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Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 1): Recueillies et publiées avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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DES ACADÉMIES.

OUVRAGE QUE MIRABEAU DEVAIT LIRE A L'ASSEMBLÉE NATIONALE, SOUS LE NOM DE RAPPORT SUR LES ACADÉMIES, EN 1791.

Messieurs,

L'Assemblée nationale a invité les différens corps, connus sous le nom d'académies, à lui présenter le plan de constitution que chacun d'eux jugerait à propos de se donner. Elle avait supposé, comme la convenance l'exigeait, que les académies chercheraient à mettre l'esprit de leur constitution particulière en accord avec l'esprit de la constitution générale. Je n'examinerai pas comment cette intention de l'assemblée a été remplie par chacun de ces corps: je me bornerai à vous présenter quelques idées sur l'académie française, dont la constitution plus connue, plus simple, plus facile à saisir, donne lieu à des rapprochemens assez étendus, qui s'appliquent comme d'eux-mêmes à presque toutes les corporations littéraires, surtout dans les gouvernemens libres. Qu'est-ce que l'Académie française? A quoi sert-elle? C'est ce qu'on demandait fréquemment, même sous l'ancien régime; et cette seule observation paraît indiquer la réponse qu'on doit faire à ces questions sous le régime nouveau. Mais, avant de prononcer une réponse définitive, rappelons les principaux faits. Ils sont notoires; ils sont avérés; ils ont été recueillis religieusement par les historiens de cette compagnie: ils ne seront pas contestés; on ne récuse pas pour témoins ses panégyristes.

Quelques gens de lettres, plus ou moins estimés de leur temps, s'assemblaient librement et par goût chez un de leurs amis, qu'ils élurent leur secrétaire. Cette société, composée seulement de neuf ou dix hommes, subsista inconnue pendant quatre ou cinq ans, et servit à faire naître différens ouvrages que plusieurs d'entre eux donnèrent au public. Richelieu, alors tout-puissant, eut connaissance de cette association. Cet homme, qu'un instinct rare éclairait sur tous les moyens, d'étendre ou de perfectionner le despotisme, voulut influer sur cette société naissante: il lui offrit sa protection, et lui proposa de la constituer sous autorité publique. Ces offres, qui affligèrent les associés, étaient à peu près des ordres: fallut fléchir. Placés entre sa protection et sa haine, leur choix pouvait-il être douteux? Après d'assez vives oppositions du parlement, toujours inquiet, toujours en garde contre tout ce qui venait de Richelieu; après plusieurs débats sur les limites de la compétence académique (que le parlement, dans ses alarmes, bornait avec soin aux mots, à la langue; enfin, mais avec beaucoup de peine, à l'éloquence), l'académie fut constituée légalement sous la protection du cardinal, à peu près telle qu'elle l'a été depuis sous celle du roi. Cette nécessité de remplir le nombre de quarante, fit entrer, dans la compagnie, plusieurs gens de lettres obscurs, dont le public n'apprit les noms que par leur admission dans ce corps: ridicule qui depuis s'est renouvelé plus d'une fois. Il fallut même, pour compléter le nombre académique, recourir à l'adoption de quelques gens en place, et d'un assez grand nombre de gens de la cour. On admira, on vanta, et on a trop vanté depuis ce mélange de courtisans et de gens de lettres, cette prétendue égalité académique, qui, dans l'inégalité politique et civile, ne pouvait être qu'une vraie dérision. Eh! qui ne voit que mettre alors Racine à côté d'un cardinal était aussi impossible qu'il le serait aujourd'hui de mettre un cardinal à côté de Racine? Quoiqu'il en soit, il est certain que cet étrange amalgame fut regardé alors comme un service rendu aux lettres: c'était peut-être en effet hâter de quelques momens l'opinion publique, que le progrès des idées et le cours naturel des choses auraient sûrement formée quelques années plus tard; mais enfin la nation, déjà disposée à sentir le mérite, ne l'était pas encore à le mettre à sa place. Elle estima davantage Patru en voyant à côté de lui un homme décoré; et cependant Patru, philosophe quoique avocat, faisait sa jolie fable d'Apollon, qui, après avoir rompu une des cordes de sa lyre, y substitua un fil d'or: le dieu s'aperçut que la lyre n'y gagnait pas; il y remit une corde vulgaire, et l'instrument redevint la lyre d'Apollon.

Cette idée de Patru était celle des premiers académiciens, qui tous regrettaient le temps qu'ils appelaient leur âge d'or; ce temps où, inconnus et volontairement assemblés, ils se communiquaient leurs pensées, leurs ouvrages et leurs projets, dans la simplicité d'un commerce vraiment philosophique et littéraire. Ces regrets subsistèrent pendant toute la vie de ces premiers fondateurs, et même dans le plus grand éclat de l'académie française. N'en soyons pas surpris: c'est qu'ils étaient alors ce qu'ils devaient être, des hommes libres, librement réunis pour s'éclairer: avantages qu'ils ne retrouvaient pas dans une association plus brillante.

C'est pourtant de cet éclat que les partisans de l'académie (ils sont en petit nombre) tirent les argumens qu'ils rebattent pour sa défense. Tous leurs sophismes roulent sur une seule supposition. Ils commencent par admettre que la gloire de tous les écrivains célèbres du siècle de Louis XIV, honorés du titre d'académiciens, forme la splendeur académique et le patrimoine de l'académie. En partant de cette supposition, voici comme ils raisonnent: Un écrivain célèbre a été de l'académie, ou il n'en a pas été. S'il en a été, tout va bien; il n'a composé ses ouvrages que pour en être; sans l'existence de l'académie, il ne les eût pas faits, du moins il n'en eût fait que de médiocres: cela est démontré. Si au contraire il n'a pas été de l'académie, rien de plus simple encore; il brûlait du désir d'en être; tout ce qu'il a fait de bon, il l'a fait pour en être: c'est un malheur qu'il n'en ait pas été; mais, sans ce but, il n'eût rien fait du tout, ou du moins il n'eût rien fait que de mauvais. Heureusement on n'ajoute point que, sans l'académie, cet écrivain ne serait jamais né. La conclusion de ce puissant dilemme est que les lettres et les académies sont une seule et même chose; que détruire les académies, c'est détruire l'espérance de voir renaître de grands écrivains, c'est se montrer ennemi des lettres, en un mot, c'est être un barbare, un vandale.

Certes, si on leur passe que, sans cette institution, la nation n'eût point possédé les hommes prodigieux dont les noms décorent la liste de l'académie; si leurs écrits forment, non pas une gloire nationale, mais une gloire académique, on n'a point assez vanté l'académie française, on est trop ingrat envers elle. L'Immortalité, cette devise du génie, qui pouvait paraître trop fastueuse pour une corporation, n'est plus alors qu'une dénomination juste, un honneur mérité, une dette que l'académie acquittait envers elle-même.

Mais qui peut admettre, de nos jours et dans l'assemblée nationale, que la gloire de tous ces grands hommes soit une propriété académique? Qui croira que Corneille, composant le Cid près du berceau de l'académie naissante, n'ait écrit ensuite Horace, Cinna, Polyeucte, que pour obtenir l'honneur d'être assis entre messieurs Granier, Salomon, Porchères, Colomby, Boissat, Bardin, Baudoin, Balesdens: noms obscurs, inconnus aux plus lettrés d'entre vous, et même échappés à la satire contemporaine? On rougirait d'insister sur une si absurde prétention.

Mais pour confondre, par le détail des faits, ceux qui lisent sans réfléchir, revenons à ce siècle de Louis XIV, cette époque si brillante de la littérature française, dont on confond mal à propos la gloire avec celle de l'académie.

Est-ce pour entrer à l'académie française qu'il fit ses chefs-d'œuvres, ce Racine, provoqué, excité dès sa première jeunesse par les bienfaits immédiats de Louis XIV; ce Racine qui, après avoir composé Andromaque, Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate, n'était pas encore de l'académie, et n'y fut admis que par la volonté connue de Louis XIV, par un mot du roi équivalant à une lettre de cachet: Je veux que vous en soyez. Il en fut.

Espérait-il être de l'académie, ce Boileau, dont les premiers ouvrages furent la satire de tant d'académiciens; qui croyait s'être fermé les portes de cette compagnie, ainsi qu'il le fait entendre dans son discours de réception; et qui, comme Racine, n'y fut admis que par le développement de l'influence royale.

Etait-il excité par un tel mobile, ce Molière, que son état de comédien empêchait même d'y prétendre, et qui n'en multiplia pas moins d'année en année les chefs-d'œuvres de son théâtre, devenu presque le seul théâtre comique de la nation?

Pense-t-on que l'académie ait aussi été l'ambition du bon La Fontaine, que la liberté de ses contes, et surtout son attachement à Fouquet, semblaient exclure de ce corps; qui n'y fut admis qu'à soixante-trois ans, après la mort de Colbert[18], persécuteur de Fouquet? et pense-t-on que, sans l'académie, le fablier n'eût point porté des fables?

Faut-il parler d'un homme moins illustre, mais distingué par un talent nouveau? Qui croira que l'auteur d'Atys et d'Armide, comblé des bienfaits de Louis XIV, n'eût point, sans la perspective académique, fait des opéras pour un roi qui en payait si bien les prologues[19]?

Voilà pour les poètes; et quand aux grands écrivains en prose, est-il vrai que Bossuet, Fléchier, Fénélon, Massillon, appelés par leurs talens aux premières dignités de l'église, avaient besoin de ce faible aiguillon, pour remplir la destinée de leur génie? Dans cette liste des seuls vrais grands écrivains du siècle de Louis XIV, nous n'avons omis que le philosophe La Bruyère, qui sans doute ne pensa pas plus à l'académie, en composant ses Caractères, que La Rochefoucault en écrivant ses Maximes. Nous ne parlons pas de ceux à qui cette idée fut toujours étrangère: Pascal, Nicole, Arnaud, Bourdaloue, Mallebranche, que leurs habitudes ou leur état en écartaient absolument. Il est inutile d'ajouter, à cette liste de noms si respectables, plusieurs noms profanes, mais célèbres, tels que ceux de Dufresny, Lesage et quelques autres poètes comiques, qui n'ont jamais prétendu à ce singulier honneur, ne l'ayant pas vu du côté plaisant, quoiqu'ils en fussent bien les maîtres.

Après avoir éclairci des idées dont la confusion faisait attribuer à l'existence d'un corps la gloire de ses plus illustres membres, examinons l'académie dans ce qui la constitue comme corporation, c'est-à dire, dans ses travaux, dans ses fonctions, et dans l'esprit général qui en résulte.

Le premier et le plus important de ses travaux est son dictionnaire. On sait combien il est médiocre, incomplet, insuffisant; combien il indigne tous les gens de goût; combien il révoltait surtout Voltaire qui, dans le court espace qu'il passa dans la capitale avant sa mort, ne put venir à l'académie sans proposer un nouveau plan, préliminaire indispensable, et sans lequel il est impossible de rien faire de bon. On sait qu'à dessein de triompher de la lenteur ordinaire aux corporations, il profita de l'ascendant qu'il exerçait à l'académie, pour exiger qu'on mît sur-le-champ la main à l'œuvre, prit lui-même la première lettre, distribua les autres à ses confrères, et s'excéda d'un travail qui peut-être hâta sa fin. Il voulait apporter le premier sa tâche à l'académie, et obtenir de l'émulation particulière ce que lui eût refusé l'indifférence générale. Il mourut: et avec lui tomba l'effervescence momentanée qu'il avait communiquée à l'académie. Il résulta seulement de ses critiques sévères et âpres, que les dernières lettres du dictionnaire furent travaillées avec plus de soin; qu'en revenant ensuite avec plus d'attention sur les premières, les académiciens, étonnés des fautes, des omissions, des négligences de leurs devanciers, sentirent que le dictionnaire ne pouvait, en cet état, être livré au public, sans exposer l'académie aux plus grands reproches, et surtout au ridicule: châtiment qu'elle redoute toujours, malgré l'habitude. Voilà ce qui reculera, de plusieurs années encore, la nouvelle édition d'un ouvrage qui paraissait à peu près tous les vingt ans, et qui se trouve en retard précisément à l'époque actuelle, comme pour attester victorieusement l'inutilité de cette compagnie.

Vingt ans, trente ans pour un dictionnaire! Et autrefois un seul homme, même un académicien, Furetière, en un moindre espace de temps, devança l'académie dans la publication d'un dictionnaire qu'il avait fait lui seul: ce qui occasionna, entre l'académie et l'auteur, un procès fort divertissant, où le public ne fut pas pour elle. Il existe un dictionnaire anglais, le meilleur de tous: c'est le travail du célèbre Johnson, qui n'en a pas moins publié, avant et après ce dictionnaire, quelques ouvrages estimés en Europe. Plusieurs autres exemples, choisis parmi nos littérateurs, montrent assez ce que peut, en ce genre, le travail obstiné d'un seul homme: Moréri, mort à vingt-neuf ans, après la première édition du dictionnaire qui porte son nom; Thomas Corneille, épuisé de travaux, commençant et finissant, dans sa vieillesse, deux grands ouvrages de ce genre, le Dictionnaire des Sciences et des Arts, en trois volumes in-fo.; un Dictionnaire géographique, en trois autres volumes in-fo.; La Martinière, auteur d'un Dictionnaire de Géographie, en dix volumes toujours in-fo.; enfin Bayle, auteur d'un Dictionnaire en quatre volumes in-fo., où se trouvent cent articles pleins de génie, luxe dont les in-fo. sont absolument dispensés, et dont s'est préservé surtout le Dictionnaire de l'Académie.

Et pourtant, là se bornent tous ses travaux. Les statuts de ce corps, enregistrés au parlement, lui permettaient (c'était presque lui commander) de donner au public une grammaire et une rhétorique; voilà tout: car pour une logique, les parlemens ne l'eussent pas permis. Eh bien! où sont cette grammaire et cette rhétorique? Elles n'ont jamais paru. Cependant, auprès de la capitale, aux portes de l'académie, un petit nombre de solitaires, MM. de Port-Royal, indépendamment de la traduction de plusieurs auteurs anciens, travail qui ne sort point du département des mots, et qui (par conséquent) était permis à l'académie française; MM. de Port-Royal publièrent une Grammaire universelle raisonnée, la meilleure qui ait existé pendant cent ans; ils publièrent, non pas une rhétorique, mais une logique: car, pour ceux-ci, le parlement, un peu complice de leur jansénisme, voulait bien leur permettre de raisonner; et l'Art de raisonner fut même le titre qu'ils donnèrent à leur logique. Observons qu'en même temps ces auteurs solitaires donnaient, sous leur nom particulier, différens ouvrages qui ne sont point encore tombés dans l'oubli.

Passons au second devoir académique, les discours de réception. Je ne vous présenterais pas, Messieurs, le tableau d'un ridicule usé. Sur ce point, les amis, les ennemis de ce corps parlent absolument le même langage. Un homme loué, en sa présence, par un autre homme qu'il vient de louer lui-même, en présence du public qui s'amuse de tous les deux; un éloge trivial de l'académie et de ses protecteurs: voilà le malheureux canevas où, dans ces derniers temps, quelques hommes célèbres, quelques littérateurs distingués ont semés de fleurs écloses non de leur sujet, mais de leur talent. D'autres, usant de la ressource de Simonide, et se jetant à côté, y ont joint quelques dissertations de philosophie ou de littérature, qui seraient ailleurs mieux placées. Sans doute, quelque main amie des lettres, séparant et rassemblant ces morceaux, prendra soin de les soustraire à l'oubli dans lequel le recueil académique va s'enfonçant de tout le poids de son immortalité.

Nous avons vu des étrangers illustres, confondant, ainsi que tant de Français, les ouvrages des académiciens célèbres et les travaux de la corporation appelée académie française, se procurer avec empressement le recueil académique, seule propriété véritable de ce corps, outre son dictionnaire; et, après avoir parcouru ce volumineux verbiage, cédant à la colère qui suit l'espérance trompée, rejeter avec mépris cette insipide collection.

Ici se présente, messieurs, une objection dont on croira vous embarrasser. On vous dira que ces hommes célèbres ont déclaré, dans leur discours de réception, qu'ils ont désiré vivement l'académie, et que ce prix glorieux était en secret l'âme de leurs travaux. Il est vrai qu'ils le disent presque tous: et comment s'en dispenseraient-ils, puisque Corneille et Racine l'ont dit? Corneille, qui ne connut d'abord l'académie que par la critique qu'elle fit d'un de ses chefs-d'œuvres! Racine, admis chez elle en dépit d'elle, comme on sait! Qui ne voit d'ailleurs que cette misérable formule est une ressource contre la pauvreté du sujet, et trop souvent contre la nullité du prédécesseur auquel on doit un tribut d'éloges?

A l'égard de l'empressement réel que de grands hommes ont quelquefois montré pour le fauteuil académique, il faut savoir que l'opinion, qui, sous le despotisme, se pervertit si facilement, avait fait une sorte de devoir aux gens de lettres un peu distingués, d'être admis dans ce corps; et la mode, souveraine absolue chez une nation sans principes; la mode, ajoutant son prestige aux illusions d'une vanité qu'elle aiguillonnait encore, perpétuait l'égarement de l'opinion publique. Le gouvernement le savait bien, et savait bien aussi l'art de s'en prévaloir. Avec quelle adresse habile, éclairé par l'instinct des tyrans, n'entretenait-il pas les préjugés qui, en subjuguant les gens de lettres, les enchaînaient sous sa main! Une absurde prévention avait réglé, avait établi que les places académiques donnaient seules aux lettres ce que l'orgueil d'alors appelait un état: et vous savez quelle terrible existence c'était que celle d'un homme sans état; autant valait dire presque un homme sans aveu: tant les idées sociales étaient justes et saines! Ajoutons qu'être un homme sans état exposait, il vous en souvient, Messieurs, à d'assez grandes vexations. Il fallait donc tenir à des corps, à des compagnies; car, là où la société générale ne vous protège point, il faut bien être protégé par des sociétés partielles; là où l'on n'a pas de concitoyens, il faut bien avoir des confrères; là où la force publique n'était souvent qu'une violence légale, il convenait de se mettre en force pour la repousser. Quand les voyageurs redoutent les grands chemins, ils se réunissent en caravane.

Tels étaient les principaux motifs qui faisaient rechercher l'admission dans ces corps; le gouvernement refusant quelquefois cet honneur à des hommes célèbres dont les principes l'inquiétaient, ces écrivains, aigris d'un refus qui exagérait un moment à leurs yeux l'importance du fauteuil, mettaient leur amour-propre à triompher du gouvernement. On en a vu plusieurs exemples; et voilà ce qui explique des contradictions inexplicables pour quiconque n'en a pas la clé.

Qui jamais s'est plus moqué, surtout s'est mieux moqué de l'académie française que le président de Montesquieu dans ses Lettres Persanes? Et cependant, révolté des difficultés que la cour opposait à sa réception académique, pour des plaisanteries sur des objets plus sérieux, il fit faire une édition tronquée de ces mêmes lettres où ces plaisanteries étaient supprimées: ainsi, pour pouvoir accuser ses ennemis d'être des calomniateurs, il le devint lui-même, il commit un faux. Il est vrai qu'en récompense, il eut l'honneur de s'asseoir dans cette académie à laquelle il avait insulté; et le souvenir de ses railleries, approuvées de ses confrères comme du public, n'empêcha pas que, dans sa harangue de compliment, le récipiendaire n'attribuât tous ses travaux à la sublime ambition d'être membre de l'académie.

On voit, par les lettres de Voltaire, publiées depuis sa mort, le mépris dont il était pénétré pour cette institution; mais il n'en fut pas moins forcé de subir le joug d'une opinion dépravée, et de solliciter plusieurs années ce fauteuil, qui lui fut refusé plus d'une fois par le gouvernement. C'est un des moyens dont se servait la cour pour réprimer l'essor du génie, et pour lui couper les ailes, suivant l'expression de ce même Voltaire, qui reprochait à d'Alembert de se les être laissé arracher. De là vint que tous ceux qui depuis voulurent garder leurs ailes, et à qui leur caractère, leur fortune, leur position permirent de prendre un parti courageux, renoncèrent aux prétentions académiques; et ce sont ceux qui ont le plus préparé la révolution, en prononçant nettement ce qu'on ne dit qu'à moitié dans les académies: tels sont Helvétius, Rousseau, Diderot, Mably, Raynal et quelques autres. Tous ont montré hardiment leur mépris pour ce corps, qui n'a point fait grands ceux qui honorent sa liste; mais qui les a reçus grands, et les a rapetissés quelquefois.

