Une Maladie Morale: Le mal du siècle
Et toi, qu'enfant déjà j'honorais si présente,
Belle mort, ici-bas seule compatissante
A mes tristes ennuis, si jamais je tentai
Aux vulgaires efforts d'arracher ta beauté
Et de venger l'éclat de ta pâleur divine,
Ne tarde plus, descends, et que ton front s'incline
En faveur de ces vœux trop inaccoutumés.
Je souffre et je suis las; endors mes yeux calmés,
Souveraine du temps.
De telles inspirations justifient le surnom de «sombre amant de la mort» que Musset décerna plus tard au «pauvre Leopardi» et les vers qu'il lui a consacrés.
Comme philosophe Leopardi avait, à son insu, en Allemagne, un disciple qui, ainsi qu'il arrive parfois, devait dépasser son maître. Schopenhauer connaissait les poésies de Leopardi quand il composa son Traité du monde comme volonté et comme représentation. Les vues de Leopardi sur le monde sont le point de départ de celles de Schopenhauer; mais celui-ci leur donne une forme savante et établit l'impossibilité du bonheur par des raisonnements. Tout, dit-il, dans l'homme aboutit à la volonté; le désir lui-même est une volonté; or le désir est une souffrance; mais la satisfaction du désir est la fin de la volonté, et la fin de la volonté, c'est la mort; donc le bonheur n'est pas réalisable; à la différence de la douleur qui est positive, le bonheur est négatif, et le non-être est préférable à l'être, ce qu'il fallait démontrer. Mais si Schopenhauer a donné à la doctrine de Leopardi des développements inattendus, il est resté bien au-dessous de lui dans l'expression de la tristesse. Il n'a pas mis dans son œuvre l'accent personnel et convaincu qu'on observe dans celle du grand poète italien, et sa biographie nous apprend qu'il était loin de porter dans la vie les sombres idées auxquelles aboutit sa doctrine. Il n'appartient donc qu'indirectement à la maladie du siècle.
Du reste, à l'époque de sa publication, son livre produisit peu d'effet, même sur ses compatriotes. L'heure du pessimisme abstrait n'avait pas encore sonné pour eux. Ils s'en tenaient au pessimisme individuel. Ils restaient voués au culte de Gœthe et Werther poursuivait parmi eux ses ravages. Au nombre des suicides les plus retentissants inspirés alors par cette œuvre funeste, il faut placer celui de Charlotte Stieglitz. Femme d'un poète doué de plus d'amour-propre que de talent, et voyant l'imagination poétique languir en lui, cette malheureuse chercha à la ranimer par un grand coup, et ne trouva rien de mieux que de se donner la mort, sacrifice qui serait héroïque s'il n'était criminel, et qui découvre bien la profondeur du mal dont souffrait ce monde de gens de lettres, vaniteux, épuisé, livré à des besoins artificiels, et dépourvu de règle et de principes!
De son côté, l'Angleterre continuait à suivre les mêmes errements. Le désespoir de Byron y était toujours un objet d'émulation et d'envie. Certaines gens ne se lassaient pas de mettre leur gloire à paraître profondément tristes. Chateaubriand qui a pu observer, pendant qu'il représentait la France en Angleterre, cette singulière manie, nous en a laissé le tableau suivant: «En 1822, dit-il, le fashionable devait offrir au premier coup d'œil un homme malheureux et malade; il devait avoir quelque chose de négligé dans sa personne, les ongles longs, la barbe non pas entière, non pas rasée, mais grandie un moment par surprise, par oubli, par les préoccupations du désespoir; mèche de cheveux au vent, regard profond, sublime, égaré et fatal; lèvres contractées en dédain de l'espèce humaine; cœur ennuyé, byronien, noyé dans le dégoût et le mystère de l'être.» L'auteur de René avait-il bien le droit de railler ainsi les disciples de Byron? N'était-il pas lui-même le père d'une famille de jeunes désespérés, et le fashionable de 1822 ne rappelle-t-il pas un portrait célèbre qui nous montre précisément le vicomte de Chateaubriand la main sur la poitrine, l'œil sombre, le front soucieux et les cheveux jetés au vent? Il est vrai que, d'un côté, il y avait le génie et l'originalité, de l'autre, seulement l'imitation puérile. Toujours est-il que l'Anglais mélancolique dont nous parle Chateaubriand est peint d'après nature et porte bien sa date.
En même temps, une nouvelle puissance entrait dans ce qu'on pouvait appeler la confédération européenne de la mélancolie. La Russie, en y prenant rang, agissait d'abord, en quelque sorte, comme alliée de la France. Sans aller, comme l'a fait le comte Labinski, sous le nom de Jean Polonius, dans des poésies, d'ailleurs assez dépourvues de caractère, jusqu'à lui emprunter son idiôme même, le comte Kamorinski s'inspirait de son génie nouveau, surtout des méditations de Lamartine. Cette importance donnée aux œuvres intellectuelles de notre pays mérite d'autant plus d'être remarquée que, jusqu'à présent, j'ai eu à signaler bien plutôt l'influence de l'étranger sur la France. Notons donc un fait qui peut être flatteur pour notre orgueil national.
Toutefois, d'autres encore que nous pouvaient revendiquer un honneur semblable. L'Angleterre et, dans une certaine mesure, l'Allemagne ont eu à ce moment sur la Russie leur part d'influence. Pouchkine a été appelé le Byron russe. Marlinski avait aussi du Byron dans le sang. Les deux poètes russes que je viens de nommer ont exercé sur la jeunesse de leur temps une action profonde, le dernier surtout. «Les héros à la Marlinski, a dit M. Tourguéneff, se rencontraient à chaque pas, surtout en province, et en particulier dans l'armée et dans l'artillerie; ils parlaient et correspondaient dans sa langue; ils gardaient dans le monde un air sombre, renfermé, l'orage dans l'âme et le feu dans le sang, comme le lieutenant Belozor de la frégate Nadèdja. Ils dévoraient les cœurs des femmes; c'est à eux que s'adressait la dénomination de fatal.» Ce type s'est conservé longtemps, et il est reproduit dans un roman de Lermontoff. «Que de choses, dit encore M. Tourguéneff, ne trouve-t-on pas dans ce type? le byronisme, le romantisme, les souvenirs de la Révolution française, des décembristes, et l'adoration de Napoléon; la foi au destin, à une étoile, à la force du caractère, de la pose et de la phrase; et l'angoisse du vide, les inquiétantes fluctuations d'un étroit amour-propre, en même temps que l'audace et la force agissante, etc...»
En passant à la Pologne, et ce n'est pas hélas! sortir de la Russie, nous rencontrons encore un poète, qu'on a nommé le Byron polonais. Mais cette qualification est trop exclusive, car, dans son poëme des Dziady (ancêtres), Mickiewicz procède autant de Faust que de Manfred. Enfin, allant toujours plus loin et remontant jusqu'aux régions glacées de l'Islande, nous y trouvons encore quelque trace du mouvement romantique dans ce qu'il avait de favorable aux tendances mélancoliques. Un poète très apprécié dans son pays, M. Thorarensen, rappelle par ses tendances nos poètes delà Restauration, et l'on a défini sa poésie «la voix d'une âme rêveuse et aimante, qui a souvent caressé maint prestige et pleuré mainte déception.»
Du reste, ses œuvres sont, dans la littérature étrangère, le dernier des documents que j'avais à mentionner ici, entre 1815 et 1830, et nous pouvons maintenant jeter un regard sur l'ensemble de l'époque comprise entre ces deux dates, soit en France, soit au dehors.
IX
Caractère et causes du mal du siècle
de 1815 à 1830.
De 1789 à 1815, le mal que j'étudie avait souvent présenté une intensité profonde, une sorte de fougue et de véhémence; il éclatait en amères explosions, en violentes manifestations; il n'acceptait guère le remède des consolations religieuses, et ne reculait pas devant la pensée du suicide.
Pendant l'époque suivante, la mélancolie perd quelque peu son aspect farouche; sans cesser de faire entendre une voix plaintive, elle prend d'ordinaire un accent plus attendri et plus doux; rarement elle a recours aux actes de désespoir; elle s'empreint assez facilement d'un sentiment religieux sans doute bien flottant, sujet à beaucoup de défaillances et d'angoisses, mais cependant réel. Cet état différait donc par son caractère de celui qui l'avait précédé. Il en différait aussi par ses causes.
Nous avons vu que, dans notre pays, pendant le cours de la Révolution et de l'Empire, et en faisant abstraction de certains cas particuliers, la mélancolie provenait, en partie, de l'influence de Jean-Jacques Rousseau et de Gœthe, mais surtout des impressions douloureuses résultant des événements publics, de la dispersion de la société française, et des conséquences de l'exil sur l'esprit et l'éducation littéraire de beaucoup de membres de cette société. Et nous avons pu constater que, pendant la durée de ces deux régimes, les mélancoliques avaient été presque tous hostiles aux gouvernements que la France avait subis.
Sous la Restauration, les circonstances ont changé. L'influence de Jean-Jacques Rousseau s'est affaiblie chez nous en s'éloignant. Celle de Gœthe a subi le même sort; le culte de Werther s'est trouvé relégué au fond de l'âme de quelques fidèles discrets. La société avait cessé d'être battue par les orages; elle s'était reconstituée sous les auspices d'un gouvernement réparateur, et elle jouissait de cette ère nouvelle de sécurité.
Toutefois, les anciennes causes de tristesse n'avaient pas entièrement disparu. L'esprit de doute que le XVIIIe siècle avait déchaîné n'était pas assoupi: Jouffroy et d'autres en sont témoins. Puis, le contre-coup des calamités qui avaient, aux débuts de ce siècle, désolé notre patrie, s'y faisait encore sentir. Mme de Rémusat et Mme de Duras en portèrent toujours le cruel souvenir; quant aux plus jeunes, ils en avaient reçu l'impression indirecte et en quelque sorte inconsciente de ceux dont ils tenaient le jour. On a lu plus haut à ce sujet l'opinion de Lamartine qui attribue à cette communication intime et mystérieuse, la tristesse des hommes «dont la vie date de ces jours funestes.» Du reste, en pourrait-il être autrement? Mme Le Brun rapporte dans ses Souvenirs que, pendant la Terreur, les femmes grosses qu'elle rencontrait lui faisaient peine, que la plupart «avaient la jaunisse» de frayeur; et elle ajoute: «J'ai remarqué, au reste, que la génération née pendant la Révolution est, en général, beaucoup moins robuste que la précédente: que d'enfants, en effet, à cette triste époque, ont dû naître faibles et souffrants!» Chateaubriand confirme ces appréciations quand il parle de cette jeunesse «sur laquelle des malheurs qu'elle n'a pas connus ont néanmoins répandu une ombre et quelque chose de grave.» Ajoutons qu'à l'âge même où l'avenir se décide d'ordinaire, et dans les années les mieux faites pour l'activité, les événements ont pu imposer à plusieurs, comme il est arrivé pour Lamartine, une oisiveté dangereuse.
En outre, on l'a vu presque chez tous, la littérature étrangère n'avait pas perdu toute son influence en France. Sans doute, les Français n'étaient plus conduits par l'émigration ou l'exil à chercher des inspirations au dehors. Mais, par un singulier renversement des choses, ce fut l'esprit étranger qui s'introduisit directement en France. A la chute de l'Empire, beaucoup de Français, en rentrant dans leur patrie, y rapportaient des souvenirs recueillis, des goûts contractés chez les nations qui leur avaient donné asile. Chose plus triste, et qui pourrait l'oublier? l'étranger lui-même envahit alors le sol français. A la suite des armées, un grand nombre d'Allemands et d'Anglais distingués dans leur pays par l'intelligence, accoururent vers ce pays que la guerre leur avait si longtemps fermé, et qui était resté après la défaite l'objet de leur admiration curieuse. Les salons de Paris, toujours prêts à se rouvrir, les recevaient à leur tour avec empressement. Dans ce rapprochement inattendu, l'esprit français, par quelques côtés, devenait anglais et allemand. Cette action était facilitée par des souvenirs vivaces de haine contre l'Empire. Quelque jugement qu'il faille porter sur ce fait au nom du patriotisme, il n'est pas douteux qu'alors le génie étranger put s'introduire en France, non seulement sans résistance vive, mais avec faveur. Mme de Staël s'en était fait déjà le propagateur puissant par son livre De l'Allemagne, qui traduisait pour le grand nombre et qui popularisait des richesses encore presque ignorées. Mais le pilon du duc de Rovigo avait longtemps privé les lecteurs français de la connaissance de ce bel ouvrage, et il avait fallu pour nous le rendre la Charte et la liberté de la presse. L'Angleterre était restée plus longtemps encore peu connue. Byron avait été à peine abordé: «On rôdait en quelque sorte, dit M. Sainte-Beuve, autour de son œuvre de mystère, sans bien savoir.» Cette œuvre, elle s'est révélée pendant la Restauration, et c'est alors que Byron a commencé à devenir à nos yeux, comme Gœthe l'avait été naguère, le poète idéal, le modèle souverain.
Mais pour marcher du même pas que la littérature étrangère, la nôtre n'avait pas besoin de l'imiter, elle n'avait qu'à suivre ses propres exemples. Les écrivains français du commencement de ce siècle dont j'ai rappelé les ouvrages et qui eux-mêmes avaient dû beaucoup à leurs devanciers, étaient à leur tour devenus pour nous des maîtres; Mme de Staël, Chateaubriand et Senancour avaient laissé des disciples que j'ai cités, et qui perpétuaient, bien qu'avec moins de vigueur, les enseignements de leur école.
C'en est assez pour expliquer que le mal du siècle se soit maintenu, quoiqu'affaibli, chez nous pendant la Restauration. Alfred de Musset en donne encore une autre raison, à savoir, le prétendu abaissement d'un gouvernement, incapable, selon lui, de satisfaire un grand peuple partagé entre les regrets de sa gloire évanouie et les espérances d'une liberté sans cesse ajournée. Quoique ces critiques soient généralement tenues pour injustes aujourd'hui, il est vrai que les préjugés avaient soulevé contre la Restauration des passions implacables, et que plusieurs de ceux que nous avons nommés dans cette partie de notre étude voyaient ce régime avec aversion. Tel fut le cas de Joseph Delorme, de Farcy, et un peu des amis d'Ampère. Mais encore une fois, les principales causes du mal étaient ailleurs. Elles étaient dans des impressions du berceau ou des souvenirs de l'adolescence; dans l'action du génie étranger sur le génie français, enfin dans la fidélité du génie français lui-même à ses anciennes traditions. De ces trois causes, auxquelles se mêlèrent çà et là certaines circonstances particulières, quelquefois peu honorables, que j'ai indiquées quand elles se présentaient, la première fut la plus puissante, et c'est celle dont on doit tenir le plus de compte, quand on veut apprécier l'époque que nous venons de parcourir.
Mais ces considérations ne s'appliquent qu'à notre pays. Il est plus difficile de déterminer les causes du mal hors de la France, et de ramener à des lois générales des phénomènes répartis sur des points du globe fort différents.
Cependant, on peut croire que le fait dont j'ai déjà parlé plus haut et dont a vu certains effets sur la France, n'a pas été sans exercer aussi son influence sur une partie de l'Europe. Tandis qu'à la suite de l'invasion de notre sol par les armées alliées nous étions conduits à prendre aux étrangers des manières de sentir et des formes pour les exprimer, les étrangers à leur tour devaient nous faire les mêmes emprunts. Enfin, rapprochés les uns des autres, comme ils l'étaient de nous, par cet événement, ils devaient être par là même portés à s'imiter mutuellement, besoin qui, d'ailleurs, est toujours naturel à l'esprit humain. Ainsi la mélancolie de quelques-uns tendait à devenir l'attribut de tous, et il ne faut plus s'étonner de voir que divers peuples de l'Europe tantôt suivent nos traces, tantôt se copient réciproquement, et que, si Kamorinski et Thorarensen s'inspirent de Lamartine, Schopenhauer reproduise Leopardi, Pouchkine et Marlinski prennent Byron pour modèle, enfin Mickiewicz relève à la fois de Byron et de Gœthe.
Tels étaient le caractère et les causes du mal du siècle pendant la période qui va de 1825 à 1830. Il nous reste à retracer ce qu'il fut dans la dernière phase de son existence.
IV
1830-1848
I
M. Victor Hugo.
En parlant de la poésie sous la Restauration, j'ai indiqué les rapports qui unissaient le romantisme au mal du siècle. Cette alliance ne s'est pas rompue sous la monarchie de Juillet, et M. Victor Hugo en est une première preuve.
Si je n'ai point encore parlé de ce grand poète, bien que l'apparition de ses premières œuvres date de 1819, c'est que celles-ci n'avaient rien, ou presque rien, à démêler avec le sujet de ce travail. A peine peut-on noter dans les Odes et Ballades une méditation sur la solitude, un accès de mélancolie, une protestation contre la dureté de notre destin. En général, dans ses poésies écrites sous la Restauration, Victor Hugo recherche des sujets tout différents. Sa muse s'éprend de gloire, de liberté, de dévouement; elle s'échauffe aux grands souvenirs de l'histoire, elle adore tout ce qui luit et tout ce qui retentit. Mais à partir de 1839, au débordement de la fougue juvénile succède une phase d'inspiration plus calme; le poète se recueille davantage, et se consacre plus volontiers à la description des sentiments intimes de l'âme. Les titres de ses ouvrages: Feuilles d'automne (1831), Chants du crépuscule (1835), Voix intérieures (1837), Rayons et ombres (1840), Contemplations (1830-1855), ouvrage qu'on pourrait appeler, dit-il, «les Mémoires d'une âme,» éveillent l'idée d'impressions voilées par une teinte de tristesse, et plusieurs des pièces de vers qu'ils renferment répondent à cette donnée.
Et d'abord, on a déjà vu plus haut que l'école romantique avait mis en honneur les déshérités de la nature. M. Victor Hugo est fidèle à cette tradition. Il a des sympathies douloureuses pour l'araignée et l'ortie. Il les aime parce qu'on les hait, parce qu'elles sont maudites et chétives; parce qu'elles sont vouées à un sort fatal, toutes deux «victimes de la sombre nuit,» enfin, «parce qu'il n'est rien qui n'ait sa mélancolie;» et il pense que si l'on montrait à l'araignée et à l'ortie un peu plus de mansuétude, on entendrait «la vilaine bête et la mauvaise herbe murmurer: Amour!» Passons à des choses plus sérieuses.
Ici, il adresse à une jeune femme qu'il avait vue pleurer en secret, une pièce, à laquelle il donne pour épigraphe le mot déjà cité: «Flebile nescio quid,» et dans laquelle on trouve un éloge des larmes, qui peut être comparé à celui que la musique de Schubert a rendu célèbre. Dans la pièce suivante, il se plaint des chagrins et des déceptions que nous garde la vie, et il s'écrie:
Où donc est le bonheur? disais-je,—Infortuné!
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l'avez donné.
Ironique action de grâces envers la Providence! Ce bonheur dont il la remercie, quel est-il? Il ne se compose que de quelques impressions fugitives, et de souvenirs qui ne peuvent rendre la réalité disparue! «Hélas! ajoute-t-il,
Hélas! naître pour vivre en désirant la mort!
Grandir, en regrettant l'enfance où le cœur dort,
Vieillir, en regrettant la jeunesse ravie,
Mourir, en regrettant la vieillesse et la vie!
