Une Maladie Morale: Le mal du siècle
«Cédez-moi vos vingt ans, si vous n'en faites rien.»
Cette affectation de mélancolie se traduisait par certaines allures et par une tenue particulière; elle s'est incarnée dans le type des «Dévastés», dont M. About nous a tracé le spirituel portrait.
Mais la mélancolie de la jeunesse n'était pas toujours coupable ou ridicule; elle pouvait avoir parfois son côté respectable, et j'en trouve la preuve chez un jeune homme qui depuis a conquis une juste célébrité, chez Frédéric Ozanam. Ce nom nous indique qu'il ne s'agit pas ici d'un de ces caractères faibles qui se prêtent à toutes les modes, à toutes les influences. Ozanam luttait contre le mal, et la résistance même qu'il y opposait en montre bien la réalité. «Sommes-nous donc, écrit-il le 5 janvier 1833, sommes-nous donc irrévocablement condamnés à ces inquiétudes qui nous dévorent, à ces tourments qui nous assiégent, et n'est-il aucun moyen de rendre à notre cœur un peu de paix et de consolation?» Pour lui, il y a un remède, la présence de la pensée catholique. Il blâme, d'ailleurs, la tristesse habituelle. A ses yeux, elle se confond souvent avec la paresse, et même il fait la remarque qu'elle occupe la place de cette dernière dans les anciennes énumérations des péchés capitaux. A l'appui de son dire, il cite un passage de saint Grégoire de Naziance, qu'on me pardonnera sans doute de reproduire, dans une étude où la tristesse joue un si grand rôle. «Initium omnis peccati superbia. Primæ autem ejus soboles, septem nimirum principalia vitia, ex hâc virulentâ radice proferuntur, scilicet tristitia.... De tristitiâ rancor, pusillanimitas, desperatio, torpor circa præcepta, vagatio mentis circa illicita nascitur.» Malgré ses efforts, Ozanam ne réussit pas toujours à chasser le démon de la tristesse, et dans une lettre qu'il écrivait à son frère Charles, le 3 septembre 1850, il disait encore: «cette mélancolie qui te tourmente est une maladie que je connais trop pour ne pas la plaindre, pour ne pas t'aider à la combattre.»
La correspondance dans laquelle je puise ces indications nous montre que, dans le milieu auquel il appartenait, Ozanam n'était pas le seul dont l'esprit fût inquiet et attristé. On vient de voir que son frère avait besoin de ses consolations. Il en était de même d'un ami qui lui était bien cher, qu'il désigne seulement sous l'initiale L., mais dont on connaît le vrai nom. C'est à lui qu'est adressée la citation de saint Grégoire de Naziance; c'est à lui encore qu'étaient destinées, d'après une autre lettre du 5 novembre 1836, «de longues considérations, dans lesquelles Ozanam blâmait en même temps qu'il la plaignait sa mélancolie,» et qui furent rendues inutiles, par un retour soudain de son ami à des pensées plus sereines.
Ainsi, en 1830 comme en 1820, comme en 1800, on constate parmi la jeunesse un certain malaise, qui se rattache au mal général du temps. Du reste, cette fois encore, le malaise va diminuer en proportion de l'activité déployée dans la vie. Ozanam deviendra le professeur éminent que l'on sait; son frère, un habile médecin, et M. L., un magistrat d'une haute autorité. Dans une nouvelle et utile existence, chacun d'eux oubliera ses anciennes inquiétudes, et trouvera le calme d'esprit qui lui manquait. On conclura peut-être de cette guérison, que la plaie n'était pas très profonde; qu'on y voie plutôt l'efficacité d'un remède, qui pourrait s'appliquer à plus d'une blessure réputée incurable.
X
Les étrangers.
ALLEMAGNE.—BELGIQUE.—RUSSIE.—FINLANDE.—ESPAGNE.
On a vu jusqu'à présent le mal du siècle régner non seulement en France, mais encore dans la plupart des régions de l'Europe. Il convient d'examiner si cette loi s'est continuée de 1830 à 1848.
Pendant cet espace de temps, l'Angleterre n'a rien produit qui mérite d'être relevé à ce titre. L'Allemagne a fait davantage, mais bien peu. Henri Heine, qui fut très apprécié parmi nous, et qui est presque aussi français qu'allemand n'est qu'à demi mélancolique. Il mourait, a-t-il dit, des secrètes angoisses et des affreuses jouissances de notre époque, et pour lui notre époque, «grande période morbide de l'humanité,» commence à la croix du Calvaire. Ses poésies, son Romancero surtout, unissent avec charme une piquante raillerie à une vague sensibilité. Mais il me semble qu'en lui le côté moqueur l'emporte sur le côté tendre, et que l'esprit gaulois, l'esprit Voltairien, étouffe le plus souvent l'esprit romantique, l'esprit de Jean-Jacques Rousseau ou de Lamartine.
Un autre peuple plus voisin de nous, mais dont je n'ai pas encore eu à parler, la Belgique, fournit, à son tour, un document à l'histoire de la mélancolie; elle donne naissance à un ouvrage qui a précisément pour titre: Le mal du siècle. Dans ce roman de M. Henri Conscience, on apprend que la jeunesse flamande, les jeunes-Flandre, si l'on me permet cette expression, suivaient de leur mieux les jeunes-France, qu'ils avaient la même fureur d'imiter les héros de Byron et de Gœthe, et le même goût pour ces «orgies» dont on se faisait parmi nous tant d'honneur vers 1830. Seulement, à en juger par la description du romancier, cette mode en passant la frontière, était loin d'avoir gagné en délicatesse et en élégance. D'ailleurs, le Daniel du roman, si satanique qu'il veuille paraître, tourne vite au bon jeune homme, et se convertit définitivement au bien. En somme, il n'est qu'une puérile et maladroite contrefaçon de modèles trop connus.
La Russie qui, durant la Restauration, avait trouvé une veine de littérature mélancolique n'a pas entièrement cessé de l'exploiter dans les années suivantes. C'est de là encore que le prince Metcherski a tiré quelques-unes de ses poésies; mais ces œuvres avaient peu de relief ou de couleur.
En pénétrant jusqu'en Finlande, on y trouve à la même époque, un poète plus original, M. Runeberg. Il ne faut pas s'étonner de sa tristesse, dit M. Marmier: «Ce qui n'est souvent dans d'autres pays que l'expression d'une pensée éphémère, quelquefois un rêve et quelquefois une erreur, est malheureusement ici une réalité. Ses poésies sont vraies par cela même qu'elles sont tristes. Il semble que ce jeune écrivain ait été saisi de bonne heure par la mélancolie de ses bois de sapins, de ses lacs solitaires, de son ciel brumeux. Et puis, l'auteur de ces poésies a aimé, il a perdu celle qu'il aimait, et parfois il exprime ses regrets dans des élégies plus exaltées que celles d'Young, plus douloureuses que celles de Kirke White; puis après ce cri de désolation le voilà qui revient sur lui-même, qui tâche de se maîtriser, et s'impose le douloureux repos de la résignation.» Sans doute, il y avait là une émotion sincèrement mélancolique, mais ce sentiment, en dépit des circonstances qui semblent le favoriser dans la patrie de M. Runeberg, en dépit aussi de la théorie déjà critiquée de Mme de Staël, ne semble pas avoir été général et nous n'en rencontrons pas d'autre vestige dans ces régions.
Enfin parlerai-je d'un pays bien différent et, comme la Belgique, nouveau dans cette étude, de l'Espagne? Nommerai-je le poète Larra, qui était poursuivi par une amère tristesse, qui disait que c'était dans ses moments de mélancolie qu'il travaillait pour l'amusement du public, et qui poussé par une exaspération maladive, qu'aggravait le chagrin d'une rupture avec une femme aimée, se donna la mort en 1837? Dirai-je que sous l'influence d'un autre poète, Zorrilla, disciple de Chateaubriand et de Lamartine, la poésie Espagnole prit à cette époque la teinte du génie Français, qu'on y retrouvait avec les procédés de notre école romantique les sujets mélancoliques qu'elle aimait à traiter, des poésies ayant par titres: Méditation, Soir d'automne, Nuit d'hiver, Indécision, Dernier jour? Ces faits ne sont pas sans importance, mais ils paraissent constituer ou des phénomènes isolés ou des manifestations plutôt littéraires que morales.
En somme, ce qui précède n'autorise pas à affirmer que le mal du siècle ait conservé, après 1830, au même degré qu'avant cette date, un caractère international.
XI
Caractère et causes du mal du siècle
de 1830 à 1848.
Cependant on ne saurait dire que, pendant cette dernière période, ce mal étrange ait cessé d'exister hors de la France, et, tout au moins, chez nous, il présentait des proportions considérables. Tous les documents que j'ai groupés ici, sur les écrivains, les artistes, les jeunes gens, montrent quel était alors, dans notre pays, l'état de bien des âmes. Mais combien la funeste épidémie n'a-t-elle pas compté de victimes qui ne rentrent dans aucune de ces divisions! M. Saint-Marc Girardin, dans sa belle étude sur Jean-Jacques Rousseau, a dit très justement que les faux désespoirs de cette époque avaient fait invasion, non seulement dans la littérature, mais «aussi dans la société.» De son côté, dans une pièce des Pensées d'août, qui datent de 1837, M. Sainte-Beuve fait allusion à plusieurs hommes de ce temps, restés entièrement inconnus, et qu'il nous montre vivant, ou plutôt végétant dans des sortes de limbes, incapables de vouloir, d'agir, de faire emploi de leurs facultés distinguées, et condamnés à voir avorter tous leurs projets et toutes leurs espérances. M. Montégut a publié aussi (Revue des Deux-Mondes, 15 août 1849), sous ce titre: De la Maladie morale au XIXe siècle, une étude intéressante, dans laquelle il retrace la vie morale d'un de ses contemporains, atteint de cette maladie. Cet homme a tout essayé, puis tout abandonné; après avoir poursuivi un idéal insaisissable, il tombe dans un réalisme où les notions même du bien et du mal s'obscurcissent à ses yeux. «Il s'étend sous l'ombre opaque des choses terrestres;» mais il ne peut s'y endormir. Alors il se jette dans le culte, dans l'adoration de l'esprit et du talent. Mais, comme il ne croit plus à rien, «l'intelligence ne lui sert qu'à lui montrer les ombres, les profondeurs et les abîmes de la nuit et du néant. De plus en plus, la solitude se fait dans son âme; son cœur devient un désert; sa volonté ne fait plus entendre aucun mouvement; toute action disparaît, et toute puissance s'éteint. C'était, ajoute M. Montégut, un type symbolique de toutes les idées, de tous les mécomptes, de toutes les illusions, de toutes les poursuites de notre temps.» Enfin, il est un fait qui démontre, avec plus d'éloquence que tous les discours, la profondeur du mal qui sévissait sur cette génération; c'est l'accroissement des suicides. De 1830 à 1850, leur nombre s'est élevé par une proportion continue jusqu'au double de celui qu'il atteignait en 1830. Aucun commentaire n'ajouterait rien à la force de cette statistique.
Ainsi le mal qui, sous la République et sous l'Empire, avait présenté un si haut degré d'acuité, qui avait paru sous la Restauration se relâcher un peu de sa violence, s'est réveillé sous le gouvernement de Juillet avec une recrudescence imprévue. Jamais les tourments du doute n'avaient été plus amers, ni le suicide plus célébré et plus pratiqué. Assurément, cette époque ne doit pas être tout entière jugée avec sévérité. Comme dans les périodes précédentes, la mélancolie n'y a pas toujours été malsaine ou coupable. Maurice et Eugénie de Guérin, par exemple, ne doivent pas être mis sur la même ligne que Musset ou Georges Sand. Mais, envisagé dans son ensemble, le mal offre dans cette dernière phase un aspect plus pernicieux que dans la phase précédente; de plus, il a recours pour s'exprimer à une forme nouvelle et dangereuse, le drame. On peut donc dire que ses deux points extrêmes, son commencement et sa fin, se rapprochent par la violence qui les caractérise également.
Le dernier état des choses avait-il donc les mêmes raisons d'être que le premier? En avait-il que n'avait point rencontrées l'état intermédiaire? A cette question la réponse est facile.
Pour les étrangers, qui, du reste, ont été alors moins éprouvés que nous, on ne voit dans l'état général de l'Europe après 1830 aucun fait de nature à expliquer un malaise universel, et il semble que cette disposition n'ait plus été chez eux qu'un reste d'habitude, en même temps que l'effet d'un besoin d'imitation.
Quant à notre pays, vainement allèguerait-on, comme on avait pu le faire vers 1800, pour justifier son mal, l'influence philosophique ou littéraire du XVIIIe siècle, influence bien affaiblie en général; ou le souvenir de nos grandes calamités publiques, dont il ne restait plus depuis longtemps de victimes. On s'est donc trompé quand, dans un roman dont Alfred de Musset est le sujet, on a écrit qu'il ne fallait pas s'étonner de l'impossibilité des amours vrais, et du divorce incessant des cœurs, chez les «rejetons tourmentés d'une société orageuse et corrompue, et après tant de discordes publiques et de sanglantes exécutions.» Si, comme le dit Mme Louise Colet, «le souffle de la Révolution a atteint jusqu'à l'amour,» ce souffle funeste n'a pas conservé indéfiniment sa puissance; il n'a pas pu flétrir successivement le cœur de toutes les générations de ce siècle.
Pour comprendre la cause de notre état depuis 1830, il faut regarder ailleurs et considérer deux choses. En premier lieu, la France trouvait, dans l'héritage de la République et de l'Empire, grossi des monuments nombreux eux-mêmes légués par la Restauration, un fonds d'impressions et d'émotions qui la mettait en goût d'émotions et d'impressions semblables, et dont elle ne devait se déprendre qu'après en avoir usé jusqu'à la satiété. Dans plusieurs des personnages que j'ai nommés plus haut, surtout parmi les poètes et les artistes, et aussi chez Mme Sand, on aperçoit bien cet entraînement. En outre, les circonstances politiques n'étaient-elles pas faites pour jeter dans les esprits une certaine perturbation? La monarchie de Juillet n'a-t-elle pas assisté, au grand déplaisir, assurément, des sages et éminents esprits qui la dirigeaient, à de déplorables excès intellectuels? N'a-t-on pas vu surgir, à cette époque, dans le pays, un esprit de critique et de destruction qui, aujourd'hui, sans doute, peut paraître bien modéré, mais qui était déjà singulièrement hardi? De tous côtés, le principe d'autorité était sapé. En religion, en philosophie, en économie politique, en histoire, les théories les plus audacieuses s'emparaient de la faveur du public. Parfois même, elles s'affirmaient dans le domaine des faits par quelque terrible explosion qui venait éclairer d'une lueur sinistre les bases vacillantes de l'édifice politique. C'est là, c'est dans cette profonde agitation de la société, que se trouve la cause la plus palpable et la plus fréquente des défaillances que j'ai rappelées. M. V. Hugo et Alfred de Musset n'ont pas hésité à en convenir en ce qui les concernait; mais l'influence du temps où ils ont vécu n'était pas moins réelle sur ceux qui ne l'avouaient pas; elle apparaît bien, et chez les romanciers, et chez Dumas, et chez Vigny.
Toutefois, ces deux considérations peuvent bien expliquer les torts des uns et des autres; mais elles ne suffisent pas, même la seconde, pour les excuser. Je sais bien que c'était l'usage des mécontents et des déclassés de 1830 d'accuser la société de tous leurs maux, de lui demander compte de leurs propres excès. Mais il serait trop commode de rejeter sur un être abstrait et collectif ses fautes personnelles. Les vices publics ne justifient pas les vices individuels, et la dépravation générale n'est que la somme des désordres particuliers. D'ailleurs, si l'on pouvait, de quelque côté, admettre le bénéfice de l'irresponsabilité, ce serait plutôt au profit de la foule banale qui compose la société, qu'en faveur des hommes supérieurs dont le devoir est de l'éclairer et de la conduire. Mais une immunité de cette sorte n'existe pour personne. A chacun selon son œuvre, tel a été le principe que j'ai essayé d'appliquer dans le cours de cette étude; tel est le principe que je reproduis en la terminant.
CONCLUSION
CONCLUSION
Me voici en effet, arrivé, avec les derniers moments du règne de Louis-Philippe, à la fin même du mal dont j'ai tenté de raconter l'histoire, et par conséquent au terme de cette trop longue nosographie.
Est-ce à dire que l'affection qui en a fait l'objet ait tout à coup disparu au point de ne laisser aucune trace? La vie intellectuelle ou morale des nations ne connaît guère d'aussi brusques accidents. En général, les modifications qu'elle subit, préparées par quelques signes précurseurs, sont suivies par des manifestations tardives qui renaissent quelque temps encore, à des intervalles de plus en plus éloignés, jusqu'à ce que le mouvement acquis s'arrête définitivement, et qu'une nouvelle manière d'être ait remplacé celle qui n'est plus.
Cette période de transition n'a pas manqué à la maladie du siècle. Elle s'est révélée, chez nous, par un certain nombre d'œuvres dans lesquelles on retrouvait quelque chose des anciennes rêveries, des anciennes tristesses, des anciens ennuis. La plupart de ces œuvres portent un caractère bâtard et ne valent pas qu'on s'y arrête. Cependant, on peut en distinguer quelques-unes. Outre les Destinées d'Alfred de Vigny, dont j'ai déjà parlé ailleurs, on peut citer quelques vers désespérés d'Henri Murger; quelques pages de Gérard de Nerval; un roman de M. E. Lataye, la Conquête d'une âme, où l'on retrouve des mélancolies et des faiblesses qui rappellent l'Arthur de Guttinguer; la Mélancolie de M. H. Cazalis, poésies qui chantent les douleurs de l'homme et celles de la nature; le Voyage de Martin à la recherche de la vie, par M. Louis Rambaud, récit de quelques aventures, entremêlé de dialogues pleins de scepticisme et de découragement; et un poëme de M. Durandeau, intitulé Bartholoméo ou le Doute, dans lequel l'auteur promène son héros à travers toutes les déceptions et les épreuves de la vie. Il faut aussi mentionner les poésies de Mme Ackermann qui, ainsi que l'a dit Th. Gauthier: «appartient à cette école de grands désespérés: Chateaubriand, Lord Byron, Leopardi, à ces génies éternellement tristes, et souffrant du mal de vivre, qui ont pris pour inspiratrice la mélancolie.» Toutefois, la tristesse de Mme Ackermann se distingue de celle des autres mélancoliques, en ce qu'elle repose moins sur ses impressions intimes que sur des pensées philosophiques et sur une opinion pessimiste du monde.
Et le pessimisme lui-même ne se ranimait-il, pas en même temps, en Allemagne avec une violence qu'on était loin d'attendre? On sait qu'après avoir sommeillé près de cinquante ans, cette doctrine s'est brusquement réveillée dans la Philosophie de l'Inconscient, et a provoqué d'innombrables adhésions. Je n'ai pas à rechercher ici en quoi l'ouvrage de M. de Hartmann diffère, au point de vue de la théorie pure, de ceux du même genre qui l'ont précédé, ni en quoi il s'en rapproche; j'indiquerai seulement combien Hartmann distance ses maîtres dans la conclusion de son système. Leopardi, quoiqu'il ne désirât rien tant que le néant, n'avait pas conseillé le suicide. Schopenhauer ne proposait comme moyen d'arriver à la destruction d'un monde infortuné que l'abolition volontaire de la famille, et la ferme résolution de la part de l'espèce humaine de mettre un terme à sa reproduction. M. Hartmann a trouvé mieux; il offre à l'univers un instrument tout-puissant de libération: il demande que, par une conjuration universelle, les habitants du globe entier se donnent la mort au même instant. Il est convaincu que l'anéantissement de toutes les vies humaines amènera tôt ou tard la suppression même du monde. Sans doute, pour arriver au degré de civilisation perfectionnée qu'exige l'exécution simultanée d'un tel projet sur toute la surface de la terre, il faut que la science fasse encore de grands pas; mais on peut prévoir le jour où nos successeurs jouiront de cette bienheureuse application des lumières. Tel est l'espoir de M. de Hartmann. A côté d'un tel professeur, cette académie même «des co-mourants», dont j'ai signalé l'existence en Grèce dans l'antiquité, n'est plus qu'une école enfantine, et ses enseignements pâlissent auprès de cet essai grandiose de suicide cosmique. Et cependant, peut-être le pessimisme allemand est-il plus inoffensif que ne l'était le pessimisme d'Alexandrie. Nous savons trop que chez les Allemands le désespoir reste volontiers dans le domaine de la spéculation, et n'exclut nullement l'ambition des biens de ce monde. Leur pessimisme n'est donc pas une preuve absolue de la persistance du mal du siècle, et je n'ai ni à insister sur cette doctrine chez M. de Hartmann, ni à parcourir les nuances et les variétés qu'elle a présentées chez ses récents disciples, tantôt moins sombres que leur maître, tantôt renchérissant encore sur l'amertume au moins apparente de ses leçons. Je n'ai pas davantage à parler de quelques travaux dans lesquels la mélancolie, ou, comme disent les Allemands, der Weltschmerz, n'a été appréciée par eux qu'au point de vue critique, et qui n'accusent chez leurs auteurs aucune trace de cette disposition même.
Mais quel que fût alors l'état des choses en Allemagne, chez nous, dans les dernières années, l'expression de la mélancolie individuelle restait presque sans écho dans les âmes; elle soulevait même certaines protestations. Sainte-Beuve, qui s'y connaissait, et qui pouvait dire en parlant des mélancoliques: quorum pars magna fui, a été le premier à constater ce mouvement de réaction. «Le monde, disait-il, commence à être rebattu de l'éternelle chanson. Il a écouté non point patiemment, mais passionnément tous les grands plaintifs, depuis Job? jusqu'à Childe Harold. Cela lui suffit, le reste lui paraît faible. Les pleureurs à la suite ont tort.» La jeunesse elle-même, qui s'était si longtemps montrée avide d'émotions douloureuses, était repue des faux désespoirs et des vaines sentimentalités. Un critique, M. Étienne, le déclarait dans une étude sur Byron. Un poète le proclamait à son tour. Parlant des jeunes hommes de son temps, M. Sully Prudhomme écrivait ces vers:
Leur fierté répudie
Du doute irréfléchi le désespoir aisé;
Ils sentent que le rire est une comédie,
Que la mélancolie est un cercueil usé.
Le rêve dégoûté commence à leur déplaire.
Enfin, on allait jusqu'à prendre pour sujet de roman la critique du type naguère si choyé, et l'Éducation sentimentale de M. Flaubert n'était que la satire indirecte de la génération rêveuse qui avait longtemps occupé la scène. Reconnaissons le donc, une transformation graduelle, mais profonde, s'est de nos jours opérée dans notre état moral.
Les événements l'expliquent dans une certaine mesure. D'un côté, les anciennes causes de mélancolie, se rattachant à de funestes souvenirs historiques, déjà entièrement effacées en 1830, devaient encore moins subsister après 1848. D'un autre côté, les régimes qui se sont succédé dans notre pays depuis cette date, n'ont pas troublé, autant que l'avaient fait jadis les gouvernements dont ils reproduisaient les formes et les dénominations, les conditions de la vie sociale. Toutefois, leur établissement n'a pas rallié toutes les sympathies. L'un d'eux s'est d'ailleurs presque toujours appuyé sur un système de compression qui pouvait blesser bien des convictions. L'autre, dans la double épreuve que nous en avons faite, nous a donné le spectacle de doctrines menaçantes et de crises redoutables. Mais, en général, ces choses n'ont pas ébranlé gravement les âmes, et si elles ont provoqué plus d'une de ces tristesses «sans remède, parce qu'on ne voudrait pas en guérir,» elles ont peu touché la plus grande partie de la nation, décidée à résister à ces influences douloureuses, ou, plus souvent, renfermée dans une paresseuse indifférence. Sans doute encore, la mélancolie aurait pu continuer à s'entretenir à l'aide des ressources qu'elle avait dès longtemps accumulées. Dans toutes les périodes précédentes, la France s'était inspirée des œuvres nationales ou étrangères pour en produire de nouvelles d'une nature analogue; mais elle commençait à se fatiguer de ce procédé. Tout a une fin; chacun sentait que les habitudes mélancoliques avaient assez vécu; il fallait en finir avec elles; et leur durée, qui avait pu être d'abord la raison de leur persistance, devenait le motif de leur condamnation. Dans de telles circonstances, le siècle devait se guérir et s'est, en effet, guéri de son mal invétéré.
Il semblerait qu'il n'y eût qu'à l'en applaudir et qu'on dût se réjouir sans arrière-pensée de la disparition d'un désordre qui avait été si long et souvent si cruel. Mais, avant de céder à ce sentiment, il faut considérer quel a été l'état du malade après sa guérison.
Oui, le siècle a perdu ce goût immodéré de la solitude qui avait marqué ses commencements; mais les relations des hommes entre eux, en se multipliant, ont-elles pris un caractère plus cordial? Le siècle a répudié les vaines rêveries et les tristesses vagues; mais au profit de quelles réalités et de quels engouements! Si ses aspirations ne sont plus en désaccord avec ses facultés, est-ce parce qu'il a élevé ses facultés? n'est-ce pas plutôt parce qu'il a abaissé ses aspirations? D'ailleurs, il est encore sceptique, et cette fois sans regrets et sans intermittences. Il ne s'ennuie plus, d'accord; mais on peut trouver qu'il s'amuse trop. Il s'est repris aux choses de la vie, soit; mais il s'y est repris avec excès. Enfin depuis que le désespoir n'y exerce plus ses ravages, la passion immodérée des jouissances n'y fait-elle aucune victime? Il est donc permis de se demander si les tendances actuelles sont préférables à celles qu'elles ont remplacées.
Plusieurs inclinent à se prononcer en faveur de ces dernières. «Il y avait,—a dit M. Saint-Marc Girardin, qui n'est cependant pas suspect de trop de tendresse pour la fausse mélancolie,—il y avait dans les tristesses prétentieuses d'il y a trente ans, un reflet du spiritualisme que la société avait appris à l'école du malheur; il y a dans la jovialité qui a repris faveur, un reflet du matérialisme moderne.» Et dans une métaphore qui continue celle qui s'est souvent et forcément présentée à nous dans le cours de ce travail, parlant du siècle comme d'une personne atteinte d'une affection dont elle finit par guérir, Mme Sand a écrit ces lignes: «Les pères de famille se sont beaucoup plaints de la maladie du romantisme; mais ceux d'aujourd'hui devraient peut-être la regretter. Peut-être valait-elle mieux que la réaction qui l'a suivie, que cette soif d'argent, de plaisirs sans idéal et d'ambition sans frein, qui ne me paraît pas caractériser bien noblement la santé du siècle.» Pour moi, je ne voudrais pas, en haine d'un matérialisme que je réprouve, en venir à une réhabilitation du faux spiritualisme, qui serait le démenti de toute cette étude, et je serais disposé à mettre sur le même rang ces deux systèmes si opposés en apparence.
Au fond, ces deux erreurs ne sont, en effet, que les deux faces d'une médaille unique, les deux aspects d'un seul vice: l'égoïsme. L'égoïsme, il apparaît avec la dernière évidence dans le matérialisme pratique; il se retrouve aussi, presque toujours, derrière l'habitude d'une certaine mélancolie; seulement, il s'y dissimule sous des dehors plus ou moins séduisants, et sait prendre plus d'un masque honnête. Qu'on y prenne garde, n'est-ce pas trop souvent l'égoïsme qui inspire l'éloignement des hommes et le besoin de la solitude? Se complaire dans des rêveries sans objet, dans d'oisives contemplations, dans l'analyse et la description minutieuse de ses moindres impressions, n'est-ce pas se rechercher soi-même? L'amour de soi n'est-il pas le secret et l'origine de l'indifférence qu'on éprouve pour tout le reste? La perte prématurée des illusions fécondes, l'épuisement de la volonté, la ruine des croyances, ne sont-ils pas quelquefois le résultat d'une vie qui n'a rien su refuser aux exigences des passions? Enfin le suicide, cette lâcheté par laquelle l'homme se dérobe à son devoir, n'est-il pas le dernier mot de l'égoïsme? Donc, à tout prendre, mélancolie et matérialisme remontent d'ordinaire à un même principe et méritent une même flétrissure. C'est aussi par les mêmes moyens qu'ils doivent être combattus. Or, ces moyens sont indiqués par la logique des choses.
Le mal ne peut être vaincu que par son contraire, l'égoïsme que par l'abnégation. Opposer à l'orgueilleux isolement l'habitude de la solidarité, au célibat corrupteur le mariage et la vie de famille, l'action à la rêverie, le bon sens pratique aux subtilités d'un scepticisme énervant, l'instinct naturel du cœur à l'indifférence réfléchie, enfin la fermeté aux défaillances, et la lutte à la désertion, voilà le contre-poison de la mélancolie malsaine; telle est la vérité qui découle de toutes les pages de ce travail, de tous les exemples qu'il rapporte. J'ignore ce que l'avenir tient en réserve; mais si, par un de ces retours qui ne sont pas rares dans les choses humaines, le mal qui nous a décimés longtemps devait s'abattre de nouveau sur la société, c'est encore par le même remède qu'on en triompherait. Quant à sa contre-partie actuelle, le matérialisme, comment pourrait-on l'anéantir, ou même le réduire, sinon en s'efforçant de sacrifier au bien général les appétits envahissants et de soumettre l'exigence des passions à l'autorité du devoir?
Ce progrès moral, dont personne n'est incapable, chacun de nous doit tendre à le réaliser. Nos plus chers intérêts nous y poussent: c'est en se pénétrant d'un esprit de mutuel dévouement que le monde s'approchera le plus vite de la solution de ce problème du bonheur qu'il agite avec une fiévreuse mobilité. Mais la récompense nous dût-elle manquer, il ne nous en faudrait pas moins rester attachés à ce sentiment généreux, et remplir jusqu'au bout l'obligation d'union fraternelle que la Providence impose à l'humanité!
FIN
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