Qu'on ne vous oppose donc plus, comme un objet d'émulation pour les gens de lettres, le désir d'être admis dans ce corps, dont les membres les plus célèbres se sont toujours moqués; et croyez ce qu'ils en ont dit dans tous les temps, hors le jour de leur réception.

Nous arrivons à la troisième fonction académique: les complimens aux rois, reines, princes, princesses; aux cardinaux, quand ils sont ministres, etc. Vous voyez, Messieurs, par ce seul énoncé, que cette partie des devoirs académiques est diminuée considérablement, vos décrets ne laissant plus en France que des citoyens.

Quatrième et dernière fonction de l'académie: la distribution des prix d'éloquence, de poésie et de quelques autres fondés dans ces derniers temps.

Cette fonction, au premier coup d'œil, paraît plus intéressante que celle des complimens; et au fond, elle ne l'est guère davantage. Cependant, comme il est des hommes, ou malveillans ou peu éclairés, qui nous supposeraient ennemis de la poésie, de l'éloquence, de la littérature, si nous supprimions ces prix, ainsi que ceux d'encouragement et d'utilité, nous vous proposerons un moyen facile d'assurer cette distribution. On ne prétendra pas sans doute qu'une salle du Louvre soit la seule enceinte où l'on puisse réciter des vers bons, médiocres ou mauvais. On ne prétendra pas que, pour cette fonction seule, il faille, contre vos principes, soutenir un établissement public, quelque peu coûteux qu'il puisse être; car nous rendons cette justice à l'académie française, qu'elle entre pour très-peu dans le déficit, et qu'elle est la moins dispendieuse de toutes les inutilités.

Puisque personne ne se permettra les objections absurdes que leur seul énoncé réfute suffisamment, nous avons d'avance répondu à ceux qui croient ou feignent de croire que le maintien de ces prix importe à l'encouragement de la poésie et de l'éloquence. Mais qui ne sait ce qu'on doit penser de l'éloquence académique? Et puisqu'elle était mise à sa place, même sous le despotisme, que paraîtra-t-elle bientôt auprès de l'éloquence vivante et animée, dont vous avez mis l'école dans le sanctuaire de la liberté publique? C'est ici, c'est parmi vous, Messieurs, que se formeront les vrais orateurs; c'est de ce foyer que jailliront quelques étincelles qui même animeront plus d'un grand poète. Leur ambition ne se bornera plus à quelques malheureux prix académiques, qui à peine depuis cent ans ont fait naître quelques ouvrages au-dessus du médiocre. Il ne faut point appliquer, aux temps de la liberté, les idées étroites connues aux jours de la servitude. Vous avez assuré au génie le libre exercice et l'utile emploi de ses facultés; vous lui avez fait le plus beau des présens; vous l'avez rendu à lui; vous l'avez mis, comme le peuple, en état de se protéger lui-même. Indépendamment de ces prix que vous laisserez subsister, la poésie ne deviendra pas muette; et la France peut encore entendre de beaux vers, même après Messieurs de l'académie française.

Il est un autre prix plus respectable, décerné tous les ans par le même corps d'après une fondation particulière, prix dont la conservation paraît d'abord recommandée par sa dénomination même, la plus auguste de toutes les dénominations, le prix de la vertu.

Tel est l'intérêt attaché à l'objet de cette fondation, qu'au premier aperçu des inconvenances morales qui en résultent, on hésite, on s'efforce de repousser ce sentiment pénible; on s'afflige de la réflexion qui le confirme; on se fait une peine de le communiquer et d'ébranler dans autrui les préventions favorables, mais peu réfléchies, qui protègent cette institution. Il le faut néanmoins; car ce qui, dans un régime absurde en toutes ses parties, paraissait moins choquant, présente tout à coup une difformité révoltante dans un système opposé, qui, ayant fondé sur la raison tout l'édifice social, doit le fortifier par elle, et l'enceindre, en quelque sorte, du rempart de toutes les considérations morales capables de l'affermir et de le protéger. Ne craignons donc pas d'examiner, sous cet aspect, l'établissement de ce prix de vertu, bien sûrs que si cette fondation est utile et convenable, elle peut, comme la vertu, soutenir le coup-d'œil de la raison.

Et d'abord, laissant à part cette affiche, ce concours périodique, ce programme d'un prix de vertu pour l'année prochaine, je lis les termes de la fondation, et je vois ce prix destiné aux vertus des citoyens dans la classe indigente. Quoi donc! qu'est-ce à dire? La classe opulente a-t-elle relégué la vertu dans la classe des pauvres? Non, sans doute. Elle prétend bien, comme l'autre, pouvoir faire éclater des vertus; elle ne veut donc pas du prix! Non, certes: ce prix est de l'or; le riche, en l'acceptant, se croirait avili. J'entends: il n'y en a point assez; il ne le prendrait pas. Le riche l'ose dire! Et pourquoi ne le prendrait-il pas? le pauvre le prend bien! Payez-vous la vertu? ou bien l'honorez-vous? Vous ne la payez pas: ce n'est ni votre prétention, ni votre espérance. Vous l'honorez donc! eh bien! commencez par ne pas l'avilir, en mettant la richesse au-dessus de la vertu indigente.

O renversement de toutes les idées morales, né de l'excès de la corruption publique et fait pour l'accroître encore! Mesurons de l'œil l'abîme dont nous sortons: dans quel corps, dans quelle compagnie eût-il été admis le ci-devant gentilhomme qui eût accepté le prix de vertu dans une assemblée publique? Il y avait, parmi nous, la roture de la vertu! Retirez donc votre or, qui ne peut récompenser une belle action du riche. Rendez à la vertu cet hommage, de croire que le pauvre aussi peut être payé par elle; qu'il a, comme le riche, une conscience opulente et solvable; qu'enfin il peut, comme le riche, placer une bonne action entre le ciel et lui. Législateurs, ne décrétez pas la divinité de l'or, en le donnant pour salaire à ces mouvemens sublimes, à ces grands sacrifices qui semblent mettre l'homme en commerce avec son éternel auteur. Il serait annulé votre décret; il l'est d'avance dans l'âme du pauvre.... oui, du pauvre, au moment où il vient de s'honorer par un acte généreux.

Il est commun, il est partout, le sentiment qui atteste cette vérité. Eh! n'avez vous pas vu, dans ces désastres qui provoquent le secours général, n'avez-vous pas vu quelqu'un de ces pauvres, lorsqu'au risque de ses jours, et par un grand acte de courage, il a sauvé l'un de ses semblables, je veux dire le riche, l'opulent, l'heureux (car il les prend pour ses semblables, dès qu'il faut les secourir), lorsqu'après le péril, et dans le reste des effusions de sa reconnaissance, le riche sauvé présente de l'or à son bienfaiteur, à cet indigent, à cet homme dénué, regardez celui-ci: comme il s'indigne! il recule, il s'étonne, il rougit...... une heure auparavant il eût mendié. D'où lui vient ce noble mouvement? c'est que vous profanez son bienfait, ingrat que vous êtes! vous corrompez votre reconnaissance: il a fait du bien, il vient de s'enrichir; et vous le traitez en pauvre! Au plaisir céleste d'avoir satisfait le plus beau besoin de son âme, vous substituez la pensée d'un besoin matériel; vous le ramenez du ciel où il est quelque chose, sur la terre où il n'est rien. O nature humaine! voilà comme on t'honore! quand la vertu t'élève à ta plus grande hauteur, c'est de l'or qu'on vient t'offrir, c'est l'aumône qu'on te présente!

Mais dira-t-on, cette aumône, elle a pourtant été reçue dans des séances publiques et solennelles. Eh! qui ne sait, Messieurs, ce qui arrive en ces occasions? Le pauvre a ses amis qui le servent à leur manière et non pas à la sienne; qui, ne pouvant sans doute lui donner des secours, le conduisent où l'on en donne; et, avant ces derniers temps, qu'était-ce que l'honneur du pauvre? Et puis, on lui parle de fêtes, d'accueils, d'applaudissemens. Etonné d'occuper un moment ceux qu'il croit plus grands que lui, il a la faiblesse de se tenir pour honoré: qu'il attende.

Plusieurs de vous, Messieurs, ont assisté à quelqu'une de ces assemblées où, parmi des hommes étrangers à la classe indigente, se présente l'indigence vertueuse, couronnée, dit-on: elle attire les regards; ils la cherchent, ils s'arrêtent sur elle..... Je ne les peindrai pas; mais ce n'est point là l'hommage que mérite la vertu. Il est vrai que le récit détaillé de l'acte généreux que l'on couronne, excite des applaudissemens, des battemens de mains...... J'ignore si j'ai mal vu; mais secrètement blessé de toutes ces inconvenances, et observant les traits et le maintien de la personne ainsi couronnée, j'ai cru y voir, d'autres l'ont vu comme moi, l'impression marquée d'une secrète et involontaire tristesse, non l'embarras de la modestie, mais la gêne du déplacement.

O vous, qu'on amenait ainsi sur la scène, âmes nobles et honnêtes, mais simples et ignorantes, savez-vous d'où vient ce mal-être intérieur qui affecte même votre maintien? C'est que vous portez le poids d'un grand contraste, celui de la vertu et du regard des hommes. Laissons-là, Messieurs, toute cette pompe puérile, tout cet appareil dramatique qui montre l'immorale prétention d'agrandir la vertu. Une constitution, de sages lois, le perfectionnement de la raison, une éducation vraiment publique: voilà les sources pures, fécondes, intarissables des mœurs, des vertus, des bonnes actions. L'estime, la confiance, l'amour de vos frères et de vos concitoyens....: hommes libres, hommes généreux, recevez ces prix; tout le reste, jouet d'enfant ou salaire d'esclave.

J'ai arrêté vos regards, Messieurs, sur chacune des fonctions académiques, dont la réunion montre, sous son vrai jour, l'utilité de cette compagnie, considérée comme corporation. C'est à quoi je pourrais m'en tenir; mais, pour rendre sensible l'esprit général qui résulte de ces établissemens, j'observe que l'on peut, que l'on doit même regarder comme un monument académique un ouvrage avoué par l'académie, et composé presque officiellement par un de ses membres les plus célèbres, d'Alembert, son secrétaire perpétuel: je parle du recueil des éloges académiques.

Si l'on veut s'amuser, philosopher, s'affliger des ridicules attachés, non pas aux lettres (que nous respectons), mais aux corps littéraires (que nous ne révérons pas), il faut lire cette singulière collection, qui de l'éloge des membres fait naître la plus sanglante satire de cette compagnie. C'est là, c'est dans ce recueil qu'on peut en contempler, en déplorer les misères, et remarquer tous les effets vicieux d'une vicieuse institution; la lutte des petits intérêts, le combat des passions haineuses, le manége des rivalités mesquines, le jeu de toutes ces vanités disparates et désassorties entre lettrés, titrés, mîtrés; enfin toutes les évolutions de ces amours-propres hétérogènes, s'observant, se caressant, se heurtant tour à tour, mais constamment réunis dans l'adoration d'un maître invisible et toujours présent.

Tels sont, à la longue, les effets de cette dégradante disposition, que, si l'on veut chercher l'exemple de la plus vile flatterie où des hommes puissent descendre, on la trouvera (qui le croirait?), non dans la cour de Louis XIV, mais dans l'académie française. Témoin le fameux sujet du prix proposé par ce corps: Laquelle des vertus du roi est la plus digne d'admiration? On sait que ce programme, présenté officiellement au monarque, lui fit baiser les yeux et couvrir son visage d'une rougeur subite et involontaire. Ainsi un roi, que cinquante ans de règne, vingt ans de succès et la constante idolâtrie de sa cour avaient exercé, et en quelque sorte aguerri à soutenir les plus grands excès de la louange, une fois du moins s'avoua vaincu! et c'est à l'académie française qu'était réservé l'honneur de ce triomphe. Se flatterait-on que ce fût là le dernier terme d'un coupable avilissement? On se tromperait. Il faut voir, après la mort de Louis XIV, la servitude obstinée de cette compagnie punir, dans un de ses membres les plus distingués, le crime d'avoir osé juger, sur les principes de la justice et de la raison, la gloire de ce règne fastueux; il faut voir l'académie, pour venger ce prétendu outrage à la mémoire du roi, effacer de la liste académique le nom du seul écrivain patriote qu'elle y eût jamais placé, le respectable abbé de Saint-Pierre: lâcheté gratuite, qui semble n'avoir eu d'autre objet que de protester d'avance contre les tentatives futures ou possibles de la liberté française, et de voter solennellement pour l'éternité de l'esclavage national.

Je sais que le nouvel ordre de choses rend désormais impossible de pareils scandales, et qu'il sauverait, même à l'académie, une partie de ses ridicules accoutumés. On ne verrait plus l'avantage du rang tenir lieu de mérite, ni la faveur de la cour influer, du moins au même degré, sur les nominations. Non, ces abus et quelques autres ont disparu pour jamais; mais ce qui restera, ce qui même est inévitable, c'est la perpétuité de l'esprit qui anime ces compagnies. En vain tenteriez-vous d'organiser pour la liberté des corps créés pour la servitude: toujours ils chercheront, par le renouvellement de leurs membres successifs, à conserver, à propager les principes auxquels ils doivent leur existence, à prolonger les espérances insensées du despotisme, en lui offrant sans cesse des auxiliaires et des affidés. Dévoués, par leur nature, aux agens de l'autorité, seuls arbitres et dispensateurs des petites grâces dans un ordre de choses où les législateurs ne peuvent distinguer que les grands talens, il existe entre ces corps et les dépositaires du pouvoir exécutif une bienveillance mutuelle, une faveur réciproque, garant tacite de leur alliance secrète, et, si les circonstances le permettaient, de leur complicité future. En voulez-vous la preuve? Je puis la produire: je puis mettre sous vos yeux les bases de ce traité, et pour ainsi dire les articles préliminaires. Ecoutez ce même d'Alembert, dans la préface du recueil de ces mêmes éloges, révélant le honteux secret des académies, et enseignant aux rois l'usage qu'ils peuvent faire de ces corporations, pour perpétuer l'esclavage des peuples.

Celui qui se marie, dit Bacon (c'est d'Alembert qui parle), donne des ôtages à la fortune. L'homme de lettres qui tient à l'académie (qui tient, c'est-à dire, est tenu, enchaîné), l'homme de lettres donne des ôtages à la décence. (Vous allez savoir ce que c'est que cette décence académicienne.) Cette chaîne (cette fois il l'appelle par son nom), cette chaîne, d'autant plus forte qu'elle sera volontaire (la pire de toutes les servitudes est en effet la servitude volontaire: on savait cela); cette chaîne le retiendra sans effort dans les bornes qu'il serait tenté de franchir. (On pouvait en effet, sous l'ancien régime, être tenté de franchir les bornes.) L'écrivain isolé et qui veut toujours l'être, est une espèce de célibataire (un vaurien qu'il faut ranger, en le mariant à l'académie): célibataire qui, ayant moins à manger, est par là plus sujet ou plus exposé aux écarts[A]. (Aux écarts! par exemple, décrire des vérités utiles aux hommes et nuisibles à leurs oppresseurs.)

[A] Préface des Eloges de l'Académie, lus dans les séances publiques de l'Académie Françoise, tome I, page xvj.

Parmi les vérités importantes que les gouvernemens ont besoin d'accréditer (pour les travestir, les défigurer, quand on ne peut plus les dissimuler entièrement), il en est qu'il leur importe de ne répandre que peu à peu, et comme par transpiration insensible (l'académie laissait peu transpirer): un pareil corps, également instruit et sage (sage Messieurs!), organe de la raison par devoir, et de la prudence par état (quel état et quelle prudence!), ne fera entrer de lumière dans les yeux des peuples, que ce qu'il en faudra pour les éclairer peu à peu (l'académie économisait la lumière). L'auteur ajoute, il est vrai, sans blesser les yeux des peuples; et l'on entend cette tournure vraiment académique.

Ah! Messieurs, c'en est trop: qui de vous, n'est surpris, indigné, révolté? Certes, on ne sait qu'admirer le plus dans l'avocat des académies, ou la hardiesse ou l'impudence qui présente les gens de lettres sous un pareil aspect; qui, les plaçant entre les peuples et les rois, dit à ces derniers, dans une attitude à la fois servile et menaçante: Nous pouvons à notre choix éclaircir ou doubler, sur les yeux de vos sujets, le bandeau des préjugés. Payez nos paroles ou notre silence; achetez une alliance utile ou une neutralité nécessaire. Odieuse transaction, commerce coupable, où l'on sacrifie le bonheur des hommes à des places académiques, à des faveurs de cour! prime honteuse dans le plus infâme des trafics, celui de la liberté des nations! Vous concevez maintenant, Messieurs, ce qu'exigent des académies la décence, la sagesse, la prudence d'état: d'état! hélas! oui, c'est le mot. Vous en faut-il une seconde preuve également frappante? Cherchez-la dans cette autre académie, sœur puînée, ou plutôt fille de l'académie française, et fille digne de sa mère par le même esprit d'abjection.

On sait que, d'après une idée de madame de Montespan (ce mot seul dit tout), l'académie des inscriptions et belles-lettres, instituée authentiquement pour la gloire du roi, chargée d'éterniser par les médailles la gloire du roi, d'examiner les dessins des peintures et sculptures consacrées à la gloire du roi, se soutint avec éclat près de trente ans; mais que, vers la fin du règne, la gloire du roi venant tout à coup à manquer, il fallut songer à s'étayer de quelqu'autre secours. Ce fut alors que, sous un nouveau régime qui la soumit à la hiérarchie des rangs, tache dont l'académie française parut du moins exempte, l'académie des belles-lettres chercha les moyens de se montrer utile. Elle eut recours aux antiquités judaïques, grecques et romaines, dont elle fit l'objet de ses recherches et de ses travaux. Eh! que ne s'y bornait-elle! Nous étions si reconnaissans d'avoir appris par elle ce qu'étaient dans la Grèce les dieux cabires, quels étaient les noms de tous les ustensiles composant la batterie de cuisine de Marc-Antoine! Nous applaudissions à la découverte d'un vieux roi de Jérusalem, perdu depuis dix-huit cents ans, dans un recoin de la chronologie! On sourit malgré soi de voir des esprits graves et sérieux s'occuper de ces bagatelles.

Certes, il valait mieux en faire son éternelle occupation, que d'étudier nos antiquités françaises pour les dénaturer, que d'empoisonner les sources de notre histoire, que de mettre aux ordres du despotisme une érudition faussaire, que de combattre et condamner d'avance l'assemblée nationale, en déclarant fausse et dangereuse l'opinion qui conteste au roi le pouvoir législatif pour le donner à la nation: c'est l'avis de MM. Secousse, Foncemagne, et de plusieurs autres membres de cette compagnie. Tel est l'esprit de ces corps; ils en font trophée: telle est leur profession de foi publique. La principale occupation de l'académie des belles-lettres, dit l'un de ses membres les plus célèbres, Mabillon, doit être la gloire du roi...

Quelles soient fermées pour jamais, ces écoles de flatterie et de servilité! Vous le devez à vous-mêmes, à vos invariables principes. Eh! quelle protestation plus noble et plus solennelle contre d'avilissans souvenirs, contre de méprisables habitudes, dont il faut effacer jusqu'aux vestiges; enfin contre l'infatigable adulation dont, au scandale de l'Europe, ces deux compagnies ont fatigué vos deux derniers rois? Eh! Messieurs, l'extinction de ces corps n'est que la conséquence nécessaire du décret qui a détaché les esclaves enchaînés dans Paris à la statue de Louis XIV.