Encore un soupir à ajouter à tous ceux que provoque, depuis le commencement du monde, le malheur de vivre! Quelle triste vue aussi du monde, et de l'humanité dans la Contemplation qui a pour titre: Melancholia, dans laquelle il parcourt les misères de chaque état! Femme abandonnée, poète méconnu, enfant orphelin, vieux soldat réduit à un labeur dur et ingrat, tous excitent en lui une douloureuse pitié; il n'est pas jusqu'à la bête de somme, mourant sous la charge et sous les coups, qui n'ait droit à sa commisération. Et, à côté de la faiblesse opprimée, il montre la force triomphante, le vice égoïste et la richesse impitoyable; et résume sa pensée sur le mal social, par cette invocation:
O forêts! bois profonds! solitudes! asiles!
Si l'on quitte ces généralités et qu'on descende davantage dans la pensée personnelle du poète, on voit qu'elle était travaillée par de cruelles anxiétés. Il souffre du mal du doute et il le décrit avec un profond accent de vérité. Sous ce titre: Que nous avons le doute en nous, il s'écrie:
Je vous dirai qu'en moi je porte un ennemi,
Le doute!...
Le doute! mot funèbre!....
La poésie intitulée: Pensar-Dudar, dédiée comme la précédente à Mlle Louise Bertin, n'est pas moins expressive à cet égard. Longtemps encore, cette angoisse obsédera son esprit, et, dans les Contemplations, on en trouvera plus d'une trace à une date éloignée de celle où nous nous plaçons en ce moment. Les Pleurs dans la nuit le montrent, en 1855 comme en 1830, absorbé dans la recherche inquiète de l'inconnu:
Mon esprit qui du doute a senti la piqûre
Habite, âpre songeur, la rêverie obscure
Aux flots plombés et bleus,
Lac hideux où l'horreur tord ses bras, pâle nymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme la nymphe
Aux rochers scrofuleux.
Dans la même pièce, le doute est aussi pour lui «le fils bâtard de l'aïeule sagesse,» le «morne abri dans nos marches sans nombre» et le «mancenillier à l'ombre duquel l'homme s'endort.» Et c'est encore le même sujet qu'on retrouve dans quelques-unes des pièces suivantes: Horror, Dolor, Spes. Sans doute, à aucune époque de la vie de M. Hugo, le doute n'équivaut chez lui à la négation; il éprouve, au contraire, le besoin de croire, et ce besoin s'affirme en lui par des élans religieux, et par de puissantes élévations vers le Créateur. Mais ces alternatives même constituent un des aspects du mal du siècle, et l'on peut ainsi affirmer que, sur plusieurs points, M. Victor Hugo n'a pas été étranger à ce mal.
Cependant, ce que nous savons de sa vie n'explique pas de sa part une disposition à la tristesse. A l'heure où il s'exprimait comme on l'a vu sur la destinée humaine, il n'avait pas encore éprouvé les grands malheurs de famille qui l'ont atteint depuis; et il réunissait, ce semble, toutes les garanties de bonheur. Il faut donc penser qu'il subissait une influence secrète qui dominait les conditions même de son existence. Pour son scepticisme intermittent, la chose est certaine; il l'a puisé dans l'air qu'il respirait. Si le doute qui le fatiguait n'est pas malheureusement une infirmité exceptionnelle dans l'intelligence humaine, il est surtout le lot des générations semblables à celle dont le poète faisait partie. Voyez comme il la représente: «Son berceau risqué sur un abîme, vogue sur le flot noir des révolutions;» c'est une époque où «les ténèbres partout se mêlent aux lueurs,» où «rien n'est dans le grand jour et rien n'est dans la nuit;» enfin, «une époque en travail, fossoyeur ou nourrice, qui prépare une crèche ou qui creuse un tombeau.» M. Victor Hugo, il le reconnaît, n'a pas résisté aux fluctuations qui agitaient l'esprit de son temps. On voit donc en lui un nouvel exemple de l'action dissolvante du siècle sur la fermeté des croyances et sur la solidité des convictions.
Il n'entre pas dans mon intention de pousser plus loin l'application de cette remarque et de rechercher dans la longue carrière de M. Victor Hugo les faits qui la justifieraient encore. De tous les hommes illustres qui figurent dans ce travail, M. Victor Hugo est le seul survivant. Il a donc droit doublement à nos égards. Contentons-nous d'avoir rappelé ce qu'il était à un moment de son existence ondoyante, entre 1830 et 1848.
II
Poètes divers.
DONDEY.—BOULAY-PATY.—TH. GAUTIER.—E. ROULLAND. LES POÈTES SUICIDES.
Au-dessous de lui, se range une cohorte innombrable de moindres écrivains, les poètæ minores de l'époque. Tous ne sont pas cependant les disciples de M. Victor Hugo; plusieurs sont plutôt élèves de Lamartine, beaucoup, de Gœthe et de Byron. Mais quelle que soit sa nuance, le romantisme atteint alors sa plus large extension, et il nous faut demander encore à cette phase de son histoire les nouveaux documents qui doivent servir à celle de la maladie du siècle.
Il n'est peut être pas, dans l'histoire littéraire, de période plus féconde en productions poétiques que celle qui va de 1830 à 1848. La première moitié surtout de cette période se distingue par l'abondance des volumes qu'elle a jetés sur le marché littéraire. De 1830 à 1840, sans parler des pièces de théâtre, on n'a pas compté, en moyenne, moins de 382 recueils de vers par an, et en 1830 ce chiffre s'était élevé à 498. Or, beaucoup de ces ouvrages, dont les auteurs ne valent même pas, on peut l'affirmer, «l'honneur d'être nommés,» appartenaient à l'école mélancolique. Leurs titres déjà sont bien significatifs. Mélodies nocturnes; Chants de l'âme; Chants du cœur; Deuil; Souffrances; Soupirs; Désespoirs; telles étaient les annonces attrayantes qui devaient séduire les acheteurs. La marchandise répondait à l'étiquette. «Le poète psychologue, dit M. Ch. Louandre, dans un article du mois de juin 1842, travaille de préférence sur les individualités souffrantes qui ont gagné au contact de Manfred quelque plaie incurable et profonde.» S'agit-il de poëmes en dialogues ou de poëmes drames, forme assez fréquemment employée à cette époque, «les héros sont d'ordinaire des collatéraux de Werther et de Don Juan. Ils participent de la double nature de leurs aïeux, et, par nécessité d'origine, par tradition de famille, ils sont tout à la fois mystiques, blasés, rêveurs et mauvais sujets. Ils boivent l'orgie, broient les femmes, débitent de longues tirades au clair de lune et finissent ordinairement par le cloître ou le suicide.» Enfin on exploite la mort et ses terreurs, on ouvre les tombeaux, on évoque les spectres, et tout un monde de démons, de gnômes, de farfadets vient remplacer le monde des vivants.
Pour bien faire, le poète devait ressembler à ses héros. «Il était de mode alors dans l'école romantique» nous rapporte Th. Gautier, un romantique qui n'a pas laissé de se rendre compte des ridicules de son parti, «il était de mode d'être pâle, livide, verdâtre, un peu cadavéreux, s'il était possible. Cela donnait l'air fatal, byronien, giaour, dévoré par les passions et les remords.» Je trouve deux autres descriptions des poètes d'alors et de leurs admirateurs, dans un livre qui vient du camp classique, et dont j'ai déjà parlé. A propos de Joseph Delorme, M. Jay a décrit une soirée romantique. L'escalier de la maison dans laquelle il nous fait pénétrer «est garni des deux côtés de cyprès et d'épicéas en caisse et en pots, surmontés à la dernière marche de deux saules pleureurs. Un domestique en livrée rouge et noire nous introduit dans un grand salon surnommé le salon de la mélancolie. L'ameublement en est sombre et sévère. Ce salon est orné de quelques tableaux de la nouvelle école, parmi lesquels on distingue, le Cauchemar, une Expédition de Vampires, le Massacre de Scio, l'Apparition d'un Revenant, une volée de Chauves-Souris, et la Ronde du Sabbat.» Les personnages répondent au décor. La maîtresse du lieu, en dépit d'un embonpoint un peu gênant, est vêtue d'une robe blanche garnie de roses noires, et sa chevelure est arrangée en forme de papillons de nuit; une jeune dame est habillée en Velléda. Plusieurs auteurs, quelques-uns encore inédits, nous sont présentés. «Je remarque, continue le narrateur, l'un d'eux que l'on a surnommé le Bel Obscur, parce qu'il ne s'exprime qu'à demi-mots, et ne se déride jamais; Jérôme, dit le Mélancolique, parce que, bien que la nature l'ait doué d'une figure triviale et joyeuse, il excelle à décrire l'agonie des mourants; sa muse ne sort pas des ruines et des tombeaux; il a chanté le ver du cercueil; ses vers et sa prose sont pleins de ténèbres.» Un jeune homme a été baptisé le Terrible; «en effet personne ne peint mieux que lui la décomposition des cadavres et les phénomènes de la putréfaction.»—«Penché près de la baronne Médora, muse de la rue Bleue, qui agite, en guise d'éventail, une petite branche de cyprès, quel est cet homme qui cache en vain son âge sous des prétentions de jeunesse? c'est le comte de la Roche-noire, auteur de nombreux romans, et d'une ballade intitulée: le Spectre, monté sur un fantôme de cheval, qui va chercher sa fiancée, et la ramène au grand galop à son cercueil.» Telle est la réunion qui s'apprête à fêter une grande solennité: la conversion d'un classique. Ajoutons que chacun, en attendant ce moment, fait honneur à d'excellents rafraîchissements, ce qui prouve que «si le cachet de la nouvelle littérature est que les poètes doivent paraître toujours tristes, languissants, et prêts à mourir, cela n'est que pour la forme. Seulement les muses présentes lèvent les yeux au ciel en mangeant leurs gâteaux, et chaque verre de punch est accompagné d'un soupir.» Ces plaisanteries ne nous font-elles pas suffisamment connaître ce qu'était la société des poètes subalternes de l'école de 1830? Quittons cette multitude obscure et arrivons à des personnalités plus dignes d'intérêt.
J.-P. Veyrat qui, exilé de Chambéry en 1832, s'était établi à Paris précisément dans la maison habitée par Hégésippe Moreau, adressait à Byron des vers pleins d'admiration, et l'interpellait en ces termes: «O Job de la pensée, ô grand désespéré!» Mais, plus heureux que Moreau, il trouva un remède à ses misères de toute nature en se retirant au milieu des Alpes, où, malgré quelques retours d'anciennes inquiétudes d'esprit, malgré des moments d'agitation pendant lesquels il se comparait à Manfred, secouant ses cheveux au vent des glaciers, il finit, consolé comme Obermann.
Aimé de Loy, un poète errant et inquiet, dans des recueils imprimés en 1827 et en 1840, le dernier sous le titre de Feuilles au vent, laissait échapper des plaintes fugitives sur la vie, et parlait de la consolation qu'il trouvait à cultiver au pied d'un coteau
La fleur de Nodier, l'ancolie,
Si chère à la mélancolie,
Et la pervenche de Rousseau...
Mme Louise Colet publiait en 1836 les Fleurs du midi. Voyons comment ces fleurs étaient appréciées à leur apparition, et comment on jugeait, dans la Revue des Deux Mondes, l'auteur qui les présentait au public. «Ces vers, y disait-on, ne sont vêtus de deuil que par pure coquetterie. Cette dame se désespère indéfiniment, parce que ses jouissances sont mêlées de tristesse, parce qu'elle est destinée à souffrir et que le bonheur s'enfuit, que sais-je encore? parce que Dieu a pétri son âme d'amour et de poésie et qu'elle doit lutter avec ce double feu:
Seule, sans rencontrer la source où l'on s'étanche,
Seule, sans une autre âme où son âme s'épanche.
Mme Louise Colet souhaiterait de ces malheurs puissants qui éprouvent ici-bas le poète pour le régénérer, mais elle est excédée des souffrances vulgaires que le monde ne prend point en pitié; elle ne se résigne pas à voir pâlir son printemps comme pâlit l'automne; enfin sa grande douleur par-dessus toutes les autres, c'est de vivre l'âme ardente de foi, dans un siècle incrédule.» En 1840, sous le titre de Penserosa, elle donne de nouvelles poésies sur la mort de Gros, sur celle de Léopold Robert, sur l'Hamlet de Shakespeare; sur le Faust de Gœthe, sur une jeune femme triste au bal, selon la mode du temps. Et pourquoi donnait-elle à ces poésies le titre de Penserosa? C'est qu'un jour, la voyant elle-même dans une attitude méditative, qui rappelait le marbre de Michel-Ange, «ce symbole sacré de la mélancolie» quelqu'un lui dit: «Siete penserosa;
De ce marbre inspiré l'image se reflète
Sur votre jeune front de femme et de poète,
Vous avez son air triste et son regard penseur,
Et Michel-Ange en vous eut reconnu sa sœur.»
Ce qu'on reconnaît plus sûrement ici chez l'auteur, c'est la prétention et la pose. Combien j'aime mieux l'attitude plus effacée d'une autre femme, Mlle Louise Bertin qui, dans ses Glanes (1842), a décrit avec talent nos éternelles aspirations vers un idéal qui nous échappe sans cesse, et le sentiment de la fragilité et de l'imperfection des bonheurs humains. On remarque surtout une pièce adressée à la Nuit où l'auteur exprime d'une manière bien distinguée la lassitude secrète de son cœur et de son esprit.
On a vu plus haut que deux pièces de vers de M. Victor Hugo sur les tourments du doute étaient adressées à Mlle Bertin. Ce n'était pas sans raison. Mlle Bertin était agitée des mêmes préoccupations. Le grand problème de notre destinée inquiétait son intelligence, et si elle revenait d'ordinaire aux idées religieuses, ce n'était pas sans détour et sans angoisses:
Il est aussi pour moi des heures où le doute
Vient abaisser son voile à ma paupière en pleurs.
On le voit, cette femme si heureusement douée, n'était pas exempte d'une mélancolie, respectable parce qu'elle était pure et sincère.
Ici j'aperçois deux poètes que je puis placer sur le même rang. Ils ont écrit dans le même temps, dans des circonstances analogues; tous deux sous des pseudonymes, selon la mode romantique; avec un certain mérite tous deux; et tous deux néanmoins peu connus, bien qu'un savant distingué ait pris récemment le soin de nous restituer la physionomie complète de l'un d'eux, Théophile Dondey.
Celui-ci avait choisi le pseudonyme, ou si l'on veut l'anagramme de Philotée O'neddy auquel il substituait quelquefois le nom de Vidame de Tyannes, autre anagramme tiré d'un nom que sa famille ajoutait à celui de Dondey. Le Vidame ou Philotée n'était qu'un modeste fonctionnaire attaché à un ingrat travail de bureau, et échappant par la rêverie aux ennuis de son labeur quotidien. En 1833, il publie un volume de poésies avec ce titre: «Feu et flammes.» On y remarque un tableau curieux des mœurs de la jeunesse du temps. C'était le bonheur de cette jeunesse, de ceux qu'on appelait alors la jeune France, de se réunir pour se livrer à des libations prolongées autour d'un punch flamboyant. Les discours prenaient une allure plus ou moins capricieuse, et on arrivait à une sorte de surexcitation désordonnée; mais, pour obéir au goût prétentieux de l'époque, il fallait donner à ces parties de jeunesse un caractère solennel; on les appelait des orgies, on y jouait la comédie de l'ironie et du désenchantement, et on se donnait des airs sataniques. Le Pandæmonium de Dondey nous fait assister à une de ces scènes, dans l'atelier de Jehan du Seigneur, encore un nom artistement modifié. Le punch traditionnel
aux prismatiques flammes
Semble un lac sulfureux qui fait houler les lames...
Après quelque silence, un visage mauresque
Leva tragiquement sa pâleur pittoresque
Et faisant osciller son regard de maudit
Sur le conventicule, avec douleur il dit...
L'orateur, qui n'est autre que Petrus Borel, que ses amis appelaient le Lycanthrope, s'abandonne alors à des divagations auxquelles d'autres amis répondent.
Et jusques au matin les damnés Jeunes-Frances
Nagèrent dans un flot d'indicibles démences.
Dans cette débauche, qui est surtout une débauche de paroles, l'affectation saute aux yeux. C'est entre tous ces jeunes gens une rivalité puérile, une lutte ridicule d'excès et de folies froidement calculées. Le poète est plus touchant quand il nous entretient de ses amours, où la volupté se tourne aisément en souffrance et en désespoir, ou quand il nous dépeint la tristesse et médite sur le suicide.
Dans ses poésies posthumes, publiées par M. Havet, celles qui sont datées de 1834 à 1846 doivent aussi attirer notre attention. Il y a bien exprimé cette manie de son temps, qui était aussi la sienne, et qui consiste à s'analyser sans cesse, à s'occuper constamment de sa personnalité et à en entretenir le public. C'est le sujet de la pièce intitulée: Une fièvre de l'époque.
Il est depuis longtemps avéré que nous sommes
Dans le siècle environ six mille jeunes hommes...
Qui du fatal Byron copiant les allures
De solennels manteaux drapons nos encolures.
A l'excès pour ma part j'ai ce tempérament,
Je prends mon moi pour thème avec emportement.
En effet, c'est son moi qu'il décrit dans ce recueil, et surtout son moi amoureux; mais c'est aussi, comme dans les sonnets de Déclin précoce, Pathologie, Spleen, son moi attristé et gémissant de la décadence du corps à côté de la vigueur persistante de l'âme. Après ces vers, il se fait dans la vie poétique de Dondey un grand intervalle de silence; un profond chagrin, la perte d'une personne bien chère, en est la cause, et quand plus tard le poète retrouve la voix, il la consacre à des méditations philosophiques empreintes d'amertume. Rien ne prouve mieux combien il a souffert que la conclusion à laquelle il arrive: le néant envisagé comme sa meilleure espérance.
Comme lui, Boulay-Paty a chanté sa passion; comme lui, il a vu la mort la briser; il paraît seulement s'être relevé enfin de l'abattement où ce coup l'avait plongé. Il avait, d'ailleurs, été toujours plus en dehors, moins contenu que Dondey, différences qui n'excluent pas les ressemblances que j'ai signalées, et qui se retrouvent dans les œuvres comme dans la vie des deux poètes.
C'est en 1834 que Boulay-Paty publiait sous le nom d'Élie Mariaker un volume de poésies. L'édition était ornée d'une eau-forte représentant un jeune homme vêtu d'une longue redingote à la coupe de 1830, appuyé sur son coude, au sommet d'un pic dominant une ville sombre. Un démon grimaçait à ses côtés, tandis que lui regardait un ange monter vers la partie lumineuse du ciel. Ce détail, que j'ai voulu rapporter, malgré son apparente frivolité, confirme bien la faveur particulière dont les démons, on l'a vu plus haut, jouissaient dans l'école romantique. La mode du temps n'est pas moins manifeste dans le long morceau en prose consacré à la vie d'Élie Mariaker.
