Œuvres complètes de Chamfort (Tome 2): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.
—On disait à M...., académicien: «Vous vous marierez quelque jour.» Il répondit: «J'ai tant plaisanté l'académie, et j'en suis; j'ai toujours peur qu'il ne m'arrive la même chose pour le mariage.»
—M.... disait de mademoiselle...., qui n'était point vénale, n'écoutait que son cœur, et restait fidèle à l'objet de son choix: «C'est une personne charmante, et qui vit le plus honnêtement qu'il est possible, hors du mariage et du célibat.»
—Un mari disait à sa femme: «Madame, cet homme a des droits sur vous, il vous a manqué devant moi; je ne le souffrirai pas. Qu'il vous maltraite quand vous êtes seule: mais, en ma présence, c'est me manquer à moi-même.»
—J'étais à table à côté d'un homme, qui me demanda si la femme qu'il avait devant lui, n'était pas la femme de celui qui était à côté d'elle. J'avais remarqué que celui-ci ne lui avait pas dit un mot; c'est ce qui me fit répondre à mon voisin: «Monsieur, ou il ne la connaît pas, ou c'est sa femme.»
—Je demandais à M. de.... s'il se marierait. «Je ne le crois pas, me disait-il;» et il ajouta en riant: «La femme qu'il me faudrait, je ne la cherche point, je ne l'évite même pas.»
—Je demandais à M. de T.... pourquoi il négligeait son talent, et paraissait si complètement insensible à la gloire; il me répondit ces propres paroles: «Mon amour-propre a péri dans le naufrage de l'intérêt que je prenais aux hommes.»
—On disait à un homme modeste: «Il y a quelquefois des fentes au boisseau sous lequel se cachent les vertus.»
—M...., qu'on voulait faire parler sur différens abus publics ou particuliers, répondit froidement: «Tous les jours j'accrois la liste des choses dont je ne parle plus. Le plus philosophe est celui dont la liste est la plus longue.»
—«Je proposerais volontiers, disait M. D...., je proposerais aux calomniateurs et aux méchans le traité que voici. Je dirais aux premiers: je veux bien que l'on me calomnie, pourvu que, par une action ou indifférente ou même louable, j'aie fourni le fond de la calomnie; pourvu que son travail ne soit que la broderie du canevas; pourvu qu'on n'invente pas les faits en même temps que les circonstances; en un mot, pourvu que la calomnie ne fasse pas les frais à la fois et du fond et de la forme. Je dirais aux méchans: je trouve simple qu'on me nuise, pourvu que celui qui me nuit y ait quelque intérêt personnel; en un mot, qu'on ne me fasse pas du mal gratuitement comme il arrive.»
—On disait d'un escrimeur adroit mais poltron, spirituel et galant auprès des femmes, mais impuissant: «Il manie très-bien le fleuret et la fleurette, mais le duel et la jouissance lui font peur.»
—«C'est bien mal fait, disait M...., d'avoir laissé tomber le cocuage, c'est-à-dire, de s'être arrangé pour que ce ne soit plus rien. Autrefois, c'était un état dans le monde, comme de nos jours celui de joueur. A présent, ce n'est plus rien du tout.»
—M. de L...., connu pour misantrope, me disait un jour à propos de son goût pour la solitude: «Il faut diablement aimer quelqu'un pour le voir.»
—M.... aime qu'on dise qu'il est méchant, à peu près comme les jésuites n'étaient pas fâchés qu'on dît qu'ils assassinaient les rois. C'est l'orgueil qui veut régner par la crainte sur la faiblesse.
—Un célibataire, qu'on pressait de se marier, répondit plaisamment: «Je prie Dieu de me préserver des femmes, aussi bien que je me préserverai du mariage.»
—Un homme parlait du respect que mérite le public. «Oui, dit M...., le respect qu'il obtient de la prudence. Tout le monde méprise les harangères; cependant qui oserait risquer de les offenser en traversant la halle?»
—Je demandais à M. R...., homme plein d'esprit et de talens, pourquoi il ne s'était nullement montré dans la révolution de 1789; il me répondit: «C'est que, depuis trente ans, j'ai trouvé les hommes si méchans en particulier et pris un à un, que je n'ai osé espérer rien de bon d'eux, en public et pris collectivement.»
—«Il faut que ce qu'on appelle la police soit une chose bien terrible, disait plaisamment madame de...., puisque les Anglais aiment mieux les voleurs et les assassins, et que les Turcs aiment mieux la peste.»
—«Ce qui rend le monde désagréable, me disait M. de L...., ce sont les fripons, et puis les honnêtes gens; de sorte que, pour que tout fût passable, il faudrait anéantir les uns et corriger les autres; il faudrait détruire l'enfer et recomposer le paradis.»
—D.... s'étonnait de voir M. de L...., homme très-accrédité, échouer dans tout ce qu'il essayait de faire pour un de ses amis. C'est que la faiblesse de son caractère anéantit la puissance de sa position. Celui qui ne sait pas ajouter sa volonté à sa force, n'a point de force.
—Quand madame de F.... a dit joliment une chose bien pensée, elle croit avoir tout fait; de façon que, si une de ses amies faisait à sa place ce qu'elle a dit qu'il fallait faire, cela ferait à elles deux une philosophe. M. de.... disait d'elle que, quand elle a dit une jolie chose sur l'émétique, elle est toute surprise de n'être point purgée.
—Un homme d'esprit définissait Versailles un pays où, en descendant, il faut toujours paraître monter, c'est-à-dire, s'honorer de fréquenter ce qu'on méprise.
—M.... me disait qu'il s'était toujours bien trouvé des maximes suivantes sur les femmes: «Parler toujours bien du sexe en général, louer celles qui sont aimables, se taire sur les autres, les voir peu, ne s'y fier jamais, et ne jamais laisser dépendre son bonheur d'une femme, quelle qu'elle soit.»
—Un philosophe me disait qu'après avoir examiné l'ordre civil et politique des sociétés, il n'étudiait plus que les sauvages dans les livres des voyageurs, et les enfans dans la vie ordinaire.
—Madame de.... disait de M. B..... «Il est honnête, mais médiocre et d'un caractère épineux: c'est comme la perche, blanche, saine, mais insipide et pleine d'arêtes.»
—M.... étouffe plutôt ses passions qu'il ne sait les conduire. Il me disait là-dessus: «Je ressemble à un homme qui, étant à cheval, et ne sachant pas gouverner sa bête qui l'emporte, la tue d'un coup de pistolet et se précipite avec elle.»
—«Ne voyez vous pas, disait M..., que je ne suis rien que par l'opinion qu'on a de moi; que lorsque je m'abaisse je perds de ma force, et que je tombe lorsque je descends?»
—C'est une chose bien extraordinaire que deux auteurs pénétrés et panégyristes, l'un en vers, l'autre en prose, de l'amour immoral et libertin, Crébillon et Bernard, soient morts épris passionnément de deux filles. Si quelque chose est plus étonnant, c'est de voir l'amour sentimental posséder madame de Voyer jusqu'au dernier moment, et la passionner pour le vicomte de Noailles; tandis que, de son côté, M. de Voyer a laissé deux cassettes pleines de lettres céladoniques copiées deux fois de sa main. Cela rappelle les poltrons, qui chantent pour déguiser leur peur.
—«Qu'un homme d'esprit, disait en riant M. de..., ait des doutes sur sa maîtresse, cela se conçoit; mais sur sa femme! il faut être bien bête.»
—C'est un caractère curieux que celui de M. L...; son esprit est plaisant et profond; son cœur est fier et calme; son imagination est douce, vive et même passionnée.
—Je demandais à M.... pourquoi il avait refusé plusieurs places; il me répondit: «Je ne veux rien de ce qui met un rôle à la place d'un homme.»
—«Dans le monde, disait M..., vous avez trois sortes d'amis: vos amis qui vous aiment, vos amis qui ne se soucient pas de vous, et vos amis qui vous haïssent.»
—M.... disait: «Je ne sais pourquoi madame de L.... désire tant que j'aille chez elle; car quand j'ai été quelque temps sans y aller, je la méprise moins.» On pourrait dire cela du monde en général.
—D..., misantrope plaisant, me disait, à propos de la méchanceté des hommes: «Il n'y a que l'inutilité du premier déluge qui empêche Dieu d'en envoyer un second.»
—On attribuait à la philosophie moderne le tort d'avoir multiplié le nombre des célibataires; sur quoi M.... dit: «Tant qu'on ne me prouvera pas que ce sont les philosophes qui se sont cotisés pour faire les fonds de mademoiselle Bertin, et pour élever sa boutique, je croirai que le célibat pourrait bien avoir une autre cause.»
M. de.... disait qu'il ne fallait rien lire dans les séances publiques de l'académie française, par-delà ce qui est imposé par les statuts; et il motivait son avis en disant: «En fait d'inutilités, il ne faut que le nécessaire.»
—N.... disait qu'il fallait toujours examiner si la liaison d'une femme et d'un homme est d'âme à âme, ou de corps à corps; si celle d'un particulier et d'un homme en place ou d'un homme de la cour, est de sentiment à sentiment, ou de position à position, etc.
—On proposait un mariage à M...; il répondit: «Il y a deux choses que j'ai toujours aimées à la folie; ce sont les femmes et le célibat. J'ai perdu ma première passion, il faut que je conserve la seconde.»
—«La rareté d'un sentiment vrai fait que je m'arrête quelquefois dans les rues à regarder un chien ronger un os: c'est au retour de Versailles, Marly, Fontainebleau, disait M. de..., que je suis plus curieux de ce spectacle.»
—M. Thomas me disait un jour: «Je n'ai pas besoin de mes contemporains; mais j'ai besoin de la postérité.» Il aimait beaucoup la gloire. «Beau résultat de philosophie, lui dis-je, de pouvoir se passer des vivans, pour avoir besoin de ceux qui ne sont pas nés!»
—N.... disait à M. Barthe: «Depuis dix ans que je vous connais, j'ai toujours cru qu'il était impossible d'être votre ami; mais je me suis trompé; il y en aurait un moyen.—Et lequel?—Celui de faire une parfaite abnégation de soi, et d'adorer sans cesse votre égoïsme.»
—M. de R... était autrefois moins dur et moins dénigrant qu'aujourd'hui; il a usé toute son indulgence; et le peu qui lui en reste, il le garde pour lui.
—M.... disait que le désavantage d'être au-dessous des princes est richement compensé par l'avantage d'en être loin.
—On proposait à un célibataire de se marier. Il répondit par de la plaisanterie; et comme il y avait mis beaucoup d'esprit, on lui dit: «Votre femme ne s'ennuierait pas.» Sur quoi il répondit: «Si elle était jolie, sûrement elle s'amuserait tout comme une autre.»
—On accusait M..... d'être misantrope. «Moi, dit-il, je ne le suis pas; mais j'ai bien pensé l'être, et j'ai vraiment bien fait d'y mettre ordre.—Qu'avez-vous fait pour l'empêcher? Je me suis fait solitaire.»
—Il est temps, disait M......., que la philosophie ait aussi son index, comme l'inquisition de Rome et de Madrid. Il faut qu'elle fasse une liste des livres qu'elle proscrit, et cette proscription sera plus considérable que celle de sa rivale. Dans les livres même qu'elle approuve en général, combien d'idées particulières ne condamnerait-elle pas comme contraires à la morale, et même au bon sens!»
—«Ce jour-là je fus très-aimable, point brutal, me disait M. S..., qui était en effet l'un et l'autre.»
—M...., qui venait de publier un ouvrage qui avait beaucoup réussi, était sollicité d'en publier un second, dont ses amis faisaient grand cas.
«Non, dit-il, il faut laisser à l'envie le temps d'essuyer son écume.»
—M.... me dit un jour plaisamment, à propos des femmes et de leurs défauts: «Il faut choisir d'aimer les femmes ou de les connaître: il n'y a pas de milieu.»
—M...., jeune homme, me demandait pourquoi madame de B.... avait refusé son hommage qu'il lui offrait, pour courir après celui de M. de L...., qui semblait se refuser à ses avances. Je lui dis: «Mon cher ami, Gênes, riche et puissante, a offert sa souveraineté à plusieurs rois qui l'ont refusée; et on a fait la guerre pour la Corse, qui ne produit que des châtaignes, mais qui était fière et indépendante.»
—Un des parens de M. de Vergennes lui demandait pourquoi il avait laissé arriver au ministère de Paris le baron de Breteuil, qui était dans le cas de lui succéder. «C'est que, dit-il, c'est un homme qui, ayant toujours vécu dans le pays étranger, n'est pas connu ici; c'est qu'il a une réputation usurpée; que quantité de gens le croient digne du ministère: il faut les détromper, le mettre en évidence, et faire voir ce que c'est que le baron de Breteuil.»
—On reprochait à M. L...., homme de lettres, de ne plus rien donner au public. «Que voulez-vous qu'on imprime, dit-il, dans un pays où l'almanach de Liége est défendu de temps en temps?»
—M........ disait de M. de La Reynière, chez qui tout le monde va pour sa table, et qu'on trouve très-ennuyeux: «On le mange, mais on ne le digère pas.»
—M. de F......., qui avait vu à sa femme plusieurs amans, et qui avait toujours joui de temps en temps de ses droits d'époux, s'avisa un soir de vouloir en profiter. Sa femme s'y refuse. «Eh quoi! lui dit-elle, ne savez-vous pas que je suis en affaire avec M....?—Belle raison, dit-il! ne m'avez-vous pas laissé mes droits quand vous aviez L...., S...., N...., B... T...? Oh! quelle différence! était-ce de l'amour que j'avais pour eux? Rien, pures fantaisies; mais avec M...... c'est un sentiment: c'est à la vie et à la mort.—Ah! je ne savais pas cela; n'en parlons plus.» Et en effet tout fut dit. M. de R....., qui entendait conter cette histoire, s'écria: «Mon Dieu! que je vous remercie d'avoir amené le mariage à produire de pareilles gentillesses!»
—«Mes ennemis ne peuvent rien contre moi, disait M.....; car ils ne peuvent m'ôter la faculté de bien penser, ni celle de bien faire.»
—Je demandais à M.... s'il se marierait. Il me répondit: «Pourquoi faire? pour payer au roi de France la capitation et les trois vingtièmes après ma mort?»
—M. de.... demandait à l'évêque de... une maison de campagne où il n'allait jamais. Celui-ci lui répondit: «Ne savez-vous pas qu'il faut toujours avoir un endroit où l'on n'aille point, et où l'on croie que l'on serait heureux si on y allait? M. de....., après un instant de silence, répondit: «Cela est vrai, et c'est ce qui a fait la fortune du paradis.»
—Milton, après le rétablissement de Charles II, était dans le cas de reprendre une place très-lucrative qu'il avait perdue; sa femme l'y exhortait; il lui répondit: «Vous êtes femme, et vous voulez avoir un carrosse; moi, je veux vivre et mourir en honnête homme.»
—Je pressais M. de L..... d'oublier les torts de M. de B..... qui l'avait autrefois obligé; il me répondit: «Dieu a recommandé le pardon des injures; il n'a point recommandé celui des bienfaits.»
—M...... me disait: «Je ne regarde le roi de France que comme le roi d'environ cent mille hommes, auxquels il partage et sacrifie la sueur, le sang et les dépouilles de vingt-quatre millions neuf cents mille hommes, dans des proportions déterminées par les idées féodales, militaires, anti-morales et anti-politiques qui avilissent l'Europe depuis vingt siècles.»
—M. de Calonne, voulant introduire des femmes dans son cabinet, trouva que la clef n'entrait point dans la serrure. Il lâcha un f...... d'impatience; et, sentant sa faute: «Pardon, mesdames, dit-il! j'ai fait bien des affaires dans ma vie, et j'ai vu qu'il n'y a qu'un mot qui serve.» En effet, la clef entra tout de suite.
—Je demandais à M..... pourquoi, en se condamnant à l'obscurité, il se dérobait au bien qu'on pouvait lui faire. «Les hommes, me dit-il, ne peuvent rien faire pour moi qui vaille leur oubli.»
—M. de... promettait je ne sais quoi à M. L...., et jurait foi de gentilhomme. Celui-ci lui dit: «Si cela vous est égal, ne pourriez-vous pas dire foi d'honnête homme?»
—Le fameux Ben-Johnson disait que tous ceux qui avaient pris les Muses pour femmes étaient morts de faim, et que ceux qui les avaient prises pour maîtresses s'en étaient fort bien trouvés. Cela revient assez à ce que j'ai ouï dire à Diderot, qu'un homme de lettres sensé pouvait être l'amant d'une femme qui fait un livre; mais ne devait être le mari que de celle qui sait faire une chemise. Il y a mieux que tout cela: c'est de n'être ni l'amant de celle qui fait un livre, ni le mari d'aucune.
—«J'espère qu'un jour, disait M...., au sortir de l'assemblée nationale, présidée par un juif, j'assisterai au mariage d'un catholique séparé par divorce de sa première femme luthérienne, et épousant une jeune anabaptiste; qu'ensuite nous irons dîner chez le curé, qui nous présentera sa femme, jeune personne de la religion anglicane, qu'il aura lui-même épousée en secondes noces, étant fille d'une calviniste.»
—«Ce doit être, me disait M. de M......., un homme très-vulgaire, que celui qui dit à la fortune: «Je ne veux de toi qu'à telle condition; tu subiras le joug que je veux t'imposer»; et qui dit à la gloire: «Tu n'es qu'une fille à qui je veux bien faire quelques caresses, mais que je repousserai si tu en risques avec moi de trop familières et qui ne conviennent pas.» C'était lui-même qu'il peignait; et tel est en effet son caractère.
—On disait d'un courtisan léger, mais non corrompu: «Il a pris de la poussière dans le tourbillon; mais il n'a pas pris de tache dans la boue.»
—M....... disait qu'il fallait qu'un philosophe commençât par avoir le bonheur des morts, celui de ne pas souffrir et d'être tranquille; puis celui des vivans, de penser, sentir et s'amuser.»
—M. de Vergennes n'aimait pas les gens de lettres, et on remarqua qu'aucun écrivain distingué n'avait fait des vers sur la paix de 1783; sur quoi quelqu'un disait: «Il y en a deux raisons; il ne donne rien aux poètes et ne prête pas à la poésie.»
—Je demandais à M.... quelle était sa raison de refuser un mariage avantageux. «Je ne veux point me marier, dit-il, dans la crainte d'avoir un fils qui me ressemble.» Comme j'étais surpris, vu que c'est un très-honnête homme: «Oui, dit-il, oui, dans la crainte d'avoir un fils qui, étant pauvre comme moi, ne sache ni mentir, ni flatter, ni ramper, et ait à subir les mêmes épreuves que moi.»
—Une femme parlait emphatiquement de sa vertu, et ne voulait plus, disait-elle, entendre parler d'amour. Un homme d'esprit dit là-dessus: «A quoi bon toute cette forfanterie? ne peut-on pas trouver un amant sans dire cela?»
—Dans le temps de l'assemblée des notables, un homme voulait faire parler le perroquet de madame de.... «Ne vous fatiguez pas, lui dit elle, il n'ouvre jamais le bec.—Comment avez-vous un perroquet qui ne dit mot? Ayez-en un qui dise au moins: Vive le roi!—Dieu m'en préserve, dit-elle: un perroquet disant vive le roi! je ne l'aurais plus; on en aurait fait un notable.»
—Un malheureux portier, à qui les enfans de son maître refusèrent de payer un legs de mille livres, qu'il pouvait réclamer par justice, me dit: «Voulez-vous, monsieur, que j'aille plaider contre les enfans d'un homme que j'ai servi vingt-cinq ans, et que je sers eux-mêmes depuis quinze?» Il se faisait, de leur injustice même, une raison d'être généreux à leur égard.
—On demandait à M......... pourquoi la nature avait rendu l'amour indépendant de notre raison. «C'est, dit-il, parce que la nature ne songe qu'au maintien de l'espèce; et, pour la perpétuer, elle n'a que faire de notre sottise. Qu'étant ivre, je m'adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la nature peut-être aussi bien rempli, que si j'eusse obtenu Clarisse après deux ans de soins; au lieu que ma raison me sauverait de la servante, de la fille, et de Clarisse même peut-être. A ne consulter que la raison, quel est l'homme qui voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long avenir? Quelle femme, pour une épilepsie de quelques minutes, se donnerait une maladie d'une année entière? la nature, en nous dérobant à notre raison, assure mieux son empire; et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier.»
—M...... est un homme mobile, dont l'âme est ouverte à toutes les impressions, dépendant de ce qu'il voit, de ce qu'il entend, ayant une larme prête pour la belle action qu'on lui raconte, et un sourire pour le ridicule qu'un sot essaye de jeter sur elle.
—M..... prétend que le monde le plus choisi est entièrement conforme à la description qui lui fut faite d'un mauvais lieu, par une jeune personne qui y logeait. Il la rencontre au Vaux-hall; il s'approche d'elle, et lui demande en quel endroit on pourrait la voir seule pour lui confier quelques petits secrets. «Monsieur, dit-elle, je demeure chez madame....... C'est un lieu très-honnête, où il ne va que des gens comme il faut, la plupart en carrosse; une porte cochère, un joli salon où il y a des glaces et un beau lustre. On y soupe quelquefois et on est servi en vaisselle plate.—Comment donc, mademoiselle! j'ai vécu en bonne compagnie, et je n'ai rien vu de mieux que cela.—Ni moi non plus, qui ai pourtant habité presque toutes ces sortes de maisons.» M....... reprenait toutes les circonstances, et faisait voir qu'il n'y en avait pas une qui ne s'appliquât au monde tel qu'il est.
—M....... jouit excessivement des ridicules qu'il peut saisir et apercevoir dans le monde. Il paraît même charmé lorsqu'il voit quelqu'injustice absurde, des places données à contre-sens, des contradictions ridicules dans la conduite de ceux qui gouvernent, des scandales de toute espèce que la société offre trop souvent. D'abord j'ai cru qu'il était méchant; mais, en le fréquentant davantage, j'ai démêlé à quel principe appartient cette étrange manière de voir; c'est un sentiment honnête, une indignation vertueuse qui l'a rendu long-temps malheureux, et à laquelle il a substitué une habitude de plaisanterie, qui voudrait n'être que gaie, mais qui, devenant quelquefois amère et sarcasmatique, dénonce la source dont elle part.
—Les amitiés de N....... ne sont autre chose que le rapport de ses intérêts avec ceux de ses prétendus amis. Ses amours ne sont que le produit de quelques bonnes digestions. Tout ce qui est au-dessus ou au-delà n'existe point pour lui. Un mouvement noble et désintéressé en amitié, un sentiment délicat lui paraissent une folie non moins absurde que celle qui fait mettre un homme aux Petites-Maisons.
—M. de Ségur ayant publié une ordonnance qui obligeait à ne recevoir dans le corps de l'artillerie que des gentilshommes, et d'une autre part ces fonctions n'admettant que des gens instruits, il arriva une chose plaisante: c'est que l'abbé Bossut, examinateur des élèves, ne donna d'attestation qu'à des roturiers, et Cherin, qu'à des gentilshommes. Sur une centaines d'élèves, il n'y en eut que quatre ou cinq qui remplirent les deux conditions.
—M. de L..... me disait, relativement au plaisir des femmes, que lorsqu'on cesse de pouvoir être prodigue, il faut devenir avare, et qu'en ce genre celui qui cesse d'être riche commence à être pauvre. «Pour moi, dit-il, aussitôt que j'ai été obligé de distinguer entre la lettre de change payable à vue et la lettre payable à échéance, j'ai quitté la banque.»
—Un homme de lettres à qui un grand seigneur faisait sentir la supériorité de son rang, lui dit: «Monsieur le duc, je n'ignore pas ce que je dois savoir; mais je sais aussi qu'il est plus aisé d'être au-dessus de moi qu'à côté.»
—Madame de L..... est coquette avec illusion, en se trompant elle-même. Madame de B..... l'est sans illusion; et il ne faut pas la chercher parmi les dupes qu'elle fait.
—Le maréchal de Noailles avait un procès au parlement avec un de ses fermiers. Huit à neuf conseillers se récusèrent, disant tous: «En qualité de parent de M. de Noailles.» Et il l'étaient en effet au huitantième degré. Un conseiller, nommé M. Hurson, trouvant cette vanité ridicule, se leva, disant: «Je me récuse aussi.» Le premier président lui demanda en quelle qualité. Il répondit: «Comme parent du fermier.»
—Madame de........ âgée de soixante-cinq ans, ayant épousé M......, âgé de vingt-deux, quelqu'un dit que c'était le mariage de Pyrame et de Baucis.
—M....., à qui on reprochait son indifférence pour les femmes, disait: «Je puis dire sur elles ce que madame de C...... disait sur les enfans: j'ai dans la tête un fils dont je n'ai jamais pu accoucher; j'ai dans l'esprit une femme comme il y en a peu, qui me préserve des femmes comme il y en a beaucoup; j'ai bien des obligations à cette femme-là.
—«Ce qui me paraît le plus comique dans le monde civil, disait M....., c'est le mariage, c'est l'état de mari; ce qui me paraît le plus triste dans le monde politique, c'est la royauté, c'est le métier de roi. Voilà les deux choses qui m'égaient le plus: ce sont les deux sources intarissables de mes plaisanteries. Ainsi, qui me marierait et me ferait roi, m'ôterait à la fois une partie de mon esprit et de ma gaîté.»
—On avisait dans une société aux moyens de déplacer un mauvais ministre, déshonoré par vingt turpitudes. Un de ses ennemis connus dit tout-à-coup: «Ne pourrait-on pas lui faire faire quelque opération raisonnable, quelque chose d'honnête, pour le faire chasser?»
—«Que peuvent pour moi, disait M......., les grands et les princes? Peuvent-ils me rendre ma jeunesse ou m'ôter ma pensée, dont l'usage me console de tout?»
—Madame de...... disait un jour à M.......: «Je ne saurais être à ma place dans votre esprit, parce que j'ai beaucoup vu pendant quelque temps M. d'Ur...... Je vais vous en dire la raison, qui est en même-temps ma meilleure excuse. Je couchais avec lui; et je hais si fort la mauvaise compagnie, qu'il n'y avait qu'une pareille raison qui pût me justifier à mes yeux, et, je m'imagine, aux vôtres.»
—M. de B..... voyait madame de L...... tous les jours; le bruit courut qu'il allait l'épouser. Sur quoi il dit à l'un de ses amis: «Il y a peu d'hommes qu'elle n'épousât pas plus volontiers que moi, et réciproquement. Il serait bien étrange que, dans quinze ans d'amitié, nous n'eussions pas vu combien nous sommes antipathiques l'un à l'autre.»
—«L'illusion, disait M......., ne fait d'effet sur moi, relativement aux personnes que j'aime, que celui d'un verre sur un pastel. Il adoucit les traits sans changer les rapports ni les proportions.»
—On agitait dans une société la question: Lequel était plus agréable de donner ou de recevoir. Les uns prétendaient que c'était de donner; d'autres, que, quand l'amitié était parfaite, le plaisir de recevoir était peut-être aussi délicat et plus vif. Un homme d'esprit, à qui on demanda son avis, dit: «Je ne demanderais pas lequel des deux plaisirs est le plus vif; mais je préférerais celui de donner; il m'a semblé qu'au moins il était le plus durable; et j'ai toujours vu que c'était celui des deux dont on se souvenait plus long-temps.»
—Les amis de M....... voulaient plier son caractère à leurs fantaisies, et, le trouvant toujours le même, disaient qu'il était incorrigible. Il leur répondit: «Si je n'étais pas incorrigible, il y a bien long-temps que je serais corrompu.»
—«Je me refuse, disait M....., aux avances de M. de B......., parce que j'estime assez peu les qualités pour lesquelles il me recherche, et que, s'il savait quelles sont les qualités pour lesquelles je m'estime, il me fermerait sa porte.»
—On reprochait à M. de.......... d'être le médecin Tant-Pis. «Cela vient, répondit-il, de ce que j'ai vu enterrer tous les malades du médecin Tant-Mieux. Au moins, si les miens meurent, on n'a point à me reprocher d'être un sot.»
—Un homme qui avait refusé d'avoir madame de Staël, disait: «A quoi sert l'esprit, s'il ne sert à n'avoir point madame de....?»
—M. Joli de Fleuri, contrôleur-général en 1781, a dit à mon ami M. B....: «Vous parlez toujours de nation; il n'y a point de nation. Il faut dire le peuple; le peuple que nos plus anciens publicistes définissent: Peuple serf, corvéable et taillable à merci et miséricorde.»
—On offrait à M.... une place lucrative qui ne lui convenait pas; il répondit: Je sais qu'on vit avec de l'argent; mais je sais aussi qu'il ne faut pas vivre pour de l'argent.»
—Quelqu'un disait d'un homme très-personnel: «Il brûlerait votre maison pour se faire cuire deux œufs.»
Le duc de...., qui avait autrefois de l'esprit, qui recherchait la conversation des honnêtes gens, s'est mis, à cinquante ans, à mener la vie d'un courtisan ordinaire. Ce métier et la vie de Versailles lui conviennent dans la décadence de son esprit, comme le jeu convient aux vieilles femmes.
—Un homme, dont la santé s'était rétablie en assez peu de temps, et à qui on en demandait la raison, répondit: «C'est que je compte avec moi, au lieu qu'auparavant je comptais sur moi.»
—«Je crois, disait M...., sur le duc de...., que son nom est son plus grand mérite, et qu'il a toutes les vertus qui se font dans une parcheminerie.»
—On accusait un jeune homme de la cour d'aimer les filles avec fureur. Il y avait là plusieurs femmes honnêtes et considérables avec qui cela pouvait le brouiller. Un de ses amis, qui était présent, répondit: «Exagération! méchanceté! il a aussi des femmes.»
M...., qui aimait beaucoup les femmes, me disait que leur commerce lui était nécessaire, pour tempérer la sévérité de ses pensées, et occuper la sensibilité de son âme. «J'ai, disait-il, du Tacite dans la tête, et du Tibulle dans le cœur.»
—M. de L.... disait qu'on aurait dû appliquer au mariage la police relative aux maisons, qu'on loue par un bail pour trois, six et neuf ans, avec pouvoir d'acheter la maison si elle vous convient.
—«La différence qu'il y a de vous à moi, me disait M...., c'est que vous avez dit à tous les masques: «Je vous connais;» et moi je leur ai laissé l'espérance de me tromper. Voilà pourquoi le monde m'est plus favorable qu'à vous. C'est au bal dont vous avez détruit l'intérêt pour les autres, et l'amusement pour vous-même.»
—Quand M. de R... a passé une journée sans écrire, il répète le mot de Titus: «J'ai perdu un jour.»
—«L'homme, disait M...., est un sot animal, si j'en juge par moi.»
—M.... avait, pour exprimer le mépris, une formule favorite: «C'est l'avant-dernier des hommes.—Pourquoi l'avant-dernier, lui demandait-on?—Pour ne décourager personne; car il y a presse.»
—«Au physique, disait M....., homme d'une santé délicate et d'un caractère très-fort, je suis le roseau qui plie et ne rompt pas; au moral, je suis au contraire le chêne qui rompt et qui ne plie point. Homo interior totus nervus, dit Vanhelmont.»
—«J'ai connu, me disait M. de L....., âgé de quatre-vingt-onze ans, des hommes qui avaient un caractère grand, mais sans pureté; d'autres qui avaient un caractère pur, mais sans grandeur.»
—M. de Condorcet avait reçu un bienfait de M. d'Anville; celui-ci avait recommandé le secret. Il fut gardé. Plusieurs années après, il se brouillèrent; alors M. de Condorcet révéla le secret du bienfait qu'il avait reçu. M. Talleyrand, leur ami commun, instruit, demanda à M. de Condorcet la raison de cette apparente bizarrerie. Celui-ci répondit: «J'ai tû son bienfait tant que je l'ai aimé. Je parle, parce que je ne l'aime plus. C'était alors son secret; à présent, c'est le mien.»
—M...... disait du prince de Beauveau, grand puriste: «Quand je le rencontre dans ses promenades du matin, et que je passe dans l'ombre de son cheval (il se promène souvent à cheval pour sa santé), j'ai remarqué que je ne fais pas une faute de français de toute la journée.»
—N..... disait, qu'il s'étonnait toujours de ces festins meurtriers qu'on se donne dans le monde. «Cela se concevrait entre parens qui héritent les uns des autres; mais entre amis qui n'héritent pas, quel peut en être l'objet?»
—On engageait M. de.... à quitter une place, dont le titre seul faisait sa sûreté contre des hommes puissans; il répondit: «On peut couper à Samson sa chevelure; mais il ne faut pas lui conseiller de prendre perruque.»
—J'ai vu, disait M...., peu de fierté dont j'aie été content. Ce que je connais de mieux en ce genre, c'est celle de Satan dans le Paradis Perdu.»
—«Le bonheur, disait M...., n'est pas chose aisée. Il est très-difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs.»
—On disait que M.... était peu sociable. «Oui, dit un de ses amis, il est choqué de plusieurs choses qui dans la société choquent la nature.»
—On fesait la guerre à M.... sur son goût pour la solitude; il répondit: «C'est que je suis plus accoutumé à mes défauts qu'à ceux d'autrui.»
—M. de...., se prétendant ami de M. Turgot, alla faire compliment à M. de Maurepas d'être délivré de M. Turgot.
Ce même ami de M. Turgot fut un an sans le voir après sa disgrâce; et M. Turgot ayant eu besoin de le voir, il lui donna un rendez-vous, non chez M. Turgot, non chez lui-même, mais chez Duplessis, au moment où il se faisait peindre.
Il eut depuis la hardiesse de dire à M. Bert....., qui n'était parti de Paris que huit jours après la mort de M. Turgot: «Moi qui ai vu M. Turgot dans tous les momens de sa vie, moi, son ami intime, qui lui ai fermé les yeux.»
Il n'a commencé à braver M. Necker, que quand celui-ci fut très-mal avec M. de Maurepas; et à sa chute, il alla dîner chez Sainte-Foix avec Bourboulon, ennemi de Necker, qu'il méprisait tous les deux.
Il passa sa vie à médire de M. de Calonne, qu'il a fini par loger; de M. de Vergennes, qu'il n'a cessé de capter, par le moyen d'Hénin, qu'il a ensuite mis à l'écart; il lui a substitué dans son amitié Renneval, dont il s'est servi pour faire faire un traitement très-considérable à M. Dornano, nommé pour présider à la démarcation des limites de France et d'Espagne.
Incrédule, il fait maigre les vendredi et samedi à tout hasard. Il s'est fait donner cent mille livres du roi pour payer les dettes de son frère, et a eu l'air de faire de son propre argent tout ce qu'il a fait pour lui, comme frais pour son logement du Louvre, etc. Nommé tuteur du petit Bart....., à qui sa mère avait donné cent mille écus par testament, au préjudice de sa sœur, madame de Verg....., il a fait une assemblée de famille, dans laquelle il a engagé le jeune homme à renoncer à son legs, à déchirer le testament; et, à la première faute de jeune homme qu'a faite son pupille, il s'est débarrassé de la tutelle.
—On se souvient encore de la ridicule et excessive vanité de l'archevêque de Reims, Le Tellier-Louvois, sur son sang et sur sa naissance. On sait combien, de son temps, elle était célèbre dans toute la France. Voici une des occasions où elle se montra tout entière le plus plaisamment. Le duc d'A..., absent de la cour depuis plusieurs années, revenu dans son gouvernement de Berri, allait à Versailles. Sa voiture versa et se rompit. Il faisait un froid très-aigu. On lui dit qu'il fallait deux heures pour la remettre en état. Il vit un relais, et demanda pour qui c'était: on lui dit que c'était pour l'archevêque de Reims qui allait à Versailles aussi. Il envoya ses gens devant lui, n'en réservant qu'un, auquel il recommanda de ne point paraître sans son ordre. L'archevêque arrive. Pendant qu'on attelait, le duc charge un des gens de l'archevêque de lui demander une place pour un honnête homme, dont la voiture vient de se briser, et qui est condamné à attendre deux heures qu'elle soit rétablie. Le domestique va et fait la commission. «Quel homme est-ce? dit l'archevêque. Est-ce quelqu'un comme il faut?—Je le crois, monseigneur; il a un air bien honnête.—Qu'appelles-tu bien honnête? est-il bien mis?—Monseigneur, simplement, mais bien.—A-t-il des gens?—Monseigneur; je l'imagine.—Va-t-en le savoir. (Le domestique va et revient).—Monseigneur, il les a envoyés devant à Versailles.—Ah! c'est quelque chose. Mais ce n'est pas tout. Demande-lui s'il est gentilhomme. (Le laquais va et revient.)—Oui, monseigneur, il est gentilhomme.—A la bonne heure: qu'il vienne, nous verrons ce que c'est.» Le duc arrive, salue. L'archevêque fait un signe de tête, se range à peine pour faire une petite place dans sa voiture. Il voit une croix de Saint-Louis. «Monsieur, dit-il au duc, je suis fâché de vous avoir fait attendre; mais je ne pouvais donner une place dans ma voiture à un homme de rien: vous en conviendrez. Je sais que vous êtes gentilhomme. Vous avez servi, à ce que je vois?—Oui, monseigneur.—Et vous allez à Versailles?—Oui, monseigneur.—Dans les bureaux, apparemment?—Non, je n'ai rien à faire dans les bureaux. Je vais remercier...—Qui? M. de Louvois?—Non, monseigneur, le roi.—Le roi! (Ici l'archevêque se recule et fait un peu de place.) Le roi vient donc de vous faire quelque grâce toute récente?—Non, monseigneur; c'est une longue histoire.—Contez toujours.—C'est qu'il y a deux ans j'ai marié ma fille à un homme peu riche (l'archevêque reprend un peu de l'espace qu'il a cédé dans la voiture), mais d'un très-grand nom (l'archevêque recède la place.)» Le duc continue: «Sa majesté avait bien voulu s'intéresser à ce mariage.... (l'archevêque fait beaucoup de place) et avait même promis à mon gendre le premier gouvernement qui vaquerait.—Comment donc? Un petit gouvernement sans doute! De quelle ville?—Ce n'est pas d'une ville, monseigneur; c'est d'une province.—D'une province, monsieur! crie l'archevêque, en reculant dans l'angle de sa voiture; d'une province!—Oui, et il va y en avoir un de vacant.—Lequel donc?—Le mien, celui de Berri, que je veux faire passer à mon gendre.—Quoi! monsieur... Vous êtes gouverneur de?... Vous êtes donc le duc de?... (et il veut descendre de sa voiture...) Mais, monsieur le duc, que ne parliez vous? Mais cela est incroyable. Mais à quoi m'exposez-vous! Pardon de vous avoir fait attendre...... Ce maraud de laquais qui ne me dit pas.... Je suis bien heureux encore d'avoir cru, sur votre parole, que vous étiez gentilhomme: tant de gens le disent sans l'être! Et puis ce d'Hosier est un fripon! Ah! M. le duc, je suis confus.—Remettez-vous, monseigneur. Pardonnez à votre laquais, qui s'est contenté de vous dire que j'étais un honnête homme. Pardonnez à d'Hosier, qui vous exposait à recevoir dans votre voiture un vieux militaire non titré; et pardonnez-moi aussi de n'avoir pas commencé par faire mes preuves, pour monter dans votre carrosse.»
—Au Pérou, il n'était permis qu'aux nobles d'étudier. Les nôtres pensent différemment.
—Louis XIV, voulant envoyer en Espagne un portrait du duc de Bourgogne, le fit faire par Coypel; et, voulant en retenir un pour lui-même, chargea Coypel d'en faire faire une copie. Les deux tableaux furent exposés en même temps dans la galerie: il était impossible de les distinguer. Louis XIV, prévoyant qu'il allait se trouver dans cet embarras, prit Coypel à part, et lui dit: «Il n'est pas décent que je me trompe en cette occasion; dites-moi de quel côté est le tableau original.» Coypel le lui indiqua; et Louis XIV, repassant, dit: «La copie et l'original sont si semblables qu'on pourrait s'y méprendre; cependant on peut voir avec un peu d'attention que celui-ci est l'original.»
—M.... disait d'un sot sur lequel il n'y a pas prise: «C'est une cruche sans anse.»
—«Henri IV fut un grand roi: Louis XIV fut le roi d'un beau règne.» Ce mot de Voisenon passe sa portée ordinaire.
—Le feu prince de Conti, ayant été très-maltraité de paroles par Louis XV, conta cette scène désagréable à son ami le lord Tirconnel, à qui il demandait conseil. Celui-ci, après avoir rêvé, lui dit naïvement: «Monseigneur, il ne serait pas impossible de vous venger, si vous aviez de l'argent et de la considération.»
—Le roi de Prusse, qui ne laisse pas d'avoir employé son temps, dit qu'il n'y a peut-être pas d'homme qui ait fait la moitié de ce qu'il aurait pu faire.
—Messieurs Montgolfier, après leur superbe découverte des aérostats, sollicitaient à Paris un bureau de tabac pour un de leurs parens; leur demande éprouvait mille difficultés de la part de plusieurs personnes, et entre autres de M. de Colonia, de qui dépendait le succès de l'affaire. Le comte d'Antraigues, ami des Montgolfier, dit à M. de Colonia: «Monsieur, s'ils n'obtiennent pas ce qu'ils demandent, j'imprimerai ce qui s'est passé à leur égard en Angleterre, et ce qui, grâce à vous, leur arrive en France dans ce moment-ci.—Et que s'est-il passé en Angleterre?—Le voici, écoutez: M. Étienne Montgolfier est allé en Angleterre l'année dernière; il a été présenté au roi qui lui a fait un grand accueil, et l'a invité à lui demander quelque grâce. M. Montgolfier répondit au lord Sidney, qu'étant étranger, il ne voyait pas ce qu'il pouvait demander. Le lord le pressa de faire une demande quelconque. Alors M. Montgolfier se rappela qu'il avait à Québec un frère prêtre et pauvre; il dit qu'il souhaiterait bien qu'on lui fît avoir un petit bénéfice de cinquante guinées. Le lord répondit que cette demande n'était digne ni de messieurs Montgolfier, ni du roi, ni du ministre. Quelque temps après, l'évêché de Québec vint à vaquer; le lord Sidney le demanda au roi qui l'accorda, en ordonnant au duc de Glocester de cesser la sollicitation qu'il faisait pour un autre. Ce ne fut point sans peine que messieurs Montgolfier obtinrent que cette bonté du roi n'eût de moins grands effets.» Il y a loin de là au bureau de tabac refusé en France.
—On parlait de la dispute sur la préférence qu'on devait donner, pour les inscriptions, à la langue latine ou à la langue française. «Comment peut-il y avoir une dispute sur cela, dit M. B....?—Vous avez bien raison, dit M. T....—Sans doute, reprit M. B..., c'est la langue latine, n'est-il pas vrai?—Point du tout, dit M. T...., c'est la langue française.»
—«Comment trouvez-vous M. de...?—Je le trouve très-aimable; je ne l'aime point du tout.» L'accent dont le dernier mot fut dit, marquait très-bien la différence de l'homme aimable et de l'homme digne d'être aimé.
—«Le moment où j'ai renoncé à l'amour, disait M...., le voici: c'est lorsque les femmes ont commencé à dire: «M...., je l'aime beaucoup, je l'aime de tout mon cœur, etc.» Autrefois, ajoutait-il, quand j'étais jeune, elles disaient: «M...., je l'estime infiniment, c'est un jeune homme bien honnête.»
—Je hais si fort le despotisme, disait M...., que je ne puis souffrir le mot ordonnance du médecin.
—Un homme était abandonné des médecins; on demanda à M. Tronchin s'il fallait lui donner le viatique. «Cela est bien colant, répondit-il.»
—Quand l'abbé de Saint-Pierre approuvait quelque chose, il disait: «Ceci est bon, pour moi, quant à présent.» Rien ne peint mieux la variété des jugemens humains, et la mobilité du jugement de chaque homme.
—Avant que Mademoiselle Clairon eût établi le costume au théâtre français, on ne connaissait, pour le théâtre tragique, qu'un seul habit qu'on appellait l'habit à la romaine, et avec lequel on jouait les pièces grecques, américaines, espagnoles, etc. Lekain fut le premier à se soumettre au costume, et fit faire un habit grec pour jouer Oreste d'Andromaque. Dauberval arrive dans la loge de Lekain, au moment où le tailleur de la comédie apportait l'habit d'Oreste. La nouveauté de cet habit frappa Dauberval qui demanda ce que c'était. «Cela s'appelle un habit à la grecque, dit Lekain.—Ah qu'il est beau, reprend Dauberval! le premier habit à la romaine dont j'aurai besoin, je le ferai faire à la grecque.»
—M.... disait qu'il y avait tels ou tels principes excellens pour tel ou tel caractère ferme et vigoureux, et qui ne vaudraient rien pour des caractères d'un ordre inférieur. Ce sont les armes d'Achille qui ne peuvent convenir qu'à lui, et sous lesquelles Patrocle lui-même est opprimé.
—Après le crime et le mal faits à dessein, il faut mettre les mauvais effets des bonnes intentions, les bonnes actions nuisibles à la société publique, comme le bien fait aux méchans, les sottises de la bonhomie, les abus de la philosophie appliquée mal à propos, la maladresse en servant ses amis, les fausses applications des maximes utiles ou honnêtes, etc.
—La nature, en nous accablant de tant de misère et en nous donnant un attachement invincible pour la vie, semble en avoir agi avec l'homme comme un incendiaire qui mettrait le feu à notre maison, après avoir posé des sentinelles à notre porte. Il faut que le danger soit bien grand, pour nous obliger à sauter par la fenêtre.
—Les ministres en place s'avisent quelquefois, lorsque par hazard ils ont de l'esprit, de parler du temps où ils ne seront plus rien. On en est communément la dupe, et l'on s'imagine qu'ils croient ce qu'ils disent. Ce n'est de leur part qu'un trait d'esprit. Ils sont comme les malades qui parlent souvent de leur mort, et qui n'y croient pas, comme on peut le voir par d'autres mots qui leur échappent.
—On disait à Delon, médecin mesmériste: «Eh bien! M. de B... est mort, malgré la promesse que vous aviez faite de le guérir.—Vous avez, dit-il, été absent; vous n'avez pas suivi les progrès de la cure: il est mort guéri.»
—On disait de M...., qui se créait des chimères tristes et qui voyait tout en noir: «Il fait des cachots en Espagne.»
—L'abbé Dangeau, de l'académie française, grand puriste, travaillait à une grammaire et ne parlait d'autre chose. Un jour on se lamentait devant lui sur les malheurs de la dernière campagne (c'étoit pendant les dernières années de Louis XIV.) «Tout cela n'empêche pas, dit-il, que je n'aie dans ma cassette deux mille verbes français bien conjugués.»
—Un gazetier mit dans sa gazette: «Les uns disent le cardinal Mazarin mort, les autres vivant; moi je ne crois ni l'un ni l'autre.»
—Le vieux d'Arnoncour avait fait un contrat de douze cents livres de rente à une fille, pour tout le temps qu'il en serait aimé. Elle se sépara de lui étourdiment, et se lia avec un jeune homme qui, ayant vu ce contrat, se mit en tête de le faire revivre. Elle réclama en conséquence les quartiers échus depuis le dernier paiement, en lui faisant signifier, sur papier timbré, qu'elle l'aimait toujours.
—Un marchand d'estampes voulait (le 25 juin) vendre cher le portrait de madame Lamotte (fouettée et marquée le 21), et donnait pour raison que l'estampe était avant la lettre.
—Massillon était fort galant. Il devint amoureux de madame de Simiane, petite fille de madame de Sévigné. Cette dame aimait beaucoup le style soigné, et ce fut pour lui plaire qu'il mit tant de soin à composer ses Synodes, un de ses meilleurs ouvrages. Il logeait à l'Oratoire et devait être rentré à neuf heures; madame de Simiane soupait à sept par complaisance pour lui. Ce fut à un de ces soupers tête-à-tête qu'il fit une chanson très-jolie, dont j'ai retenu la moitié d'un couplet.
—On demandait à madame de Rochefort, si elle aurait envie de connaître l'avenir: «Non, dit-elle, il ressemble trop au passé.»
—On pressait l'abbé Vatri de solliciter une place vacante au Collége royal. «Nous verrons cela», dit-il, et ne sollicita point. La place fut donnée à un antre. Un ami de l'abbé court chez lui: «Eh bien! voilà comme vous êtes! vous n'avez pas voulu solliciter la place, elle est donnée.—Elle est donnée, reprit-il! eh bien! je vais la demander.—Êtes-vous fou?—Parbleu! non; j'avais cent concurrens, je n'en ai plus qu'un.» Il demanda la place et l'obtint.
—Madame....., tenant un bureau d'esprit, disait de L.... «Je n'en fais pas grand cas; il ne vient pas chez moi.»
—L'abbé de Fleury avait été amoureux de madame la maréchale de Noailles, qui le traita avec mépris. Il devint premier ministre; elle eut besoin de lui; et il lui rappella ses rigueurs. «Ah! monseigneur, lui dit naïvement la maréchale, qui l'aurait pû prévoir?»
—M. le duc de Chabot ayant fait peindre une Renommée sur son carrosse, on lui appliqua ces vers:
—Un médecin de village allait visiter un malade au village prochain. Il prit avec lui un fusil pour chasser en chemin et se désennuyer. Un paysan le rencontra, et lui demanda où il allait. «Voir un malade.—Avez-vous peur de le manquer?»
—Une fille, étant à confesse, dit: «Je m'accuse d'avoir estimé un jeune homme.—Estimé! combien de fois? demanda le père.»
—Un homme étant à l'extrémité, un confesseur alla le voir, et il lui dit: «Je viens vous exhorter à mourir.—Et moi, répondit l'autre, je vous exhorte à me laisser mourir.»
—On parlait à l'abbé Terrasson d'une certaine édition de la Bible, et on la vantait beaucoup. «Oui, dit-il, le scandale du texte y est conservé dans toute sa pureté.»
—Une femme causant avec M. de M...., lui dit: «Allez, vous ne savez que dire des sottises.—Madame, répondit-il, j'en entends quelquefois, et vous me prenez sur le fait.»
—«Vous bâillez, disait une femme à son mari.—Ma chère amie, lui dit celui-ci, le mari et la femme ne sont qu'un, et quand je suis seul, je m'ennuie.»
—Maupertuis, étendu dans son fauteuil et bâillant, dit un jour: «Je voudrais, dans ce moment-ci, résoudre un beau problème qui ne fût pas difficile.» Ce mot le peint tout entier.
—Mademoiselle d'Entragues, piquée de la façon dont Bassompierre refusait de l'épouser, lui dit: «Vous êtes le plus sot homme de la cour.—Vous voyez bien le contraire, répondit-il.»
—Le roi nomma M. de Navailles gouverneur de M. le duc de Chartres, depuis régent; M. de Navailles mourut au bout de huit jours: le roi nomma M. d'Estrade pour lui succéder; il mourut au bout du même terme: sur quoi Benserade dit: «On ne peut pas élever un gouverneur pour M. le duc de Chartres.»
—Un entrepreneur de spectacles ayant prié M. de Villars d'ôter l'entrée gratis aux pages, lui dit: «Monseigneur, observez que plusieurs pages font un volume.»
—Diderot, s'étant aperçu qu'un homme à qui il prenait quelqu'intérêt, avait le vice de voler, et l'avait volé lui-même, lui conseilla de quitter ce pays-ci. L'autre profita du conseil, et Diderot n'en entendit plus parler pendant dix ans. Après dix ans, un jour il entend tirer sa sonnette avec violence. Il va ouvrir lui-même, reconnaît son homme, et, d'un air étonné, il s'écrie: «Ha! Ha! c'est vous!» Celui-ci lui répond: «Ma foi, il ne s'en est guère fallu.» Il avait démêlé que Diderot s'étonnait qu'il ne fût pas pendu.
—M. de..., fort adonné au jeu, perdit en un seul coup de dez son revenu d'une année; c'était mille écus. Il les envoya demander à M...., son ami, qui connaissait sa passion pour le jeu, et qui voulait l'en guérir. Il lui envoya la lettre de change suivante: «Je prie M..., banquier, de donner à M...., ce qu'il lui demandera, à la concurrence de ma fortune.» Cette leçon terrible et généreuse produisit son effet.
—On faisait l'éloge de Louis XIV, devant le roi de Prusse. Il lui contestait toutes ses vertus et ses talens. «Au moins votre majesté accordera qu'il faisait bien le roi.—Pas si bien que Baron, dit le roi de Prusse avec humeur.»
—Une femme était à une représentation de Mérope, et ne pleurait point; on était surpris. «Je pleurerais bien, dit-elle: mais je dois souper en ville.»
—Un pape causant avec un étranger, de toutes les merveilles de l'Italie, celui-ci dit gauchement: «J'ai tout vu, hors un conclave que je voudrais bien voir.»
—Henri IV s'y prit singulièrement pour faire connaître à un ambassadeur d'Espagne le caractère de ses trois ministres, Villeroi, le président Jeannin et Sully. Il fit appeler d'abord Villeroi: «Voyez-vous cette poutre qui menace ruine?—Sans doute, dit Villeroi, sans lever la tête, il faut la faire raccomoder, je vais donner des ordres.» Il appela ensuite le président Jeannin: «Il faudra s'en assurer, dit celui-ci.» On fait venir Sully qui regarde la poutre: «Eh! sire, y pensez-vous, dit-il? cette poutre durera plus que vous et moi.»
—J'ai entendu un dévot, parlant contre des gens qui discutent des articles de foi, dire naïvement: «Messieurs, un vrai chrétien n'examine point ce qu'on lui ordonne de croire. Tenez, il en est de cela comme d'une pillule amère, si vous la mâchez, jamais vous ne pourrez l'avaler.»
—M. le régent disait à madame de Parabère, dévote, qui, pour lui plaire, tenait quelques discours peu chrétiens: «Tu as beau faire, tu seras sauvée.»
—Un prédicateur disait: «Quand le père Bourdaloue prêchait à Rouen, il y causait bien du désordre; les artisans quittaient leurs boutiques, les médecins leurs malades, etc. J'y prêchai l'année d'après, ajoutait-il, j'y remis tout dans l'ordre.»
—Les papiers anglais rendirent compte ainsi d'une opération de finances de M. l'abbé Terray: «Le roi vient de réduire les actions des fermes à la moitié. Le reste à l'ordinaire prochain.»
—Quand M. de B.... lisait, ou voyait, ou entendait conter quelqu'action bien infâme ou très-criminelle, il s'écriait: «Oh! comme je voudrais qu'il m'en eût coûté un petit écu, et qu'il y eût un Dieu.»
—Bachelier avait fait un mauvais portrait de Jésus; un de ses amis lui dit: «Ce portrait ne vaut rien, je lui trouve une figure basse et niaise.—Qu'est-ce que vous dites? répondit naïvement Bachelier; d'Alembert et Diderot, qui sortent d'ici, l'ont trouvé très ressemblant.»
—M. de Saint-Germain demandait à M. de Malesherbes quelques renseignemens sur sa conduite, sur les affaires qu'il devait proposer au conseil: «Décidez les grandes vous-même, lui dit M. Malesherbes, et portez les autres au conseil.»
—Le chanoine Récupéro, célèbre physicien, ayant publié une savante dissertation sur le mont Etna, où il prouvait, d'après les dates des éruptions et la nature de leurs laves, que le monde ne pouvait pas avoir moins de quatorze mille ans, la cour lui fit dire de se taire, et que l'arche sainte avait aussi ses éruptions. Il se le tint pour dit. C'est lui-même qui a conté cette anecdote au chevalier de la Tremblaye.
—Marivaux disait que le style a un sexe, et qu'on reconnaissait les femmes à une phrase.
—On avait dit à un roi de Sardaigne que la noblesse de Savoie était très-pauvre. Un jour plusieurs gentils-hommes, apprenant que le roi passait par je ne sais quelle ville, vinrent lui faire leur cour en habits de gala magnifiques. Le roi leur fit entendre qu'il n'étaient pas aussi pauvres qu'on le disait. «Sire, répondirent-ils, nous avons appris l'arrivée de votre majesté; nous avons fait tout ce que nous devions, mais nous devons tout ce nous avons fait.»
—On condamna en même temps le livre de l'Esprit et le poème de la Pucelle. Ils furent tous les deux défendus en Suisse. Un magistrat de Berne, après une grande recherche de ces deux ouvrages, écrivit au sénat: «Nous n'avons trouvé dans tout le canton, ni Esprit ni Pucelle.»
—«J'appelle un honnête homme celui à qui le récit d'une bonne action rafraîchit le sang, et un malhonnête celui qui cherche chicane à une bonne action.» C'est un mot de M. de Mairan.
—La Gabrielli, célèbre chanteuse, ayant demandé cinq mille ducats à l'impératrice, pour chanter deux mois à Pétersbourg, l'impératrice répondit: «Je ne paie sur ce pied-là aucun de mes feld-maréchaux.—En ce cas, dit la Gabrielli, votre majesté n'a qu'à faire chanter ses feld-maréchaux.» L'impératrice paya les cinq mille ducats.
—Madame du D.... disait de M.... qu'il était aux petits soins pour déplaire.
—«Les athées sont meilleure compagnie pour moi, disait M. D...., que ceux qui croient en Dieu. A la vue d'un athée, toutes les demi-preuves de l'existence de Dieu me viennent à l'esprit; et à la vue d'un croyant, toutes les demi-preuves contre son existence se présentent à moi en foule.»
—M.... disait: «On m'a dit du mal de M. de...; j'aurais cru cela il y a six mois, mais nous sommes réconciliés.»
—Un jour que quelques conseillers parlaient un peu trop haut à l'audience, M. de Harlay, premier président, dit: «Si ces messieurs qui causent ne faisaient pas plus de bruit que ces messieurs qui dorment, cela accommoderait fort ces messieurs qui écoutent.
—Un certain marchand, avocat, homme d'esprit, disait: «On court les risques du dégoût, en voyant comment l'administration, la justice et la cuisine se préparent.»
—Colbert disait, à propos de l'industrie de la nation, que le Français changerait les rochers en or, si on le laissait faire.
—«Je sais me suffire, disait M..., et dans l'occasion je saurai bien me passer de moi», voulant dire qu'il mourrait sans chagrin.
—«Une idée qui se montre deux fois dans un ouvrage, surtout à peu de distance, disait M..., me fait l'effet de ces gens qui, après avoir pris congé, rentrent pour reprendre leur épée ou leur chapeau.»
—«Je joue aux échecs à vingt-quatre sous, dans un salon où le passe-dix est à cent louis», disait un général employé dans une guerre difficile et ingrate, tandis que d'autres faisaient des campagnes faciles et brillantes.
—Mademoiselle du Thé, ayant perdu un de ses amans, et cette aventure ayant fait du bruit, un homme qui alla la voir, la trouva jouant de la harpe, et lui dit avec surprise: «Eh! mon Dieu! je m'attendais à vous trouver dans la désolation.—Ah! dit-elle d'un ton pathétique, c'était hier qu'il fallait me voir.»
—La marquise de Saint-Pierre était dans une société où on disait que M. de Richelieu avait eu beaucoup de femmes, sans en avoir jamais aimé une. «Sans aimer, c'est bientôt dit, reprit-elle: moi, je sais une femme pour laquelle il est revenu de trois cents lieues.» Ici elle raconte l'histoire en troisième personne, et, gagnée par sa narration: «Il la porte sur le lit avec une violence incroyable, et nous y sommes restés trois jours.»
—On faisait une question épineuse à M..., qui répondit: «Ce sont de ces choses que je sais à merveille quand on ne m'en parle pas, et que j'oublie quand on me les demande.»
—Le marquis de Choiseul-la-Baume, neveu de l'évêque de Châlons, dévot et grand janséniste, étant très-jeune, devint triste tout-à-coup. Son oncle l'évêque lui en demanda la raison: il lui dit qu'il avait vu une cafetière qu'il voudrait bien avoir, mais qu'il en désespérait.—«Elle est donc bien chère?—Oui, mon oncle: vingt-cinq louis.»—L'oncle les donna à condition qu'il verrait cette cafetière. Quelques jours après, il en demanda des nouvelles à son neveu.—«Je l'ai, mon oncle, et la journée de demain ne se passera pas sans que vous ne l'ayez vue.» Il la lui montra en effet au sortir de la grand'messe. Ce n'était point un vase à verser du café, c'était une jolie cafetière, c'est-à-dire, limonadière, connue depuis sous le nom de madame de Bussi. On conçoit la colère du vieil évêque janséniste.
—Voltaire disait du poète Roi, qui avait été souvent repris de justice, et qui sortait de Saint-Lazare: «C'est un homme qui a de l'esprit, mais ce n'est pas un auteur assez châtié.»
—Je ne vois jamais jouer les pièces de ***, et le peu de monde qu'il y a, sans me rappeler le mot d'un major de place qui avait indiqué l'exercice pour telle heure. Il arrive, il ne voit qu'un trompette: «Parlez donc, messieurs les b..., d'où vient donc est-ce que vous n'êtes qu'un?»
—Le marquis de Villette appelait la banqueroute de M. de Guémenée, la sérénissime banqueroute.
—Luxembourg, le crieur qui appelait les gens et les carosses au sortir de la comédie, disait, lorsqu'elle fut transportée au Carrousel: «La comédie sera mal ici, il n'y a point d'écho.»
—On demandait à un homme qui faisait profession d'estimer beaucoup les femmes, s'il en avait eu beaucoup. Il répondit: «Pas autant que si je les méprisais.»
—On faisait entendre à un homme d'esprit, qu'il ne connaissait pas bien la cour. Il répondit: «On peut être très-bon géographe, sans être sorti de chez soi.» Danville n'avait jamais quitté sa chambre.
—Dans une dispute sur le préjugé relatif aux peines infamantes, qui flétrissent la famille du coupable, M.... dit: «C'est bien assez de voir des honneurs et des récompenses où il n'y a pas de vertu, sans qu'il faille voir encore un châtiment où il n'y a pas de crime.»
—M. de L...., pour détourner madame de B...., veuve depuis quelque temps, de l'idée du mariage, lui dit: «Savez-vous que c'est une bien belle chose de porter le nom d'un homme qui ne peut plus faire de sottises!»
—Milord Tirauley disait qu'après avoir ôté à un Espagnol ce qu'il avait de bon, ce qu'il en restait était un Portugais. Il disait cela étant ambassadeur en Portugal.
—Le vicomte de S.... aborda un jour M. de Vaines, en lui disant: «Est-il vrai, monsieur, que, dans une maison où l'on avait eu la bonté de me trouver de l'esprit, vous avez dit que je n'en avais pas du tout?» M. de Vaines lui répondit: «Monsieur, il n'y a pas un seul mot de vrai dans tout cela; je n'ai jamais été dans une maison où l'on vous trouvât de l'esprit, et je n'ai jamais dit que vous n'en aviez pas.»
—M.... me disait que ceux qui entrent par écrit dans de longues justifications devant le public, lui paraissaient ressembler aux chiens qui courent et jappent après une chaise de poste.
—L'homme arrive novice à chaque âge de la vie.
—M.... disait à un jeune homme qui ne s'apercevait pas qu'il était aimé d'une femme: «Vous êtes encore bien jeune, vous ne savez lire que les gros caractères.»
—«Pourquoi donc, disait mademoiselle de...., âgée de douze ans, pourquoi cette phrase: «Apprendre à mourir?» Je vois qu'on y réussit très-bien dès la première fois.»
—On disait à M...., qui n'était plus jeune: «Vous n'êtes plus capable d'aimer.—Je ne l'ose plus, dit-il, mais je me dis encore quelquefois en voyant une jolie femme: «Combien je l'aimerais, si j'étais plus aimable!»
—Dans le temps où parut le livre de Mirabeau sur l'agiotage, dans lequel M. de Calonne est très-maltraité, on disait pourtant, à cause d'un passage contre M. Necker, que le livre était payé par M. de Calonne, et que le mal qu'on y disait de lui n'avait d'autre objet que de masquer la collusion. Sur quoi, M. de.... dit que cela ressemblerait trop à l'histoire du régent qui avait dit au bal à l'abbé Dubois: «Sois bien familier avec moi, pour qu'on ne me soupçonne pas.» Sur quoi l'abbé lui donna des coups de pied au c.., et le dernier étant un peu fort, le régent, passant sa main sur son derrière, lui dit: «L'abbé, tu me déguises trop.»
—Je n'aime point, disait M....., ces femmes impeccables, au-dessous de toute faiblesse. Il me semble que je vois sur leur porte le vers du Dante sur la porte de l'enfer:
C'est la devise des damnés.
—«J'estime le plus que je peux, disait M..., et cependant j'estime peu: je ne sais comment cela se fait.»
—Un homme d'une fortune médiocre se chargea de secourir un malheureux qui avait été inutilement recommandé à la bienfaisance d'un grand seigneur et d'un fermier-général. Je lui appris ces deux circonstances chargées de détails qui aggravaient la faute de ces derniers. Il me répondit tranquillement: «Comment voudriez-vous que le monde subsistât, si les pauvres n'étaient pas continuellement occupés à faire le bien que les riches négligent de faire, ou à réparer le mal qu'ils font?»
—On disait à un jeune homme de redemander ses lettres à une femme d'environ quarante ans, dont il avait été fort amoureux. «Vraisemblablement elle ne les a plus.—Si fait, lui répondit quelqu'un; les femmes commencent vers trente ans à garder les lettres d'amour.»
—M... disait, à propos de l'utilité de la retraite et de la force que l'esprit y acquiert: «Malheur au poète qui se fait friser tous les jours? Pour faire de bonne besogne, il faut être en bonnet de nuit, et pouvoir faire le tour de sa tête avec sa main.»
—Les grands vendent toujours leur société à la vanité des petits.
—C'est une chose curieuse que l'histoire de Port-Royal écrite par Racine. Il est plaisant de voir l'auteur de Phèdre parler des grands desseins de Dieu sur la mère Agnès.
—D'Arnaud, entrant chez M. le comte de Frise, le vit à sa toilette ayant les épaules couvertes de ses beaux cheveux. «Ah! Monsieur, dit-il, voilà vraiment des cheveux de génie.—Vous trouvez, dit le comte? Si vous voulez, je me les ferai couper pour vous en faire une perruque.»
—Il n'y a pas maintenant en France un plus grand objet de politique étrangère, que la connaissance parfaite de ce qui regarde l'Inde. C'est à cet objet que Brissot de Warville a consacré des années entières; et je lui ai entendu dire que M. de Vergennes était celui qui lui avait suscité le plus d'obstacles, pour le détourner de cette étude.
—On disait à J.-J. Rousseau, qui avait gagné plusieurs parties d'échecs au prince de Conti, qu'il ne lui avait pas fait sa cour, et qu'il fallait lui en laisser gagner quelques-unes: «Comment! dit-il, je lui donne la tour.»
—M... me disait que madame de Coislin, qui tâche d'être dévote, n'y parviendrait jamais, parce que, outre la sottise de croire, il fallait, pour faire son salut, un fond de bêtise quotidienne qui lui manquerait trop souvent; «et c'est ce fonds, ajoutait-il, qu'on appelle la grâce.»
—Madame de Talmont, voyant M. de Richelieu, au lieu de s'occuper d'elle, faire sa cour à madame de Brionne, fort belle femme, mais qui n'avait pas la réputation d'avoir beaucoup d'esprit, lui dit: «M. le maréchal, vous n'êtes point aveugle; mais je vous crois un peu sourd.»
—L'abbé Delaville voulait engager à entrer dans la carrière politique M. de....., homme modeste et honnête, qui doutait de sa capacité et qui se refusait à ses invitations. «Eh! monsieur, lui dit l'abbé, ouvrez l'Almanach royal.»
—Il y a une farce italienne où Arlequin dit, à propos des travers de chaque sexe, que nous serions tous parfaits, si nous n'étions ni hommes ni femmes.
—Sixte-Quint, étant pape, manda à Rome un jacobin de Milan, et le tança comme mauvais administrateur de sa maison, en lui rappelant une certaine somme d'argent qu'il avait prêtée quinze ans au paravant à un certain cordelier. Le coupable dit: «Cela est vrai, c'était un mauvais sujet qui m'a escroqué.—C'est moi, dit le pape, qui suis ce cordelier: voilà votre argent; mais n'y retombez plus, et ne prêtez jamais à des gens de cette robe.»
—La finesse et la mesure sont peut-être les qualités les plus usuelles et qui donnent le plus d'avantages dans le monde. Elles font dire des mots qui valent mieux que des saillies. On louait excessivement dans une société le ministère de M. Necker; quelqu'un, qui apparemment ne l'aimait pas, demanda: «Monsieur, combien de temps est-il resté en place depuis la mort de M. de Pezay?» Ce mot, en rappelant que M. Necker était l'ouvrage de ce dernier, fit tomber à l'instant tout cet enthousiasme.
—Le roi de Prusse, voyant un de ses soldats balafré au visage, lui dit: «Dans quel cabaret t'a-t-on équipé de la sorte?—Dans un cabaret où vous avez payé votre écot, à Colinn, dit le soldat.» Le roi, qui avait été battu à Colinn, trouva cependant le mot excellent.
—Christine, reine de Suède, avait appelé à sa cour le célèbre Naudé, qui avait composé un livre très-savant sur les différentes danses grecques, et Meibomius, érudit allemand, auteur du recueil et de la traduction de sept auteurs grecs qui ont écrit sur la musique. Bourdelot, son premier médecin, espèce de favori et plaisant de profession, donna à la reine l'idée d'engager ces deux savans, l'un à chanter un air de musique ancienne, et l'autre à le danser. Elle y réussit; et cette farce couvrit de ridicule les deux savans qui en avaient été les auteurs. Naudé prit la plaisanterie en patience; mais le savant en us s'emporta et poussa la colère jusqu'à meurtrir de coups de poing le visage de Bourdelot; et après cette équipée, il se sauva de la cour, et même quitta la Suède.
—M. le chancelier d'Aguesseau ne donna jamais de privilége pour l'impression d'aucun roman nouveau, et n'accordait même de permission tacite que sous des conditions expresses. Il ne donna à l'abbé Prévost la permission d'imprimer les premiers volumes de Cléveland, que sous la condition que Cléveland se ferait catholique au dernier volume.
—Le cardinal de la Roche-Aymon, malade de la maladie dont il mourut, se confessa de la façon de je ne sais quel prêtre, sur lequel on lui demanda sa façon de penser. «J'en suis très-content, dit-il; il parle de l'enfer comme un ange.»
—M.... disait de madame la princesse de....: «C'est une femme qu'il faut absolument tromper; car elle n'est pas de la classe de celles qu'on quitte.»
—On demandait à la Calprenède quelle était l'étoffe de ce bel habit qu'il portait. «C'est du Sylvandre, dit-il, un de ses romans qui avait réussi.»
—L'abbé de Vertot changea d'état très-souvent. On appelait cela les révolutions de l'abbé de Vertot.
—M.... disait: «Je ne me soucierais pas d'être chrétien; mais je ne serais pas fâché de croire en Dieu.»
—Il est extraordinaire que M. de Voltaire n'ait pas mis dans la Pucelle un fou comme nos rois en avaient alors. Cela pouvait fournir quelques traits heureux pris dans les mœurs du temps.
—M. de...., homme violent, à qui on reprochait quelques torts, entra en fureur et dit qu'il irait vivre dans une chaumière. Un de ses amis lui répondit tranquillement: «Je vois que vous aimez mieux garder vos défauts que vos amis.»
—Louis XIV, après la bataille de Ramillies dont il venait d'apprendre le détail, dit: «Dieu a donc oublié tout ce que j'ai fait pour lui. (Anecdote contée à M. de Voltaire par un vieux duc de Brancas.)»
—Il est d'usage en Angleterre que les voleurs détenus en prison et sûrs d'être condamnés vendent tout ce qu'ils possèdent, pour en faire bonne chère avant de mourir. C'est ordinairement leurs chevaux qu'on est le plus empressé d'acheter, parce qu'ils sont pour la plupart excellens. Un d'eux, à qui un lord demandait le sien, prenant le lord pour quelqu'un qui voulait faire le métier, lui dit: «Je ne veux pas vous tromper; mon cheval, quoique bon coureur, a un très-grand défaut, c'est qu'il recule quand il est auprès de la portière.»
—On ne distingue pas aisément l'intention de l'auteur dans le Temple de Gnide, et il y a même quelqu'obscurité dans les détails; c'est pour cela que madame du Deffant l'appelait l'Apocalypse de la galanterie.
—On disait d'un certain homme qui répétait à différentes personnes le bien qu'elles disaient l'une de l'autre, qu'il était tracassier en bien.
—Fox avait emprunté des sommes immenses à différens Juifs, et se flattait que la succession d'un de ses oncles paierait toutes ces dettes. Cet oncle se maria et eut un fils; à la naissance de l'enfant, Fox dit: «C'est le Messie que cet enfant; il vient au monde pour la destruction des Juifs.»
—Dubuc disait que les femmes sont si décriées, qu'il n'y a même plus d'hommes à bonnes fortunes.
—Un homme disait à M. de Voltaire qu'il abusait du travail et du café, et qu'il se tuait. «Je suis né tué, répondit-il.»
—Une femme venait de perdre son mari. Son confesseur ad honores vint la voir le lendemain et la trouva jouant avec un jeune homme très-bien mis. «Monsieur, lui dit-elle, le voyant confondu, si vous étiez venu une demi-heure plus tôt, vous m'auriez trouvée les yeux baignés de larmes; mais j'ai joué ma douleur contre monsieur, et je l'ai perdue.»
—On disait de l'avant-dernier évêque d'Autun, monstrueusement gros, qu'il avait été créé et mis au monde pour faire voir jusqu'où peut aller la peau humaine.
—M.... disait, à propos de la manière dont on vit dans le monde: «La société serait une chose charmante, si on s'intéressait les uns aux autres.»
—Il paraît certain que l'homme au masque de fer est un frère de Louis XIV: sans cette explication, c'est un mystère absurde. Il paraît certain non seulement que Mazarin eut la reine, mais (ce qui est plus inconcevable) qu'il était marié avec elle; sans cela, comment expliquer la lettre qu'il écrivit de Cologne, lorsqu'apprenant qu'elle avait pris parti sur une grande affaire, il lui mande: «Il vous convenait bien, madame, etc.?» Les vieux courtisans racontent d'ailleurs que, quelques jours avant la mort de la reine, il y eut une scène de tendresse, de larmes, d'explication entre la reine et son fils; et l'on est fondé à croire que c'est dans cette scène que fut faite la confidence de la mère au fils.
—Le baron de la Houze, ayant rendu quelques services au pape Ganganelli, ce pape lui demanda s'il pouvait faire quelque chose qui lui fût agréable. Le baron de la Houze, rusé gascon, le pria de lui faire donner un corps saint. Le pape fut très-surpris de cette demande, de la part d'un Français. Il lui fit donner ce qu'il demandait. Le baron, qui avait une petite terre dans les Pyrénées, d'un revenu très-mince, sans débouché pour les denrées, y fit porter son saint, le fit accréditer. Les chalans accoururent, les miracles arrivèrent, un village d'auprès se peupla, les denrées augmentèrent de prix, et les revenus du baron triplèrent.
—Le roi Jacques, retiré à Saint-Germain, et vivant des libéralités de Louis XIV, venait à Paris pour guérir les écrouelles, qu'il ne touchait qu'en qualité de roi de France.
—M. Cérutti avait fait une pièce de vers où il y avait ce vers:
Le vieillard de Ferney, celui de Pont-Chartrain.
D'Alembert, en lui renvoyant le manuscrit, changea le vers ainsi:
Le vieillard de Ferney, le vieux de Pont-Chartrain.
—M. de B...., âgé de cinquante ans, venait d'épouser mademoiselle de C...., âgée de treize ans. On disait de lui, pendant qu'il sollicitait ce mariage, qu'il demandait la survivance de la poupée de cette demoiselle.
—Un sot disait au milieu d'une conversation: «Il me vient une idée.» Un plaisant dit: «J'en suis bien surpris.»
—Milord Hamilton, personnage très-singulier, étant ivre dans une hôtellerie d'Angleterre, avait tué un garçon d'auberge et était rentré sans savoir ce qu'il avait fait. L'aubergiste arrive tout effrayé et lui dit: «Milord, savez-vous que vous avez tué ce garçon?—Mettez-le sur la carte.»
—Le chevalier de Narbonne, accosté par un importun dont la familiarité lui déplaisait, et qui lui dit, en l'abordant: «Bon jour, mon ami, comment te portes-tu?» répondit: «Bon jour, mon ami, comment t'appelles-tu?»
—Un avare souffrait beaucoup d'un mal de dent; on lui conseillait de la faire arracher: «Ah! dit-il, je vois bien qu'il faudra que j'en fasse la dépense.»
—On dit d'un homme tout-à-fait malheureux: Il tombe sur le dos et se casse le nez.
—Je venais de raconter une histoire galante de madame la présidente de...., et je ne l'avais pas nommée. M.... reprit naïvement: «Cette présidente de Bernière dont vous venez de parler....» Toute la société partit d'un éclat de rire.
—Le roi de Pologne Stanislas avançait tous les jours l'heure de son dîner. M. de la Galaisière lui dit à ce sujet: «Sire, si vous continuez, vous finirez par dîner la veille.»
—M.... disait, à son retour d'Allemagne: «Je ne sache pas de chose à quoi j'eusse été moins propre qu'à être un Allemand.»
—M.... me disait, à propos des fautes de régime qu'il commet sans cesse, des plaisirs qu'il se permet et qui l'empêchent seuls de recouvrer sa santé: «Sans moi, je me porterais à merveille.»
—Un catholique de Breslau vola, dans une église de sa communion, des petits cœurs d'or et autres offrandes. Traduit en justice, il dit qu'il les tient de la vierge. On le condamne. La sentence est envoyée au roi de Prusse pour la signer, suivant l'usage. Le roi ordonne une assemblée de théologiens pour décider s'il est rigoureusement impossible que la vierge fasse à un dévot catholique de petits présens. Les théologiens de cette communion, bien embarrassés, décident que la chose n'est pas rigoureusement impossible. Alors le roi écrit au bas de la sentence du coupable: «Je fais grâce au nommé N....; mais je lui défends, sous peine de la vie, de recevoir désormais aucune espèce de cadeau de la vierge ni des saints.»
—M. de Voltaire, passant par Soissons, reçut la visite des députés de l'académie de Soissons, qui disaient que cette académie était la fille aînée de l'académie française. «Oui, messieurs, répondit-il, la fille aînée, fille sage, fille honnête, qui n'a jamais fait parler d'elle.»
—M. l'évêque de L...., étant à déjeûner, il lui vint en visite l'abbé de....; l'évêque le prie de déjeûner, l'abbé refuse. Le prélat insiste: «Monseigneur, dit l'abbé, j'ai déjeûné deux fois; et d'ailleurs, c'est aujourd'hui jeûne.»
—L'évêque d'Arras, recevant dans sa cathédrale le corps du maréchal de Levi, dit, en mettant la main sur le cercueil: «Je le possède enfin cet homme vertueux.»
—Madame la princesse de Conti, fille de Louis XIV, ayant vu madame la dauphine de Bavière qui dormait, ou faisait semblant de dormir, dit, après l'avoir considérée: «Madame la dauphine est encore plus laide en dormant que lorsqu'elle veille.» Madame la dauphine, prenant la parole sans faire le moindre mouvement, lui répondit: «Madame, tout le monde n'est pas enfant de l'amour.»
—Un Américain, ayant vu six Anglais séparés de leur troupe, eut l'audace inconcevable de leur courir sus, d'en blesser deux, de désarmer les autres, et de les amener au général Washington. Le général lui demanda comment il avait pu faire pour se rendre maître de six hommes. «Aussitôt que je les ai vus, dit-il, j'ai couru sur eux, et je les ai environnés.»
—Dans le temps qu'on établit plusieurs impôts qui portaient sur les riches, un millionnaire se trouvant parmi des gens riches qui se plaignaient du malheur des temps, dit: «Qui est-ce qui est heureux dans ces temps-ci?... quelques misérables.»
—Ce fut l'abbé S..... qui administra le viatique à l'abbé Pétiot, dans une maladie très-dangereuse, et il raconte qu'en voyant la manière très-prononcée dont celui-ci reçut ce que vous savez, il se dit à lui-même: «S'il en revient, ce sera mon ami.»
—Un poète consultait Chamfort sur un distique: «Excellent, répondit-il, sauf les longueurs.»
—Rulhière lui disait un jour: «Je n'ai jamais fait qu'une méchanceté dans ma vie.—Quand finira-t-elle? demanda Chamfort.»
—M. de Vaudreuil se plaignait à Chamfort de son peu de confiance en ses amis. «Vous n'êtes point riche, lui disait-il, et vous oubliez notre amitié.—Je vous promets, répondit Chamfort, de vous emprunter vingt-cinq louis, quand vous aurez payé vos dettes.»
FIN DES CARACTÈRES ET ANECDOTES.
TABLEAUX HISTORIQUES
DE
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
INTRODUCTION.
La révolution de 1789 est le résultat d'un assemblage de causes agissant depuis des siècles, et dont l'action rapidement accrue, fortement accélérée dans ces derniers temps, s'est trouvée tout-à-coup aidée d'un concours de circonstances dont la réunion paraît un prodige.
Jetons un coup-d'œil sur notre histoire; c'est celle de tous les maux politiques qui peuvent accabler un peuple. On s'étonne qu'il ait pu subsister tant de siècles, en gémissant sous le fardeau de tant de calamités. Mais c'est à la patience de nos ancêtres et de nos pères que les générations suivantes devront la félicité qui les attend. Si la révolution s'était faite plutôt, si l'ancien édifice fût tombé avant que la nation, par ses lumières récentes, fût en état d'en reconstruire un nouveau, sur un plan vaste, sage et régulier, la France, dans les âges suivans, n'eût pas joui de la prospérité qui lui est réservée, et le bonheur de nos descendans n'eût pas été, comme il le sera sans doute, proportionné aux souffrances de leurs aïeux.
Après l'affranchissement des communes (car nous ne remonterons pas plus haut, le peuple était serf, et les esclaves n'ont point d'histoire), à cette époque, les Français sortirent de leur abrutissement; mais ils ne cessèrent pas d'être avilis. Un peu moins opprimés, moins malheureux, ils n'en furent pas moins contraints de ramper devant des hommes appelés nobles et prêtres qui, depuis si long-temps, formaient deux castes privilégiées. Seulement quelques individus parvenaient, de loin en loin, à s'élever au-dessus de la classe opprimée, par le moyen de l'anoblissement; invention de la politique ou plutôt de l'avarice des rois, qui vendirent à plusieurs de leurs sujets nommés roturiers quelques-uns des droits et des privilèges attribués aux nobles. Parmi ces privilèges, était l'exemption de plusieurs impôts avilissans, dont la masse, croissant par degrés, retombait sur la nation contribuable, qui voyait ainsi ses oppresseurs se recruter dans son sein, se perpétuer par elle, et les plus distingués de ses enfans passer parmi ses adversaires. Le droit de conférer la noblesse, et les abus qui en résultèrent, devinrent le fléau du peuple pendant plusieurs générations successives. Des guerres continuelles, les nouvelles impositions, qu'elles occasionnèrent, rendirent ce fardeau toujours plus insupportable. Mais ce qui fut encore plus funeste, c'est qu'elles prolongèrent l'ignorance et la barbarie de la nation.
La renaissance des lettres, au seizième siècle, paraissait devoir amener celle de la raison: mais, égarée dès ses premiers pas dans le dédale des disputes religieuses et scholastiques, elle ne put servir aux progrès de la société; et cinquante ans de guerres civiles, dont l'ambition des grands fut la cause et dont la religion fut le prétexte, plongèrent la France dans un abîme de maux dont elle ne commença à sortir que vers la fin du règne de Henri IV. La régence de Marie de Médicis ne fut qu'une suite de faiblesses, de désordres et de déprédations. Enfin Richelieu parut, et l'aristocratie féodale sembla venir expirer au pied du trône. Le peuple, un peu soulagé, mais toujours avili, compta pour une vengeance et regarda comme un bonheur la chûte de ces tyrans subalternes écrasés sous le poids de l'autorité royale. C'était sans doute un grand bien, puisque le ministre faisait cesser les convulsions politiques qui tourmentaient la France depuis tant de siècles. Mais qu'arriva-t-il? Les aristocrates, en cessant d'être redoutables au roi, se rendirent aussitôt les soutiens du despotisme. Ils restèrent les principaux agens du monarque, les dépositaires de presque toutes les portions de son pouvoir. Richelieu, né dans leur classe, dont il avait conservé tous les préjugés, crut, en leur accordant des préférences de toute espèce, ne leur donner qu'un faible dédommagement des immenses avantages qu'avaient perdus les principaux membres de cette classe privilégiée. Ils environnèrent le trône, ils en bloquèrent toutes les avenues. Maîtres de la personne du monarque et du berceau de ses enfans, ils ne laissèrent entrer, dans l'esprit des rois et dans l'éducation des princes, que des idées féodales et sacerdotales: c'était presque la même chose sous le rapport des privilèges communs aux nobles et aux prêtres. Tous les honneurs, toutes les places, tous les emplois qui exercent quelque influence sur les mœurs et sur l'esprit général d'un peuple, ne furent confiés qu'à des hommes plus ou moins imbus d'idées nobiliaires. Il se trouva que Richelieu avait bien détruit l'aristocratie comme puissance rivale de la royauté, mais qu'il l'avait laissée subsister comme puissance ennemie de la nation. Cet esprit de gentilhommerie, devant lequel les idées d'homme et de citoyen ont si long-temps disparu en Europe, cet esprit destructeur de toute société et (quoiqu'on puisse dire), de toute morale, reçut alors un nouvel accroissement, et pénétra plus avant dans toutes les classes. C'était une source empoisonnée que Richelieu venait de partager en différens ruisseaux. Aussi observe-t-on, à cette époque, un redoublement marqué dans la fureur des anoblissemens: maladie politique, vanité nationale, qui devait à la longue miner la monarchie, et qui l'a minée en effet.
Les ennemis de la révolution ne cessent de vanter l'éclat extérieur que jeta la France sous ce ministère, et que répandirent sur elle les victoires du grand Condé sous celui de Mazarin. Ils en concluent qu'alors tout était bien; et nous concluons seulement que, même chez une nation malheureuse et avilie, un gouvernement ferme, tel que celui de Richelieu, pouvait faire respecter la France par l'Espagne et l'Allemagne, encore plus malheureuses, et surtout plus mal gouvernées. Nous concluons des victoires de Condé, qu'il était un guerrier plus habile ou plus heureux que les généraux qu'on lui opposa. Mais ce qui est, pour ces mêmes ennemis de la révolution, le sujet d'un triomphe éternel, c'est la gloire de Louis XIV, autour duquel un concours de circonstances heureuses fit naître et appela une foule de grands hommes. On a tout dit sur ce règne brillant et désastreux, où l'on vit un peuple entier, tour-à-tour victorieux et vaincu, mais toujours misérable, déifier un monarque qui sacrifiait sans cesse sa nation à sa cour et sa cour à lui-même. La banqueroute qui suivit ce règne théâtral n'éclaira point, ne désenchanta point les Français, qui, pendant cinquante années, ayant porté tout leur génie vers les arts d'agrément, restèrent épris de l'éclat, de la pompe extérieure, du luxe et des bagatelles, dont ils avaient été profondément occupés. Les titres, les noms, les grands continuèrent d'être leurs idoles, même sous la régence, pendant laquelle ces idoles n'avaient pourtant rien négligé pour s'avilir. Ce frivole égarement, cette folie servile, se perpétuèrent, à travers les maux publics, jusqu'au milieu du règne de Louis XV.
Alors on vit éclore en France le germe d'un esprit nouveau. On se tourna vers les objets utiles; et les sciences, dont les semences avaient été jetées le siècle précédent, commencèrent à produire quelques heureux fruits. Bientôt on vit s'élever ce monument littéraire si célèbre[5], qui, ne paraissant offrir à l'Europe qu'une distribution facile et pour ainsi dire l'inventaire des richesses de l'esprit humain, leur en ajoutait réellement de nouvelles, en inspirant de plus l'ambition de les accroître. Voltaire, après avoir parcouru la carrière des arts, attaquait tous les préjugés superstitieux dont la ruine devait avec le temps entraîner celle des préjugés politiques. Une nouvelle classe de philosophes, disciples des précédens, dirigea ses travaux vers l'étude de l'économie sociale, et soumit à des discussions approfondies des objets qui jusqu'alors avaient paru s'y soustraire. Alors la France offrit un spectacle singulier; c'était le pays des futilités, où la raison venait chercher un établissement: tout fut contraste et opposition dans ce combat des lumières nouvelles et des anciennes erreurs, appuyées de toute l'autorité d'un gouvernement d'ailleurs faible et avili. On vit, dans la nation, deux nations différentes s'occuper d'encyclopédie et de billets de confession, d'économie politique et de miracles jansénistes, d'Émile et d'un mandement d'évêque, d'un lit de justice et du Contrat social, de jésuites proscrits, de parlemens exilés, de philosophes persécutés. C'est à travers ce cahos que la nation marchait vers les idées qui devaient amener une constitution libre.
Louis XV meurt, non moins endetté que Louis XIV. Un jeune monarque lui succède, rempli d'intentions droites et pures, mais ignorant les piéges ou plutôt l'abîme caché sous ses pas. Il appelle à son secours l'expérience d'un ancien ministre disgracié. Maurepas, vieillard enfant, doué du don de plaire, gouverne, comme il avait vécu, pour s'amuser. La réforme des abus, l'économie, étaient les seules ressources capables de restaurer les finances. Il parut y recourir. Il met en place un homme que la voix publique lui désignait[6]; mais il l'arrête dans le cours des réformes que voulait opérer ce ministre, dont tout le malheur fut d'être appelé quinze ans trop tôt à gouverner. Maurepas le sacrifie: il lui donne pour successeur un autre homme estimé, laborieux, intègre, qu'il gêne également et encore plus, qu'il inquiète, et qu'il retient dans une dépendance affligeante, ennemie de toute grande amélioration. Cependant il engage la France dans une alliance et dans une guerre étrangère, qui ne laisse au directeur des finances que l'alternative d'établir de nouveaux impôts ou de proposer des emprunts. Le dernier parti était le seul qui put maintenir en place le directeur des finances, peu agréable à la cour et au ministre principal. Les emprunts se multiplient; nulle réforme économique n'en assure les intérêts, au moins d'une manière durable. M. Necker est renvoyé. Cet emploi périlleux passe successivement en différentes mains mal-habiles, bientôt forcées d'abandonner ce pesant fardeau.
M. de Calonne, connu par son esprit et par un travail facile, osa s'en charger; mais ce poids l'accabla. Il avait à combattre la haine des parlemens et les préventions fâcheuses d'une partie de la nation. Toutefois son début fut brillant. Une opération heureuse et surtout sa confiante sécurité en imposa. Elle réveilla le crédit public, qui, fatigué de ses nouveaux efforts, s'épuisa et finit par succomber; enfin il fallut prononcer l'aveu d'une détresse complète. Il prit le parti désespéré, mais courageux, de convoquer une assemblée de notables pour leur exposer les besoins de l'état.
Alors fut déclaré le vide annuel des finances, si fameux sous le nom de deficit, mot qui, de l'idiôme des bureaux, passa dans la langue commune, et que la nation avait d'avance bien payé. Un cri général s'élève contre le ministre accusé de déprédation et de complaisances aveugles pour une cour follement dissipatrice. L'indignation publique n'eut plus de bornes. Elle devint une arme formidable dans les mains du clergé et de la noblesse, que M. de Calonne voulait ranger parmi les contribuables, en attaquant leurs priviléges pécuniaires. Les deux ordres se réunirent contre le ministre. Le royaume entier retentit de leurs clameurs, auxquelles se joignit la clameur populaire.
C'est alors qu'on reconnut tout l'empire de cette puissance nouvelle et désormais irrésistible, l'opinion publique. Elle avait précédemment entraîné M. de Maurepas dans la guerre d'Amérique; et ce triomphe même avait accru sa force. On avait pu apercevoir, pendant cette guerre, quels immenses progrès avaient faits les principes de la liberté. Une singularité particulière les avait fait reconnaître dans le traité avec les Américains, signé par le monarque; et on peut dire que les presses royales avaient, en quelque sorte, promulgué la déclaration des droits de l'homme, avant qu'elle le fût, en 1789, par l'assemblée nationale. C'est ainsi que le despotisme s'anéantit quelquefois par lui-même et par ses ministres.
Observons de plus qu'en 1787, outre cette classe déjà nombreuse de citoyens épris des maximes d'une philosophie générale, il s'en était depuis peu formé une autre, non moins nombreuse, d'hommes occupés des affaires publiques, encore plus par goût que par intérêt. M. Necker, en publiant, après sa disgrace, son compte rendu, et, quelques années après, son ouvrage sur l'administration des finances, avait donné au public des instructions que jusqu'alors on avait pris soin de lui cacher. Il avait formé en quelque sorte une école d'administrateurs théoriciens, qui devenaient les juges des administrateurs actifs; et parmi ces juges, alors si redoutables pour son rival, il s'en est trouvé plusieurs qui, quelque temps après, le sont devenus pour lui-même.
M. de Calonne fut renvoyé: une intrigue de cour, habilement tramée, mit à sa place son ennemi, l'archevêque de Sens, qui, avant d'être ministre, passait pour propre au ministère. C'était sur-tout celui des finances qu'il desirait, et c'était celui dont il était le plus incapable. Il porta dans sa place les idées avec lesquelles, trente ans plus tôt, on pouvait gouverner la France, et avec lesquelles il ne pouvait alors que se rendre ridicule. Il s'était servi des parlemens pour perdre M. de Calonne; et ensuite, sur le refus d'enregistrer des édits modelés sur ceux de son prédécesseur, dont il s'appropriait les plans comme une partie de sa dépouille, il exila les parlemens. La nation, qui, sans les aimer, les regardait comme la seule barrière qui lui restât contre le despotisme, leur montra un intérêt qu'ils exagérèrent, et du moins dont ils n'aperçurent pas les motifs. Ils s'étaient rendus recommandables à ses yeux en demandant la convocation des états-généraux, dans lesquels ils croyaient dominer, et dont ils espéraient influencer la composition. L'archevêque de Sens, entraîné par la force irrésistible du vœu national, avait promis cette convocation, qu'il se flattait d'éluder; de plus il avait reconnu et marqué du sceau de l'autorité royale le droit de la nation à consentir l'impôt, aveu qui, dans l'état des lumières publiques, conduisait, par des conséquences presque immédiates, à la destruction du despotisme.
Cette déclaration de leurs droits, donnée aux Français, comme un mot, fut acceptée par eux comme une chose; et le ministre put s'en apercevoir au soulèvement général qu'excita son projet de cour plénière. Il fallut soutenir par la force armée cette absurde invention; mais la force armée se trouva insuffisante, dans plusieurs provinces, contre le peuple, excité secrètement par les nobles, les prêtres et les parlementaires. La nation essayait ainsi contre le despotisme d'un seul la force qu'elle allait bientôt déployer contre le despotisme des ordres privilégiés; cette lutte ébranlait partout les fondemens des autorités alors reconnues. Les impôts qui les alimentent étaient mal perçus; et lorsqu'après une banqueroute partielle, prémices d'une banqueroute générale, l'archevêque de Sens eut cédé sa place à M. Necker, appelé une seconde fois au ministère par la voix publique, le gouvernement parut décidé en effet à convoquer ces états-généraux si universellement désirés. Chaque jour, chaque instant lui montrait sa faiblesse et la force du peuple.
M. Necker signala sa rentrée au ministère par le rappel des parlemens, qu'avait exilés l'archevêque de Sens. Bientôt après, il fit décider une seconde assemblée, composée des mêmes personnes que la précédente. Ces notables détruisirent, en 1788, ce qu'ils avaient statué en 1787, déclarant ainsi qu'ils avaient plus haï M. de Calonne qu'ils n'avaient aimé la nation. Mais en vain les notables, en vain les parlemens s'efforçaient de la faire rétrograder, en cherchant à soumettre la composition des états-généraux au mode adopté en 1614: l'opinion publique, secondée depuis quelque temps de la liberté de la presse, triompha de tous ces obstacles. Le jour où M. Necker fit accorder au peuple une représentation égale à celle des deux ordres réunis, le couvrit d'une gloire plus pure que celle dont il avait joui quand son rappel au ministère était le sujet de l'allégresse publique. Heureux si, après avoir aidé la nation à faire un si grand pas, il eût pu l'accompagner, ou du moins la suivre! Mais il s'arrêta, et elle continua sa marche. Au milieu des désordres qu'entraîna la chûte subite du gouvernement, l'assemblée nationale poursuivit courageusement ses immenses travaux; et, dans l'espace de deux ans et quelques mois, elle consomma son ouvrage, malgré les fureurs des ennemis renfermés dans son sein ou répandus autour d'elle. Le peuple français prit sa place parmi les nations libres; et alors tomba ce préjugé politique, admis même de nos jours et par des philosophes, qu'une nation vieillie et long-temps corrompue ne pouvait plus renaître à la liberté. Maxime odieuse, qui condamnait presque tout le genre humain à une servitude éternelle!
PREMIER TABLEAU.
Le Serment de l'Assemblée nationale dans le jeu de Paume, à Versailles, le 20 juin 1789.
Le tableau qui ouvre cette galerie vraiment nationale, est un de ceux qui sont le plus marqués d'un caractère auguste et imposant. Mais, pour assurer et accroître son effet sur l'âme des spectateurs, il convient de leur présenter le précis des événemens qui, depuis l'ouverture des états-généraux, ont préparé cette scène attachante, unique jusqu'ici dans l'histoire.
Dès la première séance des états, au moment de leur ouverture, le seul spectacle de ces trois ordres divisés d'intérêts, d'opinions, même de costumes, mais réunis par une nécessité impérieuse, la seule vue du maintien et des mouvemens de ces hommes si différens, oppresseurs et opprimés, mêlés et confondus sous le nom général de Français, auraient suffi pour faire pressentir à un observateur instruit et attentif qu'une telle assemblée, composée d'élémens si dissemblables, se dissoudrait, ou se constituerait sous une autre forme, qui, sans établir une véritable unité d'intérêts, forcerait tous ces intérêts opposés à marcher quelque temps ensemble. Il était facile dès-lors de prévoir quels seraient les embarras du trône, entre les privilèges qui l'entouraient, et les représentans d'un peuple éclairé connaissant ses droits et sa force, disposé également à repousser la violence ou le mépris.
Dans cette première séance, la noblesse s'était signalée par l'expression d'un orgueil offensant, puisé sans doute dans son costume et dans sa parure, plus que dans ses droits, dans ses talens et dans ses moyens de puissance. Ses refus et ceux du clergé de vérifier en commun les pouvoirs des trois ordres respectifs avaient occasionné des débats, dans lesquels les députés du peuple avaient vu à la fois et l'arrogance et la faiblesse de leurs adversaires. Un temps précieux se consumait dans ces discussions. La cour, dans une neutralité apparente, feignait de tenir la balance égale entre les concurrens, pour attirer à elle la décision de tous les points contestés. Elle n'avait voulu, en doublant la représentation du peuple, que forcer les privilégiés au sacrifice de leurs exemptions pécuniaires; et elle commençait à redouter cette nouvelle puissance du peuple, près de se diriger contre d'autres avantages des privilégiés qu'elle voulait maintenir. Dans cette lutte de la noblesse et de la nation, le clergé semblait s'offrir comme médiateur; et bien qu'opposé à la vérification des pouvoirs en commun, il ne s'était point constitué en chambre séparée, comme les nobles s'étaient hâtés de le faire. Les communes, réduites à l'inaction par l'absence de leurs collaborateurs, s'apercevaient tous les jours que leur force d'inertie devenait une puissance formidable; et, secondées par quelques prêtres vertueux, par quelques nobles éclairés, qui ne virent le salut de la patrie que dans une prompte réunion au parti populaire, elles osèrent enfin, après une mûre délibération, se constituer en assemblée nationale: c'était déclarer ce qu'elles étaient, la nation. Cette grande et sublime mesure remplit le peuple d'un nouvel enthousiasme pour ses représentans, et fit trembler la cour, les ministres, les nobles et les prêtres, avertis alors de leur faiblesse. Ce fut en vain qu'ils se liguèrent, ou plutôt que leur ligue, jusqu'alors secrète, se manifesta par des signes évidens. Mais il est trop tard: le colosse national s'était élevé à sa véritable hauteur, et tout devait dès-lors fléchir ou se briser devant lui.
Une autre délibération, plus subite et non moins hardie, avait, en conservant provisoirement les impositions, déclaré qu'elles étaient toutes illégales, et qu'elles ne seraient perçues dans les formes existantes, que jusqu'à la première séparation de l'assemblée nationale, quelle que fût la cause de cette séparation. C'était couper à la fois tous les nerfs du despotisme, dans un temps où le peuple, surchargé d'impôts, accablé de toutes les calamités réunies, était affligé d'une disette de grains, qu'il imputait au gouvernement encore plus qu'à la nature.
Un autre article de cet arrêté mémorable mettait la dette publique sous la protection de la loyauté française. On attachait ainsi, on dévouait à la cause nationale la classe immense des créanciers de l'état, que leurs préjugés, leurs habitudes et leurs intérêts mal conçus avaient rendus jusqu'alors partisans et soutiens du despotisme.
Qu'on se représente, s'il est possible, à la nouvelle de cet arrêté, la surprise et la terreur de tous ceux qui jusqu'alors n'avaient vu dans le peuple français qu'un assemblage d'hommes nés pour la servitude. Ce fut en ce moment que les ennemis du peuple eurent recours aux mesures les plus violentes. Maîtres de la personne du roi, ils le reléguèrent en quelque sorte à Marly, et l'entourèrent suivant leurs convenances; ils le rendirent invisible, inaccessible comme un sultan d'Asie; ils mirent entre lui et la nation une barrière que ni la nation ni la vérité ne pouvaient franchir, et que lui-même n'aurait pu renverser. Enfin, en l'environnant d'illusions, ils le forcèrent d'appuyer de son autorité la division des trois ordres en trois chambres; ils amenèrent le roi de France à se déclarer le roi des privilégiés: et sans doute on résolut alors la tenue de cette séance royale, dans laquelle on allait dicter des lois arbitraires à ce peuple qui devait se régénérer; violence du despotisme connue sous le nom de lit de justice, détestée des Français même au temps de l'esclavage, et qui, en 1789, devait révolter des hommes appelés pour être législateurs d'un grand empire.
On la proclame donc cette séance royale, qui devait se tenir quelques jours après. Dans l'intervalle, la porte de l'hôtel de l'assemblée est fermée et gardée par des soldats. Les députés de la nation sont repoussés du lieu de la séance. Le président, M. Bailly, paraît, demande l'officier de garde. Celui-ci a l'audace de lui intimer l'ordre de ne laisser entrer personne dans la salle des états-généraux. «Je proteste contre de pareils ordres, répond le président, et j'en rendrai compte à l'assemblée.» Les députés arrivent en foule, se partagent en divers groupes dans l'avenue, s'irritent et se communiquent leur indignation. Le peuple la partageait. On s'étonne encore aujourd'hui, deux ans après la révolution, que les habitans de Versailles, ces hommes nourris et enrichis ou du faste ou des bienfaits du despotisme, aient montré contre lui une si violente aversion. C'est pourtant ce qu'on vit alors. On vit même plusieurs des soldats exécuteurs de cet ordre barbare, dire tout bas à quelques représentans du peuple: «Courage, braves députés!» Le courage remplissait toutes les âmes, il brillait dans tous les yeux. Les uns voulaient que l'assemblée se tint sur la place même, au milieu d'un peuple innombrable; d'autres proposaient d'aller tenir la séance sur la terrasse de Marly, et d'éclairer le prince, qu'on emprisonnait pour l'aveugler. Au milieu de ces cris et de ce tumulte, le président avait cherché un local où l'on pût délibérer avec ordre et sagesse. Un jeu de paume est indiqué. La circonstance rendait auguste tout lieu qui pouvait servir d'asile à l'assemblée nationale. On s'invite mutuellement à s'y rendre. L'ordre est donné, tous y accourent. Un des députés[7], malade, et qu'on instruisait d'heure en heure des mouvemens de l'assemblée, s'élance de son lit, s'y fait porter; il assiste à l'appel que suivait le serment national; il demande que, par indulgence pour son état, l'ordre de l'appel soit interverti, et qu'on lui permette d'être un des premiers à prononcer ce serment: sa demande est agréée; il le prononce à voix haute: «Grâce au ciel, dit-il en se retirant, si je meurs, mon dernier serment sera pour ma patrie!»
Le voici ce décret qui décida des hautes destinées de la France: «L'Assemblée nationale, considérant qu'appelée à fixer la constitution du royaume, opérer la régénération de l'ordre public et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu'elle ne continue ses délibérations et ne consomme l'œuvre importante pour laquelle elle s'est réunie, dans quelque lieu qu'elle soit forcée de s'établir; et qu'enfin partout où ses membres se réunissent, là est l'assemblée nationale, a arrêté que tous les membres de cette assemblée prêteront à l'instant le serment de ne jamais se séparer, que la constitution du royaume et la régénération publique ne soient établies et affermies; et que, le serment étant prêté, tous les membres et chacun d'eux confirmeront par leur signature cette résolution inébranlable.»
Le président prêta le premier ce serment à l'assemblée et le signa. L'assemblée le prêta entre les mains de son président, et chacun apposa sa signature à ce grand acte. Qui le croirait, que, dans ce jour de gloire, un homme ait pu vouloir assurer l'éternité de sa honte en refusant de signer? Il fut le seul. Qu'il jouisse du fruit de sa lâcheté! que le nom de Martin de Castelnaudari obtienne l'immortalité de l'opprobre!
Pendant cette grande scène, la capitale, instruite de moment en moment, se livrait aux transports de la joie, de l'admiration et de l'espérance. La majorité du clergé se décidait à la réunion, qui s'opéra le lundi 22, dans l'église de Saint-Louis, où l'assemblée nationale tint sa séance avec un recueillement plein de majesté, malgré le concours des spectateurs qui remplissaient les bas côtés du temple. Les cent quarante-neuf pasteurs citoyens qui avaient signé la délibération du 19 pour la vérification des pouvoirs en commun, sortirent du sanctuaire après un appel nominal, et s'avancèrent en ordre dans la nef, cessant ainsi d'être les représentans d'un ordre et devenus les représentans de la nation. Le vénérable archevêque de Vienne mêla, dans un discours touchant, les conseils de la concorde et le vœu de la liberté. Ses cheveux blancs, son éloquence paisible, le profond silence de l'assemblée et de tout le peuple qui remplissait l'enceinte, la réponse du président pleine d'un sentiment doux et d'une dignité tranquille, les larmes de joie de dix mille assistans, les accens unanimes d'une sensibilité tout ensemble patriotique et religieuse, le retentissement des voûtes sacrées, le saisissement de tous les cœurs, le mélange de toutes les passions nobles et fières, peintes et rayonnantes sur tous les fronts et dans tous les regards, formaient un spectacle d'enchantement, nouveau sur la terre. Le souvenir de ces pures et délicieuses sensations est demeuré ineffaçable dans l'âme de ceux qui les éprouvèrent: il n'a pu être étouffé sous la multitude des sensations successives, récentes et accumulées, qu'ont fait naître tous les grands événemens de la révolution.
Quel contraste entre ce jour de concorde, de fraternité sociale, et cet autre jour qui suivit bientôt après, où le roi vint parler en maître moins à ses propres esclaves qu'aux esclaves des privilégiés! Une garde nombreuse entoure la salle des états; des barrières en écartent le public. Le roi commande qu'on délibère par ordres et en chambres séparées; il dicte ses lois, et sort. La noblesse, une partie du clergé, le suivent: les communes restent. Un appariteur royal se présente, intime l'ordre de sortir. L'étonnement et l'indignation remplissaient toutes les âmes. Un citoyen se lève, et prononce ces paroles, gravées depuis sur sa statue et dans le cœur de tous les Français: «Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes les représentans de la nation française, et que nous ne sortirons d'ici que par la puissance des baïonnettes. Tel est le vœu de la l'assemblée.» Ce fut le cri de tous, la réponse unanime. Un nouveau serment confirme le premier; et cette journée, d'abord si menaçante pour la liberté publique, ne fit que l'affermir sur ses bases désormais inébranlables.
Si les petites circonstances ne servaient quelquefois à réveiller de grandes idées ou du moins à y ajouter un nouvel intérêt, nous nous abstiendrions de rappeler une anecdote oubliée et comme perdue dans les grands mouvemens de la révolution. Croira-t-on qu'un prince français ait, le soir même du jour où fut prononcé le serment patriotique, retenu et loué pour le lendemain ce même jeu de paume consacré depuis comme un temple élevé à la liberté?
Il pensait (et ses conseillers le pensaient comme lui) qu'un tel obstacle empêcherait une seconde séance de l'assemblée. Tel était l'aveuglement des nobles et leur mépris pour la nation. Osons le dire, elle l'avait mérité par sa patience; et la révolution même peut bien la faire absoudre et non la justifier.
SECOND TABLEAU.
Les Gardes-Françaises détenus à l'Abbaye Saint-Germain, délivrés par le peuple.
On ne doit point compter parmi les mouvemens généreux du peuple vers la liberté, ni regarder comme son ouvrage, l'émeute excitée contre Réveillon, riche manufacturier du faubourg Saint-Antoine et citoyen estimable. Le pillage de ses ateliers, la fureur des brigands qui s'y livrèrent, les cris de mort poussés contre lui, l'ordre de fermer les maisons donné par une troupe de scélérats qui couraient les rues, les alarmes, les terreurs répandues en un instant dans la capitale, n'étaient qu'un complot de l'aristocratie pour effrayer les esprits, faire redouter la révolution, et se ménager le prétexte plausible d'entourer Paris de forces menaçantes, afin de le garantir du pillage.
Les commis des fermes, qui, au grand étonnement des financiers leurs commettans et du peuple jusqu'alors leur victime, se montrèrent de bons citoyens, avaient annoncé que, depuis quelques jours, il entrait dans la ville une foule de gens sans aveu. On ne voulut tenir aucun compte de cet avis. La police laissa les brigands s'attrouper, porter avec insolence l'effigie du citoyen dont ils détruisaient les possessions, et prononcer son arrêt de mort.
M. de Crosne, homme faible et indécis, esclave d'un ministère corrompu, et gardant par ambition une place supérieure à ses talens, ne se met nullement en peine d'arrêter le brigandage. Il répond que le guet à pied et à cheval a d'autres occupations, et qu'il faut s'adresser au commandant des gardes-françaises. On fait vingt courses inutiles pour trouver M. du Châtelet; enfin on réussit à le joindre. Il n'est point effrayé de tout ce qui arrive; il va envoyer de puissans secours; et ces puissans secours sont une poignée de soldats pour garder un vaste enclos, une maison immense, et pour faire face à une multitude innombrable de vagabonds effrénés, qui passent la nuit dans les tavernes, et se disposent, par des orgies, aux crimes commandés pour le lendemain. Le commandant se repose, et la police dort; ou plutôt tout le gouvernement veille, dans l'espérance d'un désordre qui va remplir ses vues. Aucun des séditieux n'est arrêté, aucune mesure n'est prise afin de réprimer les misérables, qui se trouvent assez riches pour répandre eux-mêmes l'argent à pleines mains, et entraîner avec eux les ouvriers séduits ou trompés. Ils commettent en effet les désordres qu'on avait prévus et désirés.
Quand les excès sont à leur comble, alors le secours arrive, et il ne peut que redoubler le mal en nécessitant le carnage. Des ordres exécrables sont donnés pour tirer sur une multitude de citoyens, dont la plupart n'étaient attirés là que par la singularité de l'événement, ou même par le zèle de la chose publique. On avait préparé pour les malfaiteurs des charrettes chargées de pierres, un bateau rempli de cailloux et de bâtons: ils furent interceptés; mais les tuiles, les ardoises, les meubles, y suppléèrent, et furent lancés comme une grêle sur les soldats de Royal-Cravate et sur les gardes françaises. Blessés et furieux, ils obéirent à l'ordre de la vengeance. Les fusils, les baïonnettes, immolèrent des troupes de citoyens, tués sur les toits, percés dans les appartemens, dans les caves; et la nuit seule mit un terme à ces meurtres. Il ne fallait qu'un bataillon, placé le veille sur les lieux, pour parer à tout: mais on voulait un événement qui parût rendre nécessaire à Paris la présence des troupes nombreuses qu'on allait y amener, et il importait au ministère de rendre le peuple et le soldat irréconciliables.
La providence, qui, depuis le premier moment du nouvel ordre de choses, a toujours déconcerté les mesures de nos anciens tyrans, fit tourner contre eux cet exécrable projet. Les troupes, indignées de la mauvaise foi de leurs chefs, frémirent de l'odieux emploi auquel on réservait leur courage. Elles se souvinrent qu'elles étaient françaises et citoyennes, et les soldats du roi devinrent les soldats de la patrie. On en remplit cependant tous les environs de la capitale. Quoique la réunion des trois ordres fût consommée à l'assemblée nationale, et que les ministres ne parlassent que de concorde entre le roi et les représentants, trente-cinq mille hommes de troupes de ligne étaient répartis entre Paris et Versailles; vingt mille autres étaient attendus; des trains d'artillerie les suivaient avec des frais énormes. Les camps sont tracés, les emplacemens des batteries sont formés; on s'assure des communications, on intercepte les passages; les chemins, les ponts, les promenades sont métamorphosés en postes militaires. Le maréchal de Broglie dirigeait tous ces mouvemens.
La capitale, émue d'une indignation profonde à la vue d'un appareil de guerre si audacieux, cherche des amis et des alliés dans les soldats français qui arrivaient de toutes parts. On leur fit sentir que la soumission absolue à la discipline des camps et des combats, qui fait leur force contre les ennemis de la patrie, n'est pas exigible contre la patrie elle-même, et que le serment des guerriers les lie à la nation encore plus qu'au roi. Le régiment des gardes-françaises, plus éclairé que le reste de l'armée par son séjour dans Paris, et particulièrement animé d'un juste ressentiment pour s'être vu dans l'alternative d'être la victime des brigands du Faubourg-Antoine ou le bourreau de ses concitoyens, donna le premier les preuves d'un patriotisme déclaré. Deux compagnies de ce corps refusent, le 23 juin, de tirer sur le peuple. Un jeune homme, officier récemment sorti de cette brave légion, et, malgré tous les liens du sang qui doivent l'attacher à l'aristocratie, intrépide apôtre de la liberté, M. de Valadi, va, de caserne en caserne, prêcher les droits de l'homme, et rappeler à chaque soldat ce qu'il se doit à lui-même et ce qu'exige la patrie. Le succès répond à son zèle: les gardes se mêlent avec le peuple et prennent part à tous les événemens qui intéressent la nation. En vain les chefs inquiets les consignent; des cohortes entières sortent des casernes où elles étaient emprisonnées; et, après avoir paru par centaines, deux à deux, et sans armes, au Palais-Royal, et y avoir reçu les applaudissemens dus à leur patriotisme, ils rentrent dans les mêmes casernes, sans causer aucun désordre.
Cependant onze gardes-françaises, du nombre de ceux qui avaient refusé de tourner leurs armes contre le peuple, étaient détenus dans les prisons de l'abbaye Saint-Germain. Le 30 juin, un commissionnaire remit au café de Foi une lettre, par laquelle on donnait avis au public que la nuit même ils devaient être transférés à Bicêtre, lieu, disait la lettre, destiné à de vils scélérats et non à de braves gens comme eux. A peine un citoyen d'une voix forte a-t-il fait, au milieu du jardin, lecture de cet avis, aussitôt plusieurs jeunes gens s'écrient ensemble: A l'abbaye! à l'abbaye! et ils courent. Le cri se répète; les compagnons se multiplient; la troupe s'augmente; les ouvriers qui s'y joignent se munissent d'instrumens, et dix mille personnes arrivent devant la prison. Les portes sont enfoncées, les gardes-françaises sont mis en liberté, ainsi que ceux du guet de Paris et quelques officiers qui, pour diverses causes, s'y trouvaient captifs; les coups redoublés de haches, de pics, de maillets, donnés dans l'intérieur, retentissaient au loin, malgré le bruit occasionné par un peuple immense qui emplissait les rues adjacentes. Une compagnie de hussards et de dragons, le sabre à la main, se présente. Le peuple saisit les rênes des chevaux: les soldats baissent le sabre, plusieurs mêmes ôtent leur casque en signe de paix. Les prisonniers délivrés sont conduits en triomphe au Palais-Royal par leurs libérateurs. On les fait souper dans le jardin; ils couchent dans la salle des Variétés, sous la garde des citoyens; et le lendemain on les loge à l'hôtel de Genève. Des paniers suspendus aux fenêtres par des rubans reçurent les offrandes qu'on s'empressait d'apporter à ces guerriers patriotes. On fit reconduire un soldat prévenu de crime, le peuple déclarant qu'il ne prenait sous sa protection que ceux qui étaient victimes de leur civisme.
L'assemblée nationale, qu'une députation de jeunes citoyens instruisit de cet événement, se vit alors entre deux pièges. Placée entre le monarque et le peuple, compromise avec l'un ou l'autre si elle prenait un parti décisif, elle demanda au roi d'employer, pour le rétablissement de l'ordre, les moyens de la clémence et de la bonté. Le roi attacha la grâce des soldats délivrés, à la condition de leur retour dans les prisons de l'abbaye. On craignait au Palais-Royal quelque vengeance secrète de la part des ministres et des chefs aristocrates contre ces braves gens, s'ils redevenaient prisonniers. Eux-mêmes, inquiets de la forme dans laquelle était conçue la promesse royale, résistaient aux invitations de ceux qui étaient plus confians.
Cette cause fut agitée dans l'assemblée des électeurs, qui dès lors tenaient des séances publiques à l'hôtel-de-ville, séances dont bientôt devait dépendre le salut de la patrie. M. l'abbé Fauchet plaida éloquemment pour les soldats, et fit sentir la nécessité de rendre à une sécurité entière les gardes françaises dont la délivrance avait fait la joie publique. On proposa divers moyens: celui qui vint en pensée à M. l'abbé Bertolio eut la préférence et réussit. On arrêta une députation de douze membres à Versailles, qui s'engagèrent par serment à ne point rentrer dans Paris, que les soldats qui retourneraient à la prison n'en fussent ressortis, avec une pleine assurance de n'être jamais ni recherchés ni inquiétés pour cette cause. Ils n'hésitèrent point d'y retourner. Les députés allèrent à la cour: mais, instruite de cette démarche, elle se hâta, pendant que la députation était en route, d'envoyer la lettre de rémission. Les députés revinrent le même jour à Paris embrasser les soldats citoyens, qu'on s'empressa de féliciter. Cet événement fit sentir au peuple toute sa force, acheva de troubler les ministres, précipita leurs opérations insensées contre la capitale, et hâta le moment décisif où l'on devait anéantir le despotisme, et élever sur ses débris la souveraineté nationale.
TROISIÈME TABLEAU.
Première motion du Palais-Royal.
L'histoire morale de la révolution n'est pas d'un moindre intérêt que son histoire politique; et si, dans la rapidité de tant d'événemens extraordinaires, il eût pu se trouver un spectateur tranquille et indifférent, qui, passant tour à tour de Paris à Versailles et de Versailles à Paris, eût entendu et comparé les discours et les opinions, il eût joui du plaisir attaché au plus grand contraste qui puisse, à cet égard, exister parmi les hommes; il eût senti la vérité de l'observation que nous avons déjà indiquée, qu'il y a des nations moins différentes entre elles que ne l'étaient en France la classe qui gouvernait et celle qui était gouvernée.
On a peine à se figurer quel fut l'étonnement de la cour, des ministres, des nobles en général, en apprenant que le peuple avait forcé les prisons de l'abbaye pour en tirer les gardes françaises. Mais cet étonnement mêlé de mépris et d'indignation, ressemblait à celui que des maîtres ont pour des esclaves révoltés, dont la punition est infaillible. Tous les dépositaires de l'autorité, dans quelque grade que ce fût, accoutumés à la regarder comme leur propriété particulière, ne pouvaient concevoir et plaignaient presque l'audacieuse démence qui venait de se permettre un pareil attentat: le plus grand nombre, demeuré étranger au progrès des idées générales, n'avait pas le plus léger pressentiment sur les approches d'une révolution que la partie éclairée de la nation regardait comme inévitable, sans pouvoir toutefois en calculer le terme ni la mesure. Quant aux maximes de liberté publique, de souveraineté nationale, de droits des hommes, devenues, quelques mois après, constitutionnelles, ces axiomes ne semblaient à la plupart des privilégiés que des blasphèmes d'une philosophie nouvelle; et ceux qui, plus instruits, en étaient moins surpris ou moins indignés, ne les considéraient que comme des principes spéculatifs qui ne pouvaient jamais avoir d'application, et qui, dans une nation destinée, selon eux, à un esclavage éternel, perdraient infailliblement les insensés capables de les croire admissibles dans la pratique. C'est ce qu'on vit peu de jours après, lorsque M. de La Fayette, député à l'assemblée nationale, vint proposer un projet de déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et dire qu'on pouvait rendre la France libre comme l'Amérique. Cette idée, pardonnable peut-être à un philosophe ou à un avocat (c'était presque la même chose dans les idées de la cour), parut le comble de la folie dans la bouche d'un jeune gentilhomme, qui se dégradait lui-même, et qui de plus attirait sur lui les vengeances du despotisme forcé à regret d'envelopper un chevalier français dans la proscription de tous ces hommes sans naissance, de tous ces gens de rien qui partageaient ses principes et son espoir.
Telle était, à Versailles, l'illusion générale parmi tous les ennemis du peuple, lorsqu'ils apprirent la sortie des gardes-françaises prisonniers à l'abbaye. Les ministres, en partageant l'indignation qu'elle excitait, réprimèrent néanmoins les premiers mouvemens de leur fureur. Ils se rassuraient en songeant qu'ils avaient à leurs ordres une armée prête à punir les rebelles. Ils dictèrent au roi une réponse mesurée, qui calma le peuple sans dissiper ses inquiétudes. Pendant ce temps, les maîtres de la force armée environnaient de troupes et de canons l'assemblée nationale; et, tandis qu'elle s'occupait à rédiger les droits de l'homme et du citoyen, elle était menacée d'une prochaine destruction.
Déjà Paris, qui votait pour la liberté, était menacé des plus grandes violences. Déjà se développait un plan d'attaque dont le succès paraissait infaillible. Les vives clameurs de la capitale éveillent enfin les alarmes des représentans, et l'éloquence de Mirabeau les décide à demander au roi la retraite des troupes. Dans la soirée du 10 juillet, une députation de vingt-quatre membres, présidée par l'archevêque de Vienne, est reçue dans ce même palais qui recelait les conspirateurs; elle présente au roi une adresse pleine d'énergie et de raison, pour le décider à éloigner sans délai les régimens nombreux, les trains d'artillerie, et tous les apprêts d'incendie et de meurtre qu'on étalait d'une manière si terrible aux yeux des Français.
Dans cette adresse, où l'on avait épuisé toutes les armés de l'éloquence, on avait prédit les suites que devait avoir l'appareil formidable qui menaçait le peuple, et l'on proposait au roi les moyens de tout prévenir.
«La France, lui disait-on, ne souffrira pas qu'on abuse le meilleur des rois, et qu'on l'écarte, par des vues sinistres, du noble plan qu'il a lui-même tracé. Vous nous avez appelés pour fixer, de concert avec vous, la constitution, pour opérer la régénération du royaume. L'assemblée nationale vient vous déclarer que vos vœux seront accomplis, que vos promesses ne seront point vaines; que les pièges, les difficultés, les terreurs, ne retarderont point sa marche, n'intimideront point son courage.»
On entrait dans les détails de tous les dangers qu'occasionnait le rassemblement des troupes, et l'on ajoutait:
«Il est d'ailleurs une contagion dans les mouvemens passionnés. Nous ne sommes que des hommes: la défiance de nous-mêmes, la crainte de paraître faibles, peuvent entraîner au-delà du but. Nous serons obsédés d'ailleurs de conseils violens et démesurés; et la raison calme, la tranquille sagesse, ne rendent pas leurs oracles au milieu du tumulte, des désordres et des scènes factieuses. Le danger est plus terrible encore; et jugez de son étendue par les alarmes qui nous amènent devant vous: de grandes révolutions ont eu des causes bien moins éclatantes; plus d'une entreprise fatale aux nations (on n'osait dire aux rois) s'est annoncée d'une manière moins sinistre et moins formidable, etc.»
Le monarque, dont on dictait les paroles, fit une réponse ambiguë, et persista dans le projet de conserver autour de lui toutes les forces qu'il prétendait nécessaires au bon ordre et à la tranquillité publique.
Cette démarche de l'assemblée nationale, cette confiance dans la parole du roi, confiance que Paris ne partagea point, déterminèrent les ministres à presser l'exécution de leur projet. La disgrâce de M. Necker, qui désapprouvait toutes ces mesures, était résolue; mais elle ne devait avoir lieu que dans la nuit du 14 au 15. Les conjurés, impatiens, devancèrent l'exécution de ce projet, et crurent faire un grand pas en précipitant le départ du seul ministre qui leur était contraire. Dès le 11, on lui fit donner l'ordre de sortir du royaume dans vingt-quatre heures et avec tout le secret possible. Il obéit si exactement, que son frère et sa fille, en présence desquels il avait reçu la lettre de cachet, n'en furent instruits par lui-même que lorsqu'il fut arrivé, le lendemain 12, à Bruxelles. Paris reçut le même jour à midi cette nouvelle inattendue. Celui qui l'apporta au Palais-Royal fut traité comme un insensé, et pensa être jeté dans le bassin: mais bientôt elle se confirma, et il ne fut plus permis d'en douter. Le jardin était rempli de groupes menaçans ou mornes. Alors parut au milieu d'eux un jeune homme, Camille Desmoulins. Il faut l'écouter lui-même: «Il était deux heures et demie. Je venais sonder le peuple. Ma colère contre les despotes était tournée en désespoir. Je ne voyais pas les groupes, quoique vivement émus ou consternés, assez disposés au soulèvement. Trois jeunes gens me parurent agités d'un plus véhément courage: ils se tenaient par la main. Je vis qu'ils étaient venus au Palais-Royal dans le même dessein que moi. Quelques citoyens passifs les suivaient: «Messieurs, leur dis-je, voici un commencement d'attroupement civique: il faut qu'un de nous se dévoue, et monte sur une table pour haranguer le peuple.—Montez-y.—J'y consens...» Aussitôt je fus porté sur la table, plutôt que je n'y montai. A peine y étais-je, que je me vis entouré d'une foule immense: voici ma harangue que je n'oublierai jamais:
»Citoyens, il n'y a pas un moment à perdre. J'arrive de Versailles; M. Necker est renvoyé: ce renvoi est le tocsin d'un St.-Barthélemi de patriotes; ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes, et de prendre une cocarde pour nous reconnaître.
»J'avais les larmes aux yeux; et je parlais avec une action que je ne pourrais ni retrouver, ni peindre. Ma motion fut reçue avec des applaudissemens infinis.—Quelles couleurs voulez-vous?.... Quelqu'un s'écria:—Choisissez.—Voulez-vous le verd, couleur de l'espérance, ou le bleu de Cincinnatus, couleur de la liberté d'Amérique et de la démocratie?.... Des voix s'élevèrent:—Le verd, couleur de l'espérance... Alors je m'écriai:—Amis, le signal est donné: voici les espions et les satellites de la police qui me regardent en face. Je ne tomberai pas du moins vivant entre leurs mains.... Puis tirant deux pistolets de ma poche, je dis:—Que tous les citoyens m'imitent.... Je descendis, étouffé d'embrassemens: les uns me serraient contre leurs cœurs; d'autres me baignaient de leurs larmes. Un citoyen de Toulouse, craignant pour mes jours, ne voulut jamais m'abandonner. Cependant on m'avait apporté du ruban verd: j'en mis le premier à mon chapeau, et j'en distribuai à ceux qui m'environnaient.»
Telle fut la première motion qui établit l'insurrection au Palais-Royal et donna le signal de la liberté. Le citoyen qui eut le courage de la faire, s'est encore distingué depuis par des ouvrages pleins de talent, où la gaîté, la hardiesse, plusieurs saillies heureuses, et même quelques grandes pensées, demandent et obtiennent grâce pour des folies burlesques, des disparates bizarres: défauts qui, dans ces temps orageux, contribuaient plutôt qu'ils ne nuisaient au succès de ces ouvrages.
On peut citer ce jeune homme comme un exemple mémorable des rapides effets de la liberté. Il a lui-même raconté depuis, que, né avec une âme timide et un esprit pusillanime, l'une se trouva tout d'un coup échauffée d'un courage intrépide, et l'autre comme éclairé d'une lumière nouvelle. Sans doute cette même influence de la révolution prochaine se fit sentir à tous les jeunes gens dont l'âme était née pour elle, et qui, des ténèbres où la servitude publique devait tenir enfouis leurs talens ou leurs vertus, passaient, subitement et contre leur espérance, au grand jour de la liberté, qui devait développer ces mêmes vertus et ces mêmes talens.
QUATRIÈME TABLEAU.
Sortie de l'Opéra.
Le grand mouvement excité dans Paris par le renvoi de M. Necker avait deux causes: d'abord l'opinion qu'on s'était formée de cet administrateur, dont l'influence au conseil se liait alors dans tous les esprits à l'idée du bonheur public. On l'avait vu, dans son premier ministère, porter la plus stricte économie dans l'emploi des revenus de l'état. Il avait fréquemment repoussé les avides sollicitations des courtisans; et une fois, entre autres, il avait répondu à l'un d'eux: «Ce que vous me demandez forme la contribution de plusieurs villages.» Ce mot, répandu parmi le peuple, était devenu presque aussi célèbre que la poule au pot, promise en quelque sorte aux paysans par Henri IV, et qui ne leur a été donnée ni par lui ni par ses successeurs. Ce mot avait concilié au ministre une popularité qui semblait indestructible. Son retour au ministère l'avait encore accrue, et son exil inattendu paraissait le signal des projets hostiles médités contre Paris. Il devenait, en quelque sorte, une déclaration de guerre aux habitans de la capitale.
Le second motif de l'insurrection, moins aperçu de la multitude, mais non moins impérieux, était le besoin presque généralement senti de mettre Paris sous la protection d'une force publique, capable de diriger l'indiscrète énergie du peuple, qui, par l'impétueuse irrégularité de ses mouvemens, pouvoit compromettre le salut de la ville et même de l'empire.
Les électeurs ne tenaient d'assemblées ordinaires qu'une fois la semaine. Déjà leurs séances, qu'ils avaient rendues publiques, les avaient montrés capables de prendre des mesures de vigueur dans les événemens décisifs que chacun prévoyait. Nicolas Bonneville avait fait le premier la motion d'armer les citoyens, et de former ce qu'on appelait alors une garde bourgeoise. Cette idée, qui avait d'abord effrayé les esprits, incertains du moment où l'on pourrait tenter à force ouverte de secouer le joug du despotisme, s'était reproduite peu de jours avant l'exil du ministre chéri; et l'on se proposait, vu la multitude des régimens qui environnaient Paris, de la réaliser au plus tôt. Mais la formation des citoyens en corps de commune était un préalable nécessaire.
Dans les premières assemblées électives, séparées en trois chambres, l'abbé Fauchet avait soutenu le droit et la nécessité de cette organisation des habitans en commune: mais il parlait à un clergé trop ami de l'ancien régime pour entendre des pensées libres et courageuses. Il fit de nouveau cette proposition aux électeurs réunis: elle fut accueillie comme elle devait l'être par des hommes qui voulaient se montrer citoyens. Il alla plus loin. Le 9, veille du premier jour de l'insurrection décidée, on venait de faire un tableau très-sensible des dangers qui environnaient la cité. Il proposa aux électeurs de se constituer eux-mêmes comme élus du peuple, et les seuls actuellement en activité, sous le titre de représentans provisoires de la commune de Paris, jusqu'à l'instant où elle se rassemblerait elle-même, soit pour les confirmer dans cette fonction, soit pour en nommer d'autres. Les présidens de l'assemblée, MM. la Vigne et Moreau de Saint-Méry, eurent peur des applaudissemens qu'obtenait cette proposition; et, dans l'inquiétude qui les agitait, ils demandèrent du temps pour discuter cette question importante, et voulurent remettre à huit jours une décision si essentielle. A cette proposition du délai d'une semaine entière pour rassembler les électeurs, tandis que tout annonçait une crise prochaine, un d'entre eux, qui arrivait de Versailles, et qui avait vu tout l'appareil de la guerre préparée à la patrie, M. de Leutre, se lève, et d'une voix perçante crie: «Qu'ose-t-on nous dire? Huit jours! Dans trois, si nous ne sommes sur nos gardes, tout est perdu! Rassemblons-nous demain. Si nos présidens balancent, qu'ils se démettent, nous en choisirons de moins timides.» Il désigna M. de la Salle et l'abbé Fauchet.
MM. La Vigne et Moreau de Saint-Méry cédèrent à leurs craintes; ils déclarèrent qu'ils se démettaient. L'assemblée s'ajourna au surlendemain pour l'élection des présidens. On s'étonne de ne pas trouver, dans l'historique du procès-verbal des électeurs, ces faits authentiques et incontestables. La justice et l'intérêt public condamnent également ces réticences mensongères, qui trompent ou égarent l'opinion du peuple sur le vrai caractère de ses défenseurs plus ou moins courageux, dans le moment où il lui importe le plus de les connaître et de les distinguer. Dès que la révolution fut décidée par l'unanime et invincible insurrection de la capitale, ces deux mêmes hommes qui, trente-six heures auparavant, se démettaient de leur présidence pour n'être pas comptables aux despotes de l'énergie de l'assemblée, reprirent leurs fonctions, où ils se trouvaient forts de toute la puissance du peuple. La prise de la Bastille acheva de les rendre intrépides.
Si la motion de M. de Leutre (qui voulait, le samedi au soir 9 juillet, que dès le lendemain l'assemblée des électeurs se réunît) eût été arrêtée, le centre de ralliement se fût trouvé prêt pour diriger à l'instant même les forces éparses des citoyens, les brigands eussent été contenus, les barrières n'eussent pas été incendiées, Saint-Lazare n'eût pas été pillé, et la liberté eût marché d'un pas mesuré dès sa naissance. Mais les électeurs ne croyaient pas la crise si prochaine, et ils étaient persuadés qu'on serait à temps le lundi 13 pour prévenir tous les périls. L'exil de M. Necker ayant tout précipité, dès quatre heures du soir le dimanche, après la motion de Camille Desmoulins au Palais-Royal, l'effervescence des patriotes fut extrême. Le peuple, outré de colère, mais non consterné de l'insulte qui venait de lui être faite par le renvoi d'un ministre en qui il avait placé sa confiance, n'apprit qu'avec indignation que les spectacles étaient ouverts et qu'ils étaient remplis. La motion faite au Palais-Royal de les fermer, fut appuyée, décrétée, exécutée sur-le-champ: chose inouïe jusqu'alors, et dont l'idée seule était faite pour frapper d'étonnement! Jamais particulier n'avait obtenu cet honneur, devenu exclusivement un hommage à la splendeur du rang suprême, ou de ceux que la naissance en approche. Une adulation aussi absurde qu'avilissante supposait que leurs maladies, leurs infortunes, et surtout leur mort, étaient toujours des calamités publiques. Cinq semaines auparavant, le 4 juin, pendant la dernière maladie du dauphin, mort âgé de sept ans, les spectacles avaient été fermés; et, le 11 juillet, on les fermait pour la retraite d'un citoyen cher au peuple. Ce rapprochement seul eût suffi pour irriter l'orgueil de ceux qui croient que tout hommage public n'appartient qu'à la grandeur. La plupart détestaient dès long-temps M. Necker; et, lors de son renvoi après son premier ministère, sa chûte avait été pour eux le sujet d'une joie révoltante et scandaleuse. On les avait vus alors venir étaler leur triomphe insolent dans les spectacles, dont le peuple les eût dès-lors chassés volontiers. Cette seconde fois, le 12 juillet 1789, ils y étaient accourus en foule et leur allégresse était encore plus grande. Ils connaissaient la destination de cette armée dont on investissait la capitale; ils croyaient voir bientôt le peuple, effrayé, asservi, retomber sous le joug qu'il venait de soulever un moment, et qui n'était pas encore brisé. Qu'on se représente leur indignation et leur rage, quand l'insurrection publique vint troubler le sentiment trompeur qu'ils avaient de leur victoire, et surtout leur intimer l'ordre de sortir du spectacle! Il fallut obéir et céder à cette force, qui d'ailleurs se manifesta sans violence et avec une sorte de règle. Nul accident grave ne signala cette sortie. Le seul désagrément, très-odieux sans doute pour des ducs, marquis et comtes, mais qu'il fut impossible de leur sauver, ce fut la nécessité de défiler entre deux haies de citoyens non décorés, obscurs même, et dont peut-être aucun, par sa naissance, ne pouvait être présenté à la cour.
Plût au ciel que, sans nuire à l'établissement de la liberté publique, il eût été possible d'épargner à ses ennemis des malheurs plus grands que cette humiliation passagère!
CINQUIÈME TABLEAU.
Bustes de MM. d'Orléans et Necker portés en triomphe et brisés à la place Louis-XV.
Les tableaux précédens ont suffisamment fait concevoir quel était le trouble, le désordre, l'agitation de Paris. Chaque instant y apportait de Versailles des nouvelles qui, vraies ou fausses, redoublaient la fermentation générale. Les lieux publics, les jardins, les cafés, n'offraient partout que des groupes d'hommes avides de parler ou empressés d'entendre; et, dès le matin de cette journée mémorable, un pressentiment inquiet avait fait sortir de leurs maisons les citoyens les plus paisibles. Les amis, les voisins se visitaient; les indifférens même s'abordaient avec cet air de confiance, de bienveillance mutuelle, qui naît du sentiment d'un péril et d'un intérêt commun. Dès la veille, un bruit sourd s'était répandu que M. Necker était disgracié, et l'on connaissait les dispositions de la cour peu favorables pour ce ministre. Elle pardonne rarement à ceux qui ont été l'objet d'un enthousiasme universel, comme il l'avait été le jour de la séance royale; et de pareils triomphes sont représentés, par les courtisans, comme de cruelles offenses pour le trône. Cependant, telle était à Paris l'opinion qu'on avait de M. Necker, du besoin que la cour même avait de lui, qu'on supposait la cour convaincue de cette vérité, autant que la capitale. Cet homme célèbre jouissait alors, dans une monarchie, d'une popularité que les démagogues les plus heureux ont rarement obtenue dans les républiques: on se plaisait à voir en lui l'homme du peuple et l'ami de la liberté. Il l'était en effet, mais dans des limitations alors inconnues, qu'il n'a laissé entrevoir depuis que successivement et par degrés, jusqu'à l'instant où il les a enfin exprimées et motivées, dans un ouvrage composé après son départ, et qui ne lui a pas rendu la faveur nationale. Revenons à ce moment du 12 juillet, qui associe le triomphe de M. Necker aux premiers mouvemens de la liberté naissante.
A peine la nouvelle de sa disgrace et de son départ fut-elle répandue et confirmée, la consternation devint générale. Elle se manifesta par des emportemens, par une fureur aveugle qui porta une partie du peuple à incendier plusieurs barrières: chez les citoyens d'une classe plus éclairée, elle se montra par une douleur profonde, mêlée d'indignation: bientôt elle se caractérisa par tous les signes qui annoncent une calamité publique. En un mot, on retrouva par-tout le deuil de la patrie. Tandis que des multitudes de citoyens ferment les grands théâtres, interdisent les petites salles des boulevards où le peuple se porte habituellement, tandis que l'on commandait à tous des pensées sévères, quelques-uns conçurent l'idée d'un spectacle nouveau, à la fois triomphal et funèbre, qui annonçait en même temps la confiance et la terreur. Dans le cabinet de Curtius, étaient en cire coloriée un grand nombre de bustes d'hommes célèbres. On y saisit ceux de M. Necker et de M. d'Orléans, qu'on croyait enveloppé dans la disgrace du ministre. On les couvre de crêpes, ainsi que le tambour qui les précède. On les porte des allées du boulevard du Temple dans la rue Saint-Martin, au milieu d'un cortége innombrable qui se grossit à chaque pas. Le cri répété, chapeau bas! fait un devoir aux passans de saluer ces images révérées. Le guet à cheval du poste de la Planchette reçoit du peuple l'ordre d'escorter les porteurs. La garde de Paris cède aussitôt à cette volonté générale. On se précipite de toutes les issues, pour voir cette nouveauté républicaine. On en augmente sans cesse la pompe tumultueuse, bizarre, et cependant imposante. Tout s'anoblissait par l'idée d'honorer avec éclat deux hommes qu'on croit victimes de leur généreux amour pour le peuple. Les rues Grenéta, Saint-Denis, la Féronnerie, Saint-Honoré, par où passent successivement les images devenues momentanément l'objet du culte public, contiennent à peine les flots de citoyens qui se succèdent avec une rapidité toujours croissante.
C'est avec cet immense cortége que les bustes arrivent à la place Vendôme. On les promène autour de la statue de Louis XIV..... O changemens opérés par la révolution d'un siècle! Là, fut élevé, par l'adulation servile d'un courtisan, le bronze de ce monarque, qui, d'un regard, faisait trembler sa cour, vit près de soixante ans son peuple à ses genoux; et maintenant..... Ce sont les suites de son despotisme, de son faste orgueilleux, qui, de loin, préparaient les afflictions douloureuses d'un de ses petits-fils. L'esprit du peuple est changé. Ce ne sont plus ces Parisiens, ridicules héros de la fronde, fuyant devant quelques soldats soudoyés pour contenir ou châtier des bourgeois: c'est pourtant ce que l'on croyait; mais on se trompa. Un détachement de Royal-Allemand se précipite sur ces bourgeois devenus citoyens, qui ne prennent point la fuite, comme les stipendiaires s'en étaient flattés. L'action fut vive; plusieurs personnes y furent blessées. Un cavalier de Royal-Allemand fut tué d'un coup de pistolet par un médecin. Le cortège écarte enfin la troupe et continue sa route avec une ardeur nouvelle. On voulait se rendre aux Tuileries par la place Louis-XV. Là, commença l'exécution manifeste des projets hostiles de la cour contre les citoyens. Un détachement de dragons se précipite à coups de sabres sur l'innombrable multitude qui s'y était rassemblée pour voir passer les bustes de MM. Necker et d'Orléans. Le porteur de la première effigie fut tué, le buste mis en pièces: incident qui, dans les siècles où la superstition changeait tout en augure, serait devenu un présage menaçant pour la personne de M. Necker, ou du moins pour la durée de sa faveur populaire. François Pepin, qui portait l'effigie de M. d'Orléans, reçut un coup d'épée dans la poitrine, de la main de l'officier qui commandait le détachement, et fut encore atteint d'un coup de pistolet à la jambe gauche. Un garde-française fut tué par un dragon; mais un soldat de la garde de Paris, qui avait vu d'où le coup partait, tua à son tour, d'un coup de fusil, le dragon, dont les dépouilles furent portées au Palais-Royal. Le cortège des patriotes, sans armes, étonné plus qu'effrayé de cette course à bride abattue, de ce cliquetis de sabres, de ces images brisées, de ce sang, de ces morts, fut forcé de se diviser. Une partie se porta vers le quai, une autre rebroussa chemin par le boulevard; et ceux qui occupaient le milieu de la scène entrèrent pêle-mêle dans les Tuileries par le Pont-Tournant. C'est le sujet d'un autre tableau.
SIXIÈME TABLEAU.
Les Gardes-Françaises sauvant M. du Châtelet, leur colonel, de l'effervescence populaire.
S'il fallait se borner à développer les circonstances principales des tableaux que nous présentons au public, quelques lignes suffiraient à celui que nous mettons en cet instant sous ses yeux. Il serait seulement nécessaire de rappeler, comme un fait incontestable, que les gardes-françaises, en sauvant leur général, triomphaient d'un ressentiment qu'ils avaient même déjà fortement exprimé. Cette circonstance à part, le sauver d'un péril imminent n'eût été que leur devoir et même un acte d'humanité vulgaire. Mais ils le regardaient comme leur ennemi; et là commence la générosité, disons même l'héroïsme, puisque leur haine s'était récemment montrée d'une manière menaçante et dangereuse pour sa vie.
Ici nous nous arrêterions, ou du moins nous nous contenterions d'exposer les détails de cet acte de générosité, s'il ne rappelait ce que doit la révolution française à ces braves soldats, qui, en abandonnant tout-à-coup le service du despotisme, le glacèrent d'effroi et précipitèrent sa chûte. Persuadé, par l'habitude de leur obéissance, qu'ils étaient une portion de lui-même, en perdant leurs secours, il crut voir ses bras se séparer de lui. Sa surprise, mêlée d'une terreur profonde, s'accrut encore et fut au comble quand il les vit se vouer à la cause publique. Il passa tout-à-coup du sentiment exagéré de sa force au sentiment de sa faiblesse. Cette espèce de miracle, qu'il avait cru impossible, n'étonna pourtant que lui, ses agens et ses satellites. Depuis long-temps on observait le mécontentement de toute l'armée, de tous les corps qui la composaient; et ce mécontentement, loin d'éveiller l'attention des ministres et des chefs sur les moyens de le calmer, ne semblait que les provoquer à multiplier les fautes et les imprudences. Les chefs fatiguaient à pure perte leurs subordonnés: ceux-ci, par une vengeance imprévoyante, avaient, dans la lutte du roi et des parlemens, excité en secret à la désobéissance leurs soldats, qu'eux-mêmes avaient fréquemment indisposés. Comment ne s'apercevaient-ils pas qu'ils minaient à l'envi les fondemens d'un édifice ébranlé, prêt à crouler sur eux? Mais leurs destins étaient marqués: il fallait que la ruine de tous les oppresseurs fût le fruit de leurs propres intrigues. On eût dit que le ciel les aveuglait pour les perdre; caractère de cette fatalité imposante que l'histoire des siècles passés conserve dans le récit des grands événemens, et dont la révolution française rappelle fréquemment le souvenir.
Telle était, en général, la disposition de l'armée; et le régiment des gardes-françaises s'en était lui-même ressenti. Mais, à ces causes de mécontentement, communes à tous les corps militaires, il s'en joignait d'autres qui redoublaient dans celui-ci la fermentation sourde dont il était agité. Le développement de ces causes contribuera à faire admirer la réunion de circonstances favorables à la révolution.
Le régiment des gardes avait été long-temps commandé par le maréchal de Biron. Cet homme, d'un mérite médiocre, avait eu pourtant celui de se faire aimer de ses soldats. Distingué à Fontenoi, et depuis oublié de la France, mais non pas de la cour, comblé de grâces, parvenu à une extrême vieillesse, et possesseur d'une immense fortune, il en consacrait une partie à la belle tenue de sa troupe, déjà très-dispendieuse pour l'état. Jaloux en même temps, et de plaire à la cour, et de briller par son faste à Paris, il allait à ce double but par l'éclat extérieur de son régiment, qui semblait être devenu une partie de son luxe personnel. Ces qualités avaient suffi pour en faire l'idole de ses soldats. On se souvient de l'obéissance qu'ils lui avaient montrée en 1788, dans une action engagée entre eux et le peuple de Paris, dans la rue Saint-Dominique. Nous n'ignorons pas les changemens qu'une année avait opérés dans l'opinion, même parmi les soldats: mais, malgré ces changemens si rapides, nous avons lieu de douter que l'influence des dispositions nouvelles se fût étendue jusqu'aux gardes-françaises, s'ils eussent continué d'être commandés par le maréchal de Biron. Leur patriotisme, dans la crise de 1789, l'eût-il emporté sur leur affection pour leur général?...... Bénissons le ciel qui nous a épargné les hasards d'une pareille épreuve, en disposant des jours de leur vieux commandant! Tel était leur attachement pour sa mémoire, qu'une des fautes les plus graves de leur nouveau colonel fut d'avoir fait ôter de leurs casernes le buste de son prédécesseur. C'était sans doute une grande imprudence, et ce ne fut pas la seule. Chaque jour multipliait les plaintes qu'ils formaient contre lui; ils lui reprochaient à la fois une excessive dureté et une extrême avarice: deux défauts qui placent un chef entre la haine et le mépris. Différentes circonstances hâtaient le moment qui devait tourner en révolte ouverte leur ressentiment déjà si dangereux. On sait que, dans ce régiment, plusieurs soldats exerçaient dans la capitale des métiers et des professions qui les mettaient en communication immédiate avec les artisans et les journaliers de toute espèce. De là, des conversations sur les affaires publiques, dans un temps où tous les esprits étaient échauffés; de là, des rapports plus intimes avec le peuple, et en quelque sorte une communauté de ressentiment. Ils lisaient ou entendaient lire cette foule d'écrits, publiés tous les jours, où les torts du gouvernement, les projets absurdes et désastreux des ministres et de tous les hommes en place, étaient dénoncés au peuple dans un style grossièrement énergique, dont l'effet s'est plus d'une fois manifesté trop rapidement. Ces écrits étaient semés de ces maximes qu'on appelle philosophiques, et qui ne sont que le résultat du plus simple bon sens, puisque la plupart expriment des vérités incontestables, qui frappent par leur évidence, et que le cœur saisit avidement. On portait, jusques dans les casernes, ces écrits, qui répandaient parmi les soldats les idées, les rumeurs et les agitations de la capitale. Des libéralités, accompagnées de promesses, donnaient du poids parmi eux à cette nouvelle doctrine; et l'accueil, quelquefois fraternel, qu'ils recevaient des citoyens les plus aisés, formait un contraste saillant avec la rudesse dont les agens du despotisme usaient à l'égard de ses soutiens. On aigrissait encore leur mécontentement contre leur colonel, qui, à ce titre seul, était très-odieux au peuple. On le supposait complice des mesures prises avec les ministres contre Paris; et l'opposition révoltante de cette conduite et de ses devoirs comme député à l'assemblée nationale, redoublait l'indignation populaire: plus d'une fois il en avait évité l'effet, lorsqu'il courut enfin le risque d'en être la victime.
Le dimanche 12 juillet 1789, jour où commença l'insurrection, M. du Châtelet fut reconnu et poursuivi par le peuple. Où croit-on qu'il alla chercher un refuge? Au dépôt même de ses soldats, sur le boulevard de la Chaussée-d'Antin. Il les crut capables d'un sentiment généreux; et il ne se trompa point. Berbet, l'un d'eux, de la compagnie de Gaillac, le couvre de son corps et en quelque sorte de son courage; il presse, il conjure les grenadiers et soldats du poste de sauver leur colonel; dit que, s'il est coupable, c'est aux lois à le punir, et non pas au peuple. Il y a, dans l'expression des sentimens honnêtes, une influence rapide et contagieuse qui saisit toutes les âmes nobles. Tous oublient leurs ressentimens. Ils se réunissent, l'entourent, le conduisent en sûreté au quartier-général, hôtel de Richelieu, et le mettent à l'abri d'une vengeance populaire, qui s'exerçait principalement pour eux. Ce ne fut pas la seule occasion qu'eurent les gardes-françaises d'arracher leur colonel à la fureur publique. Ce même général, en passant le bac des Invalides, fut près d'être jeté dans la Seine, par le peuple qui remplissait la barque et qui le reconnut. Ce furent encore ces soldats si cruellement maltraités, qui le sauvèrent. Le cœur se complaît dans le récit de ces actions qui honorent l'humanité. Plût au ciel que les généreux sentimens des gardes-françaises eussent dès lors été accompagnés des idées saines qui ne peuvent être que l'ouvrage du temps et de la liberté! On n'aurait point à joindre à ces justes éloges des regrets non moins justes: on n'aurait point à reprocher aux gardes-françaises les inquiétudes qu'ils ont données à la liberté naissante, après l'avoir assurée par leur courage: ils n'auraient pas envié à leurs concitoyens, à leurs frères, vainqueurs de la Bastille, le modeste honneur dû à ceux qui les avaient aidés à renverser cette forteresse du despotisme. Braves gardes-françaises, l'empreinte d'une couronne murale, tracée dans une broderie au bras de vos concitoyens qui, sans être guerriers de profession, se sont montrés intrépides comme vous, dignes de combattre auprès de vous, n'eût fait que rehausser l'éclat de la médaille d'or dont vous êtes décorés. Mais vous avez eu le triste avantage de l'emporter dans ces odieux débats si effrayans pour la patrie. L'assemblée nationale s'est vue, pour la première fois, contrainte de déroger à l'un de ses décrets, jusqu'alors immuables. C'est vous, qui, opposant à la puissance des lois la puissance de l'épée, l'avez forcée à recevoir, comme une offrande généreuse, comme un nouveau don patriotique, le sacrifice que les vainqueurs de la Bastille firent de leur vœu le plus ardent. Ne reprochons point à nos législateurs une prudence nécessaire, qui a sauvé à la capitale des scènes de sang, et arraché à nos ennemis une de leurs cruelles espérances. L'assemblée nationale voulut voir dans la conduite des gardes-françaises, non pas une violence de prétoriens, ni une révolte de janissaires, comme le souhaitaient nos ennemis, mais un égarement passager d'hommes livrés entièrement à des idées militaires, étrangers aux idées civiques, et privés des instructions que la constitution seule peut faire passer jusqu'à eux. Nous terminerons cet article par le récit d'un fait jusqu'ici peu connu, et qui montre à-la-fois leur loyauté, leur inconséquence, leur grandeur d'âme, et une indiscipline qui pouvait devenir funeste, sans le courage, le sang froid et le sage héroïsme du général la Fayette. Après avoir obtenu du roi la permission de s'enrôler dans la garde nationale parisienne, il leur prend fantaisie d'avoir des cartouches de leur ancien major. Ils se portent de nuit, au nombre d'environ deux mille, à l'hôtel de M. de Mathan et dans les rues adjacentes. Cet officier, plein de sens et de mérite, leur représente que, maintenant qu'ils sont, de l'agrément du roi, à la ville de Paris, s'ils veulent des cartouches de congé, c'est au commandant la Fayette à leur en donner, comme leur général. Les têtes s'échauffent, la fermentation s'accroît et devient effrayante. Cinquante sont détachés pour aller chercher, à l'instant même, à trois heures du matin, le général la Fayette. Pendant qu'ils y courent, on dispose des canons, on s'échauffe mutuellement par des menaces, par des propos injurieux contre lui. Le détachement arrive à l'hôtel du commandant, et lui déclare ce dont il s'agit. «Soldats, répond-il, allez dire à vos camarades que je vais y aller tout à l'heure et tout seul.» La réponse vole: on n'y croit pas; on s'obstine à penser que si le général se porte vers eux, il va y venir en forces. Il s'habille, il monte à cheval; il arrive tranquillement seul au milieu de cette troupe de furieux, confondus de son calme intrépide. A cet aspect inattendu, ils se taisent. Il parle..... «Me voilà seul; osez! Que ceux qui ne veulent pas servir la liberté prennent des cartouches de M. de Mathan; ils appartiennent à l'ancien régime: que ceux qui, fidèles à la patrie, veulent des congés pour un temps et revenir ensuite sous les drapeaux de la révolution, se présentent à huit heures à l'hôtel-de-ville; ils en auront de moi. Adieu.» C'est un brave homme!..... Les applaudissemens partent, se communiquent; tous les cœurs sont à lui. Le général s'en retourne comblé d'éloges, et eux-mêmes se retirent en paix. L'idée d'un grand courage ne pouvait manquer de saisir les gardes-françaises; et dès-lors les voilà rendus à eux-mêmes et à la patrie.
SEPTIÈME TABLEAU.
Le prince de Lambesc entrant aux Tuileries par le Pont-Tournant, le 12 juillet 1789.
On s'étonnera peu sans doute que ce même jour du 12 juillet ait produit, à la fois et presque à la même heure, plusieurs de ces scènes imposantes ou terribles, que la peinture et l'histoire s'empressent également de transmettre à la postérité. Rien ne prouve mieux qu'il existait, entre toutes les classes de citoyens, un ordre de sentimens communs à tous, auxquels se ralliaient alors les habitans de cette grande ville, divisés depuis par la différence des opinions et des intérêts.
Nous avons vu cette nombreuse portion du peuple qui accompagnait les bustes de MM. Necker et d'Orléans se partager en trois files, dont l'une se précipita dans les Tuileries par le Pont-Tournant; ceux qui la composaient y furent poursuivis par un fort détachement de Royal-Allemand, que commandait le prince de Lambesc, alors à la tête de sa troupe. C'était le dimanche, un jour où les promenades publiques sont remplies de monde. Le voisinage des Champs-Élysées, la curiosité même d'être à portée de voir les manœuvres des troupes qui alarmaient la capitale, avaient attiré dans les Tuileries une affluence de monde plus grande que de coutume. Qu'on se figure le tumulte, l'effroi, la surprise de ces citoyens paisibles, voyant accourir, avec les signes de la terreur, une foule d'hommes qui cherchaient un asile dans le jardin; et, sur leurs pas, se précipitant après eux une troupe de cavalerie, les poursuivant, les frappant à coups de sabres, renversant et foulant ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Dans ce désordre, on distinguait le féroce prince de Lambesc, qui, le sabre nu, blessa un vieillard à qui l'âge ne permit pas de fuir assez promptement. Cependant, après le premier instant de terreur, ceux qui, plus près du Pont-Tournant et des terrasses voisines, avaient vu les cavaliers de Royal-Allemand s'engager dans le jardin, s'animent tout-à-coup d'une fureur égale au péril qu'ils ont couru. Le grand nombre de chaises dont le jardin était rempli, devient, pour les citoyens désarmés, une arme de défense. Les uns s'en couvrent pour être à l'abri des coups qu'on dirige sur eux: d'autres les lancent sur les soldats du haut des terrasses qui couronnent le fer à cheval. Ces chaises, semées et accumulées vis-à-vis le Pont-Tournant, deviennent un obstacle au retour des cavaliers: ils s'en apperçoivent, et eux-mêmes craignent d'être enfermés parmi des ennemis sans armes. Déjà l'on essayait de tourner le Pont, lorsque les cavaliers, revenus sur leurs pas, écartent la foule, et, regagnant les Champs-Élysées, retournent au galop dans l'enceinte destinée à leur rassemblement.
La nouvelle de cette irruption d'une troupe étrangère dans un lieu consacré à des promenades paisibles, se répand aussitôt dans Paris: l'effet qu'elle y produisit ne fut point la terreur, mais une indignation générale, un vrai soulèvement. Chaque citoyen croit qu'on va l'attaquer dans ses foyers, et se tient prêt à les défendre. Des époux, des pères, des parens, alarmés pour leurs femmes, leurs enfans et leurs proches, qui, dans ce jour de délassement, étaient allés ou du moins avaient pu aller dans ce jardin et périr dans un danger si imprévu, redoublèrent de haine pour un ministère qui se permettait de pareils attentats; car, en ce moment, c'est aux ministres autant qu'au prince de Lambesc qu'on imputait cette violence insensée. Ce fut elle qui poussa des hommes, jusqu'alors timides, à prendre parti contre le gouvernement. Tel bourgeois de Paris qui la veille eût frémi peut-être de cette seule idée et l'eût rejetée avec effroi, devint un ennemi mortel du ministère et de la cour. C'est ainsi que cette atrocité absurde du prince de Lambesc a servi puissamment la cause publique. La précipitation, en forçant les citoyens à se mettre sur la défensive, en même temps qu'elle décelait les projets de la cour, les dérangea et les fit échouer par la terreur qu'excitèrent, parmi les ministres, la promptitude et l'unanimité de l'insurrection. En effet, si le prince de Lambesc, fidèle aux ordres que sans doute il avait reçus, se fût contenté de dissiper la foule de ceux qui suivaient les bustes de MM. d'Orléans et Necker, il eût paru n'avoir fait que son devoir en réprimant un désordre et des attroupemens nouveaux, dangereux pour la tranquillité publique. C'est ainsi qu'en aurait jugé du moins cette classe toujours nombreuse d'hommes imprévoyans et timides qui, dans leur simplicité de citadins, sont bien loin de soupçonner les perfides complots qui se trament autour des rois. Peut-être, sans l'effervescence subite et universelle occasionnée par l'incursion du prince de Lambesc, le ministère aurait pu, dans les deux jours suivans, assurer le succès des mesures déjà préparées contre la capitale: il ne s'agissait que de la tenir quelque temps dans cet état intermédiaire entre l'espérance et la crainte, qui laisse les inquiétudes, sans permettre les partis violens. C'est l'effet que les ministres attendaient d'une proclamation affichée partout, dans laquelle ils présentaient l'arrivée des troupes royales comme une précaution de prudence nécessaire au maintien de l'ordre, un secours contre les brigands. La proclamation n'ajoutait pas que les brigands avaient été soudoyés par les ministres même, pour occasionner ces désordres, et leur fournir un prétexte d'appeler des régimens autour de Paris et de l'assemblée nationale, qu'on parlait de transférer à Soissons ou à Noyon. L'invasion des Tuileries dans un pareil moment décréditait la proclamation des ministres; et ce fut un service que le colonel de Royal-Allemand rendit alors à la révolution.
Il lui en avait déjà rendu un précédemment, le samedi 11. L'insubordination des gardes-françaises alarmait les chefs des autres corps: le prince de Lambesc surtout avait redoublé de sévérité à l'égard de son régiment, alors cantonné à la Meute. Une consigne rigide défendait qu'aucun soldat des gardes-françaises entrât dans le camp, sous quelque prétexte que ce fût. Deux grenadiers de ce régiment suspect, ignorant la consigne, se présentèrent, pour voir quelques soldats leurs compatriotes. On ne voulut point les laisser entrer. La sentinelle les menaça de tirer sur eux. Là, devait finir la scène, et la discipline militaire était satisfaite. Mais le prince de Lambesc survint; et se livrant à l'emportement de son caractère, il mêla à ses grossières imprécations la menace de leur faire donner cinquante coups de plat de sabre. Ceux-ci, de retour dans leurs casernes, ne manquèrent pas de raconter à leurs camarades les détails de cet accueil. Tous s'associaient au ressentiment de leurs compagnons; et de la haine pour le colonel français, on passait à la colère contre un régiment étranger. Les soldats de Royal-Allemand en recueillirent les fruits dès le lendemain, quoique leur seul tort fût d'obéir aux ordres d'un commandant qu'ils détestaient, et que même ils maltraitèrent, dit-on, dans sa fuite[8]. Mais revenons à cette après-midi du 12 juillet, dont l'époque sera si fameuse dans l'histoire de la révolution. Tandis que M. de Lambesc était occupé d'un côté, d'autres troupes étrangères, postées en différens faubourgs, firent aussi quelques incursions dans les rues voisines, et contribuèrent à augmenter la fermentation. Les citoyens de ces quartiers éloignés des Tuileries, crurent tous avoir couru le même péril que ceux qui s'étaient promenés dans ce jardin. Dès le soir même de cette journée mémorable, l'indignation contre les soldats étrangers fut générale: il semblait qu'ils eussent cessé d'être des troupes royales; on ne voyait plus en eux que des ennemis et des Allemands. On paraissait au contraire ne voir que des amis dans les soldats français; le peuple pressentait, comme le disait en ce même temps un orateur célèbre, qu'ils oublieraient un moment leur qualité de soldats pour se souvenir qu'ils étaient hommes. C'est ce que craignait le despotisme, malgré son aveuglement; et voilà pourquoi il s'était environné de troupes étrangères. Trois régimens suisses étaient campés au Champ-de-Mars, Salis-Samade, Diesbach et Châteauvieux; ce même Châteauvieux qui trompa l'espérance des ministres et des chefs, en prenant parti pour la révolution; crime impardonnable à leurs yeux, crime qui long-temps après, dans l'affaire de Nancy, attira sur ce régiment la vengeance d'un homme que nul Français ne nommera plus sans horreur, le perfide de Bouillé.
A Sèvres et à Meudon, se trouvaient ceux d'Helmstadt et de Royal-Pologne. Trois autres régimens étaient prêts à marcher vers la porte d'Enfer. C'étaient encore des Allemands.
C'est alors que se montra, dans toute son horreur, aux yeux des Français, ce vieux secret des cours, ce moyen d'opprimer une nation par des étrangers que cette nation paie pour sa défense. En tout pays et en tout temps, le premier pas vers la liberté devrait être la suppression de cet abus révoltant: mais, par malheur, il ne peut être détruit que quand la liberté commence à s'établir, comme il ne commence à s'établir (du moins pour l'ordinaire), que lorsque la liberté chancèle ou quand elle n'existe plus. Elle n'existait plus sous Louis XI, qui le premier appela en France ces étrangers mercenaires, empressés à trafiquer de leur sang, à le répandre (s'il le faut) au-dedans du royaume comme au-dehors, sur l'ordre de celui qui les soudoie. Bientôt cet instrument de la tyrannie devint un faste du trône. Les cours se remplirent de soldats étrangers, comme si le monarque était en guerre avec son peuple. Partout les rois se sont trop souvent, il est vrai, montrés les ennemis des nations qu'ils gouvernaient: mais cette vérité cruelle, ne devaient-ils pas la cacher avec soin, plutôt que de l'annoncer, de la publier eux-mêmes, de la rendre, en quelque sorte, visible aux yeux les moins éclairés, en ne s'offrant aux regards qu'avec l'appareil d'une force armée, et surtout d'une force étrangère, entourés d'hommes indifférens au bien, au mal de leur empire, sans patrie, sans affection locale, insensibles comme l'acier qui les couvre et comme le fer dont ils menacent les citoyens? Ah! si cette pompe féroce est odieuse et déplacée partout, combien ne l'est-elle pas davantage chez un peuple de tout temps célèbre par son amour pour ses rois!
Ces réflexions sur les troupes étrangères, soit dans l'armée, soit auprès de la personne de nos rois, ne peuvent s'appliquer rigoureusement aux Suisses, qui, par une singularité remarquable, née de leur constitution politique, conservent le goût de la liberté, en vendant leurs services militaires aux despotes. Leur conduite dans la révolution a prouvé qu'en se croyant engagés au service du roi, ils ne se regardaient pas comme étrangers à la nation. Fidèles à la discipline, ils ont prévenu des désordres, sans se montrer disposés à répandre le sang français. Cette sagesse semble les naturaliser en France; et peut-être, avec le temps, y prendront-ils ces idées de liberté politique qui déjà inquiètent les dépositaires du pouvoir dans les cantons où règne l'aristocratie. Sans doute que, dans ces cantons, ceux qui gouvernent auraient voulu que les Suisses au service de France eussent cru n'être qu'au service du roi, et qu'ils eussent obéi fidèlement aux ordres du despotisme: mais cette imprudence, qu'eût-elle produit qu'une inutile effusion de sang et la destruction de ceux qui s'en seraient souillés? Telle est, depuis cette époque, la propagation des idées libres, que peut-être les aristocraties helvétiques redoutent, pour leurs sujets établis en France, la communication de ces idées qu'ils pourraient reporter dans leur patrie; il est probable qu'elles s'empresseront moins d'exposer leurs compatriotes à la contagion qu'elles redoutent. Elles aimeront mieux les vendre à des despotes chez lesquels les Suisses sont moins exposés à se corrompre, que dans un pays entièrement libre comme la France, qui peut leur apprendre que, dans les cantons aristocratiques, ils ne jouissent que d'une liberté trop incomplète.
Quant aux autres corps de troupes étrangères au service de France, un décret de l'assemblée nationale les a depuis peu incorporés dans l'armée française; et cette mesure provisoire annonce et présage le moment où la liberté n'admettra que ses enfans et ses amis parmi ses défenseurs armés.
Français, vous êtes libres; vous avez conquis la liberté sur les ennemis du dedans; vous seuls la défendrez avec courage contre les ennemis du dehors. On vous vante la discipline des armées étrangères, on s'en fait un titre pour vous engager à conserver dans la vôtre des régimens étrangers; eh bien! imitez-la cette discipline, surpassez-la, s'il se peut: mais croyez que votre liberté, votre patrie, ne seront bien défendues que par vous. Défiez-vous de tous ces argumens répétés par le despotisme; éclairez-vous, armez-vous, soyez fidèles à votre devise; à ce prix, vous vous passerez des étrangers; et le temps approche où les étrangers souhaiteront de devenir Français.
HUITIÈME TABLEAU.
Action des Gardes-Françaises contre Royal-Allemand, vis-à-vis le dépôt, Chaussée-d'Antin.
Dans le trouble et les alarmes qu'inspirait aux ministres l'inquiétante disposition des troupes et surtout des gardes-françaises, on avait pris soin d'opposer à ceux-ci des rivaux redoutables; et c'était ce qui avait fait préférer le régiment de cavalerie Royal-Allemand, dont la tenue paraissait excellente, que l'on croyait plein de bravoure et très-attaché à son colonel, M. de Lambesc, dès long-temps odieux par une férocité grossière, excusée en partie sous l'apparence d'un zèle ardent pour la discipline. Cet homme avait paru digne d'être un des principaux instrumens des projets ministériels. Nous venons de voir à quels excès il s'était porté contre le peuple, mot qui, pour lui et pour ses pareils, équivalait à celui de populace. Cette violence imprudente et prématurée, si heureuse par les désastres qu'elle prévint, produisit, dans cette même journée, des événemens utiles à la révolution. Cet assemblage de circonstances préparées pour elle comme par une providence bienfaisante, cette fatalité qui fit tourner à la ruine des oppresseurs toutes les mesures concertées pour le succès de leurs entreprises, tandis qu'au contraire les malheurs apparens et passagers du peuple, ses fautes même et celles de ses conducteurs, servirent au succès de sa cause; c'est le phénomène qui se reproduit le plus fréquemment dans l'histoire de la révolution: voilà ce qui la distingue de toutes les révolutions connues, soit qu'en effet ce caractère lui appartienne exclusivement, soit que les historiens qui, dans les siècles passés, nous ont transmis le récit de ces grands bouleversemens politiques aient négligé de recueillir et de rendre saillantes les circonstances par lesquelles ce même caractère se serait plus ou moins manifesté.
Revenons aux effets qui résultèrent immédiatement de l'absurde conduite de M. de Lambesc. Il avait commandé à un détachement de soixante hommes de son régiment de traverser un faubourg de Paris, d'aller se poster devant le dépôt des gardes-françaises, Chaussée-d'Antin: mais ces étrangers ignorant leur chemin et pouvant s'égarer dans les rues, on leur avait donné, pour les précéder et les conduire, un cavalier du guet. Ils arrivèrent au galop à la porte Saint-Martin, défilèrent le long du boulevard, et vinrent, suivant l'ordre qu'ils avaient reçu, se poster devant le dépôt des gardes-françaises. Ce poste parut choisi pour les outrager. Et en effet, ceux-ci, étant comme prisonniers dans leurs casernes, virent, dans cette provocation gratuite, une insulte d'autant plus grande qu'elle paraissait impossible à punir. Ce surcroît d'indignation, mêlé à la rivalité militaire, anoblie alors par l'intérêt de la vengeance nationale, les eût sur-le-champ fait courir aux armes: mais un reste de subordination leur fit respecter la consigne et les ordres d'un colonel qu'ils détestaient. M. du Châtelet, désespéré de perdre un régiment qui avait prodigué à son prédécesseur, le maréchal de Biron, une obéissance et un respect filial, n'avait trouvé d'autre moyen pour le conserver que d'enfermer les soldats. Leurs officiers, autrefois si durs et si orgueilleux, avaient changé de ton; harangues, prières, menaces, promesses, supplications, rien n'était épargné pour les enlever à la cause du peuple. Tout fut inutile. Résolus à ne point céder, ils se faisaient pourtant une peine de résister à leurs supérieurs et de désobéir à des ordres qu'on supposait émanés du roi. Partagés entre ces divers sentimens, ils n'en demeuraient pas moins inébranlables dans leur attachement à la cause du peuple. Un cri intérieur, plus fort que la voix de leurs officiers, repoussait invinciblement les prières et les menaces, les craintes et les espérances. Dans ce combat de tant de passions opposées, un incident nouveau vint accroître le trouble et presser leur détermination: c'était le retour de leurs camarades, qui, rentrant précipitamment et d'un air égaré dans les casernes, après l'héroïque expédition de M. de Lambesc, s'écriaient qu'on égorgeait leurs frères, et racontaient ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils avaient entendu. Alors ce n'est plus qu'un cri d'indignation; le tumulte redouble; ils veulent sortir, s'élancer de leurs casernes. Plusieurs officiers, hors d'eux-mêmes, saisissent les soldats, les embrassent; d'autres se couchant à terre, barrent la porte en criant: «Vous ne sortirez de vos casernes qu'en marchant sur mon corps!» Ces obstacles les retiennent un moment, leur courage chancelle, lorsque tout-à-coup il se ranime et devient une fureur guerrière. Ce mouvement subit et impétueux venait de l'approche d'un détachement de leurs camarades, qui arrivait tambours battans. Dès-lors rien ne les arrête: ils repoussent ou écartent les officiers, accourent en foule vers la grille, l'ébranlent, parviennent à l'ouvrir, et sur-le-champ se rangent en bataille à l'entrée du dépôt, en face des Allemands qui semblaient les braver. Qui vive? s'écrient les gardes-françaises. Royal-Allemand, répondit-on. Êtes-vous pour le tiers-état? C'était alors le nom de la nation française, en mettant à part ses oppresseurs prêtres et laïcs, c'est-à-dire trois cents mille hommes tout au plus sur vingt-cinq millions. A cette demande, êtes-vous pour le tiers-état? des étrangers, des mercenaires, durent répondre et répondirent en effet: Nous sommes pour ceux qui nous donnent des ordres. Cette réponse leur valut une décharge suivie d'un feu roulant, qui leur tua deux hommes et en blessa trois. Ils tirèrent de leur côté quelques coups de pistolets, dont un seul homme fut blessé légèrement. Ce fut le terme de leurs exploits: une fuite soudaine les déroba à la fureur de leurs adversaires et à la vengeance du peuple. Ce qui étonna davantage, ce fut le désordre dans lequel ils s'enfuirent, les uns prenant à droite, les autres à gauche, oubliant leurs brillantes manœuvres, et occupés seulement du soin de se sauver. Il semblait que le génie de la France les eût frappés de terreur, comme il avait frappé de vertige les chefs qui leur donnaient des ordres et les ministres qui avaient employé de pareils chefs.
Les gardes-françaises, vainqueurs de ces ennemis détestés, s'avancèrent au pas de charge, et la baïonnette en avant, jusqu'à la place de Louis XV, à travers la foule immense du peuple, qui passait tour-à-tour d'un silence profond à de bruyantes acclamations, et réunissait dans sa marche et dans son maintien l'expression d'une sorte de terreur à celle de l'allégresse, toutes les deux également effrayantes. On arriva ainsi jusqu'aux Champs-Élysées où étaient retranchées d'autres troupes étrangères. Aucune ne fit le moindre mouvement: les gardes-françaises eurent le choix du poste qui leur convenait; et ce poste choisi, ils le gardèrent tranquillement pendant cette nuit alarmante, se trouvant ainsi placés entre l'armée du ministère et leurs concitoyens, dont ils étaient devenus l'espérance et l'appui.
Divers incidens nés de la même cause accéléraient, dans la capitale, les progrès d'un mouvement universel. Vers la même heure, sur le boulevard, mais beaucoup plus loin, un fort détachement de Royal-Cravate, vint se poster au bout de la rue du Temple, en face des petits spectacles. Là, ils firent plusieurs évolutions en présence d'une foule de curieux, dont le nombre, considérable en tout temps et surtout le dimanche, se trouvait encore accru par la clôture inopinée des théâtres voisins. Le résultat de ces évolutions fut enfin de se ranger en bataille; et en dernier lieu, lorsque ces cavaliers barraient toute la largeur du boulevard, un ordre que l'on n'entendit pas, les fit partir à la fois comme un trait et à bride abattue, renversant dans leur course tout ce qui traversait le boulevard, hommes, femmes, enfans, qui, dans la sécurité de la paix, se trouvaient exposés à des accidens réservés pour la guerre. Ces pandours brutaux eurent bientôt parcouru la longueur des boulevards, et arrivèrent en peu de minutes vers la place de Louis XV, où M. de Lambesc les attendait.
Nous omettons quelques actes de violence, ou plutôt quelques assassinats commis dans cette même soirée, par des hussards et par des officiers de Royal-Allemand, sur des grenadiers des gardes-françaises, qui, pour réponse à la question du jour, êtes-vous pour le tiers-état? reçurent des coups de sabre ou de pistolet. Ces atrocités, qu'on apprenait d'un moment à l'autre, appelaient le peuple à la réunion de toutes ses forces contre des ennemis si barbares. La plupart furent punis sur-le-champ par ceux qui avaient pensé en être les victimes. Le peuple se précipitait sur le coupable au moment où il venait de tomber, et la figure d'homme disparaissait sous les coups dont l'accablait la fureur de la multitude. On portait ces restes hideux au Palais-Royal, devenu l'entrepôt de ce commerce meurtrier entre les agens du ministère et leurs ennemis. Là, étaient le foyer de l'insurrection, le point de départ et de retour pour tous les projets, pour toutes les vengeances; et ce lieu, dans son étroite enceinte, offrit aux yeux, pendant plus d'un mois, ce qu'ont de plus terrible le crime et sa punition.
L'action la plus coupable de cette journée, plus heureuse par ses suites que funeste par ses désastres, celle qui fait le sujet de ce tableau, jointe à l'incursion gratuite de M. de Lambesc dans les Tuileries, a été, comme on sait, l'objet d'une poursuite juridique. L'accusé a été absous, et il en sera quitte pour le mépris et l'horreur de la postérité. En avouant les faits, il a prétendu n'avoir agi que d'après des ordres supérieurs, quoique ces ordres n'aient pu lui faire un devoir de poursuivre ses victimes jusques dans un jardin rempli d'hommes désarmés, de femmes et d'enfans. Au défaut de la loi civile, un conseil de guerre devait juger ses moyens de défense. Mais qu'eût servi ce conseil de guerre, sinon à faire voir la difficulté de porter un jugement dans une affaire de ce genre, au moment où périssent les principes du despotisme, où commencent à naître ceux de la liberté? Si l'insurrection eût fini par être appelée révolte (ce qui ne pouvait arriver que par la victoire du despotisme) M. de Lambesc, absous par la loi, eût été récompensé par les dépositaires de la puissance; mais il eût été encore méprisé autant que haï, pour avoir mêlé à l'exécution de leurs ordres une cruauté inutile. Dans le triomphe de la cause publique, quand l'unanimité et le succès de l'insurrection rendent ridicule la tentative de lui donner le nom de révolte, l'indulgence de la loi qui l'absout, prouve seulement que cette loi, ouvrage du despotisme, ménageait des ressources et des subterfuges aux hommes vils qui s'en montraient les appuis et les défenseurs. La liberté les dédaigne et leur pardonne.
NEUVIÈME TABLEAU.
Les troupes du Champ-de-Mars partant pour la place Louis XV, le 12 juillet 1789.
Tandis que Paris était livré au tumulte et aux désordres dont les tableaux précédens n'expriment qu'une faible partie, les troupes répandues aux environs de la capitale semblaient la menacer d'un siége ou d'un blocus. C'était le résultat des mesures prises après la séance royale du 23 juin. Dès-lors le renvoi des ministres avait été décidé. Les prêtres et les nobles, parvenus à faire de l'autorité royale l'instrument d'une faction, avaient déterminé le roi à des mesures de rigueur; et le choix même des nouveaux ministres, connus par leur mépris pour le peuple, attestait cette effrayante résolution. Inquiets cependant de l'esprit nouveau qu'ils avaient vu se développer rapidement, plus alarmés encore de l'insubordination des gardes-françaises, ils avaient appelé les régimens qu'ils avaient cru les plus attachés à l'obéissance passive, ce dogme si cher aux despotes, mais alors ébranlé partout et même dans les armées. On avait cru le raffermir et le fortifier parmi les soldats, en mettant à leur tête un maréchal de France célèbre dans la guerre. M. de Broglio, désigné depuis long-temps comme un des généraux que la France opposerait le plus heureusement à ses ennemis étrangers, fut choisi pour s'opposer aux Français dans la guerre élevée entre eux et l'aristocratie féodale et sacerdotale. Il eut sous ses ordres une véritable armée; on porte à plus de trente mille hommes le nombre des soldats qui environnaient Paris. C'était le parti le plus funeste que l'on pût faire prendre au monarque; aussi eut-on beaucoup de peine à l'y résoudre; et, pour y réussir, il avait fallu le remplir de fausses terreurs. On lui montra les troubles de Paris sous un aspect formidable, même pour sa personne; et ces troubles furent le prétexte dont on se servit pour arracher de lui l'ordre de faire venir ce grand nombre de régimens. On supposait que, plus ce nombre serait considérable, plus le péril paraîtrait grand au roi que l'on voulait tromper. On assure qu'en voyant le maréchal de Broglio mandé de Lorraine, le roi en pleurs, se jeta dans ses bras, et lui dit: «Que je suis malheureux! J'ai tout perdu, je n'ai plus le cœur de mes sujets, et je suis sans finances et sans soldats.» Le roi se trompait sur le premier point: sa personne était aimée. Mais puisqu'il n'avait point de soldats, ce n'était donc point d'eux qu'il fallait rien attendre; et d'ailleurs, quand il en aurait eu, des soldats ne pouvaient rétablir ses finances; et l'appareil militaire qui menaçait Paris, n'aurait pu qu'affaiblir l'amour de ses sujets pour sa personne. Cet appareil était vraiment formidable: mais ce qui le rendit plus odieux, plus révoltant, ce fut ce grand nombre de trains d'artillerie, de bombes, de mortiers, et autres instrumens réservés à l'usage des siéges: attirail peu propre à persuader au peuple qu'on voulait seulement maintenir l'ordre et assurer la tranquillité publique, comme le disaient les ministres. Ces affreux détails étaient sans doute ignorés du roi; et les dépositaires de sa puissance lui cachaient avec soin l'usage qu'ils en faisaient. Nous sommes loin d'appuyer l'opinion alors admise, et qui n'est pas même encore détruite, qu'il s'agissait de bombarder Paris: c'est une idée que repousse l'excès de son invraisemblance, encore plus que son atrocité. Mais ce qui ne serait guère moins invraisemblable, si le fait ne l'eût démontré possible, c'est qu'il ait pu exister des ministres assez stupides pour ne pas voir qu'en promenant sous les yeux d'un peuple entier ces instruments de carnage et de destruction, ils ajoutaient déjà à sa force si redoutable, toute celle qu'il emprunterait de sa fureur. En ne supposant à cet appareil guerrier que l'intention de la menace, comment ne sentaient-ils pas que cette menace était d'un genre à inspirer autant d'horreur que l'exécution même du projet? De plus, ces affreux préparatifs accréditaient le bruit déjà trop répandu que des troupes armées devaient secrètement entrer dans Paris, livrer au pillage le Palais-Royal et les maisons des patriotes, sans épargner les personnes qui, par la hardiesse de leurs actions, de leurs discours ou de leurs écrits, avaient attiré les regards et l'attention des nouveaux ministres. Quoi qu'il en soit de ces complots, quel qu'ait été le projet formé contre Paris et dont le secret n'échappera pas à l'œil pénétrant de l'histoire, il est certain que les Parisiens dûrent croire alors au projet formel de les exterminer. On mettait en mouvement, on faisait avancer les troupes contre la capitale; le camp principal était au Champ-de-Mars. A peu de distance, aux Invalides, était caserné un régiment entier destiné à servir ce train d'artillerie qui avait répandu tant d'effroi. Le quartier-général était l'hôtel de Richelieu; des détachemens postés à Sèvres et à Saint-Denis devaient servir de renfort. Pendant ce temps, l'assemblée nationale multipliait les adresses au roi pour demander le renvoi des troupes; et elle recevait du monarque trompé ou des refus ou des réponses dilatoires. On parlait dans Paris de lettres de cachet préparées contre ses membres les plus distingués; on faisait courir des listes de proscription contre les patriotes. Tous ces bruits faux ou exagérés, les nouvelles, les soupçons, étaient portés aux électeurs, qui, en se ralliant fréquemment, avaient formé un centre de réunion où tout aboutissait, et commençaient à devenir en quelque sorte une puissance publique, supplément des autorités civiles, qui gardaient un silence inexplicable. Il semblait qu'en employant la force armée, le ministère n'attendît rien que d'elle. Déjà les troupes postées dans le Champ-de-Mars avaient reçu de Versailles l'ordre de s'avancer vers Paris. Aussitôt les officiers font rassembler les soldats; ils les rangent en bataille, et les haranguent pour les encourager à cette expédition, comme ils eussent fait pour l'entreprise la plus glorieuse. Ces soldats étaient pour la plupart étrangers; mais il ne fallait pas moins les tromper, pour en obtenir l'obéissance qu'on souhaitait. Ils avaient vécu en France depuis long-temps; plusieurs y avaient contracté des liaisons; et il était difficile de leur représenter comme un exploit héroïque le triste courage de marcher en ordre de bataille contre des citoyens désarmés, de porter le feu dans une ville agitée par des troubles, mais qui n'avait pas encore arboré l'étendard de l'insurrection, et qui peut-être n'en avait pas conçu l'idée. Il fallut donc, pour les engager à marcher contre Paris, leur faire entendre qu'ils allaient à son secours: on leur dit que cette ville était remplie de brigands qu'on ne pouvait réprimer que par la force militaire. La troupe défile, ayant pour avant-garde un détachement de Royal-Allemand: ils passent les bacs vis-à-vis l'hôtel des Invalides, et viennent se ranger en bataille dans les Champs-Élysées.
Dès que le peuple voit s'avancer cette colonne imposante, il murmure, il s'indigne, il mêle la menace à la crainte; et bientôt le bruit se répand qu'une armée venait pour égorger tous les habitans de Paris. Mais quelle fut leur fureur, quand ils virent cette armée, que la terreur seule avait grossie à leurs yeux, s'augmenter et se recruter en chemin des dragons, des hussards, des régimens de Royal-Bourgogne, de Royal-Cravate, et enfin d'un détachement du guet à cheval! Ce dernier corps, que les habitans de Paris avaient toujours détesté, était devenu pour eux un objet d'horreur, depuis que la police en avait fait l'instrument du despotisme le plus odieux. Une guerre ouverte s'était élevée entre lui et cette portion du peuple que l'orgueil désigne sous le nom de populace ou même de canaille, et que plus d'une fois le guet avait foulée aux pieds dans les rues, sur les quais, et même sur les trottoirs des ponts. La seule apparition des cavaliers de ce corps suffisait pour provoquer le peuple au combat. Mais quel combat! et combien il était inégal! Des pierres, alors la seule arme du peuple, assaillirent les hommes et les chevaux. A ces coups peu meurtriers, les adversaires répondent par des coups de fusil, dont le bruit appelle de nouveaux combattans ou de nouveaux témoins. La nouvelle de ce combat pénètre dans l'intérieur de la ville. Aussitôt les forts de la halle, les ouvriers des ports, les artisans robustes de toute espèce, s'arment à la hâte de tout ce qu'ils rencontrent, la plupart de bâtons, quelques-uns de mauvais fusils, et viennent au secours de leurs concitoyens. Mais ce qui les servit le plus efficacement, ce fut l'arrivée d'un détachement des gardes-françaises, qui, devenus l'idole du peuple, s'empressèrent de marcher à son secours. C'était un spectacle curieux, que l'approche de cette troupe guerrière au milieu d'une foule désarmée qui la suivait ou la précédait au combat. Des femmes, des enfans, augmentaient cette foule; et l'on distinguait surtout, dans l'obscurité de la nuit qui s'approchait, la hardiesse de ces petits garçons nommés porte-falots, qui, avec leurs lanternes, éclairaient, par zèle et avec gaîté, cette colonne de gardes-françaises marchant vers les coups de fusil. Ce sont de ces tableaux qu'on ne peut oublier; et Paris en a offert, pendant cette célèbre semaine, plusieurs peut-être qui ne se renouvelleront jamais.
La seule approche des gardes-françaises et quelques coups de fusil avaient suffi pour forcer leurs adversaires à s'enfoncer dans les Champs-Élysées. Vainement voulut-on employer le renfort des petits Suisses: ces braves alliés de la France refusèrent de tirer sur des Français. Ce fut de ces étrangers que le reste des troupes reçut un exemple si généreux et si salutaire pour les deux partis. Les officiers frémissaient de colère de voir que leurs ordres demeuraient sans exécution. Pour être obéis, ils ne voient qu'un moyen; c'est celui qu'ils prirent: ils ordonnèrent la retraite, et les troupes rétrogradèrent jusqu'à la grille de Chaillot. Elles y demeurèrent deux heures, après lesquelles elles reprirent le chemin du Champ-de-Mars. Là, le prince de Lambesc reparut le lendemain, pour essayer d'obtenir de ses soldats ce qu'il n'avait pu en obtenir la veille; mais la résolution des troupes était prise: elles s'étaient rappelé que leur engagement n'avait été que de combattre les ennemis de l'état, et elles n'en voyaient point. Ces ennemis n'étaient visibles qu'aux officiers qui appellent l'état le gouvernement qui les paie. C'est cette équivoque qui a perdu les peuples; et le despotisme finit ou va finir, quand cette équivoque commence à s'éclaircir. C'est ce que ne savait pas M. de Lambesc, qui menaça du dernier supplice ses soldats réfractaires; menace qui ne servit qu'à les irriter contre celui qui se la permettait. Toute l'armée se souleva contre lui: il fut forcé de se sauver à Versailles, où il ne trouva pas plus de sûreté qu'ailleurs. Il vit préparer contre lui ce même châtiment dont il avait menacé de généreux soldats, il fut encore contraint de fuir; et comme la France entière ne lui présentait plus que des ennemis, il la quitta, retrouvant par-tout sur sa route le danger du même traitement auquel il venait de se soustraire.
DIXIÈME TABLEAU.
La barrière de la Conférence incendiée, le 12 juillet 1789.
Quoique le courage des habitans de Paris et sur-tout la valeur des gardes-françaises eussent repoussé un instant les troupes étrangères, la ville n'en paraissait pas moins menacée des horreurs d'un siége; elle n'en restait pas moins livrée à des dangers non moins grands de la part des ennemis qu'elle recelait dans son sein. C'était peu de l'armée dont on l'avait investie: on avait rassemblé depuis peu, dans les faubourgs, une foule de brigands sous le nom d'ouvriers; on avait pris, pour ce rassemblement, le prétexte honorable de les occuper à des travaux publics et de soulager leur misère. Mais si leur misère était réelle, l'utilité de leurs travaux n'était pas également évidente. Cette multitude d'hommes, la plupart sans domicile, sans aveu, sans profession, menaçaient la capitale d'une invasion d'autant plus formidable, qu'il était impossible de leur en interdire l'entrée. Le désœuvrement général par lequel les artisans célèbrent chez nous le dimanche, leur permettait d'errer dans la ville; ils usèrent de cette liberté, pour se permettre tous les excès de la licence. Ces coupables auxiliaires des ministres y exerçaient un brigandage qui servait de prétexte à l'introduction des soldats et d'une force armée suffisante pour réprimer le désordre. On en tirait un prétexte non moins spécieux, celui de calomnier le peuple, en comprenant dans ce mot collectif peuple la foule de malfaiteurs qui abondent toujours dans une capitale immense, et que multiplient encore les abus d'un gouvernement pervers: odieuse confusion d'idées dont le despotisme a tiré grand parti en faisant illusion au plus grand nombre des citoyens honnêtes vivant de leurs propriétés ou de leur industrie, qui s'accoutumaient à ne voir dans la multitude qu'un ramas d'hommes dangereux contre lesquels il n'existait qu'un rempart, l'autorité arbitraire, seule capable de les contenir. Mais, au lieu de les contenir, elle avait plus d'une fois pris le parti de les soudoyer. C'est ce qu'on avait fait un mois auparavant, lorsqu'une troupe de bandits pilla dans le faubourg Saint-Antoine les maisons des sieurs Henriot, salpêtrier, et Réveillon, manufacturier intelligent; deux citoyens honnêtes, dont l'industrie faisait vivre un grand nombre d'ouvriers, et qui se trouvèrent ainsi ruinés, eux et leurs locataires, par cet acte de brigandage commis en plein jour. On avait vu une troupe de mille à douze cents hommes armés de bâtons, démolir une maison de fond en comble, brûler tranquillement les ateliers, des magasins, porter l'effigie d'un citoyen jusqu'à l'hôtel-de-ville, en observant dans cette exécution, comme dans cette marche, une espèce d'ordre et même de subordination scandaleuse, sans que la police d'alors, qui était pourtant dans toute la vigueur de son activité, fît le moindre mouvement pour réprimer cet audacieux brigandage. Ce silence, ou plutôt ce sommeil volontaire de la police, devenue complice d'une troupe de bandits, fit soupçonner alors à plusieurs citoyens le secret du gouvernement, qui sondait ainsi les dispositions des gardes-françaises, et justifiait en quelque sorte l'approche des troupes étrangères, seules capables de prévenir ou de châtier de pareils attentats.
Quoi qu'il en soit de ce mystère plus odieux qu'impénétrable, et en se bornant au récit des faits, il est certain que des brigands répandus dans la ville et dans les faubourgs terminèrent leurs manœuvres de cette journée du 12 juillet, par l'incendie des barrières. On y procéda méthodiquement, comme on avait fait à celui de la maison du sieur Réveillon. Les barrières arrachées, on renverse les baraques des commis qui avaient pris la fuite. La foule du peuple assistait à cette opération comme à un spectacle. Un moment après, arrivent des gardes-françaises qui se placent entre les spectateurs et les incendiaires, sans troubler ceux-ci ou leur porter le moindre empêchement; ils paraissaient n'être venus que pour établir l'ordre au sein même de ce désordre, et pour empêcher que le feu ne se communiquât aux maisons voisines.
Le même tableau se reproduisait à chacune des barrières qui ferment l'enceinte de Paris. Nous avons préféré celui qu'offrit la barrière de la Conférence: c'est que ce fut celle dont la destruction laissa le plus de regrets, après que la terreur publique fut calmée, et lorsque le calme eut amené la réflexion. Les amateurs des arts regrettent encore les figures colossales, et cependant finies, qui décoraient particulièrement cette barrière: c'étaient des figures allégoriques de la Bretagne et de la Normandie, qui semblaient indiquer la route qui conduit à la capitale et à ces deux provinces. Le feu les eût faiblement altérées: mais la rage des incendiaires, décidés à tout détruire, les porta à employer le fer, qui supplée si cruellement à l'impuissance du feu, et anéantit les formes quand la matière ne peut être consumée.
A la même heure, au même instant, d'autres hordes de bandits allèrent brûler les pataches sur la rivière, les cabanes, les meubles des commis, et faisaient ainsi la guerre à la ferme générale sur la terre et sur l'eau. C'est ce qui fait penser à plusieurs personnes qu'une partie des désordres de cette journée fut l'effet d'une spéculation de contrebandiers: supposition qui n'en exclut aucune autre; car, dans ce bouleversement universel, diverses causes agissant à la fois, tous les effets ne peuvent se rapporter à une seule. Des vengeances personnelles, des intérêts particuliers, occasionnèrent encore, dans l'enceinte de Paris, l'embrasement de plusieurs échoppes, hangars et boutiques des marchés publics, qui pouvaient être la proie des flammes. C'était de loin surtout que ce spectacle était le plus effrayant. Ce grand nombre de citoyens qui, les jours de fête, vont se promener dans les environs et sur les hauteurs qui dominent la capitale, étaient saisis de terreur en la voyant environnée d'un cercle de feu, tandis que du centre il s'élevait un nuage épais de fumée: ils se persuadaient que la ville entière était embrasée; ils étaient dans des transes mortelles pour leurs parens et leurs amis qu'ils y avaient laissés, et n'étaient pas sans crainte sur le danger qu'ils couraient eux-mêmes en y rentrant; quelques-uns même crurent, pour pouvoir y rentrer, avoir besoin de déguisement. On ne peut représenter que faiblement la terreur, les angoisses de cette multitude d'hommes, de femmes, d'enfans, de vieillards, revenant le soir à pied, à cheval, en voiture, se pressant d'arriver et craignant des nouvelles désastreuses, avertis d'un danger qu'ils ne connaissaient pas et qu'ils n'en redoutaient que davantage, se frayant un passage au travers de feux mal éteints et des débris qui brûlaient encore, au milieu d'une foule dont ils ignoraient les intentions, ne cherchant qu'à regagner leur demeure, bravant les coups de fusil qui sont tirés ou qui s'échappent à côté d'eux, arrêtés à chaque pas par mille accidens et par des patrouilles dont ils ne peuvent sentir l'utilité et dont les questions les importunent. Arrivés chez eux, et trouvant tout dans l'état où ils l'ont laissé, ils interrogent à leur tour, et sont conduits d'étonnement en étonnement par les récits qu'ils écoutent avec avidité, qu'ils entendent à peine, et dont le résultat ne se représente à leur mémoire le lendemain que comme un tissu de rêves incohérens.
Tout ce mouvement dure une partie de la nuit, pendant laquelle les brigands parurent maîtres de la ville. Plusieurs habitans, n'osant rentrer chez eux, demandaient l'hospitalité aux amis chez lesquels ils se trouvaient. D'autres qui se hasardaient à regagner leur logement, virent briller plusieurs fois la lumière des fusils dont ils entendaient le coup, et ne savaient dans l'obscurité s'il était dirigé contre eux. Les aventures particulières, les cas fortuits, les spectacles inattendus, tous les incidens bizarres de cette nuit unique, à peine racontés le lendemain et oubliés pendant la semaine au milieu de tant d'agitations et d'événemens successifs, ont fourni depuis, en des temps plus calmes, une matière inépuisable aux conversations des citoyens.
Cependant, au milieu de ce chaos, les principaux habitans, les hommes honnêtes, et tous ceux qui avaient quelque chose à perdre, s'empressèrent d'arrêter, autant qu'il était possible, ce brigandage et cette dévastation. Les ouvriers des ports, les forts de la halle, accoururent armés de bâtons, et tombèrent sur tous ceux qui leur parurent des vagabonds et des gens sans aveu: ils les chassèrent hors de la ville; et, rejoignant les pompiers qui travaillaient avec une ardeur incroyable, ils parvinrent à modérer la violence des flammes partout où elles menaçaient les bâtimens voisins. Bientôt après, ils vinrent à bout d'éteindre le feu dans tous les quartiers avant le milieu de la nuit; et ceux que l'excès de l'inquiétude ou de la terreur ne priva point du sommeil, purent prendre quelque repos dans une ville livrée à elle-même, et qui se trouva soudain sans roi, sans gouvernement, sans police, et redoutant pour le lendemain les mêmes désordres et peut être des périls encore plus grands.