Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 1): Recueillies et publiées avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.
The Project Gutenberg eBook of Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 1)
Title: Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 1)
Author: Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort
Editor: P. R. Auguis
Release date: March 20, 2013 [eBook #42377]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CHAMFORT.
TOME PREMIER.
DE L'IMPRIMERIE DE DAVID,
RUE DU FAUBOURG POISSONNIÈRE, No 1.
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CHAMFORT,
RECUEILLIES ET PUBLIÉES, AVEC UNE NOTICE HISTORIQUE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE L'AUTEUR,
Par P. R. AUGUIS.
TOME PREMIER.
PARIS.
CHEZ CHAUMEROT JEUNE, LIBRAIRE,
PALAIS-ROYAL, GALERIES DE BOIS, No 189.
1824.
NOTICE HISTORIQUE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
DE CHAMFORT.
Il n'aurait été d'aucun avantage pour la mémoire de Chamfort qu'il eût tenu aux familles les plus distinguées; il aurait dû être aussi tout à fait indifférent que Nicolas (c'était le nom qu'on lui donna avant qu'il en prit un) ait été sans naissance, et même, pour ainsi dire, sans famille, s'il n'en était trop souvent résulté pour lui le malheur de jeter sur la société un coup-d'œil amer, de prendre de bonne heure en haine ses institutions, et de s'habituer à regarder comme les plus contraires au bonheur et à la morale, celles là même qui ont été créées pour la garantir. S'il y a peu de mérite à tenir son âme au niveau d'une situation élevée (quoique ce mérite même ne soit pas commun), il y en a beaucoup à l'élever au-dessus d'une situation réputée basse; il y en a surtout à se créer une morale pure et transcendante, quand on se trouve, en naissant, placé comme en contradiction avec les notions de la morale la plus vulgaire.
Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort naquit en 1741, dans un village voisin de Clermont en Auvergne. Il ne lui fut permis de connaître et d'aimer que sa mère; et, quoiqu'il sût de très-bonne heure le secret de sa naissance, il ne s'écarta jamais du respect et de l'amour d'un fils. Admis, sous le nom de Nicolas, au collége des Grassins, en qualité de boursier, ses premières années n'y eurent rien de remarquable; il ne commença à se distinguer qu'en Troisième, et termina sa Rhétorique par les plus brillants succès; il obtint tous les prix. Son esprit naturellement caustique avait déjà contracté des habitudes satiriques, qui le firent renvoyer du collége avant d'avoir terminé sa Philosophie. Letourneur, qui depuis s'est fait connaître par ses traductions d'auteurs anglais, partagea sa disgrâce; ils parcoururent de compagnie quelques parties de la Normandie, et revinrent demander un asile au collége qui les avait renvoyés, et qui les reprit. Jeté, à quelque temps delà, dans le monde, sans fortune et sans appui, Chamfort se trouva bientôt réduit à l'état le plus misérable; il ne subsistait que de son travail pour quelques journalistes et pour quelques prédicateurs, dont il faisait les sermons. Son caractère, plus fort que l'adversité, luttait avec avantage contre elle; il se repaissait à l'avance du succès des ouvrages qu'il n'avait pas encore composés. Dans le temps qu'il travaillait à sa comédie de la Jeune Indienne, et qu'il faisait l'Epître d'un père à son fils, il disait à Sélis: «Savez-vous ce qui m'arrivera? j'aurai un prix à l'Académie, ma comédie réussira, je me trouverai lancé dans le monde, et accueilli par les grands que je méprise; ils feront ma fortune sans que je m'en mêle, et je vivrai ensuite en philosophe.» Heureux pressentiment! l'épître obtint le prix, et la comédie fut applaudie. Un esprit brillant, des réparties ingénieuses, une figure agréable, achevèrent ce que le talent avait commencé; mais les succès que Chamfort eut auprès des femmes ne tardèrent pas à le désabuser sur les plaisirs qu'on trouve dans le grand monde. Cet Hercule sous la figure d'un Adonis, perdit la beauté de l'un, sans conserver la force de l'autre; ses traits restèrent affectés; des humeurs âcres se jetèrent sur ses yeux. Un voyage qu'il fit à Spa, puis à Cologne, ne lui rendit pas la santé qu'il avait espéré y retrouver. Cet homme qui avait supporté la mauvaise fortune avec tant de courage, devint la proie d'une mélancolie profonde; et l'indigence qui s'était un moment éloignée de lui, ne tarda pas à revenir l'assaillir; mais il trouva dans les soins généreux de l'amitié un soulagement à ses maux.
L'Académie française qui avait couronné l'Epître d'un père à son fils, couronna, en 1769, l'Eloge de Molière, proposé pour sujet du prix d'éloquence. L'année suivante, Chamfort donna au théâtre la charmante comédie du Marchand de Smyrne. Ce fut à cette époque que Chabanon lui fit accepter la pension de douze cents livres qu'il avait sur le Mercure de France. Chamfort employa ce don de l'amitié à faire les frais d'un voyage à Contrexeville, pour y prendre les eaux et achever sa guérison.
L'académie de Marseille avait proposé pour sujet de prix l'Eloge de La Fontaine. M. Necker, qui savait que La Harpe avait concouru, ajouta une somme de 2,400 livres, ne doutant pas que l'ouvrage de La Harpe ne fût couronné. Il en fut autrement; Chamfort, excité par les circonstances piquantes qui accompagnaient la couronne proposée, entreprit de l'enlever, et y réussit. Les deux ouvrages imprimés eurent, devant le public, le même sort qu'à l'académie de Marseille: on en porte encore aujourd'hui le même jugement; et celui de Chamfort est resté comme un des morceaux les plus précieux que le genre de l'éloge nous ait fournis. Le commentaire sur les Fables de La Fontaine prouve d'ailleurs avec quelle attention Chamfort avait étudié notre fabuliste.
Il ne pouvait travailler que dans les intervalles de santé que la maladie lui laissait. Il espéra que les eaux de Barrège seraient plus efficaces que celles de Contrexeville; mais, à défaut de santé, il y trouva plusieurs dames de la cour, qui prirent un goût particulier à sa conversation ingénieuse et piquante. A son retour, la duchesse de Grammont l'engagea à s'arrêter à Chanteloup, chez le duc de Choiseul son frère, qui devait lui-même une grande partie de sa réputation à l'amabilité de son esprit, et qui fut charmé de celui de Chamfort. En effet, quand il ne voulait être qu'homme du monde, il était précisément ce qu'il fallait pour y plaire.
Les besoins de sa santé avaient encore une fois absorbé les ressources de ses ouvrages. Il s'était retiré, avec sa misantropie, à Sèvres, dans un appartement que madame Helvétius lui avait fait meubler, résolu de se laisser entièrement oublier du public. Il fallait cependant un aliment à l'inquiète activité de son esprit; sa tragédie de Moustapha et Zéangir, commencée depuis long-temps, abandonnée et reprise vingt fois dans les alternatives de langueur et de force qu'éprouvait sa santé, fut achevée dans cette retraite: plusieurs scènes de cette pièce prouvent avec quelle attention Chamfort avait étudié la manière de Racine, et jusqu'où il en aurait peut-être porté l'imitation, s'il n'eût été sans cesse distrait par ses maux et par des travaux étrangers à ses goûts. Représentée en 1776, à Fontainebleau, la tragédie de Moustapha obtint un succès que le public confirma, et qui valut à l'auteur une pension sur les menus et la place de secrétaire des commandemens du prince de Condé. Mais Chamfort qui s'indignait à la seule pensée de dépendance, n'éprouva plus que le besoin de briser les liens dont il se croyait garotté: d'abord il remit son brevet d'appointemens; et bientôt, se trouvant mal à l'aise dans un palais où tout lui parlait de grandeurs, il voulut aller respirer ailleurs l'air de la liberté. On ne manqua pas de crier à l'ingratitude; et pourtant ce n'était que l'effet de cette humeur ombrageuse, pour qui le poids de la reconnaissance était même un trop pesant fardeau.
Il s'était retiré en auteur dégoûté des grands, du monde, et des succès littéraires. Une femme aimable, dont il fit la connaissance à Boulogne, lui tint lieu, pendant six mois, de tout ce qu'il voulait oublier. La mort vint rompre des liens que l'habitude n'aurait pas tardé à relâcher. Retombé dans une morne mélancolie, Chamfort en fut tiré par M. de Choiseul-Gouffier, qui l'emmena avec lui en Hollande; le comte de Narbonne était du voyage; son esprit vif et étincelant puisait de nouvelles saillies dans celui de Chamfort.
Admis à l'Académie française, à la place de Sainte-Palaye, il prononça un discours de réception, qui est resté un des morceaux les plus remarquables de ce genre. Depuis que son esprit et ses succès l'avaient lancé dans le grand monde, il n'y était pas resté spectateur oisif, ni, si l'on veut, spectateur bénévole; les vices qu'on appelait aimables, les ridicules consacrés et passés en usage, avaient fixé ses regards; et c'était par le plaisir de les peindre qu'il se dédomageait souvent de l'ennui et de la fatigue de les voir. Ses contes, où la science des mœurs était, comme dans la société, revêtue d'expressions spirituellement décentes, devinrent une galerie de portraits frappans de ressemblance; et dans ses tableaux malins, piquans et variés, le peintre habile eut l'art d'amuser surtout ses modèles. C'était à qui se ferait son ami, croyant trouver dans l'amitié un abri sûr contre les traits de la malignité. Mais Chamfort ne prenait pas le change sur la nature de cet empressement. «J'ai, disait-il, trois sortes d'amis; mes amis qui me détestent, mes amis qui me craignent, et mes amis qui ne se soucient pas du tout de moi.» Mirabeau chercha et saisit l'occasion de se lier avec lui. Entre ces deux hommes, si différens en apparence, il s'établit promptement une véritable intimité, qui eut sa source dans le besoin que Mirabeau, dévoré de la soif de la gloire littéraire, avait du talent de Chamfort; et dans l'amour-propre de Chamfort, que savait si bien caresser l'homme le plus habile qui fut jamais à se faire des amis de ceux qui pouvaient lui être utiles. Le caractère principal de l'un s'alliait avec ce que l'autre avait d'accessoire. La force, l'impétuosité, la sensibilité passionnée dominaient dans Mirabeau; la finesse d'observation, la délicatesse ingénieuse, dans Chamfort.
Pendant tout le temps de cette liaison, que la mort seule de Mirabeau paraît avoir rompue, il soumettait à Chamfort non-seulement ses ouvrages, mais ses opinions, sa conduite; l'espérance ou la crainte de ce qu'en penserait Chamfort, était devenue pour l'âme fougueuse de Mirabeau une sorte de conscience. Il le regardait comme son supérieur et son maître, même en force morale. Le caractère connu de Mirabeau laisse douter de la sincérité de ces protestations. Il paraît constant, d'un autre côté, que Chamfort eut beaucoup de part à plusieurs de ses ouvrages, et qu'on doit lui attribuer les morceaux les plus éloquens du livre sur l'ordre de Cincinnatus. On en trouve des preuves évidentes dans les lettres de Mirabeau à Chamfort, imprimées à la fin de notre quatrième volume. La révolution que leurs vœux avaient devancée, les trouva tous les deux prêts à la servir. Tandis que Mirabeau la proclamait à la tribune nationale, elle absorbait Chamfort tout entier. De sa tête active et féconde, jaillissaient les idées de liberté, revêtues de formes piquantes; jamais il ne dit plus de ces mots qui frappent l'imagination et qui restent dans la mémoire. Son cœur et son esprit étaient remplis de sentimens républicains; il applaudissait au décret qui supprimait les pensions; et pourtant toute sa fortune était en pensions, il les remplaça par le travail; et le Mercure de France s'enrichit de la nécessité dans laquelle on le mettait encore une fois, de se faire une ressource de sa plume. Ses articles étaient autant de petits ouvrages, tous plus piquans les uns que les autres. Il commença aussi le recueil important des Tableaux de la Révolution, où, dans des discours accompagnés de gravures, les événemens remarquables sont éloquemment retracés. Chamfort en donna treize livraisons, contenant chacune deux tableaux. L'ouvrage fut continué jusqu'à la vingt-cinquième livraison, par M. Ginguené. Plus d'un orateur, dans l'assemblée constituante, mit à contribution son talent et son patriotisme. Il avait composé pour Mirabeau le Discours contre les Académies. Il ne paraissait aux assemblées populaires que dans les momens où il y avait du danger à s'y montrer. Habitué à parler en homme libre, il ne pouvait se persuader qu'il fût dangereux de s'expliquer franchement sur les hommes et les choses. Il n'avait pas attendu la révolution pour le faire: ni Marat, ni Robespierre, ni aucun de ceux qui commençaient à peser sur la France, n'étaient exempts de ses saillies. Indigné de la prostitution qu'ils avaient faite du doux nom de fraternité, il traduisait cette inscription tracée sur tous les murs, Fraternité ou la mort, par celle-ci: Sois mon frère ou je te tue. Il disait: La fraternité de ces gens-là est celle de Caïn et d'Abel. On lui faisait observer qu'il avait répété plusieurs fois ce mot: «Vous avez raison, répondit-il, j'aurais dû dire, pour varier, d'Étéocle et de Polynice.» Ses sarcasmes étaient autant de crimes qui étaient notés, dénoncés, et dont on se promettait dès lors de lui faire porter la peine. Cependant, comme c'était sous le masque du patriotisme et au nom de la liberté, qu'à cette époque déplorable on persécutait les patriotes et qu'on établissait la tyrannie, Chamfort était assez difficile à atteindre: depuis le commencement de la révolution, il marchait sur la même ligne, et en quelque sorte aux premiers rangs de la phalange républicaine; nul n'avait supporté, avec plus de courage, et ses propres pertes, et les crises violentes qui avaient agité le corps politique, et cette espèce de réforme, ou si l'on veut ce commencement de dégradation sociale, qui, rangeant l'esprit parmi les objets de luxe, privait nécessairement l'amour-propre d'une partie de ses jouissances.
Ses bons mots, en passant de bouche en bouche, attestaient ses opinions et ses sentimens populaires. L'homme qui avait proposé pour devise à nos soldats entrant en pays ennemi: Guerre aux châteaux, paix aux chaumières; celui qui disait en 1792: Je ne croirai pas à la révolution, tant que je verrai ces carosses et ces cabriolets écraser les passans, ne pouvait pas aisément être regardé comme un ennemi du peuple.
