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Œuvres complètes de Chamfort (Tome 2): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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PRÉCIS HISTORIQUE
DES
RÉVOLUTIONS DE NAPLES
ET DE SICILE.

CHAPITRE PREMIER.

Gélon, tyran de Syracuse, avant J.-C. 480.—Gélon dépose son autorité entre les mains du peuple.—Avant J.-C. 414, Denis tyran de Syracuse.—Avant J.-C. 405,—346,—les Syracusains appellent Timoléon à leur secours.—Timoléon se fixe en Sicile.—Mort de Timoléon.—Agathocle est élu tyran de Syracuse, avant J.-C. 310.—Agathocle est chassé de Sicile, et meurt en Italie, avant J.-C. 278.—Avant J.-C. 269, Hiéron gouverne la Sicile et en fait le bonheur.—Archimède.—Siège de Syracuse par Marcellus.—Avant J.-C. 212, Naples, simple province romaine, est gouvernée par les ducs.

Les royaumes de Naples et de Sicile furent réunis sous les mêmes lois au commencement du douzième siècle; depuis cette époque (et hors l'intervalle de cent cinquante années), ne formant qu'une seule et même puissance, nous avons cru devoir présenter, sous un seul et même point de vue, les principaux événemens de leur histoire.

En effet, dans cet intervalle même où les deux royaumes sont séparés, pendant cette longue rivalité des maisons d'Aragon et d'Anjou, les guerres civiles que se font les deux peuples, c'est-à-dire, leurs souverains, semblent mêler et confondre les annales des deux empires; nous ne les séparerons donc point, même dans le précis des événemens de cette période, où les alternatives de leurs victoires et de leurs défaites ne forment pour les deux peuples qu'une suite de mêmes calamités: et quant aux siècles reculés, la Sicile seule mérite d'attirer nos regards, puisqu'elle était déjà couverte de villes opulentes et célèbres, dans un temps où Naples n'était qu'une république obscure, resserrée dans les limites d'un territoire borné, distinguée seulement par sa fondation antérieure à celle de Rome même, mais bientôt recherchant l'amitié de ces redoutables voisins, et heureuse sous la protection de cette alliance, jusqu'au moment où elle passe sous leur empire.

La Sicile, célèbre avant les temps historiques, partage avec la Grèce, les îles de l'Archipel et les belles contrées de l'Asie, l'honneur de rappeler ces traditions antiques, recueillies et ornées par l'imagination des poètes. Elle est en effet, ainsi que ces contrées, le théâtre des événemens et des prodiges consacrés par la mythologie, le berceau de plusieurs de ses fables même, et la patrie de ces héros et de ces dieux admis par la postérité. Ces peuples, sous un ciel heureux, dans un climat fertile, cultivèrent de bonne heure, ainsi que les Grecs, les arts de l'imagination, et témoins comme eux des phénomènes variés et des merveilles de la nature, ils virent naître des artistes pour la peindre et des poètes pour la chanter.

On conçoit qu'avec ces avantages la civilisation n'y dut pas être moins prompte; aussi la Sicile est-elle représentée comme un pays florissant, couvert de républiques déjà puissantes, au temps même où les Sicanes (peuplade espagnole), où les Sicules (nation italienne), y viennent chercher des établissemens. Mais ce furent les Grecs, fondateurs de plusieurs colonies, telles que Géla, Agrigente, Syracuse, qui, en y portant leur langue, leurs usages, leur caractère, développèrent le génie des indigènes, et transportèrent, pour ainsi dire, la Grèce dans la Sicile. Même esprit, mêmes effets de cet esprit, un pays partagé en différens états, les uns républicains, les autres soumis à un tyran; des guerres, des rivalités, des divisions intestines, des usurpateurs, des conspirations: tout rappelle les Grecs et leur histoire. Mais leur histoire même n'offre rien de plus beau peut-être et de plus imposant que le moment où Syracuse, après deux siècles d'un gouvernement orageux, forme sous les lois de Gélon, la seule grande puissance de la Sicile. Quel spectacle de voir Gélon usurpant, il est vrai, l'autorité souveraine, mais la dévouant aux soins de la félicité publique, repoussant les Carthaginois qui, voisins de la Sicile, y possédaient d'anciens établissemens; portant en peu d'années son peuple au plus haut degré de splendeur; ensuite, venant seul, sans armes, dans la place publique, au milieu des Syracusains armés par ses ordres, offrant de rendre compte de sa conduite, même de ses facultés, à ses sujets assemblés, et déposant le pouvoir suprême au milieu de ses concitoyens! Le peuple, dans le transport de sa reconnaissance, lui rend, d'une acclamation unanime, l'autorité abdiquée, la consacrant même par le nom de roi; car il n'avait régné que sous celui de préteur. On lui décerne une statue qui le représente désarmé, vêtu en simple citoyen, tel qu'il s'est présenté à l'assemblée le jour de son abdication. C'était en effet le plus beau de sa vie.

C'est à un tel caractère qu'il appartient d'être, comme le dit un de nos grands écrivains, le seul homme qui, dans un traité de paix, ait jamais stipulé pour l'humanité entière. Vainqueur des Carthaginois qu'il chassa de son île, il leur impose, parmi les conditions du traité, la loi de renoncer chez eux aux sacrifices des victimes humaines; et consacrant par la religion même ce sentiment humain, il ordonne, aux frais des vaincus, la construction de deux temples, l'un à Carthage, l'autre en Sicile; monumens augustes où fut déposé, sous la garde des dieux, le double du traité qui les frustrait de ces cruelles offrandes.

Le respect attaché à la mémoire de ce prince fut tel que les Syracusains supportèrent patiemment après lui ses deux frères Hiéron et Trasibule: pardonnant à l'un d'être un roi faible et indolent, trop peu digne du sang de Gélon, et à l'autre d'être un tyran barbare qui le déshonorait. Les vexations de ces deux règnes réveillèrent, dans les Syracusains, cet esprit démocratique si naturel aux Grecs; mais la république, rendue à son ancienne forme, perdit cette énergie et cette influence souvent plus fortes et plus rapides sous le gouvernement d'un seul. C'est ce qu'on vit dans une suite de guerres contre des voisins moins puissans qu'elle. Un grand danger lui rendit bientôt toutes ses forces; et l'on retrouve la Syracuse de Gélon, à la grande époque de la descente des Athéniens en Sicile.

Une discussion, pour des limites de frontières entre deux petites républiques siciliennes, dont l'une appelait Athènes à son secours, fut un prétexte dont l'ambition d'Alcibiade se prévalut pour engager une guerre qui commença la ruine de sa patrie. Les premiers succès des généraux athéniens, parvenus à bloquer Syracuse par terre et par mer, effrayèrent Lacédémone, qui envoya aux Syracusains des troupes et un libérateur. Mais cette violente crise avait fait sentir à Syracuse le besoin d'un chef contre les ennemis étrangers. Hermocrate repoussa plus d'une fois les Carthaginois qui possédaient encore des établissemens dans l'île, et préparait ainsi les usurpations et la grandeur de Denis, son gendre; tyran bizarre, avide de conquêtes et recherchant les philosophes; inégal dans le développement de ses talens politiques et militaires; épris de la gloire, et se déshonorant par des cruautés gratuites; méditant une descente à Carthage et mourant de joie du succès d'une tragédie.

Denis le jeune, autre tyran, indigne même de son père, offre le tableau affligeant d'un prince qui, né avec d'heureuses dispositions, appelle d'abord autour de lui la philosophie et les arts, les exilant bientôt à la voix des flatteurs, vendant Platon pour s'en défaire, se livrant ensuite à tous les vices de la fortune; enfin, chassé deux fois pendant un règne qui ne fut qu'une longue guerre contre ses peuples. Dans l'état où était réduite Syracuse, déchirée au-dedans, menacée au-dehors, affaiblie par des passages violens du despotisme à l'anarchie et de l'anarchie au despotisme, elle tourne les yeux vers Corinthe, son ancienne métropole, et demande, par des ambassadeurs, des secours contre ses tyrans domestiques et ses ennemis étrangers, les Carthaginois.

Corinthe possédait un citoyen qui, après avoir servi sa patrie dans la guerre et dans la paix, n'aspirait, depuis vingt ans, qu'à se faire oublier d'elle. Il avait caché dans un désert sa mélancolie et son désespoir plutôt que ses remords. Timoléon pouvait-il les connaître? Le meurtre qu'il avait commis avait sauvé la république; il avait chéri sa victime; il l'avait, dans un combat, couvert de sa personne; mais Timophane aspire à la tyrannie, Timoléon l'immole et pleure son frère. Il le pleure vingt ans, enseveli dans la retraite, et se croyant un objet de la haine céleste, non pour avoir châtié un tyran, mais pour l'avoir trouvé dans un frère qu'il chérissait. A la prière des ambassadeurs syracusains qui demandent un général, un ennemi des tyrans, un vengeur de la liberté, le peuple s'écrie: «Timoléon!» On députe vers lui, on le presse; il obéit sans joie: il part.

Le nom de Timoléon avait hâté la levée des troupes. Il voit de loin la côte de Sicile; mais pour arriver à Syracuse, il fallait échapper à la flotte des Carthaginois. Son habileté triomphe de cet obstacle: il aborde; il bat Jectas, tyran de Léonte, qui, sous prétexte de délivrer les Syracusains contre Denis, aspirait à le remplacer. Sa victoire lui livre Syracuse. Il renvoie Denis à Corinthe, voyage qui fit un proverbe dans la Grèce. Il fallait encore renvoyer les Africains à Carthage; c'est ce que fit une nouvelle victoire de Timoléon. Les conditions de paix qu'il leur imposa assurèrent la liberté de toutes les villes grecques qu'ils avaient opprimées; et déjà ses soins avaient purgé la Sicile des tyrans qui ne dépendaient pas des Carthaginois. De retour à Syracuse, il se donne à lui-même un spectacle fait pour son cœur; maître de la citadelle, dernier asile du dernier tyran, il appelle le peuple à la destruction de ce monument odieux; et de ses débris même, sur la même place, il fait élever un édifice public consacré à l'administration de la justice. Syracuse était déserte; il rappelle les exilés. Mais leur nombre ne suffisant pas pour repeupler la solitude de cette ville immense, une nouvelle colonie arrive de Corinthe, qui redevient en quelque sorte la fondatrice de Syracuse.

La Sicile délivrée, vengée, repeuplée, heureuse par les soins d'un seul homme, Corinthe redemande Timoléon. Mais déjà il habite une retraite solitaire près de la ville dont le bonheur est son ouvrage. La Sicile est la nouvelle patrie que son cœur adopte, et où il n'a point à pleurer les tyrans qu'il a punis. C'est aux frais de la république que fut préparé son asile champêtre. Un décret lui assigna pour sa maison le plus bel édifice de la ville; car il y venait quelquefois pour les délibérations les plus importantes, à la prière du sénat et du peuple; un char allait le chercher et le reconduisait chez lui avec un nombreux cortége. Les plus illustres citoyens allaient fréquemment lui porter leurs hommages; on lui présentait les voyageurs et les étrangers les plus célèbres de la Sicile et de la Grèce qui voulaient voir ou avoir vu Timoléon. Mais devenu vieux, il ne pouvait que les entendre, et la perte de sa vue ajoutait à l'intérêt et à la vénération publique. Il recueillit jusqu'au dernier moment de sa vie ce tribut habituel de respects unanimes et volontaires. Sa mort fut une calamité; et, parmi les honneurs prodigués à sa mémoire, on distingue le décret qui ordonnait d'aller demander à la ville de Corinthe un général dans les dangers de Syracuse.

La république jouit vingt ans du fruit des exploits et des bienfaits de Timoléon. Mais de nouvelles factions amenèrent de nouveaux malheurs. Le plus grand de tous fut Agathocle, né dans la dernière classe des citoyens. Elevé par son mérite à un commandement militaire, il parvint à la puissance de Denis, avec de plus grands talens et un plus grand éclat. On le vit, dans un de ses revers qui le priva du fruit de ses premiers succès, sortir de sa capitale assiégée par les Carthaginois, et passant la mer, porter la guerre en Afrique: conduite audacieuse, justifiée par l'événement, sans exemple jusqu'alors, et depuis imitée par plus d'un capitaine. Il avait porté la hardiesse jusqu'à brûler ses vaisseaux en abordant au rivage ennemi, pour mettre ses soldats dans la nécessité de vaincre ou de mourir: autre exemple d'audace qui a trouvé aussi d'illustres imitateurs.

On admire, malgré soi, dans ce caractère souillé de cruautés et de vices, différens traits d'une grandeur imposante. Fils d'un potier de terre, loin de rougir de son origine, il s'en faisait un triomphe de tous les jours; et dans les festins qu'il donnait à ses courtisans, il mêlait aux coupes d'or des convives, la coupe d'argile de leur maître, fier de la bassesse de sa naissance qui constatait la supériorité de ses talens, et lui laissait l'honneur d'être son ouvrage; orgueil nouveau, plus raisonnable après tout, plus noble même que l'orgueil fondé sur des ancêtres. Chassé enfin malgré ses talens, mais né pour asservir, il mourut en Italie, tyran des Brutiens, et victime d'une vengeance particulière et inouïe[27]; il laissait une fille dont l'hymen attira sur la Sicile de nouvelles infortunes. Elle avait épousé Pyrrhus, roi d'Epire, à qui les Syracusains eurent l'imprudence de demander pour roi le fils qu'il avait eu d'elle; ils voulaient obéir au petit-fils de cet Agathocle, qu'ils avaient détesté et banni; ils espéraient d'ailleurs se faire de Pyrrhus un appui contre les Carthaginois: mais Pyrrhus se croyant leur roi sous le nom de son fils, ils s'indignèrent et se lassèrent de ses violences, au point de s'allier avec ces mêmes Carthaginois, pour le chasser de la Sicile. L'imprudent roi d'Epire alla commettre de nouvelles fautes en Italie, abandonnant la Sicile plus que jamais à des divisions intestines, aux descentes des Africains, et à des désastres qui ne cessèrent qu'au commencement du règne d'Hiéron.

Hiéron, descendu de Gélon, qui comme lui fit le bonheur de Syracuse, avait comme lui commencé par être un usurpateur. Il avait fait la paix avec les Carthaginois, et même s'était ligué avec eux contre les Mamertins, peuplade italienne et guerrière, qui avaient envahi Messane, un des plus beaux territoires de l'île, et qui s'étaient fortifiés par une alliance avec Rome: époque remarquable de la première descente des Romains en Sicile. Hiéron battu par eux, mécontent des Carthaginois, les abandonne pour s'allier aux vainqueurs, dont sa prudence prévoit la grandeur future, conduite qui fit pendant soixante ans le bonheur de Syracuse. On voit avec surprise cette ville heureuse, et jouissant d'une tranquillité constante et inaltérable au milieu des calamités du reste de la Sicile, entre les armées et les flottes des deux grandes puissances qui se disputaient l'empire du monde.

Dans ce long période, Hiéron s'occupant de l'administration intérieure de son royaume, du commerce, surtout de l'agriculture, composant même un livre sur cet art, première richesse de tous les pays, et surtout du sien, y rapportait la plupart des lois dont il rédigea lui-même le code, lois qui gouvernèrent la Sicile après lui, et qui furent respectées par les Romains. Il rassemblait autour de lui tous les arts, ceux d'utilité, ceux d'agrément, ceux même de la guerre: car ce fut à sa sollicitation qu'Archimède, son parent et son ami, appliqua la géométrie et la mécanique à des usages militaires. Il remplit ses arsenaux de machines pour l'attaque et la défense des places, inventions d'Archimède, qui bientôt après furent dirigées contre ces mêmes Romains, dont il avait été soixante ans l'allié le plus fidèle. C'est ce qu'on vit après la mort de son fils Hiéronime, qui rompit une alliance utile et glorieuse, pour s'unir avec les Carthaginois, et se précipiter dans leur ruine.

Ses deux successeurs, Epicide et Hippocrate, se déclarèrent aussi contre les Romains, qui, après plusieurs victoires, vinrent assiéger Syracuse. Les deux tyrans subalternes qui l'opprimaient au-dedans, sous prétexte de la défendre au-dehors, osèrent lutter contre la puissance romaine, et fortifiés du génie d'Archimède, plus habile géomètre que politique éclairé, engagèrent ou forcèrent ce grand homme à défendre la ville contre une flotte et une armée également formidables. On n'attend pas de nous que nous insistions sur les détails de ce siège fameux, où les talens d'un seul homme arrêtent et repoussent pendant trois ans un des plus grands généraux de Rome.

Marcellus, après des pertes multipliées sur terre et sur mer, effet des machines d'Archimède, change le siège en blocus, et se consolant de tous ses vains efforts contre la capitale par des conquêtes et des victoires dans le reste de la Sicile, réunit enfin toutes ses forces pour livrer un assaut général. On dit que, prêt à donner le signal de toutes les attaques, qui devaient être suivies du pillage, immobile et rêveur à l'aspect de cette ville célèbre et malheureuse, séjour autrefois de tant de grands hommes en tous genres, nés ou illustrés dans son sein, au souvenir de tant d'événemens qui signalèrent sa puissance, Marcellus ne put commander à son émotion, ni même retenir ses larmes. Syracuse fut presqu'entièrement détruite, mais elle se releva par degrés de sa ruine, et resta toujours l'ornement de la Sicile, devenue province des Romains.

Naples, une des plus anciennes républiques de l'Italie, mais peu guerrière au milieu de tant de voisins belliqueux, s'était volontairement soumise à la puissance romaine, seul moyen de s'en faire un appui. Cette ville conserva ses priviléges et ses lois municipales, sous les protecteurs qu'elle s'était choisis; et par un bonheur surprenant, les guerres qui désolèrent l'Italie dans les différentes époques de Pyrrhus, d'Annibal, de Spartacus et de la guerre sociale, n'attirèrent sur elle que la moindre partie des calamités qui accablèrent plusieurs des villes attachées aux Romains. Naples et la Sicile gouvernées, l'une par ses lois particulières, l'autre par des préteurs ou des proconsuls, demeurent pendant plusieurs siècles presque oubliées des historiens romains, qui ne citent Naples que comme un séjour de délices et de volupté, et la Sicile comme le grenier de l'empire. Elles eurent sans doute à souffrir quelquefois, comme tant d'autres provinces, des abus d'une administration dure et violente; mais le nom romain les préserva des calamités attachées à la guerre et aux dissensions intérieures. Heureux ces deux peuples, s'ils eussent continué d'échapper à l'histoire! mais elle les retrouve vers la fin du cinquième siècle, plongés dans le chaos du démembrement de l'empire romain, passant dans l'espace de soixante-quinze années, sous les lois d'Odoacre, de Théodoric, de Totila, conquérans qui, malgré les idées de terreur attachées à leurs noms, mêlèrent quelques vertus, même la clémence, à leurs exploits guerriers, et qui seuls, avec les Bélisaire et les Narsès, leurs ennemis et quelquefois leurs vainqueurs, sont distingués dans la confusion d'un tableau monotone, chargé de personnages obscurs et trop souvent odieux. D'autres barbares, les Sarrasins, se répandent dans la Sicile, s'y maintiennent, assurent leurs conquêtes; et profitant des rivalités mutuelles, des dissentions intestines, qui désolaient les villes et les principautés d'Italie, épiaient le moment de s'emparer de Naples.

Au milieu de ces convulsions, Naples avait conservé la constitution républicaine, sous des chefs appelés ducs, indépendans plus ou moins de l'empire d'Orient, suivant la faiblesse plus ou moins grande des empereurs, qui depuis long-temps n'avaient sur l'Italie qu'un vain titre de souveraineté. Mais ce cahos va s'éclaircir: tout change par un de ces événemens inattendus, qui rend à l'histoire le droit d'intéresser; mérite que celle d'Italie avait perdu depuis trop long-temps.

CHAPITRE DEUXIÈME.

An de J.-C. 1005, arrivée des Normands en Italie au retour d'une croisade.—Les Normands fondent la ville d'Averse auprès de Naples.—1035, Vont faire la guerre aux Sarrasins en Sicile.—S'emparent de la Pouille et fondent le royaume de Naples.—Les enfans de Tancrède de Hauteville se partagent leurs conquêtes.—En 1072, les Normands obtiennent du Pape l'investiture de la Sicile.—En 1139, Naples est réuni à la Sicile.—Guillaume-le-Bon, roi de Sicile, appelle la maison de Souabe pour lui succéder.—Cause de la guerre et malheurs de la Sicile, 1195.—Henry, fils de Tancrède, meurt à Messine, détesté de ses peuples.—Le Pape est élu régent du royaume des deux Siciles.—Origine des prétentions de la cour de Rome.—En 1198, Frédéric excommunié et déposé.—Frédéric meurt en 1250.—Mainfroy est nommé gouverneur du royaume.—Conrad, héritier de Frédéric, chasse Mainfroy de ses états.—Conrad meurt, et laisse Conradin en bas âge, héritier de son royaume.—Mainfroy accepte la régence.—La reine fait répandre la nouvelle de la mort de Conradin.—Mainfroy est couronné en 1258.—Le pape Clément IV l'excommunie, met le royaume de Naples en interdit, et en offre la couronne à tous les souverains de l'Europe.—Charles d'Anjou, frère de Saint-Louis, l'accepte.—Il reçoit, en 1265, l'investiture du pape.—Mainfroy est vaincu et tué en combattant, en 1266.—Charles d'Anjou, maître de la Sicile.—Conradin paraît en Italie; offre le combat à Charles d'Anjou, est vaincu et fait prisonnier.—Supplice de Conradin, en 1270.—Le comte d'Anjou règne en Sicile et s'y fait détester.—Vêpres Siciliennes, le 29 mars 1282.—Guillaume Porcelet est excepté seul du massacre et reconduit en France.—Charles veut former le siége de Syracuse.—Est repoussé par l'amiral Loria.—Pierre d'Aragon, oncle et héritier de Conradin, est élu roi de Sicile.—En 1285, Charles d'Anjou meurt accablé des malheurs qu'il s'est attirés par ses cruautés.

C'est au retour d'un voyage à la Terre-Sainte que quarante ou cinquante gentilshommes normands vont jeter en Italie les fondemens d'un empire. Ils descendent à Salerne au moment où cette ville, assiégée par les Sarrasins, avait capitulé et préparait sa rançon. Indignés de la faiblesse de leurs hôtes, et, semblables à ce Romain qui, s'offensant de l'appareil d'un traité honteux, le rompt et l'annulle par sa présence, ces généreux chevaliers offrent aux Salertins de les défendre. La nuit même, ils fondent dans le camp des barbares, les taillent en pièces et rentrent à Salerne couverts de gloire et chargés de butin. Ces libérateurs, laissant après eux leur renommée, emportent les regrets des Salertins, et repassent bientôt dans leur patrie étonnée du récit de leurs exploits.

Trois cents Normands, sous le commandement de Rainulf, passent les mers et viennent en Italie recueillir le fruit des premiers succès de leurs compatriotes. L'Italie était alors partagée presqu'en autant de petites souverainetés qu'elle avait de villes importantes. Partout des haines, des rivalités, des combats. Les Normands qui attendaient tout de leurs armes, trouvaient sans cesse l'occasion de vendre ou de louer leur valeur et leurs succès; des guerriers toujours victorieux ne pouvaient rester long-temps sans un établissement durable. Un duc de Naples, en leur assignant un territoire, entre sa ville et Capoue, fut le premier qui paya véritablement leurs services. Les Normands y fondèrent la ville d'Averse; et l'on peut remarquer, avec une sorte de surprise, que le premier établissement de ces conquérans ne fut pas une conquête.

Trois frères, Guillaume Bras-de-Fer, Drogon et Humfroy, fils de Trancrède de Hauteville, seigneur normand des environs de Coutances, accourent en Italie, à la tête des aventuriers qui voulurent s'associer à leur fortune. Ils offrent leurs services au commandant grec nommé le Catapan, et marchent contre les Sarrasins de Sicile. Les Sarrasins sont vaincus. Guillaume tue leur général; la Sicile allait retourner à l'empire; mais les Grecs, jaloux de leurs libérateurs, les privent de leur part dans le partage du butin. Ingratitude imprudente! Les Normands irrités, méditant, sans se plaindre, une vengeance utile, abandonnent le perfide Grec à ses ennemis, et, repassant la mer, fondent sur ses états d'Italie. Ils s'emparent de la Pouille, de la Calabre, et bravant à la fois le pape et l'empereur, ne reçoivent que de leur épée l'investiture de leurs nouveaux états.

Cette audace a sans doute quelque chose d'imposant. Voir un petit nombre de guerriers protéger, conquérir, asservir des villes, des états, des princes, vaincre sans alliances et jeter seuls les fondemens d'un empire durable, braver avec impunité les deux puissances redoutables de l'Italie, faire un pape prisonnier; et séparant dans sa personne le pontife du souverain, respecter l'un, dicter des lois à l'autre; saisir une couronne entre l'autel et le trône impérial, et se l'assurer par la jalousie mutuelle de l'empire et du sacerdoce: un tel tableau a droit de frapper l'imagination, et celle de plusieurs historiens n'a rien négligé pour l'embellir.

Mais en recherchant la cause du merveilleux (car le merveilleux en a une), quelle résistance pouvaient opposer de petits états dispersés, des peuples toujours en guerre, sans troupes réglées, sans discipline; des sujets tantôt sous la domination des empereurs trop éloignés pour les gouverner, tantôt sous un duc électif ou usurpateur, tantôt sous le joug des barbares et sachant à peine le nom de leur maître! Quelle résistance, dis-je, pouvait opposer un tel pays à la valeur exercée de ces chefs célèbres dont le nom seul rassemblait sous leurs drapeaux les mécontens de tous les partis!

Robert, au bruit de ces nouveaux succès, Guiscard et Roger, autres fils de Tancrède de Hauteville, quittent leur vieux père, et déguisés en pélerins (car l'Italie prenait des précautions contre les nouveaux émigrans de la Normandie), arrivent, le bourdon à la main, chez leur frère déjà maître de deux riches provinces. Là, dans l'épanchement de leur tendresse et de leur joie, ils partagent entre eux leurs conquêtes et leurs espérances; et sans autre traité que leur parole, il règne entre eux dès ce moment une intelligence invariable: conduite plus étonnante peut-être que leur établissement, et qui sans doute en assura la durée.

Mais leur puissance commençait à alarmer le pape et l'empereur. Le pape, à la tête d'une armée composée d'Allemands, d'évêques et de prêtres que Henri III envoya contre ces aventuriers, les excommunia. L'armée taillée en pièces, l'excommunication fut nulle, et Léon IX prisonnier. Le pontife fit les avances. Humfroy reçut, pour la Pouille et la Calabre, une investiture qu'il n'avait pas demandée et qu'il n'était bientôt plus temps de lui offrir.

Léon avait pressenti qu'il était de sa politique de maîtriser l'indépendance des Normands, en se hâtant de légitimer leurs usurpations. Il leur donna même une investiture qu'ils ne demandaient pas, celle de la Sicile qu'ils ne possédaient point encore.

En effet, Robert, s'apercevant que les papes pouvaient donner ce qu'ils n'avaient pas, les crut assez puissans pour lui ravir ce qu'il possédait. Il prêta foi et hommage au saint-siège et s'en reconnut feudataire, véritable origine des prétentions que la cour de Rome eut dans la suite sur le royaume des deux Siciles.

Le pape protégeait les Normands pour contenir l'empereur; et les Normands, protégés par le pape, augmentaient leur puissance en sanctifiant leurs conquêtes. Ce fut, en effet, sous l'étendard du pontife, que Robert et le comte Roger chassèrent les Sarrasins d'Italie et s'emparèrent de la Sicile: brillante destinée de deux frères dont l'un (Robert) se préparait, en mourant, à la conquête de l'empire d'Orient, et l'autre (Roger, comte de Sicile) obtint du pape Urbain II, cette fameuse bulle de légation, par laquelle il se fit créer légat né du saint-siège en Sicile, lui et ses successeurs.

Cependant, au milieu de tant de révolutions, parmi tant de peuples accoutumés au joug, qui se soulageaient en changeant d'oppresseurs, les Napolitains s'étaient maintenus libres: ni l'établissement fortuné des Normands, ni le siècle brillant de leurs conquêtes, qui venait de ravir presque toute l'Italie à la faiblesse des empereurs et la Sicile aux armes des Sarrasins, n'avaient pu changer l'état heureux et primitif de son ancien gouvernement. Naples, renfermée dans son patrimoine républicain, sous l'administration constante de ses ducs électifs, conservait encore ses priviléges et son indépendance.

Ce ne fut que vers l'an 1139, à la mort de Sergio VIII, le dernier de ses ducs, que cette ville ouvrit volontairement ses portes à la puissance des Normands et prêta serment de fidélité à Roger II, premier roi de Sicile. C'était la destinée de Naples de prévenir les violences en se donnant au plus fort, conduite qu'elle avait autrefois tenue à l'égard des Romains. Les Napolitains acceptèrent le fils de Roger, avec le titre de duc, pour les gouverner selon leurs lois.

Mais la Sicile eut bientôt à regretter la domination des Sarrasins et celle des autres barbares qui l'avaient gouvernée. Des favoris cruels, des eunuques insolens jettèrent les Siciliens dans un désespoir inutile qui n'enfanta que des révoltes et des conjurations impuissantes. Guillaume, surnommé le Mauvais, fils et successeur de Roger II, régnait alors. Il mourut. Pour le peindre, il suffit d'observer qu'on n'osa même graver une inscription sur son tombeau.

La Sicile respira quelque temps sous Guillaume-le-Bon; mais une faute de ce monarque fut pour elle une source de malheurs. Quelle imprudence d'appeler la maison de Souabe en Sicile! Il pouvait transmettre sa couronne à Tancrède, dernier rejeton du sang de Hauteville; et il marie une princesse de trente-six ans, dernière héritière du royaume, à Henri VI, roi des Romains, fils du célèbre Barberousse: c'était détruire l'équilibre que la maison normande avait intérêt de maintenir entre les empereurs et les papes. Cependant, dans l'absence de Henri et de son épouse, Tancrède, fils naturel du duc Roger, fils de Roger II, monta sur le trône de Sicile. Il en reçut même l'investiture du pape. Mais les principaux seigneurs et barons du royaume refusèrent de reconnaître une élection à laquelle ils n'avaient pas présidé. La Sicile fut bientôt embrâsée des premiers feux d'une guerre civile. Henri paraît alors en Italie, à la tête d'une puissante armée. Couronné empereur après la mort de son père, il vient réclamer les droits de Constance son épouse, et conquérir son royaume de Sicile. Les Allemands sont vaincus.

L'empereur, avec de nouveaux secours, s'avance dans la Campanie, accompagné de son épouse, héritière de ses conquêtes. Henri retourne en Allemagne. Tancrède vainqueur, mais sans jouir de sa victoire, pleurant un fils aussi cher à ses peuples qu'à lui-même, ne put résister à son chagrin; et son retour à Palerme fut bientôt suivi de sa mort. Après lui, Henri vint saisir son héritage, et s'en assura par tout ce qui restait du sang royal: prémices d'un règne affreux, où l'on vit un peuple lassé des crimes atroces et des cruautés recherchées de son tyran, se soulever contre lui, l'assiéger et lui imposer la loi de sortir du royaume; où l'on vit le tyran obéir, mêler une terreur basse aux projets de vengeance qu'il méditait en fuyant; entraîner avec lui une épouse forcée d'entrer dans la conjuration publique; mourir enfin à Messine d'une mort précipitée. Telle était l'horreur attachée à son nom, qu'en soupçonnant l'impératrice d'avoir empoisonné son époux, on ne vit qu'un bienfait à chérir au lieu d'un crime à détester; et la haine publique lui en fit un de la sépulture qu'elle avait obtenue du pape pour son mari. Mais en lui rendant cette grâce, la cour de Rome refusa de reconnaître la légitimité de Frédéric son fils; et, par une de ces absurdités indécentes qui peignent tout un siècle, elle força l'impératrice à racheter publiquement, au prix de mille marcs d'or pour le pape et pour chacun des cardinaux, l'investiture du royaume de Sicile pour Frédéric, et à faire sur l'évangile, en présence du pontife, le serment exigé d'elle sur la fidélité conjugale et sur la légitimité de son fils.

Après ce marché avilissant, l'impératrice meurt, et nomme, par testament, tuteur de Frédéric et régent du royaume, ce même pontife qui avait outragé les cendres du père, flétri l'honneur de la mère et contesté la naissance et les droits du fils.

Telle fut l'origine des prétentions de la cour de Rome sur les Deux-Siciles, dans les interrègnes qui les désolèrent. Quelle époque de ses droits! Celle où un tuteur, surprenant ce titre à la faiblesse d'une mère superstitieuse, s'en sert pour devenir l'oppresseur du fils, et après avoir excommunié ceux qui méconnaissent sa tutelle, cherche dans l'Europe à qui vendre l'héritage et les dépouilles de son pupille.

C'est à l'histoire d'Allemagne à peindre les vertus, les talens, les exploits et les malheurs de Frédéric II; elle le montre portant dès le berceau le poids de la haine des papes; achetant deux fois son couronnement par le vœu forcé d'une croisade; excommunié pour avoir différé son départ; excommunié de nouveau pour être parti excommunié; chargé d'un troisième anathême dans le temps où ce prince délivrait les lieux saints; déposé par une bulle appuyée d'une croisade, qu'un pape en personne prêchait contre lui dans la chaire de Saint-Pierre: déposition dont l'inimitié ambitieuse du pontife fit retentir l'Europe, et que son orgueil notifia même au sultan de Babylone.

La Sicile, témoin comme l'empire des infortunes de son maître, le fut constamment des périls attachés à sa personne, dans le voisinage de son ennemi le plus implacable; elle le vit en butte aux fureurs et aux trahisons, dont l'ascendant sacré des papes l'environnait de toutes parts, chercher, au milieu d'une garde mahométane, un rempart inaccessible aux attentats de la superstition; après cinquante ans de malheurs causés par le saint-siége, ce prince mourut, et mourut absous.

Le pape Innocent IV profita de la mort de son ennemi, pendant que Conrad, l'héritier du trône, était en Allemagne. Il entre en Sicile comme dans un territoire de l'église, excite à la révolte la Pouille, la terre de Labour, et fait déclarer en sa faveur Naples et Capoue.

Mais Frédéric, habile à prévoir les desseins du pontife qui venait de l'absoudre, avait nommé, par son testament, gouverneur de l'Italie en l'absence de Conrad, Mainfroy, son fils naturel, à qui il avait donné la principauté de Tarente.

Dans ces siècles de barbarie, on se plaît à voir paraître un homme ambitieux sans crime, dissimulé sans bassesse, supérieur sans orgueil, qui conçoit un grand dessein, trace de loin son plan, se crée lui-même des obstacles qui retardent, mais assurent sa marche, amène ainsi tout ce qui l'entoure à son but, et comme contraint se fait entraîner où il aspire: tel est Mainfroy. Caractère développé par les faits mêmes, par les circonstances difficiles qui le formèrent sans doute. Chargé du gouvernement pendant l'absence de Conrad, il prévoyait, sans s'effrayer, la future jalousie de son frère et de son maître; mais se préparant à souffrir des injustices qui pouvaient l'éconduire, il s'en frayait le chemin par des exploits, par des vertus, qui lui conciliaient l'estime des grands et l'amour du peuple.

Conrad arrive; il trouve, grâce à la valeur et aux soins de son frère, un royaume tranquille: pour récompense, envieux et persécuteur, il dépouille Mainfroy de ses seigneuries, et chasse du royaume les parens et les alliés maternels de ce rival cru dangereux.

Politique odieuse et maladroite, utile aux desseins d'un homme qui savait profiter d'une humiliation comme d'un avantage, et dont le génie supérieur forçait les autres à lui tenir compte de ce qu'il faisait pour lui-même. En effet, Mainfroy, qui voyait avec plaisir l'indignation publique se charger du soin de le venger, affectait de répondre aux injustices nouvelles par des services nouveaux.

Tout va bientôt changer de face. Conrad meurt, ne laissant qu'un fils en bas âge, nommé Conradin. Mainfroy fut accusé d'avoir empoisonné son frère, crime dont l'histoire n'offre aucune preuve, non plus que de l'empoisonnement de Frédéric, son père, dont il eut la douleur de se voir charger. Dans l'absence des preuves, si l'on songe que le pape, ennemi mortel de la maison de Souabe, fut également accusé de ces deux crimes, croira-t-on Mainfroy coupable du premier, en voyant Frédéric justifier son fils, et, dans son lit de mort, joindre à ses derniers bienfaits le regret profond de ne pouvoir lui laisser un trône? Qui le croira coupable du second, quand ce même pape, à l'instant de la mort de Conrad, s'avance en armes sur le territoire de Naples? quand le royaume entier regarde Mainfroy, dans ce moment de crise, comme l'espoir de la nation, et l'appelle à la régence qu'il refuse? L'heure n'était pas venue; il voulait un empire; et n'attendait que l'instant d'avouer son ambition. Il fait déclarer régent du royaume un Allemand (le marquis d'Honnebruch), absolument incapable de gouverner et propre à ses desseins. D'Honnebruch ne peut suffire à sa nouvelle dignité; l'état n'a qu'un régent, il demande un chef. Cependant le pape s'est déclaré; il est en Italie, soulève les peuples, marche de conquêtes en conquêtes, tient déjà la moitié du royaume: le reste n'attend que sa présence. La Sicile était perdue; et d'Honnebruch ne pouvait la sauver, quand l'état alarmé vint prier Mainfroy de prendre la régence. Il accepte alors, au nom de Conradin, un titre qu'il n'aurait pris ni plus tôt ni plus tard.

Le régent marche aux ennemis, remporte une victoire signalée, entre dans la Pouille, soumet les villes rebelles. Innocent IV, honteux et indigné d'un succès si rapide, qui lui ravissait un royaume dont il se croyait déjà possesseur, n'osant s'exposer sur un champ de bataille, meurt dans son lit, à Naples, de rage et de désespoir. Mainfroy repasse en Sicile, où ses grands desseins devaient s'accomplir. La reine Élisabeth, femme de Frédéric, craignant pour les jours de son fils Conradin, fit répandre le bruit de sa mort.

Quels motifs pouvaient déterminer cette princesse à commettre une telle imprudence? Craignait-elle pour son fils les vues ambitieuses et les desseins secrets d'un oncle et d'un régent? Élisabeth les servait; elle perdait son fils, au lieu de le sauver. Était-ce un mouvement de tendresse, un de ces pressentimens maternels dont le cœur n'est pas maître? Pourquoi donc se hâter de le faire revivre et de redemander son héritage?

Quoiqu'il en soit, les seigneurs et les barons du royaume n'eurent pas plutôt appris cette nouvelle, qu'ils vinrent trouver Mainfroy, et le conjurèrent de monter sur un trône où il était appelé par sa naissance, par ses exploits et par le testament même de Frédéric. Il n'était ni du caractère ni de la politique du régent de les prendre au mot; il s'attendait à de nouvelles sollicitations encore plus pressantes des prélats et de la noblesse; il les reçut avec complaisance, se fit représenter ses droits, raconter tous ses titres, et se laissa couronner.

Élisabeth se repentit bientôt de sa fausse politique et de ses timides précautions; elle fit reparaître son fils et redemanda son héritage au prince de Tarente. Il n'étoit plus temps. Le régent crut pouvoir garder le royaume, par droit de conquête et d'élection. La reine alla porter ses plaintes au saint siége, oppresseur de sa maison.

Le pape, qui n'attendait qu'un murmure favorable pour se venger des mépris et de la valeur de Mainfroy, l'excommunia et mit son royaume en interdit. Mais ce prince, dont la famille semblait être vouée aux foudres de Rome, regardait l'excommunication comme un héritage des princes de sa maison; il n'en fut pas effrayé.

Clément IV, alors possesseur du siége apostolique et héritier de l'ambition des papes, avait juré la perte d'un ennemi si redoutable. Il publia des croisades, mit le royaume de Naples et de Sicile à l'encan, et le fit offrir à presque tous les souverains de l'Europe qui le refusèrent. C'était pour la seconde fois qu'un pape promenait en Europe un royaume à vendre, et ne trouvait pas d'acquéreur; était-ce de la maison de Saint-Louis que devait sortir l'acheteur d'un empire dont le vendeur n'avait pas le droit de disposer? Et comment Saint-Louis, qui avait rejeté ce marché criminel, permit-il à Charles d'Anjou, son frère, de se rendre, à la face de l'Europe, le complice de Clément, en acceptant ses offres illégitimes? Un ordre donné à Charles, d'imiter ce refus juste et sage, eût sauvé à la France et à l'Italie deux cents ans de guerres et d'infortunes.

Tandis que Mainfroy, occupé du soin de se défendre, lève des troupes, équipe des flottes et se dispose à repousser des frontières de son royaume l'ennemi qui le marchande, son royaume est vendu par un traité entre le pape et le comte d'Anjou.

Le comte arrive à Rome, y reçoit l'investiture des états qu'il allait conquérir, entre en Italie où les croisés le joignent de toutes parts. Le malheureux Mainfroy se voit trahi, abandonné de tous côtés. Il rassemble son courage et ses forces, et cherche le comte usurpateur.

Les croisés, armés par le comte d'Anjou et bénis par l'évêque d'Auxerre, se rangent en bataille dans la plaine appelée du Champ-fleuri; le combat s'engage, il ne dura qu'une heure, et fut sanglant.

Mainfroy, à la tête de dix chevaliers, dont l'ardeur répondait à son courage, voit ses troupes plier de toutes parts; il perd toute espérance. La valeur lui reste, il se précipite au milieu des escadrons ennemis, et meurt comme il avait voulu vivre, en roi.

Ainsi périt ce prince extraordinaire, le premier dont l'ambition n'ait pas été criminelle, et dont l'usurpation semble être légitime; le seul dont la politique ait gagné les sujets, avant que sa valeur ait conquis le royaume. Persécuté par un frère injuste, vendu par un pape vindicatif, et vaincu par un prince féroce, il fut sage dans ses humiliations, modéré dans ses succès, et grand dans ses revers. On trouva le corps du malheureux prince quelques jours après la bataille; le comte Jourdan, son ami, se jette dessus et l'arrose de ses larmes. Le comte d'Anjou lui refuse la sépulture; et Clément le fait jeter sur les bords du Marino, aux confins du royaume.

Cette victoire rendit Charles maître de la Sicile. Il fit son entrée à Naples avec Béatrix, son épouse. Le peuple inconstant le reçoit en triomphe, et lui prépare des fêtes lorsqu'il demande des bourreaux, et fait périr dans les supplices plusieurs barons et gentilshommes qui tenaient encore pour Mainfroy.

Charles, s'applaudissant de ses cruautés et de ses conquêtes, se voyait enfin paisible possesseur de ses nouveaux états; mais le sang qu'il fit répandre, força bientôt ses sujets à se croire encore ses ennemis.

Conradin, ce fils de l'imprudente et sensible Elisabeth, caché depuis son enfance au sein de l'Allemagne, à quinze ans deux fois détrôné sans avoir porté la couronne de ses ancêtres, voyant les peuples mécontens, les croit fidèles. On lui représente en vain la double puissance d'un usurpateur qui le brave, et d'un pape qui le proscrit; il s'arrache des bras d'une mère en pleurs, et court se montrer aux provinces qui le reçoivent avec joie. Le jeune Frédéric, duc d'Autriche, et dernier espoir de sa maison, renouvelle dans ce vil siècle l'exemple de ces amitiés héroïques consacrées dans l'antiquité; il veut suivre et suit la fortune de Conradin son ami, dont il plaignait les malheurs, et partage avec lui les hasards d'une guerre qu'il croit trop juste pour être malheureuse.

Sous cet auspice, Conradin se présente en Italie; son audace, sa jeunesse, ses droits, ses premiers succès lui font bientôt un parti redoutable. Le pape qui commence à le craindre, l'excommunie: Charles le joint dans la Pouille et lui présente le combat.

Les jeunes princes firent dans cette journée des actions dignes de leur naissance et de la justice de leur cause. L'année royale était en déroute; on poursuivait les fuyards; on se voyait maître du champ de bataille, quand Charles sort d'un bois voisin, où la prudence d'un chevalier français, nommé alors de Saint-Vatry, l'avait caché; il fond avec un corps de réserve sur les vainqueurs, les taille en pièces, et leur arrache la victoire. Conradin échappe au carnage avec son ami; mais la trahison le fit bientôt tomber entre les mains du vainqueur. Le comte fit jeter les malheureux princes dans les prisons de Naples, d'où ils ne devaient sortir que pour marcher au supplice.

Le pape de qui Charles tenait la Sicile, en vendant les états du père, avait proscrit la tête du fils, arrêt horrible qui fut donné tranquillement comme un conseil: «S'il vit, avait dit le pontife, tu meurs; s'il meurt, tu vis.»

Le comte d'Anjou fut fidèle au traité par lequel il s'était engagé à faire périr l'héritier légitime du trône. Naples vit dresser un échafaud. Conradin et Frédéric, que la prison avait séparés, se revirent alors pour la dernière fois. Le prince de Souabe se reprochait la mort de son ami. Frédéric le console, et monte le premier au supplice; ainsi l'avait ordonné le comte d'Anjou, qui, pour rendre aux yeux du généreux Conradin la mort plus cruelle que la mort même, voulait qu'il fût teint du sang de son ami.

Ce prince infortuné voit tomber à ses pieds la tête de Frédéric. Il la saisit et la baigne de ses pleurs. Il monte à son tour, et paraît aux yeux du peuple qui fond en larmes. Conradin rassemble ses esprits; et agissant encore en roi, sur un échaffaud dressé dans ses états, il jette son gant, nomme son oncle, Pierre d'Aragon, héritier du trône, s'écrie: «O ma mère! que ma mort va vous causer de chagrin!» et meurt.

Pourquoi l'histoire, qui s'est chargée de tant de noms odieux, n'a-t-elle pas consacré celui du généreux chevalier qui osa ramasser le gant du prince, et porter en Espagne ce précieux gage, dont Pierre d'Aragon sut profiter dans la suite?

Le comte d'Anjou se voyait, après tant de meurtres et d'assassinats, paisible possesseur d'un royaume qu'il avait acquis par le fer et par le feu, mais qu'il ne sut pas gouverner. Les gibets, les bourreaux, les exactions en tout genre, effrayaient les peuples; et la Sicile vit renaître les règnes désastreux de Guillaume Ier et de Henri VI, les Néron de l'Italie moderne.

Au milieu de ces sanglantes exécutions, Charles demandait à son père la permission d'envahir les états de l'empereur: et tandis que la cour de Rome la lui refusait, elle entrait elle-même dans la conspiration qui devait ravir à Charles la plus belle partie de ses possessions. Jean de Procida, seigneur d'une île de ce nom, aux environs de Naples, banni pour son attachement à la maison de Souabe, avait fait adopter son ressentiment et sa vengeance à presque tous les souverains. Après avoir négocié secrètement avec Michel Paléologue, empereur d'Orient, et Pierre d'Aragon, il s'était rendu, sous un habit de moine, auprès du pape Nicolas III, qui l'avait reçu comme un ambassadeur de l'Espagne et de l'Empire. Revenu en Sicile sous ce même déguisement, il s'occupait alors à soulever les peuples, et préparait les esprits à la révolte, pendant que Michel et Pierre, sous différens prétextes, levaient des troupes et équipaient des flottes. Tout était concerté, quand un événement imprévu hâta la révolution préparée par une ligue de rois, et lui donna l'apparence d'une émeute populaire.

Le 29 mars 1282, à l'heure de vêpres, un habitant violait une Sicilienne. Aux cris de cette femme, le peuple accourt en foule. On massacre le coupable; c'est un Français. Ce nom réveille la haine; les têtes s'échauffent; on s'arme de toutes parts. A l'instant, dans les rues, dans les places publiques, au sein des maisons, au pied des autels, hommes, femmes, enfans, vieillards, huit mille Français sont égorgés. Palerme nage dans le sang.

Cette horrible boucherie est le signal de la révolte. Toute l'île est sous les armes, et tout ce qui porte le nom français est immolé. Ainsi finit la domination française, chez un peuple qui venait de voir massacrer ses deux derniers rois par un frère de Saint-Louis.

Les historiens qui tracent avec les couleurs les plus fortes le tableau des désastres de la Sicile, qui la montrent réduite à l'état le plus affreux, déchue non seulement de son ancienne splendeur, mais même de la situation déplorable où l'avaient mise les cruautés d'Henri VI, regrettant le joug barbare de ses anciens maîtres, Grecs, Sarrasins, Normands, Allemands, dont les vexations n'avaient pu la porter à de telles extrémités; ces mêmes historiens semblent chercher une cause étrangère à cette horrible vengeance: cette vengeance est inouïe sans doute, et rien de cruel n'est juste. Mais qui n'en voit la seule et véritable cause dans les excès atroces commis journellement par les Français? Comment ne pas la voir dans leur tyrannie publique qui réunit et ligua contre eux les grands de l'état, appuyés ensuite par des souverains étrangers, et dans leur tyrannie particulière et domestique, qui mit la rage dans le cœur des peuples? Le coupable ne devient-il pas l'accusateur de la nation, tandis qu'un autre Français sauvé, protégé même par les meurtriers, semble expliquer du moins, s'il ne l'excuse en quelque sorte, la fureur des Siciliens? Il existe un homme juste, Guillaume de Porcelet, Français d'origine, et gouverneur de l'isle de Calafatimi; cet homme est seul excepté du massacre général; on le respecte et on s'empresse à lui fournir un bâtiment pour le reconduire dans sa patrie. Ce décret tacite et unanime de tout un peuple, qui révérait l'innocence et l'intégrité d'un seul Français, semble justifier la proscription de tous les autres, et renouveler contre leur mémoire l'arrêt exécuté contre leur personne.

Charles était violent; à la nouvelle de la révolte et du carnage, il entre en fureur; et jurant d'exterminer la race sicilienne, il vient mettre le siège devant Messine. Il était sur le point de s'en rendre maître et de recouvrer la Sicile en vainqueur implacable, si la flotte d'Aragon ne fût venue secourir la ville assiégée et rassurer l'île malheureuse. Le comte d'Anjou, forcé de lever le siége, est poursuivi par l'amiral Loria, perd vingt-neuf vaisseaux, en voit brûler trente à ses yeux; et trop faible pour supporter la disgrace qui le prive de la vengeance, il pleure d'impuissance et de rage.

Pierre d'Aragon, maître de la mer et vainqueur de Charles, entre dans Messine aux acclamations du peuple; et bientôt la Sicile couronne dans son libérateur l'oncle et l'héritier de Conradin.

Charles vaincu, et n'ayant plus d'espoir dans les armes, cherche à ramener les peuples par sa clémence. Il publie des amnisties, rétablit la Sicile dans tous ses droits et tous ses priviléges, étend même ses bienfaits jusques sur Naples: basse indulgence qui ne trompa et ne ramena personne. La Sicile qui le brave, méprise ses dons perfides; et Naples seule en profite contre le gré du tyran.

Ce monarque s'aperçoit que la feinte est vaine, et renouvelle la guerre; il quitte ses états, court en Provence pour chercher de l'argent et des troupes.

Pierre sut profiter de son absence. L'amiral Loria, après s'être emparé de l'île de Malte, se présente au port de Naples et l'insulte. Le jeune prince de Salerne, à qui son père avait recommandé la modération et la prudence, sort avec soixante-dix galères pour repousser l'ennemi qui le brave: mais ayant plus de courage que d'expérience, il est fait prisonnier à la vue de ses sujets.

Loria, maître de l'héritier du trône, impose des lois et redemande Béatrix, fille de Mainfroy, prisonnière au château de l'Œuf, et menace les jours du prince, si l'on refuse de la rendre. Loria prévoyant le retour de Charles, revient avec Béatrix à Palerme, où il laisse le prince de Salerne en captivité.

Le peuple demandait hautement la mort du fils de Charles, comme une juste représaille de la mort de Conradin. Mais on voit avec plaisir que Constance, qui commandait en Sicile pendant l'absence du roi son époux, dédaignant de se venger du père sur un fils innocent, prit soin de soustraire le jeune prince au ressentiment des Siciliens et le fit conduire en Aragon.

Cependant Charles arriva à Naples; son peuple est révolté; son fils est dans les fers; il se voit assailli de toutes parts, et ne respire que la vengeance. La vengeance lui échappe. Il se préparait au siége de Messine; on lui montre son fils dont on menace la tête, s'il approche de la ville. Enfin, accablé de malheurs qu'il ne peut imputer qu'à son ambition sanguinaire, il meurt à Foggia, dans la Pouille, âgé de soixante-cinq ans, et ne laisse au prince de Salerne, son héritier, que le royaume de Naples.

CHAPITRE TROISIÈME

La Sicile et le royaume de Naples sont séparés.—Robert, comte d'Artois, régent du royaume de Naples; Robert, duc de Calabre, roi de Naples.—Jeanne Ire, fille de Robert, épouse en 1333, André, fils de Charobert, roi de Hongrie.—André est assassiné à Averse en 1345.—Jeanne épouse Louis, prince de Tarente; le roi de Hongrie descend en Italie, venge en 1347 la mort de son malheureux frère, et fait jeter Durazzo par une fenêtre.—Jeanne rentre dans ses états.—Vend Avignon au pape.—La Sicile livrée à de nouvelles factions.—Mort de la reine Jeanne Ire, en 1382.—Anarchie.—Magistrature créée sous le nom de huit seigneurs du bon gouvernement.—Jeanne IIe monte sur le trône de Naples en 1414.—Caraccioli, grand-sénéchal du royaume de Naples et amant de la reine, est assassiné.—La reine Jeanne meurt en 1442.

C'est ainsi que les crimes de Charles d'Anjou, funestes à sa maison presque autant qu'à lui-même, marquent la séparation des deux royaumes.

Naples, pendant que son prince languit dans les fers, reste abandonnée à l'autorité de Robert, comte d'Artois, et du cardinal de Sainte-Sabine. Charles d'Anjou, emportant au tombeau la douleur de laisser son unique héritier entre les mains de ses ennemis, crut devoir les nommer régens par son testament.

Pierre d'Aragon ne jouit pas long-temps de ses triomphes et de sa nouvelle couronne. Se sentant proche de sa fin, il voulut assurer à ses fils la possession de la Sicile. Le pape Honorius refuse aux ambassadeurs de ce prince l'investiture de son héritage, et répond par une excommunication à la demande légitime du nouveau roi.

Les régens napolitains appuyaient de leurs armes impuissantes la haine ambitieuse du pontife, qui se flattait de l'autoriser bientôt par l'aveu et par le nom de Charles II d'Anjou, que l'entremise d'Édouard Ier, roi d'Angleterre, venait de tirer de sa prison. Mais il apprend que Charles, par le traité, a reconnu Jacques, second fils de Pierre d'Aragon, pour roi de Sicile.

Le pape irrité renouvelle la guerre, force ce même Charles de réclamer la couronne de Sicile à laquelle il venait de renoncer par un traité solennel, excommunie Alphonse frère de Jacques, pour avoir trempé dans ce crime, et fait croire à tous les princes de l'Italie qu'il peut seul annuler un traité conclu entre deux rois, par l'entremise d'un souverain.

Voilà donc Charles, contraint, au nom de la religion, d'être parjure, faisant la guerre au roi Jacques, contre sa conscience et la foi des sermens, et vainqueur, malgré lui-même, ménageant son ennemi dans ses victoires, pour se faire pardonner son infidélité.

Pendant cette guerre, Alphonse meurt; et Jacques son frère, souverain excommunié de deux royaumes en interdit, passe en Espagne pour se faire couronner roi d'Aragon.

Jacques se voyait deux puissans ennemis à combattre; Charles II, roi de Naples, et Philippe-le-Bel. Le pape avait relevé le premier de la foi des sermens comme d'un crime, et offrait au second la Sicile pour le comte de Valois, son fils: cette dangereuse position força Jacques à prendre le parti de sacrifier un de ses états pour se conserver l'autre; il renonça à la Sicile en faveur du roi de Naples.

Ce fut treize ans après les vêpres siciliennes, après treize ans d'une guerre défensive et meurtrière, que cette île malheureuse apprit la nouvelle effrayante d'un traité qui la rendait à la maison d'Anjou. Elle en frémit. La consternation y fut générale et causa le même effroi que la nouvelle des vêpres siciliennes avait produit chez la nation qui en fut la victime. Les États assemblés en tumulte se hâtèrent d'élire pour leur roi, Frédéric, troisième fils de Pierre d'Aragon.

Boniface ne fut pas plutôt informé de la nouvelle élection, qu'il accusa de supercherie le nouveau roi d'Aragon, et se crut trompé parce qu'il n'était pas obéi. Jacques courut à Rome dissuader le pontife; et pour le convaincre de son innocence, il ordonna à tous les Catalans et à ses Aragonois de sortir de Sicile. Blase d'Allagon se refusa à cet ordre dicté par la faiblesse, et parut à la tête d'une armée redoutable, croyant son maître trop puissant pour n'être pas légitime. Ce fut par un procédé aussi généreux que ce grand général fit un devoir aux principaux Aragonois de suivre son exemple.

Le peuple sicilien, préférant l'excommunication à la tyrannie, jurait à son prince de lui conserver la couronne au prix de son sang; et Frédéric garda généreusement un royaume qu'il ne pouvait céder sans ingratitude envers son peuple.

Le pape voyant que Charles, malgré ses victoires, désirait toujours la paix, et que Frédéric, malgré ses défaites, trouvait sans cesse dans l'amour de ses peuples des ressources inépuisables pour la guerre, craignit que l'accommodement ne se conclût sans sa participation. Il s'annonce alors en médiateur; mais se faisant de ce titre même une arme nouvelle contre le roi de Sicile, et cherchant le moyen d'ébranler la fidélité de ses sujets, il envoie à Messine le chevalier Calamandra sur un vaisseau chargé de pardons et d'indulgences promises à la rébellion, ruse odieuse et inutile. L'amiral sicilien Loria refuse l'entrée du port à ce dangereux navire, et répond par des signaux de guerre à ce ridicule envoyé de paix. Ce fut le dernier service que cet amiral rendit à sa patrie, qu'il va bientôt trahir pour passer au service étranger.

Alors Boniface, perdant tout retenue, défend à Charles de songer à la paix, et cherche à Frédéric un nouvel ennemi dans la personne de Jacques d'Aragon, son frère, qu'il arme enfin contre lui.

La flotte de Frédéric est enveloppée et vaincue au Cap-d'Irlande; mais le vainqueur lui-même, prévoyant une victoire assurée, avait, par un secret avis, prévenu le prince du danger qu'il courait sur la flotte: générosité qu'il exerçait à l'insu du pape et que méritait Frédéric, qui, dans la guerre même, osa croire au conseil d'un frère forcé d'être son ennemi.

Frédéric, plus heureux sur terre, remporte une victoire et fait prisonnier Philippe, prince de Tarente, fils de Charles d'Anjou; malgré ce dernier avantage, il demande la paix, unique désir des princes, unique espoir des peuples; le pape s'y oppose. Boniface appelle en Italie le comte de Valois; et flattant les vaines espérances de Marguerite de Courtenay, sa femme, à la couronne de Constantinople, il promet à ce prince un trône imaginaire, s'il veut participer au crime d'une usurpation réelle.

En effet, le comte arrive en Italie avec une armée formidable; et, secondé de Loria qui avait passé au parti napolitain, et du duc de Calabre, second fils de Charles, il fait une descente en Sicile. Frédéric, seul avec son peuple, résiste de toutes parts. L'armée ennemie se consume; la peste y joint ses ravages; et le comte de Valois s'en retourne avec opprobre: guerrier sans talent, incapable à la fois de ravir une couronne et indigne de la porter.

La paix se conclut enfin; et dans le traité qui portait que la Sicile retournerait à Charles ou à ses héritiers, après la mort de Frédéric, on remarque la condition que le pape impose à ce dernier, de régner sous le nom de Trinacrie.

Que prétendait Boniface? Son orgueil croyait-il s'épargner une humiliation, en donnant aux états que son ennemi conservait, le nom que la Sicile portait aux temps fabuleux?

Pendant ce long période, l'histoire particulière de Naples n'offre rien de remarquable. Ce royaume perdit avec regret Charles II, le plus juste et le plus fortuné de ses rois. Il était âgé de soixante-trois ans; il en avait régné vingt-quatre, après une longue captivité, à laquelle ce prince n'aurait peut-être jamais renoncé, s'il eût prévu l'injustice de trois papes consécutifs, et les mêmes malheurs dont son père avait été accablé.

Que penser de cette suite de papes, dynastie singulière de souverains étrangers l'un à l'autre, travaillant sans relâche pour des successeurs inconnus, adoptant près de la tombe un système d'ambition usurpatrice qu'ils soutiennent par des parjures et par des crimes, et auquel ils immolent, pour la plupart, les restes d'une longue vie dévouée jusqu'alors à la vertu?

Charles avait laissé, par son testament, la couronne de Naples à Robert, duc de Calabre, l'un de ses fils. Ce prince, occupé du bonheur de ses peuples, veillait au gouvernement intérieur de ses états, quand Frédéric de Sicile, ligué avec l'empereur Henri VII, et commandant la flotte combinée de Gênes et de Pise, vient descendre en Calabre et y commet des hostilités qu'il aurait poussées plus loin, sans la mort de l'empereur son puissant allié. Le roi de Naples vengea cette injure par une descente en Sicile, expédition inutile et malheureuse, suivie bientôt de la mort d'un fils tendrement aimé. Telle était l'estime de Robert pour le prince, qu'en apprenant sa mort il s'écria: «La couronne est tombée de dessus ma tête.»

Le roi de Naples, privé de son unique héritier, donna tous ses soins à l'éducation de sa petite-fille, la célèbre Jeanne. Mais cet aïeul si tendre préparait, sans le savoir, les malheurs de la jeune princesse; il voulait faire rentrer la couronne dans la branche à qui elle devait appartenir; il fit épouser à Jeanne, André II, fils de Charobert, roi de Hongrie, son neveu; le prince et l'infante, âgés l'un et l'autre de sept ans, furent fiancés. Le roi Charobert fit accompagner son fils d'un certain nombre de seigneurs hongrois ses gentilshommes, et du moine Robert son gouverneur. André prit à Naples le nom de duc de Calabre.

Cependant le roi de Naples, affligé de la faiblesse et même de l'imbécillité du jeune André, désigné son successeur, pressentant les intrigues du moine Robert et du parti des Hongrois, engagea ses peuples par serment à ne reconnaître que Jeanne sa fille pour leur souveraine, et déclara par son testament qu'elle régnerait seule.

Jeanne, après la mort de Robert son aïeul, ne fut pas long-temps à s'apercevoir qu'il avait tout prévu; mais jeune encore, trop faible pour répondre à ses sages précautions et soutenir ses droits, en conservant toujours le nom de reine, elle perdit bientôt l'autorité. Le pape, abusant de ces dissentions conjugales qu'il croyait favorables à ses desseins, protège le moine et le parti hongrois, contre les droits de la reine et le testament de son aïeul; il publie une bulle pour le couronnement du jeune André, politique funeste et intéressée qui devait entraîner la ruine du royaume.

Charles de Durazzo, prince du sang royal, s'était rangé du parti de la reine et des autres princes; les barons même, indignés de la puissance hongroise, avaient suivi son exemple. Tous s'étaient promis de prévenir les desseins de la cour de Rome et de se défaire du prince imbécille qu'on allait couronner. Le jour de la cérémonie approchait. André fut assassiné au sortir de la chambre de la reine, à Averse, où était la cour. On l'étrangla, et son corps fut jeté par une fenêtre.

La Reine, à dix-huit ans, veuve ainsi d'un prince qu'elle n'aimait pas, entendit les rumeurs et les soupçons du peuple; et tandis que le moine Robert et les Hongrois étaient encore dans la consternation, elle assemble son conseil, se justifie avec éloquence, et fait informer sur un crime qui venait de se commettre presque sous ses yeux.

Deux gentilshommes, peut-être innocens, furent punis de mort. Le pape veut connaître d'un attentat, suite funeste de sa bulle. Jeanne, loin de s'y opposer, envoie même à Louis, roi de Hongrie et frère d'André, un ambassadeur, et se marie bientôt à Louis, frère de Robert, prince de Tarente, fils de Charles II.

Mais le roi de Hongrie s'avance en Italie avec une armée formidable, faisant porter à la tête de ses troupes un étendard noir sur lequel on avait représenté la fin tragique de son malheureux frère. Jeanne épouvantée assemble son conseil; et jugeant que le vengeur est inflexible, elle se retire en Provence avec son nouvel époux, laissant à Naples son fils Charobert, âgé de trois ans, pour désarmer, s'il se peut, le vainqueur.

Louis, dont l'étendard annonce les projets, ne trouvant point de résistance, poursuit sa marche. Les villes lui font présenter leurs clefs; il y met des garnisons, sème partout l'épouvante; tout reste immobile à son aspect. Son armée s'arrête aux environs d'Averse. Louis reçoit au château le duc de Durazzo et tous les seigneurs qui viennent à sa rencontre, portant avec eux l'enfant Charobert dans son berceau; il passe avec eux dans la galerie; le signal est donné: les troupes hongroises se rangent en bataille; appareil de terreur! Louis s'informe du lieu de l'assassinat, et quelle est la fenêtre fatale. On lui montre l'un et l'autre. Le roi tire une lettre que Charles, duc de Durazzo, avait écrite et qui déposait contre lui; il ordonne qu'on étrangle ce prince, et que son corps soit jeté par la fenêtre où celui d'André son frère avait passé; il sort à l'instant d'Averse et marche à Naples. Le peuple en foule s'empresse de lui offrir les honneurs dus à son rang; il les refuse, fait raser les maisons des princes du sang, séjourne deux mois à Naples, en passe deux autres à parcourir ce royaume, laisse des officiers dans toutes les places, et retourne en Hongrie.

La reine cependant était venue trouver le pape à Avignon; elle y plaide sa cause en public, et le pontife reconnut son innocence. Il envoya même au roi de Hongrie un légat dont il connaissait l'éloquence et l'adresse. Mais Louis, maître de Naples, après la mort du jeune Charobert, devait être d'autant plus inflexible, que la politique et l'ambition se joignaient alors à la vengeance.

Telle fut pourtant l'habileté du légat négociateur, ou peut-être le noble désintéressement de Louis, que Jeanne obtint la permission de rentrer dans ses états.

La reine, dans le besoin d'argent où elle était, vendit Avignon au pape pour quatre-vingt mille florins d'or de Provence. Boniface, se doutant bien que le prix modique d'une acquisition si importante donnerait lieu à des réflexions désavantageuses, eut soin de prêter aux intentions de Jeanne un motif religieux, indiqué par ces paroles: «Plus heureux celui qui donne que celui qui reçoit.» Adroite citation de l'Écriture-Sainte, mais qui par malheur, aux yeux de la politique mondaine, ne lève pas entièrement les soupçons sur l'intégrité des juges et l'innocence de Jeanne.

La reine, avec les quatre-vingt mille florins du pape, vint descendre au château de l'Œuf, seule place qui lui restât dans son royaume. Les Napolitains la revirent avec joie; et le roi de Hongrie, ayant rappelé ses troupes et consenti à la paix, Jeanne et Louis son époux se firent couronner dans leur ville capitale.

Pendant les troubles de Naples, la Sicile, livrée aux factions des Palices et des Clermonts, princes du sang révoltés, n'avait pas été plus tranquille. L'infant don Juan, dont la régence habile avait dompté et puni les séditieux vendus à la maison de Naples, avait, malgré le pape et les factieux, négocié la paix avec la reine Jeanne, tandis que le roi de Hongrie lui disputait à elle-même sa couronne. Il se voit forcé d'appeler un évêque étranger pour le sacre du jeune Louis, les prélats du royaume refusant leur ministère à leur souverain.

Après la mort de l'infant, nouvelles calamités; le nouveau régent, le célèbre Blaze d'Allagon, trouve dans la reine-mère un appui des Clermonts et des Palices. Il voit sa souveraine favoriser ses ennemis personnels, protéger les factions, ne trouver qu'un ennemi dans le soutien de la couronne, et lui défendre de pénétrer dans le royaume. Cet ordre imprudent devient pour les deux partis un signal de carnage et de cruautés. Division générale; tout respire la guerre; et le peuple épouvanté déserte la patrie pour se retirer dans la Sardaigne et dans la Calabre.

On se flattait que la prochaine majorité du roi, réunissant tous les partis, allait rendre le repos à l'état, et dépouiller Palice d'un pouvoir dont il avait trop abusé. Vaine espérance! il jouit de la faveur et de l'amitié de son jeune maître, dont le nom va consacrer sa puissance; le peuple désespéré ne voit plus dans son roi qu'un instrument de la tyrannie de Palice, et qu'un chef de la faction élevée contre un régent choisi par la noblesse et estimé de la nation.

Palice avait osé persuader au roi de convoquer les états à Messine. Tout Palerme assiége le palais, demande la mort du ministre criminel, force les portes de la maison royale, et massacre Palice, presque sous les yeux de son maître.

Alors le désordre est au comble; les Clermonts refusent d'obéir au roi; et, protégeant la révolte de plusieurs villes du royaume, ils appellent en Sicile la reine Jeanne et Louis son époux. Cent douze places vendues ou surprises arborent l'étendard de Naples; et l'Europe, les yeux ouverts sur cette île malheureuse, juge de l'excès de ses calamités, en la voyant sacrifier sa haine pour le nom d'Anjou, et prête à passer sous les lois de cette maison détestée.

Le jeune Louis de Sicile meurt; Frédéric son frère lui succède, prince âgé de quatorze ans. Son règne n'est qu'une suite de désastres sous la régence de sa sœur, simple religieuse incapable de gouverner un monastère, et qui se trouve à la tête de l'état.

Jeanne de Naples et son époux entrent en triomphe à Messine; et Frédéric va perdre la Sicile. Mais il existe un homme qui veille sur sa destinée.

Blaze d'Allagon attaque l'escadre napolitaine, la disperse, et, malgré ses blessures, va battre sur terre le général qui assiége la place, sauvant ainsi par deux victoires en un jour, la Sicile et son roi. Ses succès amenèrent une paix générale que le pape ratifia enfin, ne pouvant plus s'y opposer.

Jeanne, de retour dans ses états, veuve de Louis, veuve encore du jeune prince de Majorque (car ses maris se succèdent rapidement), épouse en quatrièmes noces le jeune Othon duc de Brunswick: mariage imprudent, qui semblait annuler l'adoption qu'elle avait faite de Charles de Durazzo; c'était en effet l'écarter du trône attaché aux droits de la princesse Marguerite sa femme, héritière de Naples; et la naissance d'un fils qu'elle venait de lui donner rendait cette injure plus sensible et plus amère.

Le pape voyant matière à de nouveaux troubles, excité par l'intérêt de donner à son neveu la principauté de Capoue, et par l'orgueil de disposer d'un royaume, sert les projets de Durazzo. Il excommunie Jeanne, donne à Charles l'investiture du royaume de Naples par une bulle que le roi de Hongrie devait protéger de ses armes. Jeanne effrayée, cherche un appui dans la maison de France, en adoptant pour nouvel héritier Louis, duc d'Anjou. Charles de Durazzo, maître de la capitale et du royaume, pendant que l'armée d'Othon est campée aux environs de Naples, tient la reine assiégée dans le château neuf, et la force de capituler à cinq jours de trève. Le cinquième jour expire, le prince Othon présente alors la bataille à Durazzo; il est vaincu et fait prisonnier. La reine se rend au vainqueur, qui envoie consulter Louis de Hongrie sur le traitement qu'il doit lui faire. C'était demander la mort de Jeanne; Louis inflexible, toujours obstiné à la croire coupable du meurtre d'André son frère, prononce contre elle un arrêt de mort, dont Durazzo se rend exécuteur.

Bientôt le pape mécontent du nouveau roi, qui sans doute n'avait point assez payé ses services, appelle un autre duc d'Anjou en Italie. Ce prince paraît à la tête d'une puissante armée, et s'annonce par des succès rapides. Mais tout change encore; Durazzo sent la nécessité de ramener le pape; c'est ce qu'il fait par un traité avantageux pour la cour de Rome. Alors le Saint Père excommunie ce même duc d'Anjou, dont il venait de se servir, publie une croisade contre lui, et promet des indulgences à quiconque tournera ses armes contre ce prince. Durazzo, paisible possesseur du trône, va briguer celui de Hongrie vacant par la mort du roi Louis, et périt dans les troubles de ce royaume, livré comme celui de Naples aux fureurs des dissentions intestines.

Marguerite, veuve de Durazzo, plus incapable de gouverner que Jeanne elle-même, fait proclamer roi son fils, et ose se charger de la régence. Dans l'anarchie intolérable, fruit de son incapacité et de celle de ses ministres, ses peuples forcés de se gouverner eux-mêmes, se créent une magistrature sous le nom des huit seigneurs du bon gouvernement. C'était le temps du grand schisme qui produisit tant d'anti-papes. Ces huit seigneurs reconnaissent pour roi de Naples le fils du précédent duc d'Anjou, attiré comme son père en Italie par Clément, pape d'Avignon. Ce pontife lui avait donné l'investiture du royaume de Naples, à l'exclusion de Ladislas soutenu par Boniface II, onzième pape de Rome: moment curieux de l'histoire, où l'on voit deux princes se disputer un royaume, à la solde l'un et l'autre de deux pontifes qui se disputent la thiare. Ce fut Ladislas et le pape romain qui l'emportèrent sur Louis d'Anjou et son pape d'Avignon. Sa mort, effet d'une vengeance vile et atroce[28], laisse le trône à Jeanne II, sa sœur.

Jeanne, dont les mœurs influèrent sur les révolutions du gouvernement, était déjà connue par ses faiblesses avant de monter sur le trône. Le rapprochement des différents traits relatifs à son règne et consacrés par les historiens de Naples, forme un tableau assez semblable à celui que présentent quelques-uns de ces romans français, fondés sur le mélange de la galanterie et des intrigues de cour. L'histoire contemporaine, en parlant de cette princesse qui descendait quelquefois de son rang, est forcée de descendre elle-même de sa dignité.

Pandolphe-Alopo, amant choisi dans un ordre inférieur, et devenu trop rapidement grand-sénéchal du royaume, ne sut pas se faire pardonner les bontés de sa souveraine. Jeanne, soit pour appaiser les murmures du peuple, soit pour assurer la tranquillité de l'état, prit le parti de se marier. Jacques comte de la Marche, prince de la maison de France, fut l'époux qu'elle préféra. Il devait, aux termes du traité, s'en tenir au titre de gouverneur-général du royaume. Mais la flatterie ou le mécontentement des seigneurs, députés par la cour de Naples, lui donna le nom de roi, et trompa de cette manière les précautions et la politique de la reine.

Jacques distingue, parmi les députés, Jules-César de Capoue. Ce seigneur, excité par le mouvement d'une reconnaissance indiscrète, ou par le désir de devancer dans la confiance de Jacques les courtisans ses rivaux, apprit au comte de la Marche les préférences dont la reine son épouse honorait depuis long-temps Pandolphe Alopo.

Jeanne, informée de l'empressement des seigneurs à se donner un maître, crut devoir confirmer, dans une assemblée publique de la noblesse, le titre que le comte de la Marche son époux venait de recevoir en arrivant.

Jacques fut donc proclamé roi. Son premier acte de souveraineté fut de condamner Pandolphe à perdre la tête sur un échafaud. Il se donnait, pour venger des injures antérieures à son mariage, des soins qu'il aurait mieux valu prendre pour en prévenir de nouvelles. Des lecteurs français sont affligés de voir un prince de leur nation se souiller d'une cruauté que suivit bientôt un ridicule, augmenté encore, comme on le verra, par la perte d'une couronne.

La reine dissimula son ressentiment. Surveillée par un vieil officier français, elle attendait de ses disgraces le retour de la faveur du peuple napolitain, étonné d'une jalousie française. La cour revint la première; les seigneurs qui, depuis la chute de Pandolphe, s'étaient flattés d'obtenir les premières places, s'indignèrent de les voir toutes accordées à la nation du prince. Ils s'aperçurent que Jeanne était captive, et trop étroitement gardée: on le fit remarquer au peuple.

En ce moment, Jules-César de Capoue, qui croyait sans doute avoir de grands droits à la reconnaissance du prince, et mécontent de se voir oublié, forme contre le roi une conspiration que son imprudence confie à la reine. Il espérait que Jeanne lui pardonnerait, en faveur d'une conjuration formée contre son mari, la confidence faite autrefois contre son honneur à ce mari même. Mais la reine accordant l'intérêt de son ressentiment avec celui de sa délivrance, obtient sa liberté, en immolant César et son secret, et en avertissant le roi d'un attentat dont elle sut lui ménager une preuve incontestable.

Le criminel est puni, et la reine libre un moment se hâte de paraître en public; le peuple la revoit avec joie; on craint une détention nouvelle; on s'empare de sa personne; et tandis que la multitude demande à grands cris la liberté de Jeanne, les grands, mêlant leur intérêt particulier à la rumeur populaire, demandent impérieusement les premières charges de la couronne.

Le roi, forcé de capituler, accorde tout. Parmi les seigneurs napolitains que ce monarque venait d'honorer de dignités nouvelles, parut Caraccioli, élevé au rang de grand-sénéchal. Il réunissait tous les dons de la figure et de l'esprit. Le choix de la reine (car il fallait un choix) se décida pour Caraccioli, et sa passion devint publique.

L'adresse du favori, habile à ménager les grands, à s'assurer du peuple, mit bientôt le roi dans les fers de son épouse; et son appartement devint sa prison. Mais abusant alors de l'accroissement de son crédit, bientôt son pouvoir chancèle; le peuple tourne contre l'amant le même ressentiment qu'il venait de montrer contre l'époux. La cour de Naples députe au roi de France; et croira-t-on que ce monarque s'adresse au pape pour venger l'injure faite à un prince de sa maison?

Caraccioli prévoit l'orage; mais ne paraissant s'occuper que des intérêts de la reine devenus les siens, il prend le parti de s'immoler; et trompant ses ennemis, il dicte lui-même l'arrêt de son exil, le roi Jacques étant toujours détenu.

Du lieu de sa retraite, cet adroit courtisan parvint à regagner la confiance du pape et à rassurer les princes du sang; il reparaît l'année suivante à la cour, et fait couronner publiquement sa souveraine, sans que le nom de son époux soit prononcé: exclusion tacite, mais cruelle, qui le vengeait d'un souverain son rival.

Le roi Jacques, avili par une longue captivité, haï de la reine et méprisé de son peuple, libre enfin, repasse en France, comte de la Marche, et va mourir moine au fond d'un cloître.

On appelle contre le pouvoir de Caraccioli, appuyé de la reine, un Louis III, duc d'Anjou, contre lequel Jeanne appelle à son tour Alphonse, roi d'Aragon et de Sicile, qu'elle adopte pour son héritier; mais bientôt elle est forcée d'adopter, contre cet Alphonse, ce même Louis III qui venait d'être battu par lui: alternatives d'adoptions, qui furent plus funestes à Jeanne que la variété de ses galanteries.

Après ces troubles, où s'était consumée la jeunesse de la souveraine et du favori, le favori n'aimant plus, n'étant plus aimé, eut l'imprudence de se croire encore nécessaire. Un jour, il exigeait de Jeanne une grâce nouvelle, et la demandait avec fierté. Surpris d'un refus, le premier qu'il eût reçu d'elle, il se livra à toute la violence de son emportement; et la reine porta les marques d'un outrage impardonnable à l'amour même. Les courtisans obtinrent de la reine l'ordre d'arrêter son ancien favori.

La haine publique alla plus loin que son ordre; et Caraccioli fut massacré. La reine ne lui survécut pas long-temps. Avant de mourir, elle avait vu descendre au tombeau Louis III d'Anjou, dont elle s'était fait un appui par adoption, contre Alphonse également adopté par elle. Son testament substitua à Louis III d'Anjou, René son frère. C'est ce même René qui, depuis chassé du royaume de Naples par Alphonse, et passant dans sa fuite par Florence, eut la faiblesse de recevoir du pape l'investiture d'une couronne qu'on venait de lui ravir.

CHAPITRE QUATRIÈME.

Les deux royaumes de Naples et de Sicile sont réunis.—Alphonse d'Aragon est reconnu roi par le pape Eugène.—Nicolas V, pape vertueux.—Mort d'Alphonse en 1458.—Calixte III, nouveau pontife, renouvelle les troubles en appelant encore la maison d'Anjou au trône de Naples.—Scanderberg vient au secours de Ferdinand, roi de Naples.—Nouvelle guerre civile.—En 1489, le comte de Sarno et Petruccio sont décapités.—Charles VIII, héritier des droits de la maison d'Anjou au trône de Naples, entre en Italie à la tête d'une armée.—En 1494, Charles VIII s'empare de Naples.—Louis XII veut faire revivre ses droits et sa qualité de roi de Naples.—Partage du royaume de Naples avec le roi d'Espagne.—Frédéric, fils de Ferdinand, et prince vertueux, est enfin reconnu roi, mais est obligé de céder aux forces de la France et de l'Espagne réunies.—Discussions nouvelles entre les Espagnols et les Français.—Les Français sont battus et obligés de quitter l'Italie.—Louis XII renonce à la couronne de Naples.—En 1506, le royaume de Naples et de Sicile passe pour toujours sous la domination espagnole.—Le royaume de Naples est opprimé par les vice-rois d'Espagne.—Sédition de Mazaniello en 1647.

Après la mort de Jeanne II, et la retraite de René d'Anjou, Alphonse, déjà roi d'Aragon et de Sicile, devenait encore possesseur de Naples: deux fois il avait été adopté par Jeanne; mais le fruit de cette double adoption lui était ravi par les droits que le pape et le testament de la reine avaient donnés à René d'Anjou. Les armes à la main, il veut annuler le choix de la reine, son testament et l'investiture du pontife en faveur de la maison d'Anjou; et en souverain habile, il légitima les droits de la force par le sceau de l'autorité pontificale, toujours imposante en Italie. Il fit demander en même temps l'investiture de Naples à Eugène de Rome et à Félix d'Avignon, promettant de reconnaître pour pape le premier qui le reconnaîtrait pour roi. Félix se trouvait lié aux intérêts d'Anjou, et attendait tout de la France; ce fut donc Eugène qui, profitant des offres d'Alphonse, ratifia par une bulle les premières adoptions et sa dernière conquête.

La Sicile gouvernée par des vice-rois, sous un prince assez puissant pour maintenir la paix, assez éclairé pour protéger les arts, jouissait depuis quelques années d'une heureuse tranquillité et d'une situation florissante. Naples partagea bientôt la même félicité, et dut aux soins du monarque, qui préférait le séjour de cette ville, plusieurs de ses embellissemens. Naples et la Sicile respirèrent donc sous un prince ami de ses peuples, des lois et des lettres, refuge et protecteur des savans qui s'exilaient en foule de Constantinople, et dont il sauva même quelques-uns des bûchers de l'Inquisition. Aragonais, Siciliens, Napolitains, tous se crurent compatriotes sous un monarque qui partageait entre eux ses soins et sa présence, et qui suffisait au bonheur de tant de peuples. Il s'en occupa d'autant plus constamment qu'une fois établi sur le trône, il eut moins que ses prédécesseurs à lutter contre l'ambition des papes, et qu'il put être bienfaisant avec sécurité. C'est de son temps que monta sur la chaire de Saint-Pierre le vertueux Nicolas V, élu malgré lui-même, homme à jamais respectable, qui, après le schisme d'Occident, nomma doyen du sacré collége son concurrent détrôné, l'anti-pape Félix. Ce pontife dédaignant le faux honneur de briller dans les fastes de la cour de Rome parmi les papes, soutiens de l'ambition pontificale, lui préféra l'honneur véritable de laisser un nom cher à l'humanité. Il partagea avec Alphonse la gloire de faire oublier à l'Italie les calamités qui l'affligeaient depuis long-temps; mais comme si le royaume de Naples eût été destiné à expier, par un des fléaux de la nature, la tranquillité dont il jouissait sous Alphonse, un affreux tremblement de terre engloutit cent mille de ses sujets[29].

Ce désastre fut bientôt suivi de la mort d'Alphonse, monarque vraiment digne de l'être, à la mémoire duquel on ne peut reprocher que quelques faiblesses, entre autres celle qu'il eut pour Ferdinand, son fils naturel. Il l'avait nommé son successeur, et avait obtenu pour lui une bulle d'investiture, peu de temps avant sa mort, laissant à son frère don Juan, déjà roi de Navarre, l'Aragon et la Sicile. Ce fut une faute qui fit après lui le malheur du royaume de Naples, que don Juan aurait pu protéger de toute la puissance aragonaise et sicilienne; c'était le seul moyen d'en imposer à l'ambition des papes. En effet, Calixte III, qui, après la mort de Nicolas V, avait repris l'ancien système pontifical, et qui avait déjà inquiété les dernières années d'Alphonse, préparait de nouvelles traverses à Ferdinand, possesseur d'un seul royaume abandonné à lui-même. Dès-lors, la branche napolitaine d'Aragon devint l'objet de la jalousie des pontifes, encouragés par l'espérance d'en consommer la ruine. Calixte rappelle en Italie René et Jean d'Anjou; il fomente, il irrite les troubles intérieurs du royaume, et pousse l'emportement jusqu'à soulever contre Ferdinand la puissance ottomane.

Le roi de Naples allait succomber sous tant d'ennemis, lorsque le fameux Scanderberg, se rappellant les grands services qu'il avait reçus du père de ce prince, vola à son secours, et le délivra de tant de puissances liguées pour la ruine de ses états. Après cette espèce de triomphe, le monarque eut la faiblesse d'abandonner le gouvernement au naturel féroce et indomptable d'Alphonse son fils, ce qui attira sur lui la haine et le courroux des barons napolitains. Une conspiration se forma sur-le-champ; le comte de Sarno et Petruccio, secrétaire du monarque, sont à la tête; et le pontife, pour profiter de ces temps orageux, appelle de nouveau en Italie un petit-fils de René d'Anjou.

Ferdinand découvrit le complot, et montra aux conjurés une fermeté qui ne leur laissait aucun espoir d'échapper aux supplices. Les barons audacieux osèrent lui faire des propositions qui étaient très-avantageuses aux rebelles. Le roi dissimula son ressentiment, et crut ne pas devoir les rejeter, en attendant qu'il pût faire repentir des sujets d'avoir traité avec leur souverain. Le pape, le roi d'Aragon et le vertueux Frédéric frère d'Alphonse furent garans du traité, qui par-là devenait respectable à Ferdinand; mais un cœur accoutumé au crime ne connaît rien de sacré.

Lorsque les esprits furent calmes, et que la haine ou la crainte eurent cédé à la sécurité, Ferdinand fit éclater une vengeance odieuse et terrible. Le comte de Sarno, entièrement rassuré par les bontés qu'il recevait chaque jour du monarque, mariait sa fille au duc d'Amalfi, et les noces se célébraient à la cour dans le palais même qu'habitait le roi. On se livrait à l'allégresse; la scène change: la fête devient une désolation. Le roi, sans respect pour sa parole, pour les droits de l'hospitalité, pour le nom du pape et du roi d'Espagne garant du traité d'amnistie, fait arrêter le comte de Sarno et tous ceux qu'il croit ses complices. Le comte, Petruccio et ses enfans sont décapités dans la cour du château. Une foule de noblesse est proscrite, leurs biens confisqués et envahis. Le roi devient l'horreur du peuple et des nations étrangères. Mais par une fatalité odieuse, et qui révolterait encore davantage si le crime n'était pas lui-même sa punition, Ferdinand, après cet attentat, ne laissa pas de régner six ans, dans une paix et une tranquillité dont il n'avait pas joui jusqu'alors. Ce fut son fils, bientôt son successeur, qui sembla porter la peine tardive des forfaits arrachés à la faiblesse de son père.

Charles VIII, roi de France, venait, en montant sur le trône, d'acquérir des prétentions au royaume de Naples. Le comte du Maine, héritier de René, avait, à l'exclusion de son neveu, légué par testament les droits de la maison d'Anjou à Louis XI, son cousin germain. La vieillesse de ce monarque, livrée toute entière dans le sein de son royaume à l'exercice pénible de la tyrannie, et consommant chez lui l'ouvrage de la servitude publique, avait négligé ces droits que réclama bientôt l'ambition mal conseillée du jeune Charles. Le nouveau roi de France apprend que le pape Alexandre VI vient de donner à Alphonse l'investiture de Naples, que Charles demandait pour lui-même. Il lève une armée, descend en Italie; et une terreur panique avait déjà saisi Alphonse, qui, déposant la couronne entre les mains de son fils Ferdinand II, va cacher dans un cloître la honte de son règne et les remords de sa vie. Il y mourut dans les convulsions d'un désespoir féroce; et sa mort désirée si long-temps, parut encore trop tardive à ses peuples.

Charles marche droit à Rome, s'en rend maître, demande au pape l'investiture de Naples. Le pontife lui répond naïvement qu'il faut attendre que sa conquête soit plus avancée. Charles sort de Rome, va s'emparer de Naples déjà abandonnée par son souverain. Il confie les places conquises à des gouverneurs, qui, par une conduite téméraire et violente, aliènent les peuples et indisposent tous les souverains d'Italie. Le vainqueur va se trouver réduit à repasser en France; mais il fallait s'en ouvrir le passage à travers des armées ennemies; il fallait protéger sa retraite par une victoire, et triompher pour fuir. C'est l'avantage que procura la brillante journée de Fornoue.

Alexandre VI, intimidé par Charles qui le menaçait d'un concile où devait être déposé un pontife qui déshonorait la tiare, avait enfin accordé au roi de France l'investiture de sa conquête; mais cette investiture lui devenait inutile, ainsi que son couronnement, célébré avec tant de faste à Capoue. A peine est-il repassé en France que Ferdinand II est rentré dans Naples; il y meurt, et sa mort est bientôt suivie de celle de Charles VIII.

Louis XII, son successeur, qui avait de son chef des droits sur le duché de Milan, se porte pour héritier des droits de Charles VIII sur Naples, et s'en était déjà qualifié roi. L'inutile campagne de Charles en Italie avait coûté à la France le Roussillon et la Cerdagne, qu'il avait fallu céder à Ferdinand-le-Catholique, pour acheter son inaction. Louis XII, destiné à être encore plus trompé par ce prince que ne l'avait été Charles VIII, craignant d'être traversé, dans sa conquête par les prétentions du roi d'Espagne, conclut avec lui un traité par lequel ces deux monarques se partageaient le royaume de Naples, qu'ils devaient tous deux attaquer en même temps.

On vit donc deux rois, l'un nommé très-chrétien, l'autre le catholique, unis pour dépouiller un souverain légitime, demander au pape Alexandre VI, opprobre du saint-siége, la permission de partager sa dépouille, et dans l'instant où ce pontife est en liaison publique avec le Turc, lui représenter ce pacte unique et révoltant comme un traité religieux qui bientôt va réunir et armer les chrétiens contre les infidèles. Quelle fut la victime de cette union perfide? c'est le vertueux Frédéric, second fils de Ferdinand Ier, qui, lors de la conjuration des barons napolitains, était déjà tellement estimé qu'on le força de servir de garant à son père, et qui toujours plus cher à la nation, venait de parvenir au trône par droit d'hérédité; c'est lui que l'on vit chassé de ses états par les armes de deux rois ligués, venir recevoir une pension du roi de France et mourir bientôt après, en Touraine, laissant une veuve et des enfans que Louis s'engage par un traité solennel à laisser manquer de tout[30].

Fatalité étrange qui choisit le vertueux Louis XII pour être l'instrument d'une iniquité si cruelle et dont il ne retira aucun avantage! Les Français et les Espagnols furent unis, tant qu'il fallut conquérir; mais ils se brouillèrent bientôt, lorsqu'ils n'eurent plus qu'à jouir de leurs conquêtes; il s'éleva, pour le partage de la dépouille de Frédéric, une discussion entre le général espagnol et le vice-roi français.

Nemours, il faut l'avouer, fut l'agresseur; il remporta une victoire sur les Espagnols; mais Gonsalve, mieux secondé par sa cour, reprit bientôt l'avantage et chassa les Français battus de tous côtés. Louis souhaite la paix. Ferdinand consent à traiter. Mais tandis qu'il envoie en France des ambassadeurs à la tête desquels est l'archiduc Philippe son gendre, il ordonne à Gonsalve de poursuivre la conquête de Naples. Qu'arriva-t-il? Il reçoit à la fois la nouvelle d'une victoire de son général et la nouvelle du traité conclu par Philippe avec le roi de France. Il fait à l'archiduc l'outrage de le désavouer à la face de l'Europe. C'est alors que son gendre put répéter ces mots d'un prince contemporain sur le roi catholique: «Je voudrais, quand il fait un serment, qu'il jurât du moins par un dieu auquel il crût.»

Louis XII, étonné de la perfidie du roi d'Espagne, s'indigne et veut armer; mais l'épuisement de la France l'oblige à sacrifier son juste ressentiment. De nouvelles circonstances amènent enfin un traité par lequel il renonce entièrement au royaume de Naples, en donnant pour épouse à Ferdinand, Germaine de Foix sa nièce.

Ainsi, ces longues et ruineuses prétentions de la maison de France sur le royaume de Naples n'eurent d'autre effet que d'assurer à cette princesse un mariage illustre et malheureux.

La cour de France vit, dans ce traité, la cession d'un droit litigieux sur un royaume qu'elle venait de perdre. Celle d'Espagne y vit la possession tranquille d'un royaume usurpé, dont elle jouirait désormais, sans craindre pour l'avenir les réclamations d'une maison rivale et puissante, et se hâta de faire un voyage dans ses nouveaux états. Mais ce voyage, que sa politique crut nécessaire, montrant de près aux Napolitains leur nouveau maître, diminua leur admiration, et prouva qu'un prince peut remplir l'Europe de sa renommée, sans que sa personne mérite aux yeux de ses sujets les respects prodigués à son nom.

Où l'intérêt et l'action cessent, l'histoire devrait s'arrêter. Mais nous devons un coup-d'œil aux principaux événemens dont Naples ou la Sicile furent les théâtres sous les vice-rois espagnols, ou dans les révolutions qui leur donnèrent de nouveaux souverains. Devenues provinces d'Espagne, malheureuses obscurément, l'ambition fastueuse de Charles-Quint les traita comme un pays de conquête.

La tyrannie sombre et tranquille de Philippe II pesa sur elles plus encore que sur le reste de ses sujets. Sous ses successeurs, Philippe III et Philippe IV, l'Espagne, accoutumée à se croire puissante, et cherchant à prolonger sa méprise, sans cesse affamée d'hommes et d'argent, leur demanda ce que lui refusaient tant d'autres provinces épuisées. Un vice-roi osait-il, dans les temps de calamités, faire des représentations à la cour de Madrid? c'était demander son rappel. De cette oppression naquirent des tumultes populaires ou des conspirations réfléchies.

Le joug espagnol devint si odieux, qu'on vit à cette époque Naples sans cesse déchirée par des factions, n'offrir, pendant un long espace, que des scènes d'horreur.

Les trois frères Imperatori appellent François Ier en Italie, et s'engagent à lui en ouvrir les barrières. Campanella, moine calabrois, conçoit la folle idée d'ériger Naples en république, et porte partout l'étendard de la révolte. Alessi brave la puissance législative, et oblige les souverains à révoquer un impôt sur les grains. En vain un insensé gouverneur de Palerme, forcé de diminuer le prix du bled, crut y suppléer en diminuant le poids du pain.

Mais l'histoire ne nous présente pas de calamités aussi effrayantes que celle où Mazaniello plongea ce royaume; cet homme de la plus basse extraction, alliant à un caractère féroce une âme téméraire et hardie, entreprit de faire abolir les impositions que le duc d'Arcos, alors vice-roi de Naples, venait de mettre sur les fruits et les légumes, nourriture ordinaire du peuple. Le 7 juillet 1647, s'étant mis à la tête d'une troupe de mécontens, tous gens de son état, et aussi déterminés que lui, le nombre des séditieux augmenta bientôt à tel point que le duc d'Arcos fut obligé de se réfugier dans une des principales forteresses de la ville.

Encouragés par cette faiblesse du vice-roi, les révoltés, au nombre de plus de cinquante mille, ayant mis Mazaniello à leur tête, se portèrent à tous les excès et tous les désordres dont est capable une multitude effrénée; les prisons furent ouvertes, les maisons des principaux nobles livrées aux flammes, et toute la ville pendant six jours, entièrement abandonnée au pillage.

Ce souvenir funeste remplit encore d'effroi les habitans de Naples, dont les pères furent témoins de cette horrible catastrophe; il n'y eut peut-être jamais d'exemple plus frappant de la fureur d'un peuple révolté, mais en même temps de son inconstance et de sa légèreté. Mazaniello ne pouvant soutenir le poids de la puissance et de l'autorité sans bornes à laquelle il avait été élevé, et se croyant tout permis, se porta à des actions si extravagantes et si cruelles, qu'il devint en horreur à ce même peuple qui la veille venait de le regarder comme son dieu tutélaire. Il fut lui-même massacré; on porta sa tête en triomphe au bout d'une pique, et son corps fut traîné avec ignominie.

A peine la tranquillité commençait-elle à renaître dans Naples, que le duc de Guise vint encore la troubler; mais sa tentative sur cette ville est l'exploit d'un aventurier magnanime qui, cherchant à rappeler les souvenirs des prétentions de ses ancêtres sur une souveraineté, court à la gloire plutôt qu'au succès dans une entreprise audacieuse, et entend presqu'au moment de sa retraite, les instigateurs de son projet, heureux d'échapper au châtiment, remercier le ciel par des Te Deum de la fuite du prince qu'ils avaient nommé le protecteur de la liberté.

La protection donnée par Louis XIV aux Messinois qui venaient d'arborer l'étendard de la révolte, est une de ces diversions qui n'ont pour objet que d'inquiéter une puissance ennemie. Louis XIV, vainement reconnu à Messine, abandonne les révoltés au ressentiment de la cour de Madrid, et sacrifie les Messinois au besoin de la paix, par le traité de Nimégue.

Depuis cette époque, nulle révolution à Naples ni en Sicile, jusqu'au moment où, pendant la guerre de la succession, les armes impériales, heureuses entre les mains du prince Eugène, mettent Naples sous le pouvoir de l'empereur, en dépit de la fidélité qu'elle venait de jurer à Philippe V.

Le traité d'Utrecht donne la Sicile à Victor Amédée, duc de Savoie, celui de tous les princes qui était le plus éloigné d'y prétendre.

L'empereur traite avec le duc de Savoie, qui reçoit la Sardaigne en échange. La Sicile reconquise par les Espagnols, reprise de nouveau par l'empereur, passe enfin dans les mains de don Carlos, à qui le cardinal de Fleury fait assurer le prix de ses exploits et la couronne des Deux-Siciles par le traité de Vienne du 15 mai 1734.

Les deux états, heureux sous la domination de don Carlos, comptent parmi ses plus grands bienfaits, celui d'avoir été préservés de l'Inquisition.

Ferdinand VI, roi d'Espagne, son frère, étant mort, don Carlos lui succéda sur le trône d'Espagne, et remit la couronne de Naples à son troisième fils, Ferdinand IV, en 1759, époque d'un gouvernement enfin tranquille et heureux, sous le règne de la branche espagnole de la maison de Bourbon.


NOTES:

[A] Tableaux de la Révolution Française, ou Collection de quarante-huit Gravures représentant les événemens principaux qui ont eu lieu en France, depuis la transformation des États-Généraux en Assemblée Nationale, le 20 juin 1789; ouvrage dont le texte primitif est de Chamfort, mais que M. Auber, son éditeur, fit refaire à plusieurs reprises, selon que la France changeait de mode de gouvernement, afin qu'il fût toujours au niveau des opinions qui régnaient.

[1] Mémoires de Condorcet sur la Révolution Française, t. II, pag. 145 et suiv.

[2] Le duc d'Orléans, guillotiné le 6 novembre 1793.

[3] Le fils du maréchal de Richelieu.

[4] Allusion à l'ancien proverbe populaire: «On ne passe jamais sur le Pont-Neuf sans y voir un moine, un cheval blanc et une catin.»

[5] L'Encyclopédie.

[6] M. Turgot.

[7] M. Goupilleau, député de la Vendée, dont le patriotisme ne s'est pas démenti un seul moment.

[8] Il est à remarquer que, quelques jours après la fuite de M. de Lambesc, le peuple s'étant porté en foule à sa maison pour la détruire, la garde nationale, quoique partageant le ressentiment de chaque individu contre cet homme féroce, n'en fut ni moins prompte ni moins zélée à la préserver de l'incendie.

[9] M. Le Grand de Saint-René, le même qui avait reporté, dans la grande salle, le drapeau de la ville qu'on en avait enlevé.

[10] Il était homme à le faire, dit M. Dussaulx, un de ses collègues, auteur de l'intéressant ouvrage intitulé: De l'Insurrection parisienne. Qu'il nous soit permis de saisir cette occasion de rendre hommage à la vertu de cet homme respectable, qui était patriote par ses mœurs long-temps avant la révolution. Ce sont là les véritables et peut-être les seuls.

[11] M. Pioret.

[12] M. Dubois-Crancé.

[13] Croirait-on qu'un d'entre eux s'était persuadé qu'il était possible de faire ouvrir les théâtres le mardi 14 juillet, et qu'il en avait donné l'ordre?

[14] M. Thuriot de la Rosière.

[15] C'est le sentiment qu'éprouva M. Dussault, et qu'il exprime en ces propres termes, que nous avons cru devoir consacrer.

[16] La Bastille a renfermé, à la même époque, un enfant de six ans et un vieillard de cent onze. On y a vu même un Chinois, que les jésuites y avaient fait mettre en 1719.

[17] On y suppléa par quelques mouchoirs blancs attachés ensemble.

[18] Député de son district.

[19] Son nom était le marquis de Pelleport.

[20] Mirabeau.

[21] M. Mandar est le traducteur de l'excellent livre de Needham intitulé: De la Souveraineté du peuple, et de l'excellence d'un État libre.

J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
Tenté leur patience, et ne l'ai point lassée.
Britannicus, acte IV, scène IV.

[23] Voyez le discours de M. Lalli-Tolendal, dans la séance du 22 juillet 1789.

[24] Vos enim ad libertatem vocati estis. S. Paul.

[25] On appelle poudre de traite une espèce de poudre particuliére qui n'a presque point de portée, et qu'on réserve pour le commerce de la côte de Guinée, pour la traite des nègres.

[26] Philippe-Joseph Égalité.

[27] Un cure-dent empoisonné par un de ses ennemis consuma ses gencives. Le poison se communiqua rapidement à toutes les parties de son corps, qui ne fut bientôt plus qu'une plaie. Déchiré par les douleurs, on le porta vivant sur un bûcher.

[28] Ce prince aimait la fille d'un médecin de Pérouse. Le père gagné, dit-on, par les Florentins, donne à sa fille un mouchoir dont le contact devait irriter les desirs et même fixer le cœur de son amant. Ladislas et sa maîtresse furent également victimes de cette ruse abominable. Ils moururent l'un et l'autre d'une maladie de langueur.

[29] Le roi assistait à la messe; aux premières secousses du tremblement de terre, tout le monde sortait avec effroi; le prêtre même quittait l'autel: Alphonse le retient et lui ordonne d'achever le sacrifice.

[30] Louis fut fidèle à cet odieux article de son traité avec Ferdinand. La veuve de Frédéric ayant refusé de se remettre avec ses enfans au pouvoir du roi catholique, se retira à Ferrare; ils y moururent tous dans la misère, Louis XII et le roi catholique, leur parent, ne leur faisant passer aucun secours.

FIN DU SECOND VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE SECOND VOLUME.

pages
Avant-Propos. 1
Caractères et Anecdotes. 5
Tableaux historiques de la Révolution Française.
Introduction. 159
Ier Tableau. Serment du Jeu de Paume. 171
IIe Délivrance des Gardes-Françaises. 180
IIIe Première Motion du Palais-Royal. 187
IVe Sortie de l'Opéra. 195
Ve Triomphe de MM. d'Orléans et Necker. 201
VIe M. le colonel du Châtelet sauvé par les Gardes-Françaises. 206
VIIe Le prince de Lambesc aux Tuileries. 215
VIIIe Action des Gardes-Françaises contre Royal-Allemand. 224
IXe Départ des troupes du Champ-de-Mars pour la Place Louis XV. 232
Xe Incendie de la barrière de la Conférence. 240
XIe Le peuple gardant Paris. 246
XIIe Pillage de St-Lazare. 256
XIIIe Enlèvement d'armes au Garde-Meuble. 267
XIVe Prise des armes aux Invalides. 274
XVe Assassinat de M. de Flesselles. 284
XVIe Prise de la Bastille. 293
XVIIe Assassinat de M. de Launay. 303
XVIIIe Nuit du 14 au 15 juillet 1789. 321
XIXe Transport des canons de Paris à Montmartre. 322
XXe Le Roi à l'hôtel-de-ville de Paris. 332
XXIe Assassinat de Foulon. 341
XXIIe Service à St-Jacques-de-l'Hôpital en l'honneur de ceux qui sont morts à la Bastille. Sermon de l'abbé Fauchet. 351
XXIIIe Émeute populaire. Danger du marquis de la Salle. 361
XXIVe Enlèvement de canons de différens châteaux et leur transport à Paris.—Effets de l'abolition subite des droits féodaux. 367
XXVe M. de Besenval escorté par la Basoche. 376
XXVIe Députation des femmes artistes, présentant leurs pierreries et bijoux à l'Assemblée nationale. 381
Précis historique des Révolutions de Naples et de Sicile.
Chap. Ier. 390
IIe. 404
IIIe. 428
IVe. 448

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU SECOND VOLUME.

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