Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 1): Recueillies et publiées avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.
Je ne sais pourquoi La Fontaine ajoute ces deux vers. Il n'est pas absurde de dire qu'il y a un nombre infini de mondes, mais qu'ils soient pleins de Démocrites, je ne sais ce que cela veut dire.
V. 22. Il connaît l'univers et ne se connaît pas.
On a appliqué ce vers à l'homme en général.
V. 39. Le sage est ménager du temps et des paroles.
Vers devenu proverbe.
V. 47. En quel sens est donc véritable....
La Fontaine prend l'air du doute, par respect pour l'écriture, dont ces paroles sont tirées.
FABLE XXVII.
V. 1. Fureur d'accumuler, monstre, etc....
Cette fable commence avec la même violence qu'une satire de Juvénal; c'est contre les avares que La Fontaine exerce le plus sa satire.
V. 5. ... A ma voix comme à celle du sage...
Remarquons comme La Fontaine évite toujours de se donner pour un sage.
V. 9. Jouis.—Je le ferai, etc....
Tout ce dialogue est d'une vivacité et d'une précision admirables.
Au reste, des deux Apologues suivans, le premier, sans être excellent, me paraît beaucoup meilleur que l'autre. Il n'est pas impossible qu'un chasseur ayant tué un daim et un faon, y veuille joindre une perdrix, mais qu'un loup devant quatre corps se jette sur une corde d'arc, cela ne me paraît pas d'une invention bien heureuse. Les meilleurs Apologues sont ceux où les animaux se trouvent dans leur naturel véritable.
LIVRE NEUVIÈME.
FABLE I.
V. 2. J'ai chanté des animaux.
Nous avançons dans notre carrière, et La Fontaine avance vers la vieillesse; car tous les livres de cette seconde partie n'ont pas été donnés à la fois: même la plupart des fables du douzième livre ne parurent que plusieurs années après les autres, et quelques-unes de ces derniers livres se ressentent de l'âge de l'auteur; il y en a qui rentrent tout-à-fait dans la moralité des fables précédentes; d'autres qui ont une moralité vague et indéterminée; d'autres enfin qui n'en ont pas du tout. Cependant La Fontaine se relève quelquefois et se montre avec tout son talent, soit dans des fables entières, soit dans des morceaux plus ou moins considérables.
V. 22. Que les gens du bas étage,
Pourquoi La Fontaine leur pardonnerait-il plus le mensonge qu'aux autres? Le mensonge est vil par-tout, et par-tout il est destructeur de toute société.
Cela est trivial à force d'être vrai. C'est jouer sur les mots que de confondre ces deux idées. Quel rapport y a-t-il, dit Bacon, entre les mensonges des poètes et ceux des marchands? Le mal moral du mensonge réside dans le dessein de flatter, d'affliger, de tromper ou de nuire.
V. 38. Sans fin, et plus, s'il se peut:
Ce mot, et plus, s'il se peut, est ridicule. Tout ce Prologue pêche par un défaut de liaison dans les idées, et aucune beauté de détail ne rachète ce défaut.
Les deux historiettes suivantes ne sont point des fables, et n'étaient la matière que de deux petits contes épigrammatiques. Le conseil de prudence qui les termine, n'est pas assez imposant pour mériter tant d'apprêts.
FABLE II.
V. 1. Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre:
Cette fable est célèbre et au-dessus de tout éloge. Le ton du cœur qui y règne d'un bout à l'autre, a obtenu grâce pour les défauts qu'une critique sévère lui a reprochés. Le discours du premier des deux pigeons:
Est plein de traits de sentiment.
Quelle grâce, quelle finesse sous-entendues dans ce petit mot et le reste, caché comme négligemment au bout du vers?
Tout le morceau de la fin, depuis amans, heureux amans, est, s'il est possible, d'une perfection plus grande. C'est l'épanchement d'une âme tendre, trop pleine de sentimens affectueux, et qui les répand avec une abondance qui la soulage. Quels souvenirs et quelle expression dans le regret qui les accompagne! On a souvent imité ce morceau, et même avec succès, parce que les sentimens qu'il exprime sont cachés au fond de tous les cœurs, mais on n'a pu surpasser ni peut-être égaler La Fontaine.
Lamotte, qui a fait un examen détaillé de cette fable, dit qu'on ne sait quelle est l'idée qui domine dans cet Apologue, ou des dangers du voyage, ou de l'inquiétude de l'amitié, ou du plaisir du retour après l'absence. Si au contraire, dit-il, le pigeon voyageur n'eût pas essuyé de dangers, mais qu'il eût trouvé les plaisirs insipides loin de son ami, et qu'il eût été rappelé près de lui par le seul besoin de le revoir, tout m'aurait ramené à cette seule idée, que la présence d'un ami est le plus doux des plaisirs. Cette critique de Lamotte n'est peut-être pas sans fondement; mais que dire contre un poète qui, par le charme de sa sensibilité, touche, pénètre, attendrit votre cœur, au point de vous faire illusion sur ses fautes, et qui sait plaire même par elles? On est presque tenté de s'étonner que Lamotte ait perdu, à critiquer cette fable, un temps qu'il pouvait employer à la relire.
FABLE III.
V. 1. Le singe avec le léopard.
Voilà encore une de ces fables qui ne pouvaient guère réussir que dans les mains de La Fontaine. Le sujet, si mince, prend tout de suite de l'agrément, et en quelque sorte un intérêt de curiosité, par l'idée de donner aux discours des personnages la forme et le ton des charlatans de la foire. C'est par-là qu'il fait passer ce propos populaire, arrive en trois bateaux; on pardonne ce trait en faveur de l'argent qu'on rendra à la porte. D'après un trait de la vie de La Fontaine, que j'ai raconté, on a vu qu'il allait quelquefois entendre les charlatans de place, et on voit par cette fable qu'il ne perdait pas son temps.
FABLE IV.
V. 1. Dieu fait bien ce qu'il fait, etc....
Le simple bon sens qui a dicté cet Apologue, est supérieur à toutes les subtilités philosophiques ou théologiques, qui remplissent des milliers de volumes sur des matières impénétrables à l'esprit humain. Le paysan Mathieu Garo est plus célèbre que tous les docteurs qui ont argumenté contre la providence.
FABLE V.
V. 4. Qu'ont les pédans de gâter la raison....
Après les avares, ce sont les pédans contre lesquels La Fontaine s'emporte avec le plus de vivacité. Au reste, cette fable rentre absolument dans la même moralité que celle du jardinier et son seigneur. (livre 5, fable 4.) Mais celle-ci est fort inférieure à l'autre. Remarquons pourtant ce vers charmant:
Gâtait jusqu'aux boutons, douce et frêle espérance....
La Fontaine s'intéresse à toute la nature animée.
FABLE VI.
Un statuaire qui fait une statue, et voilà tout; ce n'est pas-là le sujet d'un Apologue: aussi cette prétendue fable n'est-elle qu'une suite de stances agréables et élégantes. Tout le monde a retenu la dernière.
Le mouvement: il sera Dieu, appartient à un véritable enthousiasme d'artiste. Aussi La Fontaine remarque-t-il que la statue était parfaite.
Je ne sais pourquoi La Fontaine fait souvent le mot poète de deux (trois?) syllabes. Boileau et ses contemporains ne lui en donnent jamais que deux.
FABLE VII.
V. 1. Une souris tomba du bec d'un chat-huant....
Je n'ai pas le courage de faire des notes sur une si méchante fable, qui rentre d'ailleurs dans le même fond que celui de la fable XVIII du livre deuxième. C'est un fort mauvais présent que Pilpai a fait à La Fontaine. Remarquons seulement ce vers: on tient toujours du lieu dont on vient... Si La Fontaine a voulu dire: on se ressent toujours de ses premières habitudes, c'est-à dire, de son éducation; cette maxime peut se soutenir et n'a rien de blâmable; mais s'il a voulu dire: on se ressent toujours de son origine, il a débité une maxime fausse en elle-même et dangereuse; il est en contradiction avec lui-même, et il faut le renvoyer à sa fable de César et de Laridon.
V. 79. Parlez au diable, employez la magie
est encore un vers répréhensible, en ce que La Fontaine a l'air de supposer qu'il y ait une magie et qu'on puisse parler au diable.
FABLE VIII.
V. 5. On en voit souvent dans les cours.
La Fontaine, qui vante si souvent Louis XIV sur ses guerres et sur ses conquêtes, avait ici une belle occasion de lui donner des éloges plus justes et mieux mérités. Il pouvait le louer d'avoir banni ces fous de cour si multipliés en Europe, d'avoir substitué à cet amusement misérable, les plaisirs nobles de l'esprit et de la société. C'était un sujet sur lequel il était aisé de faire de beaux ou de jolis vers. La Fontaine avait le choix. On ne l'eût point accusé de flatterie; et il aurait eu la gloire de contribuer peut-être à faire cette réforme dans les cours de quelques souverains, qui conservaient ce ridicule usage.
FABLE IX.
V. 1. Un jour deux pèlerins, etc....
Cette fable est parfaite d'un bout à l'autre. La morale, ou plutôt la leçon de prudence qui en résulte, est excellente. C'est un de ces Apologues qui ont acquis la célébrité des proverbes, sans en avoir la popularité basse et ignoble.
Rien ne forme autant le goût que la comparaison entre deux grands écrivains dont la manière est différente. Transcrivons ici cet Apologue mis en vers par Boileau, et qui termine sa seconde épître.
On voit quel avantage La Fontaine a sur Boileau. Celui-ci, à la vérité, a plus de précision; mais en la cherchant, il n'a pu éviter la sécheresse. N'importe en quel chapitre, est froid et visiblement là pour la rime. Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause. Cela n'a pas besoin d'être dit; et les deux parties ne sont point par-là distinguées des autres plaideurs. A la vérité, les deux derniers vers sont plus plaisans que dans La Fontaine; mais le mot sans dépens de La Fontaine, équivaut, à peu-près, à Messieurs, l'huitre était bonne.
La Fontaine ne s'est point piqué de la précision de Boileau. Il n'oublie aucune circonstance intéressante. Sur le sable, l'huitre est fraîche, ce qui était bon à remarquer; aussi le dit-il formellement, que le flot y venait d'apporter, et ce mot fait image.
L'appétit des plaideurs lui fournit deux jolis vers qui peignent la chose.
Voilà comme cela a dû se passer. Le discours des plaideurs anime la scène. L'arrivée de Perrin Dandin lui donne un air plus vrai que celui de la justice, qui est un personnage allégorique. Je voudrais seulement que les deux pélerins fussent à jeun comme ceux de Boileau.
Cette fable de l'huitre et des plaideurs est devenue, en quelque sorte, l'emblême de la justice, et n'est pas moins connue que l'image qui représente cette divinité, un bandeau sur les yeux et une balance à la main.
FABLE X.
V. 1. Autrefois carpillon fretin.
Après l'Apologue précédent, dont la moralité est si étendue, en voici un où elle est très-étroite et très-bornée. Elle rentre même dans celle d'une autre fable, comme La Fontaine nous le dit dans son petit Prologue assez médiocre.
V. 10. Ce que j'avançai lors, de quelque trait encor.
Cela n'avait pas besoin d'être appuyé de cette consonnance de lors et d'encor insupportable à l'oreille. Il n'y avait qu'à mettre ce qu'alors j'avançai, etc... Il est impardonnable d'être si négligent.
FABLE XI.
V. 1 Je ne vois point de créature.
Je ne sais comment La Fontaine a pu faire une aussi mauvaise petite pièce sur un sujet de morale si heureux: tout y porte à faux. La providence a établi les lois qui dirigent la végétation des arbres et des blés, qui gouvernent l'instinct des animaux, qui forcent les moutons à manger les herbes, et les loups à manger les moutons. C'est elle qui a donné à l'homme la raison qui lui conseille de tuer les loups. Ne dirait-on pas, suivant La Fontaine, que nous sommes obligés, en conscience, à en conserver l'espèce? Si cela est, les Anglais, qui sont parvenus à les détruire dans leur île, sont de grands scélérats. Que veut dire La Fontaine avec cette permission donnée, aux moutons de retrancher l'excès des blés, aux loups de manger quelques moutons? Est-ce sur de pareilles suppositions qu'on doit établir le précepte de la modération, précepte qui naît d'une des lois de notre nature, et que nous ne pouvons presque jamais violer sans en être punis? Toute morale doit reposer sur la base inébranlable de la raison. C'est la raison qui en est le principe et la source.
FABLE XII.
V. 10. Maint cierge aussi fut façonné.
Autre mauvaise fable. Quelle bizarre idée de prêter à un cierge la fantaisie de devenir immortel, et pour cela de se jeter au feu.
V. 13. Et nouvel Empédocle....
Que La Fontaine adopte ce conte ridicule sur Empédocle, on peut le lui passer; mais comment lui pardonner l'Empédocle de cire? On s'est moqué de Lamotte pour avoir appelé une grosse rave, un phénomène potager.
FABLE XIII.
V. 8. Eh! qu'est-ce donc que le tonnerre?
Le tonnerre n'est point un huissier. C'est le bruit formé par le choc des nuages inégalement chargés d'un fluide électrique. C'est un résultat d'une des lois de la puissance divine, comme tous les météores, tous les phénomènes, ou plutôt toute la nature. Il prouve cette puissance; mais il ne l'annonce pas plus que la neige ou la pluie. Les découvertes sur l'électricité ne laissent rien à désirer à cet égard, et nous ont donné de nouvelles raisons d'admirer l'Être suprême. Je ne ferai point de remarques sur cette fable, qui est ancienne et conforme aux idées que les payens avaient de leur Jupiter.
FABLE XIV.
V. 3. C'était deux vrais tartuffes, etc....
Cette fable est très-agréablement contée; mais la moralité en est vague et indéterminée. L'auteur a l'air de blâmer le renard, en disant:
V. 33. Le trop d'expédiens peut gâter une affaire.
Et cependant le renard fait ce qu'il y a de mieux pour se sauver, et ce qui le sauve très-souvent. La Fontaine ajoute, à propos d'expédiens:
V. 35. N'en ayons qu'un, mais qu'il soit bon.
Il ne songe pas qu'il est en contradiction avec lui-même, et que, dans la fable XXIII du douzième livre, il dit, à propos d'une ruse admirable d'un renard, qui ne réussit que la première fois:
V. 49. Tant il est vrai qu'il faut changer de stratagème.
FABLE XV.
V. 1. Un mari fort amoureux...
Je dirais volontiers, sur cette fable, ce que disait un mathématicien, après avoir lu l'Iphigénie de Racine: Qu'est-ce que cela prouve? Quelle morale y a-t-il à tirer de-là?
Remarquons cependant trois jolis vers:
FABLE XVI.
V. 1. Un homme n'ayant plus, etc...
Cette fable n'est que le récit d'une aventure dont il ne résulte pas une grande moralité. J'y ferai, par cette raison, très-peu de remarques.
V. 8.... De goûter le trépas.
C'est-à-dire, de prolonger les souffrances de la mort: cela ne me paraît pas heureusement exprimé.
V. 20. Absent.
Ce petit vers de deux syllabes exprime merveilleusement la surprise de l'avare, en voyant la place vide et son argent disparu.
V. 29. L'avare rarement finit ses jours sans pleurs.
Ce vers et les trois suivans sont très-bons.
V. 34. Ce sont là de ses traits, etc....
J'ai déjà dit un mot sur le danger de faire jouer un trop grand rôle à la fortune dans un livre de morale, et de donner aux jeunes gens l'idée d'une fatalité inévitable.
FABLE XVII.
V. 1. Bertrand avec Raton; etc....
Voici enfin un Apologue digne de La Fontaine. Les deux animaux qui sont les acteurs de la pièce, y sont peints dans leur vrai caractère. Le lecteur est comme présent à la scène. La peinture du chat tirant les marrons du feu, est digne de Téniers. Il y a, dans la pièce, plusieurs vers que tout le monde a retenus, tels que celui-ci:
V. 3. D'animaux malfaisans c'était un très-bon plat.
Madame de Sévigné fut extrêmement frappée de cet Apologue, quand La Fontaine le lui montra, et disait à madame de Grignan: Pourquoi n'écrit-il pas toujours de ce style?
Je trouve cependant que la moralité de la fable manque de justesse. Il me semble que les princes qui servent un grand souverain dans ses guerres, sont rarement dans le cas de Raton. Si ce sont des princes dont le secours soit important, ils sont dédommagés par des subsides souvent très-forts. Si ce sont de petits princes, alors ils servent dans un grade militaire considérable, ont de grosses pensions, de grandes places, etc... Enfin, cette fable me paraît s'appliquer beaucoup mieux à cette espèce très-nombreuse d'hommes timides et prudens, ou quelquefois de fripons déliés qui se servent d'un homme moins habile, dans des affaires épineuses dont ils lui laissent tout le péril, et dont eux-mêmes doivent seuls recueillir tout le fruit. Ce n'est même qu'en ce dernier sens, que le public applique ordinairement cette fable.
FABLE XVIII.
V. 1. Après que le Milan, etc...
Cet Apologue est bien inférieur au précédent. La seule moralité qui en résulte, ne tend qu'à épargner au malheureux opprimé quelques prières inutiles que le péril lui arrache. Cela n'est pas d'une grande importance.
V. 4. ... Tomba dans ses mains, etc...
C'est une métaphore, pour dire, en son pouvoir; autrement il faudrait, dans ses griffes.
FABLE XIX.
L'objet de cette fable me paraît, comme celui de la précédente, d'une assez petite importance. Haranguez de méchans soldats, et ils s'enfuiront. Eh bien! c'est une harangue perdue. Que conclure de-là? Qu'il faut les réformer et en avoir d'autres (quand on peut), ou s'en aller et laisser là la besogne. Cette fable a aussi le défaut de rentrer dans la morale de plusieurs autres Apologues, entre autres dans celle de la fable IX du douzième livre, qu'on ne change pas son naturel.
Quant au style, n'oublions pas ce dernier trait.
Voyez quel effet de surprise produit ce dernier vers, et avec quelle force, quelle vivacité ce tour peint la fuite et la timidité des moutons.
En reportant les yeux sur les fables contenues dans ce neuvième livre, on peut s'apercevoir que La Fontaine baisse considérablement. De dix-neuf Apologues qu'il contient, nous n'en avons, comme on a vu, que quatre excellens, le gland et la citrouille, l'huitre et les plaideurs, le singe et le chat, et les deux pigeons, pour qui seuls il faudrait pardonner à La Fontaine toutes ses fautes et toutes ses négligences.
LIVRE DIXIÈME.
V. 1. Iris je vous louerais, il n'est que trop aisé:
Madame de la Sablière était en effet une des femmes les plus aimables de son temps, très-instruite, et ayant plusieurs genres d'esprit. Elle avait donné un logement dans sa maison à La Fontaine, qu'elle regardait presque comme un animal domestique; et après un déplacement, elle disait: Je n'ai plus, dans mon ancienne maison, que moi, mon chat, mon chien, et mon La Fontaine. En même temps qu'elle voyait beaucoup l'auteur des fables, elle était, mais en secret, une des écolières du fameux géomètre Sauveur; mais elle s'en cachait: nous verrons bientôt pourquoi.
V. 7. Elle est commune aux dieux, etc...
On peut observer qu'en ceci, comme en bien d'autres choses, les hommes ont fait les dieux à leur image. Au reste, il y a à la fois de l'esprit et de la poésie à supposer que le nectar, si vanté par les poètes, n'est autre chose que la louange.
V. 12. D'autres propos chez vous récompensent ce point:
Il veut dire: en récompense, on a chez vous des conversations intéressantes; cela n'est pas heureusement exprimé. Ce vers, ainsi que le suivant,
V. 13. Propos, agréables commerces,
amènent mal les dix vers suivans, qui sont très-jolis et montrent à merveille ce que doit être une bonne conversation.
V. 16. ... Le monde n'en croit rien.
Les sots croient ou font semblant de croire que la conversation des gens d'esprit est toujours grave, sérieuse, guindée. Pourquoi ne supposent-ils pas que les gens d'esprit ont de l'esprit aussi naturellement que les sots ont de la sottise?
La Fontaine savait que madame de la Sablière, non seulement avait oui parler de la philosophie, mais il savait qu'elle y était même très-versée; en effet, elle la connaissait mieux que La Fontaine; mais elle craignait de passer pour savante. Voilà pourquoi il prend cet air de doute et d'incertitude. C'est sûrement pour lui faire sa cour, et par une complaisance dont il ne se rendait pas compte, qu'il s'efforce d'être cartésien, c'est-à-dire, de croire que les bêtes étaient de pures machines. Rien n'est plus curieux que de voir comment il cherche par ses raisonnemens à établir cette idée, et comment son bon sens le ramène malgré lui à croire le contraire. C'est ce que nous verrons dans cette pièce même.
Mon embarras est de savoir comment ils faisaient pour admettre de telles idées.
Négligence ne produisant aucune beauté; effet de pure paresse.
V. 96. Je parle des humains; car, quant aux animaux...
Voilà un excellent trait de satire déguisée en bonhommie. Swift ou Lucien, voulant mettre les hommes au-dessous des animaux, ne s'y seraient pas mieux pris. Cela est plaisant dans une pièce où l'auteur veut établir que les animaux sont des machines.
Voilà le cartésianisme de La Fontaine fort ébranlé. Il y reviendra pourtant. Madame de la Sablière est cartésienne.
V. 118. Le défenseur du nord....
C'est le grand général Sobieski, qui, avant de sauver Vienne et de monter sur le trône de Pologne, était venu à Paris, et avait été de la société de madame de la Sablière, comme, de nos jours, nous avons vu M. Poniatoski lié avec madame Geoffrin.
V. 121.... Jamais un roi ne ment.
Du milieu de ces idées si étrangères au génie de La Fontaine, il sort pourtant des traits qui le caractérisent, tel que ce plaisant hémistiche: Jamais un roi ne ment.
Toutes ces idées sont incohérentes et mal liées ensemble, du moins quant à l'effet poétique. Les vers suivans sont l'exposé de la doctrine de Descartes, et l'obscurité qu'on peut leur reprocher, tient à la nature même de ces idées, car La Fontaine emploie presque les termes de Descartes lui-même.
Ce mouvement est très-vif, très-noble, et ne déparerait pas un ouvrage d'un plus grand genre.
Vient ensuite l'histoire des deux rats et de l'œuf, après laquelle La Fontaine oublie qu'il est cartésien et s'écrie:
Le reste n'est qu'une suite de raisonnemens creux où La Fontaine a cru s'entendre, ce qui était absolument impossible. S'entendait-il, par exemple, en disant:
On voit que cette pièce manque entièrement d'ensemble et même d'objet. Ce sont trois fables qui prouvent l'intelligence des animaux; et ces fables se trouvent entre-coupées de raisonnemens, dont le but est de prouver qu'elles n'en ont pas. La Fontaine pèche ici contre la première des règles, l'unité de dessein. L'auteur paraît l'avoir senti, et cherche à prendre un parti mitoyen entre les deux systèmes; mais les raisonnemens où il s'embarque, sont entièrement inintelligibles.
FABLE II.
V. 1. Un homme vit une couleuvre.
Après la pièce précédente, si confuse et si embrouillée, voici une fable remarquable par l'unité, la simplicité et l'évidence de son résultat. A la vérité, il n'est pas de la dernière importance, puisqu'il se réduit à faire voir la dureté de l'empire que l'homme exerce sur les animaux et sur toute la nature; mais c'est quelque chose de l'arrêter un moment sur cette idée; et La Fontaine a d'ailleurs su répandre tant de beautés de détail sur le fond de cet Apologue, qu'il est presque au niveau des meilleurs et des plus célèbres.
Ce second vers paraît froid après le premier; mais La Fontaine l'ajoute à dessein, pour rentrer un peu dans son caractère de bonhommie, dont il vient de sortir un moment par un vers si satirique contre l'espèce humaine.
V. 10. Afin de le payer toutefois de raison.
Voyez les remarques sur la fable du loup et de l'agneau, au premier livre.
V. 27. ... Il recula d'un pas.
C'est la surprise de l'homme qui est cause de sa patience et qui l'oblige à écouter le serpent. Le discours de la vache est plein de raison et d'intérêt. Tous les mouvemens en sont d'une simplicité touchante.
Ce dernier mot rejeté à l'autre vers, et ce vœu si naturel,
V. 43. ... S'il voulait encor me laisser paître!
Tout cela est parfait. Le discours du bœuf a un autre genre de beauté: c'est celui d'un ton noble et poétique, quoique naturel et vrai.
Et cet autre vers:
V. 62. Achetaient de son sang l'indulgence des dieux.
La Fontaine tire un parti ingénieux du ton qu'il vient de prêter au bœuf, c'est de le faire appeler déclamateur par l'homme qui lui reproche de chercher de grands mots: tout cela est d'un goût exquis.
La Fontaine a su être aussi intéressant en faisant parler l'arbre.
Et quelle heureuse précision dans le vers suivant!
V. 81. Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là.
Le despotisme n'est jamais si redoutable que quand on vient de le convaincre d'absurdité.
FABLE III.
V. 1. Une tortue était, etc....
Quoique l'invention de cette fable soit un peu bizarre, quoique la tortue y soit peinte dans un costume bien étranger à ses habitudes, on peut ranger cet Apologue parmi les bons. C'est que l'intention en est sage, morale, bien marquée, et que d'ailleurs l'exécution en est très-agréable.
V. 4. Volontiers gens boiteux, etc....
La répétition de ce mot volontiers est pleine de grâces; et ce vers: Volontiers gens boiteux haïssent le logis, fait voir comment La Fontaine sait tirer parti des plus petites circonstances.
V. 9. ... Par l'air en Amérique:
Il ne fallait point particulariser, ni nommer l'Amérique: du moins fallait-il ne nommer qu'une contrée de l'ancien hémisphère. Toute action qui forme le nœud ou l'intérêt d'un Apologue, est supposée se passer dans les temps fabuleux, au temps (comme dit le peuple) où les bêtes parlaient. Il y a, pour chaque genre de poésie, une vraisemblance reçue, une convenance particulière, dont il ne faut pas s'écarter.
V. 13. Ulysse en fit autant.
Ce trait ne pèche point contre la règle que nous venons d'établir, parce que le temps où Ulysse vivait est supposé compris dans l'époque que nous avons indiquée; d'ailleurs, ce rapprochement des voyages d'Ulysse avec celui de la tortue est si plaisant, que le lecteur s'y rendrait bien moins difficile.
V. 13. ... On ne s'attendait guère....
Voilà un de ces traits qui caractérisent un poète supérieur à son sujet; nul n'a su s'en jouer à propos comme La Fontaine.
FABLE IV.
V. 1. Il n'était point d'étang, etc....
Nous ne trouverons plus dans ce dixième livre, de fable qui puisse être comparée aux deux précédentes. Celle-ci n'en approche, ni pour le fond, ni pour la forme. Remarquons cependant le sérieux plaisant de cette réflexion.
V. 7. Tout cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.
V. 42. En ceux qui sont mangeurs de gens.
Il fallait s'arrêter là. La réflexion que La Fontaine ajoute à ce conseil de prudence, ne sert qu'à en détourner l'esprit de son lecteur. L'idée de la mort absorbe toute autre idée.
FABLE V.
V. 1. Un pincemaille avait tant amassé.
Le résultat de cette fable est encore très peu de chose; mais, dans l'exécution, elle offre plusieurs vers très-bons. Je me contente de les indiquer à la marge.
V. dernier. Il n'est pas malaisé de tromper un trompeur.
Cela n'est pas exactement vrai; et souvent c'est une chose très-difficile. J'aurais mieux aimé que La Fontaine eût exprimé le sens de l'idée suivante: Heureux celui qu'un seul avertissement engage à triompher de sa passion favorite!
FABLE VI.
V. 2. (S'il en est de tels dans le monde.)
Ce mot seul fait la critique de cet Apologue. Les meilleures fables sont celles où les animaux sont peints dans leur naturel, avec les goûts et les habitudes qui naissent de leur organisation. Ésope, dont cette fable est imitée, a su éviter ce défaut en employant d'ailleurs une brièveté préférable aux ornemens de La Fontaine. Voici la fable d'Ésope:
«Un loup passant près de la cabane de quelques bergers, les vit mangeant un mouton. Il leur cria: Que ne diriez-vous point, si j'en faisais autant?»
Il est évident que cet Apologue vaut mieux que celui du fabuliste français.
V. 10. ... De loups l'Angleterre est déserte.
Même faute que celle qui a été notée dans la fable de la tortue, sur le mot Amérique.
V. 24. Mangeans un agneau cuit en broche.
Quel résultat moral peut-on tirer de-là? car, comme a dit La Fontaine lui-même:
Sans cela toute fable est un œuvre imparfait.
J'en vois quelques traits confus, comme, par exemple, que nombre d'hommes se permettent ce qu'ils interdisent aux autres, l'effet de leurs discours anéanti par leurs actions; mais cela ne vaut guère la peine d'être dit. D'un autre côté, il faut que l'action soit mauvaise; et La Fontaine veut-il établir que c'est très-mal fait de manger les moutons? tout cela me paraît vague et dénué d'objet.
FABLE VII.
V. 7. Elle me prend mes mouches à ma porte.
Cette action de Philomèle, c'est-à dire du rossignol, enlevant d'abord les mouches de l'araignée, et ensuite l'araignée même avec sa toile et tout, cette action, que prouve-t-elle? La loi du plus fort, soit. Mais est-ce une chose si bonne à répéter sans cesse? n'est-ce pas exposer l'esprit des jeunes gens à saisir un faux rapport entre la violence que les différentes espèces d'animaux exercent les unes à l'égard des autres, et les injustices que les hommes se font mutuellement? N'est-ce pas leur montrer le tout comme un effet des mêmes loix, et un produit de la nécessité? Cependant, quel rapport y a-t-il, à cet égard, entre les animaux et les hommes? Aucun. Nul animal ne peut mal faire, soit qu'il dévore un être d'une espèce plus faible que la sienne, ou un être de la sienne même. On peut aller jusqu'à dire qu'il fait très-bien, car il obéit à un instinct déterminé par des lois supérieures: mais l'homme, à qui ces mêmes lois ont donné la raison, paraît la combattre au moment où elle est préjudiciable à ses semblables. Dès qu'il nuit, il est, pour ainsi dire, hors de sa nature. Que peuvent donc avoir de commun les mœurs de l'homme et les habitudes des animaux? Les dernières ne doivent être la représentation des autres, que dans les cas ou le résultat est utile, ou du moins n'est pas nuisible à la morale. Autrement l'auteur, faute d'avoir des idées justes, risque d'en donner de fausses à son lecteur. C'est ce qui est arrivé plus d'une fois à La Fontaine même; et je suis forcé d'en convenir, malgré mon admiration pour lui.
FABLE VIII.
V. 10. Elle se consola....
Rien de si naturel que ce sentiment et la réflexion qui le suit. C'est ici que la résignation à la nécessité est établie avec les adoucissemens qui lui conviennent. La soumission de la perdrix est d'un très-bon exemple, et on est souvent dans le cas de dire comme elle:
V. 10. Ce sont leurs mœurs.
FABLE IX.
V. 1. Qu'ai-je fait pour me voir ainsi?
Nous avons déjà vu quelques exemples de ce tour vif et animé, qui met d'abord le personnage en scène.
Après le sentiment de la douleur physique, vient celui de l'injustice qui lui fait subir un pareil traitement; et puis l'indignation contre l'ingratitude; enfin l'amour-propre a son tour.
V. 4. Devant les autres chiens oserai-je paraître?
Un homme n'aurait pas mieux dit.
Les six vers dans lesquels La Fontaine exprime la moralité de cet Apologue, ont le défaut de ne pas sortir de l'exemple de Mouflar. La vraie moralité de la pièce est dans la fable même:
Ou il fallait ne pas mettre de moralité du tout, ou bien il fallait laisser là Mouflar, et dire que, souvent d'un malheur qui nous a causé bien du chagrin, il est résulté des avantages inappréciables et imprévus. Souvenons-nous désormais de faire cette réflexion, dans les accidens qui peuvent nous survenir.
FABLE X.
V. 1. Deux démons à leur gré, etc....
Ce que dit ici La Fontaine est si vrai, que certains philosophes l'ont posé en principe dans des traités de morale, et font remonter à ces deux sources toutes nos passions et tous nos sentimens.
L'auteur n'aurait pas eu grand peine dans l'époque où il vivait. L'amour, dans des mœurs simples, n'est composé que de lui-même, ne peut être payé que par lui, s'offense de ce qui n'est pas lui; mais dans des mœurs raffinées, c'est-à dire, corrompues, ce sentiment laisse entrer dans sa composition une foule d'accessoires qui lui sont étrangers. Rapports de position, convenances de société, calculs d'amour-propre, intérêt de vanité, et nombre d'autres combinaisons qui vont même jusqu'à le rendre ridicule. En France c'est, pour l'ordinaire, un amusement, un jeu de commerce qui ne ruine et n'enrichit personne.
V. 21. Il avait du bon sens; le reste vient ensuite.
C'est l'opinion de M. Guillaume dans l'Avocat Patelin. On lui dit: Mais, M. Guillaume, savez-vous que vous gouverneriez très-bien un état? Tout comme un autre, répond-il.
V. 33. Je crois voir cet aveugle, etc...
Ce récit de l'histoire du serpent, formant une autre fable dans la fable, me paraît déplacé. Outre qu'il rentre dans l'Apologue du serpent et du villageois au livre VI, il gâte un peu cette jolie pièce. Voulez-vous voir combien elle serait plus vive, plus rapide, et d'un plus grand effet! Essayez de supprimer l'épisode du serpent: supposez qu'après ces mots:
V. 28. Ne produisent jamais que d'illustres malheurs.
Supposez qu'en sautant 22 vers, La Fontaine eût dit:
Le reste comme il est. Il me semble que cette suspension ferait un très-bon effet, et donnerait à cette pièce une rapidité qui lui manque.
V. 60. Louanges du désert et de la pauvreté.
Etait-ce dans des lettres que le berger écrivait? Ce berger-visir était-il un sage qui eût écrit ses pensées dans un ouvrage? il me semble qu'il eût fallu éclaircir cela brièvement.
V. 69. Et je pense aussi sa musette.
Ce n'était pas un poète comme La Fontaine qui pouvait oublier de mettre une musette dans le coffre-fort du berger. Quelle grâce dans ce petit mot, je pense!
V. 70. Doux trésors! se dit-il, chers gages...
Voilà encore un de ces morceaux où il semble que le cœur de La Fontaine prenne plaisir à s'épancher. La naïveté de son caractère, la simplicité de son âme, son goût pour la retraite le mettent vite à la place de ceux qui forment des vœux pour le séjour de la campagne, pour la médiocrité, pour la solitude. Nous en avons déjà vu plusieurs exemples, et heureusement nous en retrouverons encore.
FABLE XI.
V. 1. Tircis, qui pour la seule Annette.
La chanson du berger est fort jolie; mais on est un peu scandalisé de la morale de la pièce et du conseil que l'auteur donne aux rois. La Fontaine, apôtre du despotisme! La Fontaine, blâmer les voies de la douceur et de la persuasion! cela paraît plus extraordinaire et plus contre la nature, que le loup rempli d'humanité, dont il nous a parlé quatre ou cinq fables plus haut.
FABLE XII.
V. 1. Deux perroquets, l'un père et l'autre fils...
Ces quatre premiers vers sont joliment tournés, et sembleraient annoncer un meilleur apologue. Celui-ci est très-médiocre. Ce perroquet qui crève les yeux au fils du roi; ce roi qui va pérorer le perroquet perché sur le haut d'un pin; cela n'est pas d'un goût bien exquis.
Les deux derniers vers de la pièce sont agréables et ont presque passé en proverbe; mais la vraie moralité de cette prétendue fable est que la confiance mutuelle une fois perdue, elle ne se recouvre pas. Voyez un conte de Sénecé, intitulé le Kaimak, qui se trouve dans tous les recueils.
FABLE XIII.
V. 1. Mère lionne, etc....
J'aurais voulu que La Fontaine s'arrêtât après le douzième vers:
N'avaient-ils ni père ni mère?
Il me semble que cela donnait bien autrement à penser. Et en effet, toute la morale ne tend guère qu'à empêcher les malheureux de se plaindre: ce qui n'est pas d'une grande conséquence.
Les deux derniers vers:
sont excellens; mais la moralité qu'ils enseignent est énoncée d'une manière bien plus frappante dans une fable de Sadi, fameux poète persan; la voici:
«Un pauvre entra dans une mosquée pour y faire sa prière: ses jambes et ses pieds étaient nus, tant sa misère était grande; et il s'en plaignait au ciel avec amertume. Ayant fini sa prière, il se retourne et voit un autre pauvre appuyé contre une colonne et assis sur son séant. Il apperçut que ce pauvre n'avait point de jambes. Le premier pauvre sortit de la mosquée, en rendant grâce aux dieux.»
FABLE XIV.
V. 4. J'en vois peu dans la fable, encor moins dans l'histoire.
Ces quatre premiers vers sont très-jolis, mais n'obtiennent pas grâce pour le fond de cet Apologue, qui me paraît défectueux. Quel rapport y a-t-il entre Hercule ayant obtenu l'apothéose par des travaux utiles aux hommes (c'est ainsi du moins qu'il faut l'envisager dans l'Apologue), quel rapport, dis-je, entre ce dieu et un aventurier faisant une action folle, dangereuse, utile aux autres, ou qui ne peut-être utile qu'à lui-même? Quelle leçon peut-il résulter du succès de son audace absurde et imprudente? je ne connais pas de sujet de fable moins fait pour plaire à La Fontaine que celui-ci. J'ai déjà observé qu'il n'était point le poète de l'héroïsme, mais celui de la nature et de la raison; et la raison peut-elle être plus blessée qu'elle ne l'est, par l'entreprise de cet aventurier?
V. 28. Auquel cas, où l'honneur d'une telle aventure?
J'avoue que ce raisonnement du chevalier me paraît très-bon.
V. 37. Il le prend, il l'emporte....
L'auteur aurait bien dû nous dire comment.
V. 45. Le proclamer monarque....
Eh bien! la morale de cette fable est donc qu'il en faut croire le premier écriteau?
Voilà pourtant La Fontaine qui trouve le secret de mêler un trait de son caractère, au récit d'une aventure qui y est le plus opposée.
V. 53. Le sage quelquefois....
Cela est vrai, mais dans tel ou tel cas qu'il aurait fallu spécifier, et non dans une aventure folle qui réussit à un fou.
FABLE XV.
Discours à M. le duc de la Rochefoucault.
C'est toujours ce même duc de la Rochefoucault, auteur des Maximes, ce livre si cher aux esprits secs et aux âmes froides. L'auteur qui n'avait guère fréquenté que des courtisans, rapporte le motif de toutes nos actions à l'amour-propre; et il faut convenir qu'il dévoile, avec une sagacité infinie, les subterfuges de ce misérable amour-propre. Mais s'il y a un amour-propre petit, mesquin, ou si l'on veut méprisable, n'en est-il pas un autre noble, sensible et généreux? Pourquoi M. le duc de la Rochefoucault ne nous peint-il jamais que le premier? Est-ce faire connaître un palais, de n'en montrer que les portions consacrées aux usages les plus rebutans?
V. 4. Le roi de ces gens-là....
Les défauts des sujets ont servi à peindre leur roi, d'une manière dont on n'a point approché depuis La Fontaine. Il a eu bien raison de dire:
V. 8. J'entends les esprits corps....
Nous voilà revenus a ne pas nous entendre.
V. 13. Et que n'étant plus nuit, il n'est pas encor jour.
Voilà un de ces vers que La Fontaine seul a su faire. Il est vrai qu'il est un peu imité du Tasse ou de l'Arioste, je ne me souviens plus lequel des deux.
V. 21. S'égayaient, et de thym parfumaient leur banquet.
Tout ce tableau est charmant, et le dernier vers plein de poésie.
Ne reconnaît-on pas en cela les humains?
V. 28. Dispersés par quelque orage.
Tout le reste est de trop.
V. 55. Quand des chiens étrangers....
Il y a trop peu de liaison entre cette idée et la précédente.
V. 49. Le moins de gens qu'on peut à l'entour du gâteau.
Cette attention de l'amour propre à écarter tous les concurrens, méritait les frais d'un Apologue particulier.
V. 57. Vous qui m'avez donné....
Il est aisé de reconnaître l'auteur des Maximes dans la comparaison du gâteau; mais il aurait dû dire à La Fontaine qu'il n'en avait pas tiré le meilleur parti possible. Toute cette période, qui contient l'éloge de M. de la Rochefoucault, me paraît longue et pesante.
FABLE XVI.
V. 1. Quatre chercheurs, etc....
La moralité qui résulte de cet Apologue est incontestable, mais elle a bien peu d'application dans nos mœurs.
V. 31. Comme si devers l'Inde...
Cette vanité n'est point inconnue dans l'Inde. Seulement elle y prend des formes différentes de celles qu'elle peut avoir en Europe. La Fontaine ne savait pas à quels excès horribles et dégradans la classe des Naïres s'est souvent portée contre les autres classes.
LIVRE ONZIÈME.
FABLE I.
V. 1. Sultan léopard autrefois.
C'est ici le lieu de développer une partie des idées que je n'ai fait qu'effleurer, à l'occasion de la fable du chien qui porte au col le dîner de son maître, et de celle de l'hirondelle et de l'araignée.
C'est certainement une idée très-ingénieuse d'avoir trouvé et saisi, dans le naturel et les habitudes des animaux, des rapports avec nos mœurs, pour en faire ou la peinture ou la satire: mais cette idée heureuse n'est pas exempte d'inconvéniens, comme je l'ai déjà insinué. Cela vient de ce que le rapport de l'animal à l'homme est trop incomplet; et cette ressemblance imparfaite peut introduire de grandes erreurs dans la morale. Dans cette fable-ci, par exemple, il est clair que le renard a raison et est un très-bon ministre. Il est clair que sultan léopard devait étrangler le lionceau, non-seulement comme léopard d'Apologue, c'est-à dire qui raisonne; mais il le devait même comme sultan, vu que sa majesté léoparde se devait tout entière au bonheur de ses peuples. C'est ce qui fut démontré peu de temps après. Que conclure de-là? S'ensuit-il que, parmi les hommes, un monarque, orphelin, héritier d'un grand empire, doive être étranglé par un roi voisin, sous prétexte que cet orphelin, devenu majeur, sera peut-être un conquérant redoutable? Machiavel dirait que oui; la politique vulgaire balancerait peut-être; mais la morale affirmerait que non. D'où vient cette différence entre sa majesté léoparde et cette autre majesté? C'est que la première se trouve dans une nécessité physique, instante, évidente et incontestable d'étrangler l'orphelin pour l'intérêt de sa propre sûreté: nécessité qui ne saurait avoir lieu pour l'autre monarque. C'est la mesure de cette nécessité, de l'effort qu'on fait pour s'y soustraire, de la douleur qu'on éprouve en s'y soumettant, qui devient la mesure du caractère moral de l'homme, qui, plutôt que de s'y soumettre, consent à s'immoler lui-même (en n'immolant toutefois que lui-même et non ceux dont le sort lui est confié), et s'élève par-là au plus haut degré de vertu auquel l'humanité puisse atteindre. On sent, d'après ces réflexions, combien il serait aisé d'abuser de l'Apologue de La Fontaine. On sent combien les méchans sont embarrassans pour la morale des bons. Ils nuisent à la société, non-seulement en leur qualité de méchans, mais en empêchant les bons d'être aussi bons qu'ils le souhaiteraient, en forçant ceux-ci de mêler à leur bonté une prudence qui en gêne et qui en restreint l'usage; et c'est ce qui a fait enfin qu'un recueil d'apologues doit presqu'autant contenir de leçons de sagesse que de préceptes de morale.
Ces deux derniers vers sont presque devenus proverbes. Il y en a deux autres, dans le cours de cet Apologue, que j'ai vu citer et appliquer à un très-méchant homme, qui était destiné à avoir de grands moyens de servir et de nuire, et qui avait au moins le mérite d'être attaché à ses amis. Voici ces deux vers:
Mais les trois alliés du lion qui ne lui coûtent rien, son courage, sa force, avec sa vigilance, est une tournure d'un goût noble et grand, et presque oratoire. Aussi cela se dit-il dans le conseil du roi.
FABLE II.
Vraiment, c'est l'effet à côté de la cause; rien n'est plus simple. Cela doit bien faciliter l'éducation des princes; je suis même étonné que cette réflexion ne l'ait pas fait supprimer entièrement.
V. 4. L'enfance n'aime rien.
Cela n'est pas d'une vérité assez exacte et assez générale pour être mis en maxime. D'ailleurs, pourquoi le dire à un jeune prince? pourquoi lui donner cette mauvaise opinion des enfans de son âge? Est-ce pour qu'il se regarde comme un être à part, comme un dieu, et le tout parce qu'il aime son père, sa mère et sa gouvernante?
La Fontaine l'a déjà dit, à peu-près douze ou treize vers plus haut; mais les belles choses ne sauraient être trop répétées. Par malheur, il y a ici un petit inconvénient: c'est qu'il est inutile ou même absurde de parler de morale aux princes, tant qu'on leur dira de ces choses-là.
V. 20. Tant il le fit parfaitement.
Ceci doit faire allusion à quelque petite pièce de société, représentée devant le roi dans son intérieur, où M. le duc du Maine avait sans doute bien joué le rôle d'amoureux.
V. 29. Il faut qu'il sache tout, etc....
Voila une étrange idée. La Fontaine oublie qu'il s'en est moqué, lui-même, dans sa fable du chien qui veut boire la rivière.
D'ailleurs, un prince est moins obligé qu'un autre homme, de savoir tout. Quand il connaît ses devoirs aussi bien que la plupart des princes connaissent leurs droits, quand il sait ne parler que de ce qu'il entend, quand on a formé sa raison, quand on lui a enseigné l'art d'apprécier les hommes et les choses, son éducation est très-bonne et très-avancée.
V. 30. Eut à peine achevé que chacun applaudit.
C'est de quoi personne n'est en peine.
V. 32. Je veux, dit le dieu de la guerre...
Cette idée de représenter tous les dieux, ou tous les génies, ou toutes les fées qui se réunissent pour doter un prince de toutes les qualités possibles, est une vieille flatterie, déjà usée dès le temps de La Fontaine. Quant à M. le duc du Maine, il est fâcheux que l'assemblée des dieux ait oublié à son égard un article bien important; c'était de lui donner un peu de caractère; cette qualité lui eût épargné bien des dégoûts. C'était d'ailleurs un prince très-instruit en littérature d'agrément. Il s'amusait à traduire en français l'Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac, pendant la dernière année du règne de Louis XIV. Madame la duchesse du Maine, occupée d'idées plus ambitieuses, lui disait: Vous apprendrez au premier moment que M. le duc d'Orléans est le maître du royaume, et vous de l'académie française.
FABLE III.
V. 20. Il choisit une nuit libérale en pavots:
Il n'a été donné qu'à La Fontaine de jeter, au milieu d'un récit très-simple, des traits de poésie aussi nobles et aussi heureux.
V. 31. Peu s'en fallut que le soleil...
Il ne restait plus à prendre que le ton de la tragédie; et voilà La Fontaine qui le prend très-plaisamment, à l'occasion du désastre d'un poulailler.
V. 37. Tel encor autour de sa tente...
La première comparaison suffisait pour produire l'effet de variété que cherchait l'auteur; ou bien il pouvait préférer la seconde pour conserver le vers.
V. 43. Le renard, autre Ajax, etc....
Le discours du chien est excellent; et la raison pour laquelle on le trouve mauvais, peint assez la société.
V. 61. (Et je ne t'ai jamais envié cet honneur.)
N'est-il pas plaisant de voir toujours La Fontaine oublier son mariage, sa femme et son fils? On sait que M. le président de Harlay s'était chargé de cet enfant, qu'on fit rencontrer le père et le fils quand ce dernier eut vingt-cinq ans, que La Fontaine lui trouva de l'esprit, et apprenant que c'était son fils, avait dit naïvement: ah! j'en suis bien aise.
V. Couche-toi le dernier, etc...
La moralité de cette fable entre dans celle de l'œil du maître, livre IV, fable 21.
FABLE IV.
V. 1. Jadis certain Mogol, etc....
Ce que La Fontaine appelle ici une fable, est un trait de la bibliothèque orientale qu'il a mis en vers très-heureusement.
V. 8. Minos en ces deux morts, etc.
Le costume est ici mal observé; Minos est le juge des enfers dans la Mythologie grecque, mais ne l'est point dans la religion du Mogol, qui est le mahométisme.
Tout ce que l'auteur ajoute aux mots de l'interprète, comme il dit, est excellent. C'est La Fontaine dans son caractère et dans la perfection de son talent. Quel vers que celui-ci!
V. 83. Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Voilà bien le solitaire, insouciant et dormeur.
Cette charmante tirade n'est gâtée que par
Pourquoi attribuer aux astres de l'influence sur nos mœurs et sur notre caractère? Pourquoi consacrer une absurdité qu'il a lui-même combattue? Ces variations montrent combien les idées de La Fontaine étaient, à certains égards, peu fixes et peu arrêtées.
FABLE V.
V. 1. Le lion, pour bien gouverner...
La fable des deux ânes, qui fait le fonds de cette pièce, est très-ancienne. Elle est fort bien contée; mais pourquoi l'encadrer dans cette autre fable du lion et du singe? Les seuls vers très-bons de tout ce commencement, sont ceux-ci:
Le dernier vers surtout est admirable
V. 53. Vous surpassez Lambert, etc...
On peut appliquer ici ma remarque sur l'Amérique dans la fable de la tortue et des deux canards; il était bien de citer Philomène, mais un musicien contemporain détruit l'illusion du lecteur.
FABLE VI.
V. 1. Mais d'où vient qu'au renard, etc...
Ce petit Prologue est assez peu piquant; pourquoi commencer par contredire Ésope sur un point où l'on finit par convenir qu'il a raison? Il était mieux d'entrer tout de suite en matière, et de dire:
V. 10. Le renard un soir apperçut, etc.
La Fontaine brille toujours dans cet usage plaisant et poétique qu'il fait de la Mythologie. Au reste, la morale de cet Apologue est à-peu-près la même que celle du renard et du bouc, livre III, fable 5.
FABLE VII.
V. 1. Il ne faut point juger des gens sur l'apparence.
Il paraît singulier que La Fontaine réduise à un résultat si médiocre, le récit d'un fait aussi intéressant que celui qui est le sujet de cet Apologue. Il me semble que ce fait devait réveiller, dans l'esprit de l'auteur, des idées d'une toute autre importance. Un paysan grossier, sans instruction, à qui le sentiment des droits de l'homme, trop offensés par les tyrans, donne une éloquence naturelle et passionnée qui s'attire l'admiration de la capitale du monde et désarme le despotisme, un tel sujet devait conduire à un autre terme que la morale du souriceau.
V. 7. ... Homme dont Marc-Aurèle....
Je ne sais pourquoi il plaît à M. Coste, dans sa note, de gratifier Marc-Aurèle d'une figure à-peu-près semblable à celle d'Esope. Rien n'est plus faux. Les historiens remarquent seulement qu'il avait la figure ordinaire, et par conséquent peu digne de son rang, de son âme et de son génie; mais il était loin d'avoir un extérieur rebutant. Je ferai peu de remarques sur ce morceau, qui d'un bout à l'autre est un chef-d'œuvre d'éloquence.
V. 50. Et sauraient en user sans inhumanité.
Ce dernier trait manque un peu de justesse. En effet, si les Germains avaient eu l'avidité et la violence de leurs tyrans, il est bien probable que les peuples de Germanie eussent été inhumains comme leurs oppresseurs. Avec de l'avidité et de la violence, on est bien près d'être un tyran. Le plus fort est fait.
FABLE VIII.
V. 1. Un octogénaire plantait.
Cette fable n'a pas la perfection qu'on admire dans plusieurs autres, si on la considère comme apologue. On peut dire même que ce n'en est pas un, puisqu'un apologue doit offrir une action passée entre des animaux, qui rappelle aux hommes l'idée d'une vérité morale, revêtue du voile de l'allégorie. Ici la vérité se montre sans voile: c'est la chose même et non pas une narration allégorique.
Mais si on considère cette fable simplement comme une pièce de vers, elle est charmante et aussi parfaite pour l'exécution, qu'aucun autre ouvrage sorti des mains de La Fontaine. Examinons-la en détail.
V. 2. Passe encor de bâtir; mais planter à cet âge!
Ce vers est devenu proverbe; et on le cite souvent à l'occasion de ceux qui se sont mis dans le même cas. Le discours des jeunes gens est assez raisonnable, mais il y a un mot qui ne convient qu'à des étourdis, c'est celui du vers 4:
Assurément il radotait.
On verra pourquoi La Fontaine leur prête ce propos assez impertinent.
V. 11. Quittez le long espoir et les vastes pensées.
Quelle force de sens et quelle précision!
V. 12. Tout cela ne convient qu'à nous.
Mot important. Voilà le sentiment qui les fait parler. La réponse du vieillard est admirable et cause une sorte de surprise. Le lecteur trouvait, comme ces jeunes gens, que ce vieillard est assez peu sensé. Le premier mot de sa réplique annonce un sage:
V. 13. Il ne convient pas à vous-mêmes...
Cinq ou six vers après, on voit que c'est un sage très-agréable.
La jouissance des autres est la sienne.
V. 24. Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui:
Quel mélange de sentiment et de véritable philosophie!
A la vérité, ce mot est un peu dur; mais il l'est beaucoup moins que le propos de ces jeunes gens: Assurément il radotait. J'avoue que je voudrais que le vieillard eût encore été plus doux et plus aimable, qu'il eût dit avec encore plus de bonté:
Vient ensuite le récit très-rapide de la mort des trois jeunes gens; mais ce qui est parfait, ce qui ajoute à l'intérêt qu'on prend à ce vieillard et à la force de la leçon, ce sont les deux derniers vers:
Il les pleure, il s'occupe du soin d'honorer leur mémoire, il leur élève un cénotaphe: ce qui suppose un intérêt tendre, car enfin leurs corps étaient dispersés. Et La Fontaine! voyez comme il s'efface, comme il est oublié, comme il a disparu! Il n'est pour rien dans tout ceci. Il n'est point l'auteur de cette fable; l'honneur ne lui en est pas dû; il n'a fait que la copier d'après le marbre sur lequel le vieillard l'avait gravée. On dirait que La Fontaine, déjà vieux et attendri par le rapport qu'il a lui-même avec le vieillard de sa fable, se plaise à le rendre intéressant, et à lui prêter le charme de la douce philosophie, et des sentimens affectueux avec lesquels lui-même se consolait de sa propre vieillesse.
FABLE IX.
V. 1. Il ne faut jamais dire aux gens:
Il s'en faut bien que cet Apologue-ci approche du précédent. Ce n'est que le récit d'un fait singulier qui prouve l'intelligence des animaux. Aussi, La Fontaine cesse-t-il d'être cartésien, en dépit de madame de la Sablière.
V. 34. Voyez que d'argumens il fit!
La Fontaine, malgré la contrainte de la versification, développe la suite du raisonnement qu'a dû faire le hibou, avec autant d'exactitude et de précision que le ferait un philosophe écrivant en prose.
V. 42. Quel autre art de penser Aristote et sa suite...
M. Coste aurait dû nous dire simplement, dans sa note, qu'Aristote avait fait un livre intitulé: la Logique, et MM. de Port-Royal un ouvrage qui a pour titre: l'Art de penser. C'est à ce livre que La Fontaine fait allusion.
ÉPILOGUE.
Les fables de La Fontaine seront bien aussi victorieuses du temps, et ne dureront pas moins que les plus beaux monumens consacrés à la gloire de Louis XIV. Molière au moins le pensait, quand il disait de La Fontaine à Boileau: «le bonhomme ira plus loin que nous tous». On aurait bien dû nous apprendre la réponse du satirique.
LIVRE DOUZIÈME.
Tout ce douzième livre est dédié à M. le duc de Bourgogne, alors âgé de huit ans. On avait ménagé la protection de ce prince à l'auteur des fables, déjà vieux, presque sans fortune et dénué d'appui. C'est, comme on l'a déjà observé, presque le seul grand homme de ce siècle, qui n'ait point eu part aux bienfaits de Louis XIV. L'inimitié de Colbert, le peu d'habileté de La Fontaine à faire sa cour, un talent peu fait pour être apprécié par le roi, de petites pièces qui paraissaient successivement, ne pouvaient avoir l'éclat d'un grand ouvrage, et semblaient manquer de cette importance qui frappait Louis XIV; des contes un peu libres, dont on avait le souvenir dans une cour qui commençait à devenir dévote: toutes ces circonstances s'étaient réunies contre La Fontaine, et l'avaient fait négliger. Il songeait à passer en Angleterre; il apprenait même la langue anglaise, lorsque les bienfaits de M. le duc de Bourgogne le retinrent en France, et sauvèrent à sa vieillesse les désagrémens de ce voyage.
Il faut pardonner à un vieillard déjà accablé de peines et d'infirmités, le ton faible et le style languissant de cette épître dédicatoire; il faut même s'étonner de retrouver dans plusieurs des fables de ce douzième livre, une partie de son talent poétique, et, dans quelques-unes, des morceaux où ce talent brille de tout son éclat.
FABLE I.
V. 1. Prince, l'unique objet du soin des immortels...
Pourquoi l'unique? La Fontaine fait mieux parler les animaux qu'il ne parle lui-même. Voyez, dans ce livre douzième, dédié à ce même duc de Bourgogne, la fable de l'Eléphant et du Singe de Jupiter. Elle a pour objet d'établir que les petits et les grands sont égaux aux yeux des immortels. Je n'accuserai point ici La Fontaine d'une flatterie malheureusement autorisée par trop d'exemples. J'observerai seulement que, tant que les écrivains, soit en vers, soit en prose, mettront, dans leurs dédicaces, des idées ou des sentimens contraires à la morale énoncée dans leurs livres, les princes croiront toujours que la dédicace a raison et que le livre a tort; que, dans l'une, l'auteur parle sérieusement, comme il convient; et dans l'autre, qu'il se joue de son esprit et de son imagination; enfin qu'il faut lui pardonner sa morale, qui n'est qu'une fantaisie de poète, un jeu d'auteur.
V. 10. Il ne tient pas à lui...
M. le dauphin, qu'on appelait monseigneur, père du duc de Bourgogne, commandait l'armée d'Allemagne, et avait, sous ses ordres, et pour conseil, MM. les maréchaux de Duras, de Boufflers et d'Humières.
V. 16. Peut-être elle serait aujourd'hui téméraire.
Ne dirait-on pas que le dauphin avait le choix d'avancer ou de n'avancer pas? Il n'avançait point, parce qu'il ne le pouvait, parce qu'il s'élevait souvent des sujets de division entre les trois maréchaux.
V. 17.... Aussi bien les ris et les amours.
On ne voit pas trop ce que les ris et les amours ont à faire dans une pièce de vers adressée à un prince de huit ans, élevé par le duc de Beauvilliers et par M. de Fénélon.
Ces sortes de dieux, et la raison qui tient le haut bout est d'un style très-négligé.
V. 27. Les compagnons d'Ulysse....
Le sujet qu'a pris ici La Fontaine, est plutôt un cadre heureux et piquant, pour faire une satire de l'humanité, qu'un texte d'où il puisse sortir naturellement des vérités bien utiles: aussi l'auteur italien que La Fontaine imite dans cet Apologue, en a-t-il fait un usage purement satirique. La force du sujet a même obligé La Fontaine à suivre l'intention du premier auteur, jusqu'au dénouement, où il l'abandonne. Nous nous réservons à faire quelques observations sur ce dénouement.
V. 40. ... Exemplum ut talpa:
C'est une espèce de proverbe latin, la taupe par exemple: j'ignore l'origine de ce proverbe.
V. 46. Prit un autre poison peu différent du sien.
Quel bonheur dans le rapprochement de ces deux idées! et quelle grâce fine à la fois et naïve, pour justifier Circé qui parle la première!
Ceci prépare le refus des compagnons d'Ulysse. On voit que chacune de leurs réponses est une satire très-forte de l'homme en société; et l'auteur italien développe, d'une manière encore plus satirique, les raisons de leur refus.
V. 104. Tous renonçaient au lot des belles actions.
C'est ici que La Fontaine abandonne son auteur pour approprier la morale de ce conte à l'âge et à l'état du prince auquel il est adressé; mais l'auteur italien n'en use pas ainsi: il poursuit son projet; et quand Ulysse, pour amener ses gens à l'état d'hommes, leur parle de belles actions et de gloire, voici ce que l'un d'eux lui répond: «Vraiment nous voilà bien. N'est-ce pas lui qui est la cause de tous nos malheurs passés, de dix ans de travaux devant Troye, de dix autres années de souffrances et d'alarmes sur les mers? N'est-ce pas ton amour de la gloire qui a fait de nous si long-temps des meurtriers mercenaires, couverts de cicatrices? Lequel valait le mieux pour toi d'être l'appui de ton vieux père qui se meurt de douleur, de ta femme qu'on cherche à séduire depuis vingt ans quoiqu'elle n'en vaille pas la peine, de ton fils que les princes voisins vont dépouiller, de gouverner tes sujets avec sagesse, de nous rendre heureux en nous laissant pratiquer sous nos cabanes des vertus que tu aurais pratiquées dans ton palais? Lequel valait mieux de goûter tous ces avantages de la paix et de la vertu, ou de t'expatrier, toi et la plus grande partie de tes sujets, pour aller restituer une femme fausse et perfide à son imbécille époux, qui a la constance de la redemander pendant dix ans? Retire-toi et ne me parle plus de ta gloire, qui d'ailleurs n'est pas la mienne, mais que je déteste comme la source de toutes nos calamités.»
Il me semble qu'il y a, dans cette réponse, des choses fort sensées et auxquelles il n'est pas facile de répondre. Je suis bien loin de blâmer La Fontaine du parti qu'il a pris; mais il est curieux d'observer que ce que dit le compagnon d'Ulysse, sur les guerres, sur les conquêtes, sur la gloire, etc., offre le même fond d'idées que Fénélon développa depuis dans le Télémaque: ce sont les principes dont il fit la base de l'éducation du duc de Bourgogne. Si ces principes, connus ensuite de Louis XIV, plus de quinze ans après, occasionnèrent la disgrâce de Fénélon, on peut juger de la manière dont La Fontaine aurait été reçu, s'il se fût avisé d'imiter jusqu'au bout l'original italien.
FABLE II.
Cette fable est joliment contée; mais voilà, je crois, le seul éloge que l'on puisse lui donner.
V. 33. J'en crois voir quelques traits, mais leur ombre m'abuse.
Il ne faut pas voir quelques traits de la moralité d'un Apologue, il faut voir l'image toute entière. Dans la fable des animaux, dans celle de l'alouette et de ses petits, dans celle du rat retiré du monde, ce n'est pas une ombre douteuse et confuse que le lecteur entrevoit, c'est la chose même. L'auteur sait ce qu'il a voulu dire, et n'est pas obligé de s'en rapporter aux lumières d'un prince âgé de huit ans.
FABLE III.
V. 1. Un homme accumulait, etc.
Fort jolie historiette, dont il n'y a pas non plus beaucoup de morale à extraire, sinon que l'avarice est un vice ridicule; et que, quand on a le malheur d'en être atteint, il faut bien fermer son coffre.
FABLE IV.
V. 1. Dès que les chèvres ont brouté.
L'auteur emploie ici deux vers à insister sur cet instinct des chèvres, de grimper et de chercher les endroits périlleux. Il en a une bonne raison: c'est qu'il fallait inculquer au lecteur cette propriété des chèvres qui fait le fondement de sa fable.
V. 11. Toutes deux ayant pattes blanches.
C'est que ce sont deux chèvres de grande distinction, de grandes dames, comme on le verra plus bas. Aussi quittent-elles les bas prés pour ne point se gâter les pattes.
V. 13. ... Pour quelque bon hazard.
Pour quelque plante, quelque arbuste appétissant. Cela pourrait être mieux exprimé.
V. 16. Sur ce pont:
Ce vers inégal de trois syllabes fait ici un effet très-heureux. La Fontaine aurait dû ne pas prodiguer ces hardiesses, et les réserver pour les occasions où elles sont pittoresques comme ici.
V. 18.... Ces Amazones.
Nous sommes accoutumés à ce jeu brillant et facile de l'imagination de La Fontaine, à qui le plus léger rapport suffit pour rapprocher les grandes choses et les petites. La comparaison de ces deux chèvres avec Louis-le-Grand et Philippe IV, et sur-tout la généalogie des deux chèvres, rendent la fin de cette fable un des plus jolis morceaux de La Fontaine.
FABLE V.
V. 11. A présent je suis maigre, etc....
Ceci rentre dans la moralité de carpillon frétin et du chien maigre.
V. 17. Chat et vieux, pardonner!...
Cela est plaisant: mais il ne fallait pas revenir sur cette idée à la fin de la fable. Cette maxime, que la vieillesse est impitoyable, n'est pas appliquée ici avec assez de justesse. Si le chat ne pardonne pas à la souris, ce n'est pas en qualité de vieux, c'est en qualité de chat. De plus, ces vérités qui ont besoin d'explication, de restriction, ne doivent-elles pas être réservées pour un âge plus avancé que celui du duc de Bourgogne? Pourquoi mettre dans l'esprit d'un enfant que son grand-père, et peut-être son père, sont impitoyables. Je dis son père, car les enfans trouvent tout le monde vieux. Si Louis XIV lut cette fable, dut-il être bien aise que son petit-fils le crût homme dur et impitoyable?
FABLE VI.
V. 2. Incontinent maint camarade.
Cette fable rentre absolument dans la morale du Jardinier et son Seigneur, (livre IV, fable 4) et dans celle de l'Écolier, le Pédant et le Maître d'un jardin (livre IX, fable 5); mais elle est fort au-dessus des deux autres.
FABLE VII.
V. 1. Le buisson, le canard et la chauve-souris.
Voilà une association dont l'idée blesse le bon sens. Nul rapport, nul besoin réel entre les êtres qu'elle rassemble; et l'esprit la rejette comme absurde. Comment un buisson peut-il voyager? Quel besoin a-t-il de faire fortune, lui et ces deux animaux? De ce fond défectueux, il ne peut naître que des détails non moins ridicules: tel est celui-ci,
V. 21. Prêt à porter le bonnet verd.
On sait que c'était le symbole des banqueroutiers. La Fontaine baisse beaucoup.
FABLE VIII.
V. 10. Autrefois un logis plein de chiens et de chats...
C'est ici que cette vieillesse se montre encore davantage. Quel sens peut-on tirer de cette fable? quelle était l'idée de La Fontaine? On est fâché de dire que c'est une espèce de radotage. Quel rapport y a-t-il entre une querelle de chiens et de chats, et le combat des élémens, dont il résulte une harmonie qu'on ne peut concevoir, et dont le fabuliste ne parle pas?
FABLE IX.
V. 29. Le renard dit au loup, etc.
Voici une fable plus heureuse que les trois précédentes. La Fontaine a déjà établi plusieurs fois qu'on revient toujours à son caractère; mais de toutes les fables où il a cherché à établir cette vérité, celle-ci est sans contredit la meilleure: aussi y avons-nous souvent renvoyé le lecteur. La manière dont le renard répète sa leçon, la comparaison de Patrocle revêtu des armes d'Achille, sont des détails très-agréables, et du ton auquel La Fontaine nous a accoutumés.
FABLE X.
V. 7. Mon sujet est petit, cet accessoire est grand.
Si grand, qu'il l'est peut-être trop; si grand, qu'il mériterait l'honneur d'un Apologue particulier. Cet accessoire est trop étranger à l'idée d'éducation qui est ici la principale
V. 11. N'est d'abord qu'un secret, puis devient des conquêtes.
Ce vers, dont le tour est très-hardi, est fort beau pour exprimer la rapidité avec laquelle Louis XIV fit plusieurs conquêtes, celle de la Franche-Comté, par exemple; le secret du roi avait été impénétrable jusqu'au moment où l'on se mit en campagne.
V. 19. ... Ne peux-tu marcher droit?
Cette idée, qui fait le fonds de la fable, ne me paraît pas heureuse. Ce ne doit point être un défaut, aux yeux de l'écrevisse, de marcher comme elle fait. Elle ne saurait en faire un reproche à sa fille. Sa fille et elle marchent comme elles doivent marcher, par un effet des lois de la nature. C'est un faux rapport que celui qui a été saisi entre les deux écrevisses, et celui d'une mère vicieuse que sa fille imite. Cet Apologue, pour être d'Ésope, ne m'en paraît pas meilleur. Il a réussi, parce que cette image offre, en résultat, une très-bonne leçon.
Il ne fallait pas y revenir. J'en ai dit la raison plus haut.
FABLE XI.
V. 6. ... Mais l'aigle ayant fort bien dîné...
L'auteur explique pourquoi l'aigle ne mangea pas la pie.
La raison que donne l'aigle du besoin qu'elle a d'être désennuyée, est très-plaisante; et l'exemple de Jupiter est choisi merveilleusement.
V. 25. Ce n'est pas ce qu'on croit, que d'entrer chez les dieux.
Vers excellent; mais je n'aime point l'habit de deux paroisses.
FABLE XII.
Le prince à qui cette fable est dédiée, était le prince Louis de Conti, neveu du Grand Condé, et fils de celui qui joua un si grand rôle dans la guerre de la fronde. C'était un des grands protecteurs de La Fontaine, ainsi que le prince de la Roche-sur-Yon son frère, qui eut depuis le nom de prince de Conti. Ce dernier se rendit célèbre, par la valeur et les talens qu'il montra dans les journées de Fleurus et de Nervinde. C'est lui qui fut élu roi de Pologne en 1697, et qui mourut en 1709, sans avoir pu prendre possession de cette couronne.
V. 4. Non les douceurs de la vengeance.
Ceci est d'une meilleure morale que les deux vers qui se trouvent dans la fable 12 du livre X.
J'ai négligé alors d'y mettre un correctif, pour éviter la longueur; mais voilà La Fontaine qui met ce correctif lui-même. Il vaut mieux l'entendre que moi.
V. 11.... En cet âge où nous sommes.
C'est un malheur de notre poésie, que, dès qu'on voit le mot hommes à la fin d'un vers, on puisse être sûr de voir arriver à la fin de l'autre vers, où nous sommes, ou bien tous tant que nous sommes. L'habileté de l'écrivain consiste à sauver cette misère de la langue, par le naturel et l'exactitude de la phrase où ces mots sont employés.
V. 12. L'univers leur sait gré du mal qu'ils ne font pas.
C'est un fort bon vers, quoique l'idée en soit assez commune.
V. 13. Un siècle de séjour ici doit vous suffire.
Ce pronostic fut malheureusement bien démenti, puisque ce jeune prince mourut en 1685, deux ou trois ans peut-être après cette pièce.
V. 25. Et la princesse, etc....
C'était elle qui, avant d'être mariée, s'appelait mademoiselle de Blois. Elle était fille du roi et de madame la duchesse de la Valière. Elle ne mourut qu'en 1739. Il y eut aussi une autre mademoiselle de Blois, fille de Louis XIV et de madame de Montespan. Cette dernière fut mariée au duc d'Orléans régent, et ne mourut qu'en 1749.
V. 27. Des qualités qui n'ont qu'en vous, etc....
Tous ces éloges directs ne me paraissent ni ingénieux ni dignes de La Fontaine: et ce qui sait se faire estimer joint à ce qui sait se faire aimer, tout cela me paraît d'un ton trivial et bourgeois.
V. 33. Il ne m'appartient pas d'étaler votre joie,
Manque un peu trop de délicatesse; et c'est une transition bien lourde que celle-ci.
Cela me rappelle une transition aussi brusque, mais plus plaisante de Scarron, je crois. La voici: Des aventures de ce jeune prince à l'histoire de ma vieille gouvernante, il n'y a pas loin, car nous y voilà.
Je ne ferai aucune note sur cette fable, qui me paraît au-dessous du médiocre, et où l'on ne retrouve La Fontaine que dans ces deux jolis vers:
FABLE XIII.
V. 2. Renard fin, subtil et matois.
La note de Coste indique une application assez juste de cet Apologue. Mais alors, pourquoi prendre le renard, le plus fin des animaux? Il me semble que c'est mal choisir le représentant du peuple, lequel n'est pas, à beaucoup près, si spirituel et si délié. C'est qu'il fallait de l'esprit pour faire la réponse que fait l'animal mangé des mouches; et sous ce rapport, le renard a paru mieux convenir.
FABLE XIV.
V. 7. Comment l'aveugle que voici.
La Fontaine suppose que l'amour est là, et lui tient compagnie. Cela devrait être, quand on écrit une fable aussi charmante que celle-ci.
V. 8. (C'est un dieu.).
Cette parenthèse est pleine de grâces, et les deux vers suivans sont au-dessus de tout éloge.
Est-ce un bien, est-ce un mal, que l'amour soit aveugle? Question embarrassante que La Fontaine ne laisse résoudre qu'au sentiment.
Toute cette allégorie est parfaite d'un bout à l'autre: et quel dénouement! Est-ce un bien, est-ce un mal que la folie soit le guide de l'amour? C'est le cas de répéter le mot de La Fontaine:
V. 10. J'en fais juge un amant, et ne décide rien.
FABLE XV.
V. 6. Que dans ce temple on aurait adorée.
Il me semble que les six vers suivans ne disent pas grand chose: Junon et le maître des dieux, qui seraient fiers de porter les messages de la déesse Iris; cela n'ajoute pas beaucoup à l'idée qu'on avait de madame de la Sablière. Il faut, dans la louange, le ton de la vérité. C'est lui seul qui accrédite la louange, en même temps qu'il honore et celui qui la reçoit et celui qui la donne.
V. 22. Son art de plaire et de n'y penser pas.
Voilà un de ces vers qui font pardonner mille négligences, un de ces vers après lequel on n'a presque plus le courage de critiquer La Fontaine.
Sa société étoit en effet très-recherchée, et cela déplaisait à plus d'une princesse. Mademoiselle de Montpensier, qui ne la connaissait pas, qui même ne l'avait jamais vue, dit, dans ses Mémoires, que le marquis de Lafare et nombre d'autres passaient leur vie chez une petite bourgeoise, savante et précieuse, qu'on appelait madame de la Sablière.» Cela veut dire seulement, en style de princesse, que madame de la Sablière avait de l'esprit et de l'instruction, qu'elle voyait bonne compagnie à Paris, et n'avait pas l'honneur de vivre à la cour.
V. 32. Car cet esprit qui, né du firmament.
Ces quatre rimes masculines de suite sont aussi trop négligées. Et puis le firmament est presque un mot de théologie qui paraît ici déplacé.
V. 38. Ceci soit dit sans nul soupçon d'amour.
Il ne fallait pas revenir là dessus, après avoir dit beaucoup mieux et sans apprêt:
Le reste me paraît faible.
Je trouve aussi l'idée de la fable un peu bizarre, mais il y a des vers heureux. J'en remarquerai quelques-uns.
V. 35. ... Douce société.
A la bonne heure, quoique je la trouve un peu singulière.
V. 56. Le choix d'une demeure aux humains inconnue.
La Fontaine ne passe point pour misanthrope. C'est qu'il n'a point la mauvaise humeur attachée à ce défaut. Mais nous avons déjà vu plusieurs traits sanglans de satire contre l'humanité: et ce dernier montre assez ce qu'il pensait des hommes.
V. 77. Car, à l'égard du cœur, il en faut mieux juger.
C'est-là un trait charmant d'amitié, de ne pas croire à l'oubli, aux torts, au refroidissement de ses amis.
V. 134. A qui donner le prix? au cœur, si l'on m'en croit.
C'est donc La Fontaine qui aura ce prix: car on ne peut mieux prendre le ton du cœur qu'il ne le prend dans ce dernier morceau. Il rappelle en quelque sorte celui qui termine la fable des deux amis, celle des deux pigeons. Mais le sujet ne permettait pas une effusion de sentimens aussi touchante. Il y a, entre ce morceau et les deux que je cite, la même différence qui se trouve entre l'intérêt d'une société aimable et le charme d'une amitié parfaite.
Il paraît que cette fable avait été laissée dans le porte-feuille de l'auteur, et qu'elle était faite depuis long-temps; car il y parle un peu d'amour: ce qui eût été ridicule à l'âge où il était, quand ce douzième livre parut. Au reste, peut-être n'y regardait-il pas de si près; peut-être croyait-il que, tant que l'âme éprouve des sentimens, elle peut les énoncer avec franchise. Il ne songeait point à une vérité triste qu'un autre poète a, depuis La Fontaine, exprimée dans un vers très-heureux; la voici:
Quand on n'a que son cœur, il faut s'aller cacher.
FABLE XVI.
V. 5. L'homme enfin la prie humblement.
Pourquoi cette prière si humble? Pourquoi l'homme n'arrachait-il pas une branche? Cela n'est pas motivé. D'ailleurs la morale de cet Apologue rentre dans celui du cerf et de la vigne, qui est beaucoup meilleur (Livre V, fable 15).
FABLE XVII.
V. 1. Un renard jeune encore....
Même défaut dans cet Apologue que dans le précédent. C'est presque la même chose que celui du loup et du cheval (livre V, fable 8). Il est vrai qu'il a une leçon de plus, celle de la vanité punie.
L'avantage aussi que La Fontaine a trouvé en introduisant ici un acteur de plus qu'en l'autre, c'est de faire débiter la morale par le renard, au lieu que, dans l'autre fable, le loup se la débite à lui-même, malgré le mauvais état de sa mâchoire.
FABLE XVIII.
V. 3. Le perfide ayant fait tout le tour du rempart.
Cette fable est jolie et bien contée; mais elle aura peu d'applications, tant qu'il sera vrai de dire qu'on ne guérit pas de la peur.
FABLE XIX.
V. 1. Il est un singe dans Paris....
Comment est-il possible que La Fontaine ait fait une aussi mauvaise petite fable? Comment ses amis la lui ont-ils laissé mettre dans ce recueil? Un singe qui bat sa femme, qui va à la taverne, qui s'enivre: qu'est-ce que cela signifie? et quel rapport cela a-t-il avec les mauvais auteurs? Le froid imitateur, le plagiaire même d'un grand écrivain peut d'ailleurs n'être ni mauvais mari, ni mauvais père, ni ivrogne, etc., enfin ne faire nul tort à la société, que de l'excéder d'ennui.
FABLE XX.
V. 1. Un philosophe austère....
Après une mauvaise petite pièce, en voici une excellente. Ce n'est point à la vérité un Apologue, mais une fort bonne leçon de morale, et plusieurs vers sont admirables; tels sont ceux-ci:
V. 4. Un sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Tel est encore le dernier:
Ils font cesser de vivre ayant que l'on soit mort.
Mais ce qui est au-dessus de tout, c'est ce trait de poésie vive et animée, qui suppose que des arbres coupés et, pour ainsi dire, mis à mort, vont revivre sur les bords du Styx.
Nul poète n'est plus hardi que La Fontaine; mais ses hardiesses sont si naturelles, que très-souvent on ne s'en aperçoit pas, ou du moins on ne voit pas à quel point ce sont des hardiesses. C'est ce qu'on peut dire aussi de Racine.
FABLE XXI.
V. 1. Autrefois l'éléphant et le rhinocéros...
Nous retrouvons pourtant un véritable Apologue, c'est-à dire, une action d'où naît une vérité morale voilée dans le récit de cette action même.
Cette fable est excellente, et on la croirait du bon temps de La Fontaine. La vanité de l'éléphant, le besoin qu'il a de parler voyant que Gille ne lui dit mot, l'air de satisfaction et d'importance qui déguise mal son amour-propre, le ton qu'il prend en parlant du combat qu'il va livrer et de sa capitale: tout cela est parfait. La réponse du singe ne l'est pas moins, et le dénouement du brin d'herbe à partager entre quelques fourmis, est digne du reste.
FABLE XXII.
V. 1. Certain Fou poursuivait....
Joli petit conte, et bonne leçon pour qui peut en profiter; mais j'imagine que les occasions en sont rares.
FABLE XXIII.
A madame Harvey.
Madame Harvey était une dame anglaise qui avait beaucoup d'amitié pour La Fontaine, et même c'est elle principalement qui l'engageait à passer en Angleterre, après la mort de madame de la Sablière et de M. Hervard. C'était une femme de beaucoup d'esprit.
V. 5. .... Et le don d'être amie,
Expression bien heureuse que La Fontaine a inventée et rendue célèbre.
V. 16. Ils étendent par-tout l'empire des sciences.
Rien n'était plus vrai et plus exact. La société royale de Londres fondée sous Charles II, jetait les fondemens de la vraie physique établie sur les expériences et sur les faits.
V. 19. Même les chiens de leur séjour.
Voilà qui me paraît étrange; mais à toute force peut-être les chiens anglais sentent-ils mieux le renard que les nôtres. Ils le chassent plus souvent.
V. 49. Tant il est vrai qu'il faut changer de stratagème.
Nous avons vu dans la fable du chat et du renard:
N'en ayons qu'un, mais qu'il soit bon.
Il faut qu'un auteur évite ces contradictions formelles.
Quoi! tous les anglais ont de l'esprit! il n'y a point de sots chez eux! A quoi La Fontaine songeait-il en écrivant cela?
V. 56. Je reviens à vous....
Ce tour est froid. Il faut revenir à son ami sans y penser et sans l'y faire songer lui-même.
V. 62. ... Des nations étranges.
Il veut dire étrangères. Corneille se sert du même mot dans ce sens; mais ni Boileau, ni Racine ne se le sont permis. Toute cette fin me paraît dénuée de grâces, et le mot de Charles II à madame Harvey:
Ce mot seul vaut mieux que tout ce que dit ici La Fontaine à cette dame et à madame de Mazarin.
FABLE XXVII.
V. 8. Et que j'ai le secret de rendre exquis et doux.
Cela est très-vrai, témoin les quatre vers de cette pièce et ceux qui suivent.
Mais, malgré la louange dont La Fontaine se gratifie, nous avons vu qu'il n'était pas si heureux dans l'éloge de M. le prince de Conti et de madame Harvey.
Au reste, toute cette pièce est très-agréable; mais elle fait peut-être allusion à quelque petit secret de société qui la rendait plus piquante: par exemple, au peu de goût que mademoiselle de la Mésangère pouvait avoir pour le mariage, ou pour quelque prétendant appuyé par sa mère.
V. dernier. Non plus qu'Ajax, Ulysse, et Didon son perfide.
Deux silences cités comme sublimes, l'un dans l'Odyssée, l'autre dans l'Énéide.
FABLE XXXII.
V. 4. Tous chemins vont à Rome....
C'est un vieux proverbe qui devient ici plaisant, appliqué à la canonisation.
V. 8. S'offrit de les juger sans récompense aucune.
Ce vers aurait pu donner l'idée de la petite comédie intitulée le Procureur arbitre, dont le héros se conduit de la même manière.
V. 18. Les malades d'alors étant tels que les nôtres.
Manière bien plaisante d'expliquer pourquoi les malades d'alors étaient insupportables. Le ton de satire appartient absolument à La Fontaine.
V. 37. Il faut, dit l'autre ami, le prendre de soi-même.
C'est-là un des meilleurs conseils que le sage pût donner; et je voudrais que La Fontaine eût composé un ou deux Apologues pour en faire sentir l'importance.
Tout le discours du solitaire est parfait, et ceux qui aiment les vers le savent par cœur.
V. 53. Ce n'est pas qu'un emploi....
La Fontaine a senti l'objection prise du tort que l'on ferait à la société, si le goût de la retraite devenait trop général. Il nie que cela puisse arriver.
Et il revient de nouveau au plaisir de prêcher l'amour de la retraite: et quelle force de sens dans ces vers-ci:
Et sur-tout ce vers admirable qui suit:
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
On pourrait finir par un Apologue plus parfait, mais non par de meilleurs vers.
CONCLUSION.
Après cet examen, qu'il était aisé de rendre plus exact et plus sévère, il se présente naturellement quelques réflexions. On a pu être étonné de la multitude des fautes qui se trouvent dans un écrivain si justement célèbre. Je ne parle point de celles qui ne concernent point la langue, la versification, etc; je n'insiste que sur celles qui intéressent la morale, objet beaucoup plus important. On a pu remarquer quelques fables dont la morale est évidemment mauvaise; un plus grand nombre dont la morale est vague, indéterminée, sujette à discussion; enfin quelques autres qui sont entièrement contradictoires. On voit, par cet exemple, quelle attention il faut porter dans sa lecture, pour ne point admettre de fausses idées dans son esprit; et s'il s'en est glissé plusieurs dans un livre qui entre dans notre éducation, comme un des meilleurs qui aient jamais été faits, qu'on juge de celles que nous recevrons par un grand nombre de livres inférieurs à celui-ci. Que faire donc? Je l'ai déjà dit. Ne point lire légèrement, ne point être la dupe des grands noms, ni des écrivains les plus célèbres, former son jugement par l'habitude de réfléchir. Mais c'est recommencer son éducation. Il est vrai; et c'est ce qu'il faudra faire constamment, jusqu'à ce que l'éducation ordinaire soit devenue meilleure, réforme qui ne paraît pas prochaine.
DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX A L'ACADÉMIE DE MARSEILLE, EN 1767.
Combien le Génie des grands Écrivains influe sur
l'esprit de leur siècle?
...Si fortè virum quem
Conspexere, silent.
Virg. Æneid.
Il n'est point d'espèce dans l'univers, dont les deux extrêmes soient séparés par un aussi grand intervalle, que celui qu'a jeté la nature entre les deux extrémités de l'espèce humaine. Quelle distance immense entre un sauvage grossier qui peut à peine combiner deux ou trois idées, et un génie tel que Descartes et Newton! L'un semble encore toucher par quelques points à la classe des animaux, et ramper avec eux à la lueur d'un instinct stupide et borné; l'autre paraît avoir reçu dans son âme un rayon de la divinité même, et lire à sa clarté les mystères de la nature et de notre être. Ici, c'est un bloc informe et brut, retombant dans l'abîme tel qu'il en avait été tiré; là, s'élève une statue colossale qu'un Phidias a fait respirer et vivre. Par quel étonnant prodige l'homme diffère-t-il ainsi de l'homme? pourquoi la raison paraît-elle dans les uns un astre éclipsé, tandis que dans les autres il éclaire des mondes?
Qui pourra nous révéler la nature de ces âmes privilégiées qui renferment elles seules les lumières de plusieurs générations, dont l'active pensée devance dans son vol la course des siècles et va saisir l'avenir dans le néant où il est encore; remonte à l'origine des sociétés, et semble avoir assisté à la création de l'univers, à la formation de l'homme, et à la naissance des gouvernemens? En lisant leurs pensées, je crois m'entretenir avec le premier des mortels; je crois l'entendre retraçant à ses nombreux enfants les objets de la nature dans la simplicité sublime où il les vit, où il les conçut, et avec le sentiment énergique et profond qu'il éprouva, lorsqu'éveillé du néant à la voix du créateur, il s'assit seul au milieu du monde.
Le génie est un phénomène que l'éducation, le climat, ni le gouvernement ne peuvent expliquer. Est-ce à son siècle que l'immortel Bacon dut cette âme sublime dont le souffle puissant ralluma le flambeau presque éteint de la philosophie? Non: ce ne sont point des hommes qui forment les grands hommes. Ils n'appartiennent à aucune famille, à aucun siècle, à aucune nation; ils n'ont ni ancêtres, ni postérité. C'est Dieu qui, par pitié, les envoie tout formés sur la terre pour renouveller l'homme et sa raison dégénérée: semblables à ces astres qui descendent près de notre sphère après une longue révolution de siècles; qui, dérobant à la vue le point d'où ils sont partis, raniment, dit-on, la vigueur des mondes et rajeunissent la nature; mais, après que la nature s'est plu à s'épuiser pour former ces masses étonnantes de lumière, elle semble se reposer ensuite, et laisse tomber de sa main, sans autre dessein que la profusion, la multitude des hommes, comme une foule d'atomes intelligens, destinés à être agités, entraînés dans la sphère d'activité des autres. La grande portion du genre humain reste comme abandonnée, sous la main de ceux qui sauront s'en servir pour la gouverner; elle ne reçoit que la portion d'intelligence nécessaire pour obéir à ses maîtres.
Deux forces souveraines commandent à l'espèce humaine, et règlent partout les destinées: le pouvoir et le génie. Assis sur un trône, tenant d'une main le livre des lois, et de l'autre le glaive de la force, le pouvoir préside aux grandes révolutions; il subjugue les hommes par les hommes; il maîtrise, par les forces qui lui sont confiées, les forces qui lui résistent. Il dispose de la forme extérieure des sociétés, qu'il varie à son gré. Les passions vulgaires environnent son trône et sont à ses ordres. Maître des biens et des personnes, il contient l'homme par ses besoins et par ses désirs; il l'enchaîne encore par l'horreur de sa destruction et par l'amour de sa tranquillité. Mais sa force n'a point de mesure fixe et constante: elle est asservie à mille hasards, à mille circonstances étrangères, qui peuvent ou la rendre immense ou la faire évanouir; après avoir surmonté les plus grands obstacles, elle se trouve quelquefois arrêtée par les plus petits; elle peut échouer contre une opinion, un préjugé, une mode. Le pouvoir peut employer tous les instrumens, tous les moyens actuellement existans; mais il n'en invente point de nouveaux et ne peut préparer l'avenir. Il rend au siècle suivant l'espèce telle qu'il l'a reçue du siècle précédent, sans l'avoir perfectionnée. Il est plus puissant pour l'avilir ou pour la détruire: encore commande-t-il en vain à qui ne veut plus obéir. Homme furieux, arrêtez; ses droits sont sacrés! Mais que deviennent-ils, dans le fait, au temps de ces révolutions fatales, où les peuples, las de tyrannie et d'oppression, reprennent dans ses mains leur force et leur volonté, tranchent leurs liens avec le fer, et redeviennent barbares, croyant se rendre libres?
L'action du génie est plus lente, mais plus forte et plus sûre; le mouvement qu'il a une fois imprimé, ne meurt point avec lui; il tend vers l'avenir et s'accélère par l'espace même qu'il parcourt; il subjugue l'homme pour l'ennoblir; il dompte sa volonté par sa raison, par les plus nobles de ses passions et de ses facultés; comme Dieu, il jouit de l'étonnant privilége de régner sur elle sans gêner sa force et sans lui ôter le sentiment précieux de sa liberté.
Comme son action n'a point de bornes dans sa durée, elle n'en a point dans la sphère de son étendue. Elément invisible, subtil, dont nul obstacle ne peut intercepter l'effet, il pénètre de l'homme à l'homme, comme l'aimant pénètre les corps; il parcourt extérieurement toute l'espèce humaine, et change sans violence la direction des volontés. La cause de ce changement est souvent ignorée du pilote qui conduit le vaisseau; mais elle est aperçue du philosophe qui l'observe.
Et comment les esprits pourraient-ils résister à l'influence du génie? Nos sentimens, nos goûts, nos passions, nos vertus, nos vices même lui offrent autant de chaînes par lesquelles il nous saisit et nous entraîne à sa volonté. Ce penchant naturel et invincible pour tout ce qui est grand, extraordinaire et nouveau, nous appelle vers lui; l'ascendant nécessaire de l'esprit vaste sur l'esprit borné, de l'âme forte sur l'âme faible: tout nous entraîne sous ses lois.
Cette souveraineté que l'homme de génie exerce sur la foule des hommes, n'est donc pas de notre institution: c'est une loi de la nature, aussi ancienne que la loi du plus fort, souvent plus puissante et toujours plus respectable. En vain l'amour-propre se révolte contre une supériorité qui l'humilie! nous naissons les sujets du grand homme; c'est dans nos cœurs qu'il prend les titres de sa puissance.
Il ne manquait plus au génie qu'un art ingénieux qui pût conserver et transmettre à tous les âges ce dépôt de son autorité, réfléchir dans le même instant les rayons de sa lumière devant toutes les âmes qui existent avec lui, et marquer d'une couleur durable la trace immense de son vol vers la vérité. Cet art est né: et l'empire du génie sur les esprits est éternel.
Quand on jette sur l'univers un coup d'œil superficiel, on n'apperçoit d'abord que les conquérans, les rois et les ministres du pouvoir: mais si on laisse à la raison éblouie le temps de distinguer les objets; si l'on remonte, à travers le mouvement de l'espèce humaine, jusqu'aux ressorts qui en sont le principe; bientôt l'on conçoit que chaque siècle emprunte sa force et son caractère d'un petit nombre d'hommes qu'on peut appeler les maîtres du genre humain, et qui n'ont que le génie et la pensée pour le gouverner.
Homère créa peut-être, ou du moins développa le génie des Grecs. Au nom de ce peuple, les idées de patrie, de gloire, de beaux-arts s'éveillent et se pressent en foule dans nos esprits. C'est Homère qui le fit naître parmi ses compatriotes; c'est lui qui, en célébrant leurs victoires sur les Troyens, traça pour des siècles une ligne de séparation entre la Grèce et l'Asie: l'une se crut destinée, dans l'ordre éternel des choses, à être pour jamais l'asile de la liberté et le temple de la victoire; tandis que l'autre gémirait tour à tour sous le joug de ses tyrans ou de ses vainqueurs. Le feu qui respire dans les peintures de ce grand poète, ralluma partout l'enthousiasme de la liberté, et éveilla le génie martial des Grecs. Telle est l'idée qu'en avait Lycurgue. Ce grand législateur retournant dans sa patrie, après avoir recueilli le dépôt précieux des lois de Crète et de l'Égypte, y transporta les ouvrages d'Homère. Il le crut capable d'élever l'âme des Spartiates, et digne de les préparer aux sacrifices pénibles et continuels que ses lois allaient leur imposer. Il lui commit, pour ainsi dire, le soin de former les mœurs, et l'associa en quelque sorte à la législation. Homère ébaucha, par le caractère d'Achille, l'idée de l'héroïsme qui fut le modèle d'Alexandre-le-Grand. Ce prince eut même le malheur de l'imiter jusque dans sa férocité: il fit traîner Bétis autour des murs de Damas, comme Achille traîne Hector autour des murs de Troye.
Combien il importe aux écrivains d'avoir des notions justes de la vraie grandeur et du véritable courage! l'ambition d'imiter Alexandre fut l'âme des actions de César, comme il l'avoua involontairement par les larmes héroïques qu'il répandit aux pieds de sa statue. Ces deux grands hommes enflammèrent d'émulation Mahomet II et Charles XII. C'est l'âme du seul Homère qui enfanta cette suite de héros. Plusieurs savans l'ont regardé comme l'auteur de l'ancienne théologie. Admettre cette supposition, c'est étendre à tous les siècles l'ascendant qu'il prit sur le sien: nous ne pouvons plus faire un pas, sans que nos arts, nos allégories, nos plaisirs même ne nous montrent partout l'empreinte du génie d'Homère.
C'est lui qui, en traçant les caractères des héros, prépara de loin l'art sublime qui les représente agissant sur la scène, nous donnant d'involontaires leçons, et portant au fond de notre cœur l'énergie de leurs sentimens. Ce grand art donne à l'homme de génie une influence immédiate et rapide sur son siècle! C'est au théâtre qu'il exerce l'empire le plus absolu; c'est là qu'il frappe à la fois sur tous les esprits d'une nation; c'est de là qu'il jette une foule d'idées nouvelles parmi un peuple. La vive peinture des passions fortes auxquelles ces idées sont associées, les met en fermentation et leur donne un nouveau degré d'activité. Avec quel avantage les tragiques grecs n'ont-ils pas employé ce ressort? ils faisaient adorer la liberté par l'expérience des sentimens qu'elle inspire; ils représentaient sans cesse les tyrans odieux; souvent des allusions secrètes et d'un effet infaillible avertissaient le peuple des piéges que lui tendaient des magistrats infidèles ou des orateurs mercenaires.
Si le théâtre n'a plus parmi nous cette influence politique, son influence morale est peut-être encore plus forte et plus sûre. Qui doute que Corneille n'ait élevé les idées de sa nation? notre esprit se monte naturellement au niveau des grandes pensées qu'on lui présente. Qui n'a senti son âme s'agrandir à l'expression d'un beau sentiment, comme à la vue d'une mer vaste, d'un horizon immense, d'une montagne dont le sommet fuit dans les airs? On sait que Louis XIV, après avoir assisté à une représentation de Cinna, fut tellement frappé de la clémence d'Auguste, qu'il l'aurait imitée à l'égard du chevalier de Rohan, si l'intérêt de l'état n'eût pas exigé la punition du coupable. Le même monarque cessa de monter sur le théâtre, après avoir entendu les beaux vers où Narcisse, au nom des Romains, reproche à Néron de venir prodiguer sur la scène sa personne et sa voix. Et qui sait combien d'hommes inconnus ont pris dans cette école des mœurs le germe de plusieurs actions honnêtes et de leurs vertus ensevelies avec eux dans l'obscurité?
Le théâtre comique n'en impose point par ce faste qui accompagne la tragédie; il ne bat point l'imagination par d'aussi grandes machines. Il n'enlève point l'âme hors d'elle-même; mais il s'y insinue, et la gouverne par une persuasion douce et pénétrante. Il l'épure et l'adoucit; il inspire le goût de la société en nous apprenant l'art d'intéresser nos semblables, ou du moins d'en être soufferts. Les fruits de la société sont doux; mais il faut souvent les cueillir sur un terrain couvert de ronces et d'épines, le poète comique arrache ou écarte ces ronces. C'est ce qu'a fait Molière parmi nous. Il a purgé le champ de la société des insectes incommodes qui l'infectaient. Que de services n'aurait-il pas rendus à la France, si la mort n'eût interrompu le cours de ses travaux? que de fausses notions, que d'opinions absurdes et populaires n'aurait-il pas détruites? de combien de préjugés épidémiques ne nous eût-il pas guéris? Il aurait corrigé les grands sans négliger le peuple. Le théâtre, chez une nation policée, doit ressembler à ces pharmacies complètes où, auprès d'une composition précieuse, destinée à l'usage des citoyens opulens, se trouvent ces spécifiques vulgaires que la générosité daigne consacrer aux maladies de l'indigence. Qu'il serait à souhaiter que les grands écrivains n'eussent jamais employé leurs talens qu'au profit de la société! Mais souvent, au lieu d'adoucir les mœurs, ils les ont affaiblies; et d'habiles tyrans ont fait servir quelquefois l'homme de génie à leurs desseins secrets, et l'ont rendu complice de leur tyrannie.
L'univers se repose et se corrompt sous Auguste, qui ferme à la fois le temple de la guerre et celui de la liberté romaine. Caton, Cassius, Brutus ont expiré avec elle; mais leurs ombres erraient encore devant l'imagination des Romains. Il fallait étouffer les sentimens qui auraient pu reproduire les âmes républicaines. Le maître du monde sent qu'il ne l'est pas des esprits. Il s'adresse au génie, plus fort que lui; il appelle autour de son trône, encore mal affermi, les rois de l'éloquence, de la poésie et des arts; il les intéresse à sa gloire. Horace, Virgile, Ovide, Tibulle célèbrent les charmes de son empire. Bientôt les fiers Romains sont changés. Ils baisent leurs fers avec respect, et chantent les louanges de leur maître. Le goût du luxe et des plaisirs passe de leurs écrits dans les mœurs; et les champs, encore sanglans de la lutte terrible des tyrans et de la liberté, se couronnent de fleurs, s'embellissent de spectacles, de jeux et de fêtes. Quelle étonnante révolution! quelques années auparavant, mille Romains s'écriaient encore avec Caton: Un tyran peut-il vivre tandis que je respire? Et je vois sous Auguste, le fils de Labéon appelé insensé pour avoir osé, dans le sénat, donner son suffrage à un ennemi de l'empereur! Et j'entends tous les Romains répéter d'après leur maître: Qu'est-ce que cette couronne de laurier, qu'un amas de feuilles inutiles? eux qui, pour obtenir ces feuilles, avaient renversé Carthage et conquis l'univers! Ce fut ainsi que les grands écrivains du siècle d'Auguste amenèrent les Romains à traiter de folie le noble enthousiasme de la liberté. Plus près de nos jours et dans une île voisine, le génie n'a-t-il pas opéré une révolution non moins rapide et plus heureuse? Charles II, dont le trône touchait presque à l'échafaud de son père, vit sa nation perdre en un moment toute sa férocité. Les Waller, les Rochester, et quelques autres génies semblables adoucirent ces âmes cruelles qui, depuis trente années, s'étaient nourries de haine, de fanatisme et de carnage.
Mais quel spectacle étrange me rappelle encore dans Rome, au milieu des tyrans qui la tourmentent! un Sénèque mêlant tranquillement son sang au sang de son épouse qui l'accompagne au tombeau; un Thraséas recevant au milieu de ses jardins l'arrêt de sa mort, du même visage dont il venait de s'en entretenir avec ses amis; et la fille de l'illustre Arrie implorant, de la tendresse de son époux, la liberté de le suivre. Mille Romains quittent la vie sans tristesse et sans joie, après un festin, une conversation, une lecture; il semble que les liens de l'âme et du corps soient usés pour eux, et que l'un et l'autre se séparent à leur gré sans douleur. Est-ce donc le siècle des Décius, et celui des Tibère et des Néron qui se confondent ensemble à mes yeux? ou Rome va-t-elle renaître encore? Non: Rome est foulée sous les pieds des tyrans. Que dis-je? ils voudraient anéantir la vertu avec la liberté; mais la vertu rit de leurs vaines fureurs. Quand elle ne peut plus habiter le siècle qu'ils ont souillé, le génie la reçoit dans ses écrits, et la rend à l'univers quand les monstres en ont disparu.
Ce furent Sénèque, Lucain et d'autres écrivains imbus des dogmes de Zénon, qui répandirent cet esprit stoïque, dont l'inflexible raideur fit faire à la vertu ces efforts excessifs, la porta à se détruire pour se conserver, et lui fit passer les bornes de la nature, pour échapper aux tyrans qui franchissaient les bornes ordinaires de l'inhumanité. Les Romains, excédés du spectacle de leur lumière, appelèrent à leur secours le stoïcisme, cette philosophie de l'homme malheureux, qui leur ôtait le sentiment quand ils n'avaient plus que des maux à sentir, et qui leur apprenait à mépriser une vie qu'il fallait craindre de perdre à chaque instant, où qu'il fallait avilir. Pardonnons à Sénèque, à Lucain, d'avoir altéré la pureté du goût des Horace et des Virgile. Il ne furent pas comme eux, toujours occupés à vanter les faveurs d'Auguste: il leur fallait s'exhorter sans cesse à mourir. Si le goût doit se livrer avec réserve aux éclairs de leur génie, la force de leur âme, déposée dans leurs pensées, ennoblit et fortifie la nôtre. Les deux plus nobles emplois du génie, c'est d'encourager à la vertu par ses écrits, et de remettre dans la route de la vérité la raison humaine toujours prête à s'en écarter.
Elle était plongée, depuis Aristote, dans un sommeil léthargique, voisin de la mort: il semblait que la pensée eût perdu son mouvement, et que l'entendement humain se fût arrêté. Une longue suite de siècles informes avait passé dans l'ombre de la nuit sans traits et sans couleurs. Nul génie n'avait paru pour les marquer de l'empreinte de son âme. Enfin la raison se réveille; elle saisit quelques lueurs éparses dans cette solitude immense. A leur clarté douteuse, elle n'embrasse que des fantômes: ne voyant autour d'elle aucun génie capable de la guider, elle court vers Aristote qu'elle découvre dans le lointain; mais il ne la retira de l'abîme de l'ignorance, que pour la replonger dans celui de l'erreur: elle s'y enfonce avec lui. Là, enchaînée à ses pieds, elle y contracte, comme un vil esclave, le caractère, la forme, et jusqu'aux attitudes de son aveugle maître: elle y perd cette audace salutaire et cette liberté d'intelligence qui voient toujours la vérité au-dessus du grand homme, et osent le quitter pour elle. Rien n'est si fécond que l'erreur: l'âme la produit sans culture. Déjà ses racines funestes se sont étendues de toutes parts; elles menacent d'étouffer la raison humaine; et, aux premiers efforts que le génie hasarde, la superstition accourt et l'épouvante.
C'est ainsi que nous abusons de tout, même du génie des grands hommes. Aristote a parlé: et pendant deux mille ans la vérité n'ose le démentir. Dès que la célébrité d'un grand écrivain ou d'un philosophe hardi en impose à l'imagination, les esprits médiocres s'attroupent sous ses étendards, s'empressent d'adopter ses idées sans discernement, et croient s'associer à sa gloire. La paresse se repose bientôt sur la force de ses décrets, et achève de nous priver du seul remède qui nous reste: la réflexion est un état violent pour nous. Une sorte de sentiment confus de la brièveté de notre vie, qui nous presse d'agir et de jouir, nous fait regretter les instans que nous perdons à connaître avant de vouloir, à douter avant de choisir. L'incertitude devient un tourment, dont notre âme se délivre par une erreur, si elle ne le peut par une vérité. Cette liberté si noble de nos jugemens et de nos pensées, nous l'abandonnons honteusement au premier usurpateur, s'il ne se trouve quelque sage bienfaisant qui la réclame pour nous la rendre; et ce sage même peut-il obtenir de nous que nous en retenions dans nos mains le domaine précieux? Nous passons témérairement les bornes où sa sagesse avait voulu nous arrêter; son ambition était de régner sur des hommes libres, et nous le faisons despote malgré lui; le grand homme indigné de nous voir lui demander de nouveaux fers, après que sa main généreuse vient de briser les anciens, pourrait s'écrier avec plus d'humanité que Tibère: O hommes nés pour la servitude!
Quel sera donc le génie bienfaisant qui brisera, qui soulèvera du moins cet amas de chaînes sous lequel l'homme restait accablé volontairement? Lève-toi; Descartes! c'est toi que l'Éternel a nommé pour opérer ce prodige; étends ton bras, saisis l'homme, et fuis avec lui vers la lumière; laisse cet être aveugle et ingrat se débattre dans tes mains comme dans celles d'un ennemi; souviens-toi qu'il est malheureux, et sois son libérateur: un jour viendra qu'il ira pleurer de reconnaissance sur ta tombe. Qui pourrait mesurer l'étendue de l'influence que Descartes a eue sur l'esprit humain? elle n'aura d'autres bornes que celles du monde. C'est de lui que l'avenir même recevra sa forme. Combien d'événemens dont le germe repose dans des idées que son âme a produites, ou qu'elle a fait éclore dans les autres? L'homme futur croira agir seul et se donnera tout l'honneur de l'événement: il ne sera pourtant que l'agent presque nécessaire d'un grand homme. Ici les détails sont impossibles et superflus. Les sciences, les arts, et même les belles-lettres sont occupés à défricher le monde nouveau où Descartes les a fait aborder: l'univers, tel qu'il paraît aujourd'hui, est en partie son ouvrage; il a remis dans nos mains les instrumens qui opèrent les grandes choses; il a fait plus: il nous a rendu l'instrument universel qui les invente tous, la raison. Il a dit à l'homme: Commence ta tâche, la mienne est finie; je t'ai donné le secret et l'exemple de te délivrer de tes erreurs, de celles des grands hommes, et des miennes.
Descartes fut entendu d'un philosophe que le siècle passé vit naître, et qui, par l'adresse et la séduction de son esprit, perfectionna l'espèce humaine, peut-être autant qu'aucun homme de génie. Ami de la vérité, mais jaloux de son repos, il fut l'apôtre de la raison, sans vouloir en être le martyr; il aimait les hommes, car il était un vrai sage, mais il les craignait encore plus; il les regardait comme ces enfans indociles qui abusent souvent de la confiance qu'on leur montre; il pensait que la vérité ne doit point se hâter de paraître, que le sage doit distribuer son action avec une prudente économie, cacher adroitement le but qu'il ne faut pas montrer, déposer dans un endroit inconnu un germe que la génération suivante verra éclore, frapper dans le silence et dans la racine l'arbre nuisible, au tronc duquel il serait dangereux d'attacher la coignée. Aussi ménagea t-il notre faiblesse: il commença par introduire la philosophie auprès de cette moitié du genre humain qui gouverne l'autre, et lui prêta toutes les grâces de ce sexe. Il ne heurta point de front les préjugés réunis, mais il les combattit en détail: il délia le faisceau au lieu de le rompre; au lieu de saper ouvertement l'édifice de l'erreur, il cacha dans ses fondemens la mine dont l'explosion l'a renversé dans la suite: Il fit entrer dans nos yeux à peine ouverts une lumière douce, un jour tempéré, mais sans ombre; ou, s'il répandit quelque nuage sur ce ciel si pur, ce fut afin qu'il servît d'asile à la vérité, et que son défenseur pût au besoin s'y réfugier auprès d'elle.
Quiconque a détruit un préjugé, un seul préjugé, est un bienfaiteur du genre humain. Quelle reconnaissance n'aurait-on pas due à celui qui aurait anéanti l'usage absurde des épreuves, le ridicule entêtement de l'astrologie, la manie des possessions? Que n'aurait-on pas dû à celui qui aurait éteint les bûchers, où étaient consumés des malheureux accusés d'être magiciens et qui croyaient l'être? Combien de préjugés, moins barbares en apparence, non moins funestes en effet! Qui sait combien de siècles la superstition qui défendait l'ouverture des cadavres, a borné les connaissances anatomiques? Combien d'autres siècles, l'avilissement attaché à la culture de l'esprit a retardé les progrès des sciences et des arts? Que ne doit-on pas surtout à celui qui, le premier, a détruit les préjugés politiques, et jeté les fondemens de l'immense édifice des lois?
O toi! citoyen législateur des rois, sublime et profond Montesquieu, qui as fait remonter la philosophie vers le trône des souverains, et qui fus le Descartes de la législation, serait-il vrai que l'ouvrage immortel, que ton génie mit vingt années à produire, ne servira qu'à nourrir la vaine gloire de la patrie? Les hommes, toujours aveugles, tiendront-ils dans leurs mains le code sacré de la raison publique, sans le lire, sans le concevoir? et, après l'avoir stérilement admiré, finiront-ils par le déposer, comme un vain ornement, dans le temple des beaux arts, au lieu de le faire servir à leur bonheur? Non: le temps viendra que les préjugés des rois se dissiperont à ta lumière; les hommes d'état méditeront les grands principes que tu as révélés; la législation sera simplifiée, perfectionnée; les siècles ignorans ne dicteront plus leurs lois aux siècles instruits; et l'heureux instinct des bons rois sera changé en une raison éclairée. Nous apercevons déjà quelques présages favorables: l'attention des Français commence à se tourner vers les grands objets. La frivole Athènes n'est plus occupée tout le jour de ses spectacles et de ses jeux; le nom de patrie est prononcé avec respect; l'amour n'en est point éteint dans les cœurs; il implore les moyens de se ranimer, et de renouveler ses anciens miracles. Déjà le commerce se sent avec joie dégagé des entraves où des préjugés gothiques le tenaient enchaîné. L'agriculture ranimée offre ses bras, et ne demande que sa subsistance pour enrichir l'état, au lieu de se borner à le nourrir languissamment; et, après avoir été barbares et ignorans, superstitieux et fanatiques, philosophes et frivoles, peut-être finirons-nous par devenir des hommes et des citoyens. Alors les Français se demanderont, dans les transports de leur reconnaissance: Où est le tombeau de Montesquieu?
Mon âme frappée de respect s'arrête auprès; et, jetant de cet auteur un regard sur la chaîne des lois, je la vois remonter, par des détours vastes et divers, de nous aux Romains, des Romains aux Grecs, de la Grèce à l'Égypte. Là, elle se perd à mes faibles yeux, qui n'ont peut-être embrassé que la plus courte portion de son étendue. Le grand homme qui en a formé les premiers anneaux, dont l'esprit immortel respire parmi nous, décide encore aujourd'hui de nos fortunes et de notre sort, et influe tous les jours sur les biens et sur les maux civils des sociétés actuelles: tant le pouvoir du génie est invincible! tant son empreinte sur l'univers est ineffaçable!
Rois, gardez-vous de croire que vous régnez seuls sur les nations, et que vos sujets n'obéissent qu'à vous. Tout l'appareil du pouvoir se rassemble et brille autour de votre trône; vous tenez dans vos mains le gouvernail de l'état: mais c'est un vaisseau porté sur une mer inconstante et mobile, sur l'esprit national et sur la volonté de l'homme: si vous ne savez vous rendre maîtres, de la force et de la direction de ce courant inévitable et insensible, il entraînera le vaisseau loin du but que le pilote se propose. Ce courant agit dans le calme comme dans la tempête; et l'on aperçoit trop tard, près de l'écueil, la grandeur de son effet imperceptible dans chaque instant. Et s'il se meut dans un sens contraire au mouvement que vous imprimez au gouvernement, qui pourra l'arrêter ou le changer? Est-ce la force? Pourra-t-elle, armée de la verge du despotisme ou de l'appareil des supplices, rétablir l'harmonie politique, et changer l'esprit général d'un peuple? L'histoire atteste partout l'insuffisance de ce moyen cruel; et un roi généreux peut-il se plaire à avilir ses sujets, qui font sa gloire et sa puissance; à briser sans pitié tous les ressorts de l'honneur et de la vertu, et à mutiler, pour ainsi dire, l'âme humaine, pour régner ensuite tristement sur ses restes défigurés? Non: il n'y a que le génie qui puisse, sans convulsion et sans douleur, rapprocher, réunir les membres séparés du corps politique. C'est par lui que le sceptre deviendra, dans vos mains, un levier d'une force infinie, avec lequel vous pourrez soulever une nation entière; renverser en peu de temps, dans les volontés de plusieurs millions d'hommes, l'édifice antique de leurs préjugés; et détruire jusqu'aux sentimens qui semblaient ne pouvoir être anéantis qu'avec l'homme. Mais si la nature, pour un trône qu'elle vous donne, vous a refusé le génie, osez du moins le chercher dans ceux de vos sujets qui ont reçu d'elle ce partage sublime; achetez d'eux, par des honneurs légitimes, cet instrument puissant de la souveraineté; encouragez, favorisez, dans les grands écrivains, son influence bienfaisante sur l'esprit de vos peuples. Vous avez raison d'écarter de leurs mains les écrits dangereux qui peuvent corrompre l'homme et le citoyen: pour remplir la seconde partie de vos devoirs, multipliez dans leurs mains ceux qui éclairent et ennoblissent l'homme et le citoyen. Faites servir votre force à protéger le génie qui doit l'augmenter; délivrez des fureurs de l'envie et du préjugé barbare ces législateurs paisibles de la raison, qui ne parlent que pour votre gloire, et pour le bonheur du genre humain; et souvenez-vous qu'il n'est pas en votre pouvoir de forcer vos sujets à leur désobéir.
FIN DU DISCOURS SUR L'INFLUENCE DES GRANDS ÉCRIVAINS.
DISCOURS DE RÉCEPTION
DE CHAMFORT
A L'ACADÉMIE FRANÇAISE,
Lorsqu'il y fut admis, le 19 Juillet 1781, à la place de M. de la
Curne de Sainte-Palaye.
Messieurs,
Il y a des bienfaits qui ne trouvent point d'ingrats; mais il est des bienfaiteurs qui craignent l'effusion de la reconnaissance. Ce sont ceux qui, rassasiés d'hommages, ne peuvent plus être honorés que par eux-mêmes: et c'est le terme où vous êtes parvenus. Aussi ai-je cru m'apercevoir qu'après la variété non moins ingénieuse qu'inépuisable des remercîmens qui vous ont été adressés, vous supprimeriez avec plaisir ceux que l'avenir vous réserve. Oui, messieurs, vous remettrez généreusement une dette qu'on vous paiera toujours avec transport, et dont il est si doux de s'acquitter. Mais cet usage, d'ailleurs ancien, rappelle des noms chers et précieux; et dès lors il vous devient sacré. Le tribut que vous négligeriez pour vous-mêmes, vous l'exigez pour ces grands noms. Vous le réclamez pour votre illustre fondateur, ce ministre qui, parmi ses titres à l'immortalité, compte l'honneur d'avoir suffi à tant d'éloges qui la lui assurent. Vous le réclamez pour ce chef célèbre de la magistrature, dont la vie entière se partagea entre les lois et les lettres, et dont la gloire vous devient en quelque sorte plus personnelle, en se reproduisant sous vos yeux dans l'héritier de son nom et de ses talens, qui le représente constamment parmi vous, et qui, dans cet instant, par un choix du sort déclaré en ma faveur, vous représente encore vous-mêmes.
Enfin, messieurs, un intérêt d'un ordre supérieur qui vous attache encore plus à cet usage et vous le rend à jamais inviolable, c'est la mémoire de votre véritable bienfaiteur, de ce monarque auguste qu'on vous accuse d'avoir trop loué; mais qui, pour votre justification, n'a pas été moins célébré par l'Europe entière; de ce roi que la fidèle peinture de son âme, tracée de sa main dans ses lettres, a rendu de nos jours plus cher à la nation: monumens précieux, inconnus pendant sa vie, échappés à l'éloge de ses contemporains, pour lui assurer la louange qui honore le plus les rois, la louange qu'ils ne peuvent entendre.
Tels sont, messieurs, les devoirs respectables qui assurent la perpétuité d'un tribut dont le retour, plus fréquent depuis quelques années, a cependant pris entre vos mains un nouveau degré d'intérêt. C'est que l'éloge de ceux qui ont illustré la littérature, est devenu par vous l'instruction de ceux qui la cultivent; c'est que, bannissant toute exagération, et proportionnant la louange au mérite, vous saisissez dans chaque écrivain le caractère marqué, le trait juste et précis, les nuances principales qui le distinguent et qui déterminent sa place. Passionnés, comme il est juste, pour ce qui est unique ou du premier ordre, vous ne sollicitez plus l'admiration pour ce qui n'est qu'estimable, l'enthousiasme pour ce qui n'est qu'intéressant; et sans vous écarter de cette bienveillance indulgente, qui pour vous est souvent un plaisir, toujours un devoir, une convenance ou un sentiment, vous avez dessiné d'une main sûre les proportions et les contours d'une statue, d'un buste, d'un portrait: attention désormais indispensable, utile aux lettres, utile même à la mémoire de ceux dont la place paraît moins brillante; car quiconque exagère n'a rien dit, et celui qu'on ne croit pas n'a point loué.
C'est ce que je n'ai point à craindre dans le tribut que je dois à la mémoire de M. de Sainte-Palaye. On peut le louer avec la simplicité, et, pour ainsi dire, la modestie qui fut l'ornement de son caractère. La vérité suffit à sa mémoire.
Lorsque l'académicien que j'ai l'honneur de remplacer, vint prendre séance parmi vous, il vous entretint du projet d'un ouvrage utile ou plutôt nécessaire, qu'il regardait comme son principal titre à vos suffrages; et du moins personne avant lui ne vous en avait offert de plus analogue à l'objet de vos occupations habituelles. C'était le plan presqu'entièrement exécuté d'un glossaire de notre ancien idiôme, ouvrage d'une étendue prodigieuse, dont les matériaux étaient déjà mis en ordre, et que l'auteur croyait prêt à paraître: mais bientôt, en vivant parmi vous, messieurs, il vit le premier les défauts de son plan; et en continuant d'y vivre, il en vit le remède. Il eut la sagesse de s'effrayer du grand nombre de volumes qu'il allait offrir au public. Il apprit de vous l'art de disposer ses idées, l'art d'abréger pour être clair, et de se borner pour être lu. Une ordonnance plus heureuse bannit d'abord les inutilités, sauva les redites, enrichit l'ouvrage par ses pertes, enfin sut épargner au lecteur le détail de tous les petits objets, en plaçant au milieu d'eux le flambeau qui les éclaire tous à la fois: heureux effets de l'esprit philosophique, qui, conduisant l'érudition, réforme un vain luxe dont elle se fait trop souvent un besoin, et change son faste, quelquefois embarrassant, en opulence commode et utile.
C'est donc à vous principalement, messieurs, que le public sera redevable de la perfection d'un ouvrage important qui deviendra la clé de notre ancienne littérature, et qui met sous les yeux l'histoire de notre langue, depuis son origine, jusqu'au moment où cette histoire devient la vôtre. On y verra un idiôme barbare, assemblage grossier des idiômes de nos provinces, se former lentement, et par degrés presqu'insensibles; lutter, pour ainsi dire, contre lui-même; indiquer l'accroissement et le progrès des idées nationales, par les termes nouveaux, par les changemens que subissent les anciens, par les tours, les figures, les métaphores qu'amènent successivement les arts, les inventions nouvelles; enfin, par les conquêtes que notre langue fait, de siècle en siècle, sur les langues étrangères. On observera, non sans surprise, le caractère primitif de la nation consigné dans les élémens même de son langage. On reconnaîtra le Français défini en Europe, dès le huitième siècle, gai, brave et amoureux. On verra les idées meurtrières de duel, de guerre, de combats, associées souvent dans la même expression, aux idées de fêtes, de jeux, de passe-temps, de rendez-vous. Et quelle autre nation que la nôtre eût désigné, sous le nom de la joyeuse, l'épée que Charlemagne rendit si redoutable à l'Europe?
Ce travail de M. de Saint-Palaye, quelque immense qu'il puisse paraître, n'était toutefois qu'un démembrement d'une entreprise encore plus considérable, nouveau prodige de sa constance et de sa laborieuse activité. C'était un dictionnaire de nos antiquités françaises, où l'auteur embrassait à la fois géographie, chronologie, mœurs, usages, législation: ouvrage au-dessus des forces d'un seul homme, et que M. de Sainte-Palaye ne put conduire à sa fin; mais dont les matériaux précieux sont devenus, par les soins d'une administration aussi éclairée que bienfaisante, une des richesses de la bibliothèque du roi. Il compose le même nombre de volumes qu'aurait formé sans vous le dictionnaire de l'ancienne langue, quarante volumes in-folio. Je n'ai pu être à portée de les lire; mais qui peut méconnaître le mérite et le prix de ses savantes recherches? Qui ne voudrait mesurer, au moins des yeux, le champ nouveau qu'elles ouvrent à la critique et à l'histoire? Et pourquoi faut-il que la philosophie, trop souvent intimidée à la vue de ces vastes dépôts, s'en écarte avec un respect mêlé de crainte, et s'abstienne un peu trop scrupuleusement des trésors qu'ils renferment? Pourquoi faut-il que, satisfaite de quelques résultats principaux qu'elle a rapidement saisis, elle néglige une foule de vérités secondaires qui, pour être d'un ordre inférieur, n'en seraient peut-être que d'un habituel et plus étendu? Que n'ose-t-elle, en réunissant sous un même point de vue le double objet des travaux de M. de Sainte-Palaye, notre ancienne langue et nos antiquités, l'histoire des faits et celle des mots, se placer entr'elles deux, les éclairer l'une par l'autre, et poser un double fanal, l'un sur les matériaux informes de notre ancien idiôme, l'autre sur l'amas non moins grossier de nos premiers usages! Là, qu'elle s'arrête et qu'elle examine: elle verra, comme de deux sources inépuisables, se précipiter et descendre de siècle en siècle jusqu'à nous, le vice primitif de notre ancienne barbarie, dont elle pourra suivre de l'œil le décroissement, les teintes diverses et les nuances variées dans toutes leurs dégradations successives. Elle verra l'erreur, mère de l'erreur, entrer comme élément dans nos idées, par la langue même et par les mots; le mal, auteur du mal, se perpétuer dans nos mœurs par nos idées; la perfection philosophique du langage, aussi impossible que la perfection morale de la société; et la raison se convaincra que la langue philosophique projetée par Leibnitz, ne se serait parlée, s'il eût pu la créer en effet, que dans la république imaginaire de Platon, ou dans la diète européenne de l'abbé de Saint-Pierre.
Tels sont les travaux, encore inconnus du public, qui remplirent presqu'entièrement la vie de M. de Sainte-Palaye. Mais, il me semble, Messieurs, vous entendre me demander compte de l'ouvrage auquel il dut sa célébrité; de cet ouvrage dont sa présence, ou même son nom seul, rappelait constamment l'idée: je parle de ses travaux sur l'ancienne chevalerie. Il en avait fait l'objet de ses études favorites. Ces mœurs brillantes et célèbres, ces hauts faits, ces aventures, ces tournois, ces fêtes galantes et guerrières, ces chiffres, ces devises; ces couleurs, présens de la beauté, parure d'une jeunesse militaire; ces amphithéâtres ornés de princes, de princesses; ces prix donnés à l'adresse ou au courage; ce second prix, plus recherché que le premier, nommé prix de faveur, et décerné par les dames, quand, le chevalier leur était agréable; ces jeunes personnes dont la naissance relevait la beauté, ou plutôt dont la beauté relevait la naissance, et qui ouvraient la fête en récitant des vers; ces dames qui d'un mot arrêtaient, à l'entrée de la lice, le discourtois chevalier dont une seule avait à se plaindre: ces idées, ces tableaux flattaient l'imagination de M. de Sainte-Palaye. Elles avaient été l'une des illusions de son jeune âge, et elles souriaient encore à sa vieillesse. Il en parlait à ses amis; il en entretenait les femmes, car il aimait beaucoup leur société. Il citait fréquemment cette devise fameuse: Toutes servir, toutes honorer pour l'amour d'une; et répétait, d'après le célèbre Louis III de Bourbon, que tout l'honneur de ce monde vient des dames. Il avouait même que, dans sa constance infatigable à lire les contes, chansons, fabliaux du douzième et du treizième siècles, il avait tiré un grand secours du plaisir secret de s'occuper d'elles, genre d'intérêt qui contribue rarement à former des érudits: ce fut sans doute l'intérêt principal qui le soutint dans ses recherches sur notre ancienne chevalerie.
L'honneur et l'amour, la devise des chevaliers, c'est leur histoire et celle de France. Mais comment traiter un tel sujet? L'honneur toujours sérieux, l'amour sérieux quelquefois, souvent trop peu, même jadis! Pourrai-je accorder des tons trop différens, et peut-être opposés? Non, sans doute. Faut-il les séparer? faut-il choisir? mais lequel abandonner? L'honneur? Parmi vous, messieurs, devant le prince qui vous voit, qui m'écoute, et dont le nom seul rappelle aux Français toutes les idées de l'honneur[15]! L'amour? Qui l'oserait, lorsque celles dont la présence eût honoré les tournois, s'empressent d'assister à vos assemblées? Que résoudre? quel parti prendre? Question embarrassante, épineuse, du nombre de celles qui s'agitaient autrefois dans ces tribunaux appelés cours d'amour, où l'on portait les cas de conscience de cette espèce. La cour eût décidé, je crois, que l'ancienne chevalerie ayant uni très-bien l'honneur et l'amour, je dois, quoi qu'il arrive, je dois, en parlant de l'ancienne chevalerie, unir, bien ou mal, l'amour et l'honneur.
Etrange institution qui, se prêtant au caractère, aux goûts, aux penchans communs à tous ces peuples du nord, conquérans et déprédateurs de l'Europe, les passionna tous à la fois, en attachant à l'idée de chevalerie l'idée de toutes les perfections du corps, de l'esprit et de l'âme, et en plaçant dans l'amour, dans l'amour seul, l'objet, le mobile et la récompense de toutes ces perfections réunies! Jamais législation n'eut un effet plus prompt, plus rapide, plus général: c'est qu'elle armait des hommes, nés pour les armes, et qu'à l'exemple de la religion nouvelle de Mahomet, elle offrait la beauté pour récompense de la valeur. Mais, par un singulier renversement des idées naturelles, Mahomet mit les plus grands plaisirs de l'amour dans l'autre monde; et l'instituteur de la chevalerie offrit en ce monde à ses prosélytes l'attrait d'un amour pur et intellectuel. Etait-ce bien celui qui convenait aux vainqueurs des Romains et des Gaulois? Oui, sans doute, si l'on considère le succès qu'obtint en Europe la théorie de ce système; mais cette opinion devient douteuse, quand on consulte l'histoire et les faits: malgré cette loi du plus profond respect pour les dames, on voit, par le nombre même de leurs défenseurs, combien elles avaient d'agresseurs et d'ennemis; et il existe des chansons du douzième siècle qui regrettent l'amour du bon vieux temps.
L'instant où naquit la chevalerie dut la faire regarder comme un bienfait de la divinité. C'était l'époque la plus effrayante de notre histoire: moment affreux, où, dans l'excès des maux, des désordres, des brigandages, fruits de l'anarchie féodale, une terreur universelle, plus encore que la superstition, faisait attendre aux peuples, de moment en moment, la fin du monde dont ce chaos était l'image. Dans cet instant, s'élève une institution qui, réunissant une nombreuse classe d'hommes armés et puissant, les associe contre les destructeurs de la société générale, et les lie, entre eux du moins, par tous les nœuds de la politique, de la morale et de la religion; de la religion même dont elle empruntait les rites les plus augustes, les emblèmes les plus sacrés, enfin tout ce saint appareil qui parle aux yeux, frappant ainsi à la fois l'âme, l'esprit et les sens, et s'emparant de l'homme par toutes ses facultés.
Sous ce point de vue, quoi de plus imposant, de plus respectable même que la chevalerie? Combattre, mourir, s'il le fallait, pour son Dieu, pour son souverain, pour ses frères d'armes, pour le service des dames: car, dans l'institution même, elles n'occupent, contre l'opinion commune, que la quatrième place; et le changement, soit abus, soit réforme, qui les mit immédiatement après Dieu, fut sans doute l'ouvrage des chevaliers français. Enfin secourir les opprimés, les orphelins, les faibles, tel fut l'ordre des devoirs de tout chevalier. Et que dire encore de cette autre idée si noble, si grande, ou créée ou adoptée par la chevalerie, de cet honneur indépendant des rois, en leur vouant fidélité; de cet honneur, puissance du faible, trésor de l'homme dépouillé; de cet honneur, ce sentiment de soi invisible, indomptable dès qu'il existe, sacré dès qu'il se montre, seul arbitre dans sa cause, seul juge de lui-même, et du moins ne relevant que du ciel et de l'opinion publique? Idée sublime, digne d'un autre siècle, digne de naître dans un temps où la nature humaine eût mérité cet hommage, où l'opinion publique eût pris, des mains de la morale, sous les yeux de la vertu et de la raison, les traits qui doivent composer le pur, le véritable honneur, l'honneur vénérable, dont le fantôme, même défiguré, est resté encore si respectable, ou du moins si puissant!
Vous n'entendez pas, messieurs, ou plutôt vous ne craignez pas que je rappelle cette multitude d'exploits guerriers, prodiges de la chevalerie en Europe, et dans l'Asie même où l'Europe se trouva transplantée à l'époque des croisades: émigration qui fut l'ouvrage de la chevalerie autant que de la foi; triomphe de l'une et de l'autre, mais encore plus de la chevalerie, qui vit des guerriers sarrazins, saisis d'enthousiasme pour leurs rivaux, passer dans le camp des croisés, et se faire armer chevaliers par nos héros les plus célèbres.
Ce genre particulier d'histoire que l'on nomme anecdote, et qui se charge de réparer les omissions de l'histoire principale, raconte que tous ces, chevaliers chrétiens et sarrazins, rivaux en amour comme en guerre, firent les uns sur les autres plus d'une espèce de conquête: mais, si ces historiens sont véridiques, si les beautés dont ils parlent ont en effet mérité ces soupçons, au moins est-il certain que, loin de leur patrie, entre des adversaires si formidables, elles n'avaient point à craindre le reproche qu'on leur fit depuis en Europe, celui de préférer les chevaliers des tournois aux chevaliers des batailles: méprise qui surprendrait dans un sexe si bon juge de la gloire. Mais qui peut croire à cette méprise? et de quel poids doivent être ces vains reproches, et ces plaintes de mécontens, si on leur oppose l'hommage rendu aux femmes par un guerrier tel que le grand Duguesclin? Prisonnier des Anglais, et amené devant le fameux Prince-Noir son vainqueur, le prince le laisse maître de fixer le prix de sa rançon. Le prisonnier croit se devoir à lui-même l'honneur de la porter à une somme immense. Un mouvement involontaire trahit la surprise du prince. «Je suis pauvre, continue le chevalier; mais apprenez qu'il n'est point de femme en France, qui refuse de filer une année entière pour la rançon de Duguesclin.» Telle était alors la galanterie française; et cependant, disait-on, elle était déjà bien tombée. La chevalerie même dégénérait de jour en jour; pour la valeur, non, ce n'est point ainsi que dégénèrent des chevaliers français; pour l'amour, oui, si l'infidèle dégénère. Ils n'étaient plus, ces temps où des héros scrupuleux, timorés, distinguaient l'amour faux, l'amour vrai: l'amour faux, péché mortel, disaient-ils; l'amour vrai, péché véniel.
Que sont-ils devenus, ces rigoristes qui, regardant la chevalerie comme une espèce de sacerdoce, se vouaient au célibat, rappelaient sans cesse l'austérité de l'institution primitive qui défendait le mariage, et ne permettait que l'amour? Où était-il ce digne Boucicaut, qui n'osait révéler son amour à sa dame qu'à la troisième année, et qualifiait d'étourdis les audacieux qui s'expliquaient dès la première?..... Hélas! cette sorte d'étourdis commençait à devenir bien rare, si l'on en croit M. de Sainte-Palaye; et il faut bien l'en croire. Il avoue, en gémissant, que la licence des mœurs était au comble. Mais, ce qui l'afflige encore plus, c'est d'entrevoir les reproches bien plus graves que l'on peut faire à l'ancienne chevalerie. Il convient que, chargée dès sa naissance du principal vice de la féodalité, elle reproduisit bientôt tous les désordres qu'elle avait réprimés d'abord. Il regrette que ces chevaliers, si redoutables aux ennemis pendant la guerre, le fussent encore plus aux citoyens, et pendant la guerre et pendant la paix: il se plaint qu'un préjugé barbare, admis et adopté par les lois de la chevalerie, eût semblé ne vouer leurs vertus même qu'au service et à l'usage de leurs seuls égaux, ou de ceux au moins que la naissance approchait plus près d'eux: vertus dès-lors presqu'inutiles à la patrie, et qui se faisaient à elles-mêmes l'injure de borner le plus beau, le plus sacré de tous les empires. Il voudrait trouver plus souvent, dans les âmes de ces guerriers, quelques traits de cet héroïsme patriotique, noblement populaire, qui seul purifie, éternise la gloire des grands hommes, en la rendant précieuse à tout un peuple, et fait de leur nom pendant leur vie, et de leur mémoire après eux, une richesse publique, et comme un patrimoine national. O Duguesclin! ce fut ta vraie gloire, ta gloire la plus belle! O toi! qui, à ton dernier moment, recommandes le peuple aux chefs de ton armée; ah! qu'un ennemi, qu'un Anglais vienne déposer sur ton cercueil les clés d'une ville que ton nom seul continuait d'assiéger; qu'il ne veuille les mettre qu'à ce grand nom, et, pour ainsi dire, à ton ombre; j'admire l'éclat, les talens, la renommée d'un général habile: mais si j'apprends que ce même Duguesclin, malade et sur son lit de mort, entendit, à travers les gémissemens de ses soldats et des peuples, retentir, dans la ville ennemie assiégée par lui-même, le signal des prières publiques adressées au ciel pour sa guérison; si je vois ensuite la France entière, je dis le peuple, arrêter de ville en ville, et suivre, consternée, ce cercueil auguste baigné des larmes du pauvre... Votre émotion prononce, Messieurs; elle atteste combien la véritable vertu, l'humanité, laisse encore loin derrière soi tous les triomphes, et que le ciel n'a mis la vraie gloire que dans l'hommage volontaire de tout un peuple attendri.
Ne nous plaignons plus, messieurs, après un pareil trait digne d'honorer les annales des Grecs et des Romains; ne nous plaignons plus de ne pas rencontrer plus souvent, dans notre histoire, des exemples d'un héroïsme si pur et si touchant. Ah! loin d'être surpris, admirons plutôt que, dans ces temps déplorables de tyrannie et de servitude, toutes deux dégradantes même pour les maîtres, un guerrier du quatorzième siècle ait trouvé, dans la grandeur de son âme, ce sentiment d'humanité universelle, source du bonheur de toute société. Qui ne s'étonnerait qu'un soldat, étranger à toute culture de l'esprit, même aux plus faibles notions qui le préparent, ait ainsi devancé le génie de Fénélon qui, trois siècles après, empruntait à la morale ce sentiment d'humanité, pour le transporter dans la politique occupée enfin du bonheur des peuples? Heureux progrès de la raison perfectionnée, qui, pour diriger avec sagesse ce noble sentiment, lui associe un principe non moins noble, l'amour de l'ordre: principe seul digne de gouverner les hommes, et si supérieur à cet esprit de chevalerie qu'on a vainement regretté de nos jours! Eh! qui oserait les comparer, soit dans leur source, soit dans leurs effets? L'un, l'esprit de chevalerie, ne portait ses regards que sur un point de la société; l'autre, cet esprit d'ordre et de raison publique, embrasse la société entière: le premier ne formait, ne demandait que des soldats; le second sait former des soldats, des citoyens des magistrats, des législateurs, des rois: l'un, déployant une énergie impétueuse, mais inégale, ne remédiait qu'à des abus dont il laissait subsister les germes sans cesse renaissans; l'autre, développant une énergie plus calme, plus lente, mais plus sûre, extirpe en silence la racine de ces abus: le premier, influant sur les mœurs, demeurait étranger aux lois; le second, épurant par degrés les idées et les opinions, influe en même temps, et sur les lois et sur les mœurs: enfin l'un, séparant, divisant même les citoyens, diminuait la force publique; l'autre, les rapprochant, accroît cette force par leur union.
C'est cet amour de l'ordre qui, mêlé parmi nous à l'amour naturel des Français pour leurs rois, a produit, et, pour ainsi dire, composé ces grandes âmes des Turenne, des Montausier, des Catinat, l'honneur à la fois et de la France et de l'humanité: caractères imposans où respire, à travers les mœurs et les idées françaises, je ne sais quoi d'antique, qui semble transporter Rome et la Grèce dans le sein d'une monarchie; mélange heureux de vertus étrangères et nationales qui, semblables en quelque sorte à ces fruits nés de deux arbres différens adoptés l'un par l'autre, réunissant la force et la douceur, conservent les avantages de leur double origine. Que ceux qui regrettent les siècles passés, cherchent de pareils caractères dans notre ancienne chevalerie!
Quoiqu'il en soit, on convient qu'en général elle jeta dans les âmes une énergie nouvelle, moins dure, moins féroce que celle dont l'Europe avait senti les effets à l'époque de Charlemagne; on convient qu'elle marqua d'une empreinte de grandeur imposante la plupart des événemens qui suivirent sa naissance, qu'elle forma de grands caractères, qu'elle prépara même l'adoucissement des mœurs, en portant la générosité dans la guerre, le platonisme dans l'amour, la galanterie dans la férocité. De là, ces contrastes qui nous frappent si vivement aujourd'hui; qui mêlent et confondent les idées les plus disparates, Dieu et les dames, le catéchisme et l'art d'aimer; qui placent la licence près de la dévotion, la grandeur d'âme près de la cruauté, le scrupule près du meurtre; qui excitent à la fois l'enthousiasme, l'indignation et le sourire; qui montrent souvent, dans le même homme, un héros et un insensé, un soldat, un anachorète et un amant; enfin qui multiplient, dans les annales de cette époque, des exploits dignes de la fable, des vertus ornemens de l'histoire, et surtout les crimes de toutes les deux: mœurs vicieuses, mais piquantes, mais pittoresques; mœurs féroces, mais fières, mais poétiques. Aussi, l'Europe moderne ne doit-elle qu'à la chevalerie les deux grands ouvrages d'imagination qui signalèrent la renaissance des lettres. Depuis les beaux jours de la Grèce et de Rome, la poésie, fugitive, errante loin de l'Europe, avait, comme l'enchanteresse du Tasse, disparu de son palais éclipsé: elle attendait, depuis quinze siècles, que le temps y ramenât des mœurs nouvelles, fécondes en tableaux, en images dignes d'arrêter ses regards; elle attendait l'instant, non de la barbarie, non de l'ignorance, mais l'instant qui leur succède, celui de l'erreur, de la crédule erreur, de l'illusion facile qui met entre ses mains le ressort du merveilleux, mobile surnaturel de ses fictions embellies. Ce moment est venu: les triomphes des chevaliers ont préparé les siens, leurs mains victorieuses ont de leurs lauriers tressé la couronne qui doit orner sa tête. A leur voix, accourent de l'orient les esprits invisibles, moteurs des cieux et des enfers, les fées, les génies désormais ses ministres; ils accourent, et déposent à ses pieds les talismans divers, les attributs variés, emblèmes ingénieux de leur puissance soumise à la poésie, souveraine légitime des enchantemens et des prestiges. Elle règne: quelle foule d'images se presse, se succède sous ses yeux! Ces batailles où triomphent l'impétuosité, la force, le courage, plus que l'ordre et la discipline; ces harangues de chefs; ces femmes guerrières, ces dépouilles des vaincus, trophées de la victoire; ces vœux terribles de l'amitié vengeresse de l'amitié; ces cadavres rendus aux larmes des parens, des amis; ces armes des chevaliers fameux, objet, après leur mort, de dispute et de rivalité: tout vous rappelle Homère; et c'est la patrie de l'Arioste, du Tasse, c'est l'Italie qui a mérité cette gloire; tandis que la France, depuis quatre siècles, languit, faible et malheureuse, sous une autorité incertaine, avilie ou combattue, sans lois, sans mœurs, sans lettres, ces lettres tant recommandées par la chevalerie!... Ici, messieurs, vous pourriez éprouver quelque surprise; vous pourriez penser, sur la foi d'une opinion trop répandue, qu'il était réservé à nos jours de voir la noblesse française unir les armes et les lettres, et associer la gloire à la gloire: cette réunion remonte à l'origine de la chevalerie; c'était le devoir de tout chevalier, et une suite de la perfection à laquelle étaient appelés ses prosélytes. Et qui croirait qu'exigeant la culture de l'esprit, même dans les amusemens les plus ordinaires, la chevalerie n'alliait aux exercices du corps que les jeux qui occupent ou développent l'intelligence, et proscrivait surtout ces jeux d'où l'esprit s'absente, pour laisser régner le hasard? Quelle est donc l'époque qui devint le terme de cette estime pour les lettres, et la changea même en mépris? Ce fut le moment où les subtilités épineuses de l'école hérissèrent toutes les branches de la littérature; et vous conviendrez, messieurs, que l'instant du dédain ne pouvait être mieux choisi. Encore se trouvait-il plusieurs chevaliers fervens qui s'élevaient avec force contre cette orgueilleuse négligence des anciennes lois. C'était surtout un vrai scandale pour le zélé et discret Boucicaut, comme on le voit par le recueil de ses vers, virelais, ballades, alors chantés par toute la France, auxquels il attachait un grand prix, et qu'il composait lui-même. Ainsi, messieurs, lorsqu'avant l'époque où l'on vit tous les genres de gloire environner le trône de Louis XIV, lorsque François Ier, ce prince si passionné pour la chevalerie, ressuscitait de ses regards la culture des lettres en France, il renouvelait seulement l'antique esprit de cette brillante institution. C'est ainsi que notre auguste monarque, en condamnant des jeux autrefois interdits, rappelle aux descendans des anciens chevaliers une loi respectée par leurs premiers ancêtres: loi paternelle, inviolable déjà sans doute par la seule sanction du prince, mais que l'orgueil du rang protégera peut-être encore; désobéir, c'est déroger.
Serait-il possible, messieurs, de voir ces grands noms unis et rapprochés, sans nous rappeler à la fois, et les bienfaits de la puissance royale, et les vertus de notre auguste monarque? Qu'il soit béni plus encore que célébré, ce roi qu'il est permis de ne louer que par des faits, seul éloge digne d'un cœur qui rejette tout autre éloge; ce roi qui efface, autant qu'il est en lui, les vestiges de l'antique opprobre féodal; qui, en rendant la liberté à des hommes, a reconquis des sujets: oui, reconquis; l'esclave est un bien perdu, qui n'appartient à personne! Qu'il soit béni, et par l'infortuné moins indigent dans l'asile même de l'indigence, et par l'innocent soustrait à la cruelle méprise des lois, et par un peuple qui sait aimer ses maîtres, le seul peut-être qui les ait constamment chéris, et dont l'amour, justifié maintenant, devança plus d'une fois et leurs bienfaits et leur naissance! A ce mot... puisse-t-il être un présage!... puisse bientôt un monarque chéri presser entre ses bras paternels le précieux gage de la félicité de nos neveux! puisse-t-il verser sur ce royal enfant, non moins en roi qu'en père, les douces larmes de la tendresse et de la joie! et, si j'osais mêler au vœu de la patrie, non pas l'expression, mais du moins l'accent respectueux de la reconnaissance, j'ajouterais: Puisse le premier sourire d'un fils payer les vertus de son auguste mère!
C'est ici, messieurs, que je voudrais pouvoir terminer ce discours: et par où le finir plus convenablement que par l'éloge de la vertu sur le trône? Mais, après avoir exposé les vues principales que rassemblent, ou du moins que font naître les ouvrages de M. de Sainte-Palaye, il me semble que j'ai presque oublié de louer M. de Sainte-Palaye lui-même. Ce n'est pas lui qu'on aura fait connaître, en ne parlant que de ses livres; et c'est dans son caractère que réside une grande partie de son éloge. Ses mœurs, vous le savez, unissaient à l'aménité de notre siècle la simplicité, la candeur, la naïveté qu'on suppose à nos pères. Épris de nos anciens chevaliers, il semblait avoir emprunté d'eux et adopté, dans les proportions convenables, les qualités qui distinguent en effet plusieurs de ces guerriers célèbres: honneur, désintéressement, galanterie, loyauté; et, s'il m'est permis de pousser plus loin le parallèle, on voit, par l'étendue de ses travaux, qu'à l'exemple des anciens chevaliers, il ne s'effrayait pas des grandes entreprises. C'est par cette constance et par cette passion pour l'étude, qu'il avait réparé si promptement le désavantage d'une jeunesse débile et languissante, qu'une santé trop foible avait rendue presqu'entièrement étrangère aux lettres.
Croira-t-on qu'un homme placé de si bonne heure au rang des savans les plus distingués, admis à vingt-six ans dans une compagnie célèbre par l'érudition, ait passé les vingt premières années de sa vie sous les yeux de sa mère, partageant auprès d'elle ces occupations faciles qui mêlent l'amusement au travail des femmes? Peut-être cette singularité d'une éducation purement maternelle, bornée pour d'autres à l'époque de la première enfance, et qui se prolongea pour lui jusqu'à la jeunesse, fut, pour M. de Sainte-Palaye, une des sources de cette douceur insinuante, de cette indulgence aimable, dont le cœur d'une mère est sans doute le plus parfait modèle. Peut-être l'austérité précoce d'une éducation trop dure ou moins facile a plus d'une fois resserré le germe, ou flétri du moins la fleur d'une sensibilité naissante. M. de Sainte-Palaye, plus heureux....., destinée unique d'un être né pour le bonheur, qui passe sans intervalle de l'asile maternel sous la sauve-garde de l'amitié! Dès ce moment, messieurs, je ne puis que vous rappeler des faits connus de la plupart d'entre vous; et si j'ose vous en occuper, si je m'arrête un moment sur la peinture de cette union fraternelle, c'est que le nom seul de M. de Sainte-Palaye m'en fait un devoir indispensable: c'est l'hommage le plus digne de sa mémoire; et vous-même vous pensez-que le sanctuaire des lettres ouvert aux talens ne s'honore pas moins des vertus qui les embellissent.
La tendresse des deux frères commença dès leur naissance; car ils étaient jumeaux: circonstance précieuse qu'ils rappelaient toujours avec plaisir. Ce titre de jumeaux leur paraissait le présent le plus heureux que leur eût fait la nature, et la portion la plus chère de l'héritage paternel: il avait le mérite de reculer pour eux l'époque d'une amitié si tendre; ou plutôt ils lui devaient le bonheur inestimable de ne pouvoir trouver, dans leur vie entière, un moment où ils ne se fussent point aimés. M. de Sainte-Palaye n'a fait que six vers dans sa vie, et c'est la traduction d'une épigramme grecque sur deux jumeaux. Le testament des deux frères, car ils n'en firent qu'un (et celui qui mourut le premier disposa des biens de l'autre), leur testament distingua, par un legs considérable, deux parentes éloignées qui avaient l'avantage, inappréciable à leurs yeux, d'être sœurs, et nées comme eux au même instant. C'est avec le même intérêt qu'ils se plaisaient à raconter que, dans leur jeunesse, leur parfaite ressemblance trompait l'œil même de leurs parens: douce méprise, dont les deux frères s'applaudissaient! On aurait pu les désigner dès lors, comme le fit depuis M. de Voltaire, par une allusion très-heureuse:
O fratres Helenœ, lucida sydera!
consécration poétique qui leur assignait, parmi nous, le rang que tiennent dans la fable ces deux jumeaux célèbres, jadis les protecteurs, et maintenant les symboles de l'amitié fraternelle. Mais, plus heureux que les frères d'Hélène, privés par une éternelle séparation du plus grand charme de l'amitié, une même demeure, un même appartement, une même table, les mêmes sociétés réunirent constamment MM. de la Curne: peines et plaisirs, sentimens et pensées, tout leur fut commun; et je m'aperçois que cet éloge ne peut les séparer. Et pourquoi m'en ferais-je un devoir? pourquoi M. de la Curne ne serait-il pas associé à l'éloge de son frère? C'était lui qui secondait le plus les travaux de M. de Sainte-Palaye, en veillant sur sa personne, sur ses besoins, sur sa santé; en se chargeant de tous ses soins domestiques, qu'un sentiment rend si nobles et si précieux. Heureux les deux frères sans doute! mais plus encore celui des deux qui, voué aux lettres, et plus souvent solitaire, arraché à ses livres par son ami, reçoit de l'amitié ses distractions et ses plaisirs; qui tous les jours épanche, dans un commerce chéri, les sentimens de tous les jours; qui ne voit aucun moment de sa vie tromper les besoins de son cœur; enfin qui n'a jamais connu ce tourment de sensibilité contrainte, aigrie ou combattue, ce poison des âmes tendres, qui change en amertume secrète la douceur des plus aimables affections! De là, sans doute, dans M. de Sainte-Palaye ce calme intérieur, cette tranquille égalité de son âme, qui, manifestée dans les traits et dans la sérénité de son visage, intéressait d'abord en sa faveur, devenait en lui une sorte de séduction, et faisait de son bonheur même un de ses moyens de plaire. Ainsi s'écoulait cette vie fortunée, sous les auspices d'un sentiment qui, par sa durée, devint enfin l'objet d'un intérêt général. Combien de fois a-t-on vu les deux frères, surtout dans leur vieillesse, paraissant aux assemblées publiques, aux promenades, aux concerts, attirer tous les regards, l'attention du respect, même les applaudissemens! Avec quel plaisir, avec quel empressement on les aidait à prendre place, on leur montrait, on leur cédait la plus commode ou la plus distinguée! triomphe dont leurs cœurs jouissaient avec délices; triomphe si doux à voir, si doux à peindre! car, après la vertu, le spectacle le plus touchant est celui de l'hommage que lui rendent les hommes assemblés; et dans les rencontres ordinaires de la société, on n'aperçut jamais un des deux frères, sans croire qu'il cherchait l'autre. A force de les voir presque inséparables, on disait, on affirmait qu'ils ne s'étaient jamais séparés, même un seul jour. Il fallait bien ajouter au prodige; et leur union était mise, dès leur vivant, au rang de ces amitiés antiques et fameuses qui passionnent les âmes ardentes, et dont on se permet d'accroître l'intérêt par les embellissemens de la fiction. Eh! qu'en est-il besoin, lorsqu'ils se sont fait mutuellement tous les sacrifices, et enfin celui d'un sentiment qui, pour l'ordinaire, triomphe de tous les autres? M. de la Curne est près de se marier: M. de Sainte-Palaye ne voit que le bonheur de son frère; il s'en applaudit; il est heureux; il croit aimer lui-même..... Mais, la veille du jour fixé pour le mariage, M. de la Curne aperçoit, dans les yeux de son frère, les signes d'une douleur inquiète, mêlée de tendresse et d'indignation. C'est que M. de Sainte-Palaye, au moment de quitter son frère, redoutait pour leur amitié les suites de ce nouvel engagement. Il laisse entrevoir sa crainte; elle est partagée. Le trouble s'accroît, les larmes coulent. «Non, dit M. de la Curne, je ne me marierai jamais.» Les sermens furent réciproques; et jamais ils ne songèrent à les violer. C'est ainsi que M. de Sainte-Palaye vit exécuter, et lui-même exécuta une des lois de la chevalerie qui lui plaisait sans doute davantage, la fraternité préférée à tout, même au service des dames.
O charme simple et naïf d'une scène intérieure et domestique! Combien d'autres non moins douces, non moins touchantes, oubliées et ensevelies dans le secret de cette heureuse demeure, asile de l'amitié! Pourquoi faut-il que l'âge et le temps lui en offrent de plus affligeantes et de plus douloureuses! Ah! la vieillesse avance; elle amène l'idée d'une séparation: la mort leur est affreuse. Ils frémissent: leurs cœurs se précipitent l'un vers l'autre; ils se serrent, se pressent avec terreur; ils mêlent et confondent leurs pleurs, leurs craintes, dirai-je leurs espérances? Il en est une qu'ils saisissent, qu'ils embrassent avec tendresse: ils sont nés à la même heure; si la même heure à la mort les unissait! cette idée les console, les rassure. Où ils ne voient plus de séparation, la mort a disparu; l'illusion s'achève; ils osent s'en flatter; et dans l'égarement de leur douleur, ils se promettent un miracle, n'en connaissant pas de plus impossible que de vivre séparés. Il approche toutefois, cet instant redoutable: c'est M. de la Curne dont la santé chancelante annonce la fin prochaine. On tremble, on s'attendrit pour M. de Sainte-Palaye: c'est à lui que l'on court, dans le danger de son frère. Tous les cœurs sont émus; leurs amis, leurs connaissances, quiconque les a vus, tous en parlent, tous s'en occupent: le feu roi (car une telle amitié devait parvenir jusqu'au trône) montra quelqu'intérêt pour l'infortuné menacé de survivre. C'est lui que plaint surtout le mourant lui-même. «Hélas! dit-il, que deviendra mon frère? je m'étais toujours flatté qu'il mourrait avant moi.» O regret, peut-être sans exemple! ô vœu sublime du sentiment, qui, dans ce partage des douleurs, s'emparait de la plus amère, pour en sauver l'objet de sa tendresse!
Vous les avez sus, messieurs, ces détails que des récits fidèles vous apportaient tous les jours; vous avez frémi sur le sort d'un vieillard.........., j'allais dire abandonné, c'est presque l'épithète de cet âge: mais non; ses amis se rassemblent, l'environnent, se succèdent; des femmes jeunes, aimables, s'arrachent aux dissipations du monde, pour seconder des soins si touchans. Il a vécu pour l'amitié: il est sous la tutelle de tous les cœurs sensibles. Ah! qu'il est doux de voir démentir ces tristes exemples d'un abandon cruel et trop fréquent, ces crimes de la société qui consternent l'âme, en lui rappelant ses blessures, ou lui présageant celles qui l'attendent!
Avec quel soulagement, avec quel plaisir, le cœur abjure ces pensées austères, ces sombres réflexions, qui nous présentent l'humanité sous un aspect lugubre; qui anticipent sur la mort, en montrant l'homme isolé dans la foule, et séparé de ce qui l'entoure! Un bonheur constant avait épargné à M. de Sainte-Palaye ces idées affligeantes, et en préserva sa vieillesse. C'était le prix de ses vertus, sans doute, mais, surtout de cette indulgence inépuisable, universelle, qui passait dans tous ses discours, et que promettait encore la douceur de son maintien. Né pour aimer, il ne peut haïr, même le vicieux, même le méchant. Ce n'est pour lui qu'un être qui n'est pas son semblable, dont il s'écarte sans colère et presque sans chagrin: douce facilité, qui, sans altérer la pureté de ses mœurs, assurait à la fois et la tranquillité de son âme, et le repos de sa vie; et qui, lui épargnant la peine de haïr le vice, épargnait au vice le soin de se venger! Heureux caractère qui (à moins d'être l'effort d'une raison mûrie, paisible et calme, après avoir tout jugé) n'est qu'un présent de la nature, et n'est point la vertu sans doute, mais que la vertu même pourrait envier!
C'est cette douceur de M. de Sainte-Palaye, c'est cet intérêt universel, accru par son âge et par son malheur, qui calma la violence de son premier désespoir, qui en modéra les accès, et les changea en une tendre mélancolie qu'il porta jusqu'au tombeau. Hélas! on s'étonnait qu'il s'y traînât si lentement: on reprochait à la nature de le laisser vivre après son frère. Ah! c'est qu'il vivait encore avec lui; il l'entendait; il le voyait sans cesse. Vous en fûtes témoins, messieurs, lorsqu'à l'une de vos assemblées particulières, chancelant, prêt à tomber, il est secouru par l'un de vous qu'il connaissait à peine: c'était un de vos choix les plus récens[16]. «Monsieur, dit le vieillard, vous avez sûrement un frère!» Un frère! un secours! ces deux idées sont pour lui inséparables à jamais. Toutes les autres s'altèrent, s'effacent par degrés; la douleur, la vieillesse, les infirmités affaiblissent ses organes, disons tout, sa raison: mais cette idée chérie survit à sa raison, le suit partout, et consacre à vos yeux les tristes débris de lui-même. Il n'est plus qu'une ombre, il aime encore; et semblable à ces mânes, habitans de l'Elysée, à qui la fable conservait et leurs passions et leurs habitudes, il vient à vos séances, il vous parle de son frère, et vous respectez, dans la dégradation de la nature, le sentiment dont elle s'honore davantage.
Je m'aperçois, messieurs, que l'intérêt, sans doute inséparable de ce sentiment, m'attire quelque indulgence; mais où finit cet intérêt, l'indulgence cesse et m'ordonne de m'arrêter. Et que vous dirais-je qui pût soutenir votre attention? Rappelerais-je quelques traits non moins précieux du caractère de M. de Sainte-Palaye, sa bonté bienfaisante, sa générosité, d'autres vertus.!... Ah! l'amitié les suppose. Les vertus! c'est son cortége naturel; et celles qui ne la précèdent pas, la suivent pour l'ordinaire. Qu'importe que j'oublie encore quelques traits intéressans ou curieux de sa vie privée, de ses voyages, les honneurs littéraires qu'il reçut en France et en Italie? Eh! que sont, auprès d'un sentiment, les titres, les honneurs littéraires?... Je ne vous offense pas, messieurs; qui d'entre vous, au milieu de ses travaux, de ses succès, dans la jouissance d'une juste célébrité, n'a point envié plus d'une fois peut-être les douceurs habituelles qu'une telle union répandit sur une vie si longue et si heureuse? Prestige de la gloire, éclat de la renommée, illusions si brillantes et si vaines, si recherchées et si trompeuses, auriez-vous rempli ses jours d'une félicité si pure et si durable? Ah! l'amitié plus fidèle ne trompa point M. de Sainte-Palaye; elle fut le bonheur de sa vie entière, et non le mensonge d'un moment. Son ami lui peut échapper, comme tous les biens nous échappent; mais l'amitié lui reste, et n'accuse point l'erreur de ses plaisirs passés. Elle lui coûte des regrets, mais non celui d'avoir vécu pour elle; et ses regrets encore, mêlés à l'image qui les rend chers à son cœur, reçoivent de cette image même le charme secret qui les tempère, les adoucit, et les égare en quelque sorte dans l'attendrissement des souvenirs. Que dis-je? ô consolation! ô bonheur d'une destinée si rare! c'est l'amitié qui veille encore sur ses derniers jours. Il pleure un frère, il est vrai; mais il le pleure dans le sein d'un ami qui partage cette perte, qui le remplace autant qu'il est en lui, qui lui prodigue jusqu'au dernier moment les soins les plus attentifs, les plus tendres, ajoutons, pour, flatter sa mémoire, les plus fraternels. C'est parmi vous, messieurs, qu'il devait se trouver, cet ami si respectable[17], ce bienfaiteur de tous les instans, qui, chaque jour, abandonne ses études, ses plaisirs, pour aller secourir l'enfance de la vieillesse. Vos yeux le cherchent, son trouble le trahit: nouveau garant de sa sensibilité, nouvel hommage à la mémoire de l'ami qu'il honore et qu'il pleure!