«Élie, y est-il dit, naquit en Bretagne... Son premier âge se ressentit de cette nature grande et sauvage; nul doute que cette étendue de flots et de ciel ne commençât déjà à faire dans son âme cette immensité que rien ne put remplir.» Il se sent entraîné vers la poésie, mais il est forcé de faire, dans l'étude d'un homme de loi, un rebutant apprentissage des affaires. Il aborde le monde avec des illusions bientôt déçues sur l'amitié des hommes et la tendresse des femmes. Mais chaque année pendant les vacances, il se retrempe dans la vie de famille. Là, il lit les poètes, Ossian surtout dont il porte toujours un volume. Il se plaît aussi à contempler à minuit, de sa fenêtre, le spectacle de la nature. Un premier amour trompé lui suggère la pensée du suicide, mais un vieux pistolet emprunté pour ce funeste usage trahit son dessein; Élie rentre donc dans le monde; mais il y rentre découragé. En même temps, il se jette dans l'étourdissement des plaisirs. «Il était dans le vague de la vie, il avait cette mélancolie noire, maladie de jeunesse, engendrée par la science précoce de notre civilisation avancée, espèce de folie causée au cerveau par les rayons brûlants d'une expérience trop hâtive.»
En ce temps là, il se lie avec un jeune homme, Frédéric, «d'une imagination effrénée, un frère inconnu de Rousseau, d'Obermann, un grand poète à qui il ne manquait, en effet, que la voix des vers.» Avec lui, il s'adonnait à ces fêtes décrites dans le Pandæmonium de Dondey. «La poétique de l'orgie leur souriait, la flamme du punch leur semblait leur âme usée, prête à s'éteindre sur leur vie brûlante.» Les deux amis prenaient alors les costumes les plus variés; ils se justifiaient à eux-mêmes ces débordements par des autorités littéraires. Ainsi «il s'arracha violemment à la désillusion de ses rêves romanesques par les égarements, par les désordres; il y usa son enthousiasme sans y puiser du repos.» Les effets de ses écarts ne se firent pas attendre. «Ennuis fades, irritants caprices, transports fous, fiévreuses déceptions, ironies amères, étranges espérances, doutes ténébreux, foudroyants désespoirs, voilà ce qu'il y avait en lui.»
Toutefois, au milieu même de ses erreurs, il n'avait cessé d'aspirer à un amour meilleur, d'attendre une femme inconnue qui devait le régénérer. Il la rencontra enfin, cette femme, à un bal que donnait sa mère. Leurs serments furent vite échangés. N'était-elle pas bien faite pour captiver un cœur triste comme le sien? Elle était sérieuse, et Élie estimait que le rire dépare la plus noble figure humaine; elle était pâle et «sans cela il n'aurait pu l'aimer» car il pensait que sur les visages frais et arrondis il n'y a rien, «parce que la mer s'étire et se ride quand il y a un orage.» Quels ont été les incidents de cette liaison? Je n'ai pas ici à le dire. Qu'on sache seulement que sa courte durée est traversée par diverses épreuves, que pendant les absences auxquelles il doit se soumettre, Élie retrouve quelque peu sa mélancolie, et qu'enfin une catastrophe inattendue vient interrompre ses amours. D'abord fou de douleur, Élie, après une crise plus violente, se réveille guéri, et abandonnant nos tristes régions, privées de soleil, il va recommencer une nouvelle existence sous le ciel de l'Amérique.
Ce que la vie d'Élie Mariaker vient de nous révéler, ses poésies le reproduisent sous une autre forme. Amour, absence, retour, désespoir, folie, telles sont les divisions de la partie poétique du volume; cette partie est traitée dans le même esprit que celle qui la précède. On y retrouve le même besoin de l'effet, le même désir de se rapprocher de certains modèles. D'abord les épigraphes qui, selon la mode du temps, décorent, non seulement chaque division de l'œuvre, mais chacune des pièces qui la composent, sont souvent empruntées à Byron, à Ossian, à Foscolo, à Gœthe. C'est ce dernier qui paraît avoir le plus attiré Boulay-Paty. Élie en est encore au culte de Werther:
J'étais comme Werther et j'avais un frac bleu
Qui m'était resté cher par-dessus toute chose.
Il imite aussi son devancier Joseph Delorme; cependant il va plus loin que ses maîtres dans la voie lugubre. Ainsi par un singulier désordre d'imagination, il rêve l'amour avec un cadavre, l'intimité avec un squelette, et cette passion d'outre-tombe n'est troublée que par un souci, l'ennui d'avoir pour rivaux les vers qui rongent le corps de la femme aimée.
Cette sinistre conception, nous conduit à un autre poète qui, lui aussi, est entré à un certain moment dans la même voie. On sait que Théophile Gautier a écrit une Comédie de la mort, avec ces deux sous-titres: La Vie dans la Mort; la Mort dans la Vie (1838). Dans la première pièce, il suppose que tous les morts d'un cimetière sont vivants dans leurs cercueils, et il se complaît à décrire les noires pensées, les rêves effrayants de ces malheureux qui survivent à leur destruction. Dans la seconde, il parcourt toutes les douleurs, toutes les misères qui accablent les hommes et qui empoisonnent leur existence. Cette vie posthume et cette mort anticipée sont peintes avec les couleurs les plus sombres qui puissent s'offrir à une imagination affolée. La pensée de cette œuvre étrange paraît lui avoir été inspirée par les tableaux d'Holbein et d'Albert Durer; Théophile Gauthier a même consacré une pièce de vers à ce dernier; mais, aux traits prêtés par la peinture allemande, le poète a ajouté toutes les ressources que fournissait la mélancolie moderne.
On peut supposer qu'il n'y avait là qu'un jeu d'imagination bizarre, et, en effet, cette fantaisie satisfaite, Théophile Gauthier est rentré dans des habitudes bien différentes. Mais il ne manqua pas, dans le même temps, de poètes qui prîssent au sérieux l'idée de la mort, soit en l'appelant de leurs vœux, soit même en allant au-devant d'elle.
Émile Roulland en est resté au premier de ces deux degrés. Il a laissé des Poésies (1838) dans lesquelles on peut remarquer une épître à Byron, et des fragments empreints de tristesse, par exemple celui-ci:
Il est des fronts que l'infortune
A ceints de son bandeau de fer, etc.
Porté à la rêverie, contemplateur assidu de la nature, admirateur passionné de Lamartine, il fut vite aigri par des échecs répétés dans la poursuite d'emplois dont il se croyait digne. Il était triste sous une apparence de gaieté, et comme l'a dit Boulay-Paty qui s'est fait son éditeur: «le coin de marbre froid s'apercevait sous les fleurs.» Il était un de ces jeunes hommes qui promenaient dans le monde, et au milieu des fêtes, une mélancolie, dont on a pu souvent suspecter la sincérité. Il disait:
Au souffle harmonieux du bal qui tourbillonne
Comme la feuille au vent, mon âme s'abandonne.
Femmes, n'en croyez pas mon visage trompeur,
J'ai le rire à la bouche et la tristesse au cœur.
«Pris par moments, ajoute Boulay-Paty, de la funeste épidémie morale du siècle, du mal rongeur enfin, il ne levait le regard vers le ciel que pour douter de la bonté divine.»
Toutefois, ces égarements n'étaient pas de longue durée. Il revenait vite à des idées douces et religieuses, mais alors il s'abandonnait surtout à la pensée de la mort. La mort était pour lui l'asile suprême, le refuge assuré contre l'infortune. Ce refuge ne lui fut pas longtemps refusé. Il mourut le 12 février 1835, date qui coïncidait, nous le verrons plus loin, avec la représentation d'une œuvre dramatique, offrant avec cette mort, une douloureuse analogie.
Un peu plus d'un mois avant Roulland, s'éteignait la jeune Élisa Mercœur, dont on a publié, en 1843, les œuvres, peu originales et visiblement inspirées de la littérature de l'époque. Plus impatiente que Roulland, Élisa Mercœur n'avait pas attendu pour tenter de sortir du monde qu'elle y eut accompli sa tâche. Elle avait, mais vainement, essayé de s'asphyxier avec des fleurs. On s'étonne de la profondeur du mal qui s'était emparé des jeunes intelligences, quand on songe que cette enfant n'avait pas de griefs sérieux contre la vie, que ses débuts avaient été encouragés par le pouvoir, et que le seul motif de sa tentative désespérée fut, de son propre aveu, le désir d'immortaliser son nom par le suicide. Cette aberration était le fruit malsain de la publicité que les journaux du temps donnaient à l'envi aux actes de cette nature. Elle-même avait trouvé bon, dans un roman, auquel elle donna le titre de Quatre amours, de montrer une femme qui cherchait et trouvait la mort dans l'exhalaison de dangereux parfums. Comme pour mieux attester le péril inhérent à ces sortes d'œuvres, elle s'était prise à son propre piège et elle avait résolu de mourir de la même mort que son héroïne. Heureusement la tentative avait échoué, et, il faut le dire, elle en avait témoigné elle-même le regret et l'horreur.
Deux malheureux jeunes gens furent, hélas! vers le même temps, mieux servis dans leur désespoir. Victor Escousse et Auguste Lebras avaient ardemment embrassé les principes de l'école romantique. Ils avaient écrit des poésies fugitives; Escousse avait fait représenter, avec des succès inégaux, deux œuvres dramatiques, et il avait composé, en collaboration avec Lebras, une tragédie que le public avait fort mal traitée. Ils ne voulurent pas survivre à la chute de leurs espérances, et prirent le parti de se donner ensemble la mort. Les préparatifs de cet acte furent accomplis avec un grand calme. Tous deux périrent asphyxiés par le charbon qu'ils avaient allumé (24 février 1832). Escousse avait dix-neuf ans, Lebras en avait seize! Lebras avait conservé quelque souci de sa famille; il s'était efforcé d'adoucir le coup qu'il lui portait; Escousse, au contraire, en ce moment suprême n'eut qu'une préoccupation, le besoin d'un éclat posthume et d'une célébrité funèbre. Lisez cette sorte de testament à la fois passionné et sceptique: «Je désire que les journaux qui annonceront ma mort ajoutent cette déclaration à leur article: Escousse s'est tué parce qu'il ne se sentait pas à sa place ici, parce que la force lui manquait à chaque pas qu'il faisait en avant ou en arrière, parce que l'amour de la gloire ne dominait pas assez son âme, si âme il y a. Je désire que l'épitaphe de mon livre soit:
Béranger a consacré à ce double suicide quelques stances trop indulgentes. Il n'a pas vu qu'il n'était que le fait de la vanité blessée et de l'ambition impuissante, et qu'il n'avait pas droit aux honneurs d'une oraison funèbre.
Que si maintenant, rassemblant les traits épars dans les pages qui précèdent, nous cherchons à reconstituer la physionomie générale de la poésie que nous avons analysée, que trouvons-nous? Peu d'originalité; peu de sincérité; des douleurs presque toujours sans cause précise; des fantaisies lugubres plutôt qu'un sentiment profond de mélancolie; enfin des aspirations vers la mort qui, grâce à Dieu, ont rarement passé dans le domaine des faits. Nous allons nous trouver en face d'une poésie plus haute et plus digne d'attention, en abordant Alfred de Musset, qui, d'ailleurs, n'est pas seulement poète, et qui nous touche aussi comme romancier.
III
Alfred de Musset.
Si, depuis le commencement de ce siècle, un homme, en entrant dans la vie, sembla devoir être affranchi du mal commun, ce fut, sans doute, Alfred de Musset. Tout lui souriait; tout l'invitait à être heureux. Comme le Don Juan dont il nous a fait le portrait, «le voilà jeune et beau, sous le ciel de la France», le cœur plein d'espoir, aimant, aimé de tous; et par-dessus tout cela la sainte poésie
Retourne en souriant la coupe d'ambroisie
Sur ces cheveux plus doux et plus blonds que le miel.
Aussi quel éclat dans ses débuts! Comme ses premiers vers étincellent de verve et de jeunesse! Quelle aimable folie! Quel badinage éblouissant! Ce n'est pas lui qui flatterait les mélancoliques à froid et par système; il ne ménage pas «les pleurards, les rêveurs à nacelles, les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles.»
Et cependant quelques années plus tard il s'éteindra jeune encore, mais déjà épuisé, anéanti par le sentiment de sa misère intérieure; et dans les derniers vers tracés par sa main défaillante, il se représentera entendant de tous côtés l'heure de sa mort sonner à ses oreilles, souffrant dans sa lutte inutile contre «l'instinct du malheur», souffrant même dans son repos, et sentant son courage chanceler et s'abattre «comme un coursier brisé de fatigue!»
Entre ces deux termes extrêmes, que s'était-il passé qui pût expliquer un tel contraste? Quelles avaient été les étapes d'une route si fleurie au point de départ, si aride et si désolée au point d'arrivée? Ces étapes, personne ne les ignore. Musset, d'abord, avait fait l'apprentissage de la vie au milieu d'une société, déjà presque dépourvue de croyances, et dans laquelle une révolution nouvelle venait de jeter une perturbation plus profonde encore. Il avait bu avidement les sucs les plus pernicieux de la littérature. De plus, il n'avait pas su bien ordonner sa vie. Enfin une grande passion l'avait saisi, mais sans calmer son cœur incapable de repos, et cette liaison, condamnée à l'avance à une prompte rupture, ne lui avait laissé qu'un vide irréparable et un besoin nouveau de s'étourdir. Les torts de son époque, ses torts personnels étaient donc les deux principales causes d'une mélancolie dont on suit à travers ses œuvres les diverses vicissitudes.
Dès 1831, aussitôt après les Contes d'Espagne et d'Italie, après la Ballade à la Lune et Mardoche, on voit une pensée triste surgir au milieu de sa fougue fantaisiste. Les Vœux stériles renferment, avec de douloureuses réflexions sur la vocation du poète, des retours pénibles sur sa propre condition. «A moitié de sa route», il se sent «déjà las de marcher». La vie médiocre, prosaïque et mercantile, telle que la fait la société moderne, lui répugne; il lui faudrait «tout ou rien», et il se demande comment il ne s'est pas trouvé dans cette loterie un joueur assez abattu par le sort pour lui dire en sortant: «N'entrez pas, j'ai perdu». Cependant, il veut aller jusqu'au bout, et faire rougir la destinée des maux qu'elle peut lui réserver encore.
Dans le poème de Rolla (1833), Alfred de Musset, nous révèle ses tourments religieux. Il regrette la foi du passé. Le paganisme n'était-il pas heureux, lui qui avait des Dieux partout? Le moyen âge aussi n'était-il pas heureux? «Tout venait de renaître sous la main du Christ.» Pour lui, «venu trop tard dans un monde trop vieux,» pour lui, «le moins crédule enfant de ce siècle sans foi,» il demande qu'il lui soit permis de baiser la poussière du crucifix brisé et de pleurer sur cette froide terre» déchue de ses espérances suprêmes. Il adresse à Voltaire d'amers reproches pour l'œuvre de destruction qu'il a accomplie; il l'accuse de tous nos maux, de notre scepticisme, de notre égoïsme, et de ce vide du cœur, qui, à défaut des cloîtres dont le monde ne veut plus, ne nous laisse dans le malheur d'autre alternative que le suicide.
Les Nuits (1835-1837), sous un titre qui rappelle l'œuvre mélancolique de Young, contiennent bien des soupirs et bien des larmes. Dans la nuit de Mai, la muse qui l'a vu «triste et silencieux et qui descend du ciel pour pleurer avec lui», cherche à l'arracher à «son ennui solitaire» et à réveiller son génie abattu par le chagrin. «Rien ne nous rend si grands, lui dit-elle, qu'une grande douleur;» et les chants «les plus désespérés sont les plus beaux». Dans la nuit d'Août, la muse consolatrice s'écrie: «Hélas! toujours un homme, hélas! toujours des larmes!» Dans la nuit d'Octobre, parlant au poète, dont l'âme déchirée frémit et palpite encore au souvenir d'un amour malheureux, elle lui conseille la résignation par des motifs tirés des vues de la Providence: elle lui démontre que «l'homme est un apprenti, et que la douleur est son maître;» et que «c'est une dure loi, mais une loi inexorable, vieille comme le monde et la fatalité, qu'il nous faut recevoir le baptême du malheur». Mais c'est surtout dans la nuit de Décembre (1er décembre 1835), que le poète met à nu la misère de son âme. Il se plaint de son isolement au milieu du monde: écolier, dans sa salle d'étude; adolescent, dans ses premières visites aux bois et aux collines; jeune homme, pleurant son premier amour trahi; portant un toast dans un festin joyeux, ou agenouillé au chevet du lit où vient de mourir son père; toujours il retrouve un inconnu qui lui ressemble comme un frère, un mystérieux fantôme, qui n'est autre que celui de la solitude; et dans un développement poétique qui contient une longue énumération de ses douleurs, il nous montre ce fantôme lui apparaissant partout où il a promené «son cœur saignant d'une éternelle plaie, sa fatigue, son ennui, sa soif d'un monde ignoré,» ses rêves et ses déceptions.
La Lettre à Lamartine, qui date de 1836, nous montre encore Musset sous le même jour. S'adressant à celui qu'il nomme «le Chantre de la souffrance», il lui rappelle qu'un jour Byron reçut des vers d'un jeune poète qui ne le connaissait que par ses douleurs, et que celui-ci accueillit avec un sourire triste ce témoignage d'un cœur inconnu. A son tour, Musset s'entretient avec Lamartine dont il ne connaissait alors que les vers émus, et lui raconte les chagrins de son cœur brisé. Il gémit de ce que la nature humaine,
Il déplore le caractère passager de nos affections, leur incessante mobilité, et l'accumulation de ruines qui se fait dans notre âme jusqu'au dernier moment de notre existence. Cependant sa tristesse n'est pas du désespoir. L'exemple de Lamartine lui-même le relève; comme lui, il veut espérer; et sa lettre se termine par un sursum corda, et par un acte de foi dans l'immortalité de l'âme.
Mais ces élans étaient éphémères et Musset ne les éprouvait qu'au prix de longues anxiétés. L'espoir en Dieu qui suit la lettre à Lamartine nous permet d'assister à ces douloureux mouvements de son âme. Il aurait aimé, nous dit-il, à se laisser aller doucement au cours de la vie, à jouir des biens de la terre «à regarder le ciel sans s'en inquiéter.» Il ne le peut, «malgré lui, l'infini le tourmente; il n'y saurait songer sans crainte et sans espoir.» Le doute ne lui paraît pas, comme à Montaigne, un oreiller commode pour une tête bien faite. Il croit que les indifférents sont de vrais athées, «qu'ils ne dormiraient pas s'ils doutaient un seul jour.» En dépit de sa volonté, sa raison l'entraîne à la recherche de la solution des plus graves problèmes. Il la demande d'abord à la religion; mais elle lui semble au-dessus de ses forces. Et cependant il a besoin de connaître la vérité. «Si son cœur fatigué du rêve qui l'obsède» revient un instant à la réalité, il trouve «au fond des vains plaisirs un tel dégoût qu'il se sent mourir.» Toutes les voluptés ne peuvent endormir sa souffrance:
«Malgré nous vers le ciel, il faut lever les yeux.»
Il interroge donc la philosophie; il passe en revue, le manichéisme, le théisme, Aristote, Platon, Pythagore, Leibnitz, Descartes, Pyrrhon, Zénon, Voltaire, Spinosa, Locke et Kant; mais il trouve toutes leurs théories creuses et vides; et alors se jetant à genoux, il prie; il prie un peu au hasard, sans être certain «que quelqu'un l'entende», mais avec un profond désir d'être entendu et exaucé; il chante le sentiment qu'il a de la divinité; il la supplie de se dévoiler tout entière, pour que l'humanité sèche enfin ses larmes, qu'au bruit d'un concert de louanges s'élevant vers Dieu on voie s'enfuir «le doute et le blasphème,» et que «la mort elle-même y joigne ses derniers accents.»