Il avait été nommé l'un des bibliothécaires de la Bibliothèque nationale, par le ministre Rolland; c'en fut assez. Dénoncé par un certain Tobiesen Duby, employé subalterne dans le même établissement, il fut arrêté avec ses collègues, et conduit aux Madelonnettes. Il n'en sortit que pour rester sous la surveillance d'un gendarme, qui ne le quittait pas. Il avait conçu pour la prison une horreur profonde, et jurait de mourir plutôt que de s'y laisser reconduire. Cependant la tyrannie érigée par le crime, appuyée sur la terreur publique, devenait de jour en jour plus cruelle; on signifie brusquement à Chamfort qu'il faut retourner dans une maison d'arrêt; il se souvient de son serment: sous prétexte de faire ses préparatifs, il se retire dans une pièce voisiné, s'y renferme, charge un pistolet, veut le tirer sur son front, se fracasse le haut du nez et s'enfonce l'œil droit. Étonné de vivre et résolu de mourir, il saisit un rasoir, essaie de se couper la gorge, y revient à plusieurs reprises, et se met les chairs en lambeaux; l'impuissance de sa main ne change rien aux résolutions de son âme; il se porte plusieurs coups vers le cœur, et commençant à défaillir, il tâche par un dernier effort de se couper les deux jarrets, et de s'ouvrir les veines. Enfin, vaincu par la douleur, il pousse un cri et se jette sur un siège. Les personnes qui se trouvaient chez lui, et avec lesquelles il venait de dîner, averties de ce qui se passait par le bruit du coup de pistolet et par le sang qui coule à flots sous la porte, se pressent autour de Chamfort pour étancher le sang avec des mouchoirs, des linges, des bandages; mais lui, d'une voix ferme, déclare qu'il a voulu mourir en homme libre, plutôt que d'être reconduit en esclave dans une maison d'arrêt, et que si, par violence, on s'obstinait à l'y traîner dans l'état où il est, il lui reste assez de force pour achever ce qu'il a commencé. «Je suis un homme libre, ajouta-t-il, jamais on ne me fera rentrer vivant dans une prison.» Il signa cette déclaration où respire l'énergie du plus ferme caractère; et sans daigner s'apercevoir qu'il pouvait être entendu des nombreux agens de la tyrannie, il continua de s'expliquer librement sur les motifs de l'action qu'il venait de commettre. Il disait à ses amis: «Voilà ce que c'est que d'être maladroit de la main; on ne réussit à rien, pas même à se tuer. Et cependant je pouvais le faire en sûreté, ajoutait-il; je ne craignais pas du moins d'être jeté à la voierie du Panthéon.» C'était ainsi qu'il l'appelait depuis l'apothéose de Marat. Contre son attente, les progrès de la guérison furent très-rapides; il s'amusait à traduire les épigrammes de l'anthologie; et, tout meurtri des coups qu'il s'était portés pour se soustraire à ceux de la tyrannie, il ne craignait pas de se montrer aux tyrans. Les tendres soins qu'il avait reçus de l'amitié semblaient avoir adouci l'idée du besoin qu'il en avait eu. «Ce n'est point à la vie que je suis revenu, disait-il, c'est à mes amis.»
Toujours plus indigné des horreurs dont il avait voulu s'affranchir par la mort, on l'entendit dire plus d'une fois: «Ce que je vois me donne à tout moment l'envie de me recommencer.» Obligé, par la perte presque totale de ses moyens d'existence et par les frais considérables de sa détention et de son traitement, à vivre de privations, il alla s'établir, avec ce qui lui restait de ses livres, dans une modeste chambre de la rue Chabanais, sans regretter pourtant le temps où il occupait un appartement au Palais-Bourbon, ou dans l'hôtel de M. de Vaudreuil. Il n'avait conservé, de l'ancien ordre de choses, que le souvenir de ses abus, et du nouveau, que l'espoir que la liberté sortirait triomphante de la lutte sanglante dans laquelle l'anarchie, excitée sourdement par le despotisme, l'avait engagée.
Ramené insensiblement à ses habitudes littéraires, ce fut presque uniquement pour l'occuper d'une manière utile que Ginguené et quelques autres conçurent le projet du journal intitulé: la Décade philosophique; mais la mort qui naguère s'était trop fait attendre, quand il s'en remettait à elle du soin de l'affranchir des tyrans, ne lui laissa pas le temps d'y travailler. Une humeur dartreuse, qui avait été contrariée dans son cours, acheva ce que la honte de vivre sous une tyrannie anarchique avait commencé. Chamfort expira le 13 avril 1793, non pas sur un grabat, comme l'ont dit quelques personnes mal instruites ou mal intentionnées, mais dans le modeste asile où ses malheurs l'avaient rélégué. La terreur était alors si générale, que ce fut un acte de courage que de l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure: et celui qui, au temps de sa faveur dans le monde, avait vu se presser autour de lui tant d'hommes se disant ses amis, semblait moins se rendre au champ de repos qu'à la terre de l'exil. Trois personnes seulement mouillèrent son cercueil de leurs larmes: MM. Van Praet, Sieyes et Ginguené.
Chamfort avait eu une jeunesse très-orageuse; sa pauvreté, ses passions, son goût exclusif pour les lettres, qui l'éloignait de toute occupation lucrative, donnèrent, à son entrée dans le monde un aspect qui put blesser des hommes austères; et ceux qui l'avaient suivi de moins près depuis cette ancienne époque, pouvaient en avoir conservé de fâcheuses impressions. La vivacité de son esprit, le sel de ses réparties, une certaine causticité naturelle, qui fait trop souvent suspecter la bonté du caractère, une invincible aversion pour la sottise confiante, et l'impossibilité absolue de déguiser ce sentiment, inspirèrent à beaucoup de gens une sorte de crainte qu'il prenait trop peu de soin de dissiper, et qui, pour l'ordinaire, se change facilement en haine. La chaleur avec laquelle il avait embrassé la cause d'une révolution qui heurtait tant de vieilles idées et blessait tant d'intérêts, lui a fait, de tous les ennemis de cette révolution, des ennemis personnels. Il avait pris, dans les réunions politiques et dans les clubs, l'habitude de parler haut, de soutenir son opinion à outrance, et de mettre la violence de la dispute à la place de cette discussion polie et spirituelle dont lui-même avait été le parfait modèle. «Il y a une certaine énergie ardente, a-t-il dit lui-même, mère ou compagne nécessaire de telle espèce de talens, laquelle, pour l'ordinaire, condamne ceux qui les possèdent au malheur, non pas d'être sans morale, de n'avoir pas de très-beaux mouvemens, mais de se livrer fréquemment à des écarts qui supposeraient l'absence de toute morale. C'est une âpreté dévorante dont ils ne sont pas maîtres et qui les rend très-odieux. On s'afflige en songeant que Pope et Swift, en Angleterre, Voltaire et Rousseau, en France, jugés, non par la haine, non par la jalousie, mais par l'équité, par la bienveillance, sur la foi des faits attestés ou avoués par leurs amis et par leurs admirateurs, seraient atteints et convaincus d'actions très-condamnables, de sentimens quelquefois pervers[1].»
Les événemens de la vie de Chamfort prouvent que la trempe de son âme était naturellement forte, et qu'habitué de bonne heure à lutter contre l'adversité, il ne s'en laissa jamais abattre. La philosophie avait tellement renforcé en lui la nature, qu'après avoir, pendant quelques années, joui des douceurs de l'aisance, il sut, déjà sur son déclin, envisager avec courage et sérénité une position presque aussi malheureuse que celle où il avait passé sa jeunesse. De là cette fierté qui ne savait composer avec rien de petit ni de servile, cet amour de l'indépendance qui repoussait toute chaîne, fût-elle d'or. Son plus grand malheur peut-être (s'il n'en trouva pas le dédommagement dans la philosophie et la vérité) fut d'être trop tôt et trop complètement détrompé de toute illusion. Son apparente misantropie était celle de J. J. Rousseau; il haïssait les hommes, mais parce qu'ils ne s'aimaient pas; et le secret de son caractère est tout entier dans ces mots qu'il répétait souvent: «Tout homme qui, à quarante ans, n'est pas misantrope, n'a jamais aimé les hommes.»
FIN DE LA NOTICE SUR CHAMFORT.
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CHAMFORT.
ÉLOGE DE MOLIÈRE.
DISCOURS QUI A REMPORTÉ LE PRIX DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
EN 1769.
Qui mores hominum inspexit....
HORACE.
Le nom de Molière manquait aux fastes de l'Académie. Cette foule d'étrangers, que nos arts attirent parmi nous, en voyant dans ce sanctuaire des lettres les portraits de tant d'écrivains célèbres, a souvent demandé: Où est Molière? Une de ces convenances que la multitude révère, et que le sage respecte, l'avait privé pendant sa vie des honneurs littéraires, et ne lui avait laissé que les applaudissemens de l'Europe. L'adoption éclatante que vous faites aujourd'hui, Messieurs, de ce grand homme, venge sa mémoire, et honore l'Académie. Tant qu'il vécut, on vit dans sa personne un exemple frappant de la bizarrerie de nos usages; on vit un citoyen vertueux, réformateur de sa patrie, désavoué par sa patrie, et privé des droits de citoyen; l'honneur véritable séparé de tous les honneurs de convention; le génie dans l'avilissement, et l'infamie associée à la gloire: mélange inexplicable, à qui ne connaîtrait point nos contradictions, à qui ne saurait point que le théâtre, respecté chez les Grecs, avili chez les Romains, ressuscité dans les états du souverain pontife[2], redevable de la première tragédie à un archevêque[3], de la première comédie à un cardinal[4], protégé en France par deux cardinaux[5], y fut à la fois anathématisé dans les chaires, autorisé par un privilége du roi et proscrit dans les tribunaux. Je n'entrerai point à ce sujet dans une discussion où je serais à coup sûr contredit, quelque parti que je prîsse. D'ailleurs Molière est si grand, que cette question lui devient étrangère. Toutefois je n'oublierai pas que je parle de comédie; je ne cacherai point la simplicité de mon sujet sous l'emphase monotone du panégyrique, et je n'imiterai pas les comédiens français, qui ont fait peindre Molière sous l'habit d'Auguste.
Le théâtre et la société ont une liaison intime et nécessaire. Les poètes comiques ont toujours peint, même involontairement, quelques traits du caractère de leur nation; des maximes utiles, répandues dans leurs ouvrages, ont corrigé peut-être quelques particuliers; les politiques ont même conçu que la scène pouvait servir à leurs desseins; le tranquille Chinois, le pacifique Péruvien allaient prendre au théâtre l'estime de l'agriculture, tandis que les despotes de la Russie, pour avilir aux yeux de leurs esclaves le patriarche dont ils voulaient saisir l'autorité, le faisaient insulter dans des farces grotesques: mais que la comédie dût être un jour l'école des mœurs, le tableau le plus fidèle de la nature humaine, et la meilleure histoire morale de la société; qu'elle dût détruire certains ridicules, et que, pour en retrouver la trace, il fallût recourir à l'ouvrage même qui les a pour jamais anéantis: voilà ce qui aurait semblé impossible avant que Molière l'eût exécuté.
Jamais poète comique ne rencontra des circonstances si heureuses: on commençait à sortir de l'ignorance; Corneille avait élevé les idées des Français; il y avait dans les esprits une force nationale, effet ordinaire des guerres civiles, et qui peut-être n'avait pas peu contribué à former Corneille lui-même: on n'avait point, à la vérité, senti encore l'influence du génie de Descartes, et jusque-là sa patrie n'avait eu que le temps de le persécuter; mais elle respectait un peu moins des préjugés combattus avec succès, à peu près comme le superstitieux qui, malgré lui, sent diminuer sa vénération pour l'idole qu'il voit outrager impunément: le goût des connaissances rapprochait des conditions jusqu'alors séparées. Dans cette crise, les mœurs et les manières anciennes contrastaient avec les lumières nouvelles; et le caractère national, formé par des siècles de barbarie, cessait de s'assortir, avec l'esprit nouveau qui se répandait de jour en jour. Molière s'efforça de concilier l'un et l'autre. L'humeur sauvage des pères et des époux, la vertu des femmes qui tenait un peu de la pruderie, le savoir défiguré par le pédantisme, gênaient l'esprit de société qui devenait celui de la nation; les médecins, également attachés à leurs robes, à leur latin et aux principes d'Aristote, méritaient presque tous l'éloge que M. Diafoirus donne à son fils, de combattre les vérités les plus démontrées; le mélange ridicule de l'ancienne barbarie et du faux bel-esprit moderne avait produit le jargon des précieuses; l'ascendant prodigieux de la cour sur la ville avait multiplié les airs, les prétentions, la fausse importance dans tous les ordres de l'état, et jusque dans la bourgeoisie: tous ces travers et plusieurs autres se présentaient avec une franchise et une bonne foi très-commode pour le poète comique: la société n'était point encore une arène où l'on se mesurât des yeux avec une défiance déguisée en politesse; l'arme du ridicule n'était point aussi affilée qu'elle l'est devenue depuis, et n'inspirait point une crainte pusillanime, digne elle-même d'être jouée sur le théâtre: c'est dans un moment si favorable que fut placée la jeunesse de Molière. Né en 1620, d'une famille attachée au service domestique du roi, l'état de ses parens lui assurait une fortune aisée. Il eut des préjugés à vaincre, des représentations à repousser, pour embrasser la profession de comédien; et cet homme, qui a obtenu une place distinguée parmi les sages, parut faire une folie de jeunesse en obéissant à l'attrait de son talent. Son éducation ne fut pas indigne de son génie. Ce siècle mémorable réunissait alors sous un maître célèbre trois disciples singuliers: Bernier, qui devait observer les mœurs étrangères; Chapelle, fameux pour avoir porté la philosophie dans une vie licencieuse; et Molière, qui a rendu la raison aimable, le plaisir honnête et le vice ridicule. Ce maître, si heureux en disciples, était Gassendi, vrai sage, philosophe pratique, immortel pour avoir soupçonné quelques vérités prouvées depuis par Newton. Cet ordre de connaissances, pour lesquelles Molière n'eut point l'aversion que l'agrément des lettres inspire quelquefois, développa dans lui cette supériorité d'intelligence, qui peut le distinguer même des grands hommes ses contemporains. Il eut l'avantage de voir de près son maître combattre des erreurs accréditées dans l'Europe, et il apprit de bonne heure ce qu'un esprit sage ne sait jamais trop tôt, qu'un seul homme peut quelquefois avoir raison contre tous les peuples et contre tous les siècles. La force de cette éducation philosophique influa sur sa vie entière; et lorsque dans la suite il fut entraîné vers le théâtre, par un penchant auquel il sacrifia même la protection immédiate d'un prince, il mêla les études d'un sage à la vie tumultueuse d'un acteur, et sa passion pour jouer la comédie tourna encore au profit de son talent pour l'écrire. Toutefois il ne se pressa point de paraître; il remonta aux principes et à l'origine de son art. Il vit la comédie naître dans la Grèce, et demeurer trop long-temps dans l'enfance. La tragédie l'avait devancée, et l'art de représenter les héros avait paru plus important que celui de ridiculiser les hommes.
Les magistrats, en réservant la protection du gouvernement à la tragédie, dont l'éclat leur avait imposé, et qu'ils crurent seule capable de seconder leurs vues, ne prévoyaient pas qu'Aristophane aurait un jour, sur sa patrie, plus d'influence que les trois illustres tragiques d'Athènes. Molière étudia ses écrits, monument le plus singulier de l'antiquité grecque. Il vit avec étonnement les traits les plus opposés se confondre dans le caractère de ce poète. Satire cynique, censure ingénieuse, hardie, vrai comique, superstition, blasphême, saillie brillante, bouffonnerie froide: Rabelais sur la scène, tel est Aristophane. Il attaque le vice avec le courage de la vertu, la vertu avec l'audace du vice. Travestissemens ridicules ou affreux, personnages métaphysiques, allégories révoltantes, rien ne lui coûte; mais de cet amas d'absurdités naissent quelquefois des beautés inattendues. D'une seule scène partent mille traits de satire qui se dispersent et frappent à la fois: en un moment il a démasqué un traître, insulté un magistrat, flétri un délateur, calomnié un sage. Une certaine verve comique, et quelquefois une rapidité entraînante, voilà son seul mérite théâtral; et c'est aussi le seul que Molière ait daigné s'approprier. Combien ne dut-il pas regretter la perte des ouvrages de Ménandre! la comédie avait pris sous lui une forme plus utile. Les poètes, que la loi privait de la satire personnelle, furent dans la nécessité d'avoir du génie; et cette idée sublime de généraliser la peinture des vices, fut une ressource forcée où ils furent réduits par l'impuissance de médire. Une intrigue, trop souvent faible, mais prise dans des mœurs véritables, attaqua, non les torts passagers du citoyen, mais les ridicules plus durables de l'homme. Des jeunes gens épris d'amour pour des courtisanes, des esclaves fripons aidant leurs jeunes maîtres à tromper leurs pères, ou les précipitant dans l'embarras, et les en tirant par leur adresse: voilà ce qu'on vit sur la scène comme dans le monde. Quand les poètes latins peignirent ces mœurs, ils renoncèrent au droit qui fit depuis la gloire de Molière, celui d'être les réformateurs de leurs concitoyens. Sans compiler ici les jugemens portés sur Plaute et sur Térence, observons que la différence de leurs talens n'en met aucune dans le génie de leur théâtre. On ne voit point qu'une grande idée philosophique, une vérité mâle, utile à la société, ait présidé à l'ordonnance de leurs plans. Mais où Molière aurait-il cherché de pareils points de vue? Des esquisses grossières déshonoraient la scène dans toute l'Italie. La Calandra du cardinal Bibiena et la Mandragore de Machiavel n'avaient pu effacer cette honte. Ces ouvrages, par lesquels de grands hommes réclamaient contre la barbarie de leur siècle, n'étaient représentés que dans les fêtes qui leur avaient donné naissance. Le peuple redemandait avec transport ces farces monstrueuses, assemblage bizarre de scènes quelquefois comiques, jamais vraisemblables, dont l'auteur abandonnait le dialogue au caprice des comédiens, et qui semblaient n'être destinées qu'à faire valoir la pantomime italienne. Toutefois quelques-unes de ces scènes, admises depuis dans les chefs-d'œuvres de Molière, ramenées à un but moral, et surtout embellies du style d'Horace et de Boileau, montrent avec quel succès le génie peut devenir imitateur.
Le théâtre espagnol lui offrit quelquefois une intrigue pleine de vivacité et d'esprit; et s'il y condamna le mélange du sacré et du profane, de la grandeur et de la bouffonnerie, les fous, les astrologues, les scènes de nuit, les méprises, les travestissemens, l'oubli des vraisemblances, au moins vit-il que la plupart des intrigues roulaient sur le point d'honneur et sur la jalousie, vrai caractère de la nation. Le titre de plusieurs ouvrages annonçait même des pièces de caractère; mais ce titre donnait de fausses espérances, et n'était qu'un point de ralliement où se réunissaient plusieurs intrigues: genre inférieur dans lequel Molière composa l'Étourdi, et dont le Menteur est le chef-d'œuvre. Telles étaient les sources où puisaient Scarron, Thomas Corneille, et leurs contemporains. La nation n'avait produit d'elle-même que des farces méprisables; et, sans quelques traits de l'Avocat Patelin (car pourquoi citerai-je les comédies de P. Corneille?) ce peuple si enjoué, si enclin à la plaisanterie, n'aurait pu se glorifier d'une seule scène de bon comique. Mais, pour un homme tel que Molière, la comédie existait dans des ouvrages d'un autre genre. Tout ce qui peut donner l'idée d'une situation, développer un caractère, mettre un ridicule en évidence, en un mot toutes les ressources de la plaisanterie, lui parurent du ressort de son art. L'ironie de Socrate, si bien conservée dans les dialogues de Platon, cette adresse captieuse avec laquelle il dérobait l'aveu naïf d'un travers, était une figure vraiment théâtrale; et dans ce sens le sage de la Grèce était le poète comique des honnêtes gens, Aristophane n'était que le bouffon du peuple. Combien de traits dignes de la scène dans Horace et dans Lucien! Et Pétrone, lorsqu'il représente l'opulent et voluptueux Trimalcon entendant parler d'un pauvre et demandant: Qu'est-ce qu'un pauvre? La comédie, au moins celle d'intrigue, existait dans Bocace; et Molière en donna la preuve aux Italiens. Elle existait dans Michel Cervante, qui eut la gloire de combattre et de vaincre un ridicule dont le théâtre espagnol aurait dû faire justice. Elle existait dans la gaîté souvent grossière, mais toujours naïve, de Rabelais et de Verville, dans quelques traits piquans de la Satire Ménipée, et surtout dans les Lettres provinciales. Parvenu à connaître toutes les ressources de son art, Molière conçut quel pouvait en être le chef-d'œuvre. Qu'est-ce en effet qu'une bonne comédie? C'est la représentation naïve d'une action plaisante, où le poète, sous l'apparence d'un arrangement facile et, naturel, cache les combinaisons les plus profondes; fait marcher de front, d'une manière comique, le développement de son sujet et celui de ses caractères mis dans tout leur jour par leur mélange, et par leur contraste avec les situations; promenant le spectateur de surprise en surprise; lui donnant beaucoup et lui promettant davantage; faisant servir chaque incident, quelquefois chaque mot, à nouer ou à dénouer; produisant avec un seul moyen plusieurs effets tous préparés et non prévus, jusqu'à ce qu'enfin le dénouement décèle par ses résultats une utilité morale, et laisse voir le philosophe caché derrière le poète. Que ne puis-je montrer l'application de ces principes à toutes les comédies de Molière! On verrait quel artifice particulier a présidé à chacun de ses ouvrages; avec quelle hardiesse il élève dans les premières scènes son comique au plus haut degré, et présente aux spectateurs un vaste lointain, comme dans l'Ecole des femmes; comment il se contente quelquefois d'une intrigue simple afin de ne laisser paraître que les caractères, comme dans le Misantrope; avec quelle adresse il prend son comique dans les rôles accessoires, ne pouvant le faire naître du rôle principal; c'est l'artifice du Tartuffe; avec quel art un seul personnage, presque détaché de la scène, mais animant tout le tableau, forme par un contraste piquant les groupes inimitables du Misantrope et des Femmes savantes; avec quelle différence il traite le comique noble et le comique bourgeois, et le parti qu'il tire de leur mélange dans le Bourgeois Gentilhomme; dans quel moment il offre ses personnages au spectateur, nous montrant Harpagon dans le plus beau moment de sa vie, le jour qu'il marie ses enfans, qu'il se marie lui-même, le jour qu'il donne à dîner. Enfin on verrait chaque pièce présenter des résultats intéressans sur ce grand art, ouvrir toutes les sources du comique, et de l'ensemble de ses ouvrages se former une poétique complète de la comédie.
Forcés d'abandonner ce terrain trop vaste, saisissons du moins le génie de ce grand homme et le but philosophique de son théâtre. Je vois Molière, après deux essais que ses chefs-d'œuvres mêmes n'ont pu faire oublier, changer la forme de la comédie. Le comique ancien naissait d'un tissu d'événemens romanesques, qui semblaient produits par le hasard, comme le tragique naissait d'une fatalité aveugle: Corneille, par un effort de génie, avait pris l'intérêt dans les passions; Molière, à son exemple, renversa l'ancien système; et, tirant le comique du fond des caractères, il mit sur la scène la morale en action, et devint le plus aimable précepteur de l'humanité qu'on eût vu depuis Socrate. Il trouva, pour y réussir, des ressources qui manquaient à ses prédécesseurs: les différens états de la société, leurs préjugés, leurs préventions, leur admiration exclusive pour eux-mêmes, leur mépris mutuel et inexorable, sont des puérilités réservées aux peuples modernes. Les Grecs et les Romains, n'étant point pour leur vie emprisonnés dans un seul état de la société, ne cherchaient point à accréditer des préjugés en faveur d'une condition qu'ils pouvaient quitter le lendemain, ni à jeter sur les autres un ridicule qui les exposait à jouer un jour le rôle de ces maris honteux de leurs anciens traits satiriques contre un joug qu'ils viennent de subir.
La vie retirée des femmes privait le théâtre d'une autre source de comique. Partout elles sont le ressort de la comédie. Sont-elles enfermées, il faut parvenir jusqu'à elles; et voilà le comique d'intrigue: sont-elles libres, leur caractère, devenu plus actif, développe le nôtre; et voilà le comique de caractère. Du commerce des deux sexes naît cette foule de situations piquantes où les placent mutuellement l'amour, la jalousie, le dépit, les ruptures, les réconciliations, enfin l'intérêt mêlé de défiance que les deux sexes prennent involontairement l'un à l'autre. Ne serait-il pas possible, d'ailleurs, que les femmes eussent des ridicules particuliers, et que le théâtre trouvât sa plus grande richesse dans la peinture des travers aimables dont la nature les a favorisées? Celui que Molière attaqua dans les Précieuses fut anéanti; mais l'ouvrage survécut à l'ennemi qu'il combattait. Plût à Dieu que la comédie du Tartuffe eût eu le même honneur! C'est une gloire que Molière eut encore dans les Femmes savantes. C'est qu'il ne s'est pas contenté de peindre les travers passagers de la société: il a peint l'homme de tous les temps; et s'il n'a pas négligé les mœurs locales, c'est une draperie légère qu'il jette hardiment sur le nu, et qui laisse sentir la justesse des proportions et la netteté des contours.
Le prodigieux succès des Précieuses, en apprenant à Molière le secret de ses forces, lui montra l'usage qu'il en devait faire. Il conçut qu'il aurait plus d'avantage à combattre le ridicule qu'à s'attaquer au vice. C'est que le ridicule est une forme extérieure qu'il est possible d'anéantir; mais le vice, plus inhérent à notre âme, est un Protée, qui, après avoir pris plusieurs formes, finit toujours par être le vice. Le théâtre devint donc en général une école de bienséance plutôt que de vertu, et Molière borna quelque temps son empire pour y être plus puissant. Mais combien de reproches ne s'est-il point attirés en se proposant ce but si utile, le seul convenable à un poète comique, qui n'a pas, comme de froids moralistes, le droit d'ennuyer les hommes, et qui ne prend sa mission que dans l'art de plaire! Il n'immola point tout à la vertu; donc il immola la vertu même: telle fut la logique de la prévention ou de la mauvaise foi. On se prévalut de quelques détails nécessaires à la constitution de ses pièces, pour l'accuser, d'avoir négligé les mœurs: comme si des personnages de comédie devaient être des modèles de perfection; comme si l'austérité, qui ne doit pas même être le fondement de la morale, pouvait devenir la base du théâtre. Eh! que résulte-t-il de ses pièces les plus libres, de l'Ecole des Maris et de l'Ecole des Femmes? Que ce sexe n'est point fait pour une gêne excessive; que la défiance l'irrite contre des tuteurs et des maris jaloux. Cette morale est-elle nuisible? N'est-elle pas fondée sur la nature et sur la raison? Pourquoi prêter à Molière l'odieux dessein de ridiculiser la vieillesse? Est-ce sa faute si un jeune homme amoureux est plus intéressant qu'un vieillard; si l'avarice est le défaut d'un âge avancé plutôt que de la jeunesse? Peut-il changer la nature et renverser les vrais rapports des choses? Il est l'homme de la vérité. S'il a peint des mœurs vicieuses, c'est qu'elles existent; et quand l'esprit général de sa pièce emporte leur condamnation, il a rempli sa tâche: il est un vrai philosophe et un homme vertueux. Si le jeune Cléante, à qui son père donne sa malédiction, sort en disant: Je n'ai que faire de vos dons, a-t-on pu se méprendre à l'intention du poète? Il eût pu sans doute représenter ce fils toujours respectueux envers un père barbare; il eût édifié davantage en associant un tyran et une victime; mais la vérité, mais la force de la leçon que le poète veut donner aux pères avares, que, devenaient-elles? L'Harpagon placé au parterre eût pu dire à son fils: Vois le respect de ce jeune homme: quel exemple pour toi! Voilà comme il faut être. Molière manquait son objet, et, pour donner mal-à-propos une froide leçon, peignait à faux la nature. Si le fils est blâmable, comme il l'est en effet, croit-on que son emportement, aussi bien que la conduite plus condamnable encore de la femme de Georges Dandin, soient d'un exemple bien pernicieux? Et fera-t-on cet outrage à l'humanité, de penser que le vice n'ait besoin que de se montrer pour entraîner tous les cœurs? Ceux que Cléante a scandalisés veulent-ils un exemple du respect et de la tendresse filiale? Qu'ils contemplent dans le Malade imaginaire la douleur touchante d'Angélique aux pieds de son père qu'elle croit mort, et les transports de sa joie quand il ressuscite pour l'embrasser. Chaque sujet n'emporte avec lui qu'un certain nombre de sentimens à produire, de vérités à développer; et Molière ne peut donner toutes les leçons à la fois. Se plaint-on d'un médecin qui sépare les maladies compliquées, et les traite l'une après l'autre?
Ce sont donc les résultats qui constituent la bonté des mœurs théâtrales; et la même pièce pourrait présenter des mœurs odieuses, et être d'une excellente moralité. On reproche avec raison à l'un des imitateurs de Molière d'avoir mis sur le théâtre un neveu mal honnête homme, qui, secondé par un valet fripon, trompe un oncle crédule, le vole, fabrique un faux testament, et s'empare de sa succession au préjudice des autres héritiers. Voilà sans doute le comble des mauvaises mœurs: mais que Molière eût traité ce sujet, il l'eût dirigé vers un but philosophique; il eût peint la destinée d'un vieux garçon, qui, n'inspirant un véritable intérêt à personne, est dépouillé tout vivant par ses collatéraux et ses valets. Il eût intitulé sa pièce le Célibataire, et enrichi notre théâtre d'un ouvrage plus nécessaire aujourd'hui qu'il ne le fut le siècle passé.
C'est ce désir d'être utile qui décèle un poète philosophe. Heureux s'il conçoit quels services il peut rendre: il est le plus puissant des moralistes. Veut-il faire aimer la vertu? une maxime honnête, liée à une situation forte de ses personnages, devient pour les spectateurs une vérité de sentiment. Veut-il proscrire le vice? il a dans ses mains l'arme du ridicule, arme terrible, avec laquelle Pascal a combattu une morale dangereuse, Boileau le mauvais goût, et dont Molière a fait voir sur la scène des effets plus prompts et plus infaillibles. Mais à quelles conditions cette arme lui sera-t-elle confiée? Avoir à la fois un cœur honnête, un esprit juste; se placer à la hauteur nécessaire pour juger la société; savoir la valeur réelle des choses, leur valeur arbitraire dans le monde, celle qu'il importerait de leur donner; ne point accréditer les vices que l'on attaque, en les associant à des qualités aimables (méprise devenue, trop commune chez les successeurs de Molière), qui renforcent ainsi les mœurs, au lieu de les corriger; connaître les maladies de son siècle; prévoir les effets de la destruction d'un ridicule: tels sont, dans tous les temps, les devoirs d'un poète comique. Et ne peut-il pas quelquefois s'élever à des vues d'une utilité, plus prochaine? Ce fut un assez beau spectacle de voir Molière, seconder le gouvernement dans le dessein d'abolir la coutume barbare d'égorger, son ami pour un mot équivoque; et, tandis que l'état multipliait les édits contre les duels, les proscrire sur la scène, en plaçant, dans la comédie des Fâcheux un homme d'une valeur reconnue, qui a le courage de refuser un duel. Cet usage n'apprendra-t-il point aux poètes quel emploi ils peuvent faire de leurs talens, et à l'autorité quel usage elle peut faire du génie?
Si jamais auteur comique a fait voir comment il avait conçu le système de la société, c'est Molière dans le Misantrope: c'est là que, montrant les abus qu'elle entraîne nécessairement, il enseigne à quel prix le sage doit acheter les avantages qu'elle procure; que, dans un système d'union fondé sur l'indulgence mutuelle, une vertu parfaite est déplacée parmi les hommes, et se tourmente elle-même sans les corriger; c'est un or qui a besoin d'alliage pour prendre de la consistance, et servir aux divers usages de la société. Mais en même temps l'auteur montre, par la supériorité constante d'Alceste sur tous les autres personnages, que la vertu, malgré les ridicules où son austérité l'expose, éclipse tout ce qui l'environne; et l'or qui a reçu l'alliage n'en est pas moins le plus précieux des métaux.
Molière, après le Misantrope, d'abord mal apprécié, mais bientôt mis à sa place, fut sans contredit le premier écrivain de la nation; lui seul réveillait sans cesse l'admiration publique. Corneille n'était plus le Corneille et du Cid et d'Horace; les apparitions du lutin qui, selon l'expression de Molière même, lui dictait ses beaux vers, devenaient tous les jours moins fréquentes; Racine, encouragé par les conseils et même par les bienfaits de Molière, qui par là donnait un grand homme à la France, n'avait encore produit qu'un seul chef-d'œuvre. Ce fut dans ce moment qu'on attaqua l'auteur du Misantrope. Il avait déjà éprouvé une disgrâce au théâtre: Cotin, le protégé de l'hôtel de Rambouillet, comblé des grâces de la cour; Boursault, qui força Molière de faire la seule action blâmable de sa vie, en nommant ses ennemis sur la scène; Montfleuri, qui, de son temps, eut des succès prodigieux, qui se crût égal, peut-être supérieur à Molière, et mourut sans être détrompé; tous ces hommes et la foule de leurs protecteurs avaient triomphé de la chute de D. Garcie de Navarre, et peut-être la moitié de la France s'était flattée que l'auteur n'honorerait point sa patrie. Forcés de renoncer à cette espérance, ses ennemis voulurent lui ôter l'honneur de ses plus belles scènes, en les attribuant à son ami Chapelle; artifice d'autant plus dangereux, que l'amitié même, en combattant ces bruits, craint quelquefois d'en triompher trop complètement. Et comment un homme que la considération attachée aux succès vient de chercher dans le sein de la paresse, ne serait-il pas tenté d'en profiter? Et s'il désavoue ces rumeurs, ne ressemble-t-il pas toujours un peu à ces jeunes gens qui, soupçonnés d'être bien reçus par une jolie femme, paraissent, dans leur désaveu même, vous remercier d'une opinion si flatteuse, et n'aspirer en effet qu'au mérite de la discrétion?
Au milieu de ces vaines intrigues, Molière, s'élevant au comble de son art et au-dessus de lui-même, songeait à immoler les vices sur la scène, et commença par le plus odieux. Il avait déjà signalé sa haine pour l'hypocrisie: la chaire n'a rien de supérieur à la peinture des faux dévots dans le Festin de Pierre. Enfin, il rassembla toutes ses forces, et donna le Tartuffe. C'est là qu'il montre l'hypocrisie dans toute son horreur, la fausseté, la perfidie, la bassesse, l'ingratitude qui l'accompagnent; l'imbécillité, la crédulité ridicule de ceux qu'un Tartuffe a séduits; leur penchant à voir partout de l'impiété et du libertinage, leur insensibilité cruelle, enfin l'oubli des nœuds les plus sacrés. Ici le sublime est sans cesse à côté du plaisant. Femmes, enfans, domestiques, tout devient éloquent contre le monstre; et l'indignation qu'il excite n'étouffe jamais le comique. Quelle circonspection, quelle justesse dans la manière dont l'auteur sépare l'hypocrisie de la vraie piété! C'est à cet usage qu'il a destiné le rôle du frère. C'est le personnage honnête de presque toutes ses pièces; et la réunion de ses rôles de frère formerait peut-être un cours de morale à l'usage de la société. Cet art, qui manque aux satires de Boileau, de tracer une ligne nette et précise entre le vice et la vertu, la raison et le ridicule, est le grand mérite de Molière. Quelle connaissance du cœur! quel choix dans l'assemblage des vices et des travers dont il compose le cortége d'un vice principal! avec quelle adresse il les fait servir à le mettre en évidence! Quelle finesse sans subtilité! quelle précision sans métaphysique dans les nuances d'un même vice! Quelle différence entre la dureté du superstitieux Orgon attendri malgré lui par les pleurs de sa fille, et la dureté d'Harpagon insensible aux larmes de la sienne!
C'est ce même sentiment des convenances, cette sûreté de discernement qui ont guidé Molière, lorsque, mettant sur la scène des vices odieux, comme ceux de Tartuffe et d'Harpagon, c'est un homme et non pas une femme qu'il offre à l'indignation publique. Serait-ce que les grands vices, ainsi que les grandes passions, fussent réservés à notre sexe; ou que la nécessité de haïr une femme fût un sentiment trop pénible, et dût paraître contre nature? S'il est ainsi, pourquoi, malgré le penchant mutuel des deux sexes, cette indulgence n'est-elle pas réciproque? C'est que les femmes font cause commune; c'est qu'elles sont liées par un esprit de corps, par une espèce de confédération tacite, qui, comme les ligues secrètes d'un état, prouve peut-être la faiblesse du parti qui se croit obligé d'y avoir recours.
Molière se délassait de tous ces chefs d'œuvres par des ouvrages d'un ordre inférieur, mais qui, toujours marqués au coin du génie, suffiraient pour la gloire d'un autre. Ce genre de comique où l'on admet des intrigues de valets, des personnages d'un ridicule outré, lui donnait des ressources dont l'auteur du Misantrope avait dû se priver. Ramené dans la sphère où les anciens avaient été resserrés, il les vainquit sur leur propre terrain. Quel feu! quel esprit, quelle verve! Celui qui appelait Térence un demi-Ménandre, aurait sans doute appelé Ménandre un demi-Molière. Quel parti ne tire-t-il pas de ce genre pour peindre la nature avec plus d'énergie! Cette mesure précise qui réunit la vérité de la peinture et l'exagération théâtrale, Molière la passe alors volontairement, et la sacrifie à la force de ses tableaux. Mais quelle heureuse licence! avec quelle candeur comique un personnage grossier, dévoilant des idées ou des sentimens que les autres hommes dissimulent, ne trahit-il, pas d'un seul mot la foule de ses complices! naïveté d'un effet toujours sûr au théâtre, mais que le poète ne rencontre que dans les états subalternes, et jamais dans la bonne compagnie, où chacun laisse deviner tous ses ridicules avant que de convenir d'un seul. Aussi est-ce le comique bourgeois qui produit le plus de ces mots que leur vérité fait passer de bouche en bouche. On sait, par exemple, que les hommes n'ont guère pour but que leur intérêt dans les conseils qu'ils donnent. Cette vérité, exprimée noblement, eût pu ne pas laisser de traces. Mais qu'un bourgeois, voyant la fille de son voisin attaquée de mélancolie, conseille au père de lui acheter une garniture de diamans pour hâter sa guérison, le mot qu'il s'attire: Vous êtes orfèvre, monsieur Josse! ne peut plus s'oublier, et devient proverbe dans l'Europe. Telle est la fécondité de ces proverbes, telle est l'étendue de leur application, qu'elle leur tient lieu de noblesse aux yeux des esprits les plus élevés, chez lesquels ils ne sont pas moins d'usage que parmi le peuple.
Mais si Molière a renforcé les traits de ses figures, jamais il n'a peint à faux ni la nature, ni la société. Chez lui jamais de ces marquis burlesques, de ces vieilles amoureuses, de ces Aramintes folles à dessein: personnages de convention parmi ses successeurs, et dont le ridicule forcé, ne peignant rien, ne corrige personne. Point de ces supercheries sans vraisemblance, de ces faux contrats qui concluent les mariages dans nos comédies, et qui nous feront regarder par la postérité comme un peuple de dupes et de faussaires. S'il a mis sur la scène des intrigues avec de jeunes personnes, c'est qu'alors on s'adressait à elles plutôt qu'à leurs mères, qui avaient rarement la prétention d'être les sœurs aînées de leurs filles. Jamais il ne montre ses personnages corrigés par la leçon qu'ils ont reçue. Il envoie le Misantrope dans un désert, le Tartuffe au cachot; ses jaloux n'imaginent qu'un moyen de ne plus l'être, c'est de renoncer aux femmes; le superstitieux Orgon, trompé par un hypocrite, ne croira plus aux honnêtes gens: il croit abjurer son caractère, et l'auteur le lui conserve par un trait de génie. Enfin, son pinceau a si bien réuni la force et la fidélité, que, s'il existait un être isolé, qui ne connût ni l'homme de la nature, ni l'homme de la société, la lecture réfléchie de ce poète pourrait lui tenir lieu de tous les livres de morale et du commerce de ses semblables.
Telle est la richesse de mon sujet, qu'on imputera sans doute à l'oubli les sacrifices que je fais à la précision. Je m'entends reprocher de n'avoir point développé l'âme de Molière; de ne l'avoir point montré toujours sensible et compatissant, assignant aux pauvres un revenu annuel sur ses revenus, immolant aux besoins de sa troupe les nombreux avantages qu'on lui faisait envisager en quittant le théâtre, sacrifiant même sa vie à la pitié qu'il eut pour des malheureux, en jouant la comédie la veille de sa mort. O Molière! tes vertus te rendent plus cher à ceux qui t'admirent; mais c'est ton génie qui intéresse l'humanité, et c'est lui surtout que j'ai dû peindre. Ce génie si élevé était accompagné d'une raison toujours sûre, calme et sans enthousiasme, jugeant sans passion les hommes et les choses: c'est par elle qu'il avait deviné Racine, Baron; apprécié La Fontaine, et connu sa propre place. Il paraît qu'il méprisait, ainsi que le grand Corneille, cette modestie affectée, ce mensonge des âmes communes, manége ordinaire à la médiocrité, qui appelle de fausses vertus au secours d'un petit talent. Aussi déploya-t-il toujours une hauteur inflexible à l'égard de ces hommes qui, fiers de quelques avantages frivoles, veulent que le génie ne le soit pas des siens; exigent qu'il renonce pour jamais au sentiment de ce qui lui est dû, et s'immole sans relâche à leur vanité. A cette raison impartiale, il joignait l'esprit le plus observateur qui fut jamais. Il étudiait l'homme dans toutes les situations; il épiait surtout ce premier sentiment si précieux, ce mouvement involontaire qui échappe à l'âme dans sa surprise, qui révèle le secret du caractère, et qu'on pourrait appeler le mot du cœur. La manière dont il excusait les torts de sa femme, se bornant à la plaindre, si elle était entraînée vers la coquetterie par un charme aussi invincible qu'il était lui-même entraîné vers l'amour, décèle à la fois bien de la tendresse, de la force d'esprit, et une grande habitude de réflexion. Mais sa philosophie, ni l'ascendant de son esprit sur ses passions, ne purent empêcher l'homme qui a le plus fait rire la France, de succomber à la mélancolie: destinée qui lui fut commune avec plusieurs poètes comiques; soit que la mélancolie accompagne naturellement le génie de la réflexion, soit que l'observateur trop attentif du cœur humain en soit puni par le malheur de le connaître. Que ceux qui savent lire dans le cœur des grands hommes conçoivent encore qu'elle dut être son indignation contre les préjugés dont il fut la victime. L'homme le plus extraordinaire de son temps, comme Boileau le dit depuis à Louis XIV, celui chez qui tous les ordres de la société allaient prendre des leçons de vertu et de bienséance, se voyait retranché de la société. Ah! du moins, s'il eut pressenti quelle justice on devait lui rendre! s'il eût pu prévoir qu'un jour dans ce temple des arts!... Mais non, il meurt; et, tandis que Paris est inondé, à l'occasion de sa mort, d'épigrammes folles et cruelles, ses amis sont forcés de cabaler pour lui obtenir un peu de terre. On la lui refuse long-temps; on déclare sa cendre indigne de se mêler à la cendre des Harpagons et des Tartuffes dont il a vengé son pays; et il faut qu'un corps illustre attende cent années pour apprendre à l'Europe, que nous ne sommes pas tous des barbares. Ainsi fut traité par les Français l'écrivain le plus utile, à la France. Malgré ses défauts, malgré les reproches qu'on fait à quelques-uns de ses dénouemens, à quelques négligences de style et à quelques expressions licencieuses, il fut avec Racine celui qui marcha le plus rapidement vers la perfection de son art. Mais Racine a été remplacé: Molière ne le fut pas; et même, à génie égal, ne pouvait guère l'être. C'est qu'il réunit des avantages et des moyens presque toujours séparés. Homme de lettres, il connut le monde et la cour; ornement de son siècle, il fut protégé; philosophe, il fut comédien. Depuis sa mort, tout ce que peut faire l'esprit venant après le génie, on l'a vu exécuté: mais ni Regnard, toujours bon plaisant, toujours comique par son style, souvent par la situation, dans ses pièces privées de moralité; ni Dancourt, soutenant par un dialogue vif, facile et gai, une intrigue agréable, quoique licencieuse gratuitement; ni Dufresni, toujours plein d'esprit, philosophe dans les détails, très-peu dans l'ensemble, faisant sortir son comique ou du mélange de plusieurs caractères inférieurs, ou du jeu de deux passions contrariées l'une par l'autre dans le même personnage; ni quelques auteurs célèbres par un ou deux bons ouvrages dans le genre où Molière en a tant donné: rien n'a dédommagé la nation, forcée enfin d'apprécier ce grand homme, en voyant sa place vacante pendant un siècle.
La trempe vigoureuse de son génie le mit sans effort au-dessus de deux genres qui ont depuis occupé la scène. L'un est le comique attendrissant, trop admiré, trop décrié; genre inférieur qui n'est pas sans beauté, mais qui, se proposant de tracer des modèles de perfection, manque souvent de vraisemblance, et est peut-être sorti des bornes de l'art en voulant les reculer. L'autre est ce genre plus faible encore, qui, substituant à l'imitation éclairée de la nature, à cette vérité toujours intéressante, seul but de tous les beaux-arts, une imitation puérile, une vérité minutieuse, fait de la scène un miroir où se répètent froidement et sans choix les détails les plus frivoles; exclut du théâtre ce bel assortiment de parties heureusement combinées, sans lequel il n'y a point de vraie création, et renouvellera parmi nous ce qu'on a vu chez les Romains, la comédie changée en simple pantomime, dont il ne restera rien à la postérité que le nom des acteurs qui, par leurs talens, auront caché la misère et la nullité des poètes.
Tous ces drames, mis à la place de la vraie comédie, ont fait penser qu'elle était anéantie pour jamais. La révolution des mœurs a semblé autoriser cette crainte. Le précepte d'être comme tout le monde, ayant fait de la société un bal masqué où nous sommes tous cachés sous le même déguisement, ne laisse percer que des nuances sur lesquelles le microscope théâtral dédaigne de s'arrêter; et les caractères, semblables à ces monnaies dont le trop grand usage a effacé l'empreinte, ont été détruits par l'abus de la société poussée à l'excès. C'est peu d'avoir semé d'épines la carrière, on s'est plu encore à la borner. Des conditions entières, qui autrefois payaient fidèlement un tribut de ridicules à la scène, sont parvenues à se soustraire à la justice dramatique: privilége que ne leur eût point accordé le siècle précédent, qui ne consultait point en pareil cas les intéressés, et n'écoutait pas la laideur déclamant contre l'art de peindre. Certains vices ont formé les mêmes prétentions, et ont trouvé une faveur générale. Ce sont des vices protégés par le public, dans la possession desquels on ne veut point être inquiété; et le poète est forcé de les ménager comme des coupables puissans que la multitude de leurs complices met à l'abri des recherches. S'il est ainsi, la vraie comédie n'existera bientôt plus que dans ces drames de société que leur extrême licence (car ils peignent nos mœurs) bannit à jamais de tous les théâtres publics.
Qui pourra vaincre tant d'obstacles multipliés? Le génie. On a répété que si Molière donnait ses ouvrages de nos jours, la plupart ne réussiraient point. On a dit une chose absurde. Eh! comment peindrait-il des mœurs qui n'existent plus? Il peindrait les nôtres: il arracherait le voile qui dérobe ces nuances à nos yeux. C'est le propre du génie de rendre digne des beaux arts la nature commune. Ce qu'il voit existait, mais n'existait que pour lui. Ce paysage sur lequel vous avez promené vos yeux, le peintre qui le considérait avec vous, le retrace sur la toile, et vous ne l'avez vu que dans ce moment: Molière est ce peintre. Le caractère est-il faible, ou veut-il se cacher, renforcez la situation; c'est une espèce de torture qui arrache au personnage le secret qu'il veut cacher. Tout devient théâtral dans les mains d'un homme de génie. Quoi de plus odieux que le Tartuffe? de plus aride en apparence que le sujet des Femmes savantes? Et ce sont les chefs-d'œuvres du théâtre. Quoi de plus triste qu'un pédant pyrrhonien incertain de son existence? Molière le met en scène avec un vieillard prêt à se marier, qui le consulte sur le danger de cet engagement. On conçoit dès lors tout le comique d'un pyrrhonisme qui s'exerce sur la fidélité d'une jolie femme.
Qui ne croirait, à nous entendre, que tous les vices ont disparu de la société? Ceux mêmes contre lesquels Molière s'est élevé, croit-on qu'ils soient anéantis? N'est-il plus de Tartuffe? et, s'il en existe encore, pense-t-on qu'en renonçant au manteau noir et au jargon mystique, ils aient renoncé à la perfidie et à la séduction? Ce sont des criminels dont Molière a donné le signalement au public, et qui sont cachés sous une autre forme. Les ridicules même qu'il a détruits n'en auraient-ils pas produit de nouveaux? Ne ressembleraient-ils pas à ces végétaux dont la destruction en fait naître d'autres sur la terre qu'ils ont couverte de leurs débris? Tel est le malheur de la nature humaine. Gardons-nous d'en conclure qu'on ne doive point combattre les ridicules: l'intervalle qui sépare la destruction des uns et la naissance des autres, est le prix de la victoire qu'on remporte sur eux. Que dirait-on d'un homme qui ne souhaiterait pas la fin d'une guerre ruineuse, sous prétexte que la paix est rarement de longue durée?
N'existerait-il pas un point de vue d'où Molière découvrirait une nouvelle carrière dramatique? Répandre l'esprit de société fut le but qu'il se proposa: arrêter ses funestes effets serait-il un dessein moins digne d'un sage? Verrait-il, sans porter la main sur ses crayons, l'abus que nous avons fait de la société et de la philosophie; le mélange ridicule des conditions; cette jeunesse qui a perdu toute morale à quinze ans, toute sensibilité à vingt; cette habitude malheureuse de vivre ensemble sans avoir besoin de s'estimer; la difficulté de se déshonorer, et, quand on y est enfin parvenu, la facilité de recouvrer son honneur et de rentrer dans cette île autrefois escarpée et sans bords? Les découvertes nouvelles faites sur le cœur humain par La Bruyère et d'autres moralistes, le comique original d'un peuple voisin qui fut inconnu à Molière, ne donneraient-ils pas de nouvelles leçons à un poète comique? D'ailleurs est-il certain que nos mœurs, dont la peinture nous amuse dans des romans agréables et dans des contes charmans, seront toujours ridicules en pure perte pour le théâtre? Rendons-nous plus de justice, augurons mieux de nos travers, et ne désespérons plus de pouvoir rire un jour à nos dépens. Après une déroute aussi complète des ridicules, qu'on la vit au temps de Molière, peut-être avaient-ils besoin d'une longue paix pour se mettre en état de reparaître. De bons esprits ont pensé qu'il fallait la révolution d'un siècle pour renouveller le champ de la comédie. Le terme est expiré: la nation demande un poète comique: qu'il paraisse; le trône est vacant.
FIN DE L'ÉLOGE DE MOLIÈRE.
ÉLOGE DE LA FONTAINE.
DISCOURS QUI A REMPORTÉ LE PRIX DE L'ACADÉMIE DE MARSEILLE
EN 1774.
Æsopo ingentem statuam posuêre Attici.
PHED. L. II., épilog.
Le plus modeste des écrivains, La Fontaine, a lui-même, sans le savoir, fait son éloge, et presque son apothéose, lorsqu'il a dit que,
C'est lui qui a fait ce présent à l'Europe; et c'est vous, messieurs, qui, dans ce concours solennel, allez, pour ainsi dire, élever en son honneur l'autel que lui donnait notre reconnaissance. Il semble qu'il vous soit réservé d'acquitter la nation envers deux de ses plus grands poètes, ses deux poètes les plus aimables. Celui que vous associez aujourd'hui à Racine, non moins admirable par ses écrits, encore plus intéressant par sa personne, plus simple, plus près de nous, compagnon de notre enfance, est devenu pour nous un ami de tous les momens. Mais, s'il est doux de louer La Fontaine; d'avoir à peindre le charme de cette morale indulgente qui pénètre dans le cœur sans le blesser, amuse l'enfant pour en faire un homme, l'homme pour en faire un sage, et nous menerait à la vertu en nous rendant à la nature; comment découvrir le secret de ce style enchanteur, de ce style inimitable et sans modèle, qui réunit tous les tons sans blesser l'unité? Comment parler de cet heureux instinct, qui sembla le diriger dans sa conduite comme dans ses ouvrages; qui se fait également sentir dans la douce facilité de ses mœurs et de ses écrits, et forma, d'une âme si naïve et d'un esprit si fin, un ensemble si piquant et si original? Faudra-t-il raisonner sur le sentiment, disserter sur les grâces, et ennuyer nos lecteurs pour montrer comment La Fontaine a charmé les siens? Pour moi, messieurs, évitant de discuter ce qui doit être senti, et de vous offrir l'analyse de la naïveté, je tâcherai seulement de fixer vos regards sur le charme de sa morale, sur la finesse exquise de son goût, sur l'accord singulier que l'un et l'autre eurent toujours avec la simplicité de ses mœurs; et dans ces différens points de vue, je saisirai rapidement les principaux traits qui le caractérisent.
PREMIERE PARTIE.
L'apologue remonte à la plus haute antiquité; car il commença dès qu'il y eut des tyrans et des esclaves. On offre de face la vérité à son égal: on la laisse entrevoir de profil à son maître. Mais, quelle que soit l'époque de ce bel art, la philosophie s'empara bientôt de cette invention de la servitude, et en fit un instrument de la morale. Lokman et Pilpay dans l'Orient, Ésope et Gabrias dans la Grèce, revêtirent la vérité du voile transparent de l'apologue; mais le récit d'une petite action réelle ou allégorique, aussi diffus dans les deux premiers que serré et concis dans les deux autres, dénué des charmes du sentiment et de la poésie, découvrait trop froidement, quoique avec esprit, la moralité qu'il présentait. Phèdre, né dans l'esclavage comme ses trois premiers prédécesseurs, n'affectant ni le laconisme excessif de Gabrias, ni même la brièveté d'Ésope, plus élégant, plus orné, parlant à la cour d'Auguste le langage de Térence; Faërne, car j'omets Avienus trop inférieur à son devancier; Faërne, qui, dans sa latinité du seizième siècle, semblerait avoir imité Phèdre, s'il avait pu connaître des ouvrages ignorés de son temps, ont droit de plaire à tous les esprits cultivés; et leurs bonnes fables donneraient même l'idée de la perfection dans ce genre, si la France n'eût produit un homme unique dans l'histoire des lettres, qui devait porter la peinture des mœurs dans l'apologue, et l'apologue dans champ de la poésie. C'est alors que la fable devient un ouvrage de génie, et qu'on peut s'écrier, comme notre fabuliste, dans l'enthousiasme que lui inspire ce bel art: C'est proprement un charme[6]. Oui, c'en est un sans doute; mais on ne l'éprouve qu'en lisant La Fontaine, et c'est à lui que le charme a commencé.
L'art de rendre la morale aimable existait à peine parmi nous. De tous les écrivains profanes, Montaigne seul (car pourquoi citerais-je ceux qu'on ne lit plus?) avait approfondi avec agrément cette science si compliquée, qui, pour l'honneur du genre humain, ne devrait pas même être une science. Mais, outre l'inconvénient d'un langage déjà vieux, sa philosophie audacieuse, souvent libre jusqu'au cynisme, ne pouvait convenir ni à tous les âges, ni à tous les esprits; et son ouvrage, précieux à tant d'égards, semble plutôt une peinture fidèle des inconséquences de l'esprit humain, qu'un traité de philosophie pratique. Il nous fallait un livre d'une morale douce, aimable, facile, applicable à toutes les circonstances, faite pour tous les états, pour tous les âges, et qui pût remplacer enfin, dans l'éducation, de la jeunesse,
car c'étaient là les livres de l'éducation ordinaire. La Fontaine cherche ou rencontre le genre de la fable que Quintilien regardait comme consacré à l'instruction de l'ignorance. Notre fabuliste, si profond aux yeux éclairés; semble avoir adopté l'idée de Quintilien: écartant tout appareil d'instruction, toute notion trop compliquée, il prend sa philosophie, dans les sentimens universels, dans les idées généralement reçues, et pour ainsi dire, dans la morale, des proverbes qui, après tout, sont le produit de l'expérience de tous les siècles. C'était le seul moyen d'être à jamais l'homme de toutes les nations; car la morale, si simple en elle-même, devient contentieuse au point de former des sectes, lorsqu'elle veut remonter aux principes d'où dérivent ses maximes, principes presque toujours contestés. Mais La Fontaine, en partant des notions communes et des sentimens nés avec nous, ne voit point dans l'apologue un simple récit qui mène à une froide moralité; il fait de son livre
Une ample comédie à cent acteurs divers.
C'est en effet comme de vrais personnages dramatiques qu'il faut les considérer; et, s'il n'a point la gloire d'avoir eu le premier cette idée si heureuse d'emprunter aux différentes espèces d'animaux l'image des différens vices que réunit, la nôtre; s'ils ont pu se dire comme lui:
lui seul a peint les défauts que les autres n'ont fait qu'indiquer. Ce sont des sages qui nous conseillent de nous étudier; La Fontaine nous dispense de cette étude, en nous montrant à nous-mêmes: différence qui laisse le moraliste à une si grande distance du poète. La bonhomie réelle ou apparente qui lui fait donner des noms, des surnoms, des métiers aux individus de chaque espèce; qui lui fait envisager les espèces mêmes comme des républiques, des royaumes, des empires, est une sorte de prestiges qui rend leur feinte existence réelle aux yeux de ses lecteurs. Ratopolis devient une grande capitale; et l'illusion où il nous amène est le fruit de l'illusion parfaite où il a su se placer lui-même. Ce genre de talent si nouveau, dont ses devanciers n'avaient pas eu besoin pour peindre les premiers traits de nos passions, devient nécessaire à La Fontaine, qui doit en exposer à nos yeux les nuances les plus délicates: autre caractère essentiel, né de ce génie d'observation dont Molière était si frappé dans notre fabuliste.
Je pourrais, messieurs, saisir une multitude de rapports entre plusieurs personnages de Molière et d'autres de La Fontaine; montrer en eux des ressemblances frappantes dans la marche et dans le langage des passions[7]; mais, négligeant les détails de ce genre, j'ose considérer l'auteur dès fables d'un point de vue plus élevé. Je ne cède point au vain désir d'exagérer mon sujet, maladie trop commune de nos jours; mais, sans méconnaître l'intervalle qui sépare l'art si simple de l'apologue, et l'art si compliqué de la comédie, j'observerai, pour être juste envers La Fontaine, que la gloire d'avoir été avec Molière le peintre le plus fidèle de la nature et de la société, doit rapprocher ici ces deux grands hommes. Molière, dans chacune de ses pièces, ramenant la peinture des mœurs à un objet philosophique, donne à la comédie la moralité de l'apologue; La Fontaine, transportant dans ses fables la peinture des mœurs, donne à l'apologue une des grandes beautés de la comédie, les caractères. Doués, tous les deux, au plus haut degré du génie d'observation, génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils descendent dans le plus profond secret de nos travers et de nos faiblesses; mais chacun, selon la double différence de son génie et de son caractère, les exprime différemment. Le pinceau de Molière doit être plus énergique et plus ferme; celui de La Fontaine plus délicat et plus fin: l'un rend les grands traits avec une force qui le montre comme supérieur aux nuances; l'autre saisit les nuances avec une sagacité qui suppose la science des grands traits. Le poète comique semble s'être plus attaché aux ridicules, et a peint quelquefois les formes passagères de la société; le fabuliste semble s'adresser davantage aux vices, et a peint une nature encore plus générale. Le premier me fait plus rire de mon voisin; le second me ramène plus à moi-même. Celui-ci me venge davantage des sottises d'autrui; celui-là me fait mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu les ridicules comme un défaut de bienséance, choquant pour la société; l'autre, avoir vu les vices comme un défaut de raison, fâcheux pour nous-mêmes. Après la lecture du premier, je crains l'opinion publique, après la lecture du second, je crains ma conscience. Enfin l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule, pourrait demeurer vicieux: corrigé par La Fontaine, il ne serait plus ni vicieux ni ridicule, il serait raisonnable et bon; et nous nous trouverions vertueux, comme La Fontaine était philosophe, sans nous, en douter.
Tels sont les principaux traits qui caractérisent chacun de ces grands hommes; et si l'intérêt qu'inspirent de tels noms me permet de joindre à ce parallèle quelques circonstances étrangères à leur mérité, j'observerai que, nés l'un et l'autre précisément à la même époque, tous deux sans modèles parmi nous, sans rivaux, sans successeurs, liés pendant leur vie d'une amitié constante, la même tombe les réunit après leur mort; et que la même poussière couvre les deux écrivains les plus originaux que la France ait jamais produits[8].
Mais ce qui distingue La Fontaine de tous les moralistes, c'est la facilité insinuante de sa morale; c'est cette sagesse, naturelle comme lui-même, qui paraît n'être qu'un heureux développement de son instinct. Chez lui, la vertu ne se présente point environnée du cortége effrayant qui l'accompagne d'ordinaire: rien d'affligeant, rien de pénible. Offre-t-il quelque exemple de générosité, quelque sacrifice, il le fait naître de l'amour, de l'amitié, d'un sentiment si simple, si doux que ce sacrifice même a dû paraître un bonheur. Mais, s'il écarte en général les idées tristes d'efforts, de privations, de dévouement, il semble qu'ils cesseraient d'être nécessaires, et que la société n'en aurait plus besoin. Il ne vous parle que de vous-même ou pour vous-même; et de ses leçons, ou plutôt de ses conseils, naîtrait le bonheur général. Combien cette morale est supérieure à celle de tant de philosophes qui paraissent n'avoir point écrit pour des hommes, et qui taillent, comme dit Montaigne, nos obligations à la raison d'un autre être! Telles sont en effet la misère et la vanité de l'homme, qu'après s'être mis au-dessous de lui même par ses vices, il veut ensuite s'élever au-dessus de sa nature par le simulacre imposant des vertus auxquelles il se condamne; et qu'il deviendrait, en réalisant les chimères de son orgueil, aussi-méconnaissable à lui-même par sa sagesse, qu'il l'est en effet par sa folie. Mais, après tous ces vains efforts, rendu à sa médiocrité naturelle, son cœur lui répète ce mot d'un vrai sage: que c'est une cruauté de vouloir élever l'homme à tant de perfection. Aussi tout ce faste philosophique tombe-t-il devant la raison simple, mais lumineuse, de La Fontaine. Un ancien osait dire qu'il faut combattre souvent les lois par la nature: c'est par la nature que La Fontaine combat les maximes outrées de la philosophie. Son livre est la loi naturelle en action: c'est la morale de Montaigne épurée dans une âme plus douce, rectifiée par un sens encore plus droit, embellie des couleurs d'une imagination plus aimable, moins forte peut-être, mais non pas moins brillante.
N'attendez point de lui ce fastueux mépris de la mort, qui, parmi quelques leçons d'un courage trop souvent nécessaire à l'homme, a fait débiter aux philosophes tant d'orgueilleuses absurdités. Tout sentiment exagéré n'avait point de prise sur son âme, s'en écartait naturellement; et la facilité même de son caractère semblait l'en avoir préservé. La Fontaine n'est point le poète de l'héroïsme: il est celui de la vie commune, de la raison vulgaire. Le travail, la vigilance, l'économie, la prudence sans inquiétude, l'avantage de vivre avec ses égaux, le besoin qu'on peut avoir de ses inférieurs, la modération, la retraite, voilà ce qu'il aime et ce qu'il fait aimer. L'amour, cet objet de tant de déclamations,
Ce mal qui peut-être est un bien,
dit La Fontaine, il le montre comme une faiblesse naturelle et intéressante. Il n'affecte point ce mépris pour l'espèce humaine, qui aiguise la satire mordante de Lucien, qui s'annonce hardiment dans les écrits de Montaigne, se découvre dans la folie de Rabelais, et perce quelquefois même dans l'enjouement d'Horace. Ce n'est point cette austérité qui appelle, comme dans Boileau, la plaisanterie au secours d'une raison sévère, ni cette dureté, misantropique de La Bruyère et de Pascal, qui, portant le flambeau dans l'abîme du cœur humain, jette une lueur effrayante sur ses tristes profondeurs. Le mal qu'il peint, il le rencontre: les autres l'ont cherché. Pour eux, nos ridicules sont des ennemis dont ils se vengent: pour La Fontaine, ce sont des passans incommodes dont il songe à se garantir; il rit et ne hait point[9]. Censeur assez indulgent de nos faiblesses, l'avarice est de tous nos travers celui qui paraît le plus révolter son bon sens naturel. Mais; s'il n'éprouve et n'inspire point
au moins préserve-t-il ses lecteurs du poison de la misantropie, effet ordinaire de ces haines. L'âme, après la lecture de ses ouvrages, calme, reposée, et, pour ainsi dire, rafraîchie comme au retour d'une promenade solitaire et champêtre, trouve en soi-même une compassion douce pour l'humanité, une résignation tranquille à la providence, à la nécessité, aux lois de l'ordre établi; enfin l'heureuse disposition de supporter patiemment les défauts d'autrui, et même les siens, leçon qui n'est peut-être pas une des moindres que puisse donner la philosophie.
Ici, messieurs, je réclame pour La Fontaine l'indulgence dont il a fait l'âme de sa morale; et déjà l'auteur des fables a sans doute obtenu la grâce de l'auteur des contes: grâce que ses derniers momens ont encore mieux sollicitée. Je le vois, dans son repentir, imitant en quelque sorte ce héros dont il fut estimé[10], qu'un peintre ingénieux nous représente déchirant de son histoire le récit des exploits que sa vertu condamnait; et si le zèle d'une pieuse sévérité reprochait encore à La Fontaine une erreur qu'il a pleurée lui-même, j'observerais qu'elle prit sa source dans l'extrême simplicité de son caractère; car c'est lui qui, plus que Boileau,
je remarquerais que les écrits de ce genre ne passèrent long-temps que pour des jeux d'esprit, des joyeusetés folâtres, comme le dit Rabelais dans un livre plus licencieux, devenu la lecture favorite, et publiquement avouée, des hommes les plus graves de la nation; j'ajouterais que la reine de Navarre, princesse d'une conduite irréprochable et même de mœurs austères, publia des contes beaucoup plus libres, sinon par le fond, du moins par la forme, sans que la médisance se permît, même à la cour, de soupçonner sa vertu. Mais, en abandonnant une justification trop difficile de nos jours, s'il est vrai que la décence dans les écrits augmente avec la licence des mœurs, bornons-nous à rappeler que La Fontaine donna dans ses contes le modèle de la narration badine; et, puisque je me permets d'anticiper ici sur ce que je dois dire de son style et de son goût, observons qu'il eut sur Pétrone, Machiavel et Boccace, malgré leur élégance et la pureté de leur langage, cette même supériorité que Boileau, dans sa dissertation, sur Joconde, lui donne sur l'Arioste lui-même. Et parmi ses successeurs, qui pourrait-on lui comparer? serait-ce ou Vergier, ou Grécourt, qui, dans la faiblesse de leur style, négligeant de racheter la liberté du genre par la décence de l'expression, oublient que les Grâces, pour être sans voile, ne sont pourtant pas sans pudeur? ou Sénecé, estimable pour ne s'être pas traîné sur les traces de La Fontaine en lui demeurant inférieur? ou l'auteur de la Métromanie, dont l'originalité, souvent heureuse, paraît quelquefois trop bizarre? Non sans doute, et il faut remonter jusqu'au plus grand poète de notre âge; exception glorieuse à La Fontaine lui-même, et pour laquelle il désavouerait le sentiment qui lui dicta l'un de ses plus jolis vers:
L'or se peut partager; mais non pas la louange.
Où existait avant lui, du moins au même degré, cet art de préparer, de fondre, comme sans dessein, les incidens; de généraliser des peintures locales; de ménager au lecteur ces surprises qui font l'âme de la comédie; d'animer ses récits par cette gaîté de style, qui est une nuance du style comique, relevée par les grâces d'une poésie légère qui se montre et disparaît tour à tour? Que dirai-je de cet art charmant de s'entretenir avec son lecteur, de se jouer de son sujet, de changer ses défauts en beautés, de plaisanter sur les objections, sur les invraisemblances; talent d'un esprit supérieur à ses ouvrages, et sans lequel on demeure trop souvent au-dessous? Telle est la portion de sa gloire que La Fontaine voulait sacrifier; et j'aurais essayé moi-même d'en dérober le souvenir à mes juges, s'ils n'admiraient en hommes de goût ce qu'ils réprouvent par des motifs, respectables, et si je n'étais forcé d'associer ses contes à ses apologues en m'arrêtant sur le style de cet immortel écrivain.
SECONDE PARTIE.
Si jamais on a senti à quelle hauteur le mérite du style et l'art de la composition pouvaient élever un écrivain, c'est par l'exemple de La Fontaine. Il règne dans la littérature une sorte de convention qui assigne les rangs d'après la distance reconnue entre les différens genres, à peu près comme l'ordre civil marque les places dans la société d'après la différence des conditions; et, quoique la considération d'un mérite supérieur puisse faire déroger à cette loi, quoiqu'un écrivain parfait dans un genre subalterne soit souvent préféré à d'autres écrivains d'un genre plus élevé, et qu'on néglige Stace pour Tibulle, ce même Tibulle n'est point mis à côté de Virgile. La Fontaine seul, environné d'écrivains dont les ouvrages présentent tout ce qui peut réveiller l'idée de génie, l'invention, la combinaison des plans, la force et la noblesse du style, La Fontaine paraît avec des ouvrages de peu d'étendue, dont le fond est rarement à lui, et dont le style est ordinairement familier: le bonhomme se place parmi tous ces grands écrivains, comme l'avait prévu Molière, et conserve au milieu d'eux le surnom d'inimitable. C'est une révolution qu'il a opérée dans les idées reçues, et qui n'aura peut-être d'effet que pour lui; mais elle prouve au moins que, quelles que soient les conventions littéraires qui distribuent les rangs, le génie garde une place distinguée à quiconque viendra, dans quelque genre que ce puisse être, instruire et enchanter les hommes. Qu'importe en effet de quel ordre soient les ouvrages, quand ils offrent des beautés du premier ordre? D'autres auront atteint la perfection de leur genre, le fabuliste aura élevé le sien jusqu'à lui.
Le style de La Fontaine est peut-être ce que l'histoire littéraire de tous les siècles offre de plus étonnant. C'est à lui seul qu'il était réservé de faire admirer, dans la brièveté d'un apologue, l'accord des nuances les plus tranchantes et l'harmonie des couleurs les plus opposées. Souvent une seule fable réunit la naïveté de Marot, le badinage et l'esprit de Voiture, des traits de la plus haute poésie, et plusieurs de ces vers que la force du sens grave à jamais dans la mémoire. Nul auteur n'a mieux possédé cette souplesse de l'âme et de l'imagination qui suit tous les mouvemens de son sujet. Le plus familier des écrivains devient tout à coup et naturellement le traducteur de Virgile ou de Lucrèce; et les objets de la vie commune sont relevés chez lui par ces tours nobles et cet heureux choix d'expression qui les rendent dignes du poëme épique. Tel est l'artifice de son style, que toutes ces beautés semblent se placer d'elles-mêmes dans sa narration, sans interrompre ni retarder sa marche. Souvent même la description la plus riche, la plus brillante, y devient nécessaire, et ne paraît, comme dans la fable du Chêne et du Roseau, dans celle du Soleil et de Borée, que l'exposé même du fait qu'il raconte. Ici, messieurs, le poète des grâces m'arrête et m'interdit, en leur nom, les détails et la sécheresse de l'analyse. Si l'on a dit de Montaigne qu'il faut le montrer et non le peindre, le transcrire et non le décrire, ce jugement n'est-il pas plus applicable à La Fontaine? Et combien de fois en effet n'a-t-il pas été transcrit? Mes juges me pardonneraient-ils d'offrir à leur admiration cette foule de traits présens au souvenir de tous ses lecteurs, et répétés dans tous ces livrés consacrés à notre éducation, comme le livre qui les a fait naître? Je suppose en effet que mes rivaux relèvent: l'un l'heureuse alliance de ses expressions, la hardiesse et la nouveauté de ses figures d'autant plus étonnantes qu'elles paraissent plus simples; que l'autre fasse valoir ce charme continu du style qui réveille une foule de sentimens, embellit de couleurs si riches et si variées tous les contrastes que lui présente son sujet, m'intéresse à des bourgeons gâtés par un écolier, m'attendrit sur le sort de l'aigle qui vient de perdre
Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance;
qu'un troisième vous vante l'agrément et le sel de sa plaisanterie qui rapproché si naturellement les grands et les petits objets, voit tour à tour dans un renard, Patrocle, Ajax, Annibal; Alexandre dans un chat; rappelle, dans le combat de deux coqs pour une poule, la guerre de Troie pour Hélène; met de niveau Pyrrhus et la laitière; se représente dans la querelle de deux chèvres qui se disputent le pas, fières de leur généalogie si poétique et si plaisante, Philippe IV et Louis XIV s'avançant dans l'île de la Conférence: que prouveront-ils ceux qui vous offriront tous ces traits, sinon que des remarques devenues communes peuvent être plus ou moins heureusement rajeunies par le mérite de l'expression? Et d'ailleurs, comment peindre un poète qui souvent semble s'abandonner comme dans une conversation facile; qui, citant Ulysse à propos des voyages d'une tortue, s'étonne lui-même de le trouver là; dont les beautés paraissent quelquefois une heureuse rencontre, et possèdent ainsi, pour me servir d'un mot qu'il aimait, la grâce de la soudaineté; qui s'est fait une langue et une poétique particulières; dont le tour est naïf quand sa pensée est ingénieuse, l'expression simple quand son idée est forte; relevant ses grâces naturelles par cet attrait piquant qui leur prête ce que la physionomie ajoute à la beauté; qui se joue sans cesse de son art; qui, à propos de la tardive maternité d'une alouette, me peint les délices du printemps, les plaisirs, les amours de tous les êtres, et met l'enchantement de la nature en contraste avec le veuvage d'un oiseau?
Pour moi, sans insister sur ces beautés différentes, je me contenterai d'indiquer les sources principales d'où le poète les a vu naître; je remarquerai que son caractère distinctif est cette étonnante aptitude à se rendre présent à l'action qu'il nous montre; de donner à chacun de ses personnages un caractère particulier dont l'unité se conserve dans la variété de ses fables, et le fait reconnaître partout. Mais une autre source de beautés bien supérieures, c'est cet art de savoir, en paraissant vous occuper de bagatelles, vous placer d'un mot dans un grand ordre de choses. Quand le loup, par exemple, accusant auprès du lion malade, l'indifférence du renard sur une santé si précieuse,
Daube, au coucher du roi, son camarade absent,
suis-je dans l'antre du lion? suis-je à la cour? Combien de fois l'auteur ne fait-il pas naître du fond de ses sujets, si frivoles en apparence, des détails qui se lient comme d'eux-mêmes aux objets les plus importans de la morale, et aux plus grands intérêts de la société? Ce n'est pas une plaisanterie d'affirmer que la dispute du lapin et de la belette, qui s'est emparée d'un terrier dans l'absence du maître; l'un faisant valoir la raison du premier occupant, et se moquant des prétendus droits de Jean Lapin; l'autre réclamant les droits de succession transmis au susdit Jean par Pierre et Simon ses aïeux, nous offre précisément le résultat de tant de gros ouvrages sur la propriété; et La Fontaine faisant dire à la belette:
Et quand ce serait un royaume?
Disant lui-même ailleurs:
Mon sujet est petit, cet accessoire est grand,
ne me force-t-il point d'admirer avec quelle adresse il me montre les applications générales de son sujet dans le badinage même de son style? Voilà sans doute un de ses secrets; voilà ce qui rend sa lecture si attachante, même pour les esprits les plus élevés: c'est qu'à propos du dernier insecte, il se trouve, plus naturellement qu'on ne le croit, près d'une grande idée, et qu'en effet il touche au sublime en parlant de la fourmi. Et craindrais-je d'être égaré par mon admiration pour La Fontaine, si j'osais dire que le système abstrait, tout est bien, paraît peut-être plus vraisemblable et surtout plus clair après le discours de Garo dans la fable de la Citrouille et du Gland, qu'après la lecture de Leibnitz et de Pope lui-même?
S'il sait quelquefois simplifier ainsi les questions les plus compliquées, avec quelle facilité la morale ordinaire doit-elle se placer dans ses écrits? Elle y naît sans effort, comme elle s'y montre sans faste, car La Fontaine ne se donne point pour un philosophe, il semble même avoir craint de le paraître. C'est en effet ce qu'un poète doit le plus dissimuler. C'est, pour ainsi dire, son secret; et il ne doit le laisser surprendre qu'à ses lecteurs les plus assidus et admis à sa confiance intime. Aussi La Fontaine ne veut-il être qu'un homme, et même un homme ordinaire. Peint-il les charmes de la beauté?
C'est surtout quand il vient de reprendre quelques-uns de nos travers, qu'il se plaît à faire cause commune avec nous, et à devenir le disciple des animaux qu'il a fait parler. Veut-il faire la satire d'un vice: il raconte simplement ce que ce vice fait faire au personnage qui en est atteint; et voilà la satire faite. C'est du dialogue, c'est des actions, c'est des passions des animaux que sortent les leçons qu'il nous donne. Nous en adresse-t-il directement: c'est la raison qui parle avec une dignité modeste et tranquille. Cette bonté naïve qui jette tant d'intérêt sur la plupart de ses ouvrages, le ramène sans cesse au genre d'une poésie simple qui adoucit l'éclat d'une grande idée, la fait descendre jusqu'au vulgaire par la familiarité de l'expression, et rend la sagesse plus persuasive en la rendant plus accessible. Pénétré lui-même de tout ce qu'il dit, sa bonne foi devient son éloquence, et produit cette vérité de style qui communique tous les mouvemens de l'écrivain. Son sujet le conduit à répandre la plénitude de ses pensées, comme il épanche l'abondance de ses sentimens, dans cette fable charmante où la peinture du bonheur de deux pigeons attendrit par degrés son âme, lui rappelle les souvenirs les plus chers, et lui inspire le regret des illusions qu'il a perdues.
Je n'ignore pas qu'un préjugé vulgaire croit ajouter à la gloire du fabuliste, en le représentant comme un poète qui, dominé par un instinct aveugle et involontaire, fut dispensé par la nature du soin d'ajouter à ses dons, et de qui l'heureuse indolence cueillait nonchalamment des fleurs qu'il n'avait point fait naître. Sans doute La Fontaine dut beaucoup à la nature qui lui prodigua la sensibilité la plus aimable, et tous les trésors de l'imagination; sans doute le fablier était né pour porter des fables: mais par combien de soins cet arbre si précieux n'avait-il pas été cultivé? Qu'on se rappelle cette foule de préceptes du goût le plus fin et le plus exquis, répandus dans ses préfaces et dans ses ouvrages; qu'on se rappelle ce vers si heureux, qu'il met dans la bouche d'Apollon lui-même:
Il me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde;
doutera-t-on que La Fontaine ne l'ait cherché, et que la gloire, ainsi que la fortune, ne vende ce qu'on croit qu'elle donne? Si ses lecteurs, séduits par la facilité de ses vers, refusent d'y reconnaître les soins d'un art attentif, c'est précisément ce qu'il a désiré. Nier son travail, c'est lui en assurer la plus belle récompense. O La Fontaine! ta gloire en est plus grande: le triomphe de l'art est d'être ainsi méconnu.
Et comment ne pas apercevoir ses progrès et ses études dans la marche même de son esprit? Je vois cet homme extraordinaire, doué d'un talent qu'à la vérité il ignore lui-même jusqu'à vingt-deux ans, s'enflammer tout à coup à la lecture d'une ode de Malherbe, comme Mallebranche à celle d'un livre de Descartes, et sentir cet enthousiasme d'une âme, qui, voyant de plus près la gloire, s'étonne d'être né pour elle. Mais pourquoi Malherbe opéra-t-il le prodige refusé à la lecture d'Horace et de Virgile? C'est que La Fontaine les voyait à une trop grande distance; c'est qu'ils ne lui montraient pas, comme le poète français, quel usage on pouvait faire de cette langue qu'il devait lui-même illustrer un jour. Dans son admiration pour Malherbe, auquel il devait, si je puis parler ainsi, sa naissance poétique, il le prit d'abord pour son modèle; mais, bientôt revenu au ton qui lui appartenait, il s'aperçut qu'une naïveté fine et piquante était le vrai caractère de son esprit: caractère qu'il cultiva par la lecture de Rabelais, de Marot, et de quelques-uns de leurs contemporains. Il parut ainsi faire rétrograder la langue, quand les Bossuet, les Racine, les Boileau en avançaient le progrès par l'élévation et la noblesse de leur style: mais elle ne s'enrichissait pas moins dans les mains de La Fontaine, qui lui rendait les biens qu'elle avait laissé perdre, et qui, comme certains curieux, rassemblant avec soin les monnaies antiques, se composait un véritable trésor. C'est dans notre langue ancienne qu'il puisa ces expressions imitatives ou pittoresques, qui présentent sa pensée avec toutes les nuances accessoires; car nul auteur n'a mieux senti le besoin de rendre son âme visible: c'est le terme dont il se sert pour exprimer un des attributs de la poésie. Voilà toute sa poétique à laquelle il paraît avoir sacrifié tous les préceptes de la poétique ordinaire et de notre versification, dont ses écrits sont un modèle, souvent même parce qu'il en brave les règles. Eh! le goût ne peut-il pas les enfreindre, comme l'équité s'élève au-dessus des lois?
Cependant La Fontaine était né poète, et cette partie de ses talens ne pouvait se développer dans les ouvrages dont il s'était occupé jusqu'alors. Il la cultivait par la lecture des modèles de l'Italie ancienne et moderne, par l'étude de la nature et de ceux qui l'ont su peindre. Je ne dois point dissimuler le reproche fait à ce rare écrivain par le plus grand poète de nos jours, qui refuse ce titre de peintre à La Fontaine. Je sens, comme il convient, le poids d'une telle autorité; mais celui qui loue La Fontaine serait indigne d'admirer son critique, s'il ne se permettait d'observer que l'auteur des fables, sans multiplier ces tableaux où le poète s'annonce à dessein comme peintre, n'a pas laissé d'en mériter le nom. Il peint rapidement et d'un trait: il peint par le mouvement de ses vers, par la variété de ses mesures et de ses repos, et surtout par l'harmonie imitative. Des figures vraies et frappantes, mais peu de bordure et point de cadre: voilà La Fontaine. Sa muse aimable et nonchalante rappelle ce riant tableau de l'Aurore dans un de ses poëmes, où il représente cette jeune déesse, qui, se balançant dans les airs,
Cette description charmante est à la fois une réponse à ses censeurs, et l'image de sa poésie.
Ainsi se formèrent par degrés les divers talens de La Fontaine, qui tous se réunirent enfin dans ses fables. Mais elles ne purent être que le fruit de sa maturité: c'est qu'il faut du temps à de certains esprits pour connaître les qualités différentes dont l'assemblage forme leur vrai caractère, les combiner, les assortir, fortifier ces traits primitifs par l'imitation des écrivains qui ont avec eux quelque ressemblance, et pour se montrer enfin tout entier dans un genre propre à déployer la variété de leurs talens. Jusqu'alors l'auteur, ne faisant pas usage de tous ses moyens, ne se présente point avec tous ses avantages. C'est un athlète doué d'une force réelle, mais qui n'a point encore appris à se placer dans une attitude qui puisse la développer toute entière. D'ailleurs, les ouvrages qui, tels que les fables de La Fontaine, demandent une grande connaissance du cœur humain et du système de la société, exigent un esprit mûri par l'étude et par l'expérience; mais aussi, devenus une source féconde de réflexions, ils rappellent sans cesse le lecteur, auquel ils offrent de nouvelles beautés et une plus grande richesse de sens à mesure qu'il a lui-même par sa propre expérience étendu la sphère de ses idées: et c'est ce qui nous ramène si souvent à Montaigne, à Molière et à La Fontaine.
Tels sont les principaux mérites de ces écrits
et qui, mettant l'auteur des fables au-dessus de son genre même, me dispensent de rappeler ici la foule de ses imitateurs étrangers ou français: tous se déclarent trop honorés de le suivre de loin; et s'il eut la bêtise, suivant l'expression de M. de Fontenelle, de se mettre au-dessous de Phèdre, ils ont l'esprit de se mettre au-dessous de La Fontaine, et d'être aussi modestes que ce grand homme. Un seul, plus confiant, s'est permis l'espérance de lutter avec lui; et cette hardiesse, non moins que son mérite réel, demande peut-être une exception. Lamotte, qui conduisit son esprit partout, parce que son génie ne l'emporta nulle part; Lamotte fit des fables...... O La Fontaine! la révolution d'un siècle n'avait point encore appris à la France combien tu étais un homme rare; mais, après un moment d'illusion, il fallut bien voir qu'un philosophe froidement ingénieux, ne joignant à la finesse ni le naturel,
Ni la grâce plus belle encore que la beauté;
ne possédant point ce qui plaît plus d'un jour; dissertant sur son art et sur la morale; laissant percer l'orgueil de descendre jusqu'à nous, tandis que son devancier paraît se trouver naturellement à notre niveau; tâchant d'être naïf, et prouvant qu'il a dû plaire; faible avec recherche, quand La Fontaine ne l'est jamais que par négligence, ne pouvait être le rival d'un poète simple, souvent sublime, toujours vrai, qui laisse dans le cœur le souvenir de tout ce qu'il dit à la raison, joint à l'art de plaire celui de n'y penser pas, et dont les fautes quelquefois heureuses font appliquer à son talent ce qu'il a dit d'une femme aimable:
Aussi tous les reproches qu'on a pu lui faire sur quelques longueurs, sur quelques incorrections, n'ont point affaibli le charme qui ramène sans cesse à lui, qui le rend aimable pour toutes les nations, et pour tous les âges sans en excepter l'enfance. Quel prestige peut fixer ainsi tous les esprits et tous les goûts? qui peut frapper les enfans, d'ailleurs si incapables de sentir tant de beautés? C'est la simplicité de ces formules où ils retrouvent la langue de la conversation; c'est le jeu presque théâtral de ces scènes si courtes et si animées; c'est l'intérêt qu'il leur fait prendre à ses personnages en les mettant sous leurs yeux: illusion qu'on ne retrouve plus chez ses imitateurs, qui ont beau appeler un singe Bertrand et un chat Raton, ne montrent jamais ni un chat ni un singe. Qui peut frapper tous les peuples? C'est ce fond de raison universelle répandu dans ses fables; c'est ce tissu de leçons convenables à tous les états de la vie; c'est cette intime liaison de petits objets à de grandes vérités: car nous n'osons penser que tous les esprits puissent sentir les grâces de ce style qui s'évanouissent dans une traduction; et, si on lit La Fontaine dans la langue originale, n'est-il pas vraisemblable qu'en supposant aux étrangers la plus grande connaissance de cette langue, les grâces de son style doivent toujours être mieux senties chez un peuple où l'esprit de société, vrai caractère de la nation, rapproche les rangs sans les confondre; où le supérieur voulant se rendre agréable sans trop descendre, l'inférieur plaire sans s'avilir, l'habitude de traiter avec tant d'espèces différentes d'amour-propre, de ne point les heurter dans la crainte d'en être blessés nous-mêmes, donne à l'esprit ce tact rapide, cette sagacité prompte, qui saisit les nuances les plus fines des idées d'autrui, présente les siennes dans le jour le plus convenable, et lui fait apprécier dans les ouvrages d'agrément les finesses de langue, les bienséances du style, et ces convenances générales, dont le sentiment se perfectionne par le grand usage de la société. S'il est ainsi, comment les étrangers, supérieurs à nous sur tant d'objets et si respectables d'ailleurs, pourraient-ils.... Mais quoi! puis-je hasarder cette opinion, lorsqu'elle est réfutée d'avance par l'exemple d'un étranger qui signale aux yeux de l'Europe son admiration pour La Fontaine? Sans doute cet étranger illustre, si bien naturalisé parmi nous, sent toutes les grâces de ce style enchanteur. La préférence qu'il accorde à notre fabuliste sur tant de grands hommes, dans le zèle qu'il montre pour sa mémoire, en est elle-même une preuve; à moins qu'on ne l'attribue en partie à l'intérêt qu'inspirent sa personne et son caractère[11].
TROISIÈME PARTIE.
Un homme ordinaire qui aurait dans le cœur les sentimens aimables dont l'expression est si intéressante dans les écrits de La Fontaine, serait cher à tous ceux qui le connaîtraient; mais le fabuliste avait pour eux (et ce charme n'est point tout à fait perdu pour nous), un attrait encore plus piquant: c'est d'être l'homme tel qu'il paraît être sorti des mains de la nature. Il semble qu'elle l'ait fait naître pour l'opposer à l'homme tel qu'il se compose dans la société, et qu'elle lui ait donné son esprit et son talent pour augmenter le phénomène et le rendre plus remarquable par la singularité du contraste. Il conserva jusqu'au dernier moment tous les goûts simples qui supposent l'innocence des mœurs et la douceur de l'âme; il a lui-même essayé de se peindre en partie dans son roman de Psyché, où il représente la variété de ses goûts, sous le nom de Polyphile, qui aime les jardins, les fleurs, les ombrages, la musique, les vers, et réunit toutes ces passions douces qui remplissent le cœur d'une certaine tendresse. On ne peut assez admirer ce fond de bienveillance générale qui l'intéresse à tous les êtres vivans:
Hôtes de l'univers, sous le nom d'animaux;
c'est sous ce point de vue qu'il les considère. Cette habitude de voir dans les animaux des membres de la société universelle, enfans d'un même père, disposition si étrange dans nos mœurs, mais commune dans les siècles reculés, comme on peut le voir par Homère, se retrouve encore chez plusieurs orientaux. La Fontaine est-il bien éloigné de cette disposition, lorsqu'attendri par le malheur des animaux qui périssent dans une inondation, châtiment des crimes des hommes, il s'écrie par la bouche d'un vieillard:
Il étend même cette sensibilité jusqu'aux plantes, qu'il anime non-seulement par ces traits hardis qui montrent toute la nature vivante sous les yeux d'un poète, et qui ne sont que des figures d'expression, mais par le ton affectueux d'un vif intérêt qu'il déclare lui-même, lorsque, voyant le cerf brouter la vigne qui l'a sauvé, il s'indigne
Serait-il impossible qu'il eût senti lui-même le prix de cette partie de son caractère, et qu'averti par ses premiers succès, il l'eût soigneusement cultivée? Non, sans doute; car cet homme, qu'on a cru[12] inconnu à lui-même, déclare formellement qu'il étudiait sans cesse le goût du public, c'est-à-dire tous les moyens de plaire. Il est vrai que, quoiqu'il se soit formé sur son art une théorie très-fine et très-profonde, quoiqu'il eût reçu de la nature ce coup-d'œil qui fit donner à Molière le nom de contemplateur, sa philosophie, si admirable dans les développemens du cœur humain, ne s'éleva point jusqu'aux généralités qui forment les systèmes: de là quelques incertitudes dans ses principes, quelques fables dont le résultat n'est point irrépréhensible, et où la morale paraît trop sacrifiée à la prudence; de là quelques contradictions sur différens objets de politique et de philosophie. C'est qu'il laisse indécises les questions épineuses, et prononce rarement sur ces problèmes dont la solution n'est point dans le cœur et dans un fond de raison universelle. Sur tous les objets de ce genre qui sont absolument hors de lui, il s'en rapporte volontiers à Plutarque et à Platon, et n'entre point dans les disputes des philosophes; mais, toutes les fois qu'il a véritablement une manière de sentir personnelle, il ne consulte que son cœur, et ne s'en laisse imposer ni par de grands mots ni par de grands noms. Sénèque, en nous conservant le mot de Mécénas qui veut vivre absolument, dût-il vivre goutteux, impotent, perclus, a beau invectiver contre cet opprobre; La Fontaine ne prend point le change, il admire ce trait avec une bonne foi plaisante; il le juge digne de la postérité. Selon lui, Mécénas fut un galant homme, et je reconnais celui qui déclare plus d'une fois vouloir vivre un siècle tout au moins.
Cette même incertitude de principes, il faut en convenir, passa même quelquefois dans sa conduite: toujours droit, toujours bon sans effort, il n'a point à lutter contre lui-même; mais a-t-il un mouvement blâmable, il succombe et cède sans combat. C'est ce qu'on put remarquer dans sa querelle avec Furetière et avec Lulli, par lequel il s'était vu trompe et, comme il dit, enquinaudé; car on ne peut dissimuler que l'auteur des fables n'ait fait des opéras peu connus: le ressentiment qu'il conçut contre la mauvaise foi de cet Italien, lui fit trouver dans le peu qu'il avait de bile, de quoi faire une satire violente; et sa gloire est qu'on puisse en être si étonné; mais, après, ce premier mouvement, redevenu La Fontaine, il reprit son caractère véritable, qui était celui d'un enfant, dont en effet il venait de montrer la colère. Ce n'est pas un spectacle sans intérêt que d'observer les mouvemens d'une âme qui, conservant même dans le monde les premiers traits de son caractère, sembla toujours n'obéir qu'à l'instinct de la nature. Il connut et sentit les passions; et, tandis que la plupart des moralistes les considéraient comme des ennemis de l'homme, il les regarda comme les ressorts de notre âme, et en devint, même l'apologiste. Cette idée, que les philosophes ennemis des stoïciens avaient rendue familière à l'antiquité, paraissait de son temps une idée nouvelle; et si l'auteur des fables la développa quelquefois avec plaisir, c'est qu'elle était pour lui une vérité de sentiment, c'est que des passions modérées étaient les instrumens de son bonheur. Sans doute le philosophe, dont la rigide sévérité voulut les anéantir en soi-même, s'indignait d'être entraîné par elles, et les redoutait comme l'intempérant craint quelquefois les festins. La Fontaine, défendu par la nature contre le danger d'abuser de ses dons, se laissa guider sans crainte à des penchans qui l'égarèrent quelquefois, mais sans le conduire au précipice. L'amour, cette passion qui parmi nous se compose de tant d'autres, reprit dans son âme sa simplicité naturelle: fidèle à l'objet de son goût, mais inconstant dans ses goûts, il paraît que ce qu'il aima le plus dans les femmes, fut celui de leurs avantages dont elles sont elles-mêmes le plus éprises, leur beauté. Mais le sentiment qu'elle lui inspira, doux comme l'âme qui l'éprouvait, s'embellit des grâces de son esprit, et la plus aimable sensibilité prit le ton de la galanterie la plus tendre. Qui a jamais rien dit de plus flatteur pour le sexe que le sentiment exprimé dans ces vers?
C'est ce goût pour les femmes, dont il parle sans cesse, comme l'Arioste, en bien et en mal, qui lui dicta ses contes, se reproduit sans danger et avec tant de grâces dans ses fables mêmes, et conduisit sa plume dans son roman de Psyché. Cette déesse nouvelle, que le conte ingénieux d'Apulée n'avait pu associer aux anciennes divinités de la poésie, reçut de la brillante imagination de La Fontaine une existence égale à celle des dieux d'Hésiode et d'Homère, et il eut l'honneur de créer comme eux une divinité. Il se plut à réunir en elle seule toutes les faiblesses des femmes, et, comme il le dit, leurs trois plus grands défauts: la vanité, la curiosité et le trop d'esprit; mais il l'embellit en même temps de toutes les grâces de ce sexe enchanteur. Il la place ainsi au milieu des prodiges de la nature et de l'art, qui s'éclipsent tous auprès d'elle. Ce triomphe de la beauté, qu'il a pris tant de plaisir à peindre, demande et obtient grâce pour les satires qu'il se permet contre les femmes, satires toujours générales: et dans cette Psyché même, il place au tartare
Ceux dont les vers ont noirci quelque belle.
Aussi ses vers et sa personne furent-ils également accueillis de ce sexe aimable, d'ailleurs si bien vengé de la médisance par le sentiment qui en fait médire. On a remarqué que trois femmes furent ses bienfaitrices, parmi lesquelles il faut compter cette, fameuse duchesse de Bouillon qui, séduite par cet esprit de parti, fléau de la littérature, se déclara si hautement contre Racine; car ce grand tragique, qu'on a depuis appelé le poète des femmes, ne put obtenir le suffrage des femmes les plus célèbres de son siècle, qui toutes s'intéressaient à la gloire de La Fontaine. La gloire fut une de ses passions les plus constantes; il nous l'apprend lui-même:
Un vain bruit et l'amour ont occupé mes ans;
et dans les illusions de l'amour même, cet autre sentiment conservait des droits sur son cœur.
Adieu, plaisir, honneurs, louange bien aimée,
s'écriait-il dans le regret que lui laissaient les momens perdus pour sa réputation. Ce ne fut pas sans doute une passion malheureuse: il jouit de cette gloire si chère, et ses succès le mirent au nombre de ces hommes rares à qui le suffrage public donne le droit de se louer eux-mêmes sans affliger l'amour-propre d'autrui. Il faut convenir qu'il usa quelquefois de cet avantage; car, tout étonnant que paraît La Fontaine, il ne fut pourtant pas un poète sans vanité. Mais, ne se louant que pour promettre à ses amis
Un temple dans ses vers,
pour rendre son encens plus digne d'eux, sa vanité même devint intéressante, et ne parut que l'aimable épanchement d'une âme naïve, qui veut associer ses amis à sa renommée. Ne croirait-on pas encore qu'il a voulu réclamer contre les portraits qu'on s'est permis de faire de sa personne, lorsqu'il ose dire:
Est-il vraisemblable, en effet, qu'un homme admis chez les Conti, les Vendôme, et parmi tant de sociétés illustres, fût tel que nous le représente une exagération ridicule, sur la foi de quelques réponses naïves échappées à ses distractions? La grandeur encourage, l'orgueil protège, la vanité cite un auteur illustre, mais la société n'appelle ou n'admet que celui qui sait plaire; et les Chaulieu, les Lafare, avec lesquels il vivait familièrement, n'ignoraient pas l'ancienne méthode de négliger la personne en estimant les écrits. Leur société, leur amitié, les bienfaits des princes de Conti et de Vendôme, et dans la suite ceux de l'auguste élève de Fénélon, récompensèrent le mérite de La Fontaine, et le consolèrent de l'oubli de la cour, s'il y pensa.
C'est une singularité bien frappante de voir un écrivain tel que lui, né sous un roi dont les bienfaits allèrent étonner les savans du nord, vivre négligé, mourir pauvre, et près d'aller dans sa caducité chercher, loin de sa patrie, les secours nécessaires à la simple existence: c'est qu'il porta toute sa vie la peine de son attachement à Fouquet, ennemi du grand Colbert. Peut-être n'eût-il pas été indigne de ce ministre célèbre de ne pas punir une reconnaissance et un courage qu'il devait estimer. Peut-être, parmi les écrivains dont il présentait les noms à la bienfaisance du roi, le nom de La Fontaine n'eût-il pas été déplacé; et la postérité ne reprocherait point à sa mémoire d'avoir abandonné au zèle bienfaisant de l'amitié, un homme qui fut un des ornemens de son siècle, qui devint le successeur immédiat de Colbert lui-même à l'Académie, et le loua d'avoir protégé les lettres. Une fois négligé, ce fut une raison de l'être toujours, suivant l'usage, et le mérite de La Fontaine n'était pas d'un genre à toucher vivement Louis XIV. Peut-être les rois et les héros sont-ils trop loin de la nature pour apprécier un tel écrivain: il leur faut des tableaux d'histoire plutôt que des paysages; et Louis XIV, mêlant à la grandeur naturelle de son âme quelques nuances de la fierté espagnole qu'il semblait tenir de sa mère, Louis XIV, si sensible au mérite des Corneille, des Racine, des Boileau, ne se retrouvait point dans des fables. C'était un grand défaut, dans un siècle où Despréaux fit un précepte de l'art poétique, de former tous les héros de la tragédie sur le monarque français[13]; et la description du passage du Rhin importait plus au roi que les débats du lapin et de la belette.
Malgré cet abandon du maître, qui retarda même la réception de l'auteur des fables à l'Académie française; malgré la médiocrité de sa fortune, La Fontaine (et l'on aime à s'en convaincre), La Fontaine fut heureux; il le fut même plus qu'aucun des grands poètes ses contemporains. S'il n'eut point cet éclat imposant attaché aux noms des Racine, des Corneille, des Molière, il ne fut point exposé au déchaînement de l'envie, toujours plus irritée par les succès de théâtre. Son caractère pacifique le préserva de ces querelles littéraires qui tourmentèrent la vie de Despréaux. Cher au public, cher aux plus grands génies de son siècle, il vécut en paix avec les écrivains médiocres; ce qui paraît un peu plus difficile, pauvre, mais sans humeur, comme à son insçu; libre des chagrins domestiques, d'inquiétude sur son sort, possédant le repos, de douces rêveries et le vrai dormir dont il fait de grands éloges: ses jours parurent couler négligemment comme ses vers. Aussi, malgré son amour pour la solitude, malgré son goût pour la campagne, ce goût si ami des arts auxquels il offre de plus près leur modèle, il se trouvait bien partout. Il s'écrie, dans l'ivresse des plus doux sentimens, qu'il aime à la fois la ville, la campagne; que tout est pour lui le souverain bien;
Il retrouve en tout lieu le bonheur qu'il porte en lui-même, et dont les sources intarissables sont l'innocente simplicité de son âme et la sensibilité d'une imagination souple et légère. Les yeux s'arrêtent, se reposent avec délices sur le spectacle d'un homme, qui, dans un monde trompeur, soupçonneux, agité de passions et d'intérêts divers, marche avec l'abandon d'une paisible sécurité, trouve sa sûreté dans sa confiance même, et s'ouvre un accès dans tous les cœurs, sans autre artifice que d'ouvrir le sien, d'en laisser échapper tous les mouvemens, d'y laisser lire même ses faiblesses, garans d'une aimable indulgence pour les faiblesses d'autrui. Aussi La Fontaine inspira-t-il toujours cet intérêt qu'on accorde involontairement à l'enfance. L'un se charge de l'éducation et de la fortune de son fils; car il avait cédé aux désirs de sa famille, et un soir il se trouva marié: l'autre lui donne un asile dans sa maison; il se croit parmi des frères; ils vont le devenir en effet, et la société reprend les vertus de l'âge d'or pour celui qui en a la candeur et la bonne foi. Il reçoit des bienfaits: il en a le droit, car il rendrait tout sans croire s'en être acquitté. Peut-être il est des âmes qu'une simplicité noble élève naturellement au-dessus de la fierté; et, sans blâmer le philosophe, qui écarte un bienfaiteur dans la crainte de se donner un tyran, sait se priver, souffrir et se taire, n'est-il pas plus beau, peut-être, n'est-il pas du moins plus doux de voir La Fontaine montrer à son ami ses besoins comme ses pensées, abandonner généreusement à l'amitié le droit précieux qu'elle réclame, et lui rendre hommage par le bien qu'il reçoit d'elle? Il aimait, c'était sa reconnaissance, et ce fut celle qu'il fit éclater envers le malheureux Fouquet J'admirerai sans doute, il le faut bien, un chef-d'œuvre de poésie et de sentiment dans sa touchante élégie sur cette fameuse disgrâce. Mais, si je le vois, deux ans après la chute de son bienfaiteur, pleurer à l'aspect du château où M. Fouquet avait été détenu; s'il s'arrête involontairement autour de cette fatale prison dont il ne s'arrache qu'avec peine; si je trouve l'expression de cette sensibilité, non dans un écrit public, monument d'une reconnaissance souvent fastueuse, mais dans l'épanchement d'un commerce secret, je partagerai sa douleur: j'aimerai l'écrivain que j'admire. O La Fontaine! essuie tes larmes, écris cette fable charmante des Deux Amis; et je sais où tu trouves l'éloquence du cœur et le sublime de sentiment: je reconnais le maître de cette vertu qu'il nomme, par une expression nouvelle, le don d'être ami. Qui l'avait mieux reçu de la nature ce don si rare? Qui a mieux éprouvé les illusions du sentiment? Avec quel intérêt, avec quelle bonne foi naïve, associant dans un même recueil plusieurs de ses immortels écrits à la traduction de quelques harangues anciennes, ouvrage de son ami Maucroix, ne se livre-t-il pas à l'espérance d'une commune immortalité? Que mettre au-dessus de son dévouement à ses amis, si ce n'est la noble confiance qu'il avait lui-même en eux? O vous! messieurs, vous qui savez si bien, puisque vous chérissez sa mémoire, sentir et apprécier ce charme inexprimable de la facilité dans les vertus, partage des mœurs antiques, qui de vous, allant offrir à son ami l'hospice de sa maison, n'éprouverait l'émotion la plus douce, et même le transport de la joie, s'il en recevait cette réponse aussi attendrissante qu'inattendue: J'y allais? Ce mot si simple, cette expression si naïve d'un abandon sans réserve, est le plus digne hommage rendu à l'humanité généreuse; et jamais bienfaiteur, digne de l'être, n'a reçu une si belle récompense de son bienfait.
Tel est l'image que mes faibles yeux ont pu saisir de ce grand homme, d'après ses ouvrages mêmes, plus encore que d'après une tradition récente, mais qui, trop souvent infidèle, s'est plu, sur la foi de quelques plaisanteries de société, à montrer, comme un jeu bizarre de la nature, un homme qui en fut véritablement un prodige; qui offrit le singulier contraste d'un conteur trop libre et d'un excellent moraliste; reçut en partage l'esprit le plus fin qui fut jamais, et devint en tout le modèle de la simplicité; posséda le génie de l'observation, même de la satire, et ne passa jamais que pour un bon homme; déroba, sous l'air d'une négligence quelquefois réelle, les artifices de la composition la plus savante; fit ressembler l'art au naturel, souvent même à l'instinct; cacha son génie par son génie même; tourna au profit de son talent l'opposition de son esprit et de son âme, et fut, dans le siècle des grands écrivains, sinon le premier, du moins le plus étonnant. Malgré ses défauts, observés même dans son éloge, il sera toujours le plus relu de tous les auteurs; et l'intérêt qu'inspirent ses ouvrages s'étendra toujours sur sa personne. C'est que plusieurs de ses défauts même participent quelquefois des qualités aimables qui les avaient fait naître; c'est qu'on juge l'homme et l'auteur par l'assemblage de ses qualités habituellement dominantes; et La Fontaine, désigné de son vivant par l'épithète de bon, ressemblance remarquable avec Virgile, conservera, comme écrivain, le surnom d'inimitable, titre qu'il obtint avant même d'être tout-à-fait apprécié, titre confirmé par l'admiration d'un siècle, et devenu, pour ainsi dire, inséparable de son nom.
FIN DE L'ÉLOGE DE LA FONTAINE.
NOTES
SUR
LES FABLES DE LA FONTAINE.
LIVRE PREMIER.
FABLE I.
Cette fable est une des plus faibles de La Fontaine. Elle n'est très-citée que parce qu'elle est la première. La fourmi qui paiera l'intérêt et le principal. Je chantais, eh bien! dansez maintenant. La brièveté la plus concise vaudrait mieux que ces prétendus ornemens.
Il y a là une équivoque, ou plutôt une vraie faute. La Fontaine veut dire que d'être prêteuse est son moindre défaut, pour faire entendre qu'elle ne l'est pas; et on peut croire qu'il dit que de n'être pas prêteuse est son moindre défaut, c'est-à dire qu'elle a de bien plus grands défauts que de ne pas prêter.
FABLE II.
C'est ici qu'on commence à trouver La Fontaine. Le discours du renard n'a que cinq vers, et n'en est pas moins un chef-d'œuvre. Monsieur du corbeau, pour entrer en matière; et à la fin, vous êtes le phénix, etc.
V. 14. Il est plaisant de mettre la morale dans la bouche de celui qui profite de la sottise: c'est le renard qui donne la leçon à celui qu'il a dupé, ce qui rend cette petite scène, en quelque sorte, théâtrale et comique.
Il est fâcheux que Monsieur rime avec Flatteur, c'est-à dire ne rime pas; mais c'était l'usage alors de prononcer l'r de monsieur. On tolère même de nos jours cette petite négligence au théâtre, parce qu'elle est moins remarquable.
FABLE III.
Cette petite fable est charmante par la vérité de la peinture, pour le dialogue des deux grenouilles, et pour l'expression élégante qui s'y trouve.
Plusieurs gens de goût blâment La Fontaine d'avoir mis la morale, ou à la fin, ou au commencement de chaque fable; chaque fable, disent-ils, contient sa morale dans elle-même: sévérité qui nous aurait fait perdre bien des vers charmans.
FABLE IV.
V. 5. Relevé. Mauvaise rime qu'on appelle suffisante; La Fontaine pouvait mettre d'un pas dégagé.
V. 6. Et faisait sonner sa sonnette.
Est un vers heureux, et d'harmonie imitative, qui s'est trouvé sous la plume de l'auteur.
La Fontaine ne manque pas, du moins autant qu'il le peut, l'occasion de mettre la morale de son Apologue dans la bouche d'un de ses acteurs. Cette fable des deux Mulets est d'une application bien fréquente.