Vous avez tout affranchi: faites, pour les talens, ce que vous avez fait pour tout autre genre d'industrie. Point d'intermédiaire; personne entre les talens et la nation. Range-toi de mon soleil, disait Diogène à Alexandre. Et Alexandre se rangea. Mais les compagnies ne se rangent point, il faut les anéantir. Une corporation pour les arts de génie! c'est ce que les Anglais n'ont jamais conçu: et, en fait de raison, vous ne savez plus rester en arrière des Anglais. Homère ni Virgile ne furent d'aucune académie, non plus que Pope et Dryden, leurs immortels traducteurs. Corneille, critiqué par l'académie française, s'écriait: J'imite l'un de mes trois Horaces; j'en appelle au peuple. Croyez-en Corneille, appelez au peuple comme lui.

Eh! qui réclamerait contre votre jugement? Parmi les gens de lettres eux-mêmes, les académies n'avaient guère pour défenseurs que les ennemis de la révolution. Encore, au nombre de ces défenseurs, s'en trouve-t-il quelques uns d'une espèce assez étrange. A quoi bon détruire, disent-ils, des établissemens prêts à tomber d'eux-mêmes à la naissance de la liberté? En vous laissant, Messieurs, apprécier ce moyen de défense, je crois pouvoir applaudir à la conjecture: et n'a-t-on pas vu, dans ces dernières années, l'accroissement de l'opinion publique servir de mesure à la décroissance proportionnelle de ces corps, jusqu'au moment où, toute proportion venant à cesser tout à coup, il n'est resté, entre ces compagnies et la nation, que l'intervalle immense qui sépare la servitude et la liberté?

Eh! comment l'académie, conservant sa maladive et incurable petitesse, au milieu des objets qui s'agrandissent autour d'elle, comment l'académie serait-elle aperçue? Qui recherchera désormais ses honneurs, obscurcis devant une gloire à la fois littéraire et patriotique? Pense-t-on que ceux de vos orateurs qui auront discuté dans la tribune, avec l'applaudissement de la nation, les grands intérêts de la France, ambitionneront beaucoup une frivole distinction à laquelle le despotisme bornait, ou plutôt condamnait les plus rares talens? Qui ne sent que, si Corneille et Racine ont daigné apporter dans une si étroite enceinte les lauriers du théâtre, cette bizarrerie tenait à plusieurs vices d'un système social qui n'est plus, au prestige d'une vanité qui ne peut plus être, à la tyrannie d'un usage établi, comme un impôt, sur les talens; enfin à de petites convenances fugitives, maintenant disparues devant la liberté et englouties dans l'égalité civile et politique, comme un ruisseau dans l'Océan?

Epargnez-donc, Messieurs, à l'académie une mort naturelle; donnez à ses partisans, s'il en reste, la consolation de croire que sans vous elle était immortelle: qu'elle ait du moins l'honneur de succomber dans une époque mémorable, et d'être ensevelie avec de plus puissantes corporations. Pour cette fois, vous avez peu de clameurs à craindre; car c'est une chose remarquable que l'académie, quoique si peu onéreuse au public, n'ait jamais joui de la faveur populaire. Quant au chagrin que vous causerez à ses membres par leur séparation, croyez qu'il se contiendra dans les bornes d'une hypocrite et facile décence. Déployez donc à la fois, et votre fidélité à vos principes sur les corporations, et votre estime pour les lettres, en détruisant ces corps et en traitant les membres avec une libérale équité. Celle dont vous userez envers des hommes d'un mérite reconnu, plus ou moins distingué, membres de sociétés littéraires peu nombreuses, où l'on n'est admis que dans l'âge de la maturité, ne peut fatiguer la générosité de la nation. Plût au ciel qu'en des occasions plus importantes, vous eussiez pu réparer, par des dédommagemens aussi faciles, les maux individuels opérés pour le bonheur général! Plût au ciel qu'il vous eût été permis de placer aussi aisément, à côté de vos devoirs publics, la preuve consolante de votre commisération pour les infortunes particulières!

FIN DU DISCOURS SUR LES ACADÉMIES.

DISSERTATION
SUR
L'IMITATION DE LA NATURE,

RELATIVEMENT AUX CARACTÈRES DANS LES OUVRAGES
DRAMATIQUES.

On parle sans cesse de la nécessité d'imiter la nature, sans que personne daigne fixer le vrai sens de ce terme, qui devient presqu'une abstraction, par le petit nombre d'idées claires et distinctes qu'on y attache. Ordinairement la philosophie, pour mériter ce nom, a besoin de voir en grand: ici, elle doit descendre dans quelques détails, sous peine d'être absolument illusoire. Toutefois, il est nécessaire de remonter d'abord à des vues générales.

Les grandes et sublimes proportions que la nature a mises dans ses ouvrages, échappant à nos faibles yeux, les arts se sont proposés de créer pour nous un monde nouveau, plus parfait en apparence, parce que nous embrassons plus aisément les rapports de ses différentes parties. Ils nous placent dans un ordre de choses d'un choix plus exquis; ils embellissent notre séjour; ils doivent orner l'édifice, plutôt que d'en élever un semblable. L'homme étant ce qu'il y a dans le monde de plus intéressant pour l'homme, a été le principal objet de l'étude des artistes. Ils l'ont considéré sous toutes les faces, sous tous les rapports qui le lient à ses semblables; ils l'ont observé dans presque toutes ces circonstances si nombreuses qui opposent l'homme de la nature à l'homme de la société; qui mettent aux prises ses goûts et ses intérêts, ses passions et ses devoirs. Enfin, ils l'ont placé dans les attitudes les plus pénibles, et lui ont fait subir une espèce de torture, pour arracher de son âme l'expression véritable d'un sentiment profond.

Quelle a dû être la marche de leur esprit dans cette opération? qu'a dû faire le peintre? qu'a dû faire le poète? Ils ont regardé autour d'eux: l'un a vu que les hommes bien proportionnés étaient en petit nombre; l'autre que la plupart d'entr'eux avaient une âme faible et froide, indigne et incapable d'intéresser. Le peintre aperçoit un homme d'une stature plus haute que celle des autres; il l'arrête; il lui dit: Vous serez mon modèle. Le poète, à travers une foule méprisable, distingue un homme qui mérite son attention; son âme est à la fois sensible et forte, ardente et inébranlable: Voilà, dit le poète, l'homme que je veux peindre.

L'artiste doit m'offrir sans cesse le sentiment de mon excellence; et ce sentiment, je serai bien loin de l'éprouver, si vous peignez les hommes exactement comme ils sont dans la nature. Agrandissez-nous à nos propres yeux: c'est une flatterie indirecte et d'autant plus ingénieuse, par laquelle vous séduirez à coup sûr notre jugement. Corneille a dit: L'homme s'admirera en m'écoutant, en me lisant. Je lui montrerai Rodrigue, tuant par honneur le père d'une maîtresse qu'il adore; Auguste pardonnant à son assassin; César vengeant la mort de son ennemi. Je peindrai de grands criminels, et on s'intéressera à leur sort, parce que le crime, si je le risque sur le théâtre, peut attacher; il n'y a que la bassesse qui soit tout-à-fait révoltante: un vil intrigant qui sacrifie son gendre à de lâches espérances de grandeur, je lui donnerai des remords qui feront au moins tolérer son caractère.

Au reste, il serait à souhaiter que Corneille eût pu placer Pauline et Sévère dans l'admirable situation où il les a mis, sans exposer aux yeux un caractère aussi vil que celui de Félix. De ce qu'on n'ose plus en hasarder de semblables, quelques personnes infèrent la médiocrité des successeurs de Corneille: lui seul, dit-on, pouvait mettre un Félix, un Prusias sur la scène. Il fallait conclure au contraire que, depuis ce grand homme, on a fait des progrès dans l'art qu'il a créé. On a senti qu'il fallait des raisons invincibles pour autoriser un poète à peindre de si vils criminels. L'admirable rôle de Narcisse, dans Britannicus, contient une des plus belles leçons qu'on ait jamais données aux rois; et cependant cette considération n'empêche pas que le parterre ne voie ce personnage avec peine; et l'on sait que le public donna, aux premières représentations de ce chef-d'œuvre, des marques d'un mécontentement peu équivoque.

Plus on sonde ce principe, plus on le trouve fécond. Il explique, d'une manière satisfaisante, l'extrême déplaisir qu'on éprouve à voir des caractères nobles s'avilir et se dégrader. Je sais pourquoi mon âme est affectée désagréablement, lorsque le vainqueur des Curiaces enfonce le poignard dans le sein de sa sœur, dont le seul crime est de pleurer la mort de son amant. En lisant l'histoire même, ne sommes-nous pas sensiblement affligés, lorsqu'un des principaux personnages s'avilit par quelque action qui flétrit une âme à laquelle la nôtre s'intéressait? Cette nécessité de maintenir l'énergie du caractère est si reconnue, que les poètes tragiques ont l'attention de ne jamais laisser entendre aux héros de leurs poèmes rien d'humiliant pour eux, même dans la bouche d'un ennemi. Voyez, si les menaces d'Assur, dans Sémiramis, ont rien d'avilissant pour Arsace! Ce secret de l'art, qui consiste à faire tomber l'odieux du crime sur un confident, est une des découvertes les plus utiles à la tragédie. Racine l'a mis le premier en usage dans Phèdre. L'auteur de Mahomet en a profité habilement, quand il s'est servi d'Omar pour donner à Mahomet l'idée de faire immoler Zopire par Seïde.

Quoique les anciens aient négligé plus d'une fois de soutenir les caractères dans toute leur force, ils ne laissaient pas d'en sentir la nécessité. Lorsqu'ils étaient obligés d'avilir un héros, un dieu ou une déesse venait partager le crime avec lui, ou même s'en chargeait entièrement. Les hommes aimaient mieux qu'on leur montrât un dieu vindicatif, ou une déesse jalouse, qu'un être de leur espèce vil et dégradé. C'est ainsi que, dans Homère, Minerve, la déesse de la sagesse, conduit Ulysse et Diomède aux tentes de Rhésus. Elle ne se montre ni plus juste, ni plus généreuse dans l'Ajax furieux, où elle trompe ce malheureux prince, en feignant de le servir, tandis qu'elle sert en effet son rival. L'usage que les anciens faisaient, à cet égard, de leurs divinités, paraît plus condamnable encore que la manière dont ils s'en servaient pour le dénouement de leurs pièces.

Il est à peu près reconnu que les modernes sont très-supérieurs aux anciens dans l'art de tracer les caractères. Je ne doute pas que ceux-ci n'aient bien peint les mœurs existantes sous leurs yeux. Je dis seulement que les caractères des bons ouvrages anciens ne sont pas aussi fortement dessinés que ceux des bons ouvrages modernes. Je crois pouvoir en assigner plusieurs raisons. Ce n'est que depuis la renaissance de la philosophie, qu'on a profondément réfléchi sur la théorie des beaux-arts. Les Grecs paraissent avoir peu médité sur ce sujet. Dominés par une âme sensible et une imagination ardente, ils se laissaient entraîner par ces guides qui conduisent rapidement celui qui marche à leur suite, mais qui quelquefois l'égarent. En effet, le génie ne préserve pas des écarts du génie. Il a besoin d'être dirigé par des réflexions qu'il ne fait ordinairement qu'après s'être trompé plus d'une fois. Plus le goût de la société s'étend, plus les objets des méditations du philosophe se multiplient. Les idées de la vraie grandeur et de la vraie vertu deviennent plus justes et plus précises. La corruption des mœurs qui, selon quelques sages, est le fruit de ce goût excessif pour la société, est pour le poète une raison de plus de multiplier les caractères vertueux. On a dit que, plus les mœurs s'altèrent, plus on devient délicat sur les décences. Par cette raison, plus les hommes deviennent vicieux, plus ils applaudissent à la peinture des vertus. Fatigués de voir des âmes communes, des bassesses, des trahisons, leur cœur se réfugie, pour ainsi dire, dans ces monumens précieux, où il retrouve quelques traits d'une grandeur pour laquelle il était né.

Mais telle est la faiblesse de la nature humaine, même dans ses vertus, que, pour nous rendre intéressans à nos propres yeux, le poète a presque toujours besoin de nous embellir. Quel est le terme auquel il doit s'arrêter? Je crois qu'il peut nous agrandir tant qu'il voudra, pourvu que l'illusion ne disparaisse point, pourvu que nous nous reconnaissions encore. L'intérêt cesse avec la vraisemblance; mais ce qui est vraisemblable pour l'un, ne l'est pas pour l'autre. Nous jugeons les hommes vertueux, suivant les moyens que nous avons de les égaler. La décision de ce procès appartient exclusivement au très-petit nombre d'hommes qui, nés avec un sens droit et une âme élevée, peuvent trouver l'appréciation vraie de chaque chose, peuvent dire: ce sentiment est juste et noble; celui-ci est vrai; celui-là est faux, ou exagéré. L'un doit naître dans un cœur honnête; l'autre n'existe que dans la tête d'un poète qui s'efforce de créer des vertus. Croyons qu'il est des hommes dignes de porter un tel jugement.

Souvent un seul sentiment faux détruit une illusion délicieuse, et la détruit plus désagréablement qu'une invraisemblance. Qu'une mère, réduite à la dernière infortune par l'erreur d'un juge, se retire dans un cloître avec sa fille; qu'elle passe pour la gouvernante de son enfant; qu'appelée ensuite, par un concours de circonstances, dans la maison de son juge, elle y vienne avec sa fille; que le fils de ce juge devienne amoureux de la jeune personne; que la tendre gouvernante se défie de cet amour, et veille sur sa fille avec toutes les inquiétudes et toutes les transes de la maternité: voilà ce qui doit intéresser tous les cœurs. Je veux bien passer au poète la combinaison d'incidens divers dont il doit résulter de si grands mouvemens; mais que cette mère dans l'indigence, souffrant dans elle-même et dans sa fille, refuse la restitution de ses biens, c'est-à-dire, ne permette pas que son juge s'acquitte d'un devoir rigoureux, alors je vois un être imaginaire, produit par un auteur qui, dans ce moment, n'avait pas le sentiment juste des convenances véritables.

Une autre raison pour laquelle un auteur doit s'attacher à n'exprimer que des sentimens vrais, c'est que plusieurs bons esprits ayant vu, dans la plupart des ouvrages de théâtre, une fausse grandeur, rien de tout ce vain étalage dramatique dont rien n'est à leur usage; au lieu qu'un sentiment noble et juste passe rapidement dans une âme bien faite, qui l'adopte avec avidité.

Il faut un sens très-exquis pour s'arrêter, à cet égard, dans les justes bornes; et ce n'est que depuis Racine qu'on les a fixées. Pompée implore le secours du roi d'Égypte; il a mis en sûreté la moitié de lui-même; il n'a plus rien à craindre que pour sa vie; il prévoit le traitement qu'on va lui faire; il s'abandonne à sa destinée sans se plaindre: voilà un grand homme. Mais il dédaigne de lever les yeux au ciel,

De peur que, d'un coup d'œil, contre une telle offense,
Il ne semble implorer son aide ou sa vengeance:

voilà un capitan impie. Les princesses de Corneille me paraissent quelquefois avoir, pour la vie, un mépris féroce et peu intéressant. Iphigénie dit naturellement:

Peut-être assez d'honneurs environnaient ma vie
Pour ne pas souhaiter qu'elle me fût ravie,
Ni qu'en me l'arrachant, un sévère destin,
Si près de ma naissance en eût marqué la fin.

Encore plusieurs gens de goût ont-ils blâmé Racine de n'avoir pas donné à cette jeune princesse une plus grande frayeur de la mort. Aménaïde avoue aussi un sentiment semblable:

Je ne me vante point du fastueux effort
De voir, sans m'alarmer, les apprêts de ma mort:
Je regrette la vie; elle doit m'être chère.

Puisque les hommes du plus grand courage ne doivent mépriser la vie que lorsqu'ils ne peuvent la conserver qu'en trahissant leurs devoirs; à plus forte raison, de jeunes princesses innocentes ne doivent point la quitter sans regret, quoique prêtes à la sacrifier, si leur devoir l'exige.

Mais, s'il est vrai qu'il n'y a point de grandes actions dont l'humanité ne soit capable, il est impossible que toutes les vertus se réunissent sur un seul être. Les poètes tragiques ont su éviter ce défaut, dans lequel sont tombés plusieurs romanciers excellens. Ceux-ci ont d'avance affaibli l'intérêt qu'il font naître dans la suite: c'est ce qu'a fait l'auteur de Grandisson, en prenant soin d'accumuler sur son héros toutes les vertus et tous les avantages que la nature et la fortune n'ont jamais réunis dans un seul homme.

Quelques auteurs célèbres, las de voir, dans la plupart des caractères, une empreinte romanesque, se sont avisés d'avilir tout à coup un personnage qu'ils avaient rendu intéressant par la réunion des sentimens les plus délicats. Ils se fondent sur ce que nul n'est parfait dans la nature, et qu'il faut, en présentant aux lecteurs de grands écarts ainsi que de grandes vertus, lui persuader qu'il ne lit point un roman. On répond que l'art consiste à obtenir cet effet, sans employer de pareils moyens. Un grand intérêt pris fortement dans nos mœurs véritables, quelques taches volontairement répandues dans les caractères principaux, quelques circonstances communes dans les événemens, soutiendront parfaitement l'illusion. Le poète et le romancier doivent imiter, en ce point, l'artifice de ces menteurs adroits, qui assurent la croyance à leurs récits, en y mêlant des détails frivoles. Au reste, le peu d'effet qu'ont produit ces ressorts dans des mains habiles et vigoureuses, empêchera, sans doute, que des mains plus faibles osent jamais essayer de s'en servir.

Si l'idée de grandeur que nous attachons à notre nature, est une source d'intérêt, le sentiment de notre faiblesse contre certains coups de la fortune, le besoin d'appui et de consolation en ouvrent une autre non moins abondante; et souvent ces deux sensations se réunissent. La simple vue d'une action de générosité nous transporte. En sommes-nous les objets? Elle arrache de nos yeux des larmes de reconnaissance et d'admiration. Quand nous avons le bonheur de la faire nous-mêmes, elle excite dans nous un doux tressaillement qui, se confondant par degrés avec le calme d'une joie pure et concentrée, forme la jouissance la plus voluptueuse que la nature ait accordée à l'homme. Oreste et Pylade se disputant l'honneur de mourir l'un pour l'autre, que de sentimens délicieux s'élèvent à la fois dans votre âme! Vous jouissez de la générosité de Pylade; il vous semble que vous l'imiteriez: l'infortune d'Oreste vous attache et vous attendrit. Une identification qui, pour être rapide, n'en est pas moins réelle, nous transforme dans l'homme que l'infortune accable, et dans l'ami généreux qui veut mourir pour lui. Nous jouissons des deux sentimens qui nous sont les plus chers: du sentiment de notre grandeur qui nous flatte, et de celui de notre faiblesse qu'on soulage.

Ce serait peut-être ici la place d'examiner pourquoi les grands crimes ne sont intéressans au théâtre, que quand ils sont commis par des hommes à peu près vertueux. Si Œdipe était un scélérat, il ne serait que révoltant. Qu'un monstre, pour remplir une vengeance méditée depuis plus de vingt ans, fasse boire à un malheureux père le sang de son fils, c'est une horreur qui n'est point intéressante. On répond que l'intérêt porte sur Thyeste. J'insiste, et je dis que Thyeste n'inspire point un intérêt déchirant, tel qu'on devait l'attendre d'une pareille situation, si elle eût été adoucie. On a seulement pour lui cette pitié qu'on accorde à tous les malheureux. Un écrivain célèbre, dans une lettre éloquente contre les spectacles, fait un grand mérite à l'auteur d'Atrée d'avoir intéressé tous les spectateurs pour la simple humanité. Ce point de vue, sans doute, est philosophique: mais qu'on examine s'il en fallait faire un mérite à l'auteur. Thyeste est jeté par la tempête dans un port soumis au cruel Atrée. Il faut échapper à sa vengeance; il cache sa qualité de prince: quoiqu'il fasse, il faut bien qu'il reste homme; il ne peut renoncer à ce titre. Il est évident que la force du sujet a tout fait, et qu'il n'y a point un si grand mérite dans cette disposition, qui d'ailleurs appartient tout à fait à Sénèque. Mais qu'un amant sensible et généreux tue sa maîtresse vertueuse, et qu'il croit infidèle; qu'Oreste, que Ninias massacrent leur coupable mère avec le projet de ne jamais cesser de la respecter: voilà un genre de tragédie qui aura toujours des droits sur tous les hommes. L'événement tragique est le même, sans qu'il soit besoin d'offrir des monstres aux yeux des spectateurs. L'erreur commet le crime, l'homme reste vertueux: l'effet théâtral n'y perd rien.

Le dogme de la fatalité, répandu chez les anciens, les amena par degrés à concevoir ainsi la tragédie. D'abord, le besoin que les hommes ont d'être ébranlés fortement, fit qu'on se contenta d'une émotion vive, de quelque manière qu'elle fut produite: Oreste, tourmenté par les furies; Prométhée attaché sur le Caucase, tandis que des vautours lui déchiraient le cœur: ces affreux spectacles suffirent. Ensuite, on s'efforça de rendre intéressant le héros du poème: le poète ménage tellement son action qu'on ne pouvait imputer les crimes de son héros qu'à une fatalité tyrannique; c'est ce qui rend Œdipe et Phèdre si attachans. Depuis, Corneille, aidé de Guillen de Castro et de son génie, inventa la tragédie fondée sur les passions. Enfin, on est revenu depuis à un genre de tragédie fondé en même temps sur les passions et sur cette dépendance où nous sommes d'une cause supérieure: telle est Sémiramis, et telles sont les pièces dont les sujets sont tirés du théâtre des Grecs. Quelque admiration que j'aie pour ce genre, dans lequel on peut offrir aux hommes de grandes leçons et de grands tableaux, j'avoue que je lui préfère la tragédie qui fait couler des larmes de pur attendrissement; telles sont Andromaque, Zaïre, Alzire, etc.

Les différens peuples policés ont suivi des procédés différens dans l'imitation de la nature. Les Grecs ont prodigué les grands traits, mais s'en sont souvent permis plusieurs qui avilissaient leurs héros. Ce défaut venait de ce que, dans ces siècles héroïques et grossiers, on n'avait point fixé les véritables notions des vertus morales. Les Romains, nés moins heureusement, mais ayant plus d'idées sur les décences, tracèrent des caractères moins forts, mais plus soutenus. Les deux ou trois siècles qui précédèrent la renaissance des lettres, doivent être comptés pour rien. Une imitation servile des anciens, tant Grecs que Romains, tint lieu de tout mérite dans l'Europe littéraire. Les Anglais, les Italiens et les Français prirent des routes différentes. Les deux premiers de ces peuples, surtout les Anglais, se piquèrent d'imiter la nature avec une vérité souvent grossière et rebutante. La preuve qu'ils n'étaient point dirigés, dans cette marche, par le désir d'opérer une illusion parfaite, mais seulement par une rusticité qui n'est point incompatible avec les élans du génie, c'est qu'en même temps qu'ils copiaient la nature commune, ils choquaient toutes les vraisemblances, en resserrant dans l'espace d'un jour des événemens qui avaient rempli trente années. Les Italiens imitèrent la nature dans ces détails moins odieux, mais peu intéressans. Dans la Mérope de Maffei, le vieillard qui vient chercher le jeune Egiste, se permet de parler beaucoup, et de dire plusieurs choses inutiles à l'action. Blâmez, en Italie, cette absurdité; on vous répondra: Telle est la nature. En France, nous pensons qu'il pourrait exister un vieillard qui, ayant élevé le fils de son roi, et l'ayant laissé échapper de ses bras, viendrait le réclamer sans bavardage.

Combien cette imitation servile de la nature est peu intéressante! Dès lors, le goût, ce conducteur du génie, est banni de l'empire des arts; dès lors, plus de nécessité de porter du choix dans les parties, pour en former un ensemble intéressant: une vérité, souvent désagréable, tiendra lieu de mérite. Plus de ces nuances, de ces adoucissemens que la perfection du goût a introduits dans le langage, dans la peinture des passions, et dont Racine a le premier donné l'idée. Si vous peignez les anciens exactement tels qu'ils sont, vous présentez le tableau de mœurs grossières à des hommes dont les mœurs se sont épurées par le temps; vous rappelez à un nouveau noble le souvenir de sa roture.

Exiger toujours cette froide ressemblance, c'est refuser d'accéder au traité secret, mais réel, en vertu duquel l'artiste dit au public: Admettez telle et telle supposition, et je m'engage à affecter votre âme de telle et telle manière. Ces conventions étant au théâtre en plus grand nombre que partout ailleurs, vous proscrirez toute représentation dramatique; la tragédie en musique vous deviendra tout à fait insupportable; vous n'aurez guère plus d'indulgence pour la tragédie parlée; vous demanderez pourquoi Pulcherie insulte Phocas en vers alexandrins, et la perfection même de l'art va devenir un défaut pour vous. Dans un chef-d'œuvre où de grands événemens sont représentés et réunis d'une manière attachante, vous serez en droit de remarquer que la nature ne place pas ainsi, l'un auprès de l'autre, plusieurs événemens extraordinaires. Si vous continuez à vous tenir rigueur, vous demanderez pourquoi César parle français; vous serez le plus cruel ennemi de vos plaisirs: vous aurez vu Mérope, et n'aurez pas pleuré.

Voulez-vous voir combien la nature a besoin d'être embellie? Jetez les yeux sur la pastorale. Il est à croire que les guerres civiles d'Auguste et d'Antoine, les troubles de l'Italie dans le siècle du Guarini et du Tasse, l'abrutissement où les paysans ont toujours été plongés en France, n'ont pas permis que la patrie des Tityres, des Amyntes, des Tyrcis, des Céladons, ait été le séjour du parfait bonheur. Toutefois, nous sentons que les habitans de la campagne, libres des travaux trop pénibles de leur état, abandonnés à la simplicité de leurs goûts, seraient plus près du bonheur que nous ne le sommes dans nos villes, où toutes les passions exaltées au plus haut degré se livrent sans cesse, dans notre âme, un combat qui l'accable et qui la déchire. Le poète, traçant à notre imagination le tableau des plaisirs champêtres, fait pour nous les frais d'une agréable maison de campagne, où nous pourrons nous retirer quand nous serons fatigués des plaisirs bruyans de la ville. Qu'il prenne garde seulement de détruire le prestige, en donnant à ses personnages des sentimens ou des idées étrangers à leur état; mais qu'il ne craigne pas de me les montrer plus aimables qu'ils ne le sont en effet. Ses bergers sont-ils de beaux esprits? je ne suis point à la campagne, ni Fontenelle non plus: sont-ils grossiers? je m'y déplais, fût-ce avec Théocrite.

Un philosophe a dit que, hors Dieu, rien n'est beau, dans la nature, que ce qui n'existe pas. On ne peut pas condamner plus fortement la représentation de la nature commune. Parmi nous, quelques auteurs, prenant pour guide cette philosophie froide et fausse qui, pour mieux mesurer le champ des beaux-arts, commence par en arracher les fleurs et les fruits, ont cru, comme nos voisins, qu'il fallait réduire les arts à cette vérité rigoureuse qui fait de la ressemblance la chose même qu'on a voulu imiter. Si l'artiste, qui cherche à la peindre, se propose de tromper tout à fait le spectateur, il méconnaît l'objet de son art. Il faut donner à l'âme le plaisir de s'exercer; et les copistes, en quelque genre que ce soit, ne donnent jamais ce plaisir. Ce tableau du Poussin me saisit d'admiration: toutefois l'illusion n'opère pas sur moi, au point de me faire adresser la parole aux êtres qui paraissent animés sur la toile; ce n'est pas même ce plaisir que je cherche. Cette statue dont j'admire la beauté, essayez de la peindre des véritables couleurs de la nature, que la carnation soit exactement semblable à celle d'un homme, assurez l'effet du prestige en le couvrant d'habits semblables aux nôtres: mon plaisir est évanoui; une ridicule surprise prend la place de l'admiration; je vois qu'on a voulu créer un homme, et qu'on n'a pas réussi. Je me demande pourquoi cette figure ressemble à un homme, et n'en est point un. Je souhaite avec Pigmalion que la statue soit animée; je sens l'insuffisance de l'artiste: elle me rappelle la mienne; et c'est cette idée qu'il doit toujours écarter. Il est à croire que le sentiment de la difficulté vaincue est un charme secret et toujours agissant, qui se mêle au plaisir que nous éprouvons à la vue d'une belle imitation de la nature.

D'après ces considérations, on est en état de décider si la philosophie peut faire autant de tort à la poésie, que le prétendent la plupart des gens de lettres. Il est vrai que quelques écrivains en ont abusé, en la faisant dégénérer en une vaine métaphysique. Mais observez les avantages qu'elle peut produire en éclairant la marche d'un talent véritable. Un auteur célèbre a dit que tout ouvrage dramatique est une expérience faite sur le cœur humain. C'est le philosophe qui la dirige; le poète ne fait que passionner le langage de ses acteurs. L'un place le modèle, l'autre dessine avec feu. Je sais que le génie peint à grandes touches et dédaigne les nuances; mais je ne puis croire qu'il soit toujours emporté par une impulsion violente: il peut laisser échapper subitement un morceau plein de sensibilité; il peut même concevoir un plan rempli de chaleur; mais il a besoin de la méditation pour présider à l'ordonnance des parties, et les diriger à un but moral; il a pu fournir à Molière l'idée de la cassette; mais il a été secondé par de profondes réflexions, lorsqu'il a compromis un père avare usurier, avec un fils libertin qui emprunte à un intérêt ruineux. Je vois le doigt de la philosophie empreint sur chaque vers du Tartuffe et du Misantrope. Ne croyons pas que cette habitude de réfléchir puisse jamais refroidir un poète. Elle trace au contraire, dans son imagination, l'image d'un beau idéal qui le dirige à son insu, même dans la chaleur de sa composition. Un philosophe pourrait donc composer un nouvel Art poétique, dans lequel il remonterait aux sources de l'intérêt et du comique, où il approfondirait l'art de tracer les caractères, où il ferait voir les progrès que cet art a faits, et où il pourrait donner la solution de plusieurs problèmes littéraires. On peut assurer à celui qui exécuterait cet ouvrage, un très-grand succès, dont l'auteur ne serait jamais témoin. Mais s'il se trouvait un homme digne de l'entreprendre, il est à croire que cette dernière réflexion ne serait point capable de l'arrêter.

FIN DE LA DISSERTATION SUR L'IMITATION DE LA NATURE.

DIALOGUE
ENTRE
SAINT-RÉAL, ÉPICURE, SÉNÈQUE, JULIEN
ET LOUIS-LE-GRAND.

ÉPICURE.

Je sors d'une illustre assemblée des morts, où l'on m'a parlé du dessein que vous aviez eu de donner un ouvrage sur la bizarrerie de quelques réputations anciennes et modernes. J'aurais pu vous fournir un exemple...

SAINT-RÉAL.

Ces exemples sont innombrables. Combien cette journée m'en a-t-elle offert! Tantôt, c'est un aumônier qui m'apprend qu'on lui doit le succès d'un siége qui immortalise tel général; tantôt, c'est un poète qui me prie de revendiquer pour lui une comédie, qu'il a cédée pour quatre louis à un comédien. C'est un auteur inconnu du troisième siècle, qui se plaint que quelques écrivains modernes se font un nom à ses dépens, en s'appropriant et en développant ses idées. Je viens d'entendre un maréchal de France, revenu des vanités du siècle, qui s'avoue redevable du bâton à un mouvement savant d'un officier subalterne qui ne put obtenir la croix de Saint-Louis.

ÉPICURE.

Je n'ose me comparer, beaucoup moins me préférer à personne; mais j'espère que vous ne me confondrez point avec ces morts, dont la réputation est moins bizarre que la mienne. Épicure doit croire...

SAINT-RÉAL.

Quoi! vous êtes ce philosophe sévère, sage adorateur d'un dieu dont le nom est le mot de ralliement pour les voluptueux et les esprits forts!

ÉPICURE.

Oui, c'est moi-même. Je suis né dans un petit bourg de l'Attique. Je fis quelque séjour dans Athènes, où je fus absolument inconnu. Je m'aperçus que les richesses étaient le fléau de la plupart de ceux qui les possédaient, grâce à leur imprudence; que quelques-uns devaient dire: j'ai des richesses, comme on dit: j'ai la fièvre, j'ai la colique; je conçus que le seul moyen d'être heureux, était de se conformer à la nature; je me retirai dans mon petit bourg. J'y vivais de pain et d'eau; je jouissais de la santé, de l'égalité d'esprit, de la tranquillité d'âme. J'allai à Athènes remercier Jupiter de m'avoir conduit au bonheur par une route si simple. Il plut à un citoyen de s'étonner de me voir dans le temple, et me voilà devenu le patron de l'impiété. Je retournai dans ma retraite, bien résolu de cacher ma vie: c'était mon principal axiôme. Ma morale était celle d'Épictète, si ce n'est que j'avais le ridicule de prétendre qu'il vaut mieux jouir d'une santé parfaite, que d'être tourmenté des douleurs de la gravelle. Je n'avais qu'un disciple, nommé Métrodore, à qui je reprochais sa somptuosité, parce qu'il dépensait un sou et demi par jour; je lui écrivais: Non toto asse quotidiè vivo (ma dépense ne se monte pas à un sou par jour). Nous étions heureux, et nous disions que nous avions trouvé la volupté. Je mourus, sans que personne se doutât que j'eusse vécu: mon disciple fit part aux siens de quelques-unes de mes lettres, où je prêchais la volupté, c'est-à dire, la sobriété et le désintéressement. D'après mes idées, les fermiers de la république donnèrent aux Laïs et aux Phrynés des soupés où ils dépensaient vingt-cinq mines: ils dirent qu'ils étaient épicuriens, et on les crut.

SAINT-RÉAL.

J'ai souvent déploré l'injustice du sort à votre égard: j'avais quelques matériaux; je me proposais de donner un précis de votre doctrine, de votre morale et de vos écrits. Mais qu'auriez-vous pu y gagner? J'aurais, tout au plus, réhabilité votre réputation dans l'esprit de quelques hommes sensés; mais le vulgaire sera toujours pour vous le vulgaire. Le poids de vingt siècles pèsera éternellement sur votre renommée; et, quoique votre morale soit aussi pure que sensée, on dira toujours le poison d'Épicure... Mais quel est celui qui vient troubler une conversation si intéressante?

ÉPICURE.

C'est un philosophe qui a, presque autant que moi, à se plaindre de la renommée. C'est un des plus fermes appuis du portique, un sage qui m'a rendu justice en rapprochant ma doctrine de celle de Zénon, et dont le suffrage n'a pas beaucoup influé sur l'idée qu'on a conçue de moi: c'est Sénèque.

SÉNÈQUE.

Oui, c'est moi, qui ai été le collègue de Burrhus dans l'éducation du fils d'Énobardus; c'est moi qu'on a accusé, sans aucun fondement, d'avoir souillé la couche de mon maître et de mon bienfaiteur. On m'a soupçonné d'avarice, parce que la fastueuse reconnaissance de mon disciple m'environna de richesses qui n'approchèrent jamais de mon cœur. Je fus quelque temps gouverneur de la Bretagne, où j'arrêtai les brigandages de mes subalternes dans l'administration des deniers publics: on me supposa des raisons qui n'avaient rien de commun avec l'intérêt de l'état. Quelques beaux esprits dirent que j'écrivais, sur une table d'or, mes invectives contre les richesses; mes ennemis agréèrent cette idée. La vérité est pourtant que je vivais, comme les poètes du temps, c'est-à-dire, que je passais la journée dans mon lit à lire et à composer, et en me contentant d'un peu de pain et d'eau. On sait que j'ai refusé le trône, où les vœux de tout l'empire m'appelaient, refus que ma mort a suivi de près: Cependant ma réputation de philosophe est fort équivoque, et celle d'homme de lettres n'est pas infiniment respectée.

SAINT-RÉAL.

J'avais déjà vu l'absurdité de ces accusations; et Sénèque aurait joué, dans l'ouvrage que je méditais, un rôle intéressant. Vos écrits sont votre éloge, et vous vous y êtes peint sans vous flatter. Vos lettres sont un cours complet de morale stoïcienne, où l'homme, l'orateur et le philosophe sont réunis. Quoiqu'en disent vos ennemis, votre philosophie ne s'est pas répandue en paroles; elle a passé dans vos actions. On croirait que vous fûtes insensible à votre exil, si le Traité de la Consolation, adressé à votre mère, ne prouvait que vous eûtes besoin de votre philosophie pour supporter son absence. Vous prouvâtes que la plupart des malheurs ne sont guère qu'une nécessité de faire plus d'usage de sa raison que n'en font les autres hommes. Votre ouvrage est animé de la double chaleur de l'imagination et du sentiment. L'île de Corse attendait un exilé, et ce triste séjour vit un contemplateur de la nature. Vous tournâtes autour de plusieurs vérités, et vous connûtes l'équilibre des liqueurs. Malgré vos vertus et vos talens, vous passez pour un philosophe dont la conduite et les principes sont peu conséquens, pour un physicien médiocre; et quelques littérateurs vous ont traité comme un académicien de province de mauvais goût.

SÉNÈQUE.

Avoir et n'avoir point de réputation, est une chose bien indifférente; mais en avoir une mauvaise, est un malheur que j'avais tâché d'éviter.

SAINT-RÉAL.

Voici, ce me semble, la cause de l'injustice de votre siècle et de la postérité: trop d'emphase dans votre morale, trop de faste (pardonnez, je parle à un philosophe), trop d'apprêt dans votre éloquence, trop de mépris pour les hommes, ont révolté quelques-uns de vos contemporains. Vous ne les avez pas assez intéressés à dire de vous: Sénèque est un grand homme. Ils ont cherché, dans vos vertus, les semences des vices opposés: cette ressource est précieuse et nécessaire à la plupart des hommes. Mais vous eûtes des admirateurs, quoique vous vécussiez sous Néron; Rome recueillit et adora vos dernières paroles; et les sages de tous les siècles vous regarderont comme un vrai philosophe, comme un homme éloquent, dont l'âme fut sensible, l'esprit vaste et étendu, et dont les écrits nous offrent une forêt immense d'arbres élevés, où aucun n'est remarquable, parce qu'ils sont tous d'une égale hauteur.

SÉNÈQUE.

Cette réputation est plus que suffisante; il y a long-temps que j'écrivais à mon ami Lucilius, d'après Épicure: Satis magnum alter alteri theatrum sumus (nous sommes l'un pour l'autre un théâtre assez étendu). Mais j'aperçois une ombre qui m'est tout-à fait inconnue; elle, vient, sans doute, pour le même sujet qui nous amène. Ah! je la reconnais: c'est Julien le Philosophe.

SAINT-RÉAL.

Qui? Julien le Philosophe! N'enseigna-t-il pas la grammaire à Alexandrie?

SÉNÈQUE.

Non; c'est Julien que, parmi vous autres modernes, on appelle vulgairement Julien l'Apostat.

SAINT-RÉAL.

Ce fut un philosophe, sans doute; mais j'ignorais qu'il en portât le nom.

JULIEN.

Je supporterais patiemment le nom d'Apostat, si, dans l'esprit de la plupart des hommes, il n'emportait l'idée d'apostat de toutes les vertus. L'on sait que je ne fus pas insensible à la gloire: c'est la dernière passion du sage; c'est la chemise de l'âme, m'a dit tout à l'heure un philosophe aimable, né parmi mes chers Gaulois.

SAINT-RÉAL.

Ah! je reconnais Montaigne.

JULIEN.

Je me flatte que ce n'est point sous ce nom odieux, que vous m'eussiez fait connaître, si j'avais eu quelque place dans votre ouvrage. On me força d'embrasser la religion de mes persécuteurs; et j'abjurai, dès que je fus le maître, une religion que j'ai eu le malheur de ne pas croire. Voici ma vie: Je fus gouverneur des Gaules, où je fus adoré des peuples. Les Gaulois m'aidèrent à chasser les Germains des terres de l'empire. Je les vainquis dans une grande bataille; je fis beaucoup de prisonniers, et je ne traitai point les vaincus comme fit, avant moi, votre grand Constantin: je ne les fis point égorger dans le cirque. Devenu empereur, je tâchai de régner comme eût fait Platon. Il fallut faire la guerre aux Perses; je passai par Antioche: ce vil peuple me prodigua les insultes et les railleries; je voulus croire que Julien seul était offensé, et non l'empereur; je ne punis point mes sujets, comme fit, après moi, votre grand Théodose; je ne les fis pas égorger dans le cirque. Je fus blessé à mort dans une action, et l'on me prête un discours dont rougiraient l'imbécile Caligula et le gladiateur Commode.

SAINT-RÉAL.

Vous devez vous consoler que mon projet n'ait pas eu lieu: une main habile a tracé votre portrait; il me semble bien saisi. On vous rend justice; on répand, sur votre héroïsme philosophique, un soupçon de singularité, dont vous parûtes n'avoir pas été toujours exempt; si la postérité eût eu quelque égard pour mon suffrage, vous porteriez désormais, sur la terre, le nom dont on vous honore ici; et, pour vous le donner, je l'eusse ôté à un de vos successeurs nommé Léon-le-Philosophe, prince estimable, à la vérité, mais qui fut un dialecticien et non pas un sage. Montrez-vous tout à fait digne de ce dernier titre, en méprisant le nom d'Apostat, qui pourra bien vous rester, parce qu'on ne renonce pas aisément aux anciennes habitudes.

Voici une ombre que je n'ai point encore vue dans ces lieux, et je lis dans vos yeux que personne de vous ne la connaît.

LOUIS-LE-GRAND.

Oui, Louis-le-Grand est ignoré dans ces lieux, et son titre ne le garantit pas d'une éternelle obscurité.

SAINT-RÉAL.

Louis-le-Grand ignoré! Ce roi qui fut son propre ouvrage! ce roi qui écrivait au comte d'Estrades, du vivant même de Mazarin: Ecrivez-moi sous l'adresse de Lionne, je veux tout faire par moi-même; qui, le premier, montra à l'Europe des armées innombrables; qui créa, en deux ans, une flotte de cent vaisseaux; qui soutint la guerre contre toute l'Europe; qui fit fleurir les arts et le commerce; qui pensionna tous les savans, excepté moi pourtant; ce roi, enfin, qui fut grand par la guerre, par la paix, par le bonheur et par l'adversité.

LOUIS-LE-GRAND.

Je n'ai point écrit au comte d'Estrades; je n'ai point couvert la mer de vaisseaux; je n'ai point soutenu la guerre contre toute l'Europe; je l'ai faite, malgré moi, à quelques voisins ambitieux; j'ai conçu, malgré l'ignorance de mon siècle, qu'il y avait quelque grandeur à encourager les arts; j'ai fait des pensions à quelques professeurs de grec et de latin; j'ai fait le bonheur de mes peuples: je suis Louis-le-Grand, roi de Hongrie et de Pologne.

SAINT-RÉAL.

Je l'avoue, à ma honte: votre nom n'était pas présent à mon esprit. Votre récit me le rappelle: vous viviez à la fin du quatorzième siècle.

LOUIS-LE-GRAND.

Il m'honora du nom de grand. Plusieurs hommes respectables sont ignorés; mais la renommée ne leur avait point accordé un surnom capable de les arracher à l'oubli; il n'appartenait qu'à moi d'être appelle grand, et d'être inconnu.

SAINT-RÉAL.

Vous avez mérité votre nom. Votre mémoire a pu être célèbre quelque temps après votre mort; mais les siècles suivans n'ont pas regardé votre siècle comme dépositaire de la grandeur. Peut-être les hommes parviendront-ils à se faire une autre idée de la gloire; et, dans ce cas, combien de héros dégradés! L'injustice des hommes les confrontera avec des préjugés contraires à ceux d'après lesquels ils ont vécu. Tel est le sort des héros de la gloire: son théâtre est immense et fragile; le théâtre de la vertu est borné, mais inébranlable.

Je parle à des philosophes et à des rois. Vous connaissez le néant des idées et des grandeurs humaines. Mon dessein fut de juger les réputations et le hasard qui y préside. Quelle a été la bizarrerie de la mienne! mes ouvrages furent estimés: ma personne fut inconnue. Je vécus pauvre, sous un grand prince ami des arts. On ignore mon véritable nom, l'âge, le temps et le lieu où j'ai terminé ma destinée. Mais quelle foule d'ombres accourt vers nous! Retirons-nous à l'écart, et sauvons nos réflexions de leur importunité.

FIN DU DIALOGUE.

QUESTION.

SI, DANS UNE SOCIÉTÉ, UN HOMME DOIT OU PEUT LAISSER PRENDRE SUR LUI CES DROITS QUI SOUVENT HUMILIENT L'AMOUR-PROPRE?

Cette question est plus difficile à résoudre qu'elle ne le paraît d'abord. Ceux qui sont pour l'affirmative, prétendent que l'amitié véritable est un contrat par lequel chacune des parties consacre à l'autre toute son existence. Ils disent que, si l'amitié ne laisse pas le droit de donner des secours à son ami, ou d'en recevoir, elle est une chimère ridicule; que son principal bonheur consiste à lever ou déchirer ce voile de décence que les hommes ont jeté sur leurs besoins, pour se dispenser de se secourir, en continuant de se prodiguer les marques de l'affection la plus vive; que c'est celui qui donne, qui est honoré et obligé, etc. Ceux qui sont pour la négative, me paraissent appuyer leur opinion par des raisons plus solides. Ils disent que l'amitié, étant une union pure des âmes, ne doit pas se laisser soupçonner d'un autre motif. On peut appliquer cette réflexion à l'amour même. En tout état de cause, on fait toujours très-bien de ne donner, que le moins qu'on peut, atteinte à cette règle. Celui qui reçoit, n'accepte sûrement que parce qu'il respecte l'âme de celui qui donne: mais d'où sait-il que cette âme ne se dégradera point? et alors quel désespoir de lui avoir obligation! d'où sait-il que cette âme, en supposant qu'elle reste noble, ne cessera point de l'aimer, voudra bien ne jamais se prévaloir de ses avantages? Quelle âme il faut avoir pour laisser à celle d'une autre la liberté de tous ses mouvemens, tandis que je pourrais les contraindre et les diriger vers mon bonheur apparent! Ce sacrifice continuel de mon intérêt est peut-être plus difficile que le sacrifice momentané de ma personne; et le bienfaiteur qui en est capable, a nécessairement l'avantage sur celui qu'il a obligé, en leur supposant d'ailleurs une égale élévation dans le caractère. Or, j'ai peine à croire que l'homme puisse supporter l'idée de la supériorité d'une âme sur la sienne. J'en juge par la peine avec laquelle les âmes les plus fortes voient une supériorité fondée sur des choses moins essentielles. Il suit, au moins, de tout ceci que, dès que je reçois un bienfait, je m'engage, pour mon bienfaiteur, qu'il sera toujours vertueux; qu'il n'aura jamais tort avec moi; qu'il ne cessera point de m'aimer, ni moi de lui être attaché. Si les deux premières de ces conditions n'ont pas lieu, c'est au bienfaiteur à rougir; mais celui qui a reçu le bienfait, doit pleurer.

FIN DE LA QUESTION.

PETITS
DIALOGUES PHILOSOPHIQUES.

Dialogue Ier.—A. Comment avez-vous fait pour n'être plus sensible?

B. Cela s'est fait par degrés.

A. Comment?

B. Dieu m'a fait la grâce de n'être plus aimable; je m'en suis apperçu, et le reste a été tout seul.

Dial. II.A. Vous ne voyez plus M.....?

B. Non, il n'est plus possible.

A. Comment?

B. Je l'ai vu, tant qu'il n'était que de mauvaises mœurs; mais, depuis qu'il est de mauvaise compagnie, il n'y a pas moyen.

Dial. III.A. Je suis brouillé avec elle.

B. Pourquoi?

A. J'en ai dit du mal.

B. Je me charge de vous raccommoder: quel mal en avez-vous dit?

A. Qu'elle est coquette.

B. Je vous réconcilie.

A. Quelle n'est pas belle.

B. Je ne m'en mêle plus.

Dial. IV.—A. Croiriez-vous que j'ai vu madame de..... pleurer son ami, en présence de quinze personnes?

B. Quand je vous disois que c'étoit une femme qui réussirait à tout ce qu'elle voudroit entreprendre!

Dial. V.A. Vous marierez-vous?

B. Non.

A. Pourquoi?

B. Parce que je serais chagrin.

A. Pourquoi?

B. Parce que je serais jaloux.

A. Et pourquoi seriez-vous jaloux?

B. Parce que je serais cocu.

A. Qui vous a dit que vous seriez cocu?

B. Je serais cocu, parce que je le mériterais.

A. Et pourquoi le mériteriez-vous?

B. Parce que je me serais marié.

Dial. VI.Le Cuisinier. Je n'ai pu acheter ce saumon.

Le Docteur en Sorbonne. Pourquoi?

Le C. Un conseiller le marchandait.

Le D. Prends ces cent écus; et va m'acheter le saumon et le conseiller.

Dial. VII.A. Vous êtes bien au fait des intrigues de nos ministres?

B. C'est que j'ai vécu avec eux.

A. Vous vous en êtes bien trouvé, j'espère?

B. Point du tout. Ce sont des joueurs qui m'ont montré leurs cartes, qui ont même, en ma présence, regardé dans le talon; mais qui n'ont point partagé avec moi les profits du gain de la partie.

Dial. VIII.Le Vieillard. Vous êtes misantrope de bien bonne heure. Quel âge avez-vous?

Le Jeune Homme. Vingt-cinq ans.

Le V. Comptez-vous vivre plus de cent ans?

Le J. H. Pas tout à fait.

Le V. Croyez-vous que les hommes seront corrigés dans soixante-quinze ans?

Le J. H. Cela serait absurde à croire.

Le V. Il faut que vous le pensiez pourtant, puisque vous vous emportez contre leurs vices.... Encore cela ne serait-il pas raisonnable, quand ils seraient corrigés d'ici à soixante-quinze ans; car il ne vous resterait plus de temps pour jouir de la réforme que vous auriez opérée.

Le J. H. Votre remarque mérite quelque considération: j'y penserai.

Dial. IX.A. Il a cherché à vous humilier.

B. Celui qui ne peut être honoré que par lui-même, n'est guère humilié par personne.

Dial. X.A. La femme qu'on me propose n'est pas riche.

B. Vous l'êtes.

A. Je veux une femme qui le soit. Il faut bien s'assortir.

Dial. XI.A. Je l'ai aimée à la folie; j'ai cru que j'en mourrais de chagrin.

B. Mourir de chagrin! mais vous l'avez eue?

A. Oui.

B. Elle vous aimait?

A. A la fureur! et elle a pensé en mourir aussi.

B. Eh bien! comment donc pouviez-vous mourir de chagrin?

A. Elle voulait que je l'épousasse.

B. Eh bien! une jeune femme, belle et riche qui vous aimait, dont vous étiez fou!

A. Cela est vrai; mais épouser, épouser! Dieu merci, j'en suis quitte à bon marché.

Dial. XII.A. La place est honnête.

B. Vous voulez dire lucrative.

A. Honnête ou lucratif, c'est tout un.

Dial. XIII.A. Ces deux femmes sont fort amies, je crois.

B. Amies! là..... vraiment?

A. Je le crois, vous dis-je; elles passent leur vie ensemble: au surplus, je ne vis pas assez dans leur société, pour savoir si elles s'aiment ou se haïssent.

Dial. XIV.A. M. de R........ parle mal de vous.

B. Dieu a mis le contrepoison de ce qu'il peut dire, dans l'opinion qu'on a de ce qu'il peut faire.

Dial. XV.A. Vous connaissez M. le comte de.......; est-il aimable?

B. Non. C'est un homme plein de noblesse, d'élévation, d'esprit, de connaissance: voilà tout.

Dial. XVI.A. Je lui ferais du mal volontiers.

B. Mais il ne vous en a jamais fait.

A. Il faut bien que quelqu'un commence.

Dial. XVII.Damon. Clitandre est plus jeune que son âge. Il est trop exalté. Les maux publics, les torts de la société, tout l'irrite et le révolte.

Célimène. Oh! il est jeune encore, mais il a un bon esprit; il finira par se faire vingt mille livres de rente, et prendre son parti sur tout le reste.

Dial. XVIII.A. Il paraît que tout le mal dit par vous sur madame de....... n'est que pour vous conformer au bruit public; car il me semble que vous ne la connaissez point?

B. Moi, point du tout.

Dial. XIX.A. Pouvez-vous me faire le plaisir de me montrer le portrait en vers que vous avez fait de madame de....?

B. Par le plus grand hasard du monde, je l'ai sur moi.

A. C'est pour cela que je vous le demande.

Dial. XX.Damon. Vous me paraissez bien revenu des femmes, bien désintéressé à leur égard.

Clitandre. Si bien que, pour peu de chose, je vous dirais ce que je pense d'elles.

Dam. Dites-le moi.

Clit. Un moment. Je veux attendre encore quelques années. C'est le parti le plus prudent.

Dial. XXI.A. J'ai fait comme les gens sages, quand ils font une sottise.

B. Que font-ils?

A. Ils remettent la sagesse à une autre fois.

Dial. XXII.A. Voilà quinze jours que nous perdons. Il faut pourtant nous remettre.

B. Oui, dès la semaine prochaine.

A. Quoi! sitôt?

Dial. XXIII.A. On a dénoncé à M. le garde des sceaux une phrase de M. de L......

B. Comment retient-on une phrase de L......?

A. Un espion.

Dial. XXIV.A. Il faut vivre avec les vivans.

B. Cela n'est pas vrai; il faut vivre avec les morts[20].

Dial. XXV.A. Non, monsieur votre droit n'est point d'être enterré dans cette chapelle.

B. C'est mon droit; cette chapelle a été bâtie par mes ancêtres.

A. Oui; mais il y a eu depuis une transaction qui ordonne qu'après monsieur votre père qui est mort, ce soit mon tour.

B. Non, je n'y consentirai pas. J'ai le droit d'y être enterré, d'y être enterré tout à l'heure.

Dial. XXVI.—A. Monsieur, je suis un pauvre comédien de province qui veut rejoindre sa troupe: je n'ai pas de quoi...

B. Vieille ruse! Monsieur, il n'y a point là d'invention, point de talent.

A. Monsieur, je venais sur votre réputation....

B. Je n'ai point de réputation, et ne veux point en avoir.

A. Ah, monsieur!

B. Au surplus, vous voyez à quoi elle sert, et ce qu'elle rapporte.

Dial. XXVII..—A. Vous aimez mademoiselle.... elle sera une riche héritière.

B. Je l'ignorais: je croyais seulement qu'elle serait un riche héritage.

Dial. XXVIII..—Le Notaire. Fort bien, monsieur, dix mille écus de legs ensuite?

Le Mourant. Deux mille écus au notaire.

Le N. Monsieur, mais où prendra-t-on l'argent de tous ces legs?

Le M. Eh! mais vraiment, voilà ce qui m'embarrasse.

Dial. XXIX..—A. Madame..., jeune encore, avait épousé un homme de soixante-dix-huit ans qui lui fit cinq enfans.

B. Ils n'étaient peut-être pas de lui.

A. Je crois qu'ils en étaient, et je l'ai jugé à la haine que la mère avait pour eux.

Dial. XXX.La Bonne à l'Enfant. Cela vous a-t-il amusée ou ennuyée?

Le Père. Quelle étrange question! Plus de simplicité. Ma petite!

La petite Fille. Papa!

Le Père. Quand tu es revenue de cette maison-là, quelle était ta sensation?

Dial. XXXI.A. Connaissez-vous madame de B....?

B. Non.

A. Mais vous l'avez vue souvent.

B. Beaucoup.

A. Eh bien?

B. Je ne l'ai pas étudiée.

A. J'entends.

Dial. XXXII.Clitandre. Mariez-vous.

Damis. Moi, point du tout; je suis bien avec moi, je me conviens et je me suffis. Je n'aime point, je ne suis point aimé. Vous voyez que c'est comme si j'étais en ménage, ayant maison et vingt-cinq personnes à souper tous les jours.

Dial. XXXIII.A. M. de...... vous trouve une conversation charmante[21].

B. Je ne dois pas mon succès à mon partner, lorsque je cause avec lui.

Dial. XXXIV.A. Concevez-vous M...? comme il a été peu étonné d'une infamie qui nous a confondus!

B. Il n'est pas plus étonné des vices d'autrui que des siens.

Dial. XXXV.A. Jamais la cour n'a été si ennemie des gens d'esprit.

B. Je le crois; jamais elle n'a été plus sotte: et quand les deux extrêmes s'éloignent, le rapprochement est plus difficile.

Dial. XXXVI.Dam. Vous marierez-vous?

Clit. Quand je songe que, pour me marier, il faudrait que j'aimasse, il me paraît, non pas impossible, mais difficile que je me marie; mais quand je songe qu'il faudrait que j'aimasse et que je fusse aimé, alors je crois qu'il est impossible que je me marie.

Dial. XXXVII.Dam. Pourquoi n'avez-vous rien dit, quand on a parlé de M....?

Clit. Parce que j'aime mieux que l'on calomnie mon silence que mes paroles.

Dial. XXXVIII.Madame de.... Qui est-ce qui vient vers nous?

M. de C. C'est madame de Ber.....

Mad. d.... Est-ce que vous la connaissez?

M. de C. Comment? vous ne vous souvenez donc pas du mal que nous en avons dit hier!

Dial. XXXIX.A. Ne pensez-vous pas que le changement arrivé dans la constitution sera nuisible aux beaux-arts?

B. Au contraire. Il donnera aux âmes, aux génies un caractère plus ferme, plus noble, plus imposant. Il nous restera le goût, fruit des beaux ouvrages du siècle de Louis XIV, qui, se mêlant à l'énergie nouvelle qu'aura prise l'esprit national, nous fera sortir du cercle des petites conventions qui avaient gêné son essor.

Dial. XL.A. Détournez la tête. Voilà M. de L.

B. N'ayez pas peur: il a la vue basse.

A. Ah! que vous me faites de plaisir! Moi, j'ai la vue longue, et je vous jure que nous ne nous rencontrerons jamais.

SUR UN HOMME SANS CARACTÈRE.

Dial. XLI.—Dor. Il aime beaucoup M. de B.....

Philinte. D'où le sait-il? qui lui a dit cela?

DE DEUX COURTISANS.

Dial. XLII.A. Il y a long-temps que vous n'avez vu M. Turgot?

B. Oui.

A. Depuis sa disgrâce, par exemple?

B. Je le crois: j'ai peur que ma présence ne lui rappelle l'heureux temps où nous nous rencontrions tous les jours chez le roi.

DU ROI DE PRUSSE ET DE DARGET.

Dial. XLIII.Le Roi. Allons, Darget, divertis-moi: conte-moi l'étiquette du roi de France: commence par son lever.

(Alors Darget entre dans tout le détail de ce qui se fait, dénombre les officiers, valets-de-chambre, leurs fonctions, etc.)

Le Roi (en éclatant de rire.) Ah! grand Dieu! si j'étais roi de France, je ferais un autre roi pour faire toutes ces choses-là à ma place.

DE L'EMPEREUR ET DU ROI DE NAPLES.

Dial. XLIV.Le Roi. Jamais éducation ne fut plus négligée que la mienne.

L'Empereur. Comment? (A part.) Cet homme vaut quelque chose.

Le Roi. Figurez-vous qu'à vingt ans, je ne savais pas faire une fricassée de poulet; et le peu de cuisine que je sais, c'est moi qui me le suis donné.

ENTRE MADAME DE B.... ET M. DE L...

Dial. XLV.M. de L.... C'est une plaisante idée de nous faire dîner tous ensemble. Nous étions sept, sans compter votre mari.

Mad. de B.... J'ai voulu rassembler tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'aime encore d'une manière différente, et qui me le rend. Cela prouve qu'il y a encore des mœurs en France; car je n'ai eu à me plaindre de personne, et j'ai été fidèle à chacun pendant son règne.

M. de L... Cela est vrai; il n'y a que votre mari qui, à toute force, pourrait se plaindre.

Mad. de B .... J'ai bien plus à me plaindre de lui, qui m'a épousée sans que je l'aimasse.

M. de L.... Cela est juste. A propos; mais un tel, vous ne me l'avez point avoué: est-ce avant ou après moi?

Mad. de B.... C'est avant; je n'ai jamais osé vous le dire; j'étais si jeune quand vous m'avez eue!

M. de L..... Une chose m'a surpris.

Mad. de B..... Qu'est-ce?

M. de L.... Pourquoi n'aviez-vous pas prié le chevalier de S....? Il nous manquait.

Mad. de B.... J'en ai été bien fâchée. Il est parti, il y a un mois, pour l'Isle de France.

M. de L.... Ce sera pour son retour.

ENTRE LES MÊMES.

Dial. XLVI.M. de L.... Ah! ma chère amie, nous sommes perdus: votre mari sait tout.

Mad. de B.... Comment? Quelque lettre surprise?

M. de L... Point du tout.

Mad. de B... Une indiscrétion? Une méchanceté de quelques-uns de nos amis?

M. de L... Non.

Mad. de B... Eh bien! quoi? qu'est-ce?

M. de L... Votre mari est venu ce matin m'emprunter cinquante louis.

Mad. de B... Les lui avez-vous prêtés?

M. de L... Sur-le-champ.

Mad. de B... Oh bien! il n'y a pas de mal; il ne sait plus rien.

ENTRE QUELQUES PERSONNES, APRÈS LA PREMIÈRE
REPRÉSENTATION DE L'OPÉRA DES DANAÏDES, PAR
LE BARON DE TSCHOUDY.

Dial. XLVII.A. Il y a, dans cet opéra, quatre-vingt-dix-huit morts.

B. Comment?

C. Oui. Toutes les filles de Danaüs, hors Hypermnestre, et tous les fils d'Égyptus, hors Lyncée.

D. Cela fait bien quatre-vingt-dix-huit morts.

E., Médecin de profession. Cela fait bien des morts; mais il y a en effet bien des épidémies.

F., Prêtre de son métier. Dites-moi un peu; dans quelle paroisse cette épidémie s'est-elle déclarée? Cela a dû rapporter beaucoup au curé.

ENTRE D'ALEMBERT ET UN SUISSE DE PORTE.

Dial. XLVIII.Le Suisse. Monsieur, où allez-vous?

D'Alembert. Chez M. de....

Le S. Pourquoi ne me parlez-vous pas?

D'Al. Mon ami, on s'adresse à vous pour savoir si votre maître est chez lui.

Le S. Eh bien donc!

D'Al. Je sais qu'il y est, puisqu'il m'a donné rendez-vous.

Le S. Cela est égal; on parle toujours. Si on ne me parle pas, je ne suis rien.

ENTRE LE NONCE PAMPHILI ET SON SECRÉTAIRE.

Dial. XLIX.Le Nonce. Qu'est-ce qu'on dit de moi dans le monde.

Le Secrétaire. On vous accuse d'avoir empoisonné un tel, votre parent, pour avoir sa succession.

Le N. Je l'ai fait empoisonner, mais pour une autre raison. Après?

Le S. D'avoir assassiné la Signora... pour vous avoir trompé.

Le N. Point du tout; c'est parce que je craignais pour un secret que je lui avais confié. Ensuite?

Le S. D'avoir donné la....... à un de vos pages.

Le N. Tout le contraire; c'est lui qui me la donnée. Est-ce là tout?

Le S. On vous accuse de faire le bel esprit, de n'être point l'auteur de votre dernier sonnet.

Le N. Cazzo! Coquin; sors de ma présence.

QUESTION.

Pourquoi ne donnez-vous plus rien au public?

RÉPONSE.

C'est que le public me paraît avoir le comble du mauvais goût et la rage du dénigrement.

C'est qu'un homme raisonnable ne peut agir sans motif, et qu'un succès ne me ferait aucun plaisir, tandis qu'une disgrâce me ferait peut-être beaucoup de peine.

C'est que je ne dois pas troubler mon repos, parce que la compagnie prétend qu'il faut divertir la compagnie.

C'est que je travaille pour les Variétés amusantes, qui sont le Théâtre de la Nation; et que je mène de front, avec cela, un ouvrage philosophique, qui doit être imprimé à l'imprimerie royale.

C'est que le public en use avec les gens de lettres, comme les racoleurs du pont Saint-Michel avec ceux qu'ils enrôlent: enivrés le premier jour, dix écus, et des coups de bâton le reste de leur vie.

C'est qu'on me presse de travailler, par la même raison que, quand on se met à sa fenêtre, on souhaite de voir passer, dans les rues, des singes ou des meneurs d'ours.

Exemple de M. Thomas, insulté pendant toute sa vie et loué après sa mort.

Gentilshommes de la chambre, comédiens, censeurs, la police, Beaumarchais.

C'est que j'ai peur de mourir, sans avoir vécu.

C'est que tout ce qu'on me dit pour m'engager à me produire, est bon à dire à Saint-Ange et à Murville.

C'est que j'ai à travailler, et que les succès perdent du temps.

C'est que je ne voudrais pas faire comme les gens de lettres, qui ressemblent à des ânes, ruant et se battant devant un râtelier vide.

C'est que, si j'avais donné à mesure les bagatelles dont je pouvais disposer, il n'y aurait plus pour moi de repos sur la terre.

C'est que j'aime mieux l'estime des honnêtes gens et mon bonheur particulier, que quelques éloges, quelques écus, avec beaucoup d'injures et de calomnies.

C'est que, s'il y a un homme sur la terre qui ait le droit de vivre pour lui, c'est moi, après les méchancetés qu'on m'a faites à chaque succès que j'ai obtenu.

C'est que jamais, comme dit Bacon, on n'a vu marcher ensemble la gloire et le repos.

Parce que le public ne s'intéresse qu'aux succès qu'il n'estime pas.

Parce que je resterais à moitié chemin de la gloire de Jeannot.

Parce que j'en suis à ne plus vouloir plaire qu'à qui me ressemble.

C'est que plus mon affiche littéraire s'efface, plus je suis heureux.

C'est que j'ai connu presque tous les hommes célèbres de notre temps, et que je les ai vus malheureux par cette belle passion de célébrité, et mourir après avoir dégradé par elle leur caractère moral.

MAXIMES ET PENSÉES.

CHAPITRE PREMIER.
Maximes générales.

Les maximes, les axiômes sont, ainsi que les abrégés, l'ouvrage des gens d'esprit qui ont travaillé, ce semble, à l'usage des esprits médiocres ou paresseux. Le paresseux s'accommode d'une maxime qui le dispense de faire lui-même les observations qui ont mené l'auteur de la maxime au résultat dont il fait part à son lecteur. Le paresseux et l'homme médiocre se croient dispensés d'aller au delà, et donnent à la maxime une généralité que l'auteur, à moins qu'il ne soit lui-même médiocre (ce qui arrive quelquefois), n'a pas prétendu lui donner. L'homme supérieur saisit tout d'un coup les ressemblances, les différences qui font que la maxime est plus ou moins applicable à tel ou tel cas, ou ne l'est pas du tout. Il en est de cela, comme de l'histoire naturelle, où le désir de simplifier a imaginé les classes et les divisions. Il a fallu avoir de l'esprit pour les faire; car il a fallu rapprocher et observer des rapports: mais le grand naturaliste, l'homme de génie, voit que la nature prodigue des êtres individuellement différens, et voit l'insuffisance des divisions et des classes, qui sont d'un si grand usage aux esprits médiocres ou paresseux. On peut les associer: c'est souvent la même chose, c'est souvent la cause et l'effet.

—La plupart des faiseurs de recueils de vers ou de bons mots ressemblent à ceux qui mangent des cerises ou des huîtres, choisissant d'abord les meilleurs, et finissant par tout manger.

—Ce serait une chose curieuse qu'un livre qui indiquerait toutes les idées corruptrices de l'esprit humain, de la société, de la morale, et qui se trouvent développées ou supposées dans les écrits les plus célèbres, dans les auteurs les plus consacrés; les idées qui propagent la superstition religieuse, les mauvaises maximes politiques, le despotisme, la vanité de rang, les préjugés populaires de toute espèce. On verrait que presque tous les livres sont des corrupteurs, que les meilleurs font presque autant de mal que de bien.

—On ne cesse d'écrire sur l'éducation; et les ouvrages écrits sur cette matière ont produit quelques idées heureuses, quelques méthodes utiles; ont fait, en un mot, quelque bien partiel. Mais quelle peut être, en grand, l'utilité de ces écrits, tant qu'on ne fera pas marcher de front les réformes relatives à la législation, à la religion, à l'opinion publique? L'éducation n'ayant d'autre objet que de conformer la raison de l'enfance à la raison publique relativement à ces trois objets, quelle instruction donner, tant que ces trois objets se combattent? En formant la raison de l'enfance, que faites-vous que de la préparer à voir plutôt l'absurdité des opinions et des mœurs consacrées par le sceau de l'autorité sacrée, publique, ou législative; par conséquent, à lui en inspirer le mépris?

—C'est une source de plaisir et de philosophie, de faire l'analyse des idées qui entrent dans les divers jugemens que portent tel ou tel homme, telle ou telle société. L'examen des idées qui déterminent telle ou telle opinion publique, n'est pas moins intéressant, et l'est souvent davantage.

—Il en est de la civilisation, comme de la cuisine. Quand on voit sur une table des mets légers, sains et bien préparés, on est fort aise que la cuisine soit devenue une science; mais quand on y voit des jus, des coulis, des pâtés de truffes, on maudit les cuisiniers et leur art funeste: à l'application.

—L'homme, dans l'état actuel de la société, me paraît plus corrompu par sa raison que par ses passions. Ses passions (j'entends ici celles qui appartiennent à l'homme primitif) ont conservé, dans l'ordre social, le peu de nature qu'on y retrouve encore.

—La société n'est pas, comme on le croit d'ordinaire, le développement de la nature, mais bien sa décomposition et sa refonte entière. C'est un second édifice, bâti avec des décombres du premier. On en trouve les débris, avec un plaisir mêlé de surprise. C'est celui qu'occasionne l'expression naïve d'un sentiment naturel qui échappe dans la société; il arrive même qu'il plaît davantage, si la personne à laquelle il échappe est d'un rang plus élevé, c'est-à dire, plus loin de la nature. Il charme dans un roi, parce qu'un roi est dans l'extrémité opposée. C'est un débris d'ancienne architecture dorique ou corinthienne, dans un édifice grossier et moderne.

—En général, si la société n'était pas une composition factice, tout sentiment simple et vrai ne produirait pas le grand effet qu'il produit: il plairait sans étonner; mais il étonne et il plaît. Notre surprise est la satire de la société, et notre plaisir est un hommage à la nature.

—Des fripons ont toujours un peu besoin de leur honneur, à peu près comme les espions de police, qui sont payés moins cher, quand ils voient moins bonne compagnie.

—Un homme du peuple, un mendiant, peut se laisser mépriser, sans donner l'idée d'un homme vil, si le mépris ne paraît s'adresser qu'à son extérieur: mais ce même mendiant, qui laisserait insulter sa conscience, fût-ce par le premier souverain de l'Europe, devient alors aussi vil par sa personne que par son état.

—Il faut convenir qu'il est impossible de vivre dans le monde, sans jouer de temps en temps la comédie. Ce qui distingue l'honnête homme du fripon, c'est de ne la jouer que dans les cas forcés, et pour échapper au péril; au lieu que l'autre va au-devant des occasions.

—On fait quelquefois dans le monde un raisonnement bien étrange. On dit à un homme, en voulant récuser son témoignage en faveur d'un autre homme: C'est votre ami. Eh! morbleu, c'est mon ami, parce que le bien que j'en dis est vrai, parce qu'il est tel que je le peins. Vous prenez la cause pour l'effet, et l'effet pour la cause. Pourquoi supposez-vous que j'en dis du bien, parce qu'il est mon ami? et pourquoi ne supposez-vous pas plutôt qu'il est mon ami, parce qu'il y a du bien à en dire?

—Il y a deux classes de moralistes et de politiques: ceux qui n'ont vu la nature humaine que du côté odieux ou ridicule, et c'est le plus grand nombre; Lucien, Montaigne, Labruyère, La Rochefoucault, Swift, Mandeville, Helvétius, etc: ceux qui ne l'ont vue que du beau côté et dans ses perfections; tels sont Shaftersbury et quelques autres. Les premiers ne connaissent pas le palais dont ils n'ont vu que les latrines; les seconds sont des enthousiastes qui détournent leurs yeux loin de ce qui les offense, et qui n'en existe pas moins. Est in medio verum.

—Veut-on avoir la preuve de la parfaite inutilité de tous les livres de morale, de sermons, etc.? Il n'y a qu'à jeter les yeux sur le préjugé de la noblesse héréditaire. Y a-t-il un travers contre lequel les philosophes, les orateurs, les poètes, aient lancé plus de traits satiriques, qui ait plus exercé les esprits de toute espèce, qui ait fait naître plus de sarcasmes? cela a-t-il fait tomber les présentations, la fantaisie de monter dans les carosses? cela a-t-il fait supprimer la place de Cherin?

—Au théâtre, on vise à l'effet; mais ce qui distingue le bon et le mauvais poète, c'est que le premier veut faire effet par des moyens raisonnables; et, pour le second, tous les moyens sont excellens. Il en est de cela comme des honnêtes gens et des fripons, qui veulent également faire fortune: les premiers n'emploient que des moyens honnêtes; et les autres, toutes sortes de moyens.

—La philosophie, ainsi que la médecine, a beaucoup de drogues, très-peu de bons remèdes, et presque point de spécifiques.

—On compte environ cent cinquante millions d'âmes en Europe, le double en Afrique, plus du triple en Asie; en admettant que l'Amérique et les Terres Australes n'en contiennent que la moitié de ce que donne notre hémisphère, on peut assurer qu'il meurt tous les jours, sur notre globe, plus de cent mille hommes. Un homme qui n'aurait vécu que trente ans, aurait encore échappé environ mille quatre cents fois à cette épouvantable destruction.

—J'ai vu des hommes qui n'étaient doués que d'une raison simple et droite, sans une grande étendue ni sans beaucoup d'élévation d'esprit; et cette raison simple avait suffi pour leur faire mettre à leur place les vanités et les sottises humaines, pour leur donner le sentiment de leur dignité personnelle, leur faire apprécier ce même sentiment dans autrui. J'ai vu des femmes à peu près dans le même cas, qu'un sentiment vrai, éprouvé de bonne heure, avait mises au niveau des mêmes idées. Il suit, de ces deux observations, que ceux qui mettent un grand prix à ces vanités, à ces sottises humaines, sont de la dernière classe de notre espèce.

—Celui qui ne sait point recourir à propos à la plaisanterie, et qui manque de souplesse dans l'esprit, se trouve très-souvent placé entre la nécessité d'être faux ou d'être pédant: alternative fâcheuse à laquelle un honnête homme se soustrait, pour l'ordinaire, par de la grâce et de la gaîté.

—Souvent une opinion, une coutume commence à paraître absurde dans la première jeunesse; et en avançant dans la vie, on en trouve la raison; elle paraît moins absurde. En faudrait-il conclure que de certaines coutumes sont moins ridicules? On serait porté à penser quelquefois qu'elles ont été établies par des gens qui avaient lu le livre entier de la vie, et qu'elles sont jugées par des gens qui, malgré leur esprit, n'en ont lu que quelques pages.

—Il semble que, d'après les idées reçues dans le monde et la décence sociale, il faut qu'un prêtre, un curé croie un peu pour n'être pas hypocrite, ne soit pas sûr de son fait pour n'être pas intolérant. Le grand-vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l'évêque rire tout-à-fait, le cardinal y joindre son mot.

—La plupart des nobles rappellent leurs ancêtres, à peu près comme un Cicerone d'Italie rappelle Cicéron.

—J'ai lu, dans je ne sais quel voyageur, que certains sauvages de l'Afrique croient à l'immortalité de l'âme. Sans prétendre expliquer ce qu'elle devient, il la croient errante, après la mort, dans les broussailles qui environnent leurs bourgades, et la cherchent plusieurs matinées de suite. Ne la trouvant pas, ils abandonnent cette recherche, et n'y pensent plus. C'est à peu près ce que nos philosophes ont fait, et avaient de meilleur à faire.

—Il faut qu'un honnête homme ait l'estime publique sans y avoir pensé, et, pour ainsi dire, malgré lui. Celui qui l'a cherchée, donne sa mesure.

—C'est une belle allégorie, dans la Bible, que cet arbre de la science du bien et du mal qui produit la mort. Cet emblême ne veut-il pas dire que, lorsqu'on a pénétré le fond des choses, la perte des illusions amène la mort de l'âme, c'est-à-dire, un désintéressement complet sur tout ce qui touche et occupe les autres hommes?

—Il faut qu'il y ait de tout dans le monde; il faut que, même dans les combinaisons factices du système social, il se trouve des hommes qui opposent la nature à la société, la vérité à l'opinion, la réalité à la chose convenue. C'est un genre d'esprit et de caractère fort piquant, et dont l'empire se fait sentir plus souvent qu'on ne croit. Il y a des gens à qui on n'a besoin que de présenter le vrai, pour qu'ils y courent avec une surprise naïve et intéressante. Ils s'étonnent qu'une chose frappante (quand on sait la rendre telle) leur ait échappé jusqu'alors.

—On croit le sourd malheureux dans la société. N'est-ce pas un jugement prononcé par l'amour-propre de la société, qui dit: cet homme-là n'est-il pas trop à plaindre de n'entendre pas ce que nous disons?

—La pensée console de tout, et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le remède du mal qu'elle vous a fait, elle vous le donnera.

—Il y a, on ne peut le nier, quelques grands caractères dans l'histoire moderne, et on ne peut comprendre comment ils se sont formés: ils y semblent comme déplacés; ils y sont comme des cariatides dans un entresol.

—La meilleure philosophie, relativement au monde, est d'allier, à son égard, le sarcasme de la gaîté avec l'indulgence du mépris.

—Je ne suis pas plus étonné de voir un homme fatigué de la gloire, que je ne le suis d'en voir un autre importuné du bruit qu'on fait dans son antichambre.

—J'ai vu, dans le monde, qu'on sacrifiait sans cesse l'estime des honnêtes gens à la considération, et le repos à la célébrité.

—Une forte preuve de l'existence de Dieu, selon Dorilas, c'est l'existence de l'homme, de l'homme par excellence, dans le sens le moins susceptible d'équivoque, dans le sens le plus exact, et, par conséquent, un peu circonscrit: en un mot, de l'homme de qualité. C'est le chef-d'œuvre de la providence, ou plutôt le seul ouvrage immédiat de ses mains. Mais on prétend, on assure qu'il existe des êtres d'une ressemblance parfaite avec cet être privilégié. Dorilas a dit: Est-il vrai? quoi! même figure! même conformation extérieure! Eh bien! l'existence de ces individus, de ces hommes (puisqu'on les appelle ainsi), qu'il a niée autrefois, qu'il a vue, à sa grande surprise, reconnue par plusieurs de ses égaux; que, par cette raison seule, il ne nie plus formellement; sur laquelle il n'a plus que des nuages, des doutes bien pardonnables, tout-à-fait involontaires; contre laquelle il se contente de protester simplement par des hauteurs, par l'oubli des bienséances, ou par des bontés dédaigneuses; l'existence de tous ces êtres, sans doute mal définis, qu'en fera-t-il? comment l'expliquera-t-il? comment accorder ce phénomène avec sa théorie? dans quel système physique, métaphysique, ou, s'il le faut, mythologique, ira-t-il chercher la solution de ce problême? Il réfléchit, il rêve; il est de bonne foi; l'objection est spécieuse; il en est ébranlé. Il a de l'esprit, des connaissances; il va trouver le mot de l'énigme; il l'a trouvé, il le tient; la joie brille dans ses yeux. Silence. On connaît, dans la théorie persanne, la doctrine des deux principes, celui du bien et celui du mal. Eh quoi! vous ne saisissez pas? Rien de plus simple. Le génie, les talens, les vertus, sont des inventions du mauvais principe d'Orimane, du Diable, pour mettre en évidence, pour produire au grand jour certains misérables, plébéiens reconnus, vrais roturiers, ou à peine gentilshommes.

—Combien de militaires distingués, combien d'officiers généraux sont morts, sans avoir transmis leurs noms à la postérité: en cela, moins heureux que Bucéphale, et même que le dogue espagnol Bérécillo, qui dévorait les Indiens de Saint-Domingue, et qui avait la paie de trois soldats!

—On souhaite la paresse d'un méchant et le silence d'un sot.

—Ce qui explique le mieux comment le malhonnête homme, et quelquefois même le sot, réussissent presque toujours mieux, dans le monde, que l'honnête homme et que l'homme d'esprit, à faire leur chemin: c'est que le malhonnête homme et le sot ont moins de peine à se mettre au courant et au ton du monde, qui, en général, n'est que malhonnêteté et sottise; au lieu que l'honnête homme et l'homme sensé, ne pouvant pas entrer sitôt en commerce avec le monde, perdent un temps précieux pour la fortune. Les uns sont des marchands qui, sachant la langue du pays, vendent et s'approvisionnent tout de suite; tandis que les autres sont obligés d'apprendre la langue de leurs vendeurs et de leurs chalands, avant que d'exposer leur marchandise, et d'entrer en traité avec eux: souvent même ils dédaignent d'apprendre cette langue, et alors ils s'en retournent sans étrenner.

—Il y a une prudence supérieure à celle qu'on qualifie ordinairement de ce nom: l'une est la prudence de l'aigle, et l'autre celle des taupes. La première consiste à suivre hardiment son caractère, en acceptant avec courage les désavantages et les inconvéniens qu'il peut produire.......

—Pour parvenir à pardonner à la raison le mal qu'elle fait à la plupart des hommes, on a besoin de considérer ce que ce serait que l'homme sans sa raison. C'était un mal nécessaire.

—Il y a des sottises bien habillées, comme il y a des sots très-bien vêtus.

—Si l'on avait dit à Adam, le lendemain de la mort d'Abel, que, dans quelques siècles, il y aurait des endroits où, dans l'enceinte de quatre lieues carrées, se trouveraient réunis et amoncelés sept ou huit cent mille hommes, aurait-il cru que ces multitudes pussent jamais vivre ensemble? ne se serait-il pas fait une idée encore plus affreuse de ce qui s'y commet de crimes et de monstruosités? C'est la réflexion qu'il faut faire, pour se consoler des abus attachés à ces étonnantes réunions d'hommes.

—Les prétentions sont une source de peines, et l'époque du bonheur de la vie commence au moment où elles finissent. Une femme est-elle encore jolie au moment où sa beauté baisse? ses prétentions la rendent ou ridicule ou malheureuse: dix ans après, plus laide ou vieille, elle est calme et tranquille. Un homme est dans l'âge où l'on peut réussir et ne pas réussir auprès des femmes; il s'expose à des inconvéniens, et même à des affronts: il devient nul; dès lors plus d'incertitudes, et il est tranquille. En tout, le mal vient de ce que les idées ne sont pas fixes et arrêtées: il vaut mieux être moins, et être ce qu'on est incontestablement. L'état des ducs et pairs, bien constaté, vaut mieux que celui des princes étrangers, qui ont à lutter sans cesse pour la prééminence. Si Chapelain eût pris le parti que lui conseillait Boileau, par le fameux hémistiche: Que n'écrit-t-il en prose? il se fût épargné bien des tourmens, et se fût peut-être fait un nom, autrement que par le ridicule.

—N'as-tu pas honte de vouloir parler mieux que tu ne peux? disait Sénèque à l'un de ses fils, qui ne pouvait trouver l'exorde d'une harangue qu'il avait commencée. On pourrait dire de même à ceux qui adoptent des principes plus forts que leur caractère: N'as-tu-pas honte de vouloir être philosophe plus que tu ne peux?

—La plupart des hommes qui vivent dans le monde, y vivent si étourdiment, pensent si peu, qu'ils ne connaissent pas ce monde qu'ils ont toujours sous les yeux. Ils ne le connaissent pas, disait plaisamment M. de B., par la raison qui fait que les hannetons ne savent pas l'histoire naturelle.

—En voyant Bacon, dans le commencement du seizième siècle, indiquer à l'esprit humain la marche qu'il doit suivre pour reconstruire l'édifice des sciences, on cesse presque d'admirer les grands hommes qui lui ont succédé, tels que Boile, Loke, etc. Il leur distribue d'avance le terrain qu'ils ont à défricher ou à conquérir. C'est César, maître du monde après la victoire de Pharsale, donnant des royaumes et des provinces à ses partisans ou à ses favoris.

—Notre raison nous rend quelquefois aussi malheureux que nos passions; et on peut dire de l'homme, quand il est dans ce cas, que c'est un malade empoisonné par son médecin.

—Le moment où l'on perd les illusions, les passions de la jeunesse, laisse souvent des regrets; mais quelquefois on hait le prestige qui nous a trompé. C'est Armide qui brûle et détruit le palais où elle fut enchantée.

—Les médecins et le commun des hommes ne voient pas plus clair les uns que les autres dans les maladies et dans l'intérieur du corps humain. Ce sont tous des aveugles; mais les médecins sont des quinze-vingts, qui connaissent mieux les rues, et qui se tirent mieux d'affaire.

—Vous demandez comment on fait fortune. Voyez ce qui se passe au parterre d'un spectacle, le jour où il y a foule; comme les uns restent en arrière, comme les premiers reculent, comme les derniers sont portés en avant. Cette image est si juste, que le mot qui l'exprime a passé dans le langage du peuple. Il appelle faire fortune, se pousser. Mon fils, mon neveu se poussera. Les honnêtes gens disent, s'avancer, avancer, arriver, termes adoucis, qui écartent l'idée accessoire de force, de violence, de grossièreté; mais qui laissent subsister l'idée principale.

—Le monde physique paraît l'ouvrage d'un être puissant et bon, qui a été obligé d'abandonner à un être malfaisant l'exécution d'une partie de son plan. Mais le monde moral paraît être le produit des caprices d'un diable devenu fou.

—Ceux qui ne donnent que leur parole pour garant d'une assertion qui reçoit sa force de ses preuves, ressemblent à cet homme qui disait: J'ai l'honneur de vous assurer que la terre tourne autour du soleil.

—Dans les grandes choses, les hommes se montrent comme il leur convient de se montrer: dans les petites, ils se montrent comme ils sont.

—Qu'est-ce qu'un philosophe? C'est un homme qui oppose la nature à la loi, la raison à l'usage, sa conscience à l'opinion, et son jugement à l'erreur.

—Un sot qui a un moment d'esprit, étonne et scandalise, comme des chevaux de fiacre au galop.

—Ne tenir dans la main de personne, être l'homme de son cœur, de ses principes, de ses sentimens: c'est ce que j'ai vu de plus rare.

—Au lieu de vouloir corriger les hommes de certains travers insupportables à la société, il aurait fallu corriger la faiblesse de ceux qui les souffrent.

—Les trois-quarts des folies ne sont que des sottises.

—L'opinion est la reine du monde, parce que la sottise est la reine des sots.

—Il faut savoir faire les sottises que nous demande notre caractère.

—L'importance sans mérite obtient des égards sans estime.

—Grands et petits, on a beau faire, il faut toujours se dire comme le fiacre aux courtisanes dans le moulin de Javelle: Vous autres et nous autres, nous ne pouvons nous passer les uns des autres.

—Quelqu'un disait que la Providence était le nom de baptême du hasard: quelque dévot dira que le hasard est un sobriquet de la Providence.

—Il y a peu d'hommes qui se permettent un usage rigoureux et intrépide de leur raison, et osent l'appliquer à tous les objets dans toute sa force. Le temps est venu où il faut l'appliquer ainsi à tous les objets de la morale, de la politique et de la société, aux rois, aux ministres, aux grands, aux philosophes, aux principes des sciences, des beaux-arts, etc.: sans quoi, on restera dans la médiocrité.

—Il y a des hommes qui ont le besoin de primer, de s'élever au-dessus des autres, à quelque prix que ce puisse être. Tout leur est égal, pourvu qu'ils soient en évidence sur des tréteaux de charlatan; sur un théâtre, un trône, un échafaud, ils seront toujours bien, s'ils attirent les yeux.

—Les hommes deviennent petits en se rassemblant: ce sont les diables de Milton, obligés de se rendre pygmées, pour entrer dans le Pandœmonion.

—On anéantit son propre caractère dans la crainte d'attirer les regards et l'attention; et on se précipite dans la nullité, pour échapper au danger d'être peint.

—L'ambition prend aux petites âmes plus facilement qu'aux grandes, comme le feu prend plus aisément à la paille, aux chaumières qu'aux palais.

—L'homme vit souvent avec lui-même, et il a besoin de vertu; il vit avec les autres, et il a besoin d'honneur.

—Les fléaux physiques et les calamités de la nature humaine ont rendu la société nécessaire. La société a ajouté aux malheurs de la nature. Les inconvéniens de la société ont amené la nécessité du gouvernement, et le gouvernement ajoute aux malheurs de la société. Voilà l'histoire de la nature humaine.

—La fable de Tantale n'a presque jamais servi d'emblême qu'à l'avarice; mais elle est, pour le moins, autant celui de l'ambition, de l'amour de la gloire, de presque toutes les passions.

—La nature, en faisant naître à la fois la raison et les passions, semble avoir voulu, par le second présent, aider l'homme à s'étourdir sur le mal qu'elle lui a fait par le premier; et, en ne le laissant vivre que peu d'années après la perte de ses passions, semble prendre pitié de lui, en le délivrant bientôt d'une vie qui le réduisait à sa raison pour toute ressource.

—Toutes les passions sont exagératrices; et elles ne sont des passions, que parce qu'elles exagèrent.

—Le philosophe qui veut éteindre ses passions, ressemble au chimiste qui voudrait éteindre son feu.

—Le premier des dons de la nature est cette force de raison qui vous élève au-dessus de vos propres passions et de vos faiblesses, et qui vous fait gouverner vos qualités même, vos talens et vos vertus.

—Pourquoi les hommes sont-ils si sots, si subjugués par la coutume ou par la crainte de faire un testament, en un mot, si imbéciles, qu'après eux ils laissent aller leurs biens à ceux qui rient de leur mort, plutôt qu'à ceux qui la pleurent?

—La nature a voulu que les illusions fussent pour les sages comme pour les fous, afin que les premiers ne fussent par trop malheureux par leur propre sagesse.

—A voir la manière dont on en use envers les malades dans les hôpitaux, on dirait que les hommes ont imaginé ces tristes asiles, non pour soigner les malades, mais pour les soustraire aux regards des heureux, dont ces infortunés troubleraient les jouissances.

—De nos jours, ceux qui aiment la nature sont accusés d'être romanesques.

—Le théâtre tragique a le grand inconvénient moral de mettre trop d'importance à la vie et à la mort.

—La plus perdue de toutes les journées est celle où l'on n'a pas ri.

—La plupart des folies ne viennent que de sottise.

—On fausse son esprit, sa conscience, sa raison, comme on gâte son estomac.

—Les lois du secret et du dépôt sont les mêmes.

—L'esprit n'est souvent au cœur que ce que la bibliothèque d'un château est à la personne du maître.

—Ce que les poètes, les orateurs, même quelques philosophes nous disent sur l'amour de la gloire, on nous le disait au collége pour nous encourager à avoir les prix. Ce que l'on dit aux enfans pour les engager à préférer à une tartelette les louanges de leurs bonnes, c'est ce qu'on répète aux hommes pour leur faire préférer à un intérêt personnel les éloges de leurs contemporains ou de la postérité.

—Quand on veut devenir philosophe, il ne faut pas se rebuter des premières découvertes affligeantes qu'on fait dans la connaissance des hommes. Il faut, pour les connaître, triompher du mécontentement qu'ils donnent, comme l'anatomiste triomphe de la nature, de ses organes et de son dégoût, pour devenir habile dans son art.

—En apprenant à connaître les maux de la nature, on méprise la mort; en apprenant à connaître ceux de la société, on méprise la vie.

—Il en est de la valeur des hommes comme de celle des diamans, qui, à une certaine mesure de grosseur, de pureté, de perfection, ont un prix fixe et marqué; mais qui, par-delà cette, mesure, restent sans prix, et ne trouvent point d'acheteurs.

CHAPITRE II.
Suite des Maximes générales.

En France, tout le monde paraît avoir de l'esprit, et la raison en est simple: comme tout y est une suite de contradictions, la plus légère attention possible suffit pour les faire remarquer, et rapprocher deux choses contradictoires. Cela fait des contrastes tout naturels, qui donnent à celui qui s'en avise, l'air d'un homme qui a beaucoup d'esprit. Raconter, c'est faire des grotesques. Un simple nouvelliste devient un bon plaisant, comme l'historien un jour aura l'air d'un auteur satirique.

—Le public ne croit point à la pureté de certaines vertus et de certains sentimens; et, en général, le public ne peut guère s'élever qu'à des idées basses.

—Il n'y a pas d'homme qui puisse être, à lui tout seul, aussi méprisable qu'un corps. Il n'y a point de corps qui puisse être aussi méprisable que le public.

—Il y a des siècles où l'opinion publique est la plus mauvaise des opinions.

—L'espérance n'est qu'un charlatan qui nous trompe sans cesse. Et, pour moi, le bonheur n'a commencé que lorsque je l'ai eu perdue. Je mettrais volontiers, sur la porte du paradis, le vers que le Dante a mis sur celle de l'enfer:

Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.

—L'homme pauvre, mais indépendant des hommes, n'est qu'aux ordres de la nécessité. L'homme riche, mais dépendant, est aux ordres d'un autre homme ou de plusieurs.

—L'ambitieux qui a manqué son objet, et qui vit dans le désespoir, me rappelle Ixion mis sur la roue pour avoir embrassé un nuage.

—Il y a, entre l'homme d'esprit, méchant par caractère, et l'homme d'esprit, bon et honnête, la différence qui se trouve entre un assassin et un homme du monde qui fait bien des armes.

—Qu'importe de paraître avoir moins de foiblesses qu'un autre, et donner aux hommes moins de prises sur vous? Il suffit qu'il y en ait une, et qu'elle soit connue. Il faudrait être un Achille sans talon, et c'est ce qui paraît impossible.

—Telle est la misérable condition des hommes, qu'il leur faut chercher, dans la société, des consolations aux maux de la nature; et, dans la nature, des consolations aux maux de la société. Combien d'hommes n'ont trouvé, ni dans l'une ni dans l'autre, des distractions à leurs peines!

—La prétention la plus inique et la plus absurde en matière d'intérêt, qui serait condamnée avec mépris, comme insoutenable, dans une société d'honnêtes gens choisis pour arbitres, faites en la matière d'un procès en justice réglée. Tout procès peut se perdre ou se gagner, et il n'y a pas plus à parier pour que contre: de même, toute opinion, toute assertion, quelque ridicule qu'elle soit, faites-en la matière d'un débat entre des partis différens dans un corps, dans une assemblée, elle peut emporter la pluralité des suffrages.

—C'est une vérité reconnue que notre siècle a remis les mots à leur place; qu'en bannissant les subtilités scolastiques, dialecticiennes, métaphysiques, il est revenu au simple et au vrai, en physique, en morale et en politique. Pour ne parler que de morale, on sent combien ce mot, l'honneur, renferme d'idées complexes et métaphysiques. Notre siècle en a senti les inconvéniens; et, pour ramener tout au simple, pour prévenir tout abus de mots, il a établi que l'honneur restait, dans toute son intégrité, à tout homme qui n'avait point été repris de justice. Autrefois, ce mot était une source d'équivoques et de contestations; à présent, rien de plus clair. Un homme a-t-il été mis au carcan? n'y a-t-il pas été mis? voilà l'état de la question. C'est une simple question de fait, qui s'éclaircit facilement par les registres du greffe. Un homme n'a pas été mis au carcan: c'est un homme d'honneur, qui peut prétendre à tout, aux places du ministère, etc.; il entre dans les corps, dans les académies, dans les cours souveraines. On sent combien la netteté et la précision épargnent de querelles et de discussions, et combien le commerce de la vie devient commode et facile.

—L'amour de la gloire, une vertu! Étrange vertu que celle qui se fait aider par l'action de tous les vices; qui reçoit pour stimulans l'orgueil, l'ambition, l'envie, la vanité, quelquefois l'avarice même! Titus serait-il Titus, s'il avait eu pour ministres Séjan, Narcisse et Tigellin?

—La gloire met souvent un honnête homme aux mêmes épreuves que la fortune; c'est-à dire, que l'une et l'autre l'obligent, avant de le laisser parvenir jusqu'à elles, à faire ou souffrir des choses indignes de son caractère. L'homme intrépidement vertueux les repousse alors également l'une et l'autre, et s'enveloppe ou dans l'obscurité ou dans l'infortune, et quelquefois dans l'une et dans l'autre.

—Celui qui est juste au milieu, entre notre ennemi et nous, nous paraît être plus voisin de notre ennemi: c'est un effet des lois de l'optique, comme celui par lequel le jet d'eau d'un bassin paraît moins éloigné de l'autre bord que de celui où vous êtes.

—L'opinion publique est une juridiction que l'honnête homme ne doit jamais reconnaître parfaitement, et qu'il ne doit jamais décliner.

—Vain veut dire vide: ainsi la vanité est si misérable, qu'on ne peut guère lui dire pis que son nom. Elle se donne elle même pour ce quelle est.

—On croit communément que l'art de plaire est un grand moyen de faire fortune: savoir s'ennuyer est un art qui réussit bien davantage. Le talent de faire fortune, comme celui de réussir auprès des femmes, se réduit presque à cet art-là.

—Il y a peu d'hommes à grand caractère qui n'aient quelque chose de romanesque dans la tête ou dans le cœur. L'homme qui en est entièrement dépourvu, quelque honnêteté, quelque esprit qu'il puisse avoir, est, à l'égard du grand caractère, ce qu'un artiste, d'ailleurs très-habile, mais qui n'aspire point au beau idéal, est à l'égard de l'artiste, homme de génie, qui s'est rendu ce beau idéal familier.

—Il y a de certains hommes dont la vertu brille davantage dans la condition privée, qu'elle ne le ferait dans une fonction publique. Le cadre les déparerait. Plus un diamant est beau, plus il faut que la monture soit légère. Plus le chaton est riche, moins le diamant est en évidence.

—Quand on veut éviter d'être charlatan, il faut fuir les tréteaux; car, si l'on y monte, on est bien forcé d'être charlatan, sans quoi l'assemblée vous jette des pierres.

—Il y a peu de vices qui empêchent un homme d'avoir beaucoup d'amis, autant que peuvent le faire de trop grandes qualités.

—Il y a telle supériorité, telle prétention qu'il suffit de ne pas reconnaître, pour qu'elle soit anéantie; telle autre qu'il suffit de ne pas apercevoir, pour la rendre sans effet.

—Ce serait être très-avancé dans l'étude de la morale, de savoir distinguer tous les traits qui différencient l'orgueil et la vanité. Le premier est haut, calme, fier, tranquille, inébranlable; la seconde est vile, incertaine, mobile, inquiète et chancelante. L'un grandit l'homme; l'autre le renfle. Le premier est la source de mille vertus; l'autre, celle de presque tous les vices et tous les travers. Il y a un genre d'orgueil dans lequel sont compris tous les commandemens de Dieu; et un genre de vanité qui contient les sept péchés capitaux.

—Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures; c'est un palliatif: la mort est le remède.

—La nature paraît se servir des hommes pour ses desseins, sans se soucier des instrumens qu'elle emploie; à peu près comme les tyrans, qui se défont de ceux dont ils se sont servis.

—Il y a deux choses auxquelles il faut se faire, sous peine de trouver la vie insupportable: ce sont les injures du temps et les injustices des hommes.

—Je ne conçois pas de sagesse sans défiance. L'écriture a dit que le commencement de la sagesse était la crainte de Dieu; moi, je crois que c'est la crainte des hommes.

—Il y a certains défauts qui préservent de quelques vices épidémiques: comme on voit, dans un temps de peste, les malades de fièvre-quarte échapper à la contagion.

—Le grand malheur des passions n'est pas dans les tourmens qu'elles causent; mais dans les fautes, dans les turpitudes qu'elles font commettre, et qui dégradent l'homme. Sans ces inconvéniens, elles auraient trop d'avantages sur la froide raison, qui ne rend point heureux. Les passions font vivre l'homme; la sagesse les fait seulement durer.

—Un homme sans élévation ne saurait avoir de bonté; il ne peut avoir que de la bonhomie.

—Il faudrait pouvoir unir les contraires: l'amour de la vertu avec l'indifférence pour l'opinion publique, le goût du travail avec l'indifférence pour la gloire, et le soin de sa santé avec l'indifférence pour la vie.

—Celui-là fait plus pour un hydropique, qui le guérit de sa soif, que celui qui lui donne un tonneau de vin. Appliquez cela aux richesses.

—Les méchans font quelquefois de bonnes actions. On dirait qu'ils veulent voir s'il est vrai que cela fasse autant de plaisir que le prétendent les honnêtes gens.

—Si Diogène vivait de nos jours, il faudrait que sa lanterne fût une lanterne sourde.

—Il faut convenir que, pour être heureux en vivant dans le monde, il y a des côtés de son âme qu'il faut entièrement paralyser.

—La fortune et le costume qui l'entourent, font de la vie une représentation au milieu de laquelle il faut qu'à la longue l'homme le plus honnête devienne comédien malgré lui.

—Dans les choses, tout est affaires mêlées. dans les hommes, tout est pièces de rapport. Au moral et au physique, tout est mixte: rien n'est un, rien n'est pur.

—Si les vérités cruelles, les fâcheuses découvertes, les secrets de la société, qui composent la science d'un homme du monde parvenu à l'âge de quarante ans, avaient été connus de ce même homme à l'âge de vingt, ou il fût tombé dans le désespoir, ou il se serait corrompu par lui-même, par projet; et cependant, on voit un petit nombre d'hommes sages, parvenus à cet âge-là, instruits de toutes ces choses et très-éclairés, n'être ni corrompus, ni malheureux. La prudence dirige leurs vertus à travers la corruption publique; et la force de leur caractère, jointe aux lumières d'un esprit étendu, les élève au-dessus du chagrin qu'inspire la perversité des hommes.

—Voulez-vous voir à quel point chaque état de la société corrompt les hommes? Examinez ce qu'ils sont, quand ils en ont éprouvé plus long-temps l'influence, c'est-à-dire dans la vieillesse. Voyez ce que c'est qu'un vieux courtisan, un vieux prêtre, un vieux juge, un vieux procureur, un vieux chirurgien, etc.

—L'homme sans principes est aussi ordinairement un homme sans caractère; car, s'il était né avec du caractère, il aurait senti le besoin de se créer des principes.

—Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue est une sottise; car elle a convenu au plus grand nombre.

—L'estime vaut mieux que la célébrité; la considération vaut mieux que la renommée, et l'honneur vaut mieux que la gloire.

—C'est souvent le mobile de la vanité qui a engagé l'homme à montrer toute l'énergie de son âme. Du bois ajouté à un acier pointu fait un dard; deux plumes ajoutées au bois font une flèche.

—Les gens faibles sont les troupes légères de l'armée des méchans. Ils font plus de mal que l'armée même; ils infectent et ils ravagent.

—Il est plus facile de légaliser certaines choses que les légitimer.

—Célébrité: l'avantage d'être connu de ceux qui ne vous connaissent pas.

—On partage avec plaisir l'amitié de ses amis pour des personnes auxquelles on s'intéresse peu soi-même; mais la haine, même celle qui est la plus juste, a de la peine à se faire respecter.

—Tel homme a été craint pour ses talens, haï pour ses vertus, et n'a rassuré que par son caractère. Mais, combien de temps s'est passé avant que justice se fît!

—Dans l'ordre naturel, comme dans l'ordre social, il ne faut pas vouloir être plus qu'on ne peut.

—La sottise ne serait pas tout à fait la sottise, si elle ne craignait pas l'esprit. Le vice ne serait pas tout à fait le vice, s'il ne haïssait pas la vertu.

—Il n'est pas vrai (ce qu'a dit Rousseau, après Plutarque) que plus on pense, moins on sente; mais il est vrai que plus on juge, moins on aime. Peu d'hommes vous mettent dans le cas de faire exception à cette règle.

—Ceux qui rapportent tout à l'opinion, ressemblent à ces comédiens qui jouent mal pour être applaudis, quand le goût du public est mauvais: quelques-uns auraient le moyen de bien jouer, si le goût du public était bon. L'honnête homme joue son rôle le mieux qu'il peut, sans songer à la galerie.

—Il y a une sorte de plaisir attaché au courage, qui se met au-dessus de la fortune. Mépriser l'argent, c'est détrôner un roi; il y a du ragoût.

—Il y a un genre d'indulgence pour ses ennemis, qui paraît une sottise plutôt que de la bonté ou de la grandeur d'âme. M. de C...... me paraît ridicule par la sienne. Il me paraît ressembler à Arlequin, qui dit: «Tu me donnes un soufflet; eh bien! je ne suis pas encore fâché.» Il faut avoir l'esprit de haïr ses ennemis.

—Robinson, dans son île, privé de tout, et forcé aux plus pénibles travaux pour assurer sa subsistance journalière, supporte la vie, et même goûte, de son aveu, plusieurs momens de bonheur. Supposez qu'il soit dans une île enchantée, pourvue de tout ce qui est agréable à la vie, peut-être le désœuvrement lui eût-il rendu l'existence insupportable.

—Les idées des hommes sont comme les cartes et autres jeux. Des idées que j'ai vu autrefois regarder comme dangereuses et trop hardies, sont depuis devenues communes et presque triviales, et ont descendu jusqu'à des hommes peu dignes d'elles. Quelques-unes de celles à qui nous donnons le nom d'audacieuses, seront vues comme faibles et communes par nos descendans.

—J'ai souvent remarqué, dans mes lectures, que le premier mouvement de ceux qui ont fait quelque action héroïque, qui se sont livrés à quelque impression généreuse, qui ont sauvé les infortunés, couru quelque grand risque et procuré quelque grand avantage, soit au public, soit à des particuliers; j'ai, dis-je, remarqué que leur premier mouvement a été de refuser la récompense qu'on leur en offrait. Ce sentiment s'est trouvé dans le cœur des hommes les plus indigens et de la dernière classe du peuple. Quel est donc cet instinct moral qui apprend à l'homme sans éducation, que la récompense de ses actions est dans le cœur de celui qui les a faites? Il semble qu'en nous les payant, on nous les ôte.

—Un acte de vertu, un sacrifice ou de ses intérêts ou de soi-même, est le besoin d'une âme noble: l'amour-propre d'un cœur généreux est, en quelque sorte, l'égoïsme d'un grand caractère.

—La concorde des frères est si rare, que la fable ne cite que deux frères amis; et elle suppose qu'ils ne se voyaient jamais, puisqu'ils passaient tour à tour de la terre aux champs élysées, ce qui ne laissait pas d'éloigner tout sujet de dispute et de rupture.

—Il y a plus de fous que de sages; et dans le sage même, il y a plus de folies que de sagesse.

—Les maximes générales sont, dans la conduite de la vie, ce que les routines sont dans les arts.

—La conviction est la conscience de l'esprit.

—On est heureux ou malheureux par une foule de choses qui ne paraissent pas, qu'on ne dit point et qu'on ne peut dire.

—Le plaisir peut s'appuyer sur l'illusion; mais le bonheur repose sur la vérité: il n'y a qu'elle qui puisse nous donner celui dont la nature humaine est susceptible. L'homme heureux par l'illusion, a sa fortune en agiotage; l'homme heureux par la vérité, a sa fortune en fonds de terre et en bonnes constitutions.

—Il y a, dans le monde, bien peu de choses sur lesquelles un honnête homme puisse reposer agréablement son âme ou sa pensée.

—Quand on soutient que les gens les moins sensibles sont, à tout prendre, les plus heureux, je me rappelle le proverbe indien: «Il vaut mieux être assis que debout, être couché qu'assis; mais il vaut mieux être mort que tout cela.

—L'habileté est à la ruse, ce que la dextérité est à la filouterie.

—L'entêtement représente le caractère, à peu près comme le tempérament représente l'amour.

—Amour, folie aimable; ambition, sottise sérieuse.

—Préjugé, vanité, calcul: voilà ce qui gouverne le monde. Celui qui ne connaît pour règles de sa conduite, que raison, vérité, sentiment, n'a presque rien de commun avec la société. C'est en lui-même qu'il doit chercher et trouver presque tout son bonheur.

—Il faut être juste avant d'être généreux, comme on a des chemises avant d'avoir des dentelles.

—Les Hollandais n'ont aucune commisération de ceux qui font des dettes. Ils pensent que tout homme endetté vit aux dépens de ses concitoyens s'il est pauvre, et de ses héritiers s'il est riche.

—La fortune est souvent comme les femmes riches et dépensières, qui ruinent les maisons où elles ont apporté une riche dot.

—Le changement de modes est l'impôt que l'industrie du pauvre met sur la vanité du riche.

—L'intérêt d'argent est la grande épreuve des petits caractères; mais ce n'est encore que la plus petite pour les caractères distingués; et il y a loin de l'homme qui méprise l'argent, à celui qui est véritablement honnête.

—Le plus riche des hommes, c'est l'économe: le plus pauvre, c'est l'avare.

—Il y a quelquefois, entre deux hommes, de fausses ressemblances de caractère, qui les rapprochent et qui les unissent pour quelque temps. Mais la méprise cesse par degrés; et ils sont tout étonnés de se trouver très-écartés l'un de l'autre, et repoussés, en quelque sorte, par tous leurs points de contact.

—N'est-ce pas une chose plaisante de considérer que la gloire de plusieurs grands hommes soit d'avoir employé leur vie entière à combattre des préjugés ou des sottises qui font pitié, et qui semblaient ne devoir jamais entrer dans une tête humaine? La gloire de Bayle, par exemple, est d'avoir montré ce qu'il y a d'absurde dans les subtilités philosophiques et scolastiques, qui feraient lever les épaules à un paysan du Gâtinais doué d'un grand sens naturel; celle de Loke, d'avoir prouvé qu'on ne doit point parler sans s'entendre, ni croire entendre ce qu'on n'entend pas; celle de plusieurs philosophes, d'avoir composé de gros livres contre des idées superstitieuses qui feraient fuir, avec mépris, un sauvage du Canada; celle de Montesquieu, et de quelques auteurs avant lui, d'avoir (en respectant une foule de préjugés misérables) laissé entrevoir que les gouvernans sont faits pour les gouvernés, et non les gouvernés pour les gouvernans. Si le rêve des philosophes qui croient au perfectionnement de la société, s'accomplit, que dira la postérité, de voir qu'il ait fallu tant d'efforts pour arriver à des résultats si simples et si naturels?

—Un homme sage, en même temps qu'honnête, se doit à lui-même de joindre à la pureté qui satisfait sa conscience, la prudence qui devine et prévient la calomnie.

—Le rôle de l'homme prévoyant est assez triste; il afflige ses amis, en leur annonçant les malheurs auxquels les expose leur imprudence. On ne le croit pas; et, quand ces malheurs sont arrivés, ces mêmes amis lui savent mauvais gré du mal qu'il a prédit; et leur amour-propre baisse les yeux devant l'ami qui doit être leur consolateur, et qu'ils auraient choisi, s'ils n'étaient pas humiliés en sa présence.

—Celui qui veut trop faire dépendre son bonheur de sa raison, qui le soumet à l'examen, qui chicane, pour ainsi dire, ses jouissances, et n'admet que des plaisirs délicats, finit par n'en plus avoir. C'est un homme qui, à force de faire carder son matelas, le voit diminuer, et finit par coucher sur la dure.

—Le temps diminue chez nous l'intensité des plaisirs absolus, comme parlent les métaphysiciens; mais il paraît qu'il accroît les plaisirs relatifs: et je soupçonne que c'est l'artifice par lequel la nature a su lier les hommes à la vie, après la perte des objets ou des plaisirs qui la rendaient le plus agréable.

—Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s'aperçoit qu'il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie à mesure qu'elle s'écoule.

—La fausse modestie est le plus décent de tous les mensonges.

—On dit qu'il faut s'efforcer de retrancher tous les jours de nos besoins. C'est surtout aux besoins de l'amour-propre qu'il faut appliquer cette maxime: ce sont les plus tyranniques, et qu'on doit le plus combattre.

—Il n'est pas rare de voir des âmes faibles qui, par la fréquentation avec des âmes d'une trempe plus vigoureuse, veulent s'élever au-dessus de leur caractère. Cela produit des disparates aussi plaisans, que les prétentions d'un sot à l'esprit.

—La vertu, comme la santé, n'est pas le souverain bien. Elle est la place du bien, plutôt que le bien même. Il est plus sûr que le vice rend malheureux, qu'il ne l'est que la vertu donne le bonheur. La raison pour laquelle la vertu est le plus désirable, c'est parce qu'elle est ce qu'il y a de plus opposé au vice.

CHAPITRE III.
De la Société, des Grands, des Riches, des Gens du Monde.

Jamais le monde n'est connu par les livres; on l'a dit autrefois; mais ce qu'on n'a pas dit, c'est la raison; la voici: c'est que cette connaissance est un résultat de mille observations fines, dont l'amour-propre n'ose faire confidence à personne, pas même au meilleur ami. On craint de se montrer comme un homme occupé de petites choses, quoique ces petites choses soient très-importantes au succès des plus grandes affaires.

—En parcourant les mémoires et monumens du siècle de Louis XIV, on trouve, même dans la mauvaise compagnie de ce temps-là, quelque chose qui manque à la bonne d'aujourd'hui.

—Qu'est-ce que la société, quand la raison n'en forme pas les nœuds, quand le sentiment n'y jette pas d'intérêt, quand elle n'est pas un échange de pensées agréables et de vraie bienveillance? Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites-maisons; c'est tout ce qu'elle est tour à tour pour la plupart de ceux qui la composent.

—On peut considérer l'édifice métaphysique de la société, comme un édifice matériel qui serait composé de différentes niches ou compartimens, d'une grandeur plus ou moins considérable. Les places avec leurs prérogatives, leurs droits, etc., forment ces divers compartimens, ces différentes niches. Elles sont durables, et les hommes passent. Ceux qui les occupent, sont tantôt grands, tantôt petits; et aucun ou presque aucun n'est fait pour sa place. Là, c'est un géant courbé ou accroupi dans sa niche; là, c'est un nain sous une arcade: rarement la niche est faite pour la statue. Autour de l'édifice, circule une foule d'hommes de différentes tailles. Ils attendent tous qu'il y ait une niche de vide, afin de s'y placer, quelle qu'elle soit. Chacun fait valoir ses droits, c'est-à dire, sa naissance ou ses protections, pour y être admis. On sifflerait celui qui, pour avoir la préférence, ferait valoir la proportion qui existe entre la niche et l'homme, entre l'instrument et l'étui. Les concurrens même s'abstiennent d'objecter à leurs adversaires cette disproportion.

—On ne peut vivre, dans la société, après l'âge des passions. Elle n'est tolérable que dans l'époque où l'on se sert de son estomac pour s'amuser, et de sa personne pour tuer le temps.

—Les gens de robe, les magistrats, connaissent la cour, les intérêts du moment, à peu près comme les écoliers qui ont obtenu un exeat, et qui ont dîné hors du collége, connaissent le monde.

—Ce qui se dit dans les cercles, dans les salons, dans les soupés, dans les assemblées publiques, dans les livres, même ceux qui ont pour objet de faire connaître la société, tout cela est faux ou insuffisant. On peut dire sur cela le mot italien per la predica, ou le mot latin ad populum phaleras. Ce qui est vrai, ce qui est instructif, c'est ce que la conscience d'un honnête homme qui a beaucoup vu et bien vu, dit à son ami au coin du feu: quelques-unes de ces conversations-là m'ont plus instruit que tous les livres et le commerce ordinaire de la société. C'est qu'elles me mettaient mieux sur la voie, et me faisaient réfléchir davantage.

—L'influence qu'exerce sur notre âme une idée morale, contrastante avec des objets physiques et matériels, se montre dans bien des occasions; mais on ne la voit jamais mieux que quand le passage est rapide et imprévu. Promenez-vous sur le boulevard, le soir: vous voyez un jardin charmant, au bout duquel est un salon illuminé avec goût; vous entrevoyez des groupes, de jolies femmes, des bosquets, entr'autres une allée fuyante où vous entendez rire; ce sont des nymphes; vous en jugez par leur taille svelte, etc. vous demandez quelle est cette femme, et on vous répond; c'est madame de B......, la maîtresse de la maison: il se trouve par malheur que vous la connaissez, et le charme a disparu.

—Vous rencontrez le baron de Breteuil; il vous, entretient de ses bonnes fortunes, de ses amours, grossières, etc.; il finit par vous montrer le portrait de la reine au milieu d'une rose garnie de diamans.

—Un sot, fier de quelque cordon, me paraît au-dessous de cet homme ridicule qui, dans ses plaisirs, se faisait mettre des plumes de paon au derrière par ses maîtresses. Au moins, il y gagnait le plaisir de.... Mais l'autre!... Le baron de Breteuil est fort au-dessous de Peixoto.

—On voit, par l'exemple de Breteuil, qu'on peut balloter dans ses poches les portraits en diamans de douze ou quinze souverains, et n'être qu'un sot.

—C'est un sot, c'est un sot, c'est bientôt dit: voilà comme vous êtes extrême en tout. A quoi cela se réduit-il? Il prend sa place pour sa personne, son importance pour du mérite, et son crédit pour une vertu. Tout le monde n'est-il pas comme cela? Y a-t-il là de quoi tant crier?

—Quand les sots sortent de place, soit qu'ils aient été ministres ou premiers commis, ils conservent une morgue ou une importance ridicule.

—Ceux qui ont de l'esprit ont mille bons contes à faire sur les sottises et les valetages dont ils ont été témoins: et c'est ce qu'on peut voir par cent exemples. Comme c'est un mal aussi ancien que la monarchie, rien ne prouve mieux combien il est irrémédiable. De mille traits que j'ai entendu raconter, je conclurais que si les singes avaient le talent des perroquets, on en ferait volontiers des ministres.

—Rien de si difficile à faire tomber, qu'une idée triviale ou un proverbe accrédité. Louis XV a fait banqueroute en détail trois ou quatre fois, et on n'en jure pas moins foi de gentilhomme. Celle de M. de Guimenée n'y réussira pas mieux.

—Les gens du monde ne sont pas plutôt attroupés, qu'ils se croient en société.

—J'ai vu des hommes trahir leur conscience, pour complaire à un homme qui a un mortier ou une simare: étonnez-vous ensuite de ceux qui l'échangent pour le mortier, ou pour la simare même. Tous également vils, et les premiers absurdes plus que les autres.

—La société est composée de deux grandes classes: ceux qui ont plus de dînés que d'appétit, et ceux qui ont plus d'appétit que de dînés.

—On donne des repas de dix louis ou de vingt à des gens en faveur de chacun desquels on ne donnerait pas un petit écu, pour qu'ils fissent une bonne digestion de ce même dîné de vingt louis.

—C'est une règle excellente à adopter sur l'art de la raillerie et de la plaisanterie, que le plaisant et le railleur doivent être garans du succès de leur plaisanterie à l'égard de la personne plaisantée, et que, quand celle-ci se fâche, l'autre a tort.

—M*** me disait que j'avais un grand malheur; c'était de ne pas me faire à la toute-puissance des sots. Il avait raison: et j'ai vu qu'en entrant dans le monde, un sot avait de grands avantages, celui de se trouver parmi ses pairs. C'est comme frère Lourdis dans le temple de la sottise:

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