Le même sentiment est présenté avec plus de concision et de force encore, dans le sonnet intitulé Tristesse (1840), où Musset fait un amer retour sur sa force, sa jeunesse, sa gaieté perdues, sur ses aspirations vers la vérité si vite trahies; où il proclame cependant la nécessité de «répondre à Dieu qui nous parle» et trouve pour dernière consolation le souvenir des larmes qu'il a versées. Enfin nous retrouvons ces strophes navrantes, ces novissima verba que j'ai rappelés plus haut et qui marquent le dernier stade de son triste pèlerinage.
Telle qu'il s'est dépeint dans ces poésies, Musset était donc une nature inquiète, incapable de vivre ni dans le tourbillon des plaisirs, ni dans l'austérité de la philosophie, sensible à l'excès, étrangement mobile, s'élevant parfois d'un essor soudain vers les plus hautes sphères, mais retombant bientôt dans la région ingrate et nue des réalités, et avançant chaque jour vers le désespoir. Mais ce n'est pas toujours sous ses traits qu'il a fait le portrait de la mélancolie, et nous avons à rechercher comment il a traité ce sujet sous une forme plus indirecte.
Dans l'Épître à Lamartine on voit Musset consacrer au «grand Byron» des vers pleins d'un sentiment d'admiration pour l'homme qui devait «finir en héros son immortel ennui» pour le «grand inspiré de la mélancolie.» Ailleurs, sous ce titre: Après une Lecture (novembre 1842), il adresse une éloquente invocation, dont j'ai eu à parler plus haut, au malheureux Leopardi qu'il montre «l'âme désolée, mais toujours calme et bon» s'avançant dans sa route solitaire jusqu'à ce que son heure dernière arrivât, et qu'il «goutât enfin le charme de la mort.»
Dans le conte spirituel et capricieux de Namouna, (1832), il prend plaisir à dessiner un portrait qui rappelle une des créations de Byron. Hassan, son héros, est un sceptique, un blasé. Il aime le plaisir, mais il ne croit pas à l'amour, c'est une sorte de Don Juan. A côté de lui, d'ailleurs, Musset en a esquissé un autre.
Que personne n'a vu, que Mozart a rêvé,
Qu'Hoffmann a vu passer au son de la musique,
Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé.
Ce Don Juan là poursuit à travers mille amours un idéal insaisissable et meurt, sans avoir assouvi son immense besoin d'aimer.
Qui ne connaît la Confession d'un enfant du siècle (1836)? La célébrité de ce roman me permet de n'en donner qu'une courte analyse.
Octave sort du collège; il apporte dans le monde qui s'ouvre devant lui, un esprit atteint déjà par le souffle du scepticisme. Mais il croit encore à l'amour. L'infidélité d'une première maîtresse lui enlève cette illusion, et, pour s'étourdir sur sa douleur, il se jette dans tous les excès. Ses dernières convictions morales sombrent bientôt dans cet abîme et, tout jeune encore, il éprouve un désenchantement que pourrait seule justifier une longue épreuve du malheur et de la méchanceté des hommes. Cependant, ce jeune homme blasé, fatigué d'avance de la vie, incapable d'illusions, retrouve un jour au fond de son cœur un sentiment qu'il croyait à jamais éteint en lui; il se reprend à aimer et Brigitte Pierson répond à son affection. Mais cet amour poursuivi par les réminiscences du passé n'a ni calme ni sécurité; il se traîne péniblement à travers des méfiances et des secousses incessantes, jusqu'à ce qu'épuisé par ses vaines agitations, il s'éteigne en ne laissant que le vide après lui. Octave, n'est donc, à beaucoup d'égards, et sans parler de ses ressemblances sur certains points, qui sortent des limites de notre travail, avec l'Amaury de Volupté, qu'une nouvelle édition de l'Adolphe de Benjamin Constant. S'il est un peu plus amoureux que lui, il n'est pas moins hésitant, et surtout il n'est pas plus heureux.
Tout le monde sait, et Musset ne l'a jamais dissimulé, que le caractère inquiet et tourmenté qu'il nous a décrit dans la Confession d'un enfant du siècle était en grande partie le sien. Chez lui, comme chez Octave, ce caractère était-il surtout le fruit d'une jeunesse corrompue? La forme romanesque qu'il a choisie pour s'exprimer, laisse cette question dans un certain vague; mais, à cet égard, il me semble suffisant de répéter ce que disait Mme Georges Sand avant la publication de la Confession, dans les Lettres d'un Voyageur (1834), et de dire, sans préciser davantage, que le souvenir des faiblesses dégradantes que le poète avait «contemplées,» était venu empoisonner de doutes cruels et d'amères pensées, les pures jouissances de son âme hésitante et craintive. Il me paraît également inutile de rouvrir la polémique regrettable qui s'est élevée sur sa tombe et dans laquelle on a vu l'ancienne amie, la Brigitte du roman, en réveillant imprudemment des feux encore mal éteints, s'attirer une réplique brûlante, dictée par une susceptibilité fraternelle vivement blessée. Entre Elle et Lui, d'une part, Lui et Elle, de l'autre, je n'ai pas à me prononcer. Encore moins ai-je à examiner d'autres œuvres secondaires sur le même sujet. Mais ce que je ne veux pas oublier, c'est le tableau que Musset a tracé dans la Confession des ravages exercés par la volupté sur les facultés de l'âme. Déjà dans le drame bizarre de La Coupe et les Lèvres (1832), sous la figure de Franck qui voit sa fiancée, la pure Deidamia, périr de la main de son ancienne maîtresse, la courtisane Belcolor, il avait présenté l'allégorie de l'âme punie de ses anciens vices par la ruine de tout amour élevé. C'est dans cette pièce qu'il a écrit ces deux vers terribles:
Ah! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter le premier clou sous sa mamelle gauche!
Octave confirme hautement cette vérité par le spectacle de ses tristesses, de ses suspicions, de ses angoisses et de ses remords. De tous les genres de mélancolie, le plus douloureux, en effet, n'est-il pas celui qui résulte de nos propres torts? Aussi la leçon contenue dans les œuvres dont je parle mérite-t-elle d'être écoutée; et, en supposant qu'on pût, comme excuse de certaines défaillances, invoquer l'exemple fâcheux d'un homme qui avait le prestige du plus beau talent, la logique exigerait qu'on se souvînt aussitôt des sévères enseignements de ce poète, et ceux-ci devraient suffire pour détourner de celles-là.
On peut maintenant juger Musset. Sous beaucoup de rapports, il a sacrifié aux tendances mélancoliques; il leur a donné place dans ses œuvres tantôt en son nom, tantôt sous des formes plus ou moins fantaisistes. Il a été bien complètement de son temps; il a été l'enfant de son siècle. Doué d'une merveilleuse facilité d'assimilation, il s'en est approprié l'esprit troublé, sceptique, tantôt moqueur, et tantôt attendri. On trouve en lui, selon l'heureuse expression de M. Vitet, dans les paroles émues qu'il a prononcées sur sa tombe, «un mélange indéfinissable de chimère et de raison, d'ironique sécheresse et d'émouvante mélancolie, la grâce, la passion, l'élégant badinage.» Ces traits divers il les emprunte aussi bien à l'étranger qu'à sa patrie. Son âme, ouverte, à toutes les impressions, de quelque part qu'elles vinssent, s'est confondue avec l'âme de toute une génération.
Par là s'explique la faveur toute particulière dont il a joui parmi ses contemporains. Chaque époque se personnifie dans l'homme qui représente le plus complément ses qualités ou ses défauts. Dans l'ordre d'idées où se renferme cette étude, la République et l'Empire s'incarnent en Chateaubriand; la Restauration s'identifie avec Lamartine; Musset est le type suprême du gouvernement de Juillet. Il a réuni à leur plus haut degré les symptômes qui ont caractérisé le mal du siècle pendant cette période de notre histoire; à son tour, cette époque ne lui a pas marchandé sa reconnaissance et s'est plu à se décerner à elle-même, en les posant sur la tête de son poète bien-aimé, les plus flatteuses couronnes.
Je ne l'imiterai pas sans quelque réserve; certes je ne pousserai pas la sévérité, jusqu'où Musset l'a poussée lui-même, quand il a dit:
Il n'existe qu'un être
Que je puisse en entier et constamment connaître,
Sur qui mon jugement puisse au moins faire foi,
Un seul—je le méprise,—et cet être, c'est moi.
Mais comment s'empêcher de regretter qu'il ait souvent mal employé les dons éminents qui lui avaient été si largement départis et que des aspirations insuffisantes vers le bon et le vrai soient le seul monument respectable qui nous reste de son admirable talent.
IV
Maurice et Eugénie de Guérin.
Sur les confins de la poésie et de la prose, on rencontre un écrivain dont le nom a fait d'abord peu de bruit, et n'a conquis que dans ces derniers temps une réelle célébrité, mais qui doit trouver sa place ici. Poète et prosateur, quelques-unes même de ses œuvres en prose ont reçu la qualification de poëmes, et peut-être, en effet, pour être des vers excellents, ne leur manque-t-il que la rime. L'un de ces poëmes doit attirer notre attention, ainsi que quelques productions plus intimes du même auteur. Je les comparerai ensuite à certains écrits d'une autre plume qui ne peuvent en être séparés. Je veux parler de Maurice de Guérin, et de sa sœur Eugénie.
Maurice était né dans une famille où la pauvreté et le malheur semblaient héréditaires. «Retiré à la campagne avec ma famille, a-t-il dit, mon enfance fut solitaire. Je ne connus jamais ces jeux ni cette joie qui accompagnent nos premières années.» Ses plaisirs, il les trouvait dans la rêverie et la contemplation de la nature: il était atteint d'une tristesse secrète, sa santé d'ailleurs était débile, et il y avait en lui, a dit M. de Pontmartin, «une disposition maladive où les souffrances du corps réagissaient sur les résolutions de l'âme.»
A Paris, il tenta la carrière des lettres et celle de l'enseignement. Le succès ne vint pas. Il se maria, et parut un instant devoir être heureux, mais la phthisie qui le minait l'emporta à moins de vingt-neuf ans. Il mourut le 17 juillet 1839.
Son écrit le plus connu est un morceau de prose poétique auquel il a donné pour titre le Centaure. C'est le récit des impressions d'un de ces êtres fabuleux, depuis sa naissance dans la profondeur d'une caverne, jusqu'à sa vieillesse qui approche de son dernier terme. Macarée dépeint les progrès de son développement, la vigueur de sa jeunesse, ses courses enivrantes à travers les montagnes ou les vallées, les rochers ou les fleuves, soit sous les feux du jour, soit à la clarté des étoiles, «l'inconstance sauvage et aveugle qui dispose de ses pas,» son mépris pour cet être inférieur, l'homme, qu'il rencontre en parcourant la nature, les entretiens qu'il eut dans sa jeunesse avec le vieux centaure Chiron; enfin il annonce sa fin en ces mots: «Je reconnais que je me réduis et me perds rapidement comme une neige flottant sur les eaux, et que prochainement j'irai me mêler aux fleuves qui coulent dans le vaste sein de la terre.»
Sainte-Beuve n'a pas hésité à rattacher à l'école mélancolique cette œuvre originale et puissante dans sa brièveté. «Guérin, sous forme de Centaure, dit-il, a fait là son René et raconté sa propre histoire, sa source réelle d'impressions, en la projetant dans les horizons fabuleux. Il a fait son René, son Werther, sans y mêler d'égoïsme, et en se métamorphosant tout entier dans une personnification qui reste idéale, même dans ce qu'elle a de monstrueux: il n'a pris la croupe du Centaure que pour qu'elle pût le porter plus vite et plus loin.» Il y a en effet, dans ce personnage solitaire, dans ce sage adonné au culte de la nature, comme une allégorie discrète des sentiments et des goûts que nourrissait l'auteur de cette fiction.
Mais pour mieux connaître Maurice de Guérin, il faut le chercher dans les lettres où il se montrait tel qu'il était, sans étude et sans apprêt, et dans le journal où il s'épanchait dans toute la sincérité de son âme, enfin dans le souvenir de ceux qui l'aimaient. On y trouve à chaque pas un triste contraste: personne plus que Maurice n'a eu le désir d'être heureux, personne ne l'a moins été. On dirait qu'il cherche à s'assimiler tout ce qui dans l'univers peut contenir une jouissance. La vie et ses manifestations diverses sont «le Dieu de son imagination, le tyran qui le fascine et l'attire.» Eh bien! ce bonheur dont il se forme une si vive idée, il ne peut le trouver en lui-même, et sans cesse il se plaint de l'indigence de son esprit, de la misère de son cœur.
L'esprit, ai-je dit. De ce côté, il voit en lui, «un vice organique, un délabrement irréparable»; son élément «craintif, inquiet, analytique» ne le laisse jamais en repos. «J'avance bien lentement du côté de l'intelligence; j'ai le pressentiment de mille choses, mais c'est plutôt un tourment qu'un progrès (Journal, 13 mars 1833).» Ailleurs:—«je sais bien que je suis une pauvre créature qui ai peu d'esprit.—Oh! que c'est bien dit, mon cher Bernardin! comme tu as bien rendu le sentiment d'une âme qu'on s'efforce d'élever au-dessus de sa sphère, et qui pénétrée de son impuissance s'écrie: Je sais bien que je suis une pauvre créature! comme tu fais dire à Virginie. Il y a bien longtemps que je me répète ces paroles. C'est le résumé de tous mes travaux, de toute ma vie» (Journal, 23 juin 1834). L'année suivante, mêmes gémissements: «Je m'échappe à moi-même; un trouble funeste bouleverse ma tête; elle bat la campagne à travers je ne sais quelles imaginations.» (Journal, 27 mars 1835). Enfin, encore une année après, on peut constater la marche ininterrompue du mal dont il se plaint: «Le mal-être d'abord assez resserré a gagné rapidement; ma tête se dessèche. Comme un arbre qui se couronne, je sens, lorsque le vent souffle, qu'il passe dans mon faîte à travers bien des branches dépéries.» Ainsi son intelligence est pour lui la source de tourments qui se renouvellent et se diversifient à l'infini, tourments vagues, souvent indéfinissables, mais à coup sûr, cruels. Il en est de même de son cœur.
Par une funeste infirmité, déjà souvent observée dans le cours de ce travail, il ne sait pas saisir le bonheur qui s'offre à lui, il ne jouit que par l'imagination. «La présence du bonheur me trouble et je souffre même d'un certain froid que je ressens; mais je n'ai pas fait deux pas au dehors que l'imagination me prend; un regret infini, une ivresse de souvenir, des récapitulations qui exaltent tout le passé, et qui sont plus riches que la présence même du bonheur; enfin ce qui est, à ce qu'il semble, une loi de ma nature, toutes choses mieux ressenties que senties.»
La vie de son cœur ne s'accuse que par des souffrances sans cause apparente. Il est atteint d'un »ennui profond.» Il écrit le 1er Mai 1833: «Je suis plus triste qu'en hiver. Par ces jours-là, se révèle au fond de mon âme, dans la partie la plus intime, la plus profonde de la substance, une sorte de désespoir, tout à fait étrange; c'est comme le délaissement et les ténèbres hors de Dieu».
Quelques semaines après, il paraît devenu étranger aux influences du dehors, mais son bonheur n'y a rien gagné; il consigne cette note, le 17 juillet: »J'écris sur le déclin d'une belle journée.... mais ce beau soleil, qui me fait ordinairement tant de bien, a passé sur moi comme sur un astre éteint; il m'a laissé comme il m'a trouvé, froid, glacé, insensible à toute impression extérieure, et souffrant, dans le peu de moi qui vit encore, des épreuves stériles et misérables. Ma vie intérieure dépérit chaque jour, je m'enfonce je ne sais dans quel abîme, et je dois être arrivé déjà à une grande profondeur, car la lumière ne m'arrive presque plus et je sens le froid qui me gagne.» Il y a çà et là, dans son manuscrit, des mots qui pénètrent d'effroi et de pitié pour cette nature malheureuse: «18 mai 1834. Ma misère intérieure gagne, je n'ose plus regarder au dedans de moi.»—«26 août. Je deviens comme un homme infirme et perclus de tous ses sens, solitaire et excommunié de la nature.» Je citerai encore les lignes qu'il traçait, le 22 juin 1835, et qui décrivaient bien son obscur martyre: «Ce qui me fait, dans des moments, désespérer de moi, c'est l'intensité de mes souffrances pour de petits sujets, et l'emploi toujours malentendu et aveugle de mes forces morales. J'use quelquefois à rouler des grains de sable, une énergie propre à pousser un rocher jusqu'au sommet des montagnes. Je supporterais mieux des fardeaux énormes que cette poussière légère et presque impalpable, qui s'attache à moi. Je péris chaque jour secrètement; ma vie s'échappe par des piqûres invisibles.» Après cette date, le manuscrit s'arrête, mais l'angoisse continue. En avril 1838, sa femme écrit: «Maurice est triste, il a un fond de tristesse que je cherche à dissiper; je la lis dans ses yeux.» Et sa sœur ajoute ce commentaire navrant: «Mon pauvre ami, qu'as-tu donc, si ce n'est pas la fièvre qui t'accable? Il me semble voir en toi je ne sais quoi qui t'empoisonne, te maigrit, te tuera, si Dieu ne t'en délivre. J'ai de tristes pressentiments.» Ces pressentiments n'étaient point trompeurs. L'heure suprême avait sonné; heure des larmes pour la famille, pour le patient heure de la délivrance.
Dans un article de la Revue des deux Mondes du 15 mai 1840, Mme Sand, qui a été la première à rendre justice au jeune talent qui venait de s'éteindre, ignoré du public et de lui-même, définissait ainsi Maurice de Guérin: «C'était une de ces âmes froissées par la réalité commune, tendrement éprises du beau et du vrai, douloureusement indignées contre leur propre insuffisance à la découvrir, vouées, en un mot, à ces mystérieuses souffrances dont René, Obermann et Werther, offrent sous des faces différentes, le résumé poétique. Les quinze lettres de M. de Guérin que nous avons entre les mains (on ne connaissait pas alors la plus grande partie de ses écrits intimes), sont une monodie non moins touchante et non moins belle, que les plus beaux poëmes psychologiques destinés et livrés à la publicité.» Il est certain, en effet, que par son besoin de s'analyser sans cesse, par sa facilité à gémir sur lui-même, Guérin présente une analogie frappante avec les grands mélancoliques dont on vient de rappeler les noms, par-dessus tout avec Obermann. Comme Obermann, il se défie de ses propres forces, il éprouve un secret ennui, et il s'épuise dans des efforts inutiles pour vaincre son imagination, et pour arriver à vivre d'une vie pleine et vraie. Mme Sand a bien indiqué ce caractère de l'écrivain qu'elle étudiait, mais son jugement est plus contestable, quand elle revendique Guérin, comme l'un des partisans des dangereuses doctrines dont la maladie du siècle est souvent complice; quand elle le représente comme un sceptique, comme un poète Byronien. La sœur de Maurice a protesté contre cette partie du portrait; et l'on doit reconnaître que Guérin, par la moralité élevée de son œuvre, mérite d'être distingué de l'école dont il est à d'autres égards le disciple. Ce n'est pas le scepticisme que je lis dans ses écrits intimes, c'est plutôt le mysticisme; il pousse le désir de la perfection jusqu'au scrupule. Il était chrétien; il est resté tel, malgré quelques défaillances provenant du trouble jeté dans son esprit par la défection de Lamennais, dont il avait été l'élève; seulement sa religion était inquiète et tourmentée. Nous connaissons Maurice de Guérin. C'est déjà connaître sa sœur Eugénie.
Ne serait-ce qu'à cause de l'affection qu'elle avait vouée à son frère, on pourrait dire que Mlle Eugénie de Guérin ne formait avec lui qu'une seule âme. C'est pour son frère qu'elle écrit son journal, elle veut qu'à son retour, en lisant ce manuscrit, il puisse reconstituer la douce vie de famille écoulée sans lui. Je ne pense pas qu'on puisse imaginer une union de sentiments plus parfaite; mais aussi, rarement a-t-on vu plus d'affinités morales qu'entre ce frère et cette sœur.
Eugénie de Guérin avait passé comme Maurice dans la maison paternelle une enfance solitaire; comme Maurice, elle aspire à un idéal élevé, accuse la prétendue pauvreté de son esprit, le vide de sa vie intérieure, l'ennui qui l'atteint; enfin n'est soutenue que par le sentiment religieux. En maint endroit, on pourrait rapprocher le Journal d'Eugénie de celui de Maurice; on trouverait dans l'un et l'autre les mêmes impressions intimes, et on les trouverait presque aux mêmes dates.
Je ne vais pas jusqu'à prétendre que les deux manuscrits pourraient être confondus, et indifféremment attribués à la sœur ou au frère; la femme ici ne perd pas son caractère propre. Au milieu de sa mélancolie, elle conserve son charme et sa grâce. D'un autre côté, je ne dois pas omettre de remarquer que chez elle la religion est plus nette, plus pratique que chez Maurice de Guérin, que par ce côté encore, sa tristesse est moins pesante. Mais, répétons-le, cette âme traverse les mêmes angoisses, se plaint des mêmes sécheresses et s'use dans les mêmes souffrances que nous venons d'étudier. On en suit l'histoire jour par jour:
«13 avril 1835: Il y a de ces moments de défaillance où l'âme se retire de toutes ses affections, et se replie sur elle-même comme bien fatiguée. Cette fatigue sans travail, qu'est-ce autre chose que faiblesse. Il la faut surmonter».—«22 mai 1835: L'ennui est le fond et le centre de mon âme aujourd'hui...»—19 juin 1835: Ma tête est vide à présent; il y a de ces moments où je me trouve à sec, où mon esprit tarit comme une source, puis il recoule.»—«1837: (sans autre date): Je souffrais, je souffre encore, mais ce n'est qu'un reste, un malaise qui va finir; même je ne sais pas ce que c'est ni ce que j'ai de malade: ce n'est ni tête, ni estomac, ni poitrine, rien du corps; c'est dans l'âme, pauvre âme malade!»—«1er février 1838: jour nébuleux, sombre, triste, au dehors et au dedans.»—«27 mai 1838: Ce n'est pas facile de bien faire, d'atteindre le beau, si haut, si loin de notre pauvre esprit; on sent que c'est fait pour nous, que nous avons été là, que cette grandeur était la nôtre et que nous ne sommes plus que les nains de l'intelligence; chute, chute qui se retrouve partout!»
Pour calmer ces agitations de son esprit, Eugénie de Guérin cherche à s'endormir dans des habitudes régulières, monotones même s'il le faut. Elle écrit le 13 mai 1839: «Si je pouvais croire au bonheur, a dit M. de Chateaubriand, je le chercherais dans l'habitude, l'uniforme habitude qui lie le jour au jour, et rend presque insensible la transition d'une heure à l'autre, d'une chose à une autre chose; il y a repos dans cette vie mesurée, dans cet arrangement que s'imposent les religieux... Il n'attendent pas, ou ils savent ce qu'ils attendent ces hommes d'habitude; et voilà l'inquiétude, l'agitation, le chercher de moins pour ces âmes. J'en conclus qu'il est bon de savoir ce que l'on veut faire...» Ici jetons un regard en arrière. Nous l'avons vu, non seulement Chateaubriand, mais encore Jean-Jacques Rousseau et Senancour, ont vanté le pouvoir salutaire de l'habitude, les ressources qu'on y trouve contre les tourments de l'âme; et voilà qu'à trente ans d'intervalle une jeune femme solitaire vient ajouter à ces autorités son témoignage modeste mais précieux!
Mais, quand elle écrivait ces lignes, le mal dont souffrait Eugénie de Guérin n'était déjà plus guérissable. La mort de son frère ne tarda pas à venir lui porter le dernier coup, et elle disait, le 2 mai 1840: «Je n'ai plus d'intérêt à rien raconter, ni moi ni autre chose. Tout meurt; je meurs à tout. Je meurs d'une lente agonie morale, état d'indicible souffrance.»
L'agonie de l'âme, plus cruelle que celle du corps, tel est l'état qu'ont éprouvé Maurice et Eugénie de Guérin. Intelligences d'élite, nobles cœurs, ils n'ont goûté dans leur plénitude aucune jouissance. Une tristesse secrète s'étendait comme un voile funèbre sur toute leur existence. On eût dit qu'en eux avait été brisé de bonne heure le ressort qui met en mouvement toutes les forces de l'âme, et que ces organisations délicates manquaient du principe même de la vie.
A voir se reproduire, chez deux êtres, issus de la même source, un phénomène identique, on ne peut s'empêcher de penser que ce phénomène a précisément pour cause leur commune origine. Les influences transmises avec le sang sont peut-être, en effet, la meilleure explication des troubles dont ils ont souffert tous deux. Ajoutons-y les impressions d'une enfance austère, et nous aurons toutes les raisons d'une tristesse qui présente un caractère respectable. Il faut remonter assez loin dans cette étude, pour trouver d'aussi parfaits exemples de détachement et de modestie. Ces douces images reposent de tant de figures dans lesquelles se dissimulent mal l'amour-propre et la préoccupation de l'effet, mais il est temps de nous en séparer afin de reprendre et d'achever, quelles qu'en puissent être les fâcheuses rencontres, la série de documents que nous avons encore à parcourir.
V
Georges Sand.
Quittons le domaine mixte où la poésie s'associe avec la prose; le roman seul doit nous occuper en ce moment, et nous devons l'envisager tout d'abord dans son plus glorieux représentant. Je n'entends pas faire ici de Mme Georges Sand une étude complète. Parler de toutes les phases que son existence a parcourues, de toutes les influences que son esprit a subies, de toutes les transformations qui se sont accomplies dans son être moral, c'est une tâche considérable et qui dépasse beaucoup les bornes de ce travail. Je dois me renfermer dans la période de sa vie où elle a suivi le mouvement imprimé par l'école mélancolique. Cette période atteint, vers 1833, son point culminant; c'est là surtout que je l'observerai. Mais il est nécessaire de remonter tout d'abord à son point de départ.
Dans un ouvrage sur le roman contemporain, M. Nettement a dit avec esprit, en rappelant que Georges Sand appartenait à une famille romanesque, qu'au milieu de ces romans qui s'agitaient autour d'elle, elle était le plus chimérique et le plus passionné de tous. Placée dans un couvent à Paris, de 1817 à 1820, son premier rêve fut de se croire appelée à la vie monastique; et elle se trouva plus tard une vocation pour l'existence pastorale et solitaire. A Nohant, elle lut, outre Byron et Shakespeare, dont elle devint dès lors l'admiratrice, deux écrivains qui exercèrent sur elle une influence plus profonde encore, Chateaubriand et Jean-Jacques Rousseau. Tout le monde sait que par le style elle procède de ces deux grands modèles; le second surtout lui a inspiré un culte qu'elle n'a jamais cherché à nier; et bien longtemps après la date à laquelle je me place en ce moment, elle a déclaré qu'elle lui était restée fidèle, «fidèle, ajoutait-elle, comme au père qui m'a engendré, car s'il ne m'a pas légué son génie, il m'a transmis, comme à tous les artistes de mon temps, l'amour de la nature, l'enthousiasme du vrai, le mépris de la vie factice, et le dégoût des vanités du monde.» Mme Sand, ou plutôt Aurore Dupin, était dès lors préoccupée des plus hautes questions. «Ce qui m'absorbait à Nohant, comme au couvent, a-t-elle dit, c'était la recherche anxieuse ou mélancolique, mais assidue, des rapports qui doivent exister entre l'âme individuelle et cette âme universelle que nous appelons Dieu.» Recherche mélancolique ou même anxieuse, dit Mme Sand, et, en effet, cette recherche avait ses chances et ses fortunes diverses, car entre des phases de satisfaction et de sérénité pour la raison, il y avait «des intervalles de doute désespéré.» D'un autre côté, le milieu dans lequel vivait Mme Sand lui semblait si peu gai, la sévérité dont elle se sentait entourée de la part des bourgeois de la Châtre, et qu'elle bravait d'ailleurs, était si dure, «son existence domestique était si morne et si endolorie, son corps si irrité par une lutte continuelle contre l'accablement», qu'elle en arriva à être fatiguée de la vie et tentée de s'en débarrasser.
L'Histoire de sa vie dont nous tirons ces détails nous apprend que, pour réaliser ce sombre dessein, c'était l'eau surtout qui l'attirait. Elle se promenait au bord de la rivière, jusqu'à ce qu'elle eût trouvé un endroit à sa convenance. Là, elle se demandait si le moment était venu de disparaître. Un jour, traversant un gué, elle lança son cheval vers la partie la plus profonde et la plus dangereuse. Heureusement l'animal la ramena vers la rive, et la jeune fille en qui cet incident réveilla l'instinct de la conservation se trouva guérie de ses velléités de suicide.
Tels furent les débuts de cet esprit bizarre. Passion de la solitude et de la rêverie, tendances à la fois mystiques et sceptiques, attrait momentané vers la mort volontaire, presque tous les principaux traits de la maladie du siècle se reconnaissent alors en elle. Son mariage en 1822, la nouvelle vie qui en résulte pour elle jusqu'en 1831, son arrivée à Paris à ce moment, ses efforts pour se créer par sa plume l'indépendance, toutes ces circonstances qui changeaient profondément son existence et la mettaient en contact journalier avec le monde, ont-elles modifié ses premiers sentiments? On trouve la preuve du contraire dans quelques-unes de ses plus anciennes créations.
Qu'est-ce, en effet, qu'Indiana (1832)? Une femme qui aspire, dans une attente fiévreuse, ennuyée et désespérée, à l'amour qui doit ranimer sa vie. Georges Sand a nié qu'Indiana fût son portrait; elle a, d'ailleurs, prétendu qu'elle ne s'était jamais mise en scène sous des traits féminins. Mais j'ai peine à croire que l'idée des soucis d'Indiana n'ait pas été suggérée à l'écrivain par une disposition quelque peu analogue qu'il trouvait en lui-même. Au surplus, si Mme Sand ne s'est jamais peinte dans le costume de son sexe, il faut la chercher, dans ses œuvres comme dans sa vie réelle, sous des vêtements virils; et alors n'est-ce pas elle que, dans le roman de Valentine (1832), on doit voir sous les traits d'un jeune étudiant, né ennuyé, rempli d'aspirations vagues, de désirs d'indépendance, de haine et de mépris pour les conventions sociales et les situations vulgaires? Mais un ouvrage plus éclatant vient jeter une pleine lumière sur ce qu'était Mme Sand en 1833. Je veux parler du roman de Lélia qui parut en cette année. Quoi qu'elle ait pu dire, ici il est impossible de ne pas la reconnaître.
Quel est, tout d'abord, le sujet de Lélia? Dans l'intention de Mme Sand les personnages de ce roman «représentent chacun une fraction de l'intelligence philosophique du XVIIIe siècle: Pulchérie, l'épicuréisme, héritier des sophismes du siècle dernier; Sténio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps où l'intelligence monte très haut, entraînée par l'imagination, et tombe très bas, écrasée par une réalité sans poésie et sans grandeur; Magnus, les débris d'un clergé corrompu et abruti, et ainsi des autres. Quant à Lélia, je dois avouer, dit-elle, que cette figure m'est apparue au travers d'une fiction plus saisissante que celles qui l'entourent. Je me souviens de m'être complu à en faire la personnification encore plus que l'avocat du spiritualisme de ces temps-ci; spiritualisme qui n'est plus chez l'homme à l'état de vertu, puisqu'il a cessé de croire au dogme qui le lui prescrivait, mais qui reste et restera à jamais, chez les nations éclairées, à l'état de besoin et d'aspiration sublimes, puisqu'il est l'essence même des intelligences élevées.» Et elle ajoute, que ces aspirations sont accompagnées de souffrance, et, après avoir parcouru les œuvres, «sceptiquement religieuses ou religieusement sceptiques, expression puissante et sublime de l'effroi, de l'ennui, et de la douleur dont cette génération est frappée» elle s'écrie: «combien sommes-nous qui avons pris la plume pour dire les profondes blessures dont nos âmes sont atteintes, et pour reprocher à l'humanité contemporaine de ne nous avoir pas bâti une arche où nous puissions nous réfugier dans la tempête!—Nous étions tant qu'on ne pouvait pas nous compter. Le doute et le désespoir sont de grandes maladies que la race humaine doit subir pour accomplir ses progrès religieux. Acceptons donc comme une grande leçon les pages sublimes où René, Werther, Obermann, Conrad, Manfred, exhalent leur profonde amertume avec le sang de leur cœur; elles ont été trempées de leurs larmes brûlantes; elles appartiennent plus encore à l'histoire philosophique du genre humain qu'à ces annales poétiques.»
Ainsi le type qui donne à la pensée de l'auteur sa véritable expression, comme il donne son nom à l'ouvrage, est celui de Lélia, et Lélia signifie l'angoisse philosophique, les tourments de la recherche de la vérité, ou plus simplement le doute; non pas le doute raisonnant qui avait été une arme de combat pour le XVIIIe siècle, mais le doute inquiet et maladif. M. G. Planche, dans une étude sur Mme Sand, a traduit Lélia par cette formule: «l'incrédulité du cœur née de l'amour trompé.» Il me semble qu'il a négligé le côté dominant de la physionomie de Lélia pour s'attacher à un détail secondaire. Le grand mal de Lélia c'est l'incrédulité de l'esprit, l'impuissance de la raison, et la disproportion cruelle qui dans la recherche de la vérité existe entre la violence de nos efforts et la pauvreté de leurs résultats.
Pour exprimer cette infirmité, Mme Sand trouve d'éloquents accents et des formes remarquablement variées. Par exemple, à Sténio qui lui demande l'explication de son attitude à la fois hautaine et pieuse dans une église, elle répond: «Que t'importe cela, jeune poète? pourquoi veux-tu savoir qui je suis et d'où je viens? je suis née comme toi, dans la vallée des larmes, et tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frères..... tous deux condamnés à souffrir, tous deux faibles, incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d'un bonheur sans nom toujours hors de nous, voilà notre destinée commune.»
Une autre fois, comme Sténio cherche à la consoler: «Eh bien! s'écrie-t-elle, je souffre mortellement à l'heure qu'il est; la colère fermente dans mon sein. Voulez-vous blasphémer pour moi? cela me soulagera peut-être? Voulez-vous, jeune homme pur et pieux, vous plonger dans le scepticisme jusqu'au cou et rouler dans l'abîme où j'expire? je souffre et je n'ai pas de force pour crier. Allons, blasphémez pour moi! Eh bien! vous pleurez! vous pouvez pleurer vous! heureux! heureux cent fois ceux qui pleurent! mes yeux sont plus secs que les déserts de sable où la rosée ne tombe jamais, et mon cœur est plus sec que mes yeux.»
Du reste, si elle souffre surtout par l'intelligence, elle n'est guère, j'en conviens, plus heureuse par le cœur. Elle ne trouve pas de ce côté la pleine vie qui lui manque de l'autre. Les créatures lui paraissent trop chétives pour son immense besoin d'amour; elle ne veut pas s'exposer à d'amères désillusions. Cependant elle regrette de sentir «son cœur moins ardent que son cerveau, ses espérances plus faibles que ses rêves, et comme elle a dit: «heureux ceux qui pleurent,» elle s'écrie aussi: «heureux ceux qui peuvent aimer!»
Sans m'étendre sur les événements un peu incohérents que renferme le roman, je dois rappeler deux phases de la vie de Lélia, qui, sous deux formes différentes, la montrent aux prises avec la solitude. Nous avons maintes fois remarqué le rôle important que la solitude joue dans la maladie du siècle. Pour ne citer, à cet égard, que le plus mémorable exemple qui se soit produit depuis Jean-Jacques Rousseau, on sait que son Senancour a pratiqué la vie du solitaire et l'a décrite dans deux ouvrages. Le moins considérable des deux, le roman d'Isabelle, offre même ce caractère spécial de ressemblance avec celui de Lélia, que dans l'un et l'autre il s'agit de femmes, de jeunes femmes, se vouant à la solitude par un sentiment étranger à la vocation religieuse. Les deux romans ayant paru dans la même année, je ne saurais dire si l'un d'eux a eu cependant assez d'avance sur l'autre, pour que la première publication ait pu inspirer la seconde. A défaut d'indice contraire, j'incline à penser que Senancour, qui avait déjà profité de René en donnant Obermann, a tiré aussi, dans la création d'Isabelle, quelque parti de Lélia. Quoiqu'il en soit, le roman d'Isabelle, comme les differents ouvrages sur le même sujet que nous avons rencontrés, tendent à démontrer le danger de la solitude, surtout pour les imaginations portées à la tristesse et à la rêverie. La même leçon résulte encore de certains développements de Lélia.
Dans une première retraite, Lélia perd le sommeil; elle n'a de repos que dans des rêveries qui épuisent son imagination, et qui lui font prendre en dégoût la réalité. Seule en présence de la pensée de Dieu, elle se trouble et faiblit. «Dieu, rien que Dieu, dit-elle, c'est trop ou trop peu! Dans l'isolement c'est une pensée trop immense.» Néanmoins, après un retour momentané dans le monde, elle rend sa solitude plus complète encore, en se réfugiant dans un monastère abandonné et y faisant un vœu temporaire de claustration. Le calme suit d'abord cette grande résolution; mais bientôt le doute l'assiège de nouveau. A peine si la contemplation de la nature lui donne parfois quelques courtes joies. Tantôt redoutant l'avenir qui l'attend quand elle rentrera parmi les hommes, tantôt supportant mal d'être éloignée de ses semblables, sa force se consume dans ces alternatives. Après des nuits de douleur aiguë, elle a des jours de morne stupeur, rarement des éclaircies de tranquillité et de raison. Pendant le second hiver de sa séquestration, «sa résignation dégénère en apathie, l'activité des pensées devient le dérèglement;» et elle résume ainsi son état: «Je me débattais alternativement contre l'appréhension de l'idiotisme et celle de la folie.» Sans doute elle aurait trouvé la mort dans les ruines qu'elle habitait, si elle n'en avait été arrachée malgré elle.
Sa seconde retraite est moins sévère. Elle s'enferme dans un couvent au sein d'une communauté entière. Elle a pensé que ce genre de vie avait les avantages sans les inconvénients de l'isolement; et cette opinion est juste sans doute, appliquée à des personnes que la foi soutient dans leur épreuve; mais Lélia qui, à ce moment de sa vie, déclare qu'elle croit en Dieu, et «qu'elle l'aime d'un amour insensé,» n'a cependant pas de lui des notions constantes et sûres. Le Dieu qu'elle aime est un Dieu bien abstrait; c'est tout ce qui n'est pas la réalité visible. Pour devenir religieuse et bientôt abbesse, singulière transformation que ne faisait pas prévoir le début du roman, elle a prononcé des vœux équivoques, et esquivé une véritable profession de foi. Elle a embrassé la religion catholique faute de mieux, et ainsi qu'elle prend soin de le dire, «c'est le cloître et non pas l'Église qui l'a adopté.» Eh bien! dans ce cloître qu'elle a voulu, que devient cette abbesse invraisemblable? elle y pleure ce qu'elle a volontairement sacrifié. «Sachez-le bien, dit-elle, ma vie est un martyre, car si les grandes résolutions enchaînent nos instincts, elles ne les détruisent pas. J'ai résolu de ne pas vivre; je ne cède pas au désir de la vie, mais mon cœur n'en vit pas moins, éternellement jeune, puissant, plein du besoin d'aimer et de l'ardeur de la vie. J'aime, mais je n'aime personne, car l'homme que je pourrais aimer n'est pas né, et il ne naîtra peut-être que plusieurs siècles après ma mort!» Je ne sache pas que les effets de l'isolement sur l'âme, l'exaltation ou la dépression qu'il imprime à ses puissances, les ravages de toutes sortes qu'il y exerce, aient jamais été décrits avec plus d'amertume et de vigueur. L'autorité de Lélia s'ajoute donc à celle des solitaires dont j'ai déjà rappelé la vie et les écrits.
En somme, cette femme extraordinaire finit comme elle a vécu. Chassée du cloître par l'Inquisition, qui avait trouvé en elle, il faut le dire, une victime assez naturelle, elle promène au hasard sa tristesse dans la montagne, et meurt en exhalant avec la vie cette délirante imprécation: «Oh! oui! oui, hélas! le désespoir règne, et la souffrance et la plainte émanent de tous les pores de la création.... Il y a un être malheureux, maudit, un être immense, terrible, et tel que ce monde où nous vivons ne peut le contenir. Cet être invisible est dans tout, et sa voix remplit l'espace d'un éternel sanglot. Quel est-il? d'où vient-il?.... Les hommes t'ont donné mille noms symboliques, moi je t'appelle Désir, moi, Sibylle, mais Sibylle désolée; depuis dix mille ans j'ai crié dans l'infini: Vérité! vérité! depuis dix mille ans l'infini me répond: Désir! désir! O Sibylle désolée! ô muette Pythie, brise donc ta tête aux rochers de ton antre, et mêle ton sang fumant de rage à l'écume de la mer; car tu crois avoir possédé le Verbe tout-puissant, et depuis dix mille ans tu le cherches en vain!»
Tel est le dernier cri de la femme qui, dans la pensée de l'auteur, personnifie «l'excès de douleur produit par l'abus de la pensée.» D'après l'écrivain, Lélia n'a été «que le type commun de la souffrance de toute une génération maladive et faible.» Il y a du vrai, en même temps que de l'exagération dans cette parole, mais c'est surtout en elle-même que Mme Sand a pris l'idée principale de cette composition; c'est surtout en elle qu'elle trouvait et le goût de la rêverie et de la solitude, et cette préoccupation ardente et passionnée des plus graves problèmes.
Dans une lettre écrite de Nohant, le 15 janvier 1854, elle a écrit qu'elle avait composé Lélia «sous le poids d'une souffrance intérieure quasi-mortelle, souffrance toute morale et qui lui créait des angoisses, inexplicables pour les gens qui vivent sans chercher la cause et le but de la vie.» Et elle ajoutait: «Ceux qui liront plus tard l'histoire de ma vie intellectuelle ne s'étonneront plus que le doute ait été pour moi une chose si sérieuse et une crise si terrible.» Et n'était-ce pas aussi d'après ses souvenirs que Mme Sand décrivait une faiblesse qu'elle attribue, non plus à Lélia, mais à un des personnages secondaires du roman, à Sténio?
En effet, Sténio, le poète d'abord pur, plus tard corrompu par les voluptés, Sténio prêche ouvertement le suicide. Il médite longuement le sien, il le justifie par des sophismes: «J'ai accompli ma tâche d'homme, dit-il à Dieu; si tu es un maître vindicatif et colère, la mort ne me sera pas un refuge et je n'échapperai pas, quoi que je fasse, aux expiations de l'autre vie; si tu es juste et bon, tu m'accueilleras dans ton sein et tu me guériras des maux que j'ai soufferts; si tu n'es pas, oh! alors je suis moi-même mon dieu et mon maître, et je peux briser le temple et l'idole.» Il oublie, au milieu de ces différentes hypothèses, que la sévérité de Dieu peut être désarmée par le repentir de l'homme, et que sa bonté peut être découragée par une faute suprême et irréparable de la créature; et sur la foi de son raisonnement imparfait, il se jette dans les eaux d'un lac, au fond duquel il va rencontrer peut-être une terrible réfutation de son système. On le voit, il est permis de penser que pour cet incident de son roman, Mme Sand s'est reportée aux impressions de sa première jeunesse, à cette tentative de suicide que je viens de rappeler et aux raisons qui l'y avaient poussée.
Faut-il toutefois dans les tristesses de Lélia ou de Sténio, voir l'expression absolument fidèle et nullement forcée de l'état d'âme de Mme Sand vers 1833? C'est ce qu'un de ses amis, M. Sainte-Beuve lui-même, avait cru naïvement; mais elle ne voulut pas le laisser sous l'empire de cette illusion. «Après avoir écouté Lélia, lui écrit-elle en mars 1833, vous m'avez dit une chose qui m'a fait de la peine, vous m'avez dit que vous aviez peur de moi. Chassez cette idée-là, je vous en prie, et ne confondez pas trop l'homme avec la souffrance. C'est la souffrance que vous avez entendue, mais vous savez bien comme, en réalité, l'homme se trouve souvent au-dessous, et par conséquent moins poétique, moins méchant et moins damné que son démon.» Voilà la vérité réduite à ses simples proportions, et je le regrette, du moins pour la considération de Georges Sand. En grossissant son mal aux yeux d'autrui, en forçant sa plainte pour augmenter la pitié, elle a imité ces supercheries de la mendicité qui, pour émouvoir plus sûrement la charité du public, étale devant lui des infirmités simulées, ou invoque des catastrophes imaginaires. C'est un jeu dangereux et cruel, une triste spéculation sur la crédulité et la sympathie de trop faciles lecteurs.
Il est fâcheux aussi d'avoir à reconnaître que ces violents épanchements de verve amère, si funestes d'ordinaire pour autrui, ont souvent pour l'écrivain qui s'y livre d'heureux effets d'apaisement, et qu'au paroxysme de l'exaltation, ils font succéder une période de calme. C'est ce que nous avons vu pour Gœthe après Werther; c'est ce qui s'est produit pour Mme Sand après Lélia. Sa pensée, soulagée par cette création, est entrée dans une sphère plus sereine. Mais là encore, elle n'a pas été exempte de nombreuses fluctuations.
C'est ainsi qu'au milieu d'une série de charmantes compositions, inspirées par son séjour en Italie, elle donne, en 1834, son roman de Jacques, où apparaît de nouveau la théorie et la justification du suicide, dont elle va jusqu'à faire, comme l'a dit M. Poitou dans un livre sur le roman contemporain, un acte sublime et un sacrifice héroïque. C'est ainsi qu'à la même époque, elle nous montre, dans Sylvia, une femme orgueilleuse, qui ne croyant personne digne de son amour, se renferme dans une indifférence universelle. Faut-il rapporter à la même inspiration un roman écrit bien plus tard, à une époque qui dépasse la première moitié de ce siècle (1861), et au cours d'une veine nouvelle et abondante de belles et graves productions, le roman de Valvèdre? Sans doute, dans ce livre, il y a un personnage, Francis Obernay, qui n'est autre chose qu'un revenant de 1830; et, de plus, Mme de Valvèdre qu'il aime a bien des réminiscences de cette époque. L'un est un poète, et il se décrit ainsi: «J'avais déjà beaucoup lu, et bien que je n'eusse aucune expérience de la vie, j'étais un peu atteint de ce que l'on a nommé la maladie du siècle, l'ennui, le doute, l'orgueil.» L'autre est une femme ennuyée, rêvant un idéal que le monde entier ne lui fournit pas, qu'elle aurait pu, peut-être, en cherchant mieux, trouver tout simplement dans son mari, et qu'elle croit rencontrer en Francis. Entre ces deux êtres, unis par des tendances communes, éclatent des scènes dont la violence rappelle certains traits d'Adolphe, d'Amaury ou d'Octave, ou des explications désolantes, dans lesquelles leur scepticisme commun, leur mutuelle désillusion, leur égoïsme à deux, leur apparaît sous un jour effrayant. Ces scènes ne les séparent point cependant, et ces deux forçats reprennent une chaîne qui ne sera rompue que par la mort de Mme de Valvèdre. On voit combien ces caractères se rapprochent des types qui nous sont si connus. Mais, remarquons-le, Francis n'est pas le vrai sujet du livre; il est bien inférieur au mari qu'il supplante dans le cœur de sa femme; et rien ne semble plus misérable que cet amant sans autorité sur celle-là même qu'il a entraînée dans sa vie inutile, surtout quand on le compare à Valvèdre, au mari délaissé, mais grand dans son isolement, au savant, à l'homme ferme et digne, à la fois pratique et généreux, que Mme Sand représente comme le modèle achevé de la génération virile et intelligente qui doit diriger notre époque éclairée et industrieuse. C'est dans cette figure, plutôt que dans le caractère usé de Francis, qu'il faut chercher la pensée et les prédilections de Mme Sand dans sa dernière phase.
En matière religieuse surtout Mme Sand arrive dans cette suprême période à une réelle pacification. Quelles qu'aient été les variations de son esprit sur certains points, sur certains systèmes, quoiqu'elle ait embrassé tour à tour des théories bien diverses, non seulement en politique, mais en philosophie, elle s'est attachée de plus en plus à une croyance consolante, qui est devenue le fond solide de sa pensée. «Les formes du passé se sont évanouies pour moi, a-t-elle dit alors, à la lumière de l'étude et de la réflexion; mais la doctrine éternelle des croyants, le Dieu bon, l'âme immortelle et les espérances de l'autre vie, voilà ce qui en moi a résisté à tout examen, à toute discussion, et même à des intervalles de doute désespéré.»—«J'ai besoin d'un Dieu,» disait-elle souvent. Et peu de temps avant sa mort, elle écrivait: «Je sens Dieu, j'aime, je crois.»
Mais ce dernier état de son âme se rapporte à une époque que nous n'avons pas à étudier ici; redisons seulement qu'en 1833, ainsi que dans les années voisines de cette date, Mme Sand, a fait dans le roman, une large place à la maladie du siècle, qu'elle a même eu le tort de l'exagérer; et qu'elle semble avoir pris un dangereux plaisir à raviver, en les retraçant, des douleurs auxquelles on ne doit toucher que si l'on a l'espérance de les adoucir.
VI
Romanciers divers.
GAVARNI.—ULRIC GUTTINGUER.—FRÉDÉRIC SOULIÉ.—EUGÈNE SUE.
Dans la voie où elle s'avançait avec tant d'éclat, Mme Sand ne marchait pas seule. Les romanciers, et Dieu sait s'ils furent nombreux entre 1830 et 1848, s'y précipitaient à l'envi.
Le premier que je rencontre est surtout connu à un titre tout différent. Longtemps on a ignoré que Gavarni eût un autre talent que celui de crayonner les passions, les ridicules ou les vices de son temps. On savait bien que cet artiste cachait sous une apparence frivole un fonds de philosophie morose. Les légendes de ses spirituels dessins contiennent souvent «des mots d'une profondeur qui font frissonner;» mais, en somme, on ne connaissait que l'auteur de brillantes fantaisies, le Gavarni caricaturiste. Il était réservé à M. Sainte-Beuve de découvrir le Gavarni romancier, récompense bien légitime de tant de recherches curieuses. M. Sainte-Beuve n'a pas gardé pour lui cette découverte; il a publié, en 1863, une analyse et des fragments de l'œuvre inédite et même inachevée, sur laquelle il avait mis la main. Or, cette œuvre nous représente précisément une jeune femme du meilleur monde, atteinte de la maladie du siècle.
Marie*** est une nature agitée et bizarre; elle se penche sur l'abîme de l'amour coupable, mais elle se cramponne à ses bords; elle analyse tous ses sentiments, elle doute d'elle-même, et détruit par ses exigences, ses raffinements en matière d'idéal, le bonheur auquel la convie celui qui l'aime. Elle parle de «ce besoin d'aimer qui ne peut être effacé par rien.» Elle dit à son amant: «Tout ce qui est grand est triste.» Enfin, elle écrit à Michel: «Je vous aime de toutes les puissances de mon cœur et je ne veux pas de votre amour.» En prenant cette attitude et en tenant ce langage, elle cède à je ne sais quel besoin de tourmenter elle-même et ceux qui l'approchent, de se jouer au milieu du danger, de jouir et de souffrir à la fois. La principale cause de cet état anormal, ce sont, selon l'auteur, les habitudes d'esprit contractées dans la société moderne et la lecture des écrits et surtout des romans de l'époque. «Que n'êtes-vous Marie, lui dit Michel, une pauvre fille habitant quelque mansarde! Vous auriez honorablement travaillé toute la semaine... Vous n'auriez vu que moi en moi, comme je ne chercherais que vous en vous. Et vous ne sauriez pas lire, Marie! heureusement! Vous dites que vous m'aimez, Marie! vous aimez l'amour, l'amour qui se lit dans les livres... Où avez-vous été prendre toute cette tristesse? Vous vous préoccupez des rêves creux de votre héroïne. Ce roman—il ne le nomme pas—est un bien plus mauvais livre que beaucoup d'autres. Son moindre tort est de faire croire à un malheur de plus. Ce livre dispose l'imagination d'une certaine façon, pour la désoler ensuite, selon la fantaisie de l'auteur, grand artiste mais pauvre philosophe! Le monde réel, le présent n'est pas si désenchanté que vous voulez le voir, allez!... Pourquoi se faire un tourment de l'esprit? Pourquoi n'être pas doucement joyeux? Avec les lettres, les sciences, les arts, nous avons encore l'amour, l'amour qui vaut tout cela, cent fois tout cela!»
J'abrège ces conseils dont la moralité glisse sur une pente trop facile, mais qui ont le mérite d'être intelligibles, tandis que la vertu de Marie est faite de contradictions et de nuages. Aussi, entre elle et lui, l'illusion ne tarde pas à se dissiper; Michel reconnaît qu'il ne peut se faire aimer de Marie, et, à une lettre décisive sur ce point, il répond par un dernier adieu: «Je commence à voir clair en nous. Vous me disiez si fermement que j'étais froid et que j'analysais, que parfois je croyais que vous m'aimiez beaucoup et que je vous aimais un peu. Vous m'auriez fait croire que je ne vous aimais pas! Votre orgueil est d'une éloquence étrange. N'écrivez jamais, Marie, à l'homme qui vous aimera!»
Le caractère de Marie est-il sorti de l'imagination seule de l'auteur? N'est-il point le résultat d'observations faites sur la société de son temps? Sainte-Beuve qui l'a si bien connue, cette société, a constaté l'exactitude historique de ce portrait et y a apposé sa date. «Cette femme, dit-il, est bien de son temps: il y a mélange et conflit en elle; elle a le goût des beaux sentiments, des grands sentiments, un peu de mélancolie, de la métaphysique; elle lit le roman du jour, Georges Sand et Balzac... elle n'est pas non plus sans une teinte marquée de religion, elle observe les dimanches et ne manque pas les sermons du carême. C'est une figure d'une grande vérité; plus d'une jeune femme du faubourg Saint-Germain devait être ainsi vers 1835..... Il y a chez elle des restes d'Elvire; il y a des commencements de Lélia. La maladie de 1834 agit sur cette imagination de femme; l'esprit aussi a ses modes. Elle a des Pères de l'Église et du Voltaire, et du roman noir dans la tête, et du Byron, et avec cela de brusques éclats de joie enfantine, mais ils sont courts, Marie lit trop, je l'ai dit, elle est pleine de ces livres du temps où l'on ne parlait jamais d'amour sans parler de croyance et sans faire intervenir l'humanité.» Marie n'est donc pas un personnage de pure fantaisie, mais ce personnage n'aurait jamais peut-être existé sans Lélia.
A côté de la figure féminine esquissée par Gavarni on peut placer un portrait d'homme du monde du même temps, que nous devons à Ulric Guttinguer.
Les débuts d'Ulric Guttinguer datent de la Restauration et même de l'Empire, mais les œuvres qu'il a publiées à cette époque, plutôt tendres que maladives, n'ont rien à démêler avec le mal du siècle. L'ouvrage par lequel il nous appartient vraiment est le roman d'Arthur, publié seulement en 1836.
D'abord partisan des classiques, Guttinguer s'était hautement rallié au romantisme. Il s'était pris d'affection pour ses plus mélancoliques représentants. De leur côté, ceux-ci lui rendaient avec usure sa sympathie. Ils admiraient en lui cette auréole qui brille, aux yeux des jeunes gens, sur le front des hommes qui ont déjà traversé les orages de la passion; ils s'inclinaient devant le prestige d'une tristesse dont on se répétait mystérieusement l'origine.
Alfred de Musset lui a adressé des vers où il le peint comme un ange tombé du ciel, s'en allant triste et courbé et portant dans son cœur un abîme de douleurs dont nul œil n'a pénétré les ondes. Sainte-Beuve a parlé de lui dans des termes analogues (décembre 1836). Il avait reçu ses confidences, et en avait gardé une impression si profonde qu'il avait rêvé «avec lui, près de lui, sous ces ombrages qu'Arthur (c'est-à-dire Guttinguer) sait si bien décrire, un grand roman poétique, et qui était déjà commencé, quand Juillet est venu pour toujours l'interrompre, et dont le héros n'était autre qu'Arthur lui-même.» Sainte-Beuve cite même un fragment de ce roman ébauché, qui dépeint l'invasion de la satiété dans un cœur fatigué d'avoir trop aimé. Cet essai n'a pas été achevé. Mais nous pouvons y suppléer en partie, car nous en avons un aperçu dans le roman même de Volupté. Sainte-Beuve nous apprend, en effet, à travers quelques détours, que «si l'auteur de Volupté avait connu l'auteur d'Arthur (et il l'avait en effet connu), il semblerait avoir songé expressément à lui dans le portrait de l'ami de Normandie,» c'est-à-dire d'un homme qui s'est longtemps adonné à de frivoles amours, qui cherche à rompre ses liens sans y parvenir, et se décourage de la vanité de ses tentatives. Ces indications font déjà connaître la nature aussi tendre que mélancolique de Guttinguer. Cette nature se montre mieux encore dans Arthur.
Ce roman est divisé en deux parties, l'une intitulée Mémoires, l'autre Religion et Solitude. La première contient le récit des folies du héros, la seconde, celui de sa conversion. Aux incidents des diverses passions qui ont agité son cœur, on voit succéder de pieuses effusions et des méditations religieuses. De même, si parva licet, saint Augustin a réuni dans ses confessions, d'une part l'aveu de ses erreurs, et de l'autre des dissertations sur les plus hautes questions religieuses. Du reste, le romancier de 1836 ne se propose pas un but moins édifiant que le grand évêque du quatrième siècle. Il ambitionne pour son héros une place qui n'était pas prise, selon lui, dans la littérature contemporaine. «Werther, Saint-Preux, René, Obermann, dit-il, sont des types sublimes mais dangereux de l'homme sensible. Leur exemple a fait du mal, tout en intéressant vivement et noblement les cœurs. Quand nous avons eu admiré, applaudi, nous avons gémi, et voilà tout. Werther, c'est le suicide; Saint-Preux, c'est la philosophie; René, le vague, l'abandon; Obermann, le découragement; Arthur voudrait être la religion.» Cette prétention peu modeste, je n'ai point à rechercher si elle est justifiée par l'œuvre de Guttinguer. Ce qui me touche, c'est l'état qui précède la conversion d'Arthur. Jusque-là, en effet, il est bien, lui aussi, un fils du siècle. Il a quelque chose du vague de René, du découragement d'Obermann; il a de plus, l'impuissance de cœur que Benjamin Constant nous a fait voir dans Adolphe, et Alfred de Musset dans la Confession. Arthur recueille comme eux le fruit d'une jeunesse mal gouvernée, et Guttinguer entend montrer par son exemple que, «même avant l'âge de la caducité, la fatigue de l'esprit, la perte de la jeunesse, enfin toute la misère des amours éteints et des séductions évanouies peut vous apparaître.»
Cependant Arthur conserve quelques traits de caractère qui le distinguent de ses aînés. Au physique, comment est-il représenté? «Il n'a plus de jeunesse, dit de lui une femme dont il s'occupe, et n'a rien de l'âge mur. Ses traits sont pâles et flétris, et sa physionomie vive et par moment trop animée, contraste avec la fatigue de cet être courbé sous les ravages des émotions passées... C'est un mélange du gymnase, de Corinne et de la comédie française; le Werther s'y montre par instants, mais avec une certaine pudeur.» C'est un élégant, c'est un beau. Au contraire, Octave et Adolphe étaient plus poètes qu'hommes du monde. Au moral, Arthur est moins agité qu'eux, moins fiévreux, moins violent; mais à voir le fond des choses, il est tout aussi épuisé. Quoiqu'il cherche d'abord à lutter contre l'envahissement de la lassitude, et qu'il veuille à tout prix rester debout, le mal gagne sourdement. Il lui monte au cœur comme des dégoûts de sa position «d'homme sentimental dont les chagrins ont affaibli et découragé les facultés, troublé la conscience, flétri le cœur.» Il sent en lui «l'ennemi cruel et implacable:
Le cœur aimant qui ne peut plus aimer.»
Ce dégoût croissant, il l'analyse avec profondeur. On a beaucoup vanté, au temps de la publication d'Arthur, une scène, remarquable en effet, le départ d'Arthur en automne par un temps triste, sur une route boueuse, ces misères du cantonnier qui casse son caillou du matin au soir, ce jurement et ces coups de fouet du roulier, ce réveil hideux d'une diligence qu'on rencontre, «toute cette nausée du mal dont est saisi l'oisif et le voluptueux, lui-même dévoré dans son cœur.» Citons la conclusion de ce triste tableau, le cri qu'il arrache à la poitrine d'Arthur: «O solitude, solitude, éloignement, séparation des hommes! comment n'êtes-vous pas recherchés avec avidité par ceux qui pouvaient marcher dans vos délices et dans votre indépendance? Jouissance divine de l'isolement, quand donc me viendra tout à fait votre amour céleste? Mais il n'y a qu'à vos prédestinés que vous en accordez le goût et le besoin!» Ce mouvement éloquent, M. Victor Hugo n'a-t-il pas voulu l'imiter, quand deux ans après Arthur, dans la pièce qui a pour titre: Mélancholia, à la suite d'une énumération de toutes les misères du monde, il s'écriait en forme de conclusion: «O forêts, bois profonds, solitudes, asiles!» Enfin, au prix de longs efforts, Arthur triomphe de lui-même; il se retire dans cette solitude appelée de tous ses désirs; à tant de vide, de trouble, d'ennui, succède pour lui une période de repos. Il s'abandonne à de pieux épanchements, «au milieu du silence des bois, en face des magnifiques spectacles de l'Océan.» Tantôt, il consacre de longues heures à la lecture de quelques livres pieux, auxquels il se permet d'ajouter les œuvres de Lamartine, «et les Consolations de M. Sainte-Beuve.» Tantôt, comme un Obermann chrétien, il emploie son temps à des travaux rustiques. Mais, à partir de ce moment, il est guéri et ne doit plus nous occuper.
Jusqu'à présent, je n'ai parlé, en dehors de l'œuvre de Georges Sand, que de romans exempts de déclamations et de théories funestes. Mais ce genre littéraire n'a pas toujours été aussi inoffensif. Il est tombé dans bien des excès, auxquels il nous faut venir.
Frédéric Soulié, qu'on nous représente comme une nature mélancolique et rêveuse, a, comme chacun sait, déversé son humeur sombre dans de longues et lugubres histoires. Il n'y aurait cependant pas lieu de mentionner ici ses œuvres, s'il n'avait écrit que Les deux Cadavres et les Mémoires du Diable, où l'on trouve accumulé tout ce que l'imagination peut concevoir d'horreurs physiques et morales. Mais il a fait plus; lui aussi, il a préconisé le suicide. Dans le Conseiller d'État (1835), il le déclare bon pour certaines circonstances. Il en réserve bien le bénéfice aux indigents ou aux coupables: «Le suicide, dit-il, n'est que le droit du crime, ou celui de la misère; il n'y a que le remords et la pauvreté qui soient insupportables.» Cependant, pour être restreint dans son usage, le suicide comporte encore, chez l'auteur, une large application, et, chose grave, dans ces limites, il est consacré comme un droit. Sans doute, les héros du roman dont je parle, Mme de Lubois et Maurice, après avoir successivement conçu le projet de se donner la mort, et en avoir préparé l'exécution, l'abandonnent pour se réunir l'un à l'autre, et remplacent le suicide par l'adultère; mais la théorie n'en est pas moins posée, et c'est le cas de dire, en rappelant un mot bien connu, qu'il faut haïr les mauvaises maximes, plus encore peut-être que les mauvaises actions.
A cet égard, Eugène Sue n'est pas plus irréprochable que Frédéric Soulié. Il a même encouru un blâme plus sévère.
Je dois cependant commencer par excepter de ce jugement une œuvre d'Eugène Sue, qui me paraît devoir être appréciée avec une certaine indulgence: Arthur, journal d'un inconnu (1838). Arthur,—est-ce le roman de Guttinguer qui avait donné à Eugène Sue l'idée de ce nom?—est la personnification de la méfiance de soi-même, unie à des qualités qui devraient éloigner ce sentiment. Pourquoi cette infirmité chez Arthur? «Parce qu'ayant, nous dit l'auteur, conscience de sa misère et de son égoïsme, et que, jugeant les autres d'après lui, il se défie de tout; parce qu'il doute de son propre cœur; que doué pourtant de penchants généreux et élevés, auxquels il se laisse parfois entraîner, bientôt il les refoule impitoyablement en lui de crainte d'en être dupe; parce qu'il juge ainsi le monde, qu'il les croit sinon ridicules, du moins funestes à celui qui s'y livre.» Ajoutez à cette disposition «des instincts charmants de tendresse, de confiance, d'amour et de dévouement, sans cesse contrariés par cette défiance incurable, ou flétris dans leur germe par une connaissance fatale et précoce des plaies morales de l'espèce humaine; un esprit souvent accablé, inquiet, chagrin, analytique, mais d'autres fois vif, ironique et brillant; une fierté ou plutôt une sensibilité, à la fois si irritable, si ombrageuse et si délicate, qu'elle s'exalte jusqu'à une froide et implacable méchanceté, si elle se croit blessée, ou qu'elle s'éplore en regrets touchants et désespérés, lorsqu'elle a reconnu l'injustice de ses soupçons.» Vous avez ici tout Arthur, et vous embrassez d'un seul coup d'œil tous les incidents du roman, qu'on peut définir, comme le héros le fait lui-même: «Une lutte perpétuelle entre son cœur qui lui disait: crois, aime, espère; et son esprit qui lui disait: doute, méprise, crains.» Ajoutons qu'Arthur ne guérit pas, et que, s'il paraît à la fin du roman avoir trouvé le repos et le bonheur, c'est que le temps seul lui manque pour retomber dans ses agitations passées, et qu'un brusque et sanglant dénouement vient mettre fin pour toujours à ses souffrances. On le voit, un tel caractère appartient bien à la maladie du siècle; il en présente les principaux symptômes. Sainte-Beuve a dit que «c'était du La Rochefoucauld développé et senti, du Machiavel domestique.» Il me semble que c'est aussi, et surtout, de l'homme du XIXe siècle, de cet être compliqué, divers, contradictoire, souffrant de sentiments qui s'entre-détruisent, et incapable de réaliser cette unité morale, sans laquelle il n'est point de paix ni de félicité. Quelques pages du livre rappellent, d'ailleurs, des passages de René, d'Adolphe, ou de la Confession d'un enfant du siècle, et on peut mentionner, à ce titre, le chapitre intitulé: Le Deuil, qui raconte les entretiens d'Arthur avec un père sceptique, son séjour dans une terre de famille, au sein de la solitude, et dans le silence des immenses allées de charmille qui enveloppent le château. Ce roman fait donc bien partie de la littérature mélancolique, mais non pas, il faut le reconnaître, de la plus malsaine. Malheureusement, on ne peut en dire autant de plusieurs autres œuvres d'Eugène Sue.
«Vivant, a dit un de ses biographes, au milieu d'une société spirituelle, ambitieuse, incrédule et blasée, dont le don Juan de Byron était l'idéal, il montra chez ses héros le dédain aristocratique et le vice élégant unis à la misanthropie, au scepticisme à outrance, au désillusionnement systématique. Szaffie, Vaudrey, l'abbé de Cilly, Falmouth, tous ces personnages, dont la persistante ironie nous irrite, étaient alors à la mode, et Eugène Sue leur dut son succès.» Sainte-Beuve exprime la même pensée en disant que le type de prédilection d'Eugène Sue est une sorte de «don Juan positif,» un caractère composé «de désillusionnement systématique, de pessimisme absolu,» se traduisant par »un jargon de rouerie, de socialisme et de religiosité,» par des prétentions au genre Régence, par des orgies à froid, ou une révoltante brutalité.
Les différentes éditions de ce type dépravé se ressemblent trop pour qu'il soit utile d'en reproduire la série complète. J'insisterai seulement sur les captieuses théories, que l'auteur prête trop souvent à ses personnages en matière de suicide, et sur la fréquente et déplorable application qu'il en fait.
Szaffie, qui, dans la Salamandre (1832), est dépeint comme un être satanique, dégoûté de tout à trente ans, s'exprime ainsi: «Le suicide, et après? après, le néant,... que ma destinée de mal s'achève d'abord! et après?..... Eh bien, après, l'enfer... s'il y en a..... mais non, il n'y en a pas!....» et il entraîne dans l'abîme un jeune homme, Paul, dont il a ruiné les convictions morales. Dans le Juif errant (1844-45), le suicide rencontre sa réhabilitation aussi bien parmi les classes élevées de la société, que dans les rangs les plus humbles. D'un côté, nous entendons Céphise s'adresser à la Mayeux, en ces termes, avec une sorte de tranquillité naïve: «Franchement, sœur, entre une affreuse misère, l'infamie ou la mort, le choix peut-il être douteux?» Et la Mayeux elle-même avait dit quelque temps auparavant: «Qu'est-ce que cela fait maintenant que j'aille me reposer? Je suis si lasse!» Le comte de Saint-Remy force son fils à se tuer pour échapper à la honte d'une poursuite criminelle; et Mlle de Cardoville, qui a déjà encouragé son amant à se détruire pour un vain motif, se donne elle-même la mort entre ses bras. On le voit, depuis le Conseiller d'État de Frédéric Soulié, la théorie a fait du chemin. Le suicide, qui n'était dans cet ouvrage que le privilège exclusif du remords ou de la misère, est devenu l'expédient commode de toutes les situations difficiles, ou le préservatif suprême de l'ennui et des déceptions vulgaires. Cela montre bien avec quelle rapidité les erreurs se développent et se propagent dans les esprits, et combien il devient difficile de leur barrer le passage, quand la porte leur a été une fois entr'ouverte!
De telles doctrines sont toujours pernicieuses. Mais elles le sont plus encore quand elles se présentent sous un voile hypocrite. Cette précaution se rencontre dans un autre roman d'Eugène Sue, Thérèse Dunoyer (1842). Là, l'auteur a abordé par voie détournée la question du suicide; pour rendre ce crime moins odieux, il l'a déguisé. Il a inventé le suicide indirect. Le même roman nous en fournit deux espèces: le marquis de Beauregard se livre dans un duel à une mort certaine et volontairement cherchée; Éven et Thérèse s'embarquent sur une nacelle qui doit forcément sombrer en pleine mer; et dans un entretien paisible, et en apparence entièrement inoffensif, ces deux étranges époux, si l'on peut leur donner ce titre, dissertent sur la légitimité de l'action qu'ils préparent, et se la pardonnent entre eux à l'avance. Aux sophismes qu'ils débitent, sur la prétendue innocuité de leur suicide, il ne faut pas se lasser d'opposer ces belles paroles de Jean-Jacques Rousseau: «Philosophe d'un jour, ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre, sans trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l'humanité par cela seul qu'il existe?» Il faut aussi redire bien haut qu'aucun faux-fuyant ne saurait justifier une chose mauvaise en soi, et que le mal doit être combattu avec d'autant plus de vigueur qu'il n'a pas le courage de se démasquer.
Eugène Sue nous apprend que l'une des deux victimes du genre de suicide équivoque qu'il expose dans Thérèse Dunoyer, avait été, pendant ses premières années, une femme digne de tous les éloges, mais qu'elle avait été perdue par la lecture des romans contemporains, appartenant à l'école de René. Il proclame ainsi la détestable influence de cette littérature; mais lui-même que fait-il, si ce n'est y ajouter une nouvelle page, et des plus perfides, et apporter sa pierre à l'œuvre de démoralisation dont il constate les tristes effets? Il a beau se lamenter, quelque part dans une préface, sur la perte des croyances, et l'abus de ce qu'il appelle le philosophisme: ce n'était pas par des peintures, comme celles que nous venons de rappeler, qu'il pouvait travailler à restaurer la foi. Heureux s'il n'a pas contribué à grossir le nombre des désespérés imaginaires et des suicides réels!
Quoiqu'au fond parfaitement sceptique, Balzac ne présente pas au public des tableaux aussi malfaisants. Sans doute, lui aussi, en général, comme Frédéric Soulié, comme Eugène Sue, professe dans ses romans un pessimisme outré, et chez lui, ainsi que l'a dit avec justesse M. Poitou, «le monde apparaît comme livré au vice; le devoir semble un mot, le dévouement une folie, l'abnégation une sottise; la loi est complice de toutes les infamies et sert à couvrir tous les crimes.» Mais cette vue misanthropique du monde n'altère pas sa satisfaction intime et, je puis dire, sa robuste bonne humeur. Il a bien aussi, dans son roman de Séraphita, dessiné un certain Wilfrid qui rappelle les figures de Manfred et de Childe Harold. Mais ce personnage effacé n'est qu'un prétexte à un ambitieux étalage de rêveries philosophiques. Il est une question qui a le don de le passionner bien plus vivement que les creuses imaginations de l'école romantique, c'est la question d'argent. «Son génie, a dit M. Théophile Gautier, lui faisait pressentir le rôle immense que devait jouer dans l'art, ce héros métallique plus intéressant pour la société moderne, que les Grandisson, les Des Grieux, les Oswald, les Werther, les Malek-Adhel, les René, les Lara, les Wawerley, les Quentin-Durward, etc...» C'est à ce héros, ou plutôt à ce Dieu qu'il a sacrifié. Le positif, plus ou moins délicat, a pris chez lui la place de l'idéal, plus ou moins faux. Par là, il est moins l'homme de la première moitié du siècle, que le précurseur de la seconde. Ce fut, non pas, sans doute, son mérite, mais son originalité. Je n'ai donc à m'arrêter ici, ni à sa personne, ni à ses nombreuses productions. Encore moins ai-je à parler de toute cette famille de romanciers, de 1830 à 1848, qui se complut dans l'horreur et dans la terreur, et qui poussa le goût du sombre et du laid, au moral et au physique, jusqu'à un point qu'on n'aurait pas cru susceptible d'être dépassé, si quelques romans récents n'étaient venus démontrer que la chose était possible. De telles œuvres sont étrangères à l'histoire de la mélancolie, car elles avaient pour but de produire, chez le lecteur, des émotions grossières et superficielles, et non de peindre un état, qui même alors qu'il est peu sérieux, touche aux points les plus délicats et les plus profonds de l'âme. Mais si le roman n'a plus rien à nous apprendre sur ce sujet, nous consulterons encore avec fruit, sur la même question, une autre forme de l'art.
VII
Les auteurs dramatiques.
ALEXANDRE DUMAS.—ALFRED DE VIGNY.
L'école romantique ne pouvait négliger un genre littéraire qui pour le retentissement et la popularité est supérieur à tous les autres. Elle fit du drame sa chose propre et, plus d'une fois, elle l'employa à l'exaltation de théories et à la représentation de tableaux, qui rentrent dans notre domaine. Ici deux noms célèbres, deux œuvres brillantes sollicitent notre attention: Alexandre Dumas et son Antony (1830), Alfred de Vigny et son Chatterton (1835).
Peu de personnes aujourd'hui connaissent le drame d'Antony. Le plan en est peu compliqué. Un jeune homme sans famille et sans nom, retrouve un jour, mariée, une jeune fille qu'il aimait. Il est assez heureux pour la sauver au moment où elle est entraînée par des chevaux emportés; mais, dans cet acte de dévouement, lui-même est blessé. Transporté chez Adèle, en l'absence de son mari, le colonel d'Hervey, il reçoit de Mme d'Hervey les soins d'une sœur. L'impossibilité d'unir sa vie à la sienne, la pensée que l'inégalité de leur condition sociale s'oppose à son bonheur, dévorent le malheureux Antony, qu'aucune conviction religieuse ne soutient. Tantôt, il jure qu'il triomphera de ces obstacles, même par le crime; dans d'autres instants, il veut en finir avec ses tourments par sa propre mort. Après plusieurs de ces alternatives cruelles, entremêlées de quelques éclaircies heureuses, Antony veut enlever Adèle hésitante, mais le colonel est de retour; il approche, il va paraître: Antony embrasse Adèle et la tue. Puis il jette son poignard au pied du colonel, en prononçant, pour sauver l'honneur de son amie, ce mot si souvent répété: «Elle me résistait, je l'ai assassinée!»
De cette simple donnée Alexandre Dumas a largement tiré parti, pour le développement des idées si chères à la poésie et au roman contemporains, le doute et la glorification du suicide. «Douter, dit Antony, voilà le malheur, mais lorsqu'on n'a plus rien à espérer ou à craindre de la vie, que notre jugement est prononcé ici-bas comme celui d'un damné, le cœur cesse de saigner, il s'engourdit dans sa douleur. Et le désespoir a aussi son calme qui, vu par les gens heureux, ressemble au bonheur. Il est probable que j'arriverais comme les autres, après un certain nombre de pas, au terme d'un voyage dont j'ignore le but, sans avoir deviné si la vie est une plaisanterie bouffonne ou une création sublime...» Quant au suicide, Antony y est conduit par sa disposition naturelle à souffrir profondément des épreuves de la vie, à voir partout dans la société une sorte de fatalité inéluctable. Il manque absolument de patience. A tout propos, il s'irrite contre les traverses que rencontre son amour, avec une violence qui dépasse toute raison. Un importun vient-il interrompre un entretien: «Malheur, s'écrie-t-il sur le monde qui vient me chercher jusqu'ici!» Une porte se referme-t-elle trop tôt sur ses pas, il profère cette exclamation: «Mille démons!» Enfin il adresse à Adèle d'Hervey ce propos peu séducteur: «Tu es à moi, comme l'homme est au malheur!» Dans cet état, il se dit que pour sortir de l'enfer de cette vie il ne lui faudrait que la résolution d'un moment. Pourquoi donc, ajoute-t-il, ne le voudrais-je pas? Et se faisant lui-même juge dans une question où il est intéressé, il déclare que sa souffrance dépasse la somme de douleur qui revient à chaque individu, et que Dieu lui-même doit avoir prévu qu'il succomberait sous ce fardeau. Ainsi, toujours la même erreur, consistant à soutenir que le suicide est légitime dès que la vie paraît intolérable, au lieu de reconnaître que la vie doit être tolérable, puisque la mort ne vient pas d'elle-même nous en délivrer! Toujours la même prétention à mettre de son côté la puissance divine, dans le moment où l'on transgresse le plus gravement ses lois!
Cependant Antony ne se tue pas. Il fait pis: il tue Adèle. Pour sauver sa réputation? soit! Mais il n'en supprime pas moins une existence humaine, il n'est pas suicide, mais homicide, et ce dénouement nous fait faire un grand pas en dehors de notre terrain habituel. Il ne s'agit plus seulement, d'une de ces défaillances qui portent surtout préjudice à celui en qui elles se produisent; mais bien d'un attentat contre autrui. Il y aurait peut-être une comparaison intéressante à faire entre Antony et un criminel trop connu, qui, cinq ans après l'apparition de ce drame, de la même main qui avait versé tant de sang, et à la veille d'expier ses forfaits, essayait de les justifier par de vains arguments, exprimait sous une forme prétentieuse l'incertitude de ses idées sur «Dieu, le néant, notre âme, la nature» et terminait par ce vers insouciant: «C'est un secret, je le saurai demain...» Il ne serait pas sans utilité, de chercher quels rapports existent entre certains criminels et certaines productions littéraires. Mais ce rapprochement nous mènerait trop loin. Je me contenterai de déterminer les conséquences plus directes et plus visibles de l'œuvre d'Alexandre Dumas.
Dès la première représentation de cette pièce, l'effet en fut irrésistible. «C'était, raconte Théophile Gautier, qui a en été témoin, une agitation, un tumulte, une effervescence dont on se ferait difficilement une idée aujourd'hui. Il y avait là des mines étranges et farouches, des moustaches en croc, des royales pointues, des cheveux mérovingiens ou taillés en brosse, des pourpoints extravagants. Les jeunes femmes adoraient Antony, les jeunes hommes se seraient brûlé la cervelle pour Adèle d'Hervey.» Le jeu des acteurs attisait puissamment l'enthousiasme. Bocage, qui jouait Antony, réalisait bien le caractère de ce personnage pour lequel «il fallait une certaine fierté dédaigneuse, un mystère à la façon de Lara et du Giaour, en un mot, une fatalité byronienne.» L'admiration alla jusqu'au délire; et des partisans trop fanatiques de l'auteur déchirèrent un certain habit vert qu'il portait, afin de conserver une relique du grand homme.
Ces impressions persistèrent, et elles étaient encore assez vives en 1835, pour que Frédéric Soulié, dans son roman du Conseiller d'État, et bien que lui-même ne fût pas le plus innocent des écrivains, trouvât encore de l'à-propos à railler les admirateurs trop serviles d'Antony. Il faisait ainsi le portrait de l'un d'eux: «Un tout jeune homme de vingt ans, d'un beau visage de femme; de longs cheveux noirs à la moyen âge; l'air souffrant; parfaitement busqué et élégamment habillé, tout noir de satin.» Cet adolescent converse au bal avec une femme charmante qui ne peut tirer de lui que des phrases amères et de pâles sourires. Il lui confie enfin le secret de sa tristesse «d'une voix sombre et en fatalisant son regard:—Hélas! madame, dit-il, je m'appelle Antony!»—Tout est là: ce nom le prédestine au malheur. Et pendant qu'il s'éloigne, la femme à laquelle il parlait explique à son amie ce qu'il est: «M. Antony Leroux, dit-elle, est frappé d'Antoninisme. Il est jeune, il est beau, il a un poignard dans sa poche; il a un regard fatal, un amour qui tue, et par-dessus tout il s'appelle Antony. La seule chose qui le gêne dans la fatalité de son existence, c'est d'être si cruellement apparenté; c'est d'avoir père, mère, frères, sœurs, tantes, oncles, cousins, cousines, de ne pas marcher seul enfin dans le désert du monde avec son âme isolée, et son nom à qui ne répond aucune voix amie.» La conduite de ce jeune homme est conforme à son extérieur, et, dans la suite du roman, il débite à Mme de Lubois, qui rit de lui, des réminiscences évidentes du cinquième acte d'Antony. Donc, à une certaine époque, l'Antoninisme a été une variété nouvelle de la maladie du siècle, et, s'il n'en fut pas la plus redoutable, il en fut l'une des plus curieuses.
Peut-être, l'auteur d'Antony, en écrivant cet ouvrage, ne pensait-il pas faire une œuvre nuisible. Personnellement éloigné de toute mélancolie, il avait cru pouvoir s'emparer d'un sujet qui répondait à l'état d'esprit de ses contemporains, et après y avoir appliqué son talent, il était revenu à ces créations plus riantes, dans lesquelles son inépuisable imagination aimait à se jouer. Mais, en flattant le goût du public, il l'avait encore irrité, et l'avait façonné à l'image de ses pensées d'un jour. Alexandre Dumas ne songeait plus, sans doute, à son œuvre, quand l'affection bizarre qui en avait été la suite était encore sensible. Au reste, elle-même devait se trouver bientôt absorbée par une affection similaire. A côté «du mal d'Antony,» il faut parler «du mal de Chatterton.»
Avant d'écrire le drame qui porte ce nom, Alfred de Vigny s'était déjà fait connaître par d'autres ouvrages, ses poésies d'abord. On a dit que son Moïse (1822), était «l'expression par laquelle s'exhalaient les angoisses du génie, et la solitude du cœur du poète.» Cependant le sentiment de sa personnalité est si effacé dans ces vers, qu'Alfred de Vigny ne m'a pas paru devoir figurer dans le groupe des poètes de la Restauration voués à la mélancolie. Ce ne fut que bien plus tard que sa poésie (Les Destinées, 1849-1862) laissa voir ouvertement le scepticisme, le découragement de son âme, et cette idée de fatalité qui lui semblait alors être le mot de l'énigme du monde. Toutefois, dès 1832, dans une œuvre en prose, il avait posé le problème que soulève le drame de Chatterton. Dans son Stello, il avait réuni à la mort volontaire de Chatterton, la mort qui s'était imposée, sous des formes différentes, à Gilbert et André Chénier. Dans sa pensée, cette trilogie de martyres n'avait qu'un but, faire peser sur la société la responsabilité de ces tristes événements. L'auteur reprit cette thèse avec plus de force, en donnant son Chatterton au Théâtre Français, le 12 février 1835.
Il y montrait un jeune homme doué d'un talent précoce, mais méconnu par un monde distrait ou intéressé; un jeune homme aimant, mais honteux de sa misère qui, croyait-il, le dégradait aux yeux de la femme aimée; désirant être aimé d'elle, mais malheureux d'apprendre qu'il l'était en effet, déchiré par ces sentiments contraires, enfin succombant sous le poids d'une dernière avanie que lui infligeait la charité blessante d'un grand seigneur, et cherchant dans le poison un remède à ses maux.
Rien de plus amer, de plus désespéré, que le langage de cet infortuné. Il n'a pas de termes assez forts pour maudire la société. De croyances propres à le retenir sur le bord de l'abîme, il ne lui en reste aucune; et sa voix ne prend quelque douceur que quand il s'adresse à la mort, «l'ange de la délivrance,» qu'il l'invoque et qu'il la salue. Le fâcheux effet de ce rôle était encore accru par les déclarations contenues dans la préface du drame. L'auteur y exposait que le poète, répudié par la société, condamné à une vie de privations, et en quelque sorte à «mourir en détail», n'a plus qu'à mourir d'un seul coup. «Oui, disait-il, le suicide est un crime religieux et social, mais le désespoir est plus fort que la raison, et, s'il l'emporte, est-ce le poète ou la société qui est coupable? Eh! n'entendez-vous pas le bruit des pistolets solitaires? leur explosion est bien plus éloquente que ma faible voix. N'entendez-vous pas ces jeunes désespérés qui demandent le pain quotidien et dont personne ne paie le travail?» Il était cependant, selon lui, bien facile de les satisfaire: il ne leur fallait que deux choses, «le pain et le temps.»
Ces théories, cette mise en scène ne pouvaient frapper impunément l'esprit d'un auditoire ardent, sceptique et dévoré de la soif de la gloire. Ce qu'elles y produisirent, on le sait. Une foule de malheureux écrivains se reconnut en Chatterton, «l'homme à l'aspect amer, romantique et fatal.» Ils crurent avoir son talent, parce qu'ils avaient sa misère; un d'eux avait même résolu de se tuer au théâtre, à l'instant même où le héros de la pièce s'empoisonne. On écrivait au ministre de l'intérieur: «Des secours, ou je me tue!» M. Thiers, c'était lui qui remplissait alors ces fonctions, disait qu'il lui faudrait renvoyer toutes ces pétitions à M. de Vigny. Le mot était plus que spirituel, il était juste.
Alfred de Vigny n'en voulut pas convenir. Il croyait, dit-on, n'avoir fait qu'une œuvre d'art inoffensive; il parut étonné et protesta vivement, quand on lui dit que, malgré leur forme élégante et leur réserve délicate, de pareils plaidoyers ne tendaient à rien moins qu'à autoriser chez des gens, trop portés à se croire victimes, toutes sortes de représailles, depuis la révolte jusqu'au suicide. M. de Pontmartin, qui nous rapporte ce fait, affirme que cet étonnement était vrai, et ces protestations sincères. Mais alors, comment l'auteur n'a-t-il pas prévu que l'étincelle qu'il laissait tomber au milieu d'âmes chargées de haines sourdes et d'ambitions refoulées, devait y provoquer d'inévitables explosions? et qu'il suffisait d'un exemple poétique et séduisant pour déterminer, dans une société ainsi préparée, une véritable épidémie de suicide? D'ailleurs, pour faire de Chatterton un objet d'admiration, il avait dû altérer la vérité historique. Le Chatterton anglais n'avait pas la candeur du Chatterton français. Poète précoce, mais surtout habile imitateur des vieux poètes, il n'avait pas hésité à tromper, par des procédés qui seraient aujourd'hui sévèrement jugés, la bonne foi de ses concitoyens. Plus tard, dans les luttes de la presse politique, il estimait que c'était être un pauvre écrivain de ne pouvoir écrire pour deux partis opposés. Porté à la misanthropie, au sarcasme, il parlait, au moindre mécompte, de quitter la vie. Un travail excessif, une grande irritabilité nerveuse, une disposition spleenétique, ont été les raisons de son suicide. On voit qu'entre ce personnage et celui d'Alfred de Vigny la différence est sensible. Le soin que l'auteur a pris d'embellir cette figure ajoutait donc encore au danger que recélait sa thèse.
Tous, sans doute, n'ont pas subi le prestige de cette œuvre. Comme Antony, qu'il rappelle par tant de points, Chatterton a rencontré ses critiques. L'un d'eux, Théophile de Ferrière, un romantique cependant, imagina d'enlever à Chatterton une partie de l'intérêt dont il était entouré, en démontrant qu'il avait parfaitement survécu à l'opium absorbé par lui. Mais ces résistances étaient rares, et le gros du public se laissait entraîner dans une voie funeste. La principale faute en revient à l'écrivain, qui a fait de ses belles facultés un usage téméraire.
Alexandre Dumas et Alfred de Vigny, en ne prévoyant pas les suites naturelles de leurs conceptions, ont certainement commis une imprudence, d'autant moins excusable que leur pensée empruntait une forme plus saisissante.
VIII
Les artistes.
Les poètes, les romanciers, les dramaturges, ne nous ont pas tout dit sur le mal du siècle, pendant sa dernière période. Nous avons encore à considérer le monde artistique de cette époque, et à rechercher quel était son état moral.
C'en est un indice qu'une femme dont il a déjà été question plus haut, et qui avait plus d'un talent, puisqu'elle était à la fois poète, peintre et musicienne, Mlle Bertin, ait pris le Faust de Gœthe pour le sujet d'un opéra, représenté le 10 mars 1831. Mais c'était surtout Berlioz qui personnifiait alors, dans l'ordre musical, les idées, les sentiments qui nous occupent. «On trouvait dans ses œuvres, dit un critique compétent, la profondeur shakespearienne des passions, les rêveries amoureuses et mélancoliques, les nostalgies et les passions de l'âme, les sentiments indéfinis et mystérieux que la parole ne peut rendre, et ce quelque chose de plus que tout, qui échappe aux mots et que font deviner les notes.» Il traduisait Gœthe dans ses mélodies, le Retour à la vie, la Ballade du pêcheur. L'un des morceaux les plus goûtés de son Benvenuto Cellini, est l'air de la Mélancolie. Enfin, dans sa belle symphonie de la Damnation de Faust (1846), on a pu voir, sans trop de complaisance, «la profondeur sinistre et mystérieuse, l'ombre où scintille vaguement l'étoile du microcosme, l'accablement du savoir humain en face de l'inconnu, l'ironie diabolique de la négation et la fatigue de l'esprit s'élançant vers la matière.»
Je ne puis parler du rôle de la musique à cette époque, sans consacrer une mention funèbre non plus à l'un des maîtres de cet art, mais à l'un de ses interprètes. Le 8 mai 1839, un habile chanteur se tuait en se précipitant d'une fenêtre. Le dérangement de son esprit explique cet acte de désespoir; mais ce désordre lui-même ne se rattachait-il pas à la perturbation qui s'était alors introduite dans tant d'âmes, et qui en avait troublé l'équilibre?
La réflexion qu'inspire la mort volontaire qui, en 1839, attrista la musique, peut s'appliquer au double suicide qui, quelque temps auparavant, était venu désoler la peinture. Ce que Géricault avait médité de faire, deux autres grands peintres l'avaient exécuté, en 1835, à trois mois d'intervalle. Le 20 mars, Léopold Robert s'était coupé la gorge, à Venise; le 25 juin, on retrouvait, à Meudon, le cadavre de Gros, qui s'était jeté dans la Seine.
Le caractère de Léopold Robert, pouvait faire présager sa fin sinistre. Il était naturellement empreint de mélancolie; une passion malheureuse avait achevé de l'égarer et il n'est pas difficile d'apercevoir dans son dernier tableau, le Départ des pêcheurs, composé sous l'empire de ces sentiments, une profonde impression de tristesse.
Gros n'avait guère donné de signes d'une si sombre disposition. Cependant on pourrait citer en ce sens, la Sapho qu'il exposa en 1802, et qui est un type de gracieuse mélancolie. C'était, d'ailleurs, une de ces natures qui ne se suffisent pas à elles-mêmes, qui ont besoin d'appui au dehors et, dans sa jeunesse, il avait eu des accès de découragement. Devant les difficultés réelles ou imaginaires de la vie, devant les inévitables déceptions qu'elle renferme, il devait vite s'affaisser et fléchir. Quand vint l'heure des luttes ardentes, des critiques acerbes, il n'eut pas la force de les supporter, et se croyant déchu dans l'opinion, il se tua «pour ne pas se survivre.» Cette faiblesse chez un homme que ses goûts artistiques et les tendances classiques de son talent paraissaient rendre moins accessible que tout autre aux suggestions maladives de son époque, nous éclaire, mieux encore que l'exemple des autres artistes que j'ai nommés tout à l'heure, sur le mal qui minait alors notre pays.
IX
Les Jeunes Gens.
Comme dans les périodes précédentes, ce mal atteignait particulièrement la jeunesse. On l'a vu déjà par les débuts de la plupart des écrivains ou artistes cités plus haut; on va le voir par des faits plus nombreux encore.
On trouve, dans une pièce de vers de M. Victor Hugo, le récit du suicide d'un jeune homme de la génération de 1830. Le poète définit ainsi ce désespéré qui n'avait pas vingt ans: il avait abusé de tout; il ne croyait à rien; il s'ennuyait; il n'avait que de l'ironie pour les plus grandes choses; son égoïsme ramenait tout à lui; enfin, énervé, blasé, un soir qu'un pistolet se trouvait sous sa main, il s'était tué. Le dégoût d'une vie rassasiée de plaisir, le mépris de tout ce qui fait battre le cœur de l'homme, l'orgueil, l'égoïsme, l'ennui implacable, tels étaient les sentiments qui poussaient ce malheureux, je dirais presque cet enfant, au suicide.
Mais sans descendre dans ces abîmes, ne trouve-t-on pas alors, dans bien des jeunes âmes, de curieux signes du temps? A propos d'un magistrat regrettable, prématurément enlevé par la mort, un de ses anciens et éminents confrères du barreau, qui est en même temps un écrivain distingué, M. Rousse, a tracé un spirituel portrait de la jeunesse qui sortait des bancs du collège en 1830. Il a peint son enthousiasme pour les productions de l'école romantique, le genre bizarre de compositions «que forgeait en ce temps-là, dit-il, cette adolescence naïve, mélange d'imitations puériles et d'inventions démesurées, extravagantes rêveries poussées à la dérive par la brise perfide du Lac, orages de Manfred débordant en enjambements désespérés dans des stances fatales.» Il ajoute ce mot important à recueillir: «La maladie de René nous tenait presque tous.»
«Les jeunes gens mêmes, a dit aussi M. Saint-Marc Girardin, visaient à la misanthropie et se hâtaient de perdre l'illusion, sans prendre le temps d'avoir de l'expérience. C'est ce travers des générations, filles de la Révolution française, que raillait avec une bonhomie charmante M. Lacretelle, quand peignant dans ses vers ces Timons de vingt ans, qui, au bal même, prenaient des airs de pénitents noirs, et dansaient avec une sorte de componction sentimentale, il s'écriait gaiement: