Œuvres complètes de Chamfort (Tome 2): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.
The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Chamfort (Tome 2)
Title: Œuvres complètes de Chamfort (Tome 2)
Author: Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort
Editor: P. R. Auguis
Release date: May 11, 2013 [eBook #42695]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CHAMFORT.
TOME SECOND.
DE L'IMPRIMERIE DE DAVID,
RUE DU FAUBOURG POISSONNIÈRE, No 1.
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CHAMFORT,
RECUEILLIES et PUBLIÉES, AVEC UNE NOTICE HISTORIQUE
SUR LA VIE ET LES ÉCRIS DE L'AUTEUR,
Par P. R. AUGUIS.
TOME SECOND.
PARIS.
CHEZ CHAUMEROT JEUNE, LIBRAIRE,
PALAIS-ROYAL, GALERIES DE BOIS, No 189.
1824.
AVANT-PROPOS
Écrivain spirituel, élégant et ingénieux, Chamfort a marqué sa place entre Duclos et La Harpe: plus correct que le premier, il a plus de précision que le second. Son éloquence, dans les éloges et les discours académiques, a moins d'abondance, moins de rondeur que celle de La Harpe, mais elle étincelle de traits piquans; on reconnaît dans sa tragédie de Mustapha et Zéangir un poète formé à l'école de Racine; ses comédies offrent un tableau fidèle des opinions et des sentimens de la société à l'époque où il les composa, en même temps qu'elles font connaître et les principes et le caractère que l'auteur manifesta plus tard avec une nouvelle énergie. Il avait porté dans le monde un esprit d'observation qu'on retrouve tout entier dans la partie de ses ouvrages recueillis sous le titre de Maximes et Pensées: c'est là qu'on rencontre à chaque instant ce qu'Hérault de Séchelles, qui fut lui-même un homme de beaucoup d'esprit, appelait les tenailles mordicantes de Chamfort. S'il ne voit dans la société que des ridicules, des défauts et des vices, il faut convenir que nul écrivain ne les a peints de couleurs plus vives. C'était un des caractères de son esprit, de ne voir dans le perfectionnement de la civilisation que l'excessive corruption des mœurs, des vices hideux et ridicules, et les travers de toute espèce.
Chamfort était dans l'usage d'écrire chaque jour, sur de petits carrés de papier, les résultats de ses réflexions rédigées en maximes, les anecdotes qu'il avait apprises, les faits servant à l'histoire des mœurs, dont il avait été témoin dans le monde, enfin les mots piquans et les réparties ingénieuses qu'il avait entendus, et qui lui étaient échappés à lui-même. Il y règne la plus heureuse variété: la cour, la ville, hommes, femmes, gens de lettres, figurent tour-à-tour et presque ensemble dans cette scène mobile, comme ils figuraient dans celle du monde.
Avec une littérature moins étendue que celle de La Harpe, Chamfort sait imprimer à l'examen des ouvrages qu'il analysait pour le Mercure de France, cette raillerie un peu amère qui était le caractère dominant de son esprit; il rendait compte de préférence des mémoires historiques, des voyages et des ouvrages sur les réformes politiques qui se préparaient en France à l'époque où, de concert avec Marmontel et la Harpe qui partageait alors ses opinions, il rédigeait la partie littéraire du Mercure. Il n'est pas rare de le voir se mettre à la place de l'auteur, raconter de la manière la plus piquante les anecdotes que celui-ci n'a pas sues, redresser celles qu'il a défigurées, tirer des faits les plus ingénieuses conséquences, parler des hommes et des choses en philosophe.
S'il entreprend de retracer le tableau des révolutions dont le royaume de Naples a été le théâtre, c'est avec la plume de Saint-Réal qu'il en écrit l'histoire. Il semblait préluder par ce morceau vraiment remarquable, composé pour être placé en tête du voyage pittoresque de Naples et de Sicile par l'abbé de Saint-Non, à une autre composition plus importante, et par le sujet, et par la manière dont il est traité; nous voulons parler des Tableaux de la Révolution française[A] que Chamfort a dessinés d'une main ferme et hardie.
L'ardeur avec laquelle Chamfort s'attacha au char de la révolution, l'espèce d'enthousiasme avec lequel il en professait les principes, il en suivait les événemens, il en exaltait les hommes, il en approuvait les institutions, en même temps qu'il immolait impitoyablement à son opinion tout ce qui ne la partageait pas, qu'il poursuivait de ses sarcasmes quiconque avait le malheur de ne pas penser comme lui, revivent tout entiers dans les tableaux qu'il a tracés des premières époques de nos orages politiques: il dessine à grands traits, et ses portraits ont la physionomie du moment. Aujourd'hui que l'expérience est venue amortir le feu des passions, que la réflexion s'est arrêtée sur l'histoire de nos agitations politiques, qu'elle en a médité les principes et les causes, qu'elle s'est rendue un compte plus exact des hommes et des choses, il nous semble que les Tableaux de la révolution sont peints moins avec les couleurs de l'histoire qu'avec les passions du temps. Cependant, comme ils sont une image fidèle des opinions et des sentimens d'une partie de la nation à l'époque où ils furent faits, ils doivent être considérés comme un des monumens historiques les plus précieux de cette époque. Tout explique, dans un homme qui n'avait voulu voir dans l'ancien ordre de choses que des abus consacrés par d'autres abus, dans la société qu'un outrage fait au plus grand nombre, cette âpreté républicaine, qui a parfois quelque chose de sauvage, avec laquelle il retrace les premiers triomphes de la révolution sur ce qui avait été constamment l'objet de sa haine et de ses bons mots. Il ne semble avoir cultivé les lettres jusques-là, que pour se trouver prêt à écrire l'histoire des événemens qu'il entrevoit dans le lointain. Il n'est pas étonnant que, placé sur le cratère, au milieu des éclairs et des détonations, il porte dans ses récits le feu et la chaleur de tout ce qu'il voit, de tout ce qu'il entend. Il faut se reporter au temps où cet ouvrage fut composé, se pénétrer des opinions de l'auteur, se rappeler les circonstances de sa vie, ce qu'il pensait de la société telle qu'il la voyait organisée avant la révolution, la haine implacable que dans l'ivresse de l'amour-propre il avait vouée à certaines conditions. Les excès d'une populace effrénée ne sont pour lui que de justes représailles de ce que le peuple a eu à souffrir, pendant tant de siècles, de quelques castes privilégiées. La vengeance est permise à qui a si long-temps gémi dans l'oubli de ses droits. L'incendie qui consume l'édifice social, ne fait qu'éclairer le triomphe de la liberté. La France est en travail d'une régénération politique; Chamfort s'en est promis les plus heureux résultats: cette pensée l'absorbe tout entier; il ne voit dans tous les événemens qui se pressent autour de lui, que le concours de tout un peuple à hâter l'enfantement de la liberté. C'est vainement que le sang innocent a coulé, que le trône est ébranlé jusqu'en ses fondemens, que la couronne chancelle sur le front des rois, que l'anarchie dresse une tête altière, et que les institutions s'écroulant ne laissent après elles que le désordre: tranquille au milieu de leurs ruines, il ressemble aux filles d'Œson, qui attendent des maléfices de Médée le rajeunissement de leur vieux père. On assure que c'est Chamfort qui dit, après le massacre de Foulon et de Berthier: la révolution fera le tour du globe; phrase tant répétée depuis. C'est encore lui qui donna à M. Sieyes le titre et l'idée de la brochure intitulée: Qu'est-ce que le Tiers-État? brochure qui fit la fortune politique et littéraire de son auteur. Chamfort avait coutume de dire: «Qu'est-ce que le tiers-état? rien et tout.» C'est sur ce mot que Sieyes bâtit la pensée qui sert de fondement à sa brochure[1]; aussi le comte, aujourd'hui duc de Lauragais, disait à Chamfort, en lui parlant de l'abbé Sieyes et de cette brochure: «Vous lui avez donné le peuple à vendre au tiers-état.»
Tour-à-tour poète et orateur, Chamfort n'avait pas été pour La Harpe un rival moins redoutable dans la lice poétique que dans la carrière de l'éloquence. Couronné d'un double laurier, il occupe sur le Parnasse une double place; assis, comme prosateur, à côté de Fontanelle, dont il a l'esprit avec plus de goût et de force, il récite ses contes à Voltaire, qui sourit aux traits malins d'une muse caustique formée à son école, et qu'il aime à reconnaître comme une de celles qui ont le mieux profité de la lecture de ses ouvrages.
La littérature dramatique avait été pour lui l'objet d'une étude particulière; il avait même entrepris d'en écrire la poétique. Les principaux articles de l'ouvrage, publié en 1807 par Lacombe, sous le titre d'Art théâtral, sont de Chamfort; on y retrouve cette justesse d'esprit, cette finesse d'observation, cette précision claire et piquante, qui sont autant de caractères distinctifs de son talent. On lira surtout avec intérêt ce qu'il a écrit sur la tragédie et sur la comédie chez les anciens; sur le théâtre français; des observations générales sur l'art dramatique, sur les parties constitutives d'une pièce de théâtre; sur l'intérêt qui doit animer le tout et chacune de ses parties; sur les différens genres d'intérêt; sur les caractères dans la tragédie, dans la comédie; sur l'amour dans les pièces de théâtre; sur les divers sentimens que l'auteur peut y développer avec avantage; sur le style dramatique, sujet délicat et difficile à traiter; sur la terreur, comme moyen puissant d'émouvoir le spectateur; sur l'horreur, comme source de crainte et de pitié; sur le genre comique; sur l'opéra ou poème lyrique, etc.
Le coup-d'œil rapide que nous venons de jeter sur les principaux ouvrages de Chamfort, indique assez que ce n'est point une réimpression de ses œuvres, telles qu'elles ont été publiées, que nous avons voulu donner. Nous les avons complétées de tout ce que n'avaient pas recueilli les éditeurs précédens. De ce nombre sont le Précis historique des révolutions de Naples et de Sicile; les Notes sur les Fables de la Fontaine, qui n'avaient été imprimées que dans un recueil étranger à Chamfort et de la manière la plus fautive; les vingt-six premiers Tableaux de la Révolution française, ouvrage d'un grand intérêt; les articles qui faisaient rechercher, avec un si juste empressement, les numéros du Mercure qui les contenaient, et qui, à l'exception de trois, n'avaient point été retirés de l'énorme collection où ils étaient oubliés; les ébauches de la Poétique du Théâtre qu'il avait commencée; vingt-deux Contes inédits faisant partie du recueil plus considérable que Chamfort avait composé, et qu'on ne retrouva pas parmi ses papiers après sa mort; les opéras de Zénis et Almasie et de Palmire; et quelques Poésies légères pleines d'esprit; quelques Lettres écrites par Chamfort, dénoncé à la société des Jacobins, et menacé de porter sa tête à l'échafaud; sa Défense qu'il fit placarder sur les murs de Paris, pièce dans laquelle il présente une récapitulation rapide de ce qu'il a fait pour fonder la liberté en France; quelques-unes des lettres que lui écrivait Mirabeau, et dans lesquelles il se plaît à reconnaître tout ce qu'il doit à la plume éloquente et fière de Chamfort, dans la composition des meilleurs ouvrages publiés avec son nom, mais qui étaient presque toujours composés par ses amis; enfin nous n'avons rien négligé pour que cette édition de Chamfort présentât réunis tous ceux de ses ouvrages qui rendront sa mémoire durable.
FIN DE L'AVANT-PROPOS.
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CHAMFORT.
CARACTÈRES ET ANECDOTES
Notre siècle a produit huit grandes comédiennes: quatre du théâtre et quatre de la société. Les quatre premières sont mademoiselle d'Angeville, mademoiselle Duménil, mademoiselle Clairon et madame Saint-Huberti; les quatre autres sont madame de Montesson, madame de Genlis, madame Necker et madame d'Angivilliers.
—M..... me disait: «Je me suis réduit à trouver tous mes plaisirs en moi-même, c'est-à-dire, dans le seul exercice de mon intelligence. La nature a mis, dans le cerveau de l'homme, une petite glande appelée cervelet, laquelle fait office d'un miroir; on se représente, tant bien que mal, en petit et en grand, en gros et en détail, tous les objets de l'univers, et même les produits de sa propre pensée. C'est une lanterne magique dont l'homme est propriétaire, et devant laquelle se passent des scènes où il est acteur et spectateur. C'est là proprement l'homme; là se borne son empire: tout le reste lui est étranger.»
—«Aujourd'hui, 15 mars 1782, j'ai fait, disait M. de..., une bonne œuvre d'une espèce assez rare. J'ai consolé un homme honnête, plein de vertus, riche de cent mille livres de rente, d'un très-grand nom, de beaucoup d'esprit, d'une très-bonne santé, etc; et moi, je suis pauvre, obscur et malade.»
—On sait le discours fanatique que l'évêque de Dol a tenu au roi, au sujet du rappel des protestans. Il parla au nom du clergé. L'évêque de Saint-Pol lui ayant demandé pourquoi il avait parlé au nom de ses confrères, sans les consulter: «J'ai consulté, dit-il, mon crucifix.—En ce cas, répliqua l'évêque de saint-Pol, il fallait répéter exactement ce que votre crucifix vous avait répondu.»
—C'est un fait avéré que Madame, fille du roi, jouant avec une de ses bonnes, regarda à sa main, et après avoir compté ses doigts: «Comment! dit l'enfant avec surprise, vous avez cinq doigts aussi, comme moi?» Et elle recompta pour s'en assurer.
—Le maréchal de Richelieu, ayant proposé pour maîtresse à Louis XV une grande dame, j'ai oublié laquelle; le roi n'en voulut pas, disant qu'elle coûterait trop cher à renvoyer.
—M. de Tressan avait fait, en 1738, des couplets contre M. le duc de Nivernois. Il sollicita l'académie en 1780, et alla chez M. de Nivernois, qui le reçut à merveille, lui parla du succès de ses derniers ouvrages, et le renvoyait comblé d'espérances, lorsque, voyant M. de Tressan prêt à remonter en voiture, il lui dit: «Adieu, monsieur le comte, je vous félicite de n'avoir pas plus de mémoire.»
—Le maréchal de Biron eut une maladie très-dangereuse: il voulut se confesser; et dit devant plusieurs de ses amis: «Ce que je dois à Dieu, ce que je dois au roi, ce que je dois à l'état».... Un de ses amis l'interrompit: «Tais-toi, dit-il, tu mourras insolvable.»
—Duclos avait l'habitude de prononcer sans cesse en pleine académie, des f..., des b...; l'abbé du Renel, qui, à cause de sa longue figure, était appelé un grand serpent sans venin, lui dit: «Monsieur, sachez qu'on ne doit prononcer dans l'académie que des mots qui se trouvent dans le dictionnaire.»
—M. de L.... parlait à son ami M. de B....., homme très-respectable, et cependant très-peu ménagé par le public; il lui avouait les bruits et les faux jugemens qui couraient sur son compte. Celui-ci répondit froidement: «C'est bien à une bête et à un coquin comme le public actuel, à juger un caractère de ma trempe!»
—M.... me disait: «J'ai vu des femmes de tous les pays; l'Italienne ne croit être aimée de son amant que quand il est capable de commettre un crime pour elle; l'Anglaise, une folie; et la Française, une sottise.»
—Duclos disait de je ne sais quel bas coquin qui avait fait fortune: «On lui crache au visage, on le lui essuie avec le pied, et il remercie.»
—D'Alembert, jouissant déjà de la plus grande réputation, se trouvait chez madame du Deffant, où étaient M. le président Hénault et M. de Pont-de-Veyle. Arrive un médecin, nommé Fournier, qui, en entrant, dit à madame du Deffant: «Madame, j'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble respect»; à M. le président Hénault: «Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer»; à M. de Pont-de-Veyle: «Monsieur, je suis votre très-humble serviteur»; et à d'Alembert: «Bon jour, monsieur.»
—Un homme allait, depuis trente ans, passer toutes les soirées chez madame de..... Il perdit sa femme; on crut qu'il épouserait l'autre, et on l'y encourageait. Il refusa: «Je ne saurais plus, dit-il, où aller passer mes soirées.»
—Madame de Tencin, avec des manières douces, était une femme sans principes, et capable de tout, exactement. Un jour, on louait sa douceur: «Oui, dit l'abbé Trublet, si elle eût eu intérêt de vous empoisonner, elle eût choisi le poison le plus doux.»
—M. de Broglie, qui n'admire que le mérite militaire, disait un jour: «Ce Voltaire qu'on vante tant, et dont je fais peu de cas, il a pourtant fait un beau vers:
»Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.»
—On réfutait je ne sais quelle opinion de M..... sur un ouvrage, en lui parlant du public qui en jugeait autrement: «Le public! le public! dit-il, combien faut-il de sots pour faire un public?»
—M. d'Argenson disait à M. le comte de Sébourg, qui était l'amant de sa femme: «Il y a deux places qui vous conviendraient également: le gouvernement de la Bastille et celui des Invalides; si je vous donne la Bastille, tout le monde dira que je vous y ai envoyé; si je vous donne les Invalides, on croira que c'est ma femme.»
—Il existe une médaille que M. le prince de Condé m'a dit avoir possédée et que je lui ai vu regretter. Cette médaille représente d'un côté Louis XIII, avec les mots ordinaires: Rex Franc. et Nav., et de l'autre, le cardinal de Richelieu, avec ces mots autour: Nil sine consilio.
—M....., ayant lu la lettre de Saint-Jérôme où il peint avec la plus grande énergie la violence de ses passions, disait: «La force de ses tentations me fait plus d'envie que sa pénitence ne me fait peur.»
—M..... disait: «Les femmes n'ont de bon que ce qu'elles ont de meilleur.»
—Madame la princesse de Marsan, maintenant si dévote, vivait autrefois avec M. de Bissy. Elle avait loué une petite maison, rue Plumet, où elle alla, tandis que M. de Bissy y était avec des filles: il lui fit refuser la porte. Les fruitières de la rue de Sèvres s'assemblèrent autour de son carrosse, disant: «C'est bien vilain de refuser la maison à la princesse qui paie, pour y donner à souper à des filles de joie!»
—Un homme, épris des charmes de l'état de prêtrise, disait: «Quand je devrais être damné, il faut que je me fasse prêtre.»
—Un homme était en deuil de la tête aux pieds: grandes pleureuses, perruque noire, figure allongée. Un de ses amis l'aborde tristement: «Eh! bon Dieu! qui est-ce donc que vous avez perdu?—Moi, dit-il, je n'ai rien perdu; c'est que je suis veuf.»
—Madame de Bassompierre, vivant à la cour du roi Stanislas, était la maîtresse connue de M. de la Galaisière, chancelier du roi de Pologne. Le roi alla un jour chez elle, et prit avec elle quelques libertés qui ne réussirent pas: «Je me tais, dit Stanislas; mon chancelier vous dira le reste.»
—Autrefois on tirait le gâteau des rois avant le repas. M. de Fontanelle fut roi; et comme il négligeait de servir d'un excellent plat qu'il avait devant lui, on lui dit: «Le roi oublie ses sujets.» A quoi il répondit: «Voilà comme nous sommes, nous autres.»
—Quinze jours avant l'attentat de Damiens, un négociant provençal, passant dans une petite ville à six lieues de Lyon, et étant à l'auberge, entendit dire, dans une chambre qui n'était séparée de la sienne que par une cloison, qu'un nommé Damiens devait assassiner le roi. Ce négociant venait à Paris; il alla se présenter chez M. Berrier, ne le trouva point, lui écrivit ce qu'il avait entendu, retourna voir M. Berrier, et lui dit qui il était. Il repartit pour sa province: comme il était en route, arriva l'attentat de Damiens. M. Berrier, qui comprit que ce négociant conterait son histoire, et que cette négligence le perdrait (lui Berrier), envoie un exempt de police et des gardes sur la route de Lyon; on saisit l'homme, on le bâillonne, on le mène à Paris; on le met à la Bastille, où il est resté pendant dix-huit ans. M. de Malesherbes, qui en délivra plusieurs prisonniers en 1775, conta cette histoire dans le premier moment de son indignation.
—Un jeune homme sensible, et portant l'honnêteté dans l'amour, était bafoué par des libertins qui se moquaient de sa tournure sentimentale. Il leur répondit avec naïveté: «Est-ce ma faute à moi, si j'aime mieux les femmes que j'aime, que les femmes que je n'aime pas?»
—Le cardinal de Rohan, qui a été arrêté pour dettes dans son ambassade de Vienne, alla, en qualité de grand aumônier, délivrer des prisonniers du Châtelet, à l'occasion de la naissance du dauphin. Un homme, voyant un grand tumulte autour de la prison, en demanda la cause; on lui répondit que c'était pour M. le cardinal de Rohan, qui, ce jour là, venait au Châtelet: «Comment! dit-il naïvement, est-ce qu'il est arrêté?»
—M. de Roquemont, dont la femme était très-galante, couchait une fois par mois dans la chambre de madame, pour prévenir les mauvais propos, si elle devenait grosse, et s'en allait en disant: «Me voilà net; arrive qui plante.»
—M. de...., que des chagrins amers empêchaient de reprendre sa santé, me disait: «Qu'on me montre le fleuve d'Oubli, et je trouverai la fontaine de Jouvence.»
—On faisait une quête à l'académie française; il manquait un écu de six francs ou un louis d'or. Un des membres, connu par son avarice, fut soupçonné de n'avoir pas contribué; il soutint qu'il avait mis; celui qui faisait la collecte dit: «Je ne l'ai pas vu; mais je le crois.» M. de Fontenelle termina la discussion en disant: «Je l'ai vu, moi; mais je ne le crois pas.»
—L'abbé Maury, allant chez le Cardinal de la Roche-Aymon, le rencontra revenant de l'assemblée du clergé. Il lui trouva de l'humeur et lui en demanda la raison. «J'en ai de bien bonnes, dit le vieux cardinal: on m'a engagé à présider cette assemblée du clergé, où tout s'est passé on ne saurait plus mal; il n'y a pas jusqu'à ces jeunes agens du clergé, cet abbé de la Luzerne, qui ne veulent pas se payer de mauvaises raisons.»
—L'abbé Raynal, jeune et pauvre, accepta une messe à dire tous les jours pour vingt sous: quand il fut plus riche, il la céda à l'abbé de la Porte, en retenant huit sous dessus: celui-ci, devenu moins gueux, la sous-loua à l'abbé Dinouart, en retenant quatre sous dessus, outre la portion de l'abbé Raynal; si bien que cette pauvre messe, grevée de deux pensions, ne valait que huit sous à l'abbé Dinouart.
—Un évêque de Saint-Brieux, dans une oraison funèbre de Marie-Thérèse, se tira d'affaire fort simplement sur le partage de la Pologne: «La France, dit il, n'ayant rien dit sur ce partage, je prendrai le parti de faire comme la France, et de n'en rien dire non plus.»
—Milord Marlborough étant à la tranchée avec un de ses amis et un de ses neveux, un coup de canon fit sauter la cervelle à cet ami, et en couvrit le visage du jeune homme, qui recula avec effroi. Marlborough lui dit intrépidement: «Eh quoi! monsieur, vous paraissez étonné?—Oui, dit le jeune homme, en s'essuyant la figure, je le suis qu'un homme, qui a autant de cervelle, restât exposé gratuitement à un danger si inutile.»
—Madame la duchesse du Maine, dont la santé allait mal, grondait son médecin, et lui disait: «Était-ce la peine de m'imposer tant de privations, et de me faire vivre en mon particulier?—Mais votre altesse a maintenant quarante personnes au château?—Eh bien! ne savez-vous pas que quarante ou cinquante personnes sont le particulier d'une princesse?»
—Le duc de Chartres[2], apprenant l'insulte faite à madame la duchesse de Bourbon, sa sœur, par M. le comte d'Artois, dit: «On est bien heureux de n'être ni père ni mari.»
—Un jour, que l'on ne s'entendait pas dans une dispute à l'académie, M. de Mairan dit: «Messieurs, si nous ne parlions que quatre à la fois!»
—Le comte de Mirabeau, très-laid de figure, mais plein d'esprit, ayant été mis en cause pour un prétendu rapt de séduction, fut lui-même son avocat. «Messieurs, dit-il, je suis accusé de séduction; pour toute réponse et pour toute défense, je demande que mon portrait soit mis au greffe.» Le commissaire n'entendait pas: «Bête, dit le juge, regarde donc la figure de monsieur!»
—M.... me disait: «C'est faute de pouvoir placer un sentiment vrai, que j'ai pris le parti de traiter l'amour comme tout le monde. Cette ressource a été mon pis aller: comme un homme qui, voulant aller au spectacle, et n'ayant pas trouvé de place à Iphigénie, s'en va aux Variétés amusantes.»
—Madame de Brionne rompit avec le cardinal de Rohan, à l'occasion du duc de Choiseul, que le cardinal voulait faire renvoyer. Il y eut entre eux une scène violente, que madame de Brionne termina en menaçant de le faire jeter par la fenêtre: «Je puis bien descendre, dit-il, par où je suis monté si souvent.»
—M. le duc de Choiseul était du jeu de Louis XV, quand il fut exilé. M. de Chauvelin, qui en était aussi, dit au roi qu'il ne pouvait le continuer, parce que le duc en était de moitié. Le roi dit à M. de Chauvelin: «Demandez-lui s'il veut continuer.» M. de Chauvelin écrivit à Chanteloup: M. de Choiseul accepta. Au bout du mois, le roi demanda si le partage des gains était fait. «Oui, dit M. de Chauvelin; M. de Choiseul gagne trois mille louis.—Ah! j'en suis bien aise, dit le roi; mandez-le lui bien vîte.»
—«L'amour, disait M....., devrait n'être le plaisir que des âmes délicates. Quand je vois des hommes grossiers se mêler d'amour, je suis tenté de dire: «De quoi vous mêlez-vous?» Du jeu, de la table, de l'ambition à cette canaille!»
—Ne me vantez point le caractère de N....: c'est un homme dur, inébranlable, appuyé sur une philosophie froide, comme une statue de bronze sur du marbre.
—«Savez-vous pourquoi, me disait M. de...., on est plus honnête, en France, dans la jeunesse et jusqu'à trente ans, que passé cet âge? c'est que ce n'est qu'après cet âge, qu'on s'est détrompé; que chez nous, il faut être enclume ou marteau; que l'on voit clairement que les maux dont gémit la nation sont irrémédiables. Jusqu'alors, on avait ressemblé au chien qui défend le dîner de son maître contre les autres chiens; après cette époque, on fait comme le même chien, qui en prend sa part avec les autres.»
—Madame de B..... ne pouvant, malgré son grand crédit, rien faire pour M. de D...., son amant, homme par trop médiocre, l'a épousé. En fait d'amans, il n'est pas de ceux que l'on montre; en fait de maris, on montre tout.
—M. le comte d'Orsai, fils d'un fermier-général, et si connu par sa manie d'être homme de qualité, se trouva avec M. de Choiseul-Gouffier, chez le prévôt des marchands. Celui-ci venait chez ce magistrat pour faire diminuer sa capitation considérablement augmentée: l'autre y venait porter ses plaintes de ce qu'on avait diminué la sienne, et croyait que cette diminution supposait quelque atteinte portée à ses titres de noblesse.
—On disait de M. l'abbé Arnaud, qui ne conte jamais: «Il parle beaucoup, non qu'il soit bavard, mais c'est qu'en parlant on ne conte pas.»
—M. d'Autrep disait de M. de Ximenez: «C'est un homme qui aime mieux la pluie que le beau temps, et qui, entendant chanter le rossignol, dit: «Ah! la vilaine bête!»
—Le tzar Pierre Ier, étant à Spithead, voulut savoir ce que c'était que le châtiment de la cale qu'on inflige aux matelots. Il ne se trouva pour lors aucun coupable; Pierre dit: «Qu'on prenne un de mes gens.—Prince, lui répondit-on, vos gens sont en Angleterre, et par conséquent sous la protection des lois.»
—M. de Vaucanson s'était trouvé l'objet principal des attentions d'un prince étranger, quoique M. de Voltaire fût présent. Embarrassé et honteux que ce prince n'eût rien dit à Voltaire, il s'approche de ce dernier et lui dit: «Le prince vient de me dire telle chose. (Un compliment très-flatteur pour Voltaire.)» Celui-ci vit bien que c'était une politesse de Vaucanson, et lui dit: «Je reconnais tout votre talent dans la manière dont vous faites parler le prince.»
—A l'époque de l'assassinat de Louis XV par Damiens, M. d'Argenson était en rupture ouverte avec madame de Pompadour. Le lendemain de cette catastrophe, le roi le fit venir pour lui donner l'ordre de renvoyer madame de Pompadour. Il se conduisit en homme consommé dans l'art des cours. Sachant bien que la blessure du roi n'était pas considérable, il crut que le roi, après s'être rassuré, rappelerait madame de Pompadour; en conséquence, il fit observer au roi qu'ayant eu le malheur de déplaire à la reine, il serait barbare de lui faire porter cet ordre par une bouche ennemie; et il engagea le roi à donner cette commission à M. de Machaut, qui était des amis de madame de Pompadour, et qui adoucirait cet ordre par toutes les consolations de l'amitié; ce fut cette commission qui perdit M. de Machaut. Mais ce même homme, que cette conduite savante avait réconcilié avec madame de Pompadour, fit une faute d'écolier, en abusant de sa victoire, et la chargeant d'invectives, lorsque, revenue à lui, elle allait mettre la France à ses pieds.
—Lorsque madame Dubarry et le duc d'Aiguillon firent renvoyer M. de Choiseul, les places que sa retraite laissait vacantes n'étaient point encore données. Le roi ne voulait point de M. d'Aiguillon pour ministre des affaires étrangères: M. le prince de Condé portait M. de Vergennes, qu'il avait connu en Bourgogne; madame Dubarry portait le cardinal de Rohan, qui s'était attaché à elle: M. d'Aiguillon, alors son amant, voulut les écarter l'un et l'autre; et c'est ce qui fit donner l'ambassade de Suède à M. de Vergennes, alors oublié et retiré dans ses terres, et l'ambassade de Vienne au cardinal de Rohan, alors le prince Louis.
—«Mes idées, mes principes, disait M...., ne conviennent pas à tout le monde: c'est comme les poudres d'Ailhaut et certaines drogues qui ont fait grand tort à des tempéramens faibles, et ont été très-profitables à des gens robustes.» Il donnait cette raison pour se dispenser de se lier avec M. de J......, jeune homme de la cour, avec qui on voulait le mettre en liaison.
—J'ai vu M. de Foncemagne jouir, dans sa vieillesse, d'une grande considération. Cependant, ayant eu occasion de soupçonner un moment sa droiture, je demandai à M. Saurin s'il l'avait connu particulièrement. Il me répondit qu'oui. J'insistai pour savoir s'il n'avait jamais rien eu contre lui. M. Saurin, après un moment de réflexion, me répondit: «Il y a long-temps qu'il est honnête homme.» Je ne pus en tirer rien de positif, sinon qu'autrefois M. de Foncemagne avait tenu une conduite oblique et rusée dans plusieurs affaires d'intérêt.
—M. d'Argenson, apprenant qu'à la bataille de Rancoux, un valet d'armée avait été blessé d'un coup de canon, derrière l'endroit où il était lui-même avec le roi, disait: «Ce drôle-là ne nous fera pas l'honneur d'en mourir.»
—Dans les malheurs de la fin du règne de Louis XIV, après la perte des batailles de Turin, d'Oudenarde, de Malplaquet, de Ramillies, d'Hochstet, les plus honnêtes gens de la cour disaient: «Au moins le roi se porte bien, c'est le principal.»
—Quand M. le comte d'Estaing, après sa campagne de la Grenade, vint faire sa cour à la reine pour la première fois, il arriva porté sur ses béquilles, et accompagné de plusieurs officiers blessés comme lui. La reine ne sut lui dire autre chose, sinon: «M. le comte, avez-vous été content du petit Laborde?»
—«Je n'ai vu dans le monde, disait M..., que des diners sans digestion, des soupers sans plaisirs, des conversations sans confiance, des liaisons sans amitié, et des coucheries sans amour.»
—Le curé de Saint-Sulpice étant allé voir madame de Mazarin pendant sa dernière maladie, pour lui faire quelques petites exhortations, elle lui dit en l'apercevant: «Ah! M. le curé, je suis enchantée de vous voir; j'ai à vous dire que le beurre de l'Enfant-Jésus n'est plus à beaucoup près si bon: c'est à vous d'y mettre ordre, puisque l'Enfant-Jésus est une dépendance de votre église.»
—Je disais à M. R...., misantrope plaisant, qui m'avait présenté un jeune homme de sa connaissance: «Votre ami n'a aucun usage du monde, ne sait rien de rien.—Oui, dit-il; et il est déjà triste, comme s'il savait tout.»
—M.... disait qu'un esprit sage, pénétrant et qui verrait la société telle qu'elle est, ne trouverait partout que de l'amertume. Il faut absolument diriger sa vue vers le côté plaisant, et s'accoutumer à ne regarder l'homme que comme un pantin, et la société comme la planche sur laquelle il saute. Dès-lors, tout change: l'esprit des différens états, la vanité particulière à chacun d'eux, ses différentes nuances dans les individus, les friponneries, etc., tout devient divertissant, et on conserve sa santé.
—«Ce n'est qu'avec beaucoup de peine, disait M...., qu'un homme de mérite se soutient dans le monde sans l'appui d'un nom, d'un rang, d'une fortune: l'homme qui a ces avantages y est, au contraire, soutenu comme malgré lui-même. Il y a, entre ces deux hommes, la différence qu'il y a du scaphandre au nageur.
—M.... me disait: «J'ai renoncé à l'amitié de deux hommes: l'un, parce qu'il ne m'a jamais parlé de lui; l'autre, parce qu'il ne m'a jamais parlé de moi.»
—On demandait au même, pourquoi les gouverneurs de province avaient plus de faste que le roi: «C'est, dit-il, que les comédiens de campagne chargent plus que ceux de Paris.»
—Un prédicateur de la ligue avait pris, pour texte de son sermon: Eripe nos, Domine, à luto fœcis, qu'il traduisait ainsi: «Seigneur, débourbonez-nous.»
—M...., intendant de province, homme fort ridicule, avait plusieurs personnes dans son salon, tandis qu'il était dans son cabinet dont la porte était ouverte. Il prend un air affairé; et, tenant des papiers à la main, il dicte gravement à son secrétaire: «Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes lettres verront (verront, un t à la fin), salut.» Le reste est de forme, dit-il, en remettant les papiers; et il passe dans la salle d'audience, pour livrer au public le grand homme occupé de tant de grandes affaires.
—M. de Montesquiou priait M. de Maurepas de s'intéresser à la prompte décision de son affaire, et de ses prétentions sur le nom de Fézenzac. M. de Maurepas lui dit: «Rien ne presse; M. le comte d'Artois a des enfans.» C'était avant la naissance du dauphin.
—Le régent envoya demander au président Daron la démission de sa place de premier président du parlement de Bordeaux. Celui-ci répondit qu'on ne pouvait lui ôter sa place, sans lui faire son procès. Le régent, ayant reçu la lettre, mit au bas: «Qu'à cela ne tienne,» et la renvoya pour réponse. Le président, connaissant le prince auquel il avait à faire, envoya sa démission.
—Un homme de lettres menait de front un poème et une affaire d'où dépendait sa fortune. On lui demandait comment allait son poème. «Demandez-moi plutôt, dit-il, comment va mon affaire. Je ne ressemble pas mal à ce gentilhomme qui, ayant une affaire criminelle, laissait croître sa barbe, ne voulant pas, disait-il, la faire faire avant de savoir si sa tête lui appartiendrait. Avant d'être immortel, je veux savoir si je vivrai.»
—M. de la Reynière, obligé de choisir entre la place d'administrateur des postes et celle de fermier-général, après avoir possédé ces deux places, dans lesquelles il avait été maintenu par le crédit des grands seigneurs qui soupaient chez lui, se plaignit à eux de l'alternative qu'on lui proposait, et qui diminuait de beaucoup son revenu. Un d'eux lui dit naïvement: «Eh, mon Dieu! cela ne fait pas une grande différence dans votre fortune. C'est un million à mettre à fond perdu; et nous n'en viendrons pas moins souper chez vous.»
—M...., provençal, qui a des idées assez plaisantes, me disait, à propos des rois et même des ministres, que, la machine étant bien montée, le choix des uns et des autres était indifférent: «Ce sont, disait-il, des chiens dans un tournebroche; il suffit qu'ils remuent les pattes pour que tout aille bien. Que le chien soit beau, qu'il ait de l'intelligence, ou du nez, ou rien du tout cela, la broche tourne, et le soupé sera toujours à peu près bon.»
—On faisait une procession avec la châsse de Sainte-Geneviève, pour obtenir de la sécheresse. A peine la procession fut-elle en route, qu'il commença à pleuvoir; sur quoi l'évêque de Castres dit plaisamment: «La sainte se trompe; elle croit qu'on lui demande de la pluie.»
—«Au ton qui règne depuis dix ans dans la littérature, disait M...., la célébrité littéraire me paraît une espèce de diffamation qui n'a pas encore tout à fait autant de mauvais effets que le carcan; mais cela viendra.»
—On venait de citer quelques traits de la gourmandise de plusieurs souverains. «Que voulez-vous, dit le bonhomme M. de Brequigny; que voulez-vous que fassent ces pauvres rois? Il faut bien qu'ils mangent.»
—On demandait à une duchesse de Rohan, à quelle époque elle comptait accoucher. «Je me flatte, dit-elle, d'avoir cet honneur dans deux mois.» L'honneur était d'accoucher d'un Rohan.
—Un plaisant, ayant vu exécuter en ballet, à l'Opéra, le fameux Qu'il mourût de Corneille, pria Noverre de faire danser les Maximes de La Rochefoucault.
—M. de Malesherbes disait à M. de Maurepas qu'il fallait engager le roi à aller voir la Bastille. «Il faut bien s'en garder, lui répondit M. de Maurepas; il ne voudrait plus y faire mettre personne.»
—Pendant un siége, un porteur d'eau criait dans la ville: «A six sous la voie d'eau!» Une bombe vient et emporte un de ses sceaux: «A douze sous le sceau d'eau! s'écrie le porteur sans s'étonner.»
—L'abbé de Molière était un homme simple et pauvre, étranger à tout, hors à ses travaux sur le système de Descartes; il n'avait point de valet, et travaillait dans son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tête par-dessus son bonnet, les deux côtés pendant à droite et à gauche. Un matin, il entend frapper à sa porte: «Qui va là?—Ouvrez....» Il tire un cordon et la porte s'ouvre. L'abbé de Molière, ne regardant point: «Qui êtes-vous?—Donnez-moi de l'argent.—De l'argent?—Oui, de l'argent.—Ah! j'entends: vous êtes un voleur?—Voleur ou non, il me faut de l'argent.—Vraiment oui, il vous en faut: eh bien! cherchez là dedans.....» Il tend le cou, et présente un des côtés de la culotte; le voleur fouille:—«Eh bien! il n'y a point d'argent?—Vraiment non; mais il y a ma clé.—Eh bien! cette clé...—Cette clé, prenez-la.—Je la tiens.—Allez-vous en à ce secrétaire; ouvrez....» Le voleur met la clé à un autre tiroir.—«Laissez donc, ne dérangez pas! ce sont mes papiers. Ventrebleu! finirez-vous? ce sont mes papiers: à l'autre tiroir, vous trouverez de l'argent.—Le voilà.—Eh bien! prenez. Fermez donc le tiroir...» Le voleur s'enfuit.—«M. le voleur, fermez donc la porte. Morbleu! il laisse la porte ouverte!.... Quel chien de voleur! il faut que je me lève par le froid qu'il fait! maudit voleur!» L'abbé saute en pied, va fermer la porte, et revient se remettre à son travail.
—M...., à propos des six mille ans de Moïse, disait, en considérant la lenteur des progrès des arts et l'état actuel de la civilisation: «Que veut-il qu'on fasse de ses six mille ans? Il en a fallu plus que cela pour savoir battre le briquet, et pour inventer les allumettes.»
—La comtesse de Bouflers disait au prince de Conti, qu'il était le meilleur des tyrans.
—Madame de Montmorin disait à son fils: «Vous entrez dans le monde; je n'ai qu'un conseil à vous donner, c'est d'être amoureux de toutes les femmes.»
—Une femme disait à M.... qu'elle le soupçonnait de n'avoir jamais perdu terre avec les femmes: «Jamais, lui dit-il, si ce n'est dans le ciel.» En effet, son amour s'accroissait toujours par la jouissance, après avoir commencé assez tranquillement.
—Du temps de M. de Machaut, on présenta au roi le projet d'une cour plénière, telle qu'on a voulu l'exécuter depuis. Tout fut réglé entre le roi, madame de Pompadour et les ministres. On dicta au roi les réponses qu'il ferait au premier président; tout fut expliqué dans un mémoire dans lequel on disait: «Ici le roi prendra un air sévère; ici le front du roi s'adoucira; ici le roi fera tel geste, etc.» Le mémoire existe.
—«Il faut, disait M..., flatter l'intérêt ou effrayer l'amour-propre des hommes: ce sont des singes qui ne sautent que pour des noix, ou bien dans la crainte du coup de fouet..»
—Madame de Créqui, parlant à la duchesse de Chaulnes de son mariage avec M. de Giac, après les suites désagréables qu'il a eues, lui dit qu'elle aurait dû les prévoir, et insista sur la distance des âges. «Madame, lui dit madame de Giac, apprenez qu'une femme de la cour n'est jamais vieille, et qu'un homme de robe est toujours vieux».
—M. de Saint-Julien, le père, ayant ordonné à son fils de lui donner la liste de ses dettes, celui-ci mit à la tête de son bilan soixante mille livres pour une charge de conseiller au parlement de Bordeaux. Le père indigné crut que c'était une raillerie, et lui en fit des reproches amers. Le fils soutint qu'il avait payé cette charge. «C'était, dit-il, lorsque je fis connaissance avec madame Tilaurier. Elle souhaitait d'avoir une charge de conseiller au parlement de Bordeaux pour son mari; et jamais, sans cela, elle n'aurait eu d'amitié pour moi; j'ai payé la place; et vous voyez, mon père, qu'il n'y a pas de quoi être en colère contre moi, et que je ne suis pas un mauvais plaisant.»
—Le comte d'Argenson, homme d'esprit, mais dépravé, et se jouant de sa propre honte, disait: «Mes ennemis ont beau faire, ils ne me culbuteront pas; il n'y a ici personne plus valet que moi.»
—M. de Boulainvilliers, homme sans esprit, très-vain, et fier d'un cordon bleu par charge, disait à un homme, en mettant ce cordon, pour lequel il avait acheté une place de cinquante mille écus: «Ne seriez vous pas bien aise d'avoir un pareil ornement?—Non, dit l'autre; mais je voudrais avoir ce qu'il vous coûte.»
—Le marquis de Chatelux, amoureux comme à vingt ans, ayant vu sa femme occupée, pendant tout un dîner, d'un étranger jeune et beau, l'aborda au sortir de table, et lui adressait d'humbles reproches; le marquis de Genlis lui dit: «Passez, passez, bonhomme, on vous a donné. (Formule usitée envers les pauvres qui redemandent l'aumône.)»
—M...., connu par son usage du monde, me disait que ce qui l'avait le plus formé, c'était d'avoir su coucher, dans l'occasion, avec des femmes de quarante ans, et écouter des vieillards de quatre-vingts.
—M.... disait que de courir après la fortune avec de l'ennui, des soins, des assiduités auprès des grands, en négligeant la culture de son esprit et de son âme, c'est pêcher au goujon avec un hameçon d'or.
—On sait quelle familiarité le roi de Prusse permettait à quelques-uns de ceux qui vivaient avec lui. Le général Quintus-Icilius était celui qui en profitait le plus librement. Le roi de Prusse, avant la bataille de Rosbac, lui dit que, s'il la perdait, il se rendrait à Venise, où il vivrait en exerçant la médecine. Quintus lui répondit: «Toujours assassin!»
—M. de Buffon s'environne de flatteurs et de sots qui le louent sans pudeur. Un homme avait dîné chez lui avec l'abbé Leblanc, M. de Juvigny et deux autres hommes de cette force. Le soir, il dit à soupé qu'il avait vu, dans le cœur de Paris, quatre huîtres attachées à un rocher. On chercha long-temps le sens de cette énigme, dont il donna enfin le mot.
—Pendant la dernière maladie de Louis XV, qui, dès les premiers jours, se présenta comme mortelle, Lorry, qui fut mandé avec Bordeu, employa, dans le détail des conseils qu'il donnait, le mot: Il faut. Le Roi, choqué de ce mot, répétait tout bas, et d'une voix mourante: Il faut! il faut!
—Voici une anecdote que j'ai ouï conter à M. de Clermont-Tonnerre sur le baron de Breteuil. Le baron, qui s'intéressait à M. de Clermont-Tonnerre, le grondait de ce qu'il ne se montrait pas assez dans le monde. «J'ai trop peu de fortune, répondit M. de Clermont.—Il faut emprunter: vous payerez avec votre nom.—Mais, si je meurs?—Vous ne mourrez pas.—Je l'espère; mais enfin, si cela arrivait?—Eh bien! vous mourriez avec des dettes, comme tant d'autres.—Je ne veux pas mourir banqueroutier.—Monsieur, il faut aller dans le monde: avec votre nom, vous devez arriver à tout. Ah! si j'avais eu votre nom!—Voyez à quoi il me sert.—C'est votre faute. Moi, j'ai emprunté; vous voyez le chemin que j'ai fait, moi qui ne suis qu'un pied-plat.» Ce mot fut répété deux ou trois fois, à la grande surprise de l'auditeur, qui ne pouvait comprendre qu'on parlât ainsi de soi-même.
—Cailhava qui, pendant toute la révolution, ne songeait qu'aux sujets de plaintes des auteurs contre les comédiens, se plaignait à un homme de lettres lié avec plusieurs membres de l'assemblée nationale, que le décret n'arrivait pas. Celui-ci lui dit: «Mais pensez-vous qu'il ne s'agisse ici que de représentations d'ouvrages dramatiques?—Non, répondit Cailhava; je sais bien qu'il s'agit aussi d'impression.»
—Quelque temps avant que Louis XV fût arrangé avec madame de Pompadour, elle courait après lui aux chasses. Le roi eut la complaisance d'envoyer à M. d'Étioles une ramure de cerf. Celui-ci la fit mettre dans sa salle à manger, avec ces mots: «Présent fait par le roi à M. d'Étioles.»
—Madame de Genlis vivait avec M. de Senevoi. Un jour qu'elle avait son mari à sa toilette, un soldat arrive, et lui demande sa protection auprès de M. de Senevoi, son colonel, auquel il demandait un congé. Madame de Genlis se fâche contre cet impertinent, dit qu'elle ne connaît M. de Senevoi que comme tout le monde, en un mot, refuse. M. de Genlis retient le soldat, et lui dit: «Va demander ton congé en mon nom; et, si Senevoi te le refuse, dis-lui que je lui ferai donner le sien.»
—M.... débitait souvent des maximes de roué, en fait d'amour; mais, dans le fond, il était sensible, et fait pour les passions. Aussi quelqu'un disait-il de lui: «Il a fait semblant d'être malhonnête, afin que les femmes ne le rebutent pas.»
—M. de Richelieu disait, au sujet du siège de Mahon par M. le duc de Crillon: «J'ai pris Mahon par une étourderie; et dans ce genre, M. de Crillon paraît en savoir plus que moi.»
—A la bataille de Rocoux ou de la Lawfeld, le jeune M. de Thyange eut son cheval tué sous lui, et lui-même fut jeté fort loin; cependant il n'en fut point blessé. Le maréchal de Saxe lui dit: «Petit Thyange, tu as eu une belle peur?—Oui, M. le maréchal, dit celui-ci; j'ai craint que vous ne fussiez blessé.»
—Voltaire disait, à propos de l'Anti-Machiavel du roi de Prusse: «Il crache au plat pour en dégoûter les autres.»
On faisait compliment à madame Denis de la façon dont elle venait de jouer Zaïre: «Il faudrait, dit-elle, être belle et jeune.—Ah! madame, reprit le complimenteur naïvement, vous êtes bien la preuve du contraire.»
—M. Poissonnier, le médecin, après son retour de Russie, alla à Ferney, et parla à M. de Voltaire de tout ce qu'il avait dit de faux et d'exagéré sur ce pays-là: «Mon ami, répondit naïvement Voltaire, au lieu de s'amuser à contredire, ils m'ont donné de bonnes pelisses, et je suis très-frileux.»
—Madame de Tencin disait que les gens d'esprit faisaient beaucoup de fautes en conduite, parce qu'ils ne croyaient jamais le monde assez bête, aussi bête qu'il l'est.
—Une femme avait un procès au parlement de Dijon. Elle vint à Paris, sollicita M. le garde des sceaux (1784) de vouloir bien écrire, en sa faveur, un mot qui lui ferait gagner un procès très-juste; le garde des sceaux la refusa. La comtesse Talleyrand prenait intérêt à cette femme; elle en parla au garde des sceaux: nouveau refus. Madame de Talleyrand en fit parler par la reine; autre refus. Madame de Talleyrand se souvint que le garde des sceaux caressait beaucoup l'abbé de Périgord, son fils; elle fit écrire par lui: refus très-bien tourné. Cette femme, désespérée, résolut de faire une tentative, et d'aller à Versailles. Le lendemain, elle part; l'incommodité de la voiture publique l'engage à descendre à Sèvres, et à faire le reste de la route à pied. Un homme lui offre de la mener par un chemin plus agréable et qui abrège; elle accepte, et lui conte son histoire. Cet homme lui dit: «Vous aurez demain ce que vous demandez.» Elle le regarde, et reste confondue. Elle va chez le garde des sceaux, est refusée encore, veut partir. L'homme l'engage à coucher à Versailles; et, le lendemain matin, lui apporte le papier qu'elle demandait. C'était un commis d'un commis, nommé M. Etienne.
—Le duc de la Vallière, voyant à l'Opéra la petite Lacour sans diamans, s'approche d'elle, et lui demande comment cela se fait. «C'est, lui dit-elle, que les diamans sont la croix de Saint-Louis de notre état». Sur ce mot, il devint amoureux fou d'elle. Il a vécu avec elle long-temps. Elle le subjuguait par les mêmes moyens qui réussirent à madame Dubarry près de Louis XV. Elle lui ôtait son cordon bleu, le mettait à terre, et lui disait: «Mets-toi à genoux là-dessus, vieille ducaille.»
—Un joueur fameux, nommé Sablière, venait d'être arrêté. Il était au désespoir, et disait à Beaumarchais, qui voulait l'empêcher de se tuer: «Moi, arrêté pour deux cents louis! abandonné par tous mes amis! C'est moi qui les ai formés, qui leur ai appris à friponner. Sans moi, que seraient B...., D...., N....? (Ils vivent tous). Enfin, monsieur, jugez de l'excès de mon avilissement: pour vivre, je suis espion de police.»
—Un banquier anglais, nommé Ser ou Sair, fut accusé d'avoir fait une conspiration pour enlever le roi (George III), et le transporter à Philadelphie. Amené devant ses juges, il leur dit: «Je sais très-bien ce qu'un roi peut faire d'un banquier, mais j'ignore ce qu'un banquier peut faire d'un roi.»
—On disait au satirique anglais Donne: «Tonnez sur les vices; mais ménagez les vicieux.—Comment, dit-il, condamner les cartes, et pardonner aux escrocs?»
—On demandait à M. de Lauzun ce qu'il répondrait à sa femme (qu'il n'avait pas vue depuis dix ans), si elle lui écrivait: «Je viens de découvrir que je suis grosse.» Il réfléchit, et répondit: «Je lui écrirais: je suis charmé d'apprendre que le ciel ait enfin béni notre union; soignez votre santé; j'irai vous faire ma cour ce soir.»
—Madame de H.... me racontait la mort de M. le duc d'Aumont. «Cela a tourné bien court, disait-elle; deux jours auparavant, M. Bouvard lui avait permis de manger, et le jour même de sa mort, deux heures avant la récidive de sa paralysie, il était comme à trente ans, comme il avait été toute sa vie; il avait demandé son perroquet, avait dit: Brossez ce fauteuil, voyons mes deux broderies nouvelles, enfin, toute sa tête, ses idées comme à l'ordinaire.»
—M...., qui, après avoir connu le monde, prit le parti de la solitude, disait, pour ses raisons, qu'après avoir examiné les conventions de la société dans le rapport qu'il y a de l'homme de qualité à l'homme vulgaire, il avait trouvé que c'était un marché d'imbécile et de dupe. «J'ai ressemblé, ajoutait-il, à un grand joueur d'échecs, qui se lasse de jouer avec des gens auxquels il faut donner la dame. On joue divinement, on se casse la tête, et on finit par gagner un petit écu.»
—Un courtisan disait, à la mort de Louis XIV: «Après la mort du roi, on peut tout croire.»
—J.-J. Rousseau passe pour avoir eu madame la comtesse de Bouflers, et même (qu'on me passe ce terme) pour l'avoir manquée: ce qui leur donna beaucoup d'humeur l'un contre l'autre. Un jour, on disait devant eux que l'amour du genre humain éteignait l'amour de la patrie. «Pour moi, dit-elle, je sais, par mon exemple, et je sens que cela n'est pas vrai; je suis très-bonne Française, et je ne m'intéresse pas moins au bonheur de tous les peuples.—Oui, je vous entends, dit Rousseau, vous êtes Française par votre buste, et cosmopolite du reste de votre personne.»
—La maréchale de Noailles, actuellement vivante (1780), est une mystique, comme madame Guyon, à l'esprit près. Sa tête s'était montée au point d'écrire à la vierge. Sa lettre fut mise dans le tronc de l'église Saint-Roch; et la réponse à cette lettre fut faite par un prêtre de cette paroisse. Ce manége dura long-temps: le prêtre fut découvert et inquiété; mais on assoupit cette affaire.
—Un jeune homme avait offensé le complaisant d'un ministre. Un ami, témoin de la scène, lui dit, après le départ de l'offensé: «Apprenez qu'il vaudrait mieux avoir offensé le ministre même, que l'homme qui le suit dans sa garde-robe.»
—Une des maîtresses de M. le régent lui ayant parlé d'affaires dans un rendez-vous, il parut l'écouter avec attention: «Croyez-vous, lui répondit-il, que le chancelier soit une bonne jouissance?»
—M. de...., qui avait vécu avec des princesses, me disait: «Croyez-vous que M. de L.... ait madame de S...?» Je lui répondis: «Il n'en a pas même la prétention; il se donne pour ce qu'il est, pour un libertin, un homme qui aime les filles par-dessus tout.—Jeune homme, me répondit-il, n'en soyez pas la dupe; c'est avec cela qu'on a des reines.»
—M. de Stainville, lieutenant-général, venait de faire enfermer sa femme. M. de Vaubecourt, maréchal de camp, sollicitait un ordre pour faire enfermer la sienne. Il venait d'obtenir l'ordre, et sortait de chez le ministre avec un air triomphant. M. de Stainville, qui crut qu'il venait d'être nommé lieutenant-général, lui dit devant beaucoup de monde: «Je vous félicite, vous êtes sûrement des nôtres.»
—L'Écluse, celui qui a été à la tête des Variétés amusantes, racontait que, tout jeune et sans fortune, il arriva à Lunéville, où il obtint la place de dentiste du roi Stanislas, précisément le jour où le roi perdit sa dernière dent.
—On assure que Madame de Montpensier, ayant été quelquefois obligée, pendant l'absence de ses dames, de se faire remettre un soulier par quelqu'un de ses pages, lui demandait s'il n'avait pas eu quelque tentation. Le page répondait qu'oui. La princesse, trop honnête pour profiter de cet aveu, lui donnait quelques louis pour le mettre en état d'aller chez quelque fille perdre la tentation dont elle était la cause.
—M. de Marville disait qu'il ne pouvait y avoir d'honnête homme à la police, que le lieutenant de police tout au plus.
—Quand le duc de Choiseul était content d'un maître de poste par lequel il avait été bien mené, ou dont les enfants étaient jolis, il lui disait: «Combien paie-t-on? Est-ce poste ou poste et demie, de votre demeure à tel endroit?—Poste, monseigneur.—Eh bien! il y aura désormais poste et demie.» La fortune du maître de poste était faite.
—Madame de Prie, maîtresse du régent, dirigée par son père, un traitant, nommé, je crois, Pleneuf, avait fait un accaparement de blé, qui avait mis le peuple au désespoir, et enfin causé un soulèvement. Une compagnie de mousquetaires reçut ordre d'aller appaiser le tumulte; et leur chef, M. d'Avejan, avait dans ses instructions de tirer sur la canaille: c'est ainsi qu'on désignait le peuple en France. Cet honnête homme se fit une peine de faire feu sur ses concitoyens; et voici comme il s'y prit pour remplir sa commission. Il fit faire tous les apprêts d'une salve de mousqueterie; et avant de dire: tirez, il s'avança vers la foule, tenant d'une main son chapeau, et de l'autre l'ordre de la cour. «Messieurs, dit-il, mes ordres portent de tirer sur la canaille. Je prie tous les honnêtes gens de se retirer, avant que j'ordonne de faire feu.» Tout s'enfuit et disparut.
—C'est un fait connu que la lettre du roi, envoyée à M. de Maurepas, avait été écrite pour M. de Machault. On sait quel intérêt particulier fit changer cette disposition; mais ce qu'on ne sait point, c'est que M. de Maurepas escamota, pour ainsi dire, la place qu'on croit qui lui avait été offerte. Le roi ne voulait que causer avec lui; et à la fin de la conversation, M. de Maurepas lui dit: «Je développerai mes idées demain au conseil.» On assure aussi que, dans cette même conversation, il avait dit au roi: «Votre majesté me fait donc premier ministre?—Non, dit le roi, ce n'est point du tout mon intention.—J'entends, dit M. de Maurepas, votre majesté veut que je lui apprenne à s'en passer.»
—On disputait, chez madame de Luxembourg, sur ces vers de l'abbé Delille:
Et ces deux grands débris se consolaient entre eux.
On annonce le bailly de Breteuil et madame de La Reinière. «Le vers est bon, dit la maréchale.»
—M...., m'ayant développé ses principes sur la société, sur le gouvernement, sa manière de voir les hommes et les choses, qui me sembla triste et affligeante, je lui en fis la remarque, et j'ajoutai qu'il devait être malheureux. Il me répondit, qu'en effet il l'avait été assez long-temps; mais que ces idées n'avaient plus rien d'effrayant pour lui. «Je ressemble, continua-t-il, aux Spartiates, à qui l'on donnait pour lit des bancs épineux, dont il ne leur était permis de briser les épines qu'avec leur corps, opération après laquelle leur lit leur paraissait très-supportable.»
—Un homme de qualité se marie sans aimer sa femme, prend une fille d'opéra qu'il quitte en disant: «C'est comme ma femme;» prend une femme honnête pour varier, et quitte celle-ci en disant: «C'est comme une telle;» ainsi de suite.
—Des jeunes gens de la cour soupaient chez M. de Conflans. On débute par une chanson libre, mais sans excès d'indécence; M. de Fronsac[3], sur-le-champ, se met à chanter des couplets abominables, qui étonnèrent même la bande joyeuse. M. de Conflans interrompit le silence universel, en disant: «Que diable! Fronsac? il y a dix bouteilles de vin de Champagne entre cette chanson et la première.»
—Madame du Deffant, étant petite fille, et au couvent, y prêchait l'irréligion à ses petites camarades. L'abbesse fit venir Massillon, à qui la petite exposa ses raisons. Massillon se retira, en disant: «Elle est charmante!» L'abbesse, qui mettait de l'importance à tout cela, demanda à l'évêque quel livre il fallait lire à cet enfant. Il réfléchit une minute, et il répondit: «Un catéchisme de cinq sous.» On ne put en tirer autre chose.
—L'abbé Baudeau disait de M. Turgot, que c'était un instrument d'une trempe excellente, mais qui n'avait pas de manche.
—Le prétendant, retiré à Rome, vieux et tourmenté de la goutte, criait dans ses accès: Pauvre roi! pauvre roi! Un Français voyageur, qui allait souvent chez lui, lui dit qu'il s'étonnait de n'y pas voir d'Anglais. «Je sais pourquoi, répondit-il; ils s'imaginent que je me ressouviens de ce qui s'est passé. Je les verrais encore avec plaisir. J'aime mes sujets, moi.»
—M. de Barbançon, qui avait été très-beau, possédait un très-joli jardin que madame la duchesse de La Vallière alla voir. Le propriétaire, alors très-vieux et très-goutteux, lui dit qu'il avait été amoureux d'elle à la folie. Madame de La Vallière lui répondit: «Hélas! mon Dieu, que ne parliez-vous? vous m'auriez eue comme les autres.»
—L'abbé Fraguier perdit un procès qui avait duré vingt ans. On lui faisait remarquer toutes les peines que lui avait causées un procès qu'il avait fini par perdre. «Oh! dit-il, je l'ai gagné tous les soirs pendant vingt ans.» Ce mot est très-philosophique, et peut s'appliquer à tout. Il explique comment on aime la coquette: elle vous fait gagner votre procès pendant six mois, pour un jour où elle vous le fait perdre.
—Madame Dubarri, étant à Luciennes, eut la fantaisie de voir le Val, maison de M. de Beauveau. Elle fit demander à celui-ci si cela ne déplairait pas à madame de Beauveau. Madame de Beauveau crut plaisant de s'y trouver et d'en faire les honneurs. On parla de ce qui s'était passé sous Louis XV. Madame Dubarri se plaignit de différentes choses qui semblaient faire voir qu'on haïssait sa personne. «Point du tout, dit madame de Beauveau, nous n'en voulions qu'à votre place.» Après cet aveu naïf, on demanda à madame Dubarri si Louis XV ne disait pas beaucoup de mal d'elle (madame de Beauveau) et de madame de Grammont.—«Oh! beaucoup.—Eh bien! quel mal, de moi, par exemple?—De vous, madame? que vous étiez hautaine, intrigante; que vous meniez votre mari par le nez.» M. de Beauveau était présent; on se hâta de changer de conversation.
—M. de Maurepas et M. de Saint-Florentin, tous deux ministres dans le temps de madame de Pompadour, firent un jour, par plaisanterie, la répétition du compliment de renvoi qu'ils prévoyaient que l'un ferait un jour à l'autre. Quinze jours après cette facétie, M. de Maurepas entre un jour chez M. de Saint-Florentin, prend un air triste et grave, et vient lui demander sa démission. M. de Saint-Florentin paraissait en être la dupe, lorsqu'il fut rassuré par un éclat de rire de M. de Maurepas. Trois semaines après, arriva le tour de celui-ci, mais sérieusement. M. de Saint-Florentin entre chez lui, et, se rappelant le commencement de la harangue de M. de Maurepas, le jour de sa facétie, il répéta ses propres mots. M. de Maurepas crut d'abord que c'était une plaisanterie; mais, voyant que l'autre parlait tout de bon: «Allons, dit-il, je vois bien que vous ne me persifflez pas; vous êtes un honnête homme; je vais vous donner ma démission.»
—L'abbé Maury, tâchant de faire conter à l'abbé de Beaumont, vieux et paralytique, les détails de sa jeunesse et de sa vie: «L'abbé, lui dit celui-ci, vous me prenez mesure;» indiquant qu'il cherchait des matériaux pour son éloge à l'académie.
—D'Alembert se trouva chez Voltaire avec un célèbre professeur de droit à Genève. Celui-ci, admirant l'universalité de Voltaire, dit à d'Alembert: «Il n'y a qu'en droit public que je le trouve un peu faible.—Et moi, dit d'Alembert, je ne le trouve un peu faible qu'en géométrie.»
—Madame de Maurepas avait de l'amitié pour le comte Lowendal (fils du maréchal); et celui-ci, à son retour de Saint-Domingue, bien fatigué du voyage, descendit chez elle. «Ah! vous voilà, cher comte, dit elle; vous arrivez bien à propos; il nous manque un danseur, et vous nous êtes nécessaire.» Celui-ci n'eut que le temps de faire une courte toilette et dansa.
—M. de Calonne, au moment où il fut renvoyé, apprit qu'on offrait sa place à M. de Fourqueux, mais que celui-ci balançait à l'accepter. «Je voudrais qu'il la prît, dit l'ex-ministre: il était ami de M. Turgot, il entrerait dans mes plans.—Cela est vrai,» dit Dupont, lequel était fort ami de M. de Fourqueux; et il s'offrit pour aller l'engager à accepter la place. M. de Calonne l'y envoie. Dupont revient une heure après, criant: «Victoire! victoire! nous le tenons, il accepte.» M. de Calonne pensa crever de rire.
—L'archevêque de Toulouse a fait avoir à M. de Cadignan quarante mille livres de gratification pour les services qu'il avait rendus à la province. Le plus grand était d'avoir eu sa mère, vieille et laide, madame de Loménie.
—Le comte de Saint-Priest, envoyé en Hollande, et retenu à Anvers huit ou quinze jours, après lesquels il est revenu à Paris, a eu pour son voyage quatre-vingt mille livres, dans le moment même où l'on multipliait les suppressions de places, d'emplois, de pensions, etc.
—Le vicomte de Saint-Priest, intendant de Languedoc pendant quelque temps, voulut se retirer, et demanda à M. de Calonne une pension de dix mille livres. «Que voulez-vous faire de dix mille livres, dit celui-ci?» et il fit porter la pension à vingt mille. Elle est du petit nombre de celles qui ont été respectées, à l'époque du retranchement des pensions, par l'archevêque de Toulouse, qui avait fait plusieurs parties de filles avec le vicomte de Saint-Priest.
—M...... disait, à propos de madame de...: «J'ai cru quelle me demandait un fou, et j'étais prêt de le lui donner; mais elle me demandait un sot, et je le lui ai refusé net.»
M.... disait, à propos des sottises ministérielles et ridicules: «Sans le gouvernement, on ne rirait plus en France.»
—«En France, disait M...., il faut purger l'humeur mélancolique et l'esprit patriotique. Ce sont deux maladies contre-nature dans le pays qui se trouve entre le Rhin et les Pyrénées; et quand un Français se trouve atteint de l'un de ces deux maux, il a tout à craindre pour lui.»
—Il a plu un moment à madame la duchesse de Grammont de dire que M. de Liancourt avait autant d'esprit que M. de Lauzun. M. de Créqui rencontre celui-ci, et lui dit: «Tu dînes aujourd'hui chez moi.—Mon ami, cela m'est impossible.—Il le faut; et d'ailleurs tu y es intéressé.—Comment?—Liancourt y dîne: on lui donne ton esprit; il ne s'en sert point; il te le rendra.»
—On disait de J.-J. Rousseau: «C'est un hibou.—Oui, dit quelqu'un, mais c'est celui de Minerve; et quand je sors du Devin du Village, j'ajouterais déniché par les Grâces.»
—Deux femmes de la cour, passant sur le Pont-Neuf, virent, en deux minutes, un moine et un cheval blanc; une des deux, poussant l'autre du coude, lui dit: «Pour la catin, vous et moi nous n'en sommes pas en peine[4].»
—Le prince de Conti actuel s'affligeait de ce que le comte d'Artois venait d'acquérir une terre auprès de ses cantons de chasses: on lui fit entendre que les limites étaient bien marquées, qu'il n'y avait rien à craindre pour lui, etc. Le prince de Conti interrompit le harangueur, en lui disant: «Vous ne savez pas ce que c'est que les princes!»
—M.... disait que la goutte ressemblait aux bâtards des princes, qu'on baptise le plus tard qu'on peut.
—M.... disait à M. de Vaudreuil, dont l'esprit est droit et juste, mais encore livré à quelques illusions: «Vous n'avez pas de taie dans l'œil, mais il y a un peu de poussière sur votre lunette.»
—M. de B... disait qu'on ne dit point à une femme à trois heures, ce qu'on lui dit à six; à six, ce qu'on lui dit à neuf, à minuit, etc. Il ajoutait que le plein midi a une sorte de sévérité. Il prétendait que son ton de conversation avec madame de.... était changé, depuis qu'elle avait changé en cramoisi le meuble de son cabinet qui était bleu.
—J.-J. Rousseau, étant à Fontainebleau, à la représentation de son Devin du Village, un courtisan l'aborda, et lui dit poliment: «Monsieur, permettez-vous que je vous fasse mon compliment?—Oui, monsieur, dit Rousseau, s'il est bien.» Le courtisan s'en alla. On dit à Rousseau: «Mais, y songez-vous? quelle réponse vous venez de faire!»—Fort bonne, dit Rousseau; connaissez-vous rien de pire qu'un compliment mal fait?»
—M. de Voltaire, étant à Potsdam, un soir après souper, fit un portrait d'un bon roi en contraste avec celui d'un tyran; et s'échauffant par degrés, il fit une description épouvantable des malheurs dont l'humanité était accablée sous un roi despotique, conquérant, etc. Le roi de Prusse ému laisse tomber quelques larmes. «Voyez, voyez! s'écria M. de Voltaire, il pleure, le tigre!»
—On sait que M. de Luynes, ayant quitté le service pour un soufflet qu'il avait reçu sans en tirer vengeance, fut fait bientôt après archevêque de Sens. Un jour qu'il avait officié pontificalement, un mauvais plaisant prit sa mitre, et l'écartant des deux côtés: «C'est singulier, dit-il, comme cette mitre ressemble à un soufflet.»
—Fontenelle avait été refusé trois fois de l'académie, et le racontait souvent. Il ajoutait: «J'ai fait cette histoire à tous ceux que j'ai vus s'affliger d'un refus de l'académie, et je n'ai consolé personne.»
—A propos des choses de ce bas monde, qui vont de mal en pis, M... disait: «J'ai lu quelque part, qu'en politique il n'y avait rien de si malheureux pour les peuples, que les règnes trop longs. J'entends dire que Dieu est éternel; tout est dit.»
—C'est une remarque très-fine et très-judicieuse de M..., que quelqu'importuns, quelqu'insupportables que nous soient les défauts des gens avec qui nous vivons, nous ne laissons pas d'en prendre une partie: être la victime de ces défauts étrangers à notre caractère, n'est pas même un préservatif contre eux.
—J'ai assisté hier à une conversation philosophique entre M. D..... et M. L......, où un mot m'a frappé. M. D..... disait: «Peu de personnes et peu de choses m'intéressent; mais rien ne m'intéresse moins que moi.» M. L..... lui répondit: «N'est-ce point par la même raison? et l'un n'explique-t-il pas l'autre?—Cela est très-bien ce que vous dites-là, reprit froidement M. D.....; mais je vous dis le fait. J'ai été amené là par degrés: en vivant et en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze.»
—C'est une anecdote connue en Espagne, que le comte d'Aranda reçut un soufflet du prince des Asturies (aujourd'hui roi). Ce fait se passa à l'époque où il fut envoyé ambassadeur en France.
—Dans ma première jeunesse, j'eus occasion d'aller voir dans la même journée M. Marmontel et M. d'Alembert. J'allai le matin chez M. Marmontel, qui demeurait alors chez madame Geoffrin; je frappe, en me trompant de porte; je demande M. Marmontel; le suisse me répond: «M. de Montmartel ne demeure plus dans ces quartiers-ci»; et il me donna son adresse. Le soir, je vais chez M. d'Alembert, rue Saint-Dominique. Je demande l'adresse à un suisse, qui me dit: «M. Staremberg, ambassadeur de Venise? La troisième porte...—Non, M. d'Alembert, de l'académie française.—Je ne connais pas.»
—M. Helvétius, dans sa jeunesse, était beau comme l'amour. Un soir qu'il était assis dans le foyer et fort tranquille, quoiqu'auprès de mademoiselle Gaussin, un célèbre financier vint dire à l'oreille de cette actrice, assez haut pour qu'Helvétius l'entendît: «Mademoiselle, vous serait-il agréable d'accepter six cents louis, en échange de quelques complaisances? Monsieur, répondit-elle assez haut pour être entendue aussi, et en montrant Helvétius, je vous en donnerai deux cents, si vous voulez venir demain matin chez moi avec cette figure-là.»
—La duchesse de Fronsac, jeune et jolie, n'avait point eu d'amans, et l'on s'en étonnait; une autre femme, voulant rappeler qu'elle était rousse, et que cette raison avait pu contribuer à la maintenir dans sa tranquille sagesse, dit: «Elle est comme Samson, sa force est dans ses cheveux.»
—Madame Brisard, célèbre par ses galanteries, étant à Plombières, plusieurs femmes de la cour ne voulaient point la voir. La duchesse de Gisors était du nombre; et, comme elle était très-dévote, les amis de madame Brisard comprirent que, si madame de Gisors la recevait, les autres n'en feraient aucune difficulté. Ils entreprirent cette négociation et réussirent. Comme madame Brisard était aimable, elle plut bientôt à la dévote, et elles en vinrent à l'intimité. Un jour, madame de Gisors lui fit entendre que, tout en concevant très-bien qu'on eût une faiblesse, elle ne comprenait pas qu'une femme vînt à multiplier à un certain point le nombre de ses amans. «Hélas! lui dit madame Brisard, c'est qu'à chaque fois j'ai cru que celui-là serait le dernier.»
—Le régent voulait aller au bal, et n'y être pas reconnu: «J'en sais un moyen, dit l'abbé Dubois»; et, dans le bal, il lui donna des coups de pied dans le derrière. Le régent, qui les trouva trop forts, lui dit: «L'abbé, tu me déguises trop.»
—C'est une chose remarquable que Molière, qui n'épargnait rien, n'a pas lancé un seul trait contre les gens de finance. On dit que Molière et les auteurs comiques du temps eurent là-dessus des ordres de Colbert.
—Un énergumène de gentilhommerie, ayant observé que le contour du château de Versailles était empuanti d'urine, ordonna à ses domestiques et à ses vassaux de venir lâcher de l'eau autour de son château.
—La Fontaine, entendant plaindre le sort des damnés au milieu du feu de l'enfer, dit: «Je me flatte qu'ils s'y accoutument, et qu'à la fin ils sont là comme le poisson dans l'eau.»
—Madame de Nesle avait M. de Soubise. M. de Nesle, qui méprisait sa femme, eut un jour une dispute avec elle en présence de son amant; il lui dit: «Madame, on sait bien que je vous passe tout; je dois pourtant vous dire que vous avez des fantaisies trop dégradantes, que je ne vous passerai pas: telle est celle que vous avez pour le perruquier de mes gens, avec lequel je vous ai vue sortir et rentrer chez vous.» Après quelques menaces, il sortit, et la laissa avec M. de Soubise, qui la souffleta, quoiqu'elle pût dire. Le mari alla ensuite conter ce bel exploit, ajoutant que l'histoire du perruquier était fausse, se moquant de M. de Soubise qui l'avait crue, et de sa femme qui avait été souffletée.
—On a dit, sur le résultat du conseil de guerre tenu à Lorient pour juger l'affaire de M. de Grasse: L'armée innocentée, le général innocent, le ministre hors de cour, le roi condamné aux dépens. Il faut savoir que ce conseil coûta au roi quatre millions, et qu'on prévoyait la chute de M. de Castries.
—On répétait cette plaisanterie devant une assemblée de jeunes gens de la cour. Un d'eux, enchanté jusqu'à l'ivresse, dit en levant les mains après un instant de silence et avec un air profond: «Comment ne serait-on pas charmé des grands événemens, des bouleversemens même qui font dire de si jolis mots?» On suivit cette idée, on repassa les mots, les chansons faites sur tous les désastres de la France. La chanson sur la bataille d'Hochstet fut trouvée mauvaise, et quelques-uns dirent à ce sujet: «Je suis fâché de la perte de cette bataille, la chanson ne vaut rien.»
—Il s'agissait de corriger Louis XV, jeune encore, de l'habitude de déchirer les dentelles de ses courtisans; M. de Maurepas s'en chargea. Il parut devant le roi avec les plus belles dentelles du monde; le roi s'approche, et lui en déchire une; M. de Maurepas froidement déchire celle de l'autre main, et dit simplement: «Cela ne m'a fait nul plaisir.» Le roi surpris devint rouge, et depuis ce temps ne déchira plus de dentelles.
—Beaumarchais, qui s'était laissé maltraiter par le duc de Chaulnes sans se battre avec lui, reçut un défi de M. de La Blache. Il lui répondit: «J'ai refusé mieux.»
—M......, pour peindre d'un seul mot la rareté des honnêtes gens, me disait que, dans la société, l'honnête homme est une variété de l'espèce humaine.
—Louis XV pensait qu'il fallait changer l'esprit de la nation, et causait, sur les moyens d'opérer ce grand effet, avec M. Bertin (le petit ministre), lequel demanda gravement du temps pour y rêver. Le résultat de son rêve, c'est-à-dire, de ses réflexions, fut qu'il serait à souhaiter que la nation fût animée de l'esprit qui règne à la Chine. Et c'est cette belle idée qui a valu au public la collection intitulée: Histoire de la Chine, ou Annales des Chinois.
—M. de Sourches, petit fat, hideux, le teint noir, et ressemblant à un hibou, dit un jour en se retirant: «Voilà la première fois, depuis deux ans, que je vais coucher chez moi.» L'évêque d'Agde, se retournant et voyant cette figure, lui dit en le regardant: «Monsieur perche apparemment?»
—M. de R. venait de lire dans une société trois ou quatre épigrammes contre autant de personnes dont aucune n'était vivante. On se tourna vers M. de....., comme pour lui demander s'il n'en avait pas quelques-unes dont il pût régaler l'assemblée. «Moi! dit-il naïvement: tout mon monde vit, je ne puis vous rien dire.»
—Plusieurs femmes s'élèvent dans le monde au-dessus de leur rang, donnent à souper aux grands seigneurs, aux grandes dames, reçoivent des princes, des princesses, qui doivent cette considération à la galanterie. Ce sont, en quelque sorte, des filles avouées par les honnêtes gens, et chez lesquelles on va, comme en vertu de cette convention tacite, sans que cela signifie quelque chose et tire le moins du monde à conséquence. Telles ont été, de nos jours, madame Brisard, madame Caze et tant d'autres.
—M. de Fontenelle, âgé de quatre-vingt-dix-sept ans, venant de dire à madame Helvétius, jeune, belle et nouvellement mariée, mille choses aimables et galantes, passa devant elle pour se mettre à table, ne l'ayant pas aperçue. «Voyez, lui dit madame Helvétius, le cas que je dois faire de vos galanteries; vous passez devant moi sans me regarder.—Madame, dit le vieillard, si je vous eusse regardée, je n'aurais pas passé.»
—Dans les dernières années du règne de Louis XV, le roi étant à la chasse, et ayant peut-être de l'humeur contre madame Dubarri, s'avisa de dire un mot contre les femmes; le maréchal de Noailles se répandit en invectives contre elles, et dit que, quand on avait fait d'elles ce qu'il faut en faire, elles n'étaient bonnes qu'à renvoyer. Après la chasse, le maître et le valet se retrouvèrent chez madame Dubarri, à qui M. de Noailles dit mille jolies choses. «Ne le croyez pas, dit le roi.» Et alors il répéta ce qu'avait dit le maréchal à la chasse. Madame Dubarri se mit en colère, et le maréchal lui répondit: «Madame, à la vérité, j'ai dit cela au roi; mais c'était à propos des dames de Saint-Germain, et non pas de celles de Versailles.» Les dames de Saint-Germain étaient sa femme, madame de Tessé, madame de Duras, etc. Cette anecdote m'a été contée par le maréchal de Duras, témoin oculaire.
—Le duc de Lauzun disait: «J'ai souvent de vives disputes avec M. de Calonne; mais, comme ni l'un ni l'autre nous n'avons de caractère, c'est à qui se dépêchera de céder; et celui de nous deux qui trouve la plus jolie tournure pour battre en retraite, est celui qui se retire le premier.»
—Le roi Stanislas venait d'accorder des pensions à plusieurs ex-jésuites; M. de Tressan lui dit: «Sire, votre majesté ne fera-t-elle rien pour la famille de Damiens, qui est dans la plus profonde misère?»
—Fontenelle, âgé de quatre-vingts ans, s'empressa de relever l'éventail d'une femme jeune et belle, mais mal élevée, qui reçut sa politesse dédaigneusement. «Ah! madame, lui dit-il, vous prodiguez bien vos rigueurs.»
—M. de Brissac, ivre de gentilhommerie, désignait souvent Dieu par cette phrase: «Le gentilhomme d'en haut.»
—M.... disait que d'obliger, rendre service, sans y mettre toute la délicatesse possible, était presque peine perdue. Ceux qui y manquent n'obtiennent jamais le cœur, et c'est lui qu'il faut conquérir. Ces bienfaiteurs maladroits ressemblent à ces généraux qui prennent une ville, en laissant la garnison se retirer dans la citadelle, et qui rendent ainsi leur conquête presqu'inutile.
—M. Lorri, médecin, racontait que Mme de Sully, étant indisposée, l'avait appelé et lui avait conté une insolence de Bordeu, lequel lui avait dit: «Votre maladie vient de vos besoins; voilà un homme.» Et en même temps il se présenta dans un état peu décent. Lorri excusa son confrère, et dit à madame de Sully force galanteries respectueuses. Il ajoutait: «Je ne sais ce qui est arrivé depuis; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'après m'avoir rappelé une fois, elle reprit Bordeu.»
—L'abbé Arnaud avait tenu autrefois sur ses genoux une petite fille, devenue depuis madame Dubarri. Un jour elle lui dit qu'elle voulait lui faire du bien; elle ajouta: «Donnez-moi un mémoire. Un mémoire! lui dit-il; il est tout fait; le voici: je suis l'abbé Arnaud.»
—Le curé de Bray, ayant passé trois ou quatre fois de la religion catholique à la religion protestante, et ses amis s'étonnant de cette indifférence: «Moi, indifférent! dit le curé; moi, inconstant! rien de tout cela, au contraire, je ne change point; je veux être curé de Bray.»
—Le chevalier de Montbarey avait vécu dans je ne sais quelle ville de province; et, à son retour, ses amis le plaignaient de la société qu'il avait eue. «C'est ce qui vous trompe, répondit-il; la bonne compagnie de cette ville y est comme par tout, et la mauvaise y est excellente.»
—Un paysan partagea le peu de biens qu'il avait entre ses quatre fils, et alla vivre tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. On lui dit, à son retour d'un de ses voyages chez ses enfans: «Eh bien! comment vous ont-ils reçu? comment vous ont-ils traité?—Ils m'ont traité, dit-il, comme leur enfant.» Ce mot paraît sublime dans la bouche d'un père tel que celui-ci.»
—Dans une société où se trouvait M. de Schwalow, ancien amant de l'impératrice Elisabeth, on voulait savoir quelque fait relatif à la Russie. Le bailli de Chabrillant dit: «M. de Schwalow, dites-nous cette histoire; vous devez la savoir, vous qui étiez le Pompadour de ce pays-là.»
—Le comte d'Artois, le jour de ses noces, prêt à se mettre à table, et environné de tous ses grands officiers et de ceux de madame la comtesse d'Artois, dit à sa femme, de façon que plusieurs personnes l'entendirent: «Tout ce monde que vous voyez, ce sont nos gens.» Ce mot a couru; mais c'est le millième; et cent mille autres pareils n'empêcheront jamais la noblesse française de briguer en foule les emplois où l'on fait exactement la fonction de valet.
—«Pour juger de ce que c'est que la noblesse, disait M..., il suffit d'observer que M. le prince de Turenne, actuellement vivant, est plus noble que M. de Turenne, et que le marquis de Laval est plus noble que le connétable de Montmorenci.
—M. de..., qui voyait la source de la dégradation de l'espèce humaine, dans l'établissement de la secte nazaréenne et dans la féodalité, disait que, pour valoir quelque chose, il fallait se défranciser et se débaptiser, et devenir Grec ou Romain par l'âme.
—Le roi de Prusse demandait à d'Alembert s'il avait vu le roi de France. «Oui, sire, dit celui-ci, en lui présentant mon discours de réception à l'académie française.—Eh bien! reprit le roi de Prusse, que vous a-t-il dit?—Il ne m'a pas parlé, sire.—A qui donc parle-t-il, poursuivit Frédéric?»
—C'est un fait certain et connu des amis de M. d'Aiguillon, que le roi ne l'a jamais nommé ministre des affaires étrangères; ce fut madame Dubarri qui lui dit: «Il faut que tout ceci finisse, et je veux que vous alliez demain matin remercier le roi de vous avoir nommé à la place.» Elle dit au roi: «M. d'Aiguillon ira demain vous remercier de sa nomination à la place de secrétaire d'état des affaires étrangères.» Le roi ne dit mot. M. d'Aiguillon n'osait pas y aller: madame Dubarri le lui ordonna: il y alla. Le roi ne lui dit rien, et M. d'Aiguillon entra en fonction sur-le-champ.
—M. Amelot, ministre de Paris, homme excessivement borné, disait à M. Bignon: «Achetez beaucoup de livres pour la bibliothèque du roi, que nous ruinions ce Necker.» Il croyait que trente ou quarante mille francs de plus feraient une grande affaire.
—M.... faisant sa cour au prince Henri, à Neufchâtel, lui dit que les Neufchâtelois adoraient le roi de Prusse. «Il est fort simple, dit le prince, que les sujets aiment un maître qui est à trois cents lieues d'eux.»
—L'abbé Raynal dînant à Neufchâtel avec le prince Henri, s'empara de la conversation, et ne laissa point au prince le moment de placer un mot. Celui-ci, pour obtenir audience, fit semblant de croire que quelque chose tombait du plancher et profita du silence pour parler à son tour.
—Le roi de Prusse causant avec d'Alembert, il entra chez le roi un de ses gens du service domestique, homme de la plus belle figure qu'on pût voir; d'Alembert en parut frappé. «C'est, dit le roi, le plus bel homme de mes états: il a été quelque temps mon cocher; et j'ai eu une tentation bien violente de l'envoyer ambassadeur en Russie.»
—Quelqu'un disait que la goutte est la seule maladie qui donne de la considération dans le monde. «Je le crois bien, répondit M......., c'est la croix de Saint-Louis de la galanterie.»
—M. de la Reynière devoit épouser mademoiselle de Jarinte, jeune et aimable. Il revenait de la voir, enchanté du bonheur qui l'attendait, et disait à M. de Malesherbes, son beau-frère: «Ne pensez-vous pas en effet que mon bonheur sera parfait?—Cela dépend de quelques circonstances.—Comment! que voulez-vous dire?—Cela dépend du premier amant qu'elle aura.»
—Diderot était lié avec un mauvais sujet qui, par je ne sais quelle mauvaise action récente, venait de perdre l'amitié d'un oncle, riche chanoine, qui voulait le priver de sa succession. Diderot va voir l'oncle, prend un air grave et philosophique, prêche en faveur du neveu, et essaie de remuer la passion et de prendre le ton pathétique. L'oncle prend la parole, et lui conte deux ou trois indignités de son neveu. «Il a fait pis que tout cela, reprend Diderot.—Et quoi? dit l'oncle.—Il a voulu vous assassiner un jour dans la sacristie, au sortir de votre messe; et c'est l'arrivée de deux ou trois personnes qui l'en a empêché.—Cela n'est pas vrai, s'écria l'oncle; c'est une calomnie.—Soit, dit Diderot; mais, quand cela serait vrai, il faudrait encore pardonner à la vérité de son repentir, à sa position et aux malheurs qui l'attendent, si vous l'abandonnez.»
—Parmi cette classe d'hommes nés avec une imagination vive et une sensibilité délicate, qui font regarder les femmes avec un vif intérêt, plusieurs m'ont dit qu'ils avaient été frappés de voir combien peu de femmes avaient de goût pour les arts, et particulièrement pour la poésie. Un poète connu par des ouvrages très-agréables, me peignait un jour la surprise qu'il avait éprouvée en voyant une femme pleine d'esprit, de grâces, de sentiment, de goût dans sa parure, bonne musicienne et jouant de plusieurs instrumens, qui n'avait pas l'idée de la mesure d'un vers, du mélange des rimes, qui substituait à un mot heureux et de génie un autre mot trivial et qui même rompait la mesure du vers. Il ajoutait qu'il avait éprouvé plusieurs fois ce qu'il appelait un petit malheur, mais qui en était un très-grand pour un poète érotique, lequel avait sollicité toute sa vie le suffrage des femmes.
—M. de Voltaire se trouvant avec madame la duchesse de Chaulnes, celle-ci, parmi les éloges qu'elle lui donna, insista principalement sur l'harmonie de sa prose. Tout d'un coup, voilà M. de Voltaire qui se jette à ses pieds. «Ah! Madame, je vis avec un cochon qui n'a pas d'organes, qui ne sait pas ce que c'est qu'harmonie, mesure, etc.» Le cochon dont il parlait, c'était madame Duchâtelet, son Émilie.
—Le roi de Prusse a fait plus d'une fois lever des plans géographiques très-défectueux de tel ou tel pays; la carte indiquait tel marais impraticable qui ne l'était point, et que les ennemis croyaient tel sur la foi du faux plan.
—M.... disait que le grand monde est un mauvais lieu que l'on avoue.
—Je demandais à M.... pourquoi aucun des plaisirs ne paraissait avoir prise sur lui; il me répondit: «Ce n'est pas que j'y sois insensible; mais il n'y en a pas un qui ne m'ait paru surpayé. La gloire expose à la calomnie; la considération demande des soins continuels; les plaisirs, du mouvement, de la fatigue corporelle. La société entraîne mille inconvéniens: tout est vu, revu et jugé. Le monde ne m'a rien offert de tel qu'en descendant en moi-même, je n'aie trouvé encore mieux chez moi. Il est résulté de ces expériences réitérées cent fois, que, sans être apathique ni indifférent, je suis devenu comme immobile, et que ma position actuelle me paraît toujours la meilleure, parce que sa bonté même résulte de son immobilité et s'accroît avec elle. L'amour est une source de peines; la volupté sans amour est un plaisir de quelques minutes; le mariage est jugé encore plus que le reste; l'honneur d'être père amène une suite de calamités; tenir maison est le métier d'un aubergiste. Les misérables motifs qui font que l'on recherche un homme et qu'on le considère, sont transparens et ne peuvent tromper qu'un sot, ni flatter qu'un homme ridiculement vain. J'en ai conclu que le repos, l'amitié et la pensée étaient les seuls biens qui convinssent à un homme qui a passé l'âge de la folie.»
—Le marquis de Villequier était des amis du grand Condé. Au moment où ce prince fut arrêté par ordre de la cour, le marquis de Villequier, capitaine des gardes, était chez madame de Motteville, lorsqu'on annonça cette nouvelle. «Ah mon Dieu! s'écria le marquis, je suis perdu!» Madame de Motteville, surprise de cette exclamation, lui dit: «Je savais bien que vous étiez des amis de M. le prince; mais j'ignorais que vous fussiez son ami à ce point.—Comment! dit le marquis de Villequier, ne voyez-vous pas que cette exécution me regardait? et, puisqu'on ne m'a point employé, n'est-il pas clair qu'on n'a nulle confiance en moi?» Madame de Motteville, indignée, lui répondit: «Il me semble que, n'ayant point donné lieu à la cour de soupçonner votre fidélité, vous devriez n'avoir point cette inquiétude, et jouir tranquillement du plaisir de n'avoir point mis votre ami en prison.» Villequier fut honteux du premier mouvement, qui avait trahi la bassesse de son âme.
—On annonça, dans une maison où soupait madame d'Egmont, un homme qui s'appelait Duguesclin. A ce nom son imagination s'allume; elle fait mettre cet homme à table à côté d'elle, lui fait mille politesses, et enfin lui offre du plat qu'elle avait devant elle (c'étaient des truffes): «Madame, répond le sot, il n'en faut pas à côté de vous.—A ce ton, dit-elle, en contant cette histoire, j'eus grand regret à mes honnêtetés. Je fis comme ce dauphin qui, dans le naufrage d'un vaisseau, crut sauver un homme, et le rejeta dans la mer, en voyant que c'était un singe.»
—Marmontel, dans sa jeunesse, recherchait beaucoup le vieux Boindin, célèbre par son esprit et son incrédulité. Le vieillard lui dit: «Trouvez-vous au café Procope.—Mais nous ne pourrons pas parler de matières philosophiques.—Si fait, en convenant d'une langue particulière, d'un argot.» Alors ils firent leur dictionnaire: l'âme s'appelait Margot; la religion, Javotte; la liberté, Jeanneton; et le père-éternel, M. de l'Être. Les voilà disputant et s'entendant très-bien. Un homme en habit noir, avec une fort mauvaise mine, se mêlant à la conversation, dit à Boindin: «Monsieur, oserais-je vous demander ce que c'était que ce monsieur de l'Être qui s'est si souvent mal conduit, et dont vous êtes si mécontent?—Monsieur, reprit Boindin, c'était un espion de police.» On peut juger de l'éclat de rire, cet homme étant lui-même du métier.
—Le lord Bolingbroke donna à Louis XIV mille preuves de sensibilité pendant une maladie très-dangereuse. Le roi étonné lui dit: «J'en suis d'autant plus touché, que vous autres Anglais, vous n'aimez pas les rois.—Sire, dit Bolingbroke, nous ressemblons aux maris qui, n'aimant pas leurs femmes, n'en sont que plus empressés à plaire à celles de leurs voisins.»
—Dans une dispute que les représentans de Genève eurent avec le chevalier de Bouteville, l'un d'eux s'échauffant, le chevalier lui dit: «Savez-vous que je suis le représentant du roi mon maître?—Savez-vous, lui dit le Genevois, que je suis le représentant de mes égaux?»
—La comtesse d'Egmont, ayant trouvé un homme du premier mérite à mettre à la tête de l'éducation de M. de Chinon, son neveu, n'osa pas le présenter en son nom. Elle était pour M. de Fronsac, son frère, un personnage trop grave. Elle pria le poète Bernard de passer chez elle. Il y alla; elle le mit au fait. Bernard lui dit: «Madame, l'auteur de l'Art d'aimer n'est pas un personnage bien imposant; mais je le suis encore un peu trop pour cette occasion: je pourrais vous dire que mademoiselle Arnould serait un passeport beaucoup meilleur auprès de monsieur votre frère......—Eh bien! dit madame d'Egmont en riant, arrangez le soupé chez mademoiselle Arnould.» Le soupé s'arrangea. Bernard y proposa l'abbé Lapdant pour précepteur: il fut agréé. C'est celui qui a depuis achevé l'éducation du duc d'Enghien.
—Un philosophe, à qui l'on reprochait son extrême amour pour la retraite, répondit: «Dans le monde, tout tend à me faire descendre; dans la solitude, tout tend à me faire monter.»
—M. de B. est un de ces sots qui regardent, de bonne foi, l'échelle des conditions comme celle du mérite; qui, le plus naïvement du monde, ne conçoit pas qu'un honnête homme non décoré ou au-dessous de lui soit plus estimé que lui. Le rencontre-t-il dans une de ces maisons où l'on sait encore honorer le mérite? M. de B. ouvre de grands yeux, montre un étonnement stupide; il croit que cet homme vient de gagner un quaterne à la loterie; il l'appelle mon cher un tel, quand la société la plus distinguée vient de le traiter avec la plus grande considération. J'ai vu plusieurs de ces scènes dignes du pinceau de La Bruyère.
—J'ai bien examiné M...., et son caractère m'a paru piquant: très-aimable, et nulle envie de plaire, si ce n'est à ses amis ou à ceux qu'il estime; en récompense, une grande crainte de déplaire. Ce sentiment est juste, et accorde ce qu'on doit à l'amitié et ce qu'on doit à la société. On peut faire plus de bien que lui: nul ne fera moins de mal. On sera plus empressé, jamais moins importun. On caressera davantage: on ne choquera jamais moins.
—L'abbé Delille devait lire des vers à l'académie pour la réception d'un de ses amis. Sur quoi il disait: «Je voudrais bien qu'on ne le sût pas d'avance, mais je crains bien de le dire à tout le monde.»
—Madame Beauzée couchait avec un maître de langue allemande. M. Beauzée les surprit au retour de l'académie. L'Allemand dit à la femme: «Quand je vous disais qu'il était temps que je m'en aille.» M. Beauzée, toujours puriste, lui dit: «Que je m'en allasse, monsieur.»
—M. Dubreuil, pendant la maladie dont il mourut, disait à son ami M. Pehméja: «Mon ami, pourquoi tout ce monde dans ma chambre? Il ne devrait y avoir que toi; ma maladie est contagieuse.»
—On demandait à Pehméja quelle était sa fortune?—«Quinze cents livres de rente.—C'est bien peu.—Oh! reprit Pehméja, Dubreuil est riche.»
—Madame la comtesse de Tessé disait après la mort de M. Dubreuil: «Il était trop inflexible, trop inabordable aux présens, et j'avais un accès de fièvre toutes les fois que je songeais à lui en faire.—Et moi aussi, lui répondit madame de Champagne qui avait placé trente six mille livres sur sa tête; voilà pourquoi j'ai mieux aimé me donner tout de suite une bonne maladie, que d'avoir tous ces petits accès de fièvre dont vous parlez.»
—L'abbé Maury, étant pauvre, avait enseigné le latin à un vieux conseiller de grand'chambre, qui voulait entendre les Institutes de Justinien. Quelques années se passent, et il rencontre ce conseiller étonné de le voir dans une maison honnête. «Ah! l'abbé, vous voilà, lui dit-il lestement? par quel hasard vous trouvez-vous dans cette maison-ci?—Je m'y trouve comme vous vous y trouvez.—Oh! ce n'est pas la même chose. Vous êtes donc mieux dans vos affaires? Avez-vous fait quelque chose dans votre métier de prêtre?—Je suis grand-vicaire de M. de Lombez.—Diable! c'est quelque chose: et combien cela vaut-il?—Mille francs.—C'est bien peu; et il reprend le ton leste et léger.—Mais j'ai un prieuré de mille écus.—Mille écus! bonnes affaires (avec l'air de la considération).—Et j'ai fait la rencontre du maître de cette maison-ci, chez M. le cardinal de Rohan.—Peste! vous allez chez le cardinal de Rohan?—Oui, il m'a fait avoir une abbaye.—Une abbaye! ah! cela posé, monsieur l'abbé, faites-moi l'honneur de revenir dîner chez moi.»
—M. de La Popelinière se déchaussait un soir devant ses complaisans, et se chauffait les pieds; un petit chien les lui léchait. Pendant ce temps-là, la société parlait d'amitié, d'amis: «Un ami, dit M. de La Popelinière, montrant son chien, le voilà.»
—Jamais Bossuet ne put apprendre au grand dauphin à écrire une lettre. Ce prince était très-indolent. On raconte que ses billets à la comtesse du Roure finissaient tous par ces mots: Le roi me fait mander pour le conseil. Le jour que cette comtesse fut exilée, un des courtisans lui demanda s'il n'était pas bien affligé. «Sans doute, dit le dauphin; mais cependant me voilà délivré de la nécessité d'écrire le petit billet.»
—L'archevêque de Toulouse (Brienne) disait à M. de Saint-Priest, grand-père de M. d'Entragues: «Il n'y a eu en France, sous aucun roi, aucun ministre qui ait poussé ses vues et son ambition jusqu'où elles pouvaient aller.» M. de Saint-Priest lui dit: «Et le cardinal de Richelieu?—Arrêté à moitié chemin; répondit l'archevêque.» Ce mot peint tout un caractère.
—Le maréchal de Broglie avait épousé la fille d'un négociant; il eut deux filles. On lui proposait, en présence de madame de Broglie, de faire entrer l'une dans un chapitre. «Je me suis fermé, dit-il, en épousant madame, l'entrée de tous les chapitres....—Et de l'hôpital, ajouta-t-elle.»
—La maréchale de Luxembourg, arrivant à l'église un peu trop tard, demanda où en était la messe, et dans cet instant la sonnette du lever-dieu sonna. Le comte de Chabot lui dit en bégayant: «Madame la maréchale,
Ce sont deux vers d'un opéra comique.
—La jeune madame de M........, étant quittée par le vicomte de Noailles, était au désespoir, et disait: «J'aurai vraisemblablement beaucoup d'amans; mais je n'en aimerai aucun, autant que j'aime le vicomte de Noailles.»
—Le duc de Choiseul, à qui l'on parlait de son étoile, qu'on regardait comme sans exemple, répondit: «Elle l'est pour le mal autant que pour le bien.—Comment?—Le voici: j'ai toujours très-bien traité les filles: il y en a une que je néglige; elle devient reine de France, ou à peu près. J'ai traité à merveille tous les inspecteurs, je leur ai prodigué l'or et les honneurs: Il y en a un extrêmement méprisé que je traite légèrement, il devient ministre de la guerre, c'est M. de Monteynard. Les ambassadeurs, on sait ce que j'ai fait pour eux sans exception, hormis un seul: mais il y en a un qui a le travail lent et lourd, que tous les autres méprisent, qu'ils ne veulent plus voir à cause d'un ridicule mariage: c'est M. de Vergennes; et il devient ministre des affaires étrangères. Convenez que j'ai des raisons de dire que mon étoile est aussi extraordinaire en mal qu'en bien.»
—M. le président de Montesquieu avait un caractère fort au-dessous de son génie. On connaît ses faiblesses sur la gentilhommerie, sa petite ambition, etc. Lorsque l'Esprit des Lois parut, il s'en fit plusieurs critiques mauvaises ou médiocres, qu'il méprisa fortement. Mais un homme de lettres connu en fit une dont M. du Pin voulut bien se reconnaître l'auteur, et qui contenait d'excellentes choses. M. de Montesquieu en eut connaissance, et en fut au désespoir. On la fit imprimer, et elle allait paraître, lorsque M. de Montesquieu alla trouver madame de Pompadour qui, sur sa prière, fit venir l'imprimeur et l'édition tout entière. Elle fut hachée, et on n'en sauva que cinq exemplaires.
—Le maréchal de Noailles disait beaucoup de mal d'une tragédie nouvelle. On lui dit: «Mais M. d'Aumont, dans la loge duquel vous l'avez entendue, prétend qu'elle vous a fait pleurer.—Moi! dit le maréchal, point du tout; mais comme il pleurait lui-même dès la première scène, j'ai cru honnête de prendre part à sa douleur.»
—Monsieur et madame d'Angeviler, Monsieur et madame Necker paraissent deux couples uniques, chacun dans son genre. On croirait que chacun d'eux convenait à l'autre exclusivement, et que l'amour ne peut aller plus loin. Je les ai étudiés, et j'ai trouvé qu'ils se tenaient très-peu par le cœur; et que, quant au caractère, ils ne se tenaient que par des contrastes.
—M. Th...... me disait un jour qu'en général dans la société, lorsqu'on avait fait quelque action honnête et courageuse par un motif digne d'elle, c'est-à-dire, très-noble, il fallait que celui qui avait fait cette action lui prêtât, pour adoucir l'envie, quelque motif moins honnête et plus vulgaire.
—Louis XV demanda au duc d'Ayen (depuis maréchal de Noailles) s'il avait envoyé sa vaisselle à la monnaie; le duc répondit que non. «Moi, dit le roi, j'ai envoyé la mienne.—Ah! sire, dit M. d'Ayen, quand Jésus-Christ mourut le vendredi-saint, il savait bien qu'il ressusciterait le dimanche.»
—Dans le temps qu'il y avait des jansénistes, on les distinguait à la longueur du collet de leur manteau. L'archevêque de Lyon avait fait plusieurs enfans; mais, à chaque équipée de cette espèce, il avait soin de faire allonger d'un pouce le collet de son manteau. Enfin, le collet s'allongea tellement qu'il a passé quelque temps pour janséniste, et a été suspect à la cour.
—Un Français avait été admis à voir le cabinet du roi d'Espagne. Arrivé devant son fauteuil et son bureau: «C'est donc ici, dit-il, que ce grand roi travaille.—Comment, travaille! dit le conducteur: quelle insolence! ce grand roi travailler! Vous venez chez lui pour insulter sa majesté!» Il s'engagea une querelle où le Français eut beaucoup de peine à faire entendre à l'Espagnol qu'on n'avait pas eu l'intention d'offenser la majesté de son maître.
—M. de...... ayant aperçu que M. Barthe était jaloux (de sa femme), lui dit: «Vous jaloux! mais savez-vous bien que c'est une prétention? C'est bien de l'honneur que vous vous faites: je m'explique. N'est pas cocu qui veut: savez-vous que, pour l'être, il faut savoir tenir une maison, être poli, sociable, honnête? Commencez par acquérir toutes ces qualités, et puis les honnêtes gens verront ce qu'ils auront à faire pour vous. Tel que vous êtes, qui pourrait vous faire cocu? une espèce? Quand il sera temps de vous effrayer, je vous en ferai mon compliment.»
—Madame de Créqui me disait du baron de Breteuil: «Ce n'est morbleu pas une bête, que le baron; c'est un sot.»
—Un homme d'esprit me disait un jour que le gouvernement de France était une monarchie absolue, tempérée par des chansons.
—L'abbé Delille, entrant dans le cabinet de M. Turgot, le vit lisant un manuscrit: c'était celui des Mois de M. Roucher. L'abbé Delille s'en douta, et dit en plaisantant: «Odeur de vers se sentait à la ronde.—Vous êtes trop parfumé, lui dit M. Turgot, pour sentir les odeurs.»
—M. de Fleuri, procureur-général, disait devant quelques gens de lettres: «Il n'y a que depuis ces derniers temps que j'entends parler du peuple dans les conversations où il s'agit du gouvernement. C'est un fruit de la philosophie nouvelle. Est-ce que l'on ignore que le tiers n'est qu'adventice dans la constitution? (Cela veut dire, en d'autres termes, que vingt-trois millions neuf cents mille hommes ne sont qu'un hasard et un accessoire dans la totalité de vingt-quatre millions d'hommes.)»
—Milord Hervey, voyageant dans l'Italie et se trouvant non loin de la mer, traversa une lagune dans l'eau de laquelle il trempa son doigt: «Ah! ah! dit-il, l'eau est salée; ceci est à nous.»
—Duclos disait à un homme ennuyé d'un sermon prêché à Versailles: «Pourquoi avez-vous entendu ce sermon jusqu'au bout?—J'ai craint de déranger l'auditoire et de le scandaliser.—Ma foi, reprit Duclos, plutôt que d'entendre ce sermon, je me serais converti au premier point.»
—M. d'Aiguillon, dans le temps qu'il avait madame Dubarri, prit ailleurs une galanterie: il se crut perdu, s'imaginant l'avoir donnée à la comtesse; heureusement il n'en était rien. Pendant le traitement, qui lui paraissait très-long et qui l'obligeait à s'abstenir de madame Dubarri, il disait au médecin: «Ceci me perdra, si vous ne me dépêchez.» Ce médecin était M. Busson, qui l'avait guéri, en Bretagne, d'une maladie mortelle et dont les médecins avaient désespéré. Le souvenir de ce mauvais service rendu à la province, avait fait ôter à M. Basson toutes ses places, après la ruine de M. d'Aiguillon. Celui-ci, devenu ministre, fut très-long-temps sans rien faire pour M. Busson, qui, en voyant la manière dont le duc en usait avec Linguet, disait: «M. d'Aiguillon ne néglige rien, hors ceux qui lui ont sauvé l'honneur et la vie.»
—M. de Turenne, voyant un enfant passer derrière un cheval, de façon à pouvoir être estropié par une ruade, l'appela et lui dit: «Mon bel enfant, ne passez jamais derrière un cheval sans laisser entre lui et vous l'intervalle nécessaire pour que vous ne puissiez en être blessé. Je vous promets que cela ne vous fera pas faire une demi-lieue de plus dans le cours de votre vie entière; et souvenez-vous que c'est M. de Turenne qui vous l'a dit.»
—M. de Th..., pour exprimer l'insipidité des bergeries de M. de Florian, disait: «Je les aimerais assez, s'il y mettait des loups.»
—On demandait à Diderot quel homme était M. d'Épinai. «C'est un homme, dit-il, qui a mangé deux millions, sans dire un bon mot et sans faire une bonne action.»
—M. de Fronsac alla voir une mappemonde que montrait l'artiste qui l'avait imaginée. Cet homme, ne le connaissant pas et lui voyant une croix de Saint-Louis, ne l'appelait que le chevalier. La vanité de M. de Fronsac blessée de ne pas être appelé duc, lui fit inventer une histoire, dont un des interlocuteurs, un de ses gens, l'appelait monseigneur. M. de Genlis l'arrête à ce mot, et lui dit: «Qu'est-ce que tu dis là? monseigneur! on va te prendre pour un évêque.»
—M. de Lassay, homme très-doux, mais qui avait une grande connaissance de la société, disait qu'il faudrait avaler un crapaud tous les matins, pour ne trouver plus rien de dégoûtant le reste de la journée, quand on devait la passer dans le monde.
—M. d'Alembert eut occasion de voir madame Denis, le lendemain de son mariage avec M. du Vivier. On lui demanda si elle avait l'air d'être heureuse. «Heureuse! dit-il, je vous en réponds: heureuse à faire mal au cœur.»
—Quelqu'un ayant entendu la traduction des Géorgiques de l'abbé Delille, lui dit: «Cela est excellent; je ne doute pas que vous n'ayez le premier bénéfice qui sera à la nomination de Virgile.»
—M. de B. et M. de C. sont intimes amis, au point d'être cités pour modèles. M. de B. disait un jour à M. de C.: «Ne t'est-il point arrivé de trouver, parmi les femmes que tu as eues, quelque étourdie qui t'ait demandé si tu renoncerais à moi pour elle, si tu m'aimais mieux qu'elle?—Oui, répondit celui-ci.—Qui donc?—Madame de M....» C'était la maîtresse de son ami.
—M..... me racontait, avec indignation, une malversation de vivriers: «Il en coûta, me dit-il, la vie à cinq mille hommes qui moururent exactement de faim; et voilà, monsieur, comme le roi est servi!»
—M. de Voltaire, voyant la religion tomber tous les jours, disait une fois: «Cela est pourtant fâcheux, car de quoi nous moquerons-nous?—Oh! lui dit M. Sabatier de Cabre, consolez-vous; les occasions ne vous manqueront pas plus que les moyens.—Ah! monsieur, reprit douloureusement M. de Voltaire, hors de l'église point de salut.»
—Le prince de Conti disait, dans sa dernière maladie, à Beaumarchais, qu'il ne pourrait s'en tirer, vu l'état de sa personne épuisée par les fatigues de la guerre, du vin et de la jouissance. «A l'égard de la guerre, dit celui-ci, le prince Eugène a fait vingt-une campagnes, et il est mort à soixante dix-huit ans; quant au vin, le marquis de Brancas buvait par jour six bouteilles de vin de Champagne, et il est mort à quatre-vingt-quatre ans.—Oui, mais le coït, reprit le prince?—Madame votre mère.... répondit Beaumarchais. (La princesse était morte à soixante-dix neuf ans.)—Tu as raison, dit le prince; il n'est pas impossible que j'en revienne.»
—M. le régent avait promis de faire quelque chose du jeune Arouet, c'est-à-dire, d'en faire un important et le placer. Le jeune poète attendit le prince au sortir du conseil, au moment où il était suivi de quatre secrétaires d'état. Le régent le vit, et lui dit: «Arouet, je ne t'ai pas oublié, et je te destine le département des niaiseries.—Monseigneur, dit le jeune Arouet, j'aurais trop de rivaux: en voilà quatre.» Le prince pensa étouffer de rire.
—Quand le maréchal de Richelieu vint faire sa cour à Louis XV, après la prise de Mahon, la première chose ou plutôt la seule que lui dit le roi fut celle-ci: «Maréchal, savez-vous la mort de ce pauvre Lansmatt?» Lansmatt était un vieux garçon de la chambre.
—Quelqu'un, ayant lu une lettre très-sotte de M. Blanchard sur le ballon, dans le Journal de Paris: «Avec cet esprit-là, dit-il, ce M. Blanchard doit bien s'ennuyer en l'air.»
—Un bon trait de prêtre de cour, c'est la ruse dont s'avisa l'évêque d'Autun, Montazet, depuis archevêque de Lyon. Sachant bien qu'il y avait de bonnes frasques à lui reprocher, et qu'il était facile de le perdre auprès de l'évêque de Mirepoix, le théatin Boyer, il écrivit contre lui-même une lettre anonyme pleine de calomnies absurdes et faciles à convaincre d'absurdité. Il l'adressa à l'évêque de Narbonne; il entra ensuite en explication avec lui, et fit voir l'atrocité de ses ennemis prétendus. Arrivèrent ensuite les lettres anonymes écrites en effet par eux, et contenant des inculpations réelles: ces lettres furent méprisées. Le résultat des premières avait mené le théatin à l'incrédulité sur les secondes.
—Louis XV se fit peindre par La Tour. Le peintre, tout en travaillant, causait avec le roi, qui paraissait le trouver bon. La Tour, encouragé et naturellement indiscret, poussa la témérité jusqu'à lui dire: «Au fait, sire, vous n'avez point de marine.» Le roi répondit sèchement: «Que dites-vous là? Et Vernet, donc?»
—On dit à la duchesse de Chaulnes, mourante et séparée de son mari: «Les sacremens sont là.—Un petit moment.—M. le duc de Chaulnes voudrait vous revoir.—Est-il là?—Oui.—Qu'il attende: il entrera avec les sacremens.»
—Je me promenais un jour avec un de mes amis, qui fut salué par un homme d'assez mauvaise mine. Je lui demandai ce que c'était que cet homme: il me répondit que c'était un homme qui faisait, pour sa patrie, ce que Brutus n'aurait pas fait pour la sienne. Je le priai de mettre cette grande idée à mon niveau. J'appris que son homme était un espion de police.
—M. Lemière a mieux dit qu'il ne voulait, en disant qu'entre sa Veuve de Malabar, jouée en 1770, et sa Veuve de Malabar, jouée en 1781, il y avait la différence d'une falourde à une voie de bois. C'est en effet le bûcher perfectionné qui a fait le succès de la pièce.
—Un philosophe, retiré du monde, m'écrivait une lettre pleine de vertu et de raison. Elle finissait par ces mots: «Adieu, mon ami; conservez, si vous pouvez, les intérêts qui vous attachent à la société; mais cultivez les sentimens qui vous en séparent.»
—Diderot, âgé de soixante-deux ans, et amoureux de toutes les femmes, disait à un de ses amis: «Je me dis souvent à moi-même, vieux fou, vieux gueux, quand cesseras-tu donc de t'exposer à l'affront d'un refus ou d'un ridicule?»
M. de C...., parlant un jour du gouvernement d'Angleterre et de ses avantages, dans une assemblée où se trouvaient quelques évêques, quelques abbés; l'un d'eux nommé l'abbé de Seguerand, lui dit: «Monsieur, sur le peu que je sais de ce pays-là, je ne suis nullement tenté d'y vivre, et je sais que je m'y trouverais très mal.—M. l'abbé, lui répondit naïvement M. de C..., c'est parce-que vous y seriez mal, que le pays est excellent.»
—Plusieurs officiers français étant allés à Berlin, l'un d'eux parut devant le roi sans uniforme et en bas blancs. Le roi s'approcha de lui, et lui demanda son nom. «Le marquis de Beaucour.—De quel régiment?—De Champagne.—Ah! oui, ce régiment où l'on se f... de l'ordre.» Et il parla ensuite aux officiers qui étaient en uniforme et en bottes.
—M. de Chaulnes avait fait peindre sa femme en Hébé; il ne savait comment se faire peindre pour faire pendant. Mademoiselle Quinaut, à qui il disait son embarras, lui dit: «Faites-vous peindre en hébété.»
—Le médecin Bouvard avait sur le visage une balafre en forme de C, qui le défigurait beaucoup. Diderot disait que c'était un coup qu'il s'était donné, en tenant maladroitement la faulx de la mort.
—L'empereur, passant à Trieste incognito selon sa coutume, entra dans une auberge. Il demanda s'il y avait une bonne chambre; on lui dit qu'un évêque d'Allemagne venait de prendre la dernière, et qu'il ne restait plus que deux petits bouges. Il demanda à souper; on lui dit qu'il n'y avait plus que des œufs et des légumes, parce que l'évêque et sa suite avaient demandé toute la volaille. L'empereur fit demander à l'évêque si un étranger pouvait souper avec lui; l'évêque refusa. L'empereur soupa avec un aumônier de l'évêque, qui ne mangeait point avec son maître. Il demanda à cet aumônier ce qu'il allait faire à Rome. «Monseigneur, dit celui-ci, va solliciter un bénéfice de cinquante mille livres de rente, avant que l'empereur soit informé qu'il est vacant.» On change de conversation. L'empereur écrit une lettre au cardinal dataire, et une autre à son ambassadeur. Il fait promettre à l'aumônier de remettre ces deux lettres à leur adresse, en arrivant à Rome. Celui-ci tient sa promesse. Le cardinal dataire fait expédier les provisions à l'aumônier surpris. Il va conter son histoire à son évêque qui veut partir. L'autre, ayant affaire à Rome, voulut rester, et apprit à son évêque que cette aventure était l'effet d'une lettre, écrite au cardinal dataire et à l'ambassadeur de l'empire, par l'empereur, lequel était cet étranger avec lequel monseigneur n'avait pas voulu souper à Trieste.
—Le comte de.... et le marquis de.... me demandant quelle différence je faisais entre eux, en fait de principes, je répondis: «La différence qu'il y a entre vous, est que l'un lécherait l'écumoire, et que l'autre l'avalerait.»
—Le baron de Breteuil, après son départ du ministère, en 1788, blâmait la conduite de l'archevêque de Sens. Il le qualifiait de despote, et disait: «Moi, je veux que la puissance royale ne dégénère point en despotisme; et je veux qu'elle se renferme dans les limites où elle était resserrée sous Louis XIV.» Il croyait, en tenant ce discours, faire acte de citoyen, et risquer de se perdre à la cour.
—Madame Desparbès, couchant, avec Louis XV, le roi lui dit: «Tu as couché avec tous mes sujets.—Ah! sire.—Tu as eu le duc de Choiseul.—Il est si puissant!—Le maréchal de Richelieu.—Il a tant d'esprit!—Monville.—Il a une si belle jambe!—A la bonne heure; mais le duc d'Aumont, qui n'a rien de tout cela.—Ah! sire, il est attaché à votre majesté!»
—Madame de Maintenon et madame de Caylus se promenaient autour de la pièce d'eau de Marly. L'eau était très-transparente, et on y voyait des carpes dont les mouvemens étaient lents, et qui paraissaient aussi tristes qu'elles étaient maigres. Madame de Caylus le fit remarquer à madame de Maintenon, qui répondit: «Elles sont comme moi; elles regrettent leur bourbe.».
—Collé avait placé une somme d'argent considérable, à fonds perdu et à dix pour cent, chez un financier qui, à la seconde année, ne lui avait pas encore donné un sou. «Monsieur, lui dit Collé, dans une visite qu'il lui fit, quand je place mon argent en viager, c'est pour être payé de mon vivant.»
—Un ambassadeur anglais à Naples avait donné une fête charmante, mais qui n'avait pas coûté bien cher. On le sut, et on partit de là pour dénigrer sa fête, qui avait d'abord beaucoup réussi. Il s'en vengea en véritable Anglais, et en homme à qui les guinées ne coûtaient pas grand chose. Il annonça une autre fête. On crut que c'était pour prendre sa revanche, et que la fête serait superbe. On accourt. Grande affluence. Point d'apprêts. Enfin, on apporte un réchaud à l'esprit-de-vin. On s'attendait à quelque miracle. «Messieurs, dit-il, ce sont les dépenses, et non l'agrément d'une fête, que vous cherchez: regardez bien (et il entr'ouvre son habit dont il montre la doublure), c'est un tableau du Dominicain, qui vaut cinq mille guinées; mais ce n'est pas tout: voyez ces dix billets; ils sont de mille guinées chacun, payables à vue sur la banque d'Amsterdam. (Il en fait un rouleau, et les met sur le réchaud allumé.) Je ne doute pas, messieurs, que cette fête ne vous satisfasse, et que vous ne vous retiriez tous contens de moi. Adieu, messieurs, la fête est finie.»
—«La postérité, disait M. de B...., n'est pas autre chose qu'un public qui succède à un autre: or, vous voyez ce que c'est que le public d'à présent.»
—«Trois choses, disait N...., m'importunent, tant au moral qu'au physique, au sens figuré comme au sens propre: le bruit, le vent et la fumée.»
—A propos d'une fille qui avait fait un mariage avec un homme jusqu'alors réputé assez honnête, madame de L.... disait: «Si j'étais une catin, je serais encore une fort honnête femme; car je ne voudrais point prendre pour amant un homme qui serait capable de m'épouser.»
—«Madame de G...., disait M...., a trop d'esprit et d'habileté pour être jamais méprisée autant que beaucoup de femmes moins méprisables.»
—Feue madame la duchesse d'Orléans était fort éprise de son mari, dans les commencemens de son mariage, et il y avait peu de réduits dans le Palais-Royal qui n'en eussent été témoins. Un jour les deux époux allèrent faire visite à la duchesse douairière qui était malade. Pendant la conversation, elle s'endormit; et le duc et la jeune duchesse trouvèrent plaisant de se divertir sur le pied du lit de la malade. Elle s'en aperçut, et dit à sa belle-fille: «Il vous était réservé, madame, de faire rougir du mariage.»
—Le maréchal de Duras, mécontent d'un de ses fils, lui dit: «Misérable, si tu continues, je te ferai souper avec le roi.» C'est que le jeune avait soupé deux fois à Marly, où il s'était ennuyé à périr.
—Duclos, qui disait sans cesse des injures à l'abbé d'Olivet, disait de lui: «C'est un si grand coquin, que, malgré les duretés dont je l'accable, il ne me hait pas plus qu'un autre.»
—Duclos parlait un jour du paradis que chacun se fait à sa manière. Madame de Rochefort lui dit: «Pour vous, Duclos, voici de quoi composer le vôtre: du pain, du vin, du fromage et la première venue.»
—Un homme a osé dire: «Je voudrais voir le dernier des rois étranglé avec le boyau du dernier des prêtres.»
—C'était l'usage chez madame Deluchet que l'on achetât une bonne histoire à celui qui la faisait... «Combien en voulez-vous?... Tant.» Il arriva que madame Deluchet demandant à sa femme de chambre l'emploi de cent écus, celle-ci parvint à rendre ce compte à l'exception de trente-six livres; lorsque tout-à-coup elle s'écria: «Ah! madame, et cette histoire pour laquelle vous m'avez sonné, que vous avez achetée à M. Coqueley, et que j'ai payée trente-six livres!»
—M. de Bissi, voulant quitter la présidente d'Aligre, trouva sur sa cheminée une lettre dans laquelle elle disait à un homme avec qui elle était en intrigue, qu'elle voulait ménager M. de Bissi, et s'arranger pour qu'il la quittât le premier. Elle avait même laissé cette lettre à dessein. Mais M. de Bissi ne fit semblant de rien, et la garda six mois, en l'importunant de ses assiduités.
—M. de R. a beaucoup d'esprit, mais tant de sottises dans l'esprit, que beaucoup de gens pourraient le croire un sot.
—M. d'Epréménil vivait depuis long-temps avec madame Tilaurier. Celle-ci voulait l'épouser. Elle se servit de Cagliostro, qui faisait espérer la découverte de la pierre philosophale. On sait que Cagliostro mêlait le fanatisme et la superstition aux sottises de l'alchimie. D'Epréménil se plaignant de ce que cette pierre philosophale n'arrivait pas, et une certaine formule n'ayant point eu d'effet, Cagliostro lui fit entendre que cela venait de ce qu'il vivait dans un commerce criminel avec madame Tilaurier. «Il faut, pour réussir, que vous soyez en harmonie avec les puissances invisibles et avec leur chef, l'Être Suprême. Épousez ou quittez madame Tilaurier.» Celle-ci redoubla de coquetterie; d'Epréménil épousa, et il n'y eut que sa femme qui trouva la pierre philosophale.
—On disait à Louis XV qu'un de ses gardes, qu'on lui nommait, allait mourir sur-le-champ, pour avoir fait la mauvaise plaisanterie d'avaler un écu de six livres. «Ah! bon Dieu, dit le roi, qu'on aille chercher Andouillet, Lamartinière, Lassone.—Sire, dit le duc de Noailles, ce ne sont point là les gens qu'il faut.—Et qui donc?—Sire, c'est l'abbé Terray.—L'abbé Terray! comment?—Il arrivera, il mettra sur ce gros écu un premier dixième, un second dixième, un premier vingtième, un second vingtième; le gros écu sera réduit à trente-six sous, comme les nôtres; il s'en ira par les voies ordinaires, et voilà le malade guéri.» Cette plaisanterie fut la seule qui ait fait de la peine à l'abbé Terray; c'est la seule dont il eût conservé le souvenir: il le dit lui même au marquis de Sesmaisons.
—M. d'Ormesson, étant contrôleur-général, disait devant vingt personnes qu'il avait long-temps cherché à quoi pouvaient avoir été utiles des gens comme Corneille, Boileau, La Fontaine, et qu'il ne l'avait jamais pu trouver. Cela passait, car, quand on est contrôleur-général, tout passe. M. Pelletier de Mort-Fontaine, son beau-père, lui dit avec douceur: «Je sais que c'est votre façon de penser; mais ayez pour moi le ménagement de ne pas la dire. Je voudrais bien obtenir que vous ne vous vantassiez plus de ce qui vous manque. Vous occupez la place d'un homme qui s'enfermait souvent avec Racine et Boileau, qui les menait à sa maison de campagne, et disait, en apprenant l'arrivée de plusieurs évêques: «Qu'on leur montre le château, les jardins, tout, excepté moi.»
—La source des mauvais procédés du cardinal de Fleury à l'égard de la reine, femme de Louis XV, fut le refus qu'elle fit d'écouter ses propositions galantes. On en a eu la preuve depuis la mort de la reine, par une lettre du roi Stanislas, en réponse à celle où elle lui demandait conseil sur la conduite qu'elle devait tenir. Le cardinal avait pourtant soixante-seize ans; mais, quelques mois auparavant, il avait violé deux femmes. Madame la maréchale de Mouchi et une autre femme ont vu la lettre de Stanislas.
—De toutes les violences exercées à la fin du règne de Louis XIV, on ne se souvient guère que des dragonades, des persécutions contre les huguenots qu'on tourmentait en France et qu'on y retenait par force, des lettres de cachet prodiguées contre Port-Royal, les jansénistes, le molinisme et le quiétisme. C'est bien assez: mais on oublie l'inquisition secrète, et quelquefois déclarée, que la bigoterie de Louis XIV exerça contre ceux qui faisaient gras les jours maigres; les recherches à Paris et dans les provinces que faisaient les évêques et les intendans sur les hommes et les femmes qui étaient soupçonnés de vivre ensemble, recherches qui firent déclarer plusieurs mariages secrets. On aimait mieux s'exposer aux inconvéniens d'un mariage déclaré avant le temps, qu'aux effets de la persécution du roi et des prêtres. N'était-ce pas une ruse de madame de Maintenon qui voulait par là faire deviner qu'elle était reine?
—On appela à la cour le célèbre Levret, pour accoucher la feue dauphine. M. le dauphin lui dit: «Vous êtes bien content, M. Levret, d'accoucher madame la dauphine? cela va vous faire de la réputation.—Si ma réputation n'était pas faite, dit tranquillement l'accoucheur, je ne serais pas ici.»
—Duclos disait un jour à madame de Rochefort et à madame de Mirepoix, que les courtisanes devenaient bégueules, et ne voulaient plus entendre le moindre conte un peu trop vif. «Elles étaient, disait-il, plus timorées que les femmes honnêtes.» Et là-dessus, il enfile une histoire fort gaie; puis une autre encore plus forte; enfin à une troisième qui commençait encore plus vivement, madame de Rochefort l'arrête et lui dit: «Prenez donc garde, Duclos, vous nous croyez aussi par trop honnêtes femmes.»
—Le cocher du roi de Prusse l'ayant renversé, le roi entra dans une colère épouvantable. «Eh bien! dit le cocher, c'est un malheur; et vous, n'avez-vous jamais perdu une bataille?»
—M. de Choiseul-Gouffier, voulant faire, à ses frais, couvrir de tuiles les maisons de ses paysans exposées à des incendies, ils le remercièrent de sa bonté, et le prièrent de laisser leurs maisons comme elles étaient, disant que, si leurs maisons étaient couvertes de tuiles au lieu de chaume, les subdélégués augmenteraient leurs tailles.
—Le maréchal de Villars fut adonné au vin, même dans sa vieillesse. Allant en Italie, pour se mettre à la tête de l'armée dans la guerre de 1734, il alla faire sa cour au roi de Sardaigne, tellement pris de vin qu'il ne pouvait se soutenir, et qu'il tomba à terre. Dans cet état, il n'avait pourtant pas perdu la tête, et il dit au roi: «Me voilà porté tout naturellement aux pieds de votre majesté.»
—Madame Geoffrin disait de madame de la Ferté-Imbaut, sa fille: «Quand je la considère, je suis étonnée comme une poule qui a couvé un œuf de canne.»
—Le lord Rochester avait fait, dans une pièce de vers, l'éloge de la poltronnerie. Il était dans un café; arrive un homme qui avait reçu des coups de bâton sans se plaindre; Milord Rochester, après beaucoup de complimens, lui dit: «Monsieur, si vous étiez homme à recevoir des coups de bâton si patiemment, que ne le disiez-vous? je vous les aurais donnés, moi, pour me remettre en crédit.»
—Louis XIV se plaignant, chez madame de Maintenon, du chagrin que lui causait la division des évêques: «Si l'on pouvait, disait-il, ramener les neuf opposans, on éviterait un schisme; mais cela ne sera pas facile.—Eh bien! sire, dit en riant madame la duchesse, que ne dites-vous aux quarante de revenir de l'avis des neuf? ils ne vous refuseront pas.»
—Le roi, quelque temps après la mort de Louis XV, fit terminer, avant le temps ordinaire, un concert qui l'ennuyait, et dit: «Voilà assez de musique.» Les concertans le surent, et l'un d'eux dit à l'autre: «Mon ami, quel règne se prépare!»
—Ce fut le comte de Grammont lui-même qui vendit quinze cents livres le manuscrit des Mémoires où il est si clairement traité de fripon. Fontenelle, censeur de l'ouvrage, refusait de l'approuver, par égard pour le comte. Celui-ci s'en plaignit au chancelier, à qui Fontenelle dit les raisons de son refus. Le comte ne voulant pas perdre les quinze cents livres, força Fontenelle d'approuver le livre d'Hamilton.
—M. de L...., misanthrope à la manière de Timon, venait d'avoir une conversation un peu mélancolique avec M. de B...., misantrope moins sombre, et quelquefois même très-gai; M. de L.... parlait de M. de B... avec beaucoup d'intérêt, et disait qu'il voulait se lier avec lui. Quelqu'un lui dit: «Prenez garde; malgré son air grave, il est quelquefois très-gai; ne vous y fiez pas.»
—Le Maréchal de Belle-Isle, voyant que M. de Choiseul prenait trop d'ascendant, fit faire contre lui un mémoire pour le roi, par le jésuite Neuville. Il mourut, sans avoir présenté ce mémoire; et le porte-feuille fut porté à M. le duc de Choiseul, qui y trouva le mémoire fait contre lui. Il fit l'impossible pour reconnaître l'écriture, mais inutilement. Il n'y songeait plus, lorsqu'un jésuite considérable lui fit demander la permission de lui lire l'éloge qu'on faisait de lui, dans l'oraison funèbre du maréchal de Belle-Isle, composée par le père de Neuville. La lecture se fit sur le manuscrit de l'auteur, et M. de Choiseul reconnut alors l'écriture. La seule vengeance qu'il en tira, ce fut de faire dire au père Neuville qu'il réussissait mieux dans le genre de l'oraison funèbre, que dans celui des mémoires au roi.
—M. d'Invau, étant contrôleur-général, demanda au roi la permission de se marier; le roi, instruit du nom de la demoiselle, lui dit: «Vous n'êtes pas assez riche.» Celui-ci lui parla de sa place, comme d'une chose qui suppléait à la richesse: «Oh! dit le roi, la place peut s'en aller et la femme reste.»
—Des députés de Bretagne soupèrent chez M. de Choiseul; un d'eux, d'une mine très-grave, ne dit pas un mot. Le duc de Grammont, qui avait été frappé de sa figure, dit au chevalier de Court, colonel des Suisses: «Je voudrais bien savoir de quelle couleur sont les paroles de cet homme.» Le chevalier lui adresse la parole.—«Monsieur, de quelle ville êtes-vous?—De Saint-Malo.—De Saint-Malo! Par quelle bizarrerie la ville est-elle gardée par des chiens?—Quelle bizarrerie y a-t-il là? répondit le grave personnage; le roi est bien gardé par des Suisses.»
—Pendant la guerre d'Amérique, un Écossais disait à un Français, en lui montrant quelques prisonniers américains: «Vous vous êtes battu pour votre maître; moi, pour le mien; mais ces gens-ci, pour qui se battent-ils?» Ce trait vaut bien celui du roi de Pegu, qui pensa mourir de rire en apprenant que les Vénitiens n'avaient pas de roi.
—Un vieillard, me trouvant trop sensible à je ne sais quelle injustice, me dit: «Mon cher enfant, il faut apprendre de la vie à souffrir la vie.»
—L'abbé de la Galaisière était fort lié avec M. Orri, avant qu'il fût contrôleur-général. Quand il fut nommé à cette place, son portier, devenu suisse, semblait ne pas le reconnaître. «Mon ami, lui dit l'abbé de la Galaisière, vous êtes insolent beaucoup trop tôt; votre maître ne l'est pas encore.»
—Une femme âgée de quatre-vingt-dix ans disait à M. de Fontenelle, âgé de quatre-vingt-quinze: «La mort nous a oubliés.—Chut! lui répondit M. de Fontenelle, en mettant le doigt sur sa bouche.»
—M. de Vendôme disait de madame de Nemours, qui avait un long nez courbé sur des lèvres vermeilles: «Elle a l'air d'un perroquet qui mange une cerise.»
—M. le prince de Charolais ayant surpris M. de Brissac chez sa maîtresse, lui dit: «Sortez.» M. de Brissac lui répondit: «Monseigneur, vos ancêtres auraient dit: «Sortons.»
—M. de Castries, dans le temps de la querelle de Diderot et de Rousseau, dit avec impatience à M. de R..., qui me l'a répété: «Cela est incroyable; on ne parle que de ces gens-là, gens sans état, qui n'ont point de maison, logés dans un grenier: on ne s'accoutume point à cela.»
—M. de Voltaire, étant chez madame du Châtelet et même dans sa chambre, s'amusait avec l'abbé Mignot, encore enfant, et qu'il tenait sur ses genoux. Il se mit à jaser avec lui, et à lui donner des instructions. «Mon ami, lui dit-il, pour réussir avec les hommes, il faut avoir les femmes pour soi; pour avoir les femmes pour soi, il faut les connaître. Vous saurez donc que toutes les femmes sont fausses et catins....—Comment! toutes les femmes! Que dites-vous là, monsieur, dit madame du Châtelet en colère?—Madame, dit M. de Voltaire, il ne faut pas tromper l'enfance.»
—M. de Turenne dînant chez M. de Lamoignon, celui-ci lui demanda si son intrépidité n'était pas ébranlée au commencement d'une bataille. «Oui, dit M. de Turenne, j'éprouve une grande agitation; mais il y a dans l'armée plusieurs officiers subalternes et un grand nombre de soldats qui n'en éprouvent aucune.»
—Diderot, voulant faire un ouvrage qui pouvait compromettre son repos, confiait son secret à un ami qui, le connaissant bien, lui dit: «Mais, vous-même, me garderez-vous bien le secret?» En effet, ce fut Diderot qui le trahit.
—C'est M. de Maugiron qui a commis cette action horrible, que j'ai entendu conter, et qui me parut une fable. Étant à l'armée, son cuisinier fut pris comme maraudeur; on vient le lui dire: «Je suis très-content de mon cuisinier, répondit-il; mais j'ai un mauvais marmiton.» Il fait venir ce dernier, lui donne une lettre pour le grand-prévôt. Le malheureux y va, est saisi, proteste de son innocence, et est pendu.
—Je proposais à M. de L.... un mariage qui semblait avantageux. Il me répondit: «Pourquoi me marierais-je? le mieux qui puisse m'arriver, en me mariant, est de n'être pas cocu, ce que j'obtiendrai encore plus sûrement en ne me mariant pas.»
—Fontenelle avait fait un opéra où il y avait un chœur de prêtres qui scandalisa les dévots; l'archevêque de Paris voulut le faire supprimer: «Je ne me mêle point de son clergé, dit Fontenelle; qu'il ne se mêle pas du mien.»
—M. d'Alembert a entendu dire au roi de Prusse, qu'à la bataille de Minden, si M. de Broglie eût attaqué les ennemis et secondé M. de Contades, le prince Ferdinand était battu. Les Broglie ont fait demander à M. d'Alembert s'il était vrai qu'il eût entendu dire ce fait au roi de Prusse, et il a répondu qu'oui.
—Un courtisan disait: «Ne se brouille pas avec moi qui veut.»
—On demandait à M. de Fontenelle mourant: «Comment cela va-t-il?—Cela ne va pas, dit-il; cela s'en va.»
—Le roi de Pologne, Stanislas, avait des bontés pour l'abbé Porquet, et n'avait encore rien fait pour lui. L'abbé lui en faisait l'observation: «Mais, mon cher abbé, dit le roi, il y a beaucoup de votre faute; vous tenez des discours très-libres; on prétend que vous ne croyez pas en Dieu; il faut vous modérer; tâchez d'y croire; je vous donne un an pour cela.»
—M. Turgot, qu'un de ses amis ne voyait plus depuis long-temps, dit à cet ami, en le retrouvant: «Depuis que je suis ministre, vous m'avez disgracié.»
—Louis XV ayant refusé vingt-cinq mille francs de sa cassette à Lebel, son valet de chambre, pour la dépense de ses petits appartemens, et lui disant de s'adresser au trésor royal, Lebel lui répondit: «Pourquoi m'exposerais-je aux refus et aux tracasseries de ces gens-là, tandis que vous avez là plusieurs millions?» Le roi lui répartit: «Je n'aime point à me dessaisir; il faut toujours avoir de quoi vivre.» (Anecdote contée par Lebel à M. Buscher.)
—Le feu roi était, comme on sait, en correspondance secrète avec le comte de Broglie. Il s'agissait de nommer un ambassadeur en Suède; le comte de Broglie proposa M. de Vergennes, alors retiré dans ses terres, à son retour de Constantinople: le roi ne voulait pas; le comte insistait. Il était dans l'usage d'écrire au roi à mi-marge, et le roi mettait la réponse à côté. Sur la dernière lettre le roi écrivit: «Je n'approuve point le choix de M. de Vergennes; c'est vous qui m'y forcez: soit, qu'il parte; mais je défends qu'il amène sa vilaine femme avec lui.» (Anecdote contée par Favier, qui avait vu la réponse du roi dans les mains du comte de Broglie.)
—On s'étonnait de voir le duc de Choiseul se soutenir aussi long-temps contre madame Dubarri. Son secret était simple: au moment où il paraissait le plus chanceler, il se procurait une audience ou un travail avec le roi, et lui demandait ses ordres relativement à cinq ou six millions d'économie qu'il avait faite dans le département de la guerre, observant qu'il n'était pas convenable de les envoyer au trésor royal. Le roi entendait ce que cela voulait dire, et lui répondait: «Parlez à Bertin; donnez-lui trois millions en tels effets: je vous fais présent du reste.» Le roi partageait ainsi avec le ministre; et n'étant pas sûr que son successeur lui offrît les mêmes facilités, gardait M. de Choiseul, malgré les intrigues de madame Dubarri.
—M. Harris, fameux négociant de Londres, se trouvant à Paris dans le cours de l'année 1786, à l'époque de la signature du traité de commerce, disait à des Français: «Je crois que la France n'y perdra un million sterling par an que pendant les vingt-cinq ou trente premières années, mais qu'ensuite la balance sera parfaitement égale.»
—On sait que M. de Maurepas se jouait de tout; en voici une preuve nouvelle. M. Francis avait été instruit par une voie sûre, mais sous le secret, que l'Espagne ne se déclarerait dans la guerre d'Amérique que pendant l'année 1780. Il l'avait affirmé à M. de Maurepas; et une année s'étant passée sans que l'Espagne se déclarât, le prophète avait pris du crédit. M. de Vergennes fit venir M. Francis, et lui demanda pourquoi il répandait ce bruit. Celui-ci répondit: «C'est que j'en suis sûr.» Le ministre, prenant la morgue ministérielle, lui ordonna de lui dire sur quoi il fondait cette opinion. M. Francis répondit que c'était son secret; et que, n'étant pas en activité, il ne devait rien au gouvernement. Il ajouta que M. le comte de Maurepas savait, sinon son secret, au moins tout ce qu'il pouvait dire là-dessus. M. de Vergennes fut étonné; il en parle à M. de Maurepas, qui lui dit: «Je le savais; j'ai oublié de vous le dire.»
—M. de Tressan, autrefois amant de madame de Genlis, et père de ses deux enfants, alla, dans sa vieillesse, les voir à Sillery, une de leurs terres. Ils l'accompagnèrent dans sa chambre à coucher, et ouvrirent les rideaux de son lit, dans lequel ils avaient fait mettre le portrait de leur défunte mère. Il les embrassa, s'attendrit; ils partagèrent sa sensibilité: et cela produisit une scène de sentiment la plus ridicule du monde.
—Le duc de Choiseul avait grande envie de ravoir les lettres qu'il avait écrites à M. de Calonne dans l'affaire de M. de la Chalotais; mais il était dangereux de manifester ce désir. Cela produisit une scène plaisante entre lui et M. de Calonne, qui tirait ces lettres d'un porte-feuille, bien numérotées, les parcourait, et disait à chaque fois: «En voilà une bonne à brûler», ou telle autre plaisanterie; M. de Choiseul dissimulant toujours l'importance qu'il y mettait, et M. de Calonne se divertissant de son embarras, et lui disant: «Si je ne fais pas une chose dangereuse pour moi, cela m'ôte tout le piquant de la scène.» Mais ce qu'il y eut de plus singulier, c'est que M. d'Aiguillon l'ayant su, écrivit à M. de Calonne: «Je sais, monsieur, que vous avez brûlé les lettres de M. de Choiseul relatives à l'affaire de M. de la Chalotais; je vous prie de garder toutes les miennes.»
—Quand l'archevêque de Lyon, Montazet, alla prendre possession de son siége, une vieille chanoinesse de...., sœur du cardinal de Tencin, lui fit compliment de ses succès auprès des femmes, et entr'autres de l'enfant qu'il avait eu de madame de Mazarin. Le prélat nia tout, et ajouta: «Madame, vous savez que la calomnie ne vous a pas ménagée vous-même; mon histoire avec madame de Mazarin n'est pas plus vraie que celle qu'on vous prête avec M. le cardinal.—En ce cas, dit la chanoinesse tranquillement, l'enfant est de vous.»
—Un homme très-pauvre, qui avait fait un livre contre le gouvernement, disait: «Morbleu! la Bastille n'arrive point; et voilà qu'il faut tout à l'heure payer mon terme.»
—Le roi et la reine de Portugal étaient à Belem, pour aller voir un combat de taureaux, le jour du tremblement de terre de Lisbonne; c'est ce qui les sauva; et une chose avérée, et qui m'a été garantie par plusieurs Français alors en Portugal, c'est que le roi n'a jamais su l'énormité du désastre. On lui parla d'abord de quelques maisons tombées, ensuite de quelques églises; et, n'étant jamais revenu à Lisbonne, on peut dire qu'il est le seul homme de l'Europe qui ne se soit pas fait une véritable idée du désastre arrivé à une lieue de lui.
—Madame de C.... disait à M. de B...: «J'aime en vous....—Ah, madame! dit-il avec feu, si vous savez quoi, je suis perdu.»
—J'ai connu un misantrope, qui avait des instans de bonhomie, dans lesquels il disait: «Je ne serais pas étonné qu'il y eût quelque honnête homme caché dans quelque coin, et que personne ne connaisse.»
—Le maréchal de Broglie, affrontant un danger inutile et ne voulant pas se retirer, tous ses amis faisaient de vains efforts pour lui en faire sentir la nécessité. Enfin, l'un d'entr'eux, M. de Jaucour, s'approcha, et lui dit à l'oreille: «Monsieur le maréchal, songez que, si vous êtes tué, c'est M. de Routhe qui commandera.» C'était le plus sot des lieutenans-généraux. M. de Broglie, frappé du danger que courait l'armée, se retira.
—Le prince de Conti pensait et parlait mal de M. de Silhouette. Louis XV lui dit un jour: «On songe pourtant à le faire contrôleur-général.—Je le sais, dit le prince; et, s'il arrive à cette place, je supplie votre majesté de me garder le secret.» Le roi, quand M. de Silhouette fut nommé, en apprit la nouvelle au prince, et ajouta: «Je n'oublie point la promesse que je vous ai faite, d'autant plus que vous avez une affaire qui doit se rapporter au conseil» (Anecdote contée par madame de Bouflers.)
—Le jour de la mort de madame de Châteauroux, Louis XV paraissait accablé de chagrin; mais ce qui est extraordinaire, c'est le mot par lequel il le témoigna: «Être malheureux pendant quatre-vingt-dix ans! car je suis sûr que je vivrai jusques-là.» Je l'ai ouï raconter par madame de Luxembourg, qui l'entendit elle-même, et qui ajoutait: «Je n'ai raconté ce trait que depuis la mort de Louis XV.» Ce trait méritait pourtant d'être su, pour le singulier mélange qu'il contient d'amour et d'égoïsme.
—Un homme buvait à table d'excellent vin, sans le louer. Le maître de la maison lui en fit servir de très-médiocre. «Voilà de bon vin, dit le buveur silencieux.—C'est du vin à dix sous, dit le maître, et l'autre est du vin des dieux.—Je le sais, reprit le convive; aussi ne l'ai-je pas loué. C'est celui-ci qui a besoin de recommandation.»
—Duclos disait, pour ne pas profaner le nom de Romain, en parlant des Romains modernes: Un Italien de Rome.
—«Dans ma jeunesse même, me disait M...., j'aimais à intéresser, j'aimais assez peu à séduire, et j'ai toujours détesté de corrompre.»
—M. me disait: «Toutes les fois que je vais chez quelqu'un, c'est une préférence que je lui donne sur moi; je ne suis pas assez désœuvré pour y être conduit par un autre motif.»
—«Malgré toutes les plaisanteries qu'on rebat sur le mariage, disait M...., je ne vois pas ce qu'on peut dire contre un homme de soixante ans qui épouse une femme de cinquante-cinq.»
—M. de L.... me disait de M. de R....: «C'est l'entrepôt du venin de toute la société. Il le rassemble comme les crapauds, et le darde comme les vipères.»
—On disait de M. de Calonne, chassé après la déclaration du déficit: «On l'a laissé tranquille quand il a mis le feu, et on l'a puni quand il a sonné le tocsin.»
—Je causais un jour avec M. de V...., qui paraît vivre sans illusions, dans un âge où l'on en est encore susceptible. Je lui témoignais la surprise qu'on avait de son indifférence. Il me répondit gravement: «On ne peut pas être et avoir été. J'ai été dans mon temps, tout comme un autre, l'amant d'une femme galante, le jouet d'une coquette, le passe-temps d'une femme frivole, l'instrument d'une intrigante. Que peut-on être de plus?—L'ami d'une femme sensible.—Ah! nous voilà dans les romans.»
—«Je vous prie de croire, disait M... à un homme très-riche, que je n'ai pas besoin de ce qui me manque.»
—M..., à qui on offrait une place dont quelques fonctions blessaient sa délicatesse, répondit: «Cette place ne convient ni à l'amour-propre que je me permets, ni à celui que je me commande.»
—Un homme d'esprit ayant lu les petits traités de M. d'Alembert sur l'élocution oratoire, sur la poésie, sur l'ode, on lui demanda ce qu'il en pensait. Il répondit: «Tout le monde ne peut pas être sec.»
—M...., qui avait une collection des discours de réception à l'académie française, me disait: «Lorsque j'y jette les yeux, il me semble voir des carcasses de feu d'artifice, après la Saint-Jean.»
—«Je repousse, disait M..., les bienfaits de la protection, je pourrais peut-être recevoir et honorer ceux de l'estime, mais je ne chéris que ceux de l'amitié.»
—On demandait à M.... qu'est-ce qui rend plus aimable dans la société? Il répondit: «C'est de plaire.»
—On disait à un homme que M...., autrefois son bienfaiteur, le haïssait. «Je demande, répondit-il, la permission d'avoir un peu d'incrédulité à cet égard. J'espère qu'il ne me forcera pas à changer en respect pour moi, le seul sentiment que j'ai besoin de lui conserver.»
—M... tient à ses idées. Il aurait de la suite dans l'esprit, s'il avait de l'esprit. On en ferait quelque chose, si l'on pouvait changer ses préjugés en principes.
—Une jeune personne, dont la mère était jalouse et à qui les treize ans de sa fille déplaisaient infiniment, me disait un jour: «J'ai toujours envie de lui demander pardon d'être née.»
—M...., homme de lettres connu, n'avait fait aucune démarche pour voir tous ces princes voyageurs, qui, dans l'espace de trois ans, sont venus en France l'un après l'autre. Je lui demandai la raison de ce peu d'empressement. Il me répondit: «Je n'aime, dans les scènes de la vie, que ce qui met les hommes dans un rapport simple et vrai les uns avec les autres. Je sais, par exemple, ce que c'est qu'un père et un fils, un amant et une maîtresse, un ami et une amie, un protecteur et un protégé, et même un acheteur et un vendeur, etc.; mais ces visites produisant des scènes sans objet, où tout est comme réglé par l'étiquette, dont le dialogue est comme écrit d'avance, je n'en fais aucun cas. J'aime mieux un canevas italien, qui a du moins le mérite d'être joué à l'impromptu.»
—M.... voyant, dans ces derniers temps, jusqu'à quel point l'opinion publique influait sur les grandes affaires, sur les places, sur le choix des ministres, disait à M. de L..., en faveur d'un homme qu'il voulait voir arriver: «Faites-nous, en sa faveur, un peu d'opinion publique.»
—Je demandais à M. N.... pourquoi il n'allait plus dans le monde. Il me répondit: «C'est que je n'aime plus les femmes, et que je connais les hommes.»
—M.... disait de Sainte-Foix, homme indifférent au mal et au bien, dénué de tout instinct moral: «C'est un chien placé entre une pastille et un excrément, et ne trouvant d'odeur ni à l'une ni à l'autre.»
—M... avait montré beaucoup d'insolence et de vanité, après une espèce de succès au théâtre (c'était son premier ouvrage). Un de ses amis lui dit: «Mon ami, tu sèmes les ronces devant toi; tu les trouveras en repassant.»
—«La manière dont je vois distribuer l'éloge et le blâme, disait M. de B...., donnerait au plus honnête homme du monde l'envie d'être diffamé.»
—Une mère, après un trait d'entêtement de son fils, disait que les enfans étaient très-égoïstes. «Oui, dit M...., en attendant qu'ils soient polis.»
—On disait à M....: «Vous aimez beaucoup la considération.» Il répondit ce mot qui me frappa: «Non, j'en ai pour moi, ce qui m'attire quelquefois celle des autres.»
—On compte cinquante-six violations de la foi publique, depuis Henri IV jusqu'au ministère du cardinal de Loménie inclusivement. M. D.... appliquait aux fréquentes banqueroutes de nos rois, ces deux vers de Racine: