la Suisse, l'Italie, la Grèce. Tantôt on le voit sur une frêle embarcation défier la tempête au milieu du lac Léman; tantôt, au galop de son cheval, il dévore les plages de l'Adriatique; tantôt, il tente à la nage la traversée de l'Hellespont, fatale à Léandre. Mais ni le plaisir, ni les voyages ne l'arrachent à son incurable tristesse. Il ne fait que changer le théâtre de ses chagrins, et pour achever cette existence courte et troublée il va se battre pour la libération de la Grèce, et il meurt au moment où il se prépare à attaquer la citadelle de Lépante. Homme extraordinaire par la hauteur, par l'énergie du caractère autant que par le don de poésie, mais se rapprochant du vulgaire par ses passions, il présente un mélange d'éléments disparates qui ne sont pas également avouables, mais il a cherché à s'entourer aux yeux du public d'une grandeur idéale et n'a pas craint d'en emprunter le caractère à un type maudit.

Écoutez comme à dix-huit ans il parle de sa destinée: «Ah! dit-il, quoique je sois d'un naturel hautain, bizarre, impétueux, dominé par le caprice, la proie de mille erreurs qui préparent ma chute, je voudrais tomber seul.» Ainsi à ses yeux sa perte est inévitable; il est l'instrument d'une puissance surnaturelle et il s'y résigne. Les témoins de son séjour à Coppet, ont remarqué qu'il tenait à paraître «amer, sarcastique, prenant plaisir à scandaliser par des propos irréligieux le puritanisme de la société de Genève, enfin qu'il s'amusait à se donner des airs sataniques.» Lui-même raconte qu'un jour à son apparition dans le salon de Mme de Staël, une dame anglaise s'évanouit, ou prétendit s'évanouir, et que toutes les personnes présentes «firent une mine, comme si sa majesté satanique était entrée dans la chambre.» Quand Mme Lamb eut composé son Glenarvon où elle peint Byron sous les traits d'un Don Juan insolent et cruel et comme une figure infernale, Byron n'hésita pas à autoriser la publication de ce roman qui flattait en lui un amour-propre bien singulièrement placé. Du reste, son genre de beauté favorisait cette transfiguration. Son front noble et élevé semblait le siège d'une intelligence plus qu'humaine, et il n'était pas jusqu'à cette difformité légère qui déparait un de ses pieds, qui ne concourût à son prestige, en rappelant l'idée de quelque ange foudroyé, gardant les marques de la chute qui l'a précipité du ciel.

C'est aussi pour le type infernal que sa prédilection s'accuse dans ses premiers écrits. On connaît son portrait de Conrad dans le Corsaire; «il y avait dans son dédain le sourire d'un démon que suscitaient à la fois des émotions de rage et de crainte, et là où s'adressait le geste farouche de sa colère, l'espérance s'évanouissait et la pitié fuyait en soupirant..... Solitaire, farouche et bizarre, si son nom répandait l'effroi, si ses actions étonnaient, ceux qui le craignaient n'osaient le mépriser.»

Lara est le digne frère de Conrad. «Il y avait en lui un mépris continuel de tout, comme s'il avait essuyé déjà ce qui peut survenir de pire. Il vivait étranger sur la terre, comme un esprit errant et rejeté d'un autre monde. Livré à des passions ardentes, leurs ravages avaient semé la désolation sur ses pas, et n'avaient laissé à ses meilleurs sentiments qu'un trouble intérieur et les réflexions cruelles qu'inspire une vie agitée par les tempêtes.»

Quand à Manfred, que je ne puis séparer de Conrad et de Lara, bien qu'il n'ait vu le jour qu'après 1815, son désespoir est plus immense encore. Le poète l'a placé au milieu d'une scène fantastique. C'est au sommet des Alpes, c'est dans la région des glaces et de la foudre que Manfred agit et parle. Il ose défier les éléments et entrer en lutte avec les esprits. C'est une sorte de Faust auquel celui de Gœthe n'a pas été inutile, quoique Byron s'en soit défendu, et n'ait avoué pour son œuvre de rapport de filiation qu'avec le prométhée d'Eschyle; mais c'est un Faust gigantesque et démesuré. Au début, dirai-je de ce poème ou de ce drame? Manfred veut en finir avec la vie. Il fait appel aux forces destructives de la nature: il montre «les vapeurs qui s'amoncellent autour des glaciers; les nuages qui se forment sous ses pas en flocons blanchâtres et sulfureux, semblables à l'écume qui jaillit au-dessus des abîmes infernaux, dont chaque vague bouillonnante va se briser sur un rivage où les damnés sont réunis comme les cailloux sur celui de la mer.» Trompé dans l'accomplissement de son vœu d'anéantissement, Manfred voit apparaître la fée des Alpes, il lui raconte sa vie passée, sa jeunesse solitaire, comment il descendait dans les caveaux pour interroger la mort, et par quelle étude des sciences secrètes, il s'était familiarisé avec les esprits qui peuplent l'infini. Il périt enfin, mais conservant jusque dans la mort son indomptable fermeté, et son arrogance monstrueuse. Manfred, Lara, le Corsaire, forment donc une trilogie qui, avec quelques variantes, offre un personnage unique tenant plus du démon que de l'homme.

On ne saurait en douter, dans ces productions étranges, Byron a voulu placer quelques-uns des traits sous lesquels il aimait à se montrer lui-même. Sans doute, on peut dire avec M. Montégut «qu'il est impossible de voir en elles des types humains, ni des types du temps présent.» Sans doute, les proportions de ces personnages sont excessives. Mais en les dépouillant des exagérations de forme dont l'auteur les a entourés, ils figurent le caractère ennuyé, chagrin et hautain qu'affichait lord Byron.

Dans ses autres œuvres, le poète a tempéré sa manière. Il a renoncé à l'appareil de la terreur; mais ses héros sont toujours attristés. Qui ne connaît ce portrait de Childe Harold? «Avant que le premier terme de sa vie fut passé, Harold éprouva le goût de la satiété. Il avait parcouru tous les dédales du vice, sans jamais réparer ses torts. Or, Childe Harold avait le cœur malade. Il voulait s'éloigner de ses compagnons de débauche; on dit que parfois une larme brillait dans ses yeux sombres et humides, mais l'orgueil l'y glaçait souvent. Il allait errer seul à l'écart et dans une rêverie sans charme. Il résolut enfin de quitter sa patrie... Rassasié de plaisirs, il soupirait presque après le malheur: pour changer de théâtre, il serait descendu volontiers même dans le séjour des ombres.» Tel est l'état de spleen dans lequel il entreprend son pèlerinage où je ne le suivrai pas. Je remarquerai seulement que son passage en Suisse fournit au poète l'occasion d'exprimer son admiration pour Rousseau dont il recueille pieusement les traces dans les lieux illustrés par son souvenir. Inutile d'ajouter, d'ailleurs, que Childe Harold par son ennui représente Byron lui-même.

Le même type apparaîtra plus tard dans son Don Juan. Au premier aspect, le Don Juan de Byron ne paraît être qu'un jeune homme amoureux du plaisir et de l'action. Il ne court pas, comme d'autres Dons Juans, à la recherche d'un idéal de bonheur qui le fuit sans cesse. Cependant au milieu du récit de ses entraînements divers, combien il sème d'amères réflexions! Quelle ironie intarissable vis-à-vis des principes de la morale universelle, des convictions communes, de toutes ces choses qui font battre le cœur des simples honnêtes gens! Dans ces épanchements de verve sarcastique, est-ce le poète qui parle? Est-ce seulement le personnage auquel il donne la vie? C'est ce que la trame du poème ne permet pas toujours de distinguer. Mais, qu'importe? Au fond, et quoiqu'il s'en défende, Byron et Don Juan se tiennent par des liens étroits, et l'on doit même dire que l'auteur s'est bien mieux et plus fidèlement dépeint dans cette création et dans celle de Childe Harold, que dans les conceptions violentes et déréglées sorties d'abord de son ardente imagination. Ainsi, sous des formes diverses, c'est toujours le même sentiment que décrit Byron, et il est vrai de dire, comme Macaulay: «Jamais écrivain n'eut à sa disposition une aussi vaste source de mépris, d'éloquence et de désespoir.»

Ce qui est moins évident c'est la sincérité de ce désespoir. L'éminent compatriote de Byron, que je viens de citer, a dit à ce sujet: «Il est permis de douter qu'il ait jamais existé, ou qu'il puisse jamais exister un homme répondant à la description qu'il nous a laissée de lui-même; mais il est incontestable que Byron n'était pas cet homme-là. Il est ridicule de supposer qu'un homme dont l'esprit aurait été véritablement imbu de mépris pour ses semblables, aurait publié chaque année trois ou quatre volumes pour le leur dire, ou qu'un homme qui aurait pu affirmer en toute sincérité qu'il ne recherchait la sympathie de personne, aurait permis à l'Europe toute entière d'entendre ses adieux à sa femme et la bénédiction qu'il adressait à ses enfants... Je suis pourtant bien loin de croire que sa tristesse fut entièrement feinte... Mais il découvrit bientôt qu'en faisant parade de son malheur devant le public, il produisait une immense sensation. L'intérêt qu'excitèrent ses premières confessions le conduisit à affecter une tristesse fort exagérée, et l'affectation agit probablement sur ses sentiments. Il aurait vraisemblablement été fort embarrassé lui-même, s'il avait été forcé de faire la part de la vérité et celle de la mise en scène dans le caractère qu'il se plaisait à s'attribuer.» La vérité paraît être dans cette appréciation humoristique. Byron fut triste, mais bien moins qu'il ne l'a dit.

Par malheur, le rôle qu'il n'a cessé de jouer ne fut que trop pris au sérieux par le public, et il exerça sur ses contemporains une remarquable influence. «Le sentiment qu'éprouvaient à son égard les jeunes amateurs de poésie ne peut être compris que par ceux qui l'ont éprouvé. La popularité de Byron fut sans bornes parmi la masse des jeunes gens qui ne lisent à peu près que des ouvrages d'imagination. Ils achetaient son portrait; ils faisaient collection de ses moindres reliques; ils apprenaient par cœur ses poèmes; ils faisaient les plus grands efforts pour écrire comme lui et pour se donner les mêmes airs que lui. Beaucoup d'entre eux étudièrent devant leur glace dans l'espoir d'attraper le pli de la lèvre supérieure et les sourcils froncés qu'on remarque dans quelques-uns de ses portraits. Quelques fanatiques allèrent même jusqu'à bannir leur cravate, à l'imitation de leur grand modèle. Pendant quelques années la presse de la Minerve ne fit pas paraître un seul roman sans un noble personnage mystérieux et infortuné comme Lara. On ne saurait se faire une idée de la quantité d'étudiants pleins d'espérance et d'élèves en médecine qui devinrent de sombres infortunés pour lesquels la fraîcheur de l'âme ne retombait plus en rosée, dont les passions étaient réduites en cendre, et qui ne pouvaient même plus se soulager par des larmes.» Jusque-là il n'y avait guère que du ridicule. Mais, ajoute lord Macaulay, «il s'établit bientôt dans le cœur d'un grand nombre de ces enthousiastes une association pernicieuse et absurde entre la vigueur intellectuelle et la dépravation morale. Ils finirent par extraire de la poésie de lord Byron, un système de morale, composé à la fois de misanthropie et de goût pour la volupté.» Byron est donc une preuve nouvelle de ce que nous avaient déjà montré Gœthe et Chateaubriand: la facilité avec laquelle le génie séduit les jeunes intelligences, et le danger de jeter dans des imaginations tendres des germes d'égarement qui s'y développent avec une force imprévue, et que ceux qui les ont semés ne sont plus maîtres d'anéantir.

En Allemagne, aucun grand nom à opposer en ces temps à celui de Byron. Mentionnons cependant Henri de Kleist, poète et auteur dramatique qui, à la suite des désastres de sa patrie, tombé dans une mélancolie profonde, se donna la mort, et que M. Mundt, dans son histoire littéraire, définit «le Werther politique de son époque;» Jean-Paul Richter qui, après une enfance solitaire dans les montagnes de la Bavière et de la Bohême était devenu fantasque et misanthrope, et dont Mme de Staël a dit: «La mélancolie continuelle de son langage ébranle quelquefois jusqu'à la fatigue;» Justin Kerner, écrivain quelque peu maladif, remarquable, a dit M. H. Blaze, «par une ardeur vague et saisissante, par cette indicible aspiration qui refuse de s'expliquer ouvertement, ce désir sans fin que les Allemands appellent Sehnsucht;» enfin, l'auteur des Contes fantastiques. Hoffmann, dont l'existence fut souvent agitée par les événements publics, nous montre dans un de ses plus intéressants récits Don Juan à la recherche de l'éternel féminin, s'irritant de ne pas rencontrer l'idéal qu'il poursuit, dédaignant le bonheur selon les idées bourgeoises, mais écrasé par les plaisirs de la vie réelle, et n'en rapportant en définitive qu'un immense mépris pour l'humanité et pour les déceptions de la vie, type dangereux que nous retrouverons ailleurs dans le cours de cette étude.

Mais que la littérature ne nous fasse point oublier les autres manifestations des sentiments de cette époque, et n'omettons pas de dire qu'alors, en Allemagne, la musique portait la même marque que les autres œuvres de l'imagination. Rappelons Schubert et ses mélodies, surtout son beau chant de l'Adieu, celui de l'Éloge des larmes, si pénétré de mélancolie.

Jusqu'à présent nous avons vu ces sentiments se manifester surtout chez les peuples du Nord. Voici que le phénomène d'une œuvre maladive dans une contrée méridionale vient donner un démenti aux théories trop absolues de Mme de Staël que j'ai rappelées plus haut. Mais tel était, au commencement du siècle, le trouble des esprits, que toutes les régions de l'Europe paraissent en avoir ressenti quelque chose. Les dernières lettres de Jacopo Ortis, par Ugo Foscolo (1802), ne laissent, à ce sujet, aucun doute pour l'Italie.

Le héros de ce roman est un jeune homme souffrant d'un double amour malheureux: il aime une jeune fille fiancée à un autre; il aime sa patrie, et il a la douleur de la voir livrée à la domination d'un conquérant. Aussi il maudit l'humanité; pour lui tous les hommes sont ennemis et «le monde n'est qu'une forêt peuplée de bêtes féroces.» Accablé par ces deux douleurs, «son cœur se gonfle et gémit, comme s'il voulait s'échapper de sa poitrine.» Mais il ne veut pas guérir. «Je te l'avoue, écrit-il à son confident, je me plais dans mon malheur. Je touche moi-même mes blessures à l'endroit où elles sont le plus mortelles, je les rouvre et je les regarde saigner.» Et cependant, en même temps, il déclare son mal insupportable. Renonçant à tout effort comme à toute espérance, et sans s'arrêter aux conseils du devoir, à la pensée du désespoir inévitable d'une mère, il se décide à mourir. Après avoir longuement discuté ce projet, il l'exécute froidement.

La ressemblance d'Ortis et de Werther est manifeste. Je ne vois dans Ortis qu'un trait nouveau, cette souffrance patriotique qui se mêle à son chagrin d'amour, et, par ce côté, il ressemble au Werther politique dont je parlais plus haut, à ce malheureux Kleist, victime trop réelle de son désespoir de citoyen. Sauf cette addition, Werther et Ortis sont bien frères; sans parler des ressemblances de forme entre les deux ouvrages, on trouve dans tous deux le même amour qui ne peut être ni satisfait, ni éteint, la même haine des hommes, le même goût de la solitude, la même complaisance à se nourrir de sa douleur, la même impuissance à la supporter, enfin le même dénouement tragique d'une existence inutile. Seulement Werther se tue d'un coup de pistolet dans la tête, et Ortis d'un coup de lime au cœur.

Aussi les mêmes critiques s'adressent aux deux ouvrages; et pour Ortis la condamnation est d'autant plus facile qu'il l'a prononcée lui-même. «Il y aurait plus de courage sans doute, dit-il, à supporter ses maux; mais le malheureux entraîné par un torrent et qui a la force d'y résister, sans savoir l'employer, en est-il plus méprisable pour cela?» Ainsi nous avons son aveu: c'est le courage et non la force qui lui manque. Plus sincère que le héros de Gœthe, qui repoussait pour le suicide la qualification de lâcheté, celui de Foscolo semble l'accepter. C'est ce dernier avis qu'on partagera.

Le dénouement par le suicide s'explique, d'ailleurs, moins naturellement dans le roman italien que dans l'ouvrage allemand. Cet acte de désespoir n'était guère dans les mœurs d'une nation légère et amoureuse de la vie. Gœthe, qui la visitait, en 1786, remarquait «qu'on y entendait presque tous les jours parler de meurtres; mais qu'on faisait trop de cas de sa propre vie dans ce pays pour s'en délivrer comme d'un fardeau; et rien même n'autorisait à penser que l'on y crût à la possibilité d'un acte semblable.» En tout cas, on doit croire qu'à raison de ce trait des mœurs nationales, l'exemple de mort volontaire proposé par Foscolo ne rencontra guère d'imitateurs chez ses compatriotes, et l'on pourrait voir un indice du peu de popularité de son ouvrage en Italie, dans un fait tiré de l'Épisode de Graziella, qui paraît pris dans la réalité. Lamartine y raconte que dans l'île de Procida, où l'avait jeté une tempête, il s'était mis à lire à la famille de pêcheurs qui lui donnait asile les livres échappés à son naufrage, mais que, tandis que ces gens simples suivaient avec émotion les malheurs de Paul et Virginie, ils ne pouvaient parvenir à comprendre le désespoir de Jacopo Ortis.

J'ignore si l'auteur de ce dernier ouvrage eut à subir sous ses deux formes le même martyre que son héros, mais on sait qu'il le subit au moins en partie; qu'il fut le témoin désolé de la déchéance de Venise, sa patrie, de sa chute au pouvoir des armées étrangères; qu'il passa par toutes les horreurs du siège de Gênes; enfin qu'il eût une existence agitée et ne trouva le bonheur ni dans les affaires, ni dans la retraite, ni dans l'étude, ni dans les plaisirs.

Sa physionomie répondait à son caractère et à son talent. Au rapport de Sismondi, il avait «une superbe figure mélancolique et passionnée, tout à fait semblable à celle qu'on aurait supposée à son héros Jacopo Ortis.» Outre ce roman, il avait écrit plusieurs ouvrages parmi lesquels il faut distinguer les Sepolcri (1808), où il célèbre les grands hommes et où l'on retrouve les traces de sa mélancolie habituelle. Il a, d'ailleurs, laissé peu d'imitateurs dans son pays. Son illustre compatriote, Silvio Pellico, bien qu'il présente avec lui quelques rapports, n'a rien donné qui soit de nature à être noté à cette place.

Quoi qu'il en soit, en Angleterre, en Allemagne, en Italie même, se produisait alors à des degrés divers un mouvement d'esprit analogue à celui qui agissait sur la France.

XI
Caractère et causes du mal du siècle de 1789 à 1815.

Ce mal était grave. Il l'était par son étendue: il frappait l'âge mûr comme la jeunesse, les écrivains brillants comme les penseurs austères, les femmes du monde comme les hommes. Il était grave aussi par sa profondeur; quoique parfois mêlé d'exagération, le plus souvent il était sincère. Il attaquait toutes les puissances de l'âme, la pensée, la volonté, l'amour, la foi. Il ébranlait les plus hautes intelligences, et troublait les plus claires notions du vrai et du bien. Cette gravité s'explique, indépendamment des raisons que j'ai indiquées pour chaque cas particulier, par plusieurs raisons générales.

Il était impossible qu'une explosion de scepticisme et de mélancolie aussi violente que celle qui avait éclaté dans le cours du XVIIIe siècle, tant en France qu'à l'étranger, ne se fît pas ressentir pendant un certain temps. Et en effet, pour ne rappeler que les principaux sujets de cette étude, l'influence de Jean-Jacques Rousseau est visible chez Mme de Staël, Chateaubriand, Senancour, Byron; celle d'Ossian et d'autres poètes anglais chez Baour-Lormian et Chateaubriand; celle de Gœthe chez Legouvé, Mme de Staël, Senancour, Nodier, Ugo Foscolo.

Mais si certaines théories de Jean-Jacques Rousseau et de quelques-uns de ses disciples en France ou ailleurs, si leur culte excessif pour la vie solitaire ont pu entraîner beaucoup d'esprits, la Révolution fit bien davantage en ce sens pour les Français; et j'entends par là, non seulement ceux que la naissance avait faits tels, mais aussi ceux qui l'étaient devenus par le langage, par les habitudes et par l'affection. Elle força une partie de la société dont je parle à pratiquer, bon gré mal gré, ce qui n'était jusque-là qu'un goût libre et une mode facultative. Elle se chargea d'accomplir par la violence le rêve des philosophes. Combien de Français ont été réduits, pour échapper aux dangers qui les menaçaient, à chercher en France des retraites inaccessibles ou même à recourir à l'exil. Delille l'a dit dans le Poëme de la Pitié (1809).

Des malheurs où l'État est plongé,

Le plus affreux n'est pas l'Empire ravagé;

Ses enfants dispersés aux quatre coins du monde,

De toutes ses douleurs, voilà la plus profonde.

Lui-même réfugié en Suisse, payait plus tard à ce pays un tribut de reconnaissance et s'écriait:

Eh! comment oublier

Tes cascades, tes rocs, ton sol hospitalier?

O bords infortunés! En vain nos oppresseurs

Nous ont de votre asile envié les douceurs,

Et menaçant de loin vos frêles Républiques,

Ont lancé contre nous leurs arrêts tyranniques!

Chacun de vos rochers cachait un malheureux!

Les mêmes sentiments, inspirés par les mêmes souvenirs se montrent dans un autre poëme publié à la même époque par M. Michaud, le Printemps d'un Proscrit. Ces témoignages qu'il serait facile de multiplier établissent que le régime de la Terreur a été, pour un grand nombre de Français, le régime de la solitude obligatoire. Cette solitude plus ou moins complète avait d'ordinaire pour compagne l'inaction, l'inquiétude, les agitations de l'âme. Ce n'est pas tout: les malheureux qui avaient dû fuir leur patrie se trouvaient en rapports forcés avec des peuples chez lesquels la mélancolie avait déjà plus ou moins fortement établi son empire. Dans cette vie nouvelle, ils pénétraient mieux leurs habitudes et devaient contracter eux-mêmes à ce contact quelque pli qui ne s'effaçait plus. Enfin pour toutes ces victimes de la Révolution il y avait une cause permanente de tristesse dans le spectacle ou dans la pensée des maux qui désolaient le pays de leur naissance ou de leur adoption.

C'est ainsi que la Révolution et ses conséquences directes ou lointaines ont été une grande cause de souffrance pour Mme de Staël, par Sismondi, Chateaubriand, Chênedollé, Mmes de Caud et de Beaumont, Ballanche, Maine de Biran, Mmes de Flahaut et de Krudener.

L'Empire dans une certaine mesure a produit les mêmes effets. A Dieu ne plaise que je confonde le régime de la Terreur et le régime du gouvernement impérial; que je place sur la même ligne leurs intentions, leurs œuvres respectives. Mais il est aisé de démontrer que, sous l'Empire comme sous la République, il y eut pour les Français plus d'une retraite, volontaire ou forcée, plus d'une oisiveté imposée par les événements, plus d'une intimité, qu'on n'eût peut-être pas choisie, avec les littératures étrangères, enfin plus d'une patriotique tristesse. Le nombre des prisonniers d'État n'a pas laissé d'être assez considérable. L'exil a joué aussi son rôle. Benjamin Constant fut exilé par le premier Consul qui allait devenir l'Empereur. On peut dire que Mme de Staël subit la même peine, car sa patrie véritable était Paris, et la réduire au séjour de Coppet, c'était en réalité l'expatrier. Charles Nodier n'eut à supporter qu'un demi-exil. Il fut seulement, ou se tint par prudence, éloigné de Paris. Paris devint à son tour un lieu d'internement, mais il ne fut pas choisi pour les Parisiens; il fut réservé à une femme que tout rappelait à Florence, et à ce propos Bonstetten lui écrivait: «Vous voilà, Madame, comme le pêcheur de l'Évangile, forcé d'entrer en Paradis. Je suis dans un pays où l'on vous envie vos péchés, si tant est que vous en ayez commis, et encore plus votre purgatoire.» Plusieurs crurent, d'ailleurs, devoir prévenir la disgrâce du maître; Chateaubriand donna cet exemple. D'autres, comme Sismondi, ne purent supporter l'absence de la liberté, et allèrent chercher ailleurs un pays où l'on pût parler et écrire à l'aise. En général, le parti des mélancoliques est aussi le parti de l'opposition au gouvernement impérial, et le retour de quelques-uns d'entre-eux à des idées plus riantes coïncide avec la fin de leur hostilité politique.

Pendant toute la durée de la République et de l'Empire, on ne voit qu'un moment, un seul, où nulle cause de désunion n'apparaisse en France, et où l'espérance semble briller à tous les yeux. Ce fut l'heure où succédait aux excès sanglants de la tyrannie de Robespierre, à la corruption du Directoire, un pouvoir soucieux de force et de dignité. Alors la patrie renaît, les bannis sont rappelés. Tout meurtri qu'on est encore des coups de la tempête, et quels que soient les deuils qu'on porte en son cœur, on se rapproche avec confiance; les hommes appartenant à l'ancienne France se réconcilient avec la nouvelle. C'est le moment où Chateaubriand accepte de servir le premier Consul, et où Joubert parlant du héros de Marengo s'écrie: «Je l'aime! sans lui on ne pourrait plus sentir aucun enthousiasme pour quelque chose de vivant et de puissant. L'admiration a reparu et réjoui une terre attristée.» Hors cette courte trêve, cette heureuse conjonction d'astres favorables, la France n'a connu pendant vingt-cinq ans que des alternatives d'agitations sanglantes, ou d'énervante compression, qui paraissaient presque également intolérables à des hommes épris à la fois d'ordre et de liberté, et qui, à quelques égards, entraînaient de semblables résultats.

Mais si, dans cet espace de temps la France a été plus maltraitée que le reste de l'Europe, elle n'a pas seule souffert. Les perturbations qui l'ont travaillée s'étendaient à la plupart des peuples, éprouvés comme elle, de près ou de loin, par les soucis politiques et par les grandes guerres; et l'on aperçoit bien le contre-coup de ces secousses, par exemple, dans Henri de Kleist et dans Ugo Foscolo. Les mêmes causes, ou peu s'en faut, ont donc produit les mêmes effets en France et à l'étranger pendant le cours de la République et de l'Empire.

Cette continuité explique pourquoi beaucoup de personnages qui figurent dans cette étude se retrouvent et sous l'Empire et sous la République, et pourquoi aussi j'ai compris dans un examen unique, l'époque qui renferme ces deux régimes.

Voilà pourquoi enfin cette époque tout entière, du moins sous le rapport dont je m'occupe, doit être jugée d'après un même principe. Oui, la génération qui l'a remplie peut invoquer comme excuse de son mal, quand il est sérieux, d'une part, le douloureux héritage qu'elle avait reçu de celle qui l'avait précédée, et d'autre part, les nouveaux sujets de plainte qu'ont créés pour elle les malheurs publics. Toutefois cette excuse ne saurait justifier toutes ses faiblesses et amnistier des torts qui n'étaient pas le fait d'une inévitable fatalité.

III
1815-1830

196

I
Les poètes.

CH. LOYSON.—DIVERS.

Avec la Restauration s'ouvre en France une ère littéraire nouvelle. Un travail inattendu se produit dans les esprits. C'est l'heure de l'éclosion du romantisme. Ce n'est pas sans raison que je parle de cet événement littéraire. Le romantisme se rattache par un lien intime à la maladie du siècle. Ce que fut exactement le romantisme, ce n'est pas chose facile de le dire, mais il n'est pas nécessaire de résoudre ici ce problème. Je me contenterai d'avancer que l'un des aspects de ce genre littéraire se confond avec l'objet de cette étude.

Mme de Staël a dit que «le nom de romantique avait été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l'origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme.»

L'éminent auteur de l'Allemagne oubliait que le mot dont il s'agit n'avait pas été inventé dans cette circonstance; que Jean-Jacques Rousseau s'en était déjà servi pour caractériser un paysage de la Suisse; mais quelle que soit l'origine du mot, Mme de Staël émettait une observation juste, quand elle ajoutait que la poésie romantique était volontiers compliquée, repliée sur elle-même, «et empreinte de cette réflexion inquiète qui nous dévore souvent comme le vautour de Prométhée;» enfin quand elle estimait que le romantisme descendait de ce qu'elle appelait les littératures du nord, c'est-à-dire des littératures mélancoliques.

Plus tard, un écrivain peu connu, dont on retrouve un discours couronné par l'académie des jeux floraux, dans un recueil intitulé les Annales romantiques, et qui comprend les années 1826, 1827 et 1828, M. de Servière, s'exprimait ainsi: «Il n'est pas douteux que le genre romantique, ne doive entrer aujourd'hui dans toute la littérature, et y apporter une source de richesses poétiques: les tableaux de la nature animés du souffle de Dieu, et la peinture de tant d'affections nouvelles; cette inquiétude secrète de l'homme, cet instinct mélancolique qui le met en rapport avec les scènes de la nature; ce mystère plein d'attraits, ce vague où l'âme se complaît, qui est comme l'absence de sensations, et qui pourtant est une sensation délicieuse.» Une autorité plus haute et plus incontestable vient s'ajouter à ces témoignages. Gœthe l'a dit, en 1829, reprenant la théorie qui ferait de la querelle des classiques et des romantiques une nouvelle phase, un dernier incident de la querelle des anciens et des modernes: «La plupart des modernes sont romantiques non parce qu'ils sont récents, mais parce qu'ils sont faibles, maladifs, malades; l'antique n'est pas classique parce qu'il est antique, mais parce qu'il est vigoureux, frais et serein.» Selon lui, il n'aurait tenu qu'à notre siècle d'être antique; il ne lui fallait pour cela qu'être sain d'esprit. L'examen des monuments de la période romantique confirme ces appréciations. On y voit mainte trace de ces tendances morbides que Gœthe caractérisait et blâmait à si bon droit, quoiqu'il eût contribué lui-même puissamment à les répandre.

Romantisme et mal du siècle vont donc souvent de pair, et la poésie de ce temps en fournit mainte preuve.

Il est impossible de mentionner toutes les productions poétiques, se rapportant à notre sujet, que la Restauration vit éclore et périr aussitôt. La Muse française, le premier des recueils romantiques, en contient un grand nombre. On y remarque surtout une série de pièces telles que la jeune Malade, la Sœur malade, la jeune Fille malade, la Mère mourante. Cette veine alla si loin qu'à la fin la Muse elle-même voulut réagir, et qu'un de ses critiques osa provoquer, «pour la clôture définitive de toutes les poésies pharmaceutiques,» la publication d'une élégie intitulée: «l'Oncle à la mode de Bretagne en pleine convalescence.» Les Annales romantiques, ce recueil dont j'ai parlé plus haut, abondèrent aussi dans le même sens. Je citerai quelques titres: la Mort, la Feuille morte, le Désenchantement, la Plainte. Ce sont des rêveries vagues et vides dont on ne peut rien détacher de saillant.

Avant Lamartine, il n'est sous la Restauration qu'un poète qui, dans le même ordre d'idées, soit digne d'être signalé. Je le range parmi les disciples de la nouvelle école, parce qu'étant, comme on l'a dit «un intermédiaire entre Millevoye et Lamartine, il est beaucoup plus rapproché de ce dernier.» Je veux parler de Charles Loyson.

Dès l'année 1817, Loyson publie un recueil de poésies où il se représente comme arrivé au terme de sa vie, et où il chante lui-même son hymne funèbre. Une gravure placée en tête de l'édition montre le poète étendu sur sa couche, et maniant une lyre en présence de deux hommes et d'une femme assis à son chevet et vêtus du plus pur costume de la Restauration; au-dessous de ce frontispice on lit ce vers emprunté au volume qu'il précède.

Placez, placez ma lyre en mes tremblantes mains.

En 1819, Loyson fait paraître un nouveau recueil. Là encore, il suit le cours de ses tristes pensées. Il a des vers pour célébrer le Lit de mort, et s'il chante aussi le Retour à la vie, combien ce retour est éphémère, et déjà assombri par la pensée d'une fin prochaine! On lui doit aussi des articles insérés dans le journal Le Lycée, sur les œuvres de Millevoye et sur celles d'André Chénier. L'un de ces articles se termine par la description d'un lieu qu'il rêvait de consacrer aux poètes morts prématurément, depuis Tibulle jusqu'à Millevoye. Chacun y devait être l'objet d'un monument approprié à sa mémoire; Jean Second, par exemple, aurait eu une tombe ornée de deux colombes et abritée sous un saule pleureur; Chatterton aurait reposé sur un rocher nu. Loyson n'indique pas le genre de sépulture qu'il préférerait; mais les préoccupations qu'il exprime au sujet de ses devanciers semblent n'avoir été qu'un pressentiment du sort qui lui était réservé: il était enlevé par la maladie à vingt-neuf ans.

On sait que la société parisienne montra d'abord peu d'engouement pour la poésie romantique, même modérée comme elle l'était chez Loyson. Lamartine eut seul la puissance de remuer profondément ce public rebelle, et bientôt après la France et l'Europe entière.

II
Lamartine.

Quelques personnes peuvent se rappeler encore l'effet que produisit l'apparition des premières poésies de Lamartine. Ceux dont les souvenirs ne remontent pas si loin, savent, par la renommée avec quelle admiration elles furent accueillies. Quel n'était pas surtout l'enthousiasme des privilégiés auxquels il était donné d'entendre le poète lui-même réciter ses vers. Un témoin bien autorisé, M. Villemain, nous a laissé le tableau de ces bonnes fortunes. «Rien n'égalait, dit-il, le tressaillement d'admiration, la flatterie sincère dont il était entouré, lorsque le soir, dans un salon de cent personnes, au milieu des plus gracieux visages et des plus éclatantes parures, dans l'intervalle des félicitations ou des allusions jetées à quelques députés présents, sur leurs discours de la veille ou du matin, lui bien jeune et reconnaissable entre tous, debout, la tête inclinée avec grâce, d'une voix mélodieuse que nul débat n'avait encore fatiguée, récitait le Doute, l'Isolement, le Lac, ces premiers nés de son génie, ces chants qu'on n'avait nulle part entendus et que la langue française n'oubliera jamais. Il faut renoncer à peindre le ravissement que tant de beaux vers, si bien dits, excitaient dans une part de l'auditoire, la plus vive et la moins distraite alors; mais tous étaient presque également émus.»

Ces premiers nés du génie, dont parle M. Villemain, eurent des frères qui, bien que portant peut-être déjà quelques signes d'affaiblissement, ne parurent point dégénérés. Aux premières Méditations (1820) en succédèrent de nouvelles (1823) et plus tard, les Harmonies poétiques et religieuses (1830). Dans ces trois œuvres, rapprochées par le temps et par l'inspiration, plusieurs points intéressent notre étude.

Chantre de la nature, Lamartine l'est aussi de la solitude. Sa première Méditation a pour titre: l'Isolement; une autre, la Solitude. On lit, dans les Harmonies, la bénédiction de Dieu dans la Solitude. Plus loin il célèbre la vie du Solitaire. En mille endroits, il vante les avantages de la retraite, le mépris de la société, de ses aspirations stériles et de ses mesquines passions. C'est dans le monde de la rêverie, dans le monde idéal qu'il établit son domaine.

Il ne s'y nourrit pas de pensées riantes. Quel découragement! quelle tristesse dans ces vers:

Mon cœur lassé de tout même de l'espérance

N'ira plus de ses vœux importuner le sort...

Pourquoi gémis-tu sans cesse,

O mon âme, réponds-moi....

Tristesse qui m'inondes,

Coule donc de mes yeux....

En tête de l'une des Harmonies, on lit même ces mots: «Novissima verba, ou mon âme est triste jusqu'à la mort

La mort, tel est souvent le terme de ses réflexions. Elle lui apparaît au milieu des séductions de la vie ou des merveilles de la nature; elle s'interpose entre le bonheur et lui. On dirait qu'il se sent atteint déjà par sa main glacée. On le voit

Prêt à quitter l'horizon de la vie.

Pleurant de ses longs jours l'espoir évanoui.

Ailleurs il s'écrie:

Mon horizon se borne, et mon œil incertain

Ose l'étendre à peine au-delà d'une année.

Il va plus loin, il se suppose mourant, il nous fait assister à son agonie; bientôt, dit-il, je vais «avec la lyre des séraphins, guider des cieux suspendus à ma voix.» Enfin, dans l'Hymne à la mort, il se représente comme ayant franchi le seuil de l'éternité et s'adresse à sa dépouille mortelle dont il ne sent déjà plus le poids.

N'allons pas croire cependant que le poète soit un désespéré. Quelque triste qu'il se montre, il rencontre de douces consolations. Il a de mystérieuses sympathies, il a même de profonds amours. Lui qui fait profession de mépriser hautement la gloire, les honneurs, les richesses, lui qui dédaigne tous les prix de la vie, il est une passion qu'il excepte de son indifférence superbe, l'amour; il le proclame dans les moments les plus solennels. Son seul grief contre ce sentiment c'est qu'il n'est point éternel, et que «ce n'est qu'un songe que le bonheur qui doit finir.» Ce n'est pas tout, au-dessus des amours terrestres le poète sent en lui un autre amour plus pur, plus vaste, l'amour de Dieu lui-même. S'il connaît le doute, il n'en fait pas l'état habituel de son âme; à côté du désespoir de l'homme qui cherche à deviner l'énigme du monde et dont la raison se trouble devant l'existence du mal, il place le secours de la foi. Il se fait même auprès d'un grand esprit sceptique l'apôtre de la croyance; il gourmande l'incrédulité de Byron. Déjà très prononcée dans les Méditations, cette disposition s'accuse plus nettement encore, leur titre même l'indique, dans les Harmonies poétiques et religieuses. Là, ce ne sont plus seulement des désirs qui s'élèvent vers le ciel, c'est un culte accompagné d'extases et d'une sorte de mysticisme. L'auteur déclare lui-même qu'il a voulu répondre aux besoins religieux de certaines âmes. Et quand, dans son dernier chant du Pèlerinage de Childe Harold (1825), Lamartine reproduit par instants le scepticisme de Byron, il a soin de faire remarquer que, tout en se conformant aux opinions trop connues de son héros, il n'a point voulu blesser des convictions pieuses «qui sont les siennes.» Aussi, en le recevant au sein de l'académie française, M. Cuvier put-il dire au poète que, tandis qu'on avait vu dans Byron «l'Ange du Désespoir» le monde avait salué en lui «le Chantre de l'Espérance.»

Mais si Lamartine n'est tombé dans aucun des excès de l'école du désespoir, il a cependant consacré souvent sa poésie à des sentiments vagues, des aspirations mal définies, à je ne sais quel instinct de rêverie sans objet et de tristesse sans cause, et c'est par là surtout qu'il s'emparait de l'âme des lecteurs qui voyaient, avec reconnaissance, leurs pensées les plus secrètes prendre dans ses vers une forme palpable d'une incomparable beauté. Passionné et religieux, mais aussi parfois mélancolique, tel était le poète. Qu'était l'homme?

Pour l'étudier, les documents abondent, et ils émanent de M. de Lamartine lui-même. Dans ce siècle où le goût des révélations personnelles a pris tant de développements, il est un de ceux qui ont le plus donné l'exemple de cette faiblesse. Il est donc aisé, grâce à lui, de répondre à la question que je viens de poser. Au surplus, est-il besoin de le dire? je ne règlerai pas aveuglément mes appréciations sur les siennes et je m'efforcerai de le juger avec impartialité.

Arrivé au monde le 21 octobre 1792 (ce chiffre a son importance), Alphonse de Lamartine appartenait à une famille ancienne. Sous la Terreur, son père fut conduit avec tous les siens en prison. De la fenêtre d'une chambre qui faisait face au cachot, sa mère qui l'allaitait le montrait de loin au prisonnier et déjà il jouait un rôle, à son insu, dans ce lugubre drame.

Son enfance s'écoula dans une demeure modeste, retraite de sa famille, à laquelle la fin de la Terreur avait rendu son chef si menacé. Dans cette terre de Milly, qu'il a plus d'une fois célébrée avec une émotion vraie, il jouissait avec bonheur de l'air pur de la liberté. Il aimait à faire au loin des excursions dans les montagnes. Il y avait surtout dans les environs une grotte qui l'attirait. L'eau y coulait avec un tintement sonore. «L'eau, dit-il, est l'élément triste. Super flumina Babylonis sedimus et flevimus. Pourquoi? C'est que l'eau pleure avec tout le monde. Tous, enfants que nous sommes, nous ne pouvons nous empêcher d'en être émus.» Il portait dans les distractions de son âge une gravité précoce. S'il s'adonnait à l'exercice du patinage, il y cherchait un sentiment de «délire mélancolique.» Il fallut cependant un jour s'arracher à cette douce indépendance, à cette chère solitude, et s'en aller faire l'apprentissage de la discipline dans une maison d'éducation de Lyon. Mais il paraît que cet essai fut au-dessus de ses forces. Il conçut pour cette prison une telle horreur, que les idées de suicide dont il n'avait jamais entendu parler, vinrent l'assaillir et qu'il passa des jours et des nuits à chercher par quels moyens il pourrait se soustraire à une vie qu'il ne pouvait plus supporter. Grâce à Dieu, comme naguère Chateaubriand, il n'accomplit pas ce projet sinistre et eut recours à une solution moins violente; il s'évada. Bientôt retrouvé, il fut placé cette fois dans une maison religieuse, au collège de Belley (1803).

A Belley, le jeune Lamartine nouait avec quelques-uns de ses condisciples, sérieux comme lui, des amitiés que le temps ne devait pas relâcher; ce fut aussi l'époque où il éprouva le plus vivement les élans et les tendresses du sentiment religieux. Mais, en 1807, il quittait son collège bien aimé, pour une vie encore plus douce, la vie de famille à la campagne. Là, il reprend avec bonheur ses habitudes de liberté, de rêverie et de contemplation. Ses lectures sont en rapport avec ces habitudes et les fortifient. Dans la bibliothèque paternelle, il trouve un nombre restreint de volumes parmi lesquels figurent les romans de Mme de Flahaut, de Mme de Staël, les écrits de Jean-Jacques Rousseau et Paul et Virginie, œuvres brûlantes qu'il dévore et qui attisent en lui le foyer d'une sensibilité prête à éclater. Pope le frappe aussi fortement. Il avait lu dans ce poète trois strophes mélancoliques qui laissèrent dans son imagination et dans son cœur des traces si durables que plus tard il en tira le sujet du Poète mourant, qui fait partie du second volume des Méditations. Mais le livre auquel il donne la part la plus importante dans la formation de son génie, c'est le Recueil des poésies ossianiques. C'était le moment de leur plus grande faveur, et par un rare privilège elles avaient conquis à la fois l'admiration discrète des cœurs solitaires et le culte officiel qu'à l'exemple du maître leur rendait le monde de la cour et de l'armée. Le jeune Lamartine ne résista pas à cet ascendant. «Je m'abîmai, dit-il, dans cet océan d'ombres, de sang, de larmes, de frimas et d'images dont l'immensité, le demi-jour et la tristesse correspondaient si bien à la mélancolie grandiose d'une âme de seize ans, qui ouvre ses premiers rayons sur l'infini.» Dans son enthousiasme pour les héros de cette sombre poésie, il croyait vivre de leur vie même. Le caractère du pays qu'il habitait se prêtait à cette illusion. Il voulut un jour pousser l'assimilation jusqu'à son dernier terme, et essayer un amour ossianique. Mais le bruit de cette aventure étant arrivé aux oreilles de sa famille, on crut devoir éloigner Lamartine. Il inaugura dès lors une vie moins intérieure et moins sédentaire, et se rendit en Italie où l'attendait l'épisode de Graziella.

A son retour d'Italie, on voit Lamartine, tantôt continuer à se nourrir de poésie et de rêves, tantôt se jeter avec ardeur dans la vie réelle, entrant à la chute de l'Empire dans la vie militaire, en sortant pendant les Cent-Jours, puis y rentrant encore avec la seconde Restauration, et s'affranchir enfin pour toujours des liens du service par une retraite volontaire. Divers aveux nous font connaître quel était en ces temps son état moral.

Il écrivait un jour sur les pages d'un Tacite les lignes suivantes, qu'il retrouva longtemps après et qu'il a conservées: «J'entre aujourd'hui dans ma vingt et unième année, et je suis fatigué comme si j'en avais vécu cent. Je ne croyais pas que ce fût une chose si difficile que de vivre. Voyons, pourquoi est-ce si difficile? un morceau de pain, une goutte d'eau y suffisent. Mes organes sont sains, j'ai un ciel éblouissant sur la tête, et cependant je n'ai plus aucune passion ici-bas; mais le cœur n'est jamais si lourd que quand il est vide. Pourquoi? c'est qu'il se remplit d'ennui. Oh! oui j'ai une passion, la plus terrible, la plus pesante, la plus rongeuse de toutes, l'ennui.» Dans cette prostration de son âme se dresse devant lui le souvenir de Graziella, et pressé d'échapper à «ce désert de l'indifférence, à cette sécheresse de la vie, il aurait voulu mourir tout de suite pour retrouver son ombre.» Sauf ce regret, et peut-être ce remords, qui se mêle à son ennui, la note écrite par Lamartine ne rappelle-t-elle pas celles que traçaient dans des moments de découragement André Chénier, et celui qui devait être Napoléon Ier? et ce rapprochement ne prouve-t-il pas que, malgré certaines différences inhérentes à la diversité des situations et des personnes, l'esprit humain présente à certaines époques des aspects uniformes, et que les mêmes pensées s'y revêtent du même langage?

Dans une autre circonstance et à propos d'un séjour qu'il avait fait en Suisse pour éviter de servir l'Empire après le retour de l'île d'Elbe, il parle de la joie qu'il a goûtée dans la solitude «ce linceul volontaire de l'homme où il s'enveloppe pour mourir voluptueusement à la terre.» Ailleurs encore revenant sur ses souvenirs de Milly il dit: «La compression de ma vie morale dans cette aridité et cet isolement, l'intensité de ma pensée creusant sans cesse en moi le vide de mon existence, les palpitations de mon cœur brûlant sans aliment réel et se révoltant contre les dures privations d'air, de lumière et d'amour dont j'étais altéré, finirent par me mutiler, par me consumer jusque dans mon corps, et par me donner des langueurs, des spasmes, des abattements, des dégoûts de vivre, des envies de mourir, que je pris pour des maladies du corps et qui n'étaient que la maladie de mon âme.»

Le livre de Raphaël nous présente avec plus de développements encore l'analyse de cette maladie. Raphaël est dévoré par l'ennui, et cependant il ne veut rien tenter pour sortir de son inaction, parce que rien ne lui paraît valoir son ambition. Il se drape dans sa tristesse et dit adieu aux affections humaines, comme s'il avait perdu sans retour la faculté d'aimer. Il accuse les hommes d'injustice, d'aveuglement, il se dit méconnu, mais au lieu de donner la preuve de sa force, il s'enferme dans un paresseux isolement; il analyse «les mélancolies dont il est dévoré, son désir de mourir, son désenchantement de tout, enfin la langueur physique, résultat de la lassitude de l'âme et qui sous des cheveux et sous des traits de vingt-quatre ans cachait la précoce sénilité et le détachement de la terre d'un homme mûr et fatigué de jours.» Or, Raphaël, on le sait, c'est Lamartine presque en tout; et personne n'a été dupe de l'artifice par lequel l'auteur feint d'avoir reçu des mains d'un ami mourant le manuscrit des «Pages de la vingtième année

Cette amertume de cœur, ce précoce désenchantement quelles en étaient les causes? Les unes étaient anciennes, les autres récentes. Et d'abord il était né dans les plus mauvais jours de la Révolution, au milieu du deuil de sa famille. «On s'étonne, a-t-il dit, que les hommes dont la vie date de ces jours sinistres aient apporté en naissant, un goût de tristesse et une empreinte de mélancolie dans le génie français. Virgile, Cicéron, Tibulle (?) Horace lui-même (?) qui imprimèrent ce caractère au génie Romain, n'étaient-ils pas nés comme nous, pendant les grandes guerres de Marius, de Sylla, de César? Que l'on songe aux impressions de terreur ou de pitié qui agitèrent les flancs des femmes romaines pendant qu'elles portaient ces hommes dans leur sein! Que l'on songe au lait aigri de larmes, que je reçus moi-même de ma mère, pendant que ma famille entière était dans une captivité qui ne s'ouvrait que par la mort; pendant que l'époux qu'elle adorait était sur les degrés de l'échafaud, et que captive elle-même dans sa maison déserte, des soldats féroces épiaient ses regards pour lui faire un crime de sa tendresse et pour insulter à sa douleur!»

De plus, l'enfance de Lamartine s'était écoulée solitaire, et son adolescence s'était alimentée de la lecture de grands auteurs mélancoliques français ou étrangers.

Ajoutez à cela que, pendant plusieurs années, à l'âge où se produisent d'ordinaire chez les jeunes gens les efforts sérieux, et où se décide l'avenir, il n'avait, sauf quelques courts essais de carrière militaire, tenté aucune entreprise utile, ni fait aucun acte de volonté; et ce n'est pas impunément qu'un jeune homme s'abandonne à la vie contemplative, fût-elle bercée par les plus poétiques rêveries. Enfin il avait traversé une période de dissipation dont il était sorti, dit-il, «le cœur plein de cendres.» Toutefois, cette période avait été courte et bientôt il était remonté vers les hautes cîmes de l'idéal et de l'amour. Ce fut précisément à l'incident qui fait le sujet du livre de Raphaël qu'il dût son salut. Ce fut la Julie de ce livre, la même qu'il a célébrée, et, je pourrais dire, immortalisée dans les Méditations sous le nom d'Elvire, qui lui apprit qu'il avait encore le cœur capable d'une grande passion.

Pour le dire en passant, Julie, de son côté, était malade d'esprit aussi bien que de corps; quelque chose du souffle aride du siècle avait passé sur elle et y avait fait mourir la foi. Elle approchait de sa mort prématurée sans espoir d'un autre avenir, et même une fois avec Raphaël elle avait eu la tentation de devancer le terme de ses jours, et le livre nous raconte cet essai de suicide à deux. Mais elle aussi trouve sa régénération dans l'amour et revient à la foi par la passion. Quant à lui, je le répète, cet amour marque la fin du mal dont il souffrait, en même temps que la fin de sa jeunesse.

Avec la maturité (1820), sa vie se transforme. Jusque-là désœuvrée et solitaire, elle devient active et mêlée au mouvement des affaires publiques. Le bonheur du foyer, la gloire, tout lui sourit. Au milieu de tous ces dons inattendus peut-il rester place à la tristesse? Elle se montre encore chez lui, mais il semble que déjà ce soit plus par imitation que par une inspiration naturelle, ou qu'elle découle de la plénitude même de son bonheur et du sentiment de sa brièveté.

Et maintenant si, dépassant l'époque de la publication des Méditations et des Harmonies, nous suivons leur auteur au delà de la Restauration, il nous apparaît chaque jour moins adonné à la rêverie et, bien qu'on ait pu lui reprocher d'avoir introduit la poésie partout et même dans la politique, profondément mêlé aux grands événements de notre histoire. Plus tard encore, quand il quitte la vie publique, il puise dans de cruelles nécessités d'existence un nouveau principe d'activité. Pendant toute cette phase de son déclin, sa mélancolie s'évanouit; lui qui, à vingt ans, se croyait arrivé au bout de sa carrière et pleurait sur sa mort prochaine, à soixante ans ne croyait plus avoir parcouru que la moitié de son existence et il le disait ingénument. De ces deux illusions, la seconde était la plus noble puisqu'elle soutenait son courage et secondait son énergie. Mais revenons au poète d'avant 1830. Si le mal du siècle ne l'a pas envahi tout entier, il s'en faut qu'il l'ait tout entier épargné. De là ce mélange de tristesse et d'enthousiasme, de découragement et de consolations, dont les Méditations et les Harmonies ont livré au monde séduit les merveilleux échos. Si dans cette œuvre inattendue tout n'est pas également fortifiant, cependant, en se rappelant tant de beaux vers dans lesquels Lamartine a consacré des pensées élevées ou des sentiments généreux, on est porté envers lui à l'indulgence et tenté de lui appliquer ce qu'il a écrit à propos des «fléaux de Dieu,» en disant:

Qui sait si le génie

N'est pas une de ses vertus?

III
Sainte-Beuve.

Ce sont encore des poésies que nous allons étudier, mais des poésies qui ne peuvent soutenir aucune comparaison avec celles de Lamartine, et qui viennent, d'ailleurs, d'un écrivain beaucoup moins connu comme poète que comme prosateur, de M. Sainte-Beuve. Le grand critique dont j'ai eu, dont j'aurai encore l'occasion de citer tant de mots justes, de fines appréciations sur des hommes ou sur des œuvres compris dans cette étude, l'écrivain habile qui a si bien pénétré chez autrui les replis cachés de la maladie du siècle, en a été atteint, lui aussi, et peut-être n'en parle-t-il avec tant de sagacité que pour l'avoir personnellement éprouvée. Il s'en est guéri, sans doute, et la mobilité inhérente à son caractère ne lui permettait pas de rester longtemps sous la même influence, mais il avait commencé par la subir. C'est pendant la Restauration, dans le volume intitulé: Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme (1829), et dans les poésies qui ont pour titre les Consolations (1830) qu'il a donné le plus de signes de cette affection.

L'ouvrage consacré à Joseph Delorme débute par une vie du prétendu auteur. Ce récit, prend Joseph Delorme depuis sa naissance, qui eut lieu «vers le commencement du siècle, dans un bourg voisin d'Amiens,» jusqu'à sa mort qui survint à Meudon et qui fut causée par une phthisie pulmonaire compliquée «à ce qu'on croit» d'une affection du cœur. «Élevé au bruit des miracles de l'Empire, amoureux des splendeurs militaires, combien de longues heures il passait à l'écart, loin des jeux de son âge, le long d'un petit sentier, dans des monologues imaginaires!» A quatorze ans, il vient à Paris pour y achever ses études. Là, le goût de la science l'emporte en lui sur le goût de la poésie. «Que faire d'une lyre en ces jours d'orage? La lyre fût brisée.» La philosophie le séduit aussi. «Abjurant les simples croyances de son éducation chrétienne, il s'était épris de l'impiété audacieuse du dernier siècle.» C'est alors qu'il devient médecin. Pour se livrer plus librement à son art, et pour ne pas «s'emprisonner dans des affections trop étroites,» il rompt avec une jeune personne à laquelle il pouvait espérer s'unir. «Ce qu'il souffrit pendant deux ou trois années d'épreuves continuelles et de luttes journalières avec lui-même» nous est en partie révélé par le journal qu'il rédigeait habituellement. On y apprend que «sa santé s'était assez profondément altérée et que ses facultés sans expression avaient engendré à la longue un malaise inexprimable.» Il se promenait quelquefois «à la nuit tombante sur un boulevard extérieur près duquel il demeurait.» Les protections qu'on lui offre, il les repousse comme des entreprises sur son indépendance, comme des tentatives d'exploitation. Il écrit alors les lignes suivantes: «Ce vendredi, 14 mars 1820. Dix heures et demie du matin. Si l'on vous disait: il est un jeune homme, heureusement doué par la nature et formé par l'éducation; il a ce qu'on appelle du talent, etc., etc. Et si l'on ajoutait: ce jeune homme est le plus malheureux des êtres! Depuis bien des jours, il se demande s'il est une seule minute où l'un de ses goûts ait été satisfait, et il ne la trouve pas, etc., etc. Oh! qui ne le plaindrait cet homme de vingt ans, etc., etc. Mais moi qui écris ceci, je me sens défaillir; mes yeux se voilent de larmes, et l'excès de mon malheur m'ôte la force nécessaire pour achever de le décrire... Miserere!» Enfin il reconquiert sa liberté, mais «incapable de rien poursuivre, renonçant à tout but, s'enveloppant de la pauvreté comme d'un manteau, il ne pense qu'à vivre chaque jour en condamné de la veille qui doit mourir le lendemain, et à se bercer de chants monotones pour endormir la mort.» Il ne sort plus de chez lui qu'à la nuit close. Là commence «son lent et profond suicide. Rien que des défaillances et des frénésies d'où s'échappaient de temps à autre des cris et des soupirs.» Il ne lit plus que «les romans de la famille de Werther et de Delphine: le peintre de Saltzbourg, Adolphe, René, Édouard, Adèle, Thérèse Aubert et Valérie; Senancour, Lamartine et Ballanche; Ossian, Cooper et Kirke White. Son âme n'offre plus désormais qu'un inconcevable chaos, où de monstrueuses imaginations, de fraîches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées, de sages prévoyances suivies d'actions folles, des élans pieux après des blasphèmes, jouent et s'agitent confusément sur un fond de désespoir.» Un instant, ce désespoir semble supportable; Joseph jouit de quelques intervalles de calme; les beautés de la nature, la société de ses amis adoucissent un peu ses chagrins; on le dirait presque gai; mais le mal a déjà poussé trop loin ses ravages, et Joseph succombe. Du reste, ses notes le prouvent, si la maladie s'était prolongée quelque temps, il en eût précipité le dénouement. Complétons ce récit en disant qu'ailleurs, dans un article du Globe, du 4 novembre 1830, Sainte-Beuve nous apprend que Joseph Delorme, si indifférent en toutes choses, avait conçu une ardente hostilité contre le gouvernement de son pays, et que, s'il avait vécu jusqu'en 1830, il aurait tout fait pour contribuer à renverser le trône.

Tel est le triste personnage qui nous est présenté sous le nom de Joseph Delorme. Les Œuvres qu'on lui attribue sont en harmonie avec le caractère qu'on lui donne. A côté de poésies et de pensées qui ne redisent d'autres soucis que des soucis littéraires ou artistiques, on y rencontre plus d'une confidence sur la nature intime de leur auteur; et le point qui s'en détache le plus nettement, c'est l'impossibilité pour lui d'aimer d'un amour vrai et profond, de se dévouer, de croire à ce qu'il aime; c'est la bizarrerie qui lui fait voir le désenchantement au milieu de l'enthousiasme, et rêver la rupture avant la liaison. «Oh! que l'amour est loin,» s'écrie-t-il! Mais pourquoi cette paralysie du cœur? Est-ce la marque d'une fatalité particulière? Est-ce le signe d'une nature tristement privilégiée? Non, c'est seulement la conséquence d'une conduite assez vulgaire. Joseph a poursuivi «de vaines amours,» et aujourd'hui il ne peut plus vraiment aimer.

Personne n'ignore que, dans quelques parties de la vie de Joseph Delorme, Sainte-Beuve ait voulu se mettre lui-même en scène. En imaginant de se produire sous ce nom et cette personnalité, il ne faisait qu'obéir au goût d'un temps qui aimait les petites supercheries, les innocents déguisements littéraires. Plusieurs des traits qu'il a prêtés à Joseph Delorme sont empruntés à sa propre physionomie. M. de Lamartine, parlant de ce qu'était Sainte-Beuve en 1829, le décrit ainsi: «un jeune homme pâle, blond, frêle, sensible jusqu'à la maladie, poète jusqu'aux larmes.» Et il a été reproduit sous cet aspect mélancolique par le pinceau de Chenavard, sur une toile que plus tard il ne montrait qu'à quelques rares amis, disant pour expliquer ce mystère que: «c'était un peu trop Joseph Delorme.» Et puis, lui aussi avait étudié la médecine, et il avait puisé dans ces travaux des habitudes d'analyse et, pour ainsi dire, de dissection, qui, appliquées à un autre ordre de choses le conduisaient à faire sur lui-même de l'anatomie morale. Ce qu'il avait encore de commun avec Joseph Delorme c'était une disposition à la rêverie, à la tristesse vague et sans cause. «Sainte-Beuve, a dit M. Henri Fournier, éprouva sincèrement les désespoirs à la Werther et à l'Obermann qui n'étaient guère qu'une affectation et une mode chez les romantiques bien portants et bien en chair de 1830.» Il écrivait à vingt ans à son ami M. Loudière qui s'ennuyait et le lui avait dit: «L'ennui ne doit pas t'étonner: résigne-toi à n'avoir ni jeunesse, ni passé, ni avenir; je ne te dis pas de ne pas en souffrir, de ne pas en mourir même à la longue, mais je te dis de ne pas en enrager...... Je me souviens bien que j'ai eu au collège, comme aujourd'hui, de terribles accès de mélancolie et de dégoût de tout.» Plus tard, en 1839, il écrivait à un poète: «J'ai besoin de ce qui console, mais je me fais moins d'illusions que vous, et je ne cherche plus, par désespoir de trouver.» Enfin, on l'a dit, il aimait chez autrui certaines tristesses dans lesquelles il retrouvait une maladie qui avait été la sienne. Ajoutons que Sainte-Beuve souffrait, comme Joseph Delorme, d'un précoce désenchantement en amour, résultant de ce qu'il avait laissé trop souvent s'égarer ses affections. Je n'en veux pas dire davantage sur ce sujet dont on comprend la délicatesse.

On voit donc que la nostalgie de Joseph Delorme n'était pas étrangère à Sainte-Beuve. Toutefois entre l'auteur et la création, les différences étaient encore nombreuses. Non seulement, comme le fait remarquer M. d'Haussonville, «au bout de leurs infortunes, la ressemblance cesse: Joseph Delorme en meurt; Sainte-Beuve en guérit.» Mais encore, dans le livre, la note vraie est souvent forcée; les chagrins sont grossis à plaisir, et, en maint endroit, on voit percer le désir de copier un modèle plutôt que de peindre d'après nature. L'écrivain s'est inspiré de plusieurs types bien connus. Tantôt, c'est René traînant sa mélancolie le long des promenades désertes; tantôt c'est Obermann cachant son impuissance morale dans une solitude oisive. Le passage où il jette un cri de détresse sur son malheur n'est-il pas copié sur certaines lignes trouvées dans les papiers de Bonaparte, ou de celles écrites par Chénier dans une taverne de Londres? Enfin n'est-ce pas surtout Werther qui a fourni le ton général de la vie du malheureux Joseph, et M. Guizot n'a-t-il pas eu raison de qualifier celui-ci de Werther carabin et jacobin?

Ce côté volontairement exagéré de la pseudo-biographie de Joseph Delorme ne pouvait échapper à la malice de la critique. L'occasion était belle pour les classiques si malmenés de prendre une revanche sur leurs adversaires, et ce fut M. Jay, l'un des plus corrects d'entre-eux, qui se chargea de ce soin. Dans un livre aujourd'hui peu connu, intitulé La conversion d'un romantique; manuscrit de Jacques Delorme (1830), M. Jay rétablissait la vérité sur Joseph Delorme d'après des renseignements fournis par un prétendu frère de celui-ci. Selon lui, Joseph, né dans une famille des plus humbles, après avoir passé son enfance dans des conditions heureuses, mais ordinaires, était devenu médecin. Mais un jour il s'était «mis en fantaisie qu'il était poète.» Dès ce moment, il avait négligé ses devoirs pour faire «une révolution en poésie,» et détrôner «les membres de l'Académie française, et les hommes de lettres du temps de l'Empire, qu'on devait regarder comme des perruques. Nous vous donnerons, disait-il, de l'incroyable, de l'affreux, du terrible, de l'extravagant, et s'il le faut, le diable lui-même remplacera votre vieux Apollon. Nous aurons comme les Anglais notre école satanique.» Toutefois, et tout à coup, il s'était guéri de sa folie, avait jeté au feu ses anciennes idoles et désavoué «le recueil d'extravagances rimées et de pensées ridicules publié sous son nom», pour en revenir aux chefs-d'œuvre de nos vieux classiques, et à l'exercice sérieux de sa profession. Loin de mourir prématurément, il avait constamment joui de la meilleure santé du monde, aimant, dit-on, à bien dîner et digérant toujours parfaitement.

Sans apprécier, au point de vue de la forme, le mérite de la raillerie de M. Jay et tout en étant obligé de convenir que la rectification n'était pas moins fantaisiste que la biographie rectifiée, on ne peut contester la sagesse de la leçon qu'elle renferme. Il est permis plutôt de la trouver incomplète. M. Jay ne s'est attaqué qu'aux ridicules de Joseph Delorme; combien plus justement encore il aurait pu s'élever, au nom de la morale, contre l'affaissement de son caractère, contre son indifférence et son inertie, et contre les causes de cet état!

On pourrait faire les mêmes remarques à propos des Consolations (1830); car le poète y exprime sur l'aridité précoce de son cœur les mêmes plaintes dues au mêmes motifs que dans les œuvres de Joseph Delorme. Seulement, dans le nouveau recueil on entrevoit une tendance croissante à chercher dans la religion un moyen de relèvement, un instrument de régénération morale. En effet, à cette époque, Sainte-Beuve, dont la nature, comme l'a dit son récent et intéressant biographe, était à la fois «amoureuse et mystique» cherchait à se rattacher aux idées religieuses, et, quoique plus tard il l'ait nié, il est certain que le conflit qu'il dépeint entre les tendances malsaines et les pieuses aspirations était la fidèle représentation de ce qui se passait alors dans son âme.

Sainte-Beuve ne s'en est pas tenu là. Dans un roman qui ne date plus de la Restauration, mais du gouvernement qui l'a suivie, il a cru pouvoir prendre pour sujet, non plus la mélancolie, mais l'une de ses causes possibles. Il a pensé qu'il y avait une utilité morale à étudier tous les degrés par lesquels passe le débauché, avant d'arriver au fond de l'abîme où ses plus nobles facultés s'engloutissent. C'est le but de Volupté (1834). L'étrange héros de ce roman, quoiqu'on le donne comme naturellement faible et inquiet, comme un fils de René, n'est frappé du mal dont il souffre, que pour s'être livré à de précoces excès. Ces excès sont la cause encore plus que l'effet de son caractère que Sainte-Beuve nous décrit: «languissant, oisif, attachant, sec et privé, mystérieux et furtif, rêveur jusqu'à la sensibilité, tendre jusqu'à la mollesse, voluptueux enfin.»

Il me sera permis de m'étonner, malgré l'enseignement sensé qu'il contient, que ce livre de Volupté ait fait, on l'affirme du moins, une conversion, et d'estimer qu'une telle œuvre était plus dangereuse qu'utile. Le sujet exigeait une touche plus rude et en même temps plus discrète. Mais je n'ai pas à faire l'examen de ce roman. La mélancolie qui provient directement de la sensualité sort du cadre de notre étude. C'est une maladie physique, plutôt que morale, et qui relève moins de la philosophie que de la pathologie.

Laissons donc Volupté, et son auteur même qui, en dehors des deux ouvrages dont j'ai parlé plus haut, n'appartient plus au mal du siècle.

IV
Le monde philosophique et religieux.

JOUFFROY.—G. FARCY.—LAMENNAIS.—LE P. LACORDAIRE.

Si maintenant, quittant la poésie, nous interrogeons la pensée philosophique ou religieuse du temps, y trouvons-nous la sérénité que nous n'avons pas rencontrée jusqu'ici? Qu'on en juge.

M. Jouffroy avait montré, tout enfant, une nature «curieuse, rêveuse et recueillie.» Ce sont les expressions dont s'est servi pour le définir un autre philosophe, son ami le plus cher peut-être, qui s'est dévoué à sa mémoire, et qui sait parfaitement inspirer l'intérêt qu'il éprouve pour son sujet. M. Damiron ajoute que cette «âme d'élite était dès lors inquiétée de ces tourments de la pensée dont plus tard, à sa gloire sans doute, mais aussi trop souvent au prix de son repos, elle fut si profondément agitée et travaillée.» Jouffroy fut admis comme élève à l'École Normale, à vingt ans à peine (1816), et commença à s'occuper de philosophie. Il nous apprend lui-même qu'il avait été accoutumé «à considérer l'avenir de l'homme et le soin de son âme comme la grande affaire de sa vie,» et que «pendant longtemps les croyances du christianisme avaient pleinement répondu à tous les besoins et à toutes les inquiétudes que de telles dispositions jettent dans l'âme.» Mais, ajoute-t-il, «dans le temps où j'étais né, il était impossible que ce bonheur fût durable, et le jour était venu où, du sein de ce paisible édifice de la religion qui m'avait recueilli à ma naissance, et à l'ombre duquel ma première jeunesse s'était écoulée, j'avais entendu le vent du doute qui de toutes parts en battait les murs et l'ébranlait jusque dans ses fondements.» Il n'avait pu résister à la contagion de l'esprit d'examen et d'objection. Il était devenu sceptique. «Cette mélancolique révolution ne s'était point opérée, dit-il, au grand jour de ma conscience, elle s'était accomplie sourdement par un travail involontaire dont je n'avais pas été complice.» Toutefois, «la vie studieuse et solitaire de l'école fortifiant les dispositions méditatives de son esprit,» il ne devait pas tarder à se rendre un compte exact du véritable état de ses croyances.

Rien de plus poignant, on peut dire de plus dramatique, que le récit de cette révélation; de cette nuit d'hiver dans une chambre étroite et nue de l'École Normale, à la clarté d'une lune à demi voilée par les nuages; de cette funeste nuit pendant laquelle fut déchiré le voile qui dérobait à Jouffroy sa propre transformation. «Ce moment fut affreux, dit-il, et quand vers le matin, je me jetai épuisé sur mon lit, il me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine, s'éteindre, et derrière moi s'en ouvrir une autre, sombre et dépeuplée, où désormais j'allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée qui venait de m'y exiler et que j'étais tenté de maudire. Les jours qui suivirent cette découverte furent les plus tristes de ma vie... Mon âme ne pouvait s'accoutumer à un état si peu fait pour la faiblesse humaine; par des retours violents, elle cherchait à regagner les rivages qu'elle avait perdus; elle retrouvait dans la cendre de ses croyances passées des étincelles qui semblaient par intervalles rallumer sa foi. Mais ces lueurs s'éteignaient bientôt.» Quel lugubre tableau! Quelles images sinistres! Ne croirait-on pas lire une page arrachée aux annales des naufrages célèbres? Et les malheureux échoués sur une plage déserte étaient-ils plus désolés que le philosophe jeté par la tempête de sa pensée sur les bords arides de l'incrédulité?

»Si, ajoute-t-il, en perdant la foi, j'avais perdu le souci des questions qu'elle m'avait résolues, ce violent état n'aurait pas duré longtemps, la fatigue m'aurait assoupi, et ma vie se serait endormie comme tant d'autres, dans le scepticisme...» Mais il sentait mieux que jamais l'importance des problèmes dont il n'avait plus la clef; et ce fut là ce qui décida de la direction de sa vie. Ne pouvant supporter l'incertitude sur l'énigme de la destinée humaine, à défaut de la foi, il fit appel à la raison, et résolut de consacrer sa vie à résoudre le problème qui l'obsédait. Ce fut ainsi qu'il se voua à la philosophie. Le mauvais état de sa santé et la suppression, par suite du licenciement de l'École Normale, d'un cours qu'il y faisait, lui permirent de s'y consacrer tout entier. Au bout de plusieurs années de patientes recherches, il «affirmait qu'il voyait clairement la route à suivre, pour retrouver la solution perdue du problème» et qu'il avait déjà reformé «en lui bien des convictions qui lui avaient rendu, sinon tout son premier bonheur, du moins le calme de l'esprit et le repos du cœur.» (Mémoire sur l'organisation des sciences philosophiques, première partie, 1836).

Cependant la période de détresse qu'il avait traversée, en 1816 et dans les années suivantes, avait-elle entièrement pris fin? Une période de calme absolu s'était-elle ouverte pour lui? Il l'affirme. Mais un de ses auditeurs de la Sorbonne nous le montre sous un jour bien différent. «Hier, dit cet auditeur, qui n'est autre que M. Ozanam, dans une lettre du 15 mars 1832, il confessait que les besoins intellectuels sont immenses, que la science loin de les combler ne sert qu'à en faire voir toute l'étendue et conduit l'homme au désespoir, en lui montrant l'impossibilité d'arriver à la perfection. Il confessait que les connaissances matérielles ne suffisent point à notre esprit et qu'après les avoir épuisées, il éprouvait un grand vide et se trouvait invinciblement poussé à chercher des lumières surnaturelles.» Il ne se pouvait donc empêcher de tourner un regard de regret vers le joug qu'il avait brisé. Et Ozanam ajoute: «ils font peine ces philosophes du rationalisme! Si tu les voyais au milieu de leurs fantaisies, reconnaître à chaque instant leur faiblesse et proclamer le désespoir qui les ronge: le désespoir!»

Quand il se plaignait du vide de son âme, Jouffroy pouvait, du moins, se rendre cette justice que toute son existence était celle d'un véritable sage. On ne s'étonnera donc pas que la philosophie ait été impuissante à protéger contre les souffrances intimes, un de ses adeptes qui n'avait pas, comme lui, la garantie d'une vie exempte d'orages.

On connaît assez peu aujourd'hui celui qui fut Georges Farcy. Comme Jouffroy, et peu de temps après lui, il avait été élève à l'École Normale. Il s'était ensuite retiré près de M. Cousin qui avait été son maître et qui était resté son ami, et il avait continué, sous cette éminente direction, des travaux auxquels ses aptitudes semblaient le destiner. Trop indépendant pour l'Université, il entreprit une éducation particulière; puis il avait, en 1826, fait une excursion en Italie où il avait rencontré Lamartine et écrit quelques poésies philosophiques. L'année suivante, il était allé en Angleterre et au Brésil. Revenu en France après d'amères déceptions, il avait dû se contenter d'une place de professeur de philosophie, non pas, comme Jouffroy, dans les premières chaires de l'État, mais dans une modeste institution de Fontenay-aux-Roses. Cette vie traversée par tant de difficultés, et déjà mal ordonnée par Farcy lui-même, ne devait pas compter de longs jours. Elle fut brusquement terminée, précisément à la date qui clôt la période de la Restauration et par l'événement même qui a mis fin à cette période. Pendant l'une des journées de Juillet, Georges Farcy sortit, avec un fusil, de l'hôtel de Nantes qu'il habitait, et fut frappé mortellement d'un coup de feu à l'angle d'une rue. Sa mort fut célébrée comme celle d'un martyr de la liberté. A l'anniversaire de cet événement tragique, M. Cousin prononça son éloge et déclara que «rien ne pouvait lui ravir l'immortalité que lui avait donnée une heure d'une énergie divine.» La postérité n'a pas ratifié cette sentence, et Cousin a fait plus pour la mémoire de Farcy en lui dédiant sa belle traduction des Lois de Platon, que le pays en inscrivant son nom sur un monument parmi ceux des combattants de juillet. Farcy laissait en mourant, outre une traduction partielle des Éléments de philosophie de l'esprit humain de Dugald Stewart, des fragments de poésies didactiques et de réflexions morales et politiques. On en a composé un volume sous ce titre: Farcy Reliquiæ.

Quelques traits nous font bien apprécier son caractère. Dans son voyage en Italie, quelles furent ses impressions? «Ce qu'il aima seulement de Rome, ce fut ce sublime silence de mort quand on en approche; ce furent ces vastes plaines désolées où plus rien ne se laboure ni ne se moissonne jamais, ces vieux murs de briques, ces ruines au dedans et au dehors ce soleil d'aplomb sur des routes poudreuses, ces villas sévères et mélancoliques dans la noirceur de leurs pins et de leurs cyprès.» Au Brésil, au milieu d'une splendide nature, il se sent envahi par une invincible mélancolie qu'il exprime dans la pièce intitulée Tristesse. D'où vient, dit-il, que mon cœur est prêt à se briser? C'est que tout m'abandonne, le passé comme l'avenir; c'est que je me réveille d'un songe décevant de bonheur, et que je retrouve en moi «mes ennuis languissants et mes délires vains.» A son retour d'Amérique, il manifeste contre la société une aversion profonde: «La société! s'écrie-t-il; moi qui ne vaux rien que seul et inconnu, moi qui n'aime et qui n'aimerai peut-être plus jamais que la solitude et le sombre plaisir d'un cœur mélancolique!» Mais ce n'est pas seulement le sort qu'il accuse; il fait ce triste aveu: «Je me plains de moi-même qui ai dissipé mon temps, dispersé mes forces, tué en moi la foi et l'amour.» D'après Sainte-Beuve, Farcy était une nature timide, réservée, un peu sauvage, d'une ardeur inquiète et fatiguée, «se manifestant par des mouvements plutôt que par des rayons,» capable au besoin de stoïcisme, mais inégale et maladive. Lamartine a dit de lui quelque chose de semblable: «C'était une de ces âmes concentrées, quoique errantes, qui désespèrent de trouver dans les autres âmes ce qu'elles rêvent de perfection en elles-mêmes. On en fait, ajoute-t-il, un héros de Juillet, ce n'était pas cela, c'était un héros de je ne sais quoi, un héros de l'ennui, du vide, de l'inspiration maladive de l'âme.»

Tel était cet infortuné, professeur d'une philosophie qui le guidait si mal, et qui lui assurait si peu de calme et de paix. Avec lui, comme avec Jouffroy, quoique pour des causes différentes, la mélancolie avait donc envahi ces retraites qui semblaient lui devoir être inaccessibles et dont le poète avait dit:

Edita doctrinâ sapientûm templa serena.

Mais il y avait plus, et la contagion avait pénétré jusque dans le monde religieux. Lamennais ne l'atteste que trop.

Quoi! peut-on dire, l'Essai sur l'indifférence en matière de religion (1817-1824), est-il un des indices du mal moderne? N'a-t-il pas eu précisément pour but de donner à nos opinions flottantes une base désormais inébranlable? Ne se montre-t-il pas sévère pour le siècle? De quel ton parle-t-il de ce siècle «où tout passe, où tout s'en va, où la terre fuit sous nos pas?» Écoutez-le: «Le siècle le plus malade n'est pas celui qui se passionne pour l'erreur, mais celui qui néglige, qui dédaigne la vérité. Non, jamais rien de semblable ne s'était vu, n'aurait pu même s'imaginer. Il a fallu de longs et persévérants efforts, une lutte infatigable de l'homme contre sa conscience et sa raison, pour parvenir enfin à cette brutale insouciance. Contemplant avec un égal dégoût la vérité et l'erreur, il affecte de croire qu'on ne les saurait discerner, afin de les confondre dans un commun mépris: dernier degré de dépravation intellectuelle où il lui serait donné d'arriver.» L'auteur s'attaque même directement à la mélancolie. «Quand le cœur, dit-il, n'a point au dehors un objet d'amour ou de terme de son action, il agit sur lui-même; et que produit-il? de vagues fantômes, comme l'esprit qui est seul produit de chimériques abstractions. L'un se nourrit de rêves, l'autre de rêveries; ou plutôt ils essaient inutilement de s'en nourrir. Dans sa solitude et dans ses désirs, le cœur se tourmente pour jouir de lui-même. C'est l'amour de soi ou l'égoïsme à son plus haut degré. Ce genre de dépravation, ce vice honteux du cœur, l'affaiblit, l'épuise et conduit à une espèce particulière d'idiotisme qu'on appelle la mélancolie.»

Rien de plus juste en même temps que de plus éloquent. Cependant, qu'on ne s'y trompe pas. En faisant la guerre à l'indifférence et à ses conséquences funestes, Lamennais n'échappe pas au danger qu'il prétend combattre. Et, avant tout, quel moyen emploie-t-il pour assurer à l'homme le bienfait de la certitude? A l'aide de quel flambeau veut-il nous guider dans la recherche qu'il se propose? Arrière la raison humaine, instrument trop imparfait; selon lui, et qui se brise entre nos mains débiles! Sans doute, à ses yeux, la créature n'est pas dénuée de tout secours pour arriver au vrai. Si l'homme, par ses seules ressources, est incapable de conquérir ce bien inestimable, il le peut rencontrer dans l'ensemble des lumières répandues sur la surface du globe. En d'autres termes, si l'homme est sujet à l'erreur, l'humanité est infaillible. Donc, les différentes traditions, dont on recueille les vestiges à l'origine de toutes les nations, constituent, dans ce qu'elles ont de commun entre elles, le trésor de la vérité; et le christianisme étant la plus pure de ces traditions, sa divinité est démontrée. Mais quelle est la valeur de cette argumentation? Par quelle illusion de son imagination puissante le philosophe a-t-il cru pouvoir étayer la foi par le scepticisme? Comment n'a-t-il pas senti qu'en ruinant la raison individuelle, il sapait du même coup la raison universelle, puisque celle-ci ne se compose, en dernière analyse, que de la réunion des intelligences particulières? Descartes, du moins, dans son doute méthodique, avait eu le soin de mettre en réserve un principe inattaquable, que l'observation lui faisait toucher au fond de sa conscience, et grâce auquel il pouvait reconstruire tous les autres éléments de la vérité. Mais précipiter l'homme dans un abîme et vouloir l'en tirer sans point d'appui, c'est une entreprise vaine et dont tout le talent qu'on y met ne peut dissimuler l'inanité. Hélas! la meilleure preuve de l'erreur de ce procédé est dans l'histoire de son auteur. Il n'a pas réussi à se convaincre lui-même. Son intelligence ardente n'a pas tardé à substituer d'autres conceptions à la première, et de chute en chute on sait jusqu'où il est tombé.

Nous venons de voir Lamennais combattre l'indifférence par un remède illusoire; voyons-le maintenant victime de ce mal de la mélancolie qu'il a si fortement stigmatisé. Dès sa jeunesse, taciturne et méfiant, il fuit le monde et recherche la solitude de sa sauvage Bretagne. Il se passionne pour Rousseau, dont il semble avoir pris, avec le goût de la campagne et de la rêverie, le style éclatant et large, et la dialectique si entraînante, alors même qu'elle s'égare. Sa vocation religieuse ne se décide pas sans de longues hésitations. En 1812, lorsqu'il vient de recevoir les ordres mineurs, un prêtre de Saint-Sulpice lui écrit: «Je crains que vous ne vous livriez trop à une certaine mélancolie qui vous dévore.» Les événements politiques viennent aussi le troubler. Aux Cent-Jours, il croit prudent d'émigrer. Il se rend alors en Angleterre, où il a le bonheur de rencontrer l'abbé Caron, mais les conseils même que lui adresse ce prêtre vénérable indiquent la persistance des souffrances de Lamennais. «Mon bon ami, lui écrit-on, je suis bien inquiet de votre santé qui nous est si chère, mais je le suis encore plus de l'état de votre âme. Je ne saurais trop vous dire, mon cher fils: Paix, confiance, abandon à la volonté divine, douce assurance des secours du ciel.» Et quelques mois plus tard: «Pourquoi cette vilaine mélancolie? Est-ce que le bon chrétien n'est pas comme dans un festin continuel? Est-ce que le simple souvenir de Dieu ne nous donne pas de la joie?» Exhortations perdues: cette humeur triste, que deux hommes versés dans l'expérience des âmes avaient démêlée en Lamennais dès ses premières années, devait résister à leurs efforts. Il resta toujours mobile et tourmenté; oscillant sans cesse d'un pôle à l'autre, il usa sa gloire et sa vie dans de stériles agitations. Quel que soit le jugement qu'on porte sur lui on ne peut se défendre d'un sentiment de pitié, en pensant que ses erreurs n'ont pas apporté moins d'amertume à lui-même que de scandale aux autres.

Son illustre élève, le P. Lacordaire a aussi connu, quoiqu'avec moins de violence, les troubles et les inquiétudes de l'âme. Avant d'être le grand Dominicain que l'on admire, il cherchait péniblement sa voie (1822). Il était malade, dit Sainte-Beuve, du «mal du temps, du mal de la jeunesse d'alors; il pleurait sans cesse comme René; il disait: Je suis rassasié de tout sans avoir rien connu. Son énergie refoulée l'étouffait.» Ses idées étaient celles du XVIIIe siècle; il était déiste, mais avec une sorte de scepticisme, et un peu de cette indifférence dont Lamennais cherchait à combattre l'influence mortelle. La solution chrétienne apparut un jour à son intelligence, et, vers 1824, il entrait au séminaire de Saint-Sulpice. Mais s'il a de bonne heure triomphé de l'esprit du siècle dans ce qu'il avait de malsain, n'en a-t-il pas cependant conservé quelque chose, non-seulement dans cette forme poétique et même romantique qu'il a donnée à l'éloquence chrétienne, mais encore dans cette sympathie qu'il exprime pour certaines tendances de son temps? Dans la chaire de Notre-Dame, parlant du siècle même, il avouera «que c'est un siècle dont il a tout aimé.» Et ne pourrait-on pas voir, en même temps qu'une vue élevée des choses humaines, une allusion à des impressions intimes, à de vagues chagrins non effacés, dans ces lignes où le langage de la charité s'empreint à demi d'une sensibilité profane: «Par la charité il n'y a pas de cœur où l'Église ne pût pénétrer, car le malheur est le roi d'ici-bas, et tôt ou tard tout cœur est atteint de son sceptre... Désormais l'Église pouvait aller avec confiance conquérir l'univers, car il y a des larmes dans tout l'univers, et elles nous sont si naturelles qu'encore qu'elles n'eussent pas de cause, elles couleraient sans cause par le seul charme de cette indéfinissable tristesse dont notre âme est le puits profond et mystérieux.»

C'est par là que Lacordaire se trouvait en communion de sentiments avec tant d'hommes de sa génération, et c'est, avec son incontestable talent, un des secrets de la séduction qu'il a exercée sur son époque.

V
Les Romanciers.

Mme DE RÉMUSAT.—Mme DE DURAS.—BEYLE.—Mlle HORTENSE ALLARD.

Du monde poétique, philosophique et religieux, il faut descendre à un monde plus pratique. Il faut consulter sur la vie ceux qui se sont plu à en raconter les vicissitudes. Il faut aborder les romanciers.

Les premiers romans qui s'offrent ici à notre examen nous en rappellent d'autres que nous avons analysés dans la partie précédente de ce travail, ceux de Mme de Flahaut et de Mme de Krudener. Empreints comme ceux-ci de délicatesse et de grâce ils portent également quelque marque de l'esprit de leur temps; les uns et les autres ont été écrits par des femmes appartenant à la société la plus élevée; et ces femmes présentaient entre elles, par leur existence et leur caractère plus d'une ressemblance.

Mme de Rémusat qui avait vu son père périr sur l'échafaud révolutionnaire, qui avait traversé les plus mauvais jours de la Terreur sans quitter la France, a écrit, en 1814, un roman intitulé: Charles et Claire ou la Flûte. Cet écrit n'a jamais été publié; il n'était destiné qu'à un petit cercle d'amis. Mais Sainte-Beuve qui en avait reçu communication, nous en a donné l'analyse. On y voit un jeune émigré qui aime une jeune fille réfugiée comme lui dans une ville d'Allemagne, mais qui l'aime sans l'avoir jamais rencontrée, et qui ne l'entrevoit que pour s'en séparer à jamais; le héros est bien de son temps; il lit Werther, sa tête et son style s'en ressentent.

Mme de Duras avait eu aussi à pleurer son père, parmi les victimes de la Révolution. De la Martinique où elle avait dû séjourner quelque temps, elle était passée en Angleterre, puis rentrée en France au Consulat. Sous la Restauration, son salon devint le point de réunion de bien des personnages qui ont laissé de vifs souvenirs; Chateaubriand en était le centre éclatant. Ce fut pour ce public d'élite que Mme de Duras écrivit les romans d'Ourika (1823) et d'Édouard (1825), auxquels il faut ajouter une nouvelle inédite, Olivier. Ce dernier ouvrage a pour sujet l'état douloureux d'un jeune homme qu'une cause mystérieuse, quelque disgrâce secrète, condamne à l'isolement. Édouard et Ourika qui ont été dans leur temps très répandus, et qui sont encore goûtés des lecteurs difficiles, nous présentent une situation qui n'est pas sans analogie avec celle d'Olivier. «Analyser Édouard marquerait bien peu de goût,» a dit Sainte-Beuve. Il en aurait pu dire autant d'Ourika qui, de même qu'Édouard, repose sur une idée délicate, et se recommande moins par l'action que par la finesse des sentiments. Je ne m'étendrai donc ni sur Édouard ni sur Ourika. Je dirai seulement que dans tous les sujets choisis par Mme de Duras il est facile de découvrir une pensée unique qui sert de lien entre ses différents écrits, et cette pensée c'est l'impossibilité d'être heureux. L'infirmité d'Olivier, la couleur d'Ourika, la naissance d'Édouard ne sont que des preuves d'ordres divers à l'appui de cette proposition désolante.

Une si triste philosophie venait chez Mme de Duras, des souvenirs de la Révolution qu'elle avait traversée, plus encore que d'un état de santé de bonne heure altéré. Ces souvenirs apparaissent ouvertement dans certains passages d'Ourika, et l'on sait que Mme de Duras n'avait jamais pu se soustraire à l'influence des premières impressions de sa vie. On entendait en elle comme «l'écho d'une lutte non encore terminée avec le sentiment de grandes catastrophes en arrière. Une de ses pensées habituelles était que pour ceux qui ont subi jeunes la Terreur, le bel âge a été flétri, qu'il n'y pas eu de jeunesse, et qu'ils porteront jusqu'au tombeau cette mélancolie première, ce mal qui date de la Terreur, mais, ajoute d'une façon trop absolue M. Sainte-Beuve, qui sort de bien d'autres causes, qui s'est transmis à toutes les générations venues plus tard. Ce mal de Delphine, de René, elle l'avoue, elle le peint avec nuance, elle le poursuit dans ses variétés, elle tâche de le guérir en Dieu.»

Dieu fut, en effet, le dernier terme de ses aspirations. Elle accepta, en esprit de sacrifice chrétien, des souffrances physiques devenues presque intolérables, et des froissements intérieurs que le monde ne lui avait point épargnés; et des réflexions et prières qu'elle traçait peu de temps avant sa mort (1829) nous montrent qu'elle s'est éteinte au milieu des espérances les plus consolantes. C'est dans ces sentiments qu'après avoir partagé les mêmes épreuves, les mêmes impressions, les mêmes souvenirs, se sont rencontrées au bout de leur courte existence Mme de Duras et Mme de Rémusat.

On a vu plus haut que l'un des exemples choisis par Mme de Duras pour démontrer l'impossibilité d'arriver au bonheur était le mal secret et inexplicable du jeune Olivier. La nouvelle qui portait ce nom, lue en manuscrit dans son salon, avait vivement excité la curiosité. Les commentaires s'étaient donné carrière sur la nature du mal mystérieux du héros. M. de Latouche, qui avait connu le mot de l'énigme, fit paraître un Olivier qui fut attribué à Mme de Duras. Henri Beyle voulut faire aussi le sien. Il publia, en 1827, Armance ou quelques scènes d'un salon de Paris. Dans ce roman, où il maltraite vivement la haute société du temps, dont il ne faisait pas partie, je ne m'attacherai qu'au personnage d'Octave de Malivert, et je n'indiquerai que pour faire ressortir son caractère les événements auxquels il fut mêlé.

«Beaucoup d'esprit, une taille élevée, des manières nobles, de grands yeux noirs les plus beaux du monde, auraient marqué la place d'Octave parmi les jeunes gens les plus distingués de la société, si quelque chose de sombre empreint dans ces yeux si doux n'eût porté à le plaindre plus qu'à l'aimer. Ils semblaient quelquefois regarder au ciel et réfléchir le bonheur qu'ils y voyaient. Un instant après on y lisait les tourments de l'enfer. Il eût fait sensation s'il eût désiré parler. Mais Octave ne disait rien; rien ne semblait lui causer ni peine ni plaisir... Quelle que fût la cause de sa profonde mélancolie, Octave semblait misanthrope avant l'âge... Des médecins, gens d'esprit, dirent à Mme de Malivert inquiète, que son fils n'avait d'autre maladie que cette sorte de tristesse mécontente et jugeante qui caractérise les jeunes gens de son époque et de son rang.» Dans son hôtel opulent, près de son père qu'il respecte et de sa mère qu'il chérit, Octave s'ennuie. Il se plonge dans les livres et dans la rêverie. Il pense un instant à consacrer sa vie à Dieu; mais l'étude de la philosophie le détourne de ces idées. Il reste dans le monde et n'y voyant que bassesse, alors qu'il ne rêve que grandeur d'âme, il le prend en dédain. Par sa hauteur, il s'y fait des ennemis dont il se soucie peu. Quelquefois même il se laisse aller à des mouvements de fureur. Il croit voir partout percer l'intérêt personnel, et ne répond aux avances qu'il reçoit que par «l'ironie la plus amère.» Dégoûté de tout, il veut en finir avec la vie; mais le sentiment du devoir est assez fort en lui pour le retenir. Cette victoire sur lui-même lui apporte un peu de calme. D'un autre côté, il s'est pris d'une sympathie profonde pour une jeune fille qu'il voit chaque jour, dans le salon d'une de ses parentes, mais par suite de malentendus déplorables ou d'engagements imprudents, il ne peut s'unir à elle. Pendant sa lutte contre ces difficultés, Octave se réconcilie avec la vie. «Le monde lui semble moins haïssable, et surtout moins occupé de lui nuire... Il redevient juste et même indulgent, et il en arrive à déserter ses raisonnements sévères sur bien des choses.» Cependant il nourrit encore quelques idées excentriques et son mépris pour les hommes n'est pas vaincu pour toujours. Enfin les obstacles qui s'étaient multipliés sont écartés; il se marie avec Armance. Mais ce mariage est condamné à un dénouement prompt et fatal. En effet, Octave, avant d'épouser la femme qu'il adorait, avait résolu de lui confier un secret terrible; il lui avait déclaré qu'il était un monstre, mais sans s'expliquer davantage, et il jugeait, de son devoir de tout lui dire. Il allait le faire, quand une machination ourdie par des parents, intéressés à s'opposer au mariage projeté, avait entravé cette confession; mais il s'était fait le serment de se tuer peu de temps après son mariage pour ne pas enchaîner Armance à un homme qu'il jugeait indigne d'elle. Le mariage accompli, Octave se tient parole, et sous prétexte d'aller se joindre aux défenseurs de l'indépendance hellénique, il quitte sa femme, et pendant la traversée, il s'empoisonne, emportant dans la mort le secret qui pesait sur lui.

Ainsi après avoir vécu hors des voies communes Octave finit par un acte inutilement coupable. Il n'a eu de bon dans sa vie morale que les moments dus à un amour pur. Noble et grand, mais sans discernement, et sans justice, il se sacrifie à une loi qu'il s'est imposée peut-être sans cause, et en se sacrifiant il atteint des êtres innocents et chers. Un critique du temps, dans la Revue des Deux-Mondes, a dit qu'Octave «était une caricature indéchiffrable.» Je reconnais qu'en plusieurs points il est pour nous un problème, mais l'obscurité qui plane sur sa nature entrait dans le plan de l'auteur, et rien ne m'autorise à penser que ce type, tout en étant peut-être exagéré, ne fût pas vrai à l'époque où Beyle le dessinait. En tout cas, l'amertume d'Octave dépasse de beaucoup celle des personnages de Mme de Duras, quoiqu'il doive à l'un d'eux son origine. Chez ceux-ci, la tristesse naît d'une difficulté étrangère à celui qui la subit; le héros de Beyle, au contraire, ajoute par les inquiétudes de son caractère aux malheurs de sa destinée. Mais chez tous, la première donnée est un fond de tristesse et de désenchantement.

Ce mot de désenchantement nous rappelle par contraste un roman qui a pour titre le mot opposé, mais qui contient aussi, dans son désordre capricieux, plus d'une allusion à l'état maladif dont je suis les traces. Je veux parler des Enchantements de Prudence publiés sous le pseudonyme de Mme de Saman, par Mlle Hortense Allard.

Cette femme, dont le nom a fait quelque bruit dans ces dernières années, et a été mêlé à des indiscrétions rétrospectives sur un grand écrivain, avait déjà publié des lettres sur les ouvrages de Mme de Staël, vers laquelle elle s'était sentie vivement attirée. Son nouveau livre est une confession, du moins on peut le croire, car l'auteur n'a pas cherché à s'idéaliser ni à dissimuler aucune de ses impressions, quelle qu'en fût la nature. Cette confession embrasse environ quarante années à partir de 1820. Le type qui s'en dégage est ardent, mais en même temps rêveur et inquiet. Ce sont surtout les premiers souvenirs de Prudence qui accusent ce côté mélancolique. Elle aime la solitude de la campagne: «J'allais dans le parc, dit-elle, m'enivrer du bruit grandiose du feuillage éperdu, de cette mélancolie secrète, de cette tristesse éloquente qui signale l'automne, dans la pompe de ses inspirations et de ses rêveries.» Elle décrit bien l'agitation de son âme passant d'une tristesse sans cause à une félicité que rien ne motive: «Un trouble, un tourment qui attaque la raison même, le découragement de la vie et de ce qui la fait aimer: ennui profond; regret amer et douloureux; besoin de s'affliger et de répandre des larmes. Puis, tranquillité douce et parfaite, contentement passager.» Notons, entre plusieurs, un de ces jours pleins d'émotions rapides, qu'aucune cause apparente ne justifie et où les états d'âme les plus différents se succèdent avec une rapidité qui ferait douter de la persistance de la personnalité, chez l'être témoin et sujet de ces variations. C'est le lundi 30 juin 1822: «Le matin, agitation et souffrance insupportables; ensuite calme plein de douceurs; puis tristesse profonde et idées douloureuses. Enfin à dîner et le soir vifs sentiments de plaisir et joie complète d'exister. Ce jour, ajoute-t-elle, a été une vie entière.» Cette mobilité maladive, Prudence la porte dans sa vie réelle, dans ses «enchantements» dont je ne ferai pas l'histoire. Je dirai seulement qu'ils eurent pour premier objet, ce qui était bien fait pour lui plaire, un homme «d'un génie sombre, en proie à mille impressions diverses,» fatigué à l'avance de ce qu'il avait le plus vivement désiré, et souffrant par l'imagination des maux inouïs. Mme de Saman mêle, d'ailleurs, aux sentiments les plus profanes, les aspirations d'une vague religiosité.

Sous cette sensibilité déréglée, sous cette inquiétude d'une âme qui ne trouve pas de repos, je découvre une nouvelle victime du mal du siècle. Elle l'a gagné sans doute, ce mal, dans son goût pour des écrivains qui, en étant atteints eux-mêmes, l'ont propagé par leurs écrits. Je crois retrouver Jean-Jacques Rousseau en plus d'un endroit des Enchantements. J'y retrouve surtout Senancour dont Mme de Saman se rapproche encore plus par la libre allure de la pensée et par la forme quelquefois heureuse, mais plus souvent négligée, de son style. Il y a donc peu d'originalité chez elle. Mais elle devait figurer ici, ne fût-ce qu'à titre de disciple.

VI
Les Artistes.

GÉRICAULT.—DELACROIX.

Ce n'est pas seulement dans les œuvres littéraires qu'on voit la maladie du siècle côtoyer sur certains points l'histoire du romantisme. Les arts, à leur tour, nous offrent le même rapprochement. Géricault, dont tout le monde connaît la célèbre toile du «Radeau de la Méduse» qui parut au salon de 1819, et qui fut l'occasion d'une lutte ardente entre les classiques et les romantiques, Géricault a demandé au poète du désespoir quelques sujets de croquis; il a su rendre avec sa puissance habituelle les passions farouches de Conrad et de Lara.

Au reste, la nature intime de ce grand peintre répondait au caractère de ses œuvres. Un critique M. G. Planche nous a fait connaître que l'amour très-vif du plaisir s'alliait en lui à de fréquents accès de mélancolie. Par une sorte de pressentiment de l'accident qui devait l'enlever dans la force de l'âge (1824), l'image de la mort tenait une grande place dans ses pensées. Une lettre écrite par le peintre Charlet, lettre dont l'authenticité ne peut être contestée, nous apprend même que Géricault a plus d'une fois songé au suicide, et que sans la vigilance de ses camarades, il est probable qu'il eût accompli son sinistre projet. Charlet raconte qu'il l'a sauvé.

On trouve ainsi dans l'éminent auteur du Naufrage les deux faits que nous avons déjà si souvent observés, la tristesse et l'obsession du suicide.

Sans partager des sentiments aussi violents, un autre peintre célèbre, Delacroix, fut aussi, sous la Restauration, le représentant de l'alliance du romantisme et de la mélancolie. On remarque qu'il choisit alors volontiers ses sujets dans les écrits dont l'analyse a déjà fait partie de ce travail. Il débute par le groupe de Dante et Virgile (1822), et il enveloppe le front de ces deux poètes d'un nuage de tristesse. Ensuite il aborde Gœthe (1826) et personne n'a mieux exprimé que lui le caractère étrange et douloureux de la fantastique légende de Faust. Il se mesure aussi avec Byron, (1829, 1835) et il reproduit avec sa fougue merveilleuse les types de ses sombres héros. Plus tard (1839, 1843), quand il sera tenté par Shakespeare, il imprimera un cachet de désolation à la série de ses dessins sur l'impénétrable Hamlet, sur l'apparition lugubre de son père, sur la mort de l'infortunée Ophélie? Qui ne se sentirait surtout saisi d'émotion en face de ce tableau où le jeune prince contemple le crâne d'Yorick d'un air indécis, qui tient le milieu entre les apparences de la méditation philosophique et celles de la folie? Toutes ces œuvres se rapportaient à un même ordre d'idées, à un même genre d'impressions qui dénotent bien quelle était la tendance habituelle de l'artiste, et qui forment un trait d'union entre ces deux grands représentants de l'école moderne, Géricault et Delacroix.

VII
Les Jeunes Gens.

J.-J. AMPÈRE ET SES AMIS.

En présence du concert mélancolique que formaient alors la poésie, la philosophie, le roman, l'art enfin, quelle était l'attitude de la jeunesse de la Restauration?

J'ai déjà parlé en un autre endroit d'une composition de Ballanche intitulée: le Vieillard et le jeune Homme; elle date de cette époque. L'auteur met en scène un jeune homme qui désespère de son siècle et ne sait où se prendre, et un vieillard qui cherche à relever son courage, et à lui rendre la foi en l'avenir. Le vieillard s'adresse au jeune homme en ces termes: «Mon fils, vous portez dans votre sein une secrète inquiétude qui vous dévore... Eh quoi! vous avez à peine quelques souvenirs fugitifs, et déjà vous trouvez qu'ils vous suffisent... Les livres seuls vous ont tout appris. Vous cherchez la solitude comme l'infortuné qui a essuyé mille maux... Caractère bien singulier de l'époque où nous sommes placés! Le jeune homme n'a pas le temps de former des affections; il franchit sans l'apercevoir le moment fugitif où elles devaient naître en lui: le sourire de la beauté n'atteindra pas son cœur, n'enchantera pas son imagination... Les plus hautes conceptions des sages qui pour y parvenir ont eu besoin de vivre de longs jours sont devenues le lait des enfants... Je veux essayer, mon fils, de guérir en vous une si triste maladie, état fâcheux de l'âme, qui intervertit les saisons de la vie, et place l'hiver dans un printemps privé de fleurs.»

Singulière interversion des rôles! Bien souvent on avait vu en face l'un de l'autre le jeune enthousiaste et le vieillard désabusé. Ici les situations sont changées; c'est le vieillard plein encore d'espérance qui réconforte le jeune homme déjà désenchanté. Mais en formulant ce contraste, Ballanche n'a pas cédé au désir de se livrer à un piquant paradoxe, il a seulement constaté un fait dont l'expérience multipliait autour de lui les exemples. Il était en cela d'accord avec un autre observateur sagace.

Dans un morceau inédit jusqu'en 1847, mais écrit en 1817, sous ce titre: De la jeunesse, M. de Rémusat traçait des jeunes gens de cette époque un portrait qu'il est intéressant de rappeler. Après avoir signalé chez eux une tendance à se singulariser, «le dégoût du train commun des choses», il s'arrête sur une figure qui lui paraît reproduire la physionomie de plusieurs de ses jeunes contemporains.

Cléon est né avec des facultés qui donnaient de grandes espérances. Il a reçu une éducation élevée. Mais non content de l'avenir auquel ces avantages lui donnaient le droit d'aspirer, il se croit appelé à des destinées supérieures, et se fait pour son usage un monde imaginaire dans lequel il se complaît. Il vient à aimer, et, sous ce rapport, il paraît se distinguer du jeune homme de Ballanche; mais s'il n'est pas encore aussi glacé que lui, combien il reste tiède! Il a bien le désir de rendre sa situation dans le monde digne de l'objet de son amour, mais pour y parvenir il ne tente rien de sérieux, et ajourne indéfiniment toute entreprise. Il essaie enfin d'écrire un ouvrage, mais sans but précis, sans volonté arrêtée; aussi ne tarde-t-il pas à l'abandonner. Cependant il ne se résigne pas non plus à entrer dans la voie vulgaire et à vivre comme tous les membres de la société. «Il continua, dit M. de Rémusat, de se croire une exception, malheur grave pour qui n'est pas une supériorité... Il fit sentir à qui l'approchait un dédain que ne justifiait aucun succès brillant. Son ton était sec, son langage amer. Il se jouait de tous les sentiments naturels, raillait toutes les croyances, prenait pitié de tous les scrupules, insultait à toutes les idées reçues... Il semblait défier la malveillance qui répondit à l'appel... Il s'endurcit par souffrance et se dessécha bientôt par calcul. Il se disait désespéré; en définitive, il s'ennuya... Il mourut jeune, mais cependant ayant assez vécu pour décevoir jusqu'à la dernière espérance et tarir d'avance jusqu'au dernier regret. Une telle destinée n'est possible que de nos jours.»

Une dernière appréciation doit s'ajouter à ces jugements. Dans un écrit sur lequel je reviendrai en son lieu, Alfred de Musset, lui aussi, a décrit la génération qui débutait dans le monde avec la Restauration. Il l'a dépeinte «ardente, pâle, rêveuse, incrédule, livrée aux appétits matériels.»—«Qui osera jamais, s'écrie-t-il, raconter ce qui se passait alors dans les collèges? Les hommes doutaient de tout: les jeunes gens nièrent tout; les poètes chantaient le désespoir: les jeunes gens sortirent des collèges avec le front serein, le visage frais et vermeil et le blasphème à la bouche.» Enfin, selon lui, la jeunesse au lieu d'avoir l'enthousiasme du mal n'avait que l'abnégation du bien; au lieu du désespoir, l'insensibilité. Sans disputer sur certains détails, il faut reconnaître à l'opinion d'Alfred de Musset à l'égard de ses contemporains quelque autorité.

Est-ce à dire qu'à côté du type de jeunes gens dépeint par Ballanche, Rémusat et Musset, il n'en existât pas d'autres? Ne sait-on pas, au contraire, que beaucoup, loin de s'endormir dans une apathie stérile, se livraient avec ardeur à de laborieuses études, et se préparaient noblement pour l'avenir; que plusieurs même étaient enflammés d'une passion précoce pour les choses politiques, «manquant la classe, a-t-on dit, le jour où l'on chassait Manuel, amoureux indifféremment de Napoléon et de la République, de Mme de Staël et de Mme Roland, fous de René et des lettres de Mirabeau à Sophie, emportant sous le bras Diderot à la classe de rhétorique et Béranger à la classe de philosophie?» Sans doute; mais ces faits ne contredisent pas ceux qui précèdent.

Le mal était du reste, ici encore, mêlé de quelque affectation. Cette désillusion profonde, ce dédain amer, ce désespoir superbe, cet orgueilleux ennui, cette audace de négation que montrait la jeunesse, n'étaient-ils pas imités de Chateaubriand, de Senancour, de Gœthe et surtout de Byron? «Les livres vous ont tout appris,» disait Ballanche; et en effet, les sentiments dont je viens de parler étaient trop précoces et trop outrés pour être parfaitement sincères. Nous allons les examiner de plus près, dans quelques personnalités remarquables.

Un mot d'abord d'un homme qui plus tard est devenu un grand publiciste, qui ne s'est jamais complètement guéri d'un certain fonds de tristesse et d'inquiétude, mais qui alors était particulièrement atteint de ce qu'on a appelé le mal de la jeunesse. M. de Tocqueville écrivait, le 16 septembre 1823, à un ami, M. Eugène Stoffels: «Mon cher ami, tâche de t'occuper fortement, chasse, danse, remue-toi; enfin substitue, autant que possible, l'activité du corps à celle de l'âme. La première peut fatiguer la machine, mais ne l'use jamais; la seconde, à notre âge surtout, ne peut pas être en action sans se retourner sur elle-même, et produire des maux qui, quoique sans cause réelle, n'en sont pas moins bien vifs. J'en sais, malheureusement, quelque chose pour ma part.»

J'arrive à d'autres noms qui ont eu aussi, avec plus ou moins d'éclat, leur célébrité.

En 1818, il y avait à Paris un petit cénacle d'amis, liés entre eux par des études analogues et par des goûts semblables. Ils sortaient du collège, et ils entraient à peine dans le monde. Le premier d'entre eux était Jean-Jacques Ampère. Autour de lui se groupaient Jules Bastide, Albert Stapfer, Alexis de Jussieu, Franck-Carré, et quelques autres encore. Les circonstances ayant séparé ces fidèles amis, ils avaient suppléé à l'absence par les lettres. La correspondance d'Ampère nous dévoile le cœur de ces jeunes gens.

Ampère, éloigné de son ami Bastide, lui écrit en janvier 1820: «Ah! il y a des moments où il me semble, comme à Werther, que Dieu a détourné sa face de l'homme et l'a livré au malheur, sans secours, sans appui. L'homme est ici-bas pour s'ennuyer et souffrir.» Le 20 mai 1820, la note est encore plus sombre. «Mon cher Jules, la semaine dernière, le sentiment de malédiction a été sur moi, autour de moi, en moi. Je dois cela à Lord Byron; j'ai lu deux fois de suite le Manfred anglais. Jamais, jamais de ma vie, lecture ne m'écrasa comme celle-là. J'en suis malade. Dimanche, j'ai été voir coucher le soleil sur la place de l'esplanade: il était menaçant comme les feux de l'enfer. Je suis entré dans l'église, où les fidèles en paix chantaient l'alleluia de la résurrection. Appuyé contre une colonne, je les ai regardés avec dédain et envie. J'ai compris pourquoi la malédiction de Lord Byron finissait par ces mots:

L'univers tout entier sur ton cœur a passé:

Que ce cœur désormais soit aride et glacé.

Le soir j'ai dîné chez Edmond; il a fallu parler avec Mme Morel de papiers peints et d'appartements. A neuf heures, je n'en pouvais plus; j'étais dans un désespoir amer et violent, les yeux fermés, la tête penchée en arrière, me dévorant moi-même. Je laissai tomber quelques mots de douleur et d'ironie aux consolations de la douce Lydia.» Un autre jour, il s'en prend à la philosophie et il veut rompre avec la société: «Que je maudis, que j'exècre la philosophie! C'est elle qui m'a amené au dégoût de toutes choses; je crois que je donnerai ma démission de la société... Oui, il faut que je parte, je ne sais ce qui m'arrête; mais où aller?» Dans cette même lettre du 1er juin 1820, il avoue qu'il cède encore à la tentation des choses du monde, mais il s'en accuse aussitôt: «Croirais-tu que ces jours-ci j'ai eu des ambitions de gloire, des rêves poétiques! Pauvre fou!... J'ai même fait quelques vers; j'en ferai quelques autres dans ma vie, mais je ne sais pas si je pourrai rien finir. Que m'importe!» Deux jours après, il raconte à son ami qu'il vient de subir une nouvelle crise: «Mon cher Jules, lundi je t'avais écrit une lettre satanique, mais je la déchire; cet accès de rage contre le destin a fait place à un dédain profond de toute chose, de l'avenir et de moi-même. Je veux partir.» Il part, en effet. De Vevay, il écrit le 10 août: «Je relis Werther, au fond duquel je n'avais jamais pénétré, et deux volumes de Lamennais; dans le second, il y a des passages absolument faits pour nous. Dieu, que cet homme a le sentiment de la ruine!» Enfin, dans une lettre de Berne, du 20 septembre 1820, il écrit ces lignes: »Mon ami, aie soin de toi. Obermann nous crie: Serrez-vous, hommes simples qui avez le sentiment de la beauté des choses naturelles. Nous tous qui souffrons, aidons-nous.»

Celui à qui s'adressaient ces confidences et ces exhortations était fait pour comprendre les unes et avait besoin des autres. Il souffrait comme Ampère. Il lui écrivait que la solitude n'était pas bonne dans leur commune situation; il n'attendait, d'ailleurs, de consolation d'aucun côté; atteint dans sa santé, il envisageait la mort sans les espérances sublimes qui l'adoucissent et qu'il eut cependant désiré posséder. Il faisait entendre des lamentations d'un caractère plus philosophique que celles de son ami, mais d'une philosophie tourmentée. «Que les jours et les nuits sont tristes! écrivait-il... Ah! pourquoi suis-je loin de vous? Seul, les fantômes m'assiègent... Ah! si après la mort nous devions nous retrouver un jour, combien je serais tranquille! Mais non, toute affection sera brisée, il faut se contenter de cette misérable vie de la terre où l'on voit des rochers, des nuages;... non, je ne comprendrai jamais que mon âme qui possède l'infini, puisse s'anéantir. Je me perds dans ces mystères terribles!» (19 août 1820).

Les autres membres du groupe d'Ampère n'étaient pas moins blessés. Après avoir dit à Bastide tu souffres autant que moi, Ampère ajoutait: «Et Franck! et Stapfer!» Ce dernier, traducteur des œuvres dramatiques de Gœthe, prononçait des paroles amères que son ami nous a rapportées: «Albert me disait l'autre soir: il y aura toujours quelque chose de sombre, de désenchanté au fond de notre existence» (Lettres de 1820 et 1821). Enfin, un autre jeune homme qui n'apparaît dans ce cercle qu'en 1822, mais qui appartenait comme Ampère à une famille de savants et que cette circonstance devait rapprocher de lui, s'y rattachait encore par des affinités de sentiments et de caractère. C'était Alexis de Jussieu. Il écrivait à Ampère, en juin 1822: «J'ai l'esprit calme et reposé par quelques heures de tristesse. J'ai travaillé tout le jour à mon état, car j'ai un état dans le monde.—Je suis très mélancolique; encore deux ans à peine, et je n'aurai même plus la présomption de la jeunesse pour me faire rêver une petite renommée. Cette idée me décourage.» Et l'année suivante, le 25 octobre, après avoir fait à son ami le récit d'une passion malheureuse, il ajoutait, non sans éloquence: «L'irréparable, le passé, l'impossible, tout est négation dans le monde. La vie n'est qu'un long refus du bonheur, et nous autres, vils mendiants que nous sommes, nous le demandons toujours.»

Ces jeunes hommes, expression choisie du tempérament moral alors si répandu, ressemblent assez, on le voit, aux portraits que j'ai cités plus haut. Ils se présentent seulement avec des traits moins contractés, un sourire moins amer, un air plus aimable.

Avec plus de naturel? Je ne le prétends pas, et n'a-t-on pas déjà reconnu les influences avouées auxquelles obéissaient ces jeunes esprits? C'était Werther, avec ses déclamations contre la société; c'étaient les créations de Byron avec leur sombre ironie, leur froid dédain et leurs prétentions sataniques; mais c'était surtout Obermann, avec ses habitudes rêveuses, son goût de la nature, ses vaines aspirations et ses efforts vite découragés. Tous et avec eux un autre ami encore, nommé Sautelet, avaient conçu, paraît-il, pour Senancour «une admiration mystérieuse et concentrée, qui ressemblait d'autant plus à un culte, dit Sainte-Beuve, qu'elle était le secret de quelques-uns.» Ce culte, d'ailleurs, ne s'exerçait pas sans opposition. M. Cousin, à qui ces jeunes gens étaient également dévoués, ne les approuvait pas, et ne leur cachait pas sa façon de penser. Mais la chose est racontée de façon différente par Sainte-Beuve et par Ampère lui-même, et il faut entendre les deux versions. «M. Cousin, dit Sainte-Beuve, impatient peut-être de ce partage, et pour couper court à ce qui lui semblait un engouement, leur avait dit un jour que l'auteur d'Obermann avec sa mélancolie stérile ne pouvait être qu'un mauvais cœur. Ce mot d'un maître et qui lui était échappé un peu à l'aventure étonna et troubla profondément les adeptes, mais sans toutefois les désenchanter.» Voici le récit d'Ampère: «Nous avons quitté Cousin à Lyon, il paraît qu'Albert (Stapfer) a eu avec lui en route une prise violente touchant Senancour, Byron, Lamennais, qu'il appelle des polissons, des degrés du néant, des gens qui ramassent de la boue et en font des petits tas, et autres gentillesses philosophiques, dont il m'avait déjà répété une partie; mais je n'ai pu m'empêcher de lui rire au nez quand il m'a dit à moi: «M. Senancour, c'est une bête.» Je crois plus volontiers à l'authenticité de ce dernier mot, qui nous est rapporté par un témoin direct et qui est bien conforme à la verve impétueuse de celui auquel il est attribué. Au surplus, si l'un de ces jugements était dur pour le caractère de M. de Senancour, l'autre n'était pas flatteur pour son esprit, et tous deux devaient froisser grandement ses admirateurs. Mais les deux narrations sont d'accord pour dire que leurs convictions n'en furent nullement ébranlées.

Cependant le mal chez ces jeunes gens ne devait pas avoir une longue durée. Sa guérison prochaine se devine dans la correspondance d'Ampère. On peut noter le moment où, fatigué de son rôle de désespéré, il laisse percer la pensée qu'il ne refusera pas de se laisser consoler. A propos de ce que disait son ami Albert, de ce quelque chose de sombre et de désenchanté qu'on trouve au fond de notre existence, il répondait (10 novembre 1821): «Je commence à croire que toutes les joies n'en seront pas bannies... je pleurerai l'idéal impossible, sans méconnaître les biens réels;» et l'année suivante (juin 1822), il écrit de Vanteuil à Mme Récamier: «Je ne me plais pas dans la sécheresse; je ne demande pas mieux que d'être heureux.» Bientôt après, il reprend sur lui assez d'empire pour composer, du souvenir de ses exaltations juvéniles mêlé à des tableaux Teutoniques et Scandinaves, une nouvelle, intitulée Christian ou l'Année romaine. Chacun sait, du reste, qu'il a pleinement réussi à dompter ses découragements imaginaires, et que, dans le cours d'une existence trop bornée mais bien remplie, il a prodigué des trésors d'ardeur curieuse, de laborieuse activité et d'affection passionnée, qui ont attesté en lui, même après l'âge normal, cette jeunesse d'esprit et de cœur qu'il se défendait d'avoir en sa vraie saison.

La plupart de ses amis ont donné à leur tour le spectacle d'une transformation non moins profonde. J'ignore ce que sont devenus Stapfer et Sautelet, mais Bastide, Franck-Carré et Jussieu sont entrés dans la vie pratique. La Révolution de 1830 leur a ouvert diverses voies, et ils n'ont plus parlé de leurs souffrances. J'imagine que plus d'un de leurs semblables moins connus a suivi la même marche, et n'a pas tardé à dépouiller sa première forme. Aussi serait-on tenté de dire après tout: douce tristesse encore que celle de ces jeunes gens; mélancolie d'imagination qui semble une sorte de coquetterie à l'adresse du bonheur qui les attendait, mais qui le plus souvent ne les a pas empêchés à une certaine heure de jouir de la vie, et qui n'a servi peut-être qu'à en rehausser le prix à leurs yeux.

Quoi qu'il en soit, et tout au moins en apparence, la jeunesse ne faisait pas exception à l'état maladif très commun parmi nous pendant la Restauration et qu'on va retrouver encore hors de la France.

VIII
Les Étrangers.

ITALIE.—ALLEMAGNE.—ANGLETERRE.—RUSSIE.

En effet, le mouvement que nous avons suivi déjà à l'étranger jusqu'en 1815 ne s'était pas ralenti après cette date. Il présentait même cette particularité remarquable qu'il se faisait surtout sentir chez une nation, l'Italie, peu disposée, par son caractère national à s'y prêter, et chez laquelle nous n'en avons encore rencontré qu'un seul exemple.

C'est une figure importante au point de vue où nous nous plaçons que celle de Leopardi. On s'accorde à voir en lui le créateur du pessimisme dans sa forme moderne. C'est lui qui a inauguré la théorie, devenue depuis célèbre, des trois stades de l'illusion, l'illusion du bonheur parfait, l'illusion de l'éternité bienheureuse, l'illusion de la transformation du monde par le progrès de la science. Il n'aurait cependant pas des titres suffisants à notre attention dans une étude qui n'a pas pour objet direct le pessimisme philosophique, s'il n'avait fait qu'exposer la théorie de l'Infelicità. Mais on voit si bien qu'il ne fait qu'un avec son système, et qu'il n'a pas su se faire, comme d'autres, une réserve secrète de bonheur, qu'on ne doit pas hésiter à le ranger non seulement parmi les pessimistes, mais aussi parmi les mélancoliques. Et pouvait-il ne pas l'être? En vain, lui-même affirme que ce n'est pas dans des chagrins intimes qu'il a puisé ses idées désespérées; il n'est pas possible que le sentiment de sa disgrâce physique, le délabrement de sa santé ruinée de bonne heure par un travail excessif, les douleurs de son patriotisme blessé par l'oppression de l'Italie, les peines d'un amour malheureux, n'aient pas contribué à assombrir sa pensée. Mais supposons, je le veux bien, cette disposition innée en lui.

En tout cas, quel sentiment d'amertume réellement éprouvée dans ces lignes du dialogue de Tristan et de son ami: «Je me garde bien de rire des desseins et des espoirs des hommes de mon temps; je leur désire, de toute mon âme, le meilleur succès possible; mais je ne les envie ni eux, ni nos descendants, ni ceux qui ont à vivre longuement. En d'autres temps, j'ai envié les fous et les sots, et ceux qui ont une grande opinion d'eux-mêmes, et j'aurais volontiers changé avec n'importe qui d'entre eux; aujourd'hui, je n'aime plus ni les fous, ni les sages, ni les grands, ni les petits, ni les faibles, ni les puissants: j'envie les morts, et ce n'est qu'avec les morts que je changerais!» La suprême espérance de Leopardi est le néant. Bien des écrivains ont parlé de l'ennui d'exister, de la fatigue de vivre; lui, il a trouvé un mot qui les dépasse: la Gentilezza del morir. En maint endroit, sa correspondance révèle les angoisses de sa pensée. Il en est de même de sa poésie. On a surtout retenu de lui une pièce qui a pour titre l'Amour et la Mort. On y lit ces vers que je cite dans la traduction qu'en a donnée Sainte-Beuve:

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