Œuvres complètes de Chamfort (Tome 2): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.
ONZIÈME TABLEAU.
Le peuple gardant Paris.
Après ce grand spectacle d'un empire qui ose prétendre à se régénérer, et qui renouvelle les bases du contrat politique qui doit unir vingt-cinq millions d'hommes, s'il est un tableau digne d'attacher tous les regards, c'est celui que présente une ville immense, capitale de cette empire, menacée de sa ruine entière par la chûte subite de toutes les autorités légales, contrainte de passer précipitamment d'un régime à un régime opposé, et réduite, dans ce passage trop rapide, à se défendre contre les attaques du despotisme, sans avoir eu le temps d'organiser en quelque sorte la liberté. Quelle devait être la terreur de tous les bons citoyens, dans une ville où se réunissaient toutes les corruptions, celle de l'excessive opulence et celle de l'extrême misère, asile de quelques vertus, mais à coup sûr, repaire de tous les vices, et recelant dans son sein les ennemis mortels du nouvel ordre politique qui s'établissait pour la France, armés de tous les moyens qu'ils avaient en leur pouvoir!
Heureusement le ministère avait lui-même brisé une partie de ses propres trames, par la menace prématurée d'une attaque ou d'un siége, menace qui sur-le-champ rallia, pour la défense de Paris, une portion nombreuse des agens du despotisme ou de ceux qui tenaient de lui leurs moyens d'existence. La plupart, ayant dans la capitale leur famille, leur domicile, leurs propriétés, se trouvaient intéressés à prévenir les désastres accidentels qu'entraîne après soi l'invasion violente d'une force étrangère et armée. C'est ainsi que, par la faute du ministère, ils se trouvaient placés entre deux sentimens, dont le plus impérieux les forçait de voler au danger le plus pressant. Plusieurs combattirent pour la liberté naissante, en croyant ne combattre que pour leur défense et pour celle de leurs foyers; d'autres, entraînés par le mouvement général, la servirent en la détestant, et pour se mettre à couvert des dangers qu'eût attirés sur eux une suspecte et alarmante inaction. Voilà ce qui sauva Paris; et tel fut le concours des causes qui empêchèrent que la ruine du gouvernement n'entraînât celle de la société même.
Esquissons rapidement quelques traits de ce tableau si varié, si mobile, trop supérieur au pinceau et à la description.
Les événemens de la veille en présageaient de plus terribles pour le lendemain. La crainte et les précautions de la prudence avaient tenu éveillée une grande partie des citoyens. Les brigands avaient, dans la soirée du dimanche, paru les maîtres de la ville; cette même nuit, on avait vu paraître dans les rues des patrouilles composées d'hommes et même de femmes, armés de fusils, de sabres, de haches, de massues, agitant en l'air des flambeaux allumés. Il est vrai que cet appareil, imaginé pour défendre et pour éclairer la ville, semblait la menacer d'incendie, et inspirait plus de terreur que de confiance, en montrant sous le même aspect le secours et le danger, les amis et les ennemis, les citoyens et les brigands. En effet, dès le matin, plusieurs de ces derniers, marchant en troupes, enrôlaient de force les passans pour aller brûler les maisons des aristocrates, nom sous lequel ils comprenaient tous les propriétaires et même tout homme dont le maintien annonçait quelque aisance. On eût dit que Paris allait être leur proie, d'autant plus que, dans cette alarme universelle, on confondait les tentatives que faisait la liberté pour se procurer des armes, et les attentats que méditaient la licence et le brigandage.
Mais bientôt le besoin général rallia tous les amis de l'ordre. Les bourgeois s'armèrent; le tocsin de chaque paroisse les appela dans leurs districts. Chaque district vota deux cents hommes pour sa défense. On en forme des compagnies; elles marchent sous des chefs nommés par elles, un magistrat, un marchand, un chevalier de Saint-Louis, un homme de lettres, un procureur, un acteur: tous sont égaux, citoyens, frères. Des curés vénérables par leur âge et par leurs vertus marchent à la tête de leurs paroissiens armés, prêchant ou ordonnant le calme et la paix. Les cohortes citoyennes se divisent selon le besoin; elles prennent différens noms, Volontaires des Tuileries, du Palais-Royal, etc. Les armes manquaient, on en cherche. On se saisit de celles qui se trouvent chez les armuriers et les fourbisseurs: on expédie un reçu de ce qu'on emporte, qu'on promet de rendre, et que depuis on rendit en effet. Point d'effraction, point de vol: tout se passait en règle, autant que le permettait une nécessité si instante. Cependant une portion du peuple, celle à qui le guet était odieux et suspect, le dépouille de ses armes et s'en empare. On court dans tous les lieux où l'on croit en trouver ainsi que des canons. On délivre les prisonniers de l'hôtel de la Force, à l'exception des criminels; on arrête des voitures chargées d'effets, un bateau chargé de poudre, que l'on conduit à la ville; on établit des barricades, des tranchées dans les faubourgs; enfin, on se dispose soit à soutenir un siége, soit à repousser l'attaque dont on était menacé.
Voilà ce que le peuple fit par lui-même et comme d'un mouvement subit et spontané, tandis que, dans les districts, on cherchait les moyens d'imprimer à ce mouvement une direction plus régulière et mieux ordonnée. On commença par envoyer des députations à l'hôtel-de-ville, où, depuis l'ouverture des états-généraux, les électeurs étaient dans l'usage de s'assembler; mesure prudente, à laquelle le ministère n'osa s'opposer, et qui devint le salut de la patrie. Là, dès six heures du matin, les électeurs, devenus magistrats provisoires par la confiance du peuple et par la nécessité, proposent, délibèrent, exécutent. Ils établissent entre eux et les districts une correspondance active et continuelle. On cherche à donner à l'assemblée des électeurs une force légale. On mande le prévôt des marchands. Il arrive, et le peuple applaudit. Il offre de se démettre de sa place, et ne veut, dit-il, la tenir que de la confiance de ses concitoyens: on refuse sa démission. Cependant le tumulte augmente, et l'assemblée ne peut suffire à toutes les demandes, à toutes les plaintes. On forme un comité permanent qui doit rester assemblé jour et nuit pour rétablir la tranquillité publique. On crée différens bureaux, afin de pourvoir aux différens objets de sûreté ou d'utilité, subsistances, formation de milice parisienne, etc. On arrête provisoirement qu'elle sera de quarante-huit mille hommes; mesure sage, qui augmenta la confiance et rassura les esprits timides. Toutes ces délibérations se prenaient en présence du peuple, dont une partie remplissait la salle, tandis que le grand nombre faisait retentir la place de Grève d'acclamations, à l'arrivée des grains, des canons, des soldats, des voitures chargées de meubles et d'effets. Cette place semblait tour-à-tour un camp, un marché, un port, un arsenal.
Telles étaient les opérations achevées avant deux heures; et celles de l'après-midi ne furent ni moins rapides ni moins étonnantes.
Effectuer la formation de la milice parisienne; en promulguer le réglement à l'instant même; nommer les principaux chefs; entendre tous les renseignemens donnés par le lieutenant de police; recevoir l'adhésion de tous les districts, de toutes les corporations, aux arrêtés du matin; accepter les offres patriotiques de plusieurs compagnies de gardes-françaises; députer à quelques autres, aux troupes étrangères; entendre le récit des députés de la ville à l'assemblée nationale, et instruire l'assemblée de ce qui se passait dans la capitale; donner l'ordre de prendre des cartouches à l'arsenal, et (ce qui fut plus décisif) autoriser les soixante districts à faire fabriquer cinquante mille piques; distribuer les armes, les balles, la poudre, le plomb, dont le peuple s'était emparé: voilà ce qui fut exécuté au milieu des cris, des demandes, des menaces, malgré la multitude d'incidens vrais ou faux, mais également funestes et menaçans pour les électeurs, accusés à tout moment de trahir la confiance publique. Perdre ces hommes courageux était le principal but des mal-intentionnés: on suscitait contre eux, au Palais-Royal, les motions les plus furieuses et les plus insensées. Leur refus de découvrir l'arsenal secret de l'hôtel-de-ville, c'est-à-dire de faire l'impossible, pensa leur être funeste; ce qui, l'instant d'après, ne les empêchait pas d'être les modérateurs des mouvemens populaires, tant le besoin de la subordination se faisait sentir aux plus forcenés! A chaque événement inattendu, ils couraient, se précipitaient d'une manière formidable. Tantôt ils priaient impérieusement, tantôt ils commandaient avec menaces qu'on leur donnât des ordres. On les donnait ces ordres, et ils étaient exécutés. Des hommes de tout état, de tout âge, de tout rang, multiplièrent des preuves d'une intrépidité inébranlable. Un électeur faible et infirme courut à travers la foule chercher le drapeau de la ville, que des hommes mal-intentionnés ou violens avaient enlevé: il parvint à le leur arracher, et le reporta lui-même à sa place. Un jeune prêtre, chargé de distribuer au peuple plusieurs barils de poudre déjà ouverts, continua de s'acquitter de cette fonction après avoir entendu siffler à son oreille la balle d'un pistolet, tandis qu'un indigent, presque nu, fumait sa pipe sur un de ces barils; plaisir auquel il ne voulait renoncer, disait-il, qu'en vendant sa pipe, et on la lui acheta.
On s'est depuis souvent étonné que, dans cette soirée tumultueuse, quelque accident inévitable parmi tant de torches et de flambeaux, n'ait pas fait sauter l'hôtel-de-ville. La plupart de ceux qui s'y trouvaient n'y pensèrent pas, et ceux qui y pensèrent y étaient résignés. Une troupe d'hommes pervers ayant imaginé, vers la nuit, d'effrayer le comité permanent, en lui disant qu'on avait vu quinze mille soldats entrer dans Paris, et qu'ils allaient arriver pour forcer l'hôtel-de-ville: «Il ne le sera pas, dit froidement un des électeurs[9], car je le ferai sauter à temps[10]. Et aussitôt il ordonna d'apporter six barils de poudre et de les déposer dans le cabinet communément appelé la petite audience. Les mal intentionnés en pâlirent, et se retirèrent au premier qui fut apporté.
Paris recueillit, dès le soir même, le fruit d'un courage si général, d'une activité si unanime. On se crut en sûreté du moins contre les brigands intérieurs; on en avait désarmé une grande partie, soit à force ouverte, soit en se mêlant habilement avec eux. C'est un service qu'avait rendu un certain nombre d'ouvriers ou d'indigens, qui, honnêtes sous les livrées de la misère, avaient bien voulu se joindre à des scélérats pour tromper leur fureur sous prétexte de la conduire. Un ordre du comité permanent avait fait illuminer les rues, et par là prévenu de grands désordres. Mais ces cris fréquens et répétés, aux armes! aux armes! ces lampions tour-à-tour retirés et placés suivant les différens avis d'un danger éloigné ou prochain, ces courses de la milice bourgeoise, des gens à cheval portant des ordres de toutes parts, ces coups de canon, ces signaux d'avertissemens convenus, mille incidens divers tenaient dans un mouvement continuel l'âme et l'imagination, effarouchées du plus grand de tous les périls, le péril inconnu. Toutefois, on était loin de l'épouvante; une vive émotion et non le désespoir, une grande attente et non la terreur, se manifestaient sur les visages; hommes, femmes, enfans, tous se prémunissaient contre une attaque nocturne; tous avaient transporté, sur les maisons, aux balcons, aux fenêtres, des meubles, des ustensiles pesans, des bûches, et jusqu'aux pavés des rues: précautions inutiles, puisque, dès la nuit même, les régimens campés aux Champs-Élysées se retirèrent et disparurent.
Telle fut cette journée qui s'annonçait d'une manière si formidable, qui commença la destruction de l'ancien gouvernement et prépara la naissance du nouveau, qui vit s'élever tout-à-coup une ombre de puissance civile et de force militaire capables de remplacer celles qui venaient de disparaître; faibles appuis, frêles étais sans doute, mais qui heureusement suffirent à soutenir l'édifice social prêt à crouler. Paris, le matin livré aux brigands, compta le soir cent mille défenseurs. Le peuple se montra digne de la liberté: il en fit les actions, il en parla le langage. Même intrépidité, même patriotisme dans les arrêtés de tous les districts, de toutes les corporations; et quelques traits d'éloquence antique se firent remarquer dans les discours de plus d'un orateur. Nombre de traits de vertu brillèrent parmi la classe d'hommes les plus opprimés, et que, par cette raison, on croyait les plus avilis. Un homme presque sans vêtemens avait sauvé un citoyen opulent d'un grand danger. Celui-ci le prie d'accepter un écu. «Vous ne savez donc pas, répondit le pauvre, qu'aujourd'hui l'argent ne sert plus à rien. En voulez-vous la preuve? qui veut cet écu? ajouta-t-il: c'est monsieur qui le donne.—Point d'argent! point d'argent! s'écrièrent ses camarades.» Quelques traits de gaîté française se mêlèrent même à ces scènes passionnées. Un petit marchand, ayant surfait les cocardes tricolores, qui venaient d'être substituées à la cocarde verte, fut menacé par les assistans d'être traité en criminel de lèse-révolution. Enfin, ce qu'il faut compter pour beaucoup, aucun crime ne se mêla aux orages de cette journée; car il ne faut pas attribuer au peuple l'incendie de Saint-Lazare, œuvre d'une bande de scélérats soudoyés dès long-temps et pour la plupart étrangers. Ces deux dernières circonstances sont la seule consolation que nous puissions présenter à nos lecteurs, en leur offrant le tableau suivant, dont leur ame va être douloureusement affectée.
DOUZIÈME TABLEAU.
Pillage de Saint-Lazare.
L'événement funeste dont le tableau ci-joint n'a pu présenter que quelques traits principaux, est, de tous les désastres précurseurs de la révolution, celui qui l'annonçait sous les auspices les plus sinistres. Il rassemble des circonstances qui font frémir. Nous supprimerons les plus horribles, dont le souvenir, presque perdu, a été comme englouti dans le torrent rapide des événemens qui se succédèrent d'heure en heure, dans cette semaine à jamais mémorable.
Le lundi 13 juillet, à deux heures du matin, pendant qu'à l'extrémité de chaque faubourg les barrières incendiées fumaient encore, tandis que le plus grand nombre des citoyens, après avoir vu l'incendie éteint, se retiraient chez eux, des brigands (c'était le nom qu'ils se donnaient eux-mêmes, exemple imité deux ans après par les scélérats d'Avignon, qui ont surpassé les crimes de leurs devanciers), des brigands se rassemblèrent derrière le moulin des dames de Montmartre, et là tinrent conseil pour savoir par où ils commenceraient leurs forfaits, qu'ils appelaient leurs exploits.
Les uns voulaient débuter par le prieuré de Saint-Martin, les autres par d'autres maisons religieuses, lorsqu'un d'entre eux demande la priorité pour la maison de Saint-Lazare; la priorité, ce fut son terme: ces misérables se faisant un jeu d'imiter, dans leur conciliabule, les formes usitées dans les assemblées populaires, et d'en reproduire même les expressions. Cette motion contre Saint-Lazare ayant eu la majorité, un des membres fit ajouter, par amendement, disait-il, qu'après l'incendie de Saint-Lazare on procéderait à celui des maisons religieuses, et qu'ensuite on s'occuperait de toute maison réputée riche, sans en épargner une seule, à moins qu'on ne rencontrât une résistance insurmontable. Cet amendement, qu'on avait écouté dans le plus profond silence, fut reçu avec acclamation et décrété unanimement.
On passa ensuite à la nomination des chefs, entre les mains desquels on jura une obéissance aveugle, en tout ce qui serait commandé pour l'exécution des projets convenus. Il fut assigné à ces chefs une décoration visible, arborée à l'instant; c'était un ruban verd et noir, flottant auprès de la ganse du chapeau. Toute arme offensive leur fut interdite, et une canne ou un bâton fut dans leurs mains le signe du commandement. Ils devaient de plus s'abstenir du pillage, condition qu'ils acceptèrent, après quelques débats.
Ayant ainsi tout réglé, la horde se mit en marche, armée de bâtons, de sabres, de masses et de merlins trouvés dans les bureaux des barrières. Ils arrivèrent sans bruit, à trois heures du matin, devant une des portes de Saint-Lazare, où se fit sur le champ l'appel nominal qui devait précéder l'expédition. L'appel ne fut pas long, les associés n'étant alors que quarante-trois, en y comprenant les chefs.
Le signal étant donné, ils assaillirent la porte, qui ne résista pas long-temps aux coups de hache et de masse; elle fut enfoncée; et déjà les brigands inondaient la cour de la communauté, et criaient d'une voix terrible: «Du pain! du pain!». A ces cris, à ce tumulte, les religieux s'enfuient sans savoir où, laissant leurs effets et leurs hardes à ces misérables, qui s'en saisirent, et s'en revêtirent sur-le-champ, mêlant ainsi l'apparence d'une mascarade aux horreurs d'une scène révoltante.
Cependant, à ces cris: «Du pain! du pain!» le procureur de la maison ordonna que l'on conduisît ces messieurs par la basse-cour de la cuisine, où l'on dressa sur-le-champ des tables aussitôt couvertes de pain, de viande et de vin à discrétion, les frères s'empressant tous de servir ces exécrables hôtes.
Après avoir assouvi leur faim et surtout leur soif, ils demandèrent s'il n'était pas possible de leur procurer des armes pour défendre la ville contre les ennemis du tiers-état. Les misérables se qualifiaient ainsi d'un nom sous lequel on comprenait alors la nation entière, à l'exception des privilégiés, qui, pendant long-temps, se sont fait un plaisir absurde et lâche de confondre, dans une même dénomination, les citoyens les plus honnêtes, les plus éclairés, les plus notables, avec les derniers des hommes, c'est-à-dire, les scélérats.
Les religieux de Saint-Lazare répondirent à ces prétendus vengeurs du tiers-état qu'il n'y avait point d'armes dans la maison, et qu'on pouvait s'en assurer par la visite de toutes les chambres, «Eh bien! de l'argent! de l'argent!» fut le cri général de ces bandits. A ce cri, le supérieur et le procureur, montés sur un banc, leur répondirent avec un extérieur tranquille: «Messieurs, votre volonté sera faite»; et à l'instant on leur fit distribuer six cents livres. Un murmure de mécontentement fit connaître que la somme paraissait modique; et aussitôt on leur donna une autre somme de huit cents livres. Cette seconde distribution parut les calmer; et, pressentant que leur nombre allait s'accroître, ils se hâtèrent d'en faire le partage avant l'arrivée des survenans.
Aussitôt après cette seconde distribution, les chefs avaient envoyé quelques-uns de leurs subordonnés parcourir la maison, pour prendre connaissance des lieux, et diriger l'attaque; c'est ce qu'ils appelaient la visite de leurs ingénieurs. Ceux-ci se firent attendre jusqu'à cinq heures et demie, tandis que les cours se remplissaient de monde, hommes, femmes, enfans, qui attendaient six heures, moment où devait commencer l'attaque générale.
Le signal se donne: aussitôt ils courent aux appartemens les plus riches et qui renfermaient les objets les plus précieux, au secrétariat général de l'ordre, à la pharmacie, à la bibliothèque, toutes les deux célèbres, à l'appartement du supérieur général, où ils trouvent des reliques qu'ils brisent, un coffre-fort qu'ils enfoncent, de l'or qu'ils saisissent, qu'ils se disputent, pour lequel ils se battent. Les cris, les imprécations, les hurlemens retentissent à travers le bruit des haches, des marteaux, des maillets. Les maîtres des maisons voisines, les habitans du quartier sont saisis d'effroi, tremblant pour eux-mêmes, et ne sachant où peut s'arrêter ce désordre inouï.
Quelques-uns courent aux casernes des gardes-françaises, rue du faubourg Saint-Denis, pour implorer leurs secours. Les soldats répondent qu'ils ne peuvent se déplacer sans un ordre de leurs chefs, et que de plus ils ne se mêlaient point des objets de police.
Le hasard suspendit un moment ces atrocités. Un gros détachement des gardes-françaises passe devant Saint-Lazare, pour gagner le faubourg Saint-Denis; les brigands, saisis d'épouvante, le croient commandé contre eux; ils prennent la fuite; et parcourant l'enclos, les uns escaladent les murailles pour se sauver, les autres plus timides se cachent dans les blés. On se croyait délivré de ces monstres; mais, par malheur, un de leurs chefs, qui s'était trouvé à la porte du couvent, avait recueilli le refus qu'avaient fait ces nouveaux gardes-françaises d'entrer dans l'intérieur, disant, comme les autres, que la police ne les regardait pas. Transporté de joie, ce misérable rappelle ses complices, fait des signaux, les rallie malgré leur frayeur, et leur apprend le refus des soldats, qui les remplit d'une féroce allégresse. Leur fureur redouble; ils remontent à la bibliothèque, à la salle des tableaux, au réfectoire, aux chambres particulières des religieux, brisent, renversent, jettent tout par les fenêtres, et semblent regretter de n'avoir plus rien à détruire que les murailles.
Tout-à-coup, un de leurs chefs représente qu'il faut donner une preuve de leur humanité, et aller délivrer les prisonniers détenus dans la maison de force. On y court, les portes sont enfoncées; et deux prisonniers, les seuls qui s'y trouvassent alors, sont conduits en triomphe devant le chef. «Je suis surpris et fâché, dit-il, que vous ne soyez que deux. Allez, et profitez de notre bienfaisance.» A ce mot, on se rappelle une autre espèce de détenus, les fous, les aliénés; et l'on s'écrie qu'il faut les délivrer sur-le-champ. L'ordre est donné, il s'exécute. Alors paraissent et défilent, l'un après l'autre, ces êtres infortunés, que leurs prétendus libérateurs soutiennent sous les bras, et qu'ils conduisent dans la rue, en y déposant les hardes et les malles de ces malheureux, qu'ils abandonnent à la pitié publique. Quelques citoyens honnêtes, pénétrés de douleur, se chargèrent d'eux, les firent conduire à l'Hôtel-Dieu, et leur donnèrent les secours dûs à leur triste état.
Toutes ces horreurs, commencées dans la nuit, se consommaient en plein jour, et, ce qui est inconcevable, aux heures déterminées d'avance par les chefs. On a su depuis (et c'est un de ces traits qui remplissent l'âme d'une douleur profonde et d'une amertume misanthropique), on a su qu'un de ces chefs était un jeune homme autrefois reçu par charité dans la maison de ces religieux, et même traité par eux avec une indulgence paternelle. C'était le titre qu'il avait fait valoir auprès des brigands, pour être nommé par eux sous-chef malgré sa jeunesse, et témoigner sa reconnaissance à ses bienfaiteurs.
Telle fut, dans ce désastre, la pieuse simplicité de ces bons pères, qu'au milieu de ce tumulte on en vit quelques uns, dans une des cours du couvent, montés sur des bornes et prêchant l'amour de Dieu et du prochain au peuple qui s'était rassemblé; ils ne cessèrent leur sermon que lorsque les cris de joie, poussés par les brigands à l'ouverture du coffre-fort, leur eurent enlevé tout leur auditoire et les eurent laissés seuls au milieu de la cour.
Midi était l'heure destinée au pillage de la chapelle de l'infirmerie. Les brigands s'y portèrent; et mêlant la dérision au sacrilège, ils revêtirent un d'entre eux de l'étole et du rochet, lui mirent dans les mains le ciboire, et marchant processionnellement à sa suite, tenant des cierges allumés, ils s'avancent vers l'église des Récollets; ils obligent tous les passans à s'agenouiller, craignant, disaient-ils, d'être accusés d'irréligion. Des coureurs envoyés en avant ordonnent aux Récollets de venir à la rencontre des bandits jusqu'à l'entrée de la rue Saint-Laurent. Là, ils remirent le ciboire à l'un des prêtres récollets et en exigèrent impérieusement la bénédiction, disant qu'ils étaient pressés de retourner à leur ouvrage, qui consistait à réduire en cendres les débris de tous les meubles accumulés dans les cours de Saint-Lazare.
A trois heures, on tint conseil. Il fut décidé qu'il fallait conduire les blés à la halle. Il en fut chargé dix-sept voitures de huit sacs chacune, tant en blé qu'en seigle. Leur marche fut un triomphe hideux, assorti à leur affreuse victoire. Sur ces voitures chargées de grains, ils avaient guindé des squelettes anatomiques, à côté desquels ils avaient forcé de s'asseoir les malheureux prêtres de Saint-Lazare, qu'ils contraignaient à vider avec eux des brocs de vin, au milieu des cris d'une populace qui, voyant arriver des grains, applaudissait à leurs conducteurs. Ainsi ces monstres, bientôt punis, les uns dans l'instant et par eux-mêmes, les autres quelques jours après et par la justice, furent reçus comme des bienfaiteurs publics. On saisit, pour voiturer ces blés, tous les chevaux des passans; on détela ceux des carrosses bourgeois, des fiacres, des charrettes; et un air de fête, moitié burlesque, moitié féroce, se mêlait à ces odieuses violences.
Cependant la punition approchait, et la plupart la portaient déjà dans leur sein; ils s'étaient empoisonnés par des liqueurs qu'ils avaient stupidement bues dans la pharmacie de Saint-Lazare. Aux autres, l'excès du vin tint lieu de poison; et plusieurs, en tombant et restant couchés à terre, furent dépouillés d'abord et enfin assassinés par leurs camarades. Un grand nombre était demeuré à Saint-Lazare, où, après avoir forcé les caves, ils s'étaient endormis ivres morts, tandis que d'autres furieux, ayant brisé une multitude de tonneaux, occasionnèrent un déluge où furent engloutis plusieurs même de ceux qui l'avaient causé, ainsi que nombre de femmes et d'enfans qu'on y trouva noyés quelques jours après.
A ce tableau d'horreurs, à cette dégradation de la nature humaine, opposons un acte de courage, un trait d'intrépidité, qui la rehausse dans ce lieu même où elle se montre si horriblement avilie. Tandis que ces scélérats déployaient leurs fureurs contre eux-mêmes, et jonchaient de leurs cadavres la maison de Saint-Lazare et les rues adjacentes, un de leurs chefs se rappelle qu'ils avaient oublié le pillage de l'église, échappée comme par miracle à leur sacrilège frénésie: il les invite à ce nouveau crime, qu'il appelle l'ordre du jour. Ils courent aux portes, qu'ils trouvent fermées et qu'ils enfoncent. Ils entrent. Que voient-ils? Un homme seul, un prêtre[11]. «Où allez-vous, impies, leur dit-il d'une voix ferme et imposante?—Le trésor, le trésor de l'église, s'écria la horde furieuse et menaçante.» Lui, tranquille et calme, il les regarde; et, ce qui étonne, il se fait écouter. Il leur représente l'horreur de ce forfait, les intimide, parvient à toucher ceux qui l'entendent. Mais la foule des brigands s'accroît, les survenans allaient se précipiter sur l'orateur. «Frappez, dit-il, en leur présentant un couteau, frappez; et, puisque vous voulez vous souiller d'un forfait impie, percez-moi le cœur avant que de toucher à ce dépôt sacré.» Croirait-on que ces monstres, interdits et déconcertés, se retirèrent comme saisis de terreur?
Une dernière délibération décida qu'il fallait détruire la maison de fond en comble; et, pour commencer, ils mirent le feu aux écuries. Déjà la flamme, en s'élevant, avait répandu la consternation dans les quartiers voisins. Les pompiers arrivent de toutes parts: mais, assaillis et maltraités par les brigands, ils se retirent consternés. Heureusement trois ou quatre cents gardes-françaises, mieux instruits du péril et de ses conséquences, voulurent bien s'élever au-dessus de leur consigne et croire enfin que la police les regardait. Quelques décharges de fusils purgèrent le terrain de ces brigands, et assurèrent le travail des pompiers, qui coupèrent les bâtimens voisins et empêchèrent le progrès des flammes. Un champ de bataille offre un spectacle moins révoltant que l'aspect de l'enceinte et des environs de Saint-Lazare, ruisselans de sang, couverts de mourans, de morts, de lambeaux humains; car ces monstres avaient poussé la fureur jusqu'à s'entre-déchirer. La plume tombe des mains, et on rougit d'être homme.
TREIZIÈME TABLEAU.
Enlèvement des armes au Garde-Meuble, le lundi 13 juillet 1789.
Nos lecteurs s'aperçoivent sans doute d'une des principales difficultés attachées au genre encore plus qu'à l'ordonnance de cet ouvrage, moins favorable souvent à l'historien qu'au peintre. C'est sur-tout dans l'histoire des premiers jours de la révolution, que cette difficulté se fait remarquer, en rendant plus sensible la disproportion des moyens entre la plume et le pinceau. Aux premiers momens de l'insurrection parisienne, la multitude des tableaux simultanés, ou rapidement successifs, sert à souhait le talent de l'artiste; tandis que l'historien, dans une dépendance plus ou moins gênante, rencontrant un sujet tantôt trop fécond, tantôt trop stérile, se voit forcé de resserrer l'un, d'étendre l'autre, au gré d'une convenance étrangère; subordination pénible dans le sujet actuel, qui nous borne au récit d'un événement particulier, celui de la prise des armes au Garde-Meuble.
Mous espérons pouvoir dédommager un peu nos lecteurs, lors qu'après ces premiers jours de fougue et d'effervescence, la révolution, marchant d'un pas moins précipité, laissera, d'un tableau à l'autre, l'intervalle d'un temps plus considérable. C'est alors qu'il nous sera permis de sortir du cercle où nous sommes quelquefois contraints de nous tenir renfermés. La scène, resserrée jusqu'ici dans l'enceinte de Paris, n'aura de bornes que la France; et nous ne serons plus réduits à n'offrir à nos lecteurs que l'histoire d'un seul jour, ou même, comme aujourd'hui, d'un seul moment.
Le tableau précédent nous a montré tous les habitans de Paris devenus guerriers; la plupart de ces guerriers étaient sans armes. Un arrêté du comité permanent avait (comme nous l'avons dit) ordonné la fabrication de cent mille piques ou hallebardes; une heure après, toutes les forges de la capitale y étaient employées, et plusieurs églises étaient changées en ateliers de fonderies, où l'on coulait du plomb pour faire des balles de fusil. Au milieu de cette fureur générale qui avait fait chercher des armes par-tout où l'on en supposait, aux Chartreux, aux Célestins, dans plusieurs autres maisons religieuses, quelques citoyens s'écrièrent qu'il en existait un grand nombre au Garde-Meuble. Aussitôt on décide qu'il faut s'en emparer; le groupe s'écrie: Au Garde-Meuble! et ce cri seul accroît la foule qui s'augmente encore en marchant. Quelques bruits, répandus dès le matin, avaient fait craindre le pillage entier de cette maison; et le garde-général des meubles, à qui elle était confiée en l'absence de M. Thierry, avait cherché à la préserver d'une ruine qu'on croyait inévitable.
Mais, dans la chute de toutes les autorités, qui pouvait défendre cet établissement? Le garde-général prit donc le sage parti de n'opposer aucune résistance, et de parler à cette troupe, comme il eût parlé à une députation de l'hôtel-de-ville. Il supposa que ceux qui la composaient n'avaient d'autre dessein que celui de s'armer; et il leur offrit toutes les armes qui étaient en son pouvoir, les invitant à ne causer d'ailleurs aucun dommage; conduite qui convenait à des citoyens bien intentionnés. Sans doute lui-même comptait peu sur l'effet de sa prière; les excès commis à Saint-Lazare le matin de cette même journée, devaient lui faire craindre l'entière destruction de la maison confiée à ses soins. Il ne fut pas peu surpris sans doute de l'espèce d'ordre avec lequel ils procédèrent à cette opération. Les armes parurent être en effet le seul objet de leur recherche. A la vérité les plus belles, les plus riches attirèrent de préférence leur attention et leur empressement; ils allèrent même jusqu'à se les disputer, mais sans violence, sans combat, et seulement dans les termes d'une rixe ordinaire. Fusils, pistolets, sabres, épées, couteaux de chasse, armes offensives de toute espèce, furent enlevés en moins d'une demi-heure. Deux canons, sur leurs affûts, envoyés par le roi de Siam à Louis XIV, furent traînés et descendus dans la cour, avec autant de précautions et de soins qu'en eussent pris les officiers même du Garde-Meuble, s'ils eussent été chargés de cette translation. Ils les conduisirent vers la place de Grève, à travers deux haies de citoyens confondus de la nouveauté d'un spectacle à la fois effrayant et grotesque. Qu'on se représente ce groupe d'hommes, de femmes, d'enfans, formé tout-à-coup en bataillon bizarre, offrant l'assemblage des différens costumes guerriers de tout siècle, de tout pays, anciens et modernes, et portant toutes les espèces d'armes d'Europe, d'Asie, d'Amérique, même les flèches empoisonnées des sauvages!
La lance de Boucicaut, le sabre de Duguesclin brillaient dans la main d'un bourgeois, d'un ouvrier; un porte-faix brandissait l'épée de François Ier, de ce monarque nommé par sa cour le roi des gentils-hommes, par opposition à son prédécesseur, le bon Louis XII, qu'elle appelait le roi des roturiers, et que la postérité a surnommé simplement le Père du peuple. Toutes ces armes, étiquetées du nom de leurs anciens maîtres, flattaient merveilleusement la vanité de leurs nouveaux possesseurs. Une autre vanité, celle des hommes qui ne connaissent que les noms, la naissance, le rang, s'affligeait de ces contrastes, comme d'un ridicule, d'un scandale, d'une profanation: mais le philosophe y voyait le présage du prochain triomphe de l'humanité sur la chevalerie, de l'homme sur le gentil-homme; il y voyait l'espérance de la vraie régénération nationale, la destruction future d'un préjugé qui, non moins nuisible, non moins invétéré en Europe qu'aucune autre superstition, a peut-être retardé encore davantage les progrès de la société.
Après cette première invasion du Garde-Meuble, ceux qui habitaient cette maison, se croyant délivrés de tout péril, en fermèrent les portes: mais leurs frayeurs recommencèrent lorsqu'ils se virent assiégés de nouveau par une seconde troupe, plus redoutable que la première, puisqu'elle était composée d'hommes encore plus pauvres, plus mal vêtus, moins honnêtes, comme on disait alors; car l'extérieur de l'indigence était, pour des yeux prévenus, la menace du brigandage. Cependant, cette seconde troupe, non moins honnête, en prenant ce mot dans un sens plus exact, déclara qu'elle ne voulait causer aucun dommage, mais seulement faire la visite de la maison. On leur représenta que leur seule multitude pouvait occasionner quelque dégât; et on leur proposa de choisir un certain nombre d'entre eux pour s'assurer qu'il ne restait plus d'armes. La proposition fut acceptée; et les députés introduits, tandis que la foule se répandait dans les cours. Il est vrai que, dans cette foule, quelques mal-intentionnés, s'arrogeant les droits de la députation, osèrent arbitrairement se confondre avec elle, et parcoururent différentes salles et cabinets. Un d'eux, ayant vu le bouclier d'argent de Scipion l'Africain, voulut s'en emparer; tentative dont il fut châtié sur-le-champ. «Veux-tu, lui dirent ses camarades, nous faire prendre pour des voleurs?» Il s'excusa, en représentant que le bouclier était une arme défensive, quoiqu'il fût d'argent: l'excuse fut agréée; mais le bouclier de Scipion fut remis à sa place, où il resta, malgré le péril où le Garde-Meuble fut exposé par les visites de quatre ou cinq compagnies qui se succédèrent jusqu'à dix heures du soir.
La dernière de ces visites fut la plus périlleuse. Les approches de la nuit favorisant les mauvais desseins de quelques brigands mêlés dans la foule, il fut question, pour cette fois, de brûler la maison, sous prétexte qu'elle appartenait au roi, comme toutes les richesses qu'elle renfermait. Déjà des scélérats applaudissaient à cette idée, lorsqu'un malheureux, presque nu, s'écria d'une voix sonore: Non, non; et demandant du silence, ajouta: Tout est à la nation. Ces derniers mots furent répétés généralement par la troupe, et sauvèrent la maison, qu'un incident nouveau préserva tout-à-coup de tout danger. On annonça que des dragons accouraient pour sa garde. La frayeur se répandit parmi les assistans, qui prirent la fuite et disparurent. Les habitans de l'hôtel, enfin rassurés, regardèrent comme un bonheur inouï d'avoir sauvé leurs propriétés particulières, et d'avoir vu presque impunément cinq ou six milliers d'hommes sans frein, indépendans de toute autorité, parcourir librement une maison qui contenait des valeurs de plus de cinquante millions en tapisseries, ameublemens, curiosités, bijoux de toute espèce, et même, dit-on, les principaux diamans de la couronne. La surprise des officiers du Garde-Meuble dut être encore plus grande le lendemain, lorsqu'ils virent plusieurs de ces prétendus brigands qui leur rapportaient quelques armes d'une valeur plus ou moins grande, en disant que, n'étant pas de défense, elles leur étaient inutiles.
Si nous insistons sur ces détails, c'est qu'en indiquant les dispositions du peuple, ils servent à repousser les accusations de ses ennemis, qui ont essayé de déshonorer les premiers mouvemens de l'insurrection, en la représentant comme l'égarement d'une populace effrénée, guidée par l'espoir du vol et du pillage. Accusation absurde, contre laquelle le peuple protestait d'avance par sa conduite au Garde-Meuble, et par celle qu'il tint le lendemain à l'hôtel des Invalides. Le besoin d'être armé fut évidemment le seul motif de ces deux invasions; et le soir même, un pauvre artisan montrant avec orgueil une épée d'Henri IV, mais de fer et d'un travail grossier, refusa de l'échanger contre un louis d'or et une riche épée que lui offrait, le mardi, à l'hôtel des Invalides, un citoyen opulent. «La vôtre est plus belle, dit-il, mais ce n'est pas celle du bon Henri.» Mot bien remarquable dans une occasion où cette épée se tirait contre l'autorité d'un de ses petits fils! Mais la personne du roi trompé était comme mise à part dans l'imagination de tous les Français: on ne considérait que l'absurde scélératesse de ses ministres, et on ne s'occupait que des moyens d'en triompher. Cette disposition constante des esprits s'est montrée dans tout le cours de la révolution; et c'est un des traits qui la caractérisent le plus fortement.
QUATORZIÈME TABLEAU.
Prise des armes aux Invalides.
Nous avons montré, dans celui de nos tableaux qui représente le peuple gardant Paris, comment tous les mouvemens particuliers concoururent aux mesures générales pour la défense d'une ville menacée de tous les fléaux, assaillie de tous les dangers. Le premier besoin de ce peuple à qui le pain manquait, c'étaient des armes; ce mot était le cri universel. On demandait des ordres pour aller en chercher dans tous les dépôts publics; on allait en solliciter ou en enlever dans les maisons particulières. On soupçonnait l'hôtel des Invalides d'être un des magasins. Le peuple s'écria qu'il fallait y courir. Déjà il se mettait en marche, lorsque le comité permanent engagea M. Ethis de Corny, procureur du roi, d'aller officiellement en demander au gouverneur des Invalides. Cet officier, militaire estimable, se trouvait ainsi placé dans la cruelle alternative de manquer à son devoir envers le roi, ou de répandre à pure perte le sang d'une multitude de ses concitoyens. Un régiment d'artillerie était caserné dans l'enceinte de l'hôtel. On y avait, depuis quelque temps, déposé une quantité considérable de fusils; et rien ne prouve mieux quels formidables projets on avait formés contre la capitale, puisqu'indépendamment de trente mille hommes armés qui l'environnaient de toutes parts, on avait préparé d'avance un si grand amas d'armes destinées sans doute aux ennemis qu'elle renfermait dans son sein, ou qu'on espérait d'y introduire. Mais cette mesure, comme tant d'autres, tourna contre les auteurs du complot. L'unanimité de l'insurrection, l'énergie qui, dès le dimanche, s'était manifestée dans toutes les classes du peuple, déconcertèrent le gouvernement, et lui firent craindre que ces armes déposées aux Invalides et destinées à contenir les Parisiens ne servissent au contraire à leur défense. Les ministres se décidèrent à les faire enlever. Mais la surveillance générale des citoyens avait rendu cette entreprise difficile. On ne put la tenter que pendant la nuit, et on ne réussit à en soustraire qu'une partie. Après en avoir chargé onze voitures, on fut contraint d'abandonner le reste, qui fut caché sous le dôme et enseveli sous des monceaux de paille.
Il est remarquable que le peuple marchait à cette expédition comme à une victoire certaine, quoique l'enceinte des Invalides, bordée de canons tournés depuis quelques jours contre Paris, eût pu lui inspirer quelque effroi. Sans doute il ne pouvait se persuader que ces vieux guerriers se permissent contre lui aucune exécution sanguinaire: il savait qu'il était devenu une puissance; et les jours précédens l'hôtel des Invalides en avait eu la preuve. Le régiment de la Fère, qui y était caserné, avait défense d'en sortir et de se répandre dans Paris; mais plusieurs soldats de ce régiment avaient violé cette consigne. Ils étaient allés voir leurs amis, leurs parens, ou d'anciens camarades, qui les avaient conduits dans les cafés, dans les jardins publics, où on les avait imbus de maximes plus propres à faire haïr et à renverser le despotisme, qu'à maintenir la discipline militaire. Ils craignaient, après cette faute, de retourner à leur corps. Le peuple, dont cette insubordination servait la cause, prit le parti de les reconduire lui-même à leur poste, comme pour attester que c'était pour lui et par lui qu'ils s'étaient écartés de leur devoir, et comme pour solliciter, par un concours imposant, l'indulgence ou la grâce qu'on ne pouvait prudemment leur refuser. En effet, les soldats n'essuyèrent ni châtimens ni reproches; mais, au milieu de la nuit, le régiment reçut ordre de quitter l'hôtel et de retourner à la Fère. A cinq heures du matin, il ne restait plus personne: position fâcheuse des agens du despotisme, obligés de laisser sans défense un de leurs arsenaux, dans la crainte de voir leurs soldats accroître la force de ce même peuple, contre lequel ils étaient soudoyés! Les braves mais vieux militaires qui habitent cet hôtel, restèrent donc seuls chargés de sa garde. Mais que pouvait ce simulacre de garnison, cette parade inutile, cette ombre de service militaire, contre une multitude qui, quoique mal armée, était redoutable par sa fureur et par son impétuosité?
Cependant les Invalides parurent déterminés à défendre leur hôtel, et cette disposition se manifestait encore dans la matinée du mardi 14 juillet. Quelle que fût leur faiblesse, leur résistance assez inutile pouvait devenir funeste à leurs adversaires; et la décharge de douze pièces de canon, eût-elle été unique, eût rendu cette matinée très-meurtrière. Parmi ces vieillards, il s'en trouvait plusieurs, étrangers aux opinions nouvelles, à la disposition générale des esprits, ne connaissant que le nom du roi, pour qui le mot nation était un mot vide de sens, et à qui celui de peuple semblait une qualité plus injurieuse qu'imposante; et l'on pouvait tout craindre d'un seul acte de violence. On fit à peine ces réflexions. Déterminé dès la veille à une garde bourgeoise, le peuple ne se portait en foule aux Invalides que parce qu'un grand nombre d'hommes avait besoin d'être armé. Leur démarche leur paraissait simple; ils allaient vers un dépôt qui devait leur fournir ce qui leur manquait. Ils ne s'étonnèrent point de trouver les portes fermées et les Invalides disposés à la résistance: ils demandèrent paisiblement qu'on leur livrât les armes déposées dans l'hôtel. Le gouverneur, M. Sombreuil, répondit qu'il n'en avait pas. On insiste, et on lui demande de permettre la visite de l'hôtel. «Le roi, réplique-t-il, m'en a confié la garde, et je ne puis rien sans une permission du roi.» Parlant ainsi, il reconduisit M. de Corny vers la grille, qu'il fallut bien ouvrir. Aussitôt la foule qui l'assiégeait, se pousse, se précipite dans la cour. En un instant, elle est inondée d'un peuple innombrable; on court, on franchit les fossés, on force en quelques endroits les grilles qui se trouvent fermées. M. de Sombreuil, cédant à une violence irrésistible, et craignant qu'elle ne devînt funeste, fit ouvrir les portes, tous les passages, et, par cette complaisance forcée, sauva l'hôtel du pillage, dernier service qu'il pouvait alors lui rendre.
Ce qui restait des armes ne pouvait échapper à une recherche aussi active. Un souterrain suspect contenait le principal dépôt: on s'y précipite. Des cris de joie annoncent l'heureuse découverte; et, malgré les clameurs, les hurlemens douloureux de ceux que leur chûte avait estropiés, blessés, brisés, ou qu'étouffait la foule, cette foule s'accroît de moment en moment. C'est dans ce tumulte, plus effrayant encore par l'obscurité du lieu, qu'on se partage les armes, qu'on se les arrache. Les premiers qui en sont saisis, sortent pour faire place à d'autres. On en vit plusieurs qui, se traînant à peine hors de ce souterrain, exprimaient en même temps, sur leur visage, et la douleur de leurs blessures et le plaisir de se voir armés; les plus robustes portaient à la fois fusils, baïonnettes, sabres, pistolets. On assure que cette seule expédition arma plus de trente mille hommes; douze canons furent aussi le prix de cette heureuse entreprise: conquête encore plus précieuse que celle des fusils, puisque, dès le soir même, plusieurs de ces canons furent tournés contre la Bastille, et les autres placés à différens postes, sous la garde d'une sentinelle. Cependant, ce peuple nouvellement armé se forme comme en bataille dans le champ des Invalides; d'autres se répandent sur le boulevard, dans les rues voisines; et un grand nombre va se poster, d'un air intrépide, mais sans audace et sans bravade, en face des troupes campées au Champ-de-Mars, comme pour leur montrer à la fois des intentions amicales et une sécurité guerrière, en leur laissant le choix d'être leurs frères d'armes ou leurs ennemis.
Observons que le peuple s'abstint là, comme ailleurs, de toute violence étrangère à son objet. A voir cette foule prodigieuse inonder les cours et se répandre par-tout, il semblait qu'on fût exposé à une dévastation générale, et l'effroi fut extrême. Aucun dégât ne fut commis dans cette vaste enceinte. Le peuple, qui avait respecté la fermeté de M. de Sombreuil dans ses premiers refus, étendit ce respect sur l'hospice confié à ses soins. A la vérité, quelques brigands qui s'étaient glissés dans cette foule pour profiter du désordre, cherchèrent à forcer la cave d'un particulier; mais, sur les premières plaintes qu'il en porta, un grand nombre de citoyens coururent au lieu désigné, se saisirent des coupables qui ne voulaient que s'enivrer, et posèrent à l'entrée de la cave une sentinelle, qui ne se retira qu'après tout le peuple, et lorsque tout fut calme dans l'hôtel.
Qu'il nous soit permis de ne pas omettre un acte particulier de civisme et de courage, qui prouve en même temps qu'au milieu de ce tumulte il n'arriva nul accident à aucun des habitans de l'hôtel. M. Sabatier, chirurgien-major depuis plus de trente ans, était sorti le matin pour visiter dans Paris les malades dont il a la confiance. Il apprend par la voix publique que l'hôtel est assiégé, et des récits exagérés lui présentent le péril sous l'aspect le plus effrayant. Aussitôt il s'empresse d'y courir. On tâche de l'arrêter. «C'est mon poste, dit-il; depuis trente ans je n'y ai fait que mon devoir; voilà la première occasion où je puis être d'une grande utilité; je n'ai pas de temps à perdre.» Il court, il se presse autant que son âge le lui permet. Il arrive au moment où un peuple innombrable assiégeait les grilles. Il s'efforce d'entrer avec autant d'ardeur qu'un autre en eût mis peut-être pour sortir. Ecarté de la grille, il se rappelle une petite porte qui donne sur le boulevard; il y vole, et parvient à se la faire ouvrir. Mais sa présence fut inutile; et l'on n'eut pas besoin de son art dans un lieu où cent mille hommes venaient de répandre la terreur et la consternation.
Cette attaque des Invalides, d'un établissement royal et militaire, marqua, d'un caractère plus imposant, plus menaçant pour le despotisme, l'insurrection jusqu'alors regardée par les ministres comme une suite de mouvemens séditieux, un vertige d'insubordination. Elle acheva de répandre, dans le conseil, le trouble et la précipitation qui multiplièrent les fausses mesures. Tous ces vieux soldats, réunis au peuple, semblaient rentrés dans le sein de la nation dont ils avaient été comme séparés. C'était une première conquête faite sur le plus fastueux de ses rois, Louis XIV, qu'on a tant loué pour cet établissement, plus dispendieux qu'utile.
On sait quelles sommes immenses furent prodiguées pour cette fondation, qui ne recevait dans son sein qu'environ quatre mille hommes, sur plus de vingt-huit mille qui composaient l'armée inactive; et cependant ces trois ou quatre mille hommes coûtaient à l'état deux millions, sur les six millions trois cents mille livres destinées aux vingt-huit mille défenseurs de la patrie. Cet abus, comme tant d'autres, dénoncé à l'Assemblée nationale par un de ses membres les plus vertueux et les plus patriotes[12], fut réformé dès la seconde année de la liberté française; et le temps amènera sans doute des changemens encore plus favorables à cette classe de guerriers, autrefois soldats du prince, et maintenant soldats de la patrie. Déjà plusieurs ont ressenti ses bienfaits, et entre autres la liberté de quitter cet hôtel, où un esprit moitié militaire, moitié monacal, les soumettait aux règles minutieuses d'une discipline inutile et gênante. Heureux maintenant de pouvoir vivre en conservant leur traitement dans les lieux qui leur rappèlent des souvenirs chéris, et où ils pourront trouver des sentimens affectueux, des soins consolateurs: plus de deux mille de ces guerriers, habitans de l'hôtel, ont profité de cette faveur; et, dans le nombre, on a vu avec intérêt des vieillards plus qu'octogénaires, tant l'indépendance a de charmes, tant elle exerce d'empire même sur les âmes que l'âge a presque fermées à tout autre sentiment!
Le tableau des abus qu'offrait l'administration intérieure de l'hôtel des Invalides engagea l'Assemblée nationale à examiner si elle n'ordonnerait pas la suppression de cet établissement. Il a été conservé, et nous respectons les motifs qui lui ont commandé une circonspection prudente. Nous observerons seulement que les raisons alléguées pour le maintien de cet établissement ont été, pour la plupart, puisées dans ce systême ancien d'idées proscrites par la révolution; systême qui prend la gloire des rois pour le bonheur des peuples, et préfère la splendeur du trône à la félicité des nations. Ceux au contraire qui votaient pour la destruction de cet établissement, puisèrent leurs raisons dans cet ordre d'idées qui, subordonnant l'éclat à l'utilité, soumet l'intérêt des gouvernemens à celui des nations, et place dans le bonheur du peuple la gloire des monarques, puisqu'il leur faut de la gloire: principes qui ont préparé le succès de la révolution, et dont la constitution française n'est qu'un développement rédigé en lois et mis en action. Le temps décidera si les principes de l'égalité et la nécessité d'une économie sévère peuvent laisser subsister un établissement qui d'ailleurs rappèle à la nation les souvenirs d'une époque plus brillante que fortunée, dont un peuple libre ne peut être ébloui.
QUINZIÈME TABLEAU.
Mort de M. de Flesselles, Prévôt des marchands de Paris.
Nous avons vu, aux premiers momens de l'insurrection parisienne, les habitans de la capitale abandonnés à eux-mêmes, dans le silence des autorités constituées, en appeler une autre, et reconnaître provisoirement celle des électeurs: puissance nouvelle, sortie du sein du peuple, peuple elle-même et par conséquent marquée du caractère le plus respectable, le plus fait pour tenir lieu d'une légalité alors impossible. C'était le besoin général, c'était le vœu public qui avait appelé les électeurs à l'hôtel-de-ville. Mais, à peine réunis, ils cherchèrent à donner à leur assemblée la légalité qui lui manquait. Quelques-uns d'entre eux dirent que la présence du prévôt des marchands leur était nécessaire. C'était vouloir marcher vers la liberté sous les auspices du despotisme; mais cette aparence de régularité plut au grand nombre. On mande M. de Flesselles; il arrive. Il prend sa place au milieu des applaudissemens universels. «Mes enfans, dit-il, je suis votre père, et vous serez contens.» A ces mots, les applaudissemens redoublent; car la liberté naissante n'avait point encore appris à ne plus permettre aux agens de l'autorité ce ton d'une bonté protectrice. Toutefois celui de l'assemblée et le mouvement général des esprits lui firent bientôt prendre un langage plus conforme aux circonstances. Il déclara que, pour continuer les fonctions qui lui avaient été confiées par le roi, il voulait y être confirmé par le suffrage de ses concitoyens. Les acclamations de l'assemblée lui rendirent l'autorité qu'il abdiquait. Aussitôt il travailla avec le bureau de la ville et avec les électeurs au règlement et aux mesures qu'exigeait la sûreté publique. Mais dans l'assemblée générale, comme dans les comités qui se formèrent ensuite, il n'eut que sa voix; circonstance qui dut paraître dure à un homme dès long-temps imbu des maximes de l'autorité arbitraire, et qui, dans les places de maître des requêtes, d'intendant de province, écoles subalternes de la tyrannie, s'était rempli d'un profond mépris pour le peuple. Il paraît, par sa conduite, qu'il regardait cette insurrection comme tant d'autres mouvemens populaires qui, sous les règnes précédens, s'étaient terminés par le triomphe du pouvoir, la punition de quelques malheureux, et la fortune de quelques intrigans. Telle était en effet jusqu'alors la leçon de l'histoire, du moins en France; et la différence des époques, les approches d'une révolution née d'un grand accroissement de lumières publiques, étaient des idées trop supérieures aux conceptions de Flesselles, comme à celles de quelques autres ministres[13].
On fut bientôt à portée de s'apercevoir de ses intentions. Le comité permanent venait de se former. «A qui prêterons-nous le serment? demanda M. de Flesselles.—A l'assemblée des citoyens, s'écria l'un des électeurs, M. de Leustres.» Cette réponse, accueillie par les applaudissement de toute la salle, éluda et prévint les suites de la question captieuse du magistrat. Ce nouveau serment prévalut; et ce premier hommage à la souveraineté nationale excita un enthousiasme qui ressemblait au délire.
Cependant le péril croissait, et le tumulte avec lui. Le tocsin de l'hôtel-de-ville s'était joint à tous ceux de Paris. Les députés des districts arrivaient en foule pour demander des armes. On croyait que la ville avait un arsenal; et cette idée accréditait des soupçons déjà répandus contre le prévôt des marchands. Lui-même les fortifiait, en paraissant prendre peu d'intérêt à leur impatience. Quelques citoyens étant accourus à lui, pour se plaindre qu'un convoi de poudre et de plomb eût été enlevé par des soldats campés aux environs de Paris, et n'obtenant pas son attention qu'ils s'attirèrent enfin par de sanglans reproches: «Eh bien! leur dit-il, il faut tenir note de tout cela.» Et il leur tourna le dos. Ils le notèrent trop pour son malheur; car ils répandirent par-tout leurs défiances. Les mots de perfidie, de trahison, circulèrent dans la salle, et de là dans tous les quartiers de Paris, d'où ils revenaient encore à l'hôtel-de-ville plus violens et plus envenimés.
Il multipliait les imprudences. A des hommes furieux qui voulaient être armés sur-le-champ, il parlait d'un directeur des armes de Charleville qui devait leur envoyer d'abord douze mille fusils et ensuite trente mille. A d'autres, il conseillait d'aller prendre des cartouches à l'Arsenal, où il n'y avait point de cartouches; d'aller chercher des armes au couvent des Chartreux, où il n'y a point d'armes. Il croyait tromper leur fureur, qu'il ne faisait qu'accroître, et qui à leur retour se montrait plus menaçante. De grandes caisses étant arrivées à l'hôtel-de-ville avec l'étiquette Artillerie, on crut que c'étaient les armes attendues de Charleville, et, pour les soustraire au danger d'un pillage ou d'une distribution indiscrète, on les fit déposer dans une salle de l'hôtel-de-ville, jusqu'à l'arrivée d'un détachement de gardes-françaises qui devaient faire cette distribution dans les districts. Rien n'était plus sage que cette mesure, qui associait de plus en plus les citoyens et les soldats; mais elle devint funeste au prévôt des marchands. Les gardes-françaises étant arrivées et l'ouverture des caisses s'étant faite devant eux et en présence des députés des districts, elles se trouvèrent n'être remplies que de vieilles hardes et d'ustensiles brisés. Le cri de la rage se fit entendre de toutes parts; et l'emportement du peuple mit dès-lors en danger la vie du magistrat. Les soupçons s'étendirent jusques sur tous les membres du comité permanent. Dès-lors il fut dangereux pour M. de Flesselles de sortir de l'hôtel-de-ville: il y coucha, et reparut le lendemain avec un visage plus défiguré que ceux qui avaient veillé toute la nuit, pour donner les ordres qu'exigeaient la défense commune.
Le lendemain, chaque instant produisit des scènes qui redoublèrent son péril. C'était la nouvelle d'une insurrection de hussards dans le faubourg Saint-Antoine; c'était l'ennemi qui avait pénétré dans celui de Saint-Denis; et les soupçons du peuple s'accroissaient de toutes ces craintes. Au milieu de ces désordres, se présentent, plus morts que vifs, le prieur et le procureur des Chartreux, tous deux demandant qu'on révoque l'ordre de visiter leur couvent pour y prendre des armes qui n'y sont pas, et redoublant ainsi l'embarras du prévôt des marchands. Des officiers viennent offrir leurs services; et leurs réponses rendent suspects quelques-uns d'eux, qu'avait accueillis M. de Flesselles. Un citoyen vient offrir cent mille livres, et demande la permission de lever six mille hommes. Le magistrat l'embrasse et lui présente une épée. On s'écrie que cet homme est en banqueroute et que la collusion est manifeste.
Pendant ces débats, on forçait l'hôtel des Invalides; ceux qui s'étaient emparés des canons les conduisaient à leurs districts, accusant M. de Flesselles de trahison. Le projet d'attaquer la Bastille, la fermentation qu'il excita, la nouvelle des canons de cette forteresse tournés contre la capitale, les arrêtés pour des députations au gouverneur, l'impatience qu'elles parurent causer au prévôt des marchands, le premier coup de canon qui de ses remparts fut entendu à l'hôtel-de-ville, la nouvelle d'un massacre de citoyens entrés à la suite de la députation dans une des cours de la Bastille; tous ces incidens produisaient une explosion nouvelle, et hâtaient la funeste catastrophe. L'attention que le prévôt des marchands demandait pour un projet de catapulte dirigée contre la forteresse, pour celui d'une tranchée que proposait un militaire, fit dire à un des assistans: «Il veut gagner du temps pour nous faire perdre le nôtre.» Et un vieillard s'écria: «Que faisons-nous avec ces traîtres? courons à la Bastille.» Aussitôt tous les hommes armés sortent, et la salle où se tenait le comité devint déserte. Ce fut un instant de terreur. Le peuple accourt vers cette salle, il trouve la porte fermée; il s'écrie qu'on le trahit; il force la porte, et oblige les membres à venir travailler dans la grande salle, en présence du public. M. de Flesselles y passe comme les autres. Alors le danger ne fut plus pour lui seul; il devint commun à tous les membres du comité, à tous les électeurs. En ce moment arrive une prétendue députation du Palais-Royal, dont l'orateur accuse M. de Flesselles de trahir ses concitoyens depuis vingt-quatre heures en refusant des armes à leur impatience, d'être en correspondance active avec tous les ennemis publics. M. de Flesselles se défend avec présence d'esprit, même avec fermeté. Ses discours faisaient quelque effet, mais autour de lui seulement; et plus loin, les mots de traître, de perfide, se faisaient entendre au milieu des clameurs. La lecture de deux billets surpris, et signés Besenval, adressés l'un au gouverneur, l'autre au major de la Bastille, et dans lesquels on leur promettait du secours, réveilla toutes les craintes, tous les emportemens, toutes les passions. Elles paraissaient au comble, lorsqu'elles devinrent un vrai délire à la nouvelle de la prise de la Bastille, à la vue de ses chefs, à l'arrivée des vainqueurs, des vaincus, des prisonniers, des blessés, des mourans, amis ou ennemis, objets d'amour ou de vengeance. Vengeance! ce dernier cri étouffait tous les autres; et, dans une multitude alors forcenée, l'allégresse même semblait ajouter à la fureur populaire. Ce qui redoublait ces transports, cette rage, c'était la vue de quelques Invalides et des Suisses prisonniers, qu'on accusait d'avoir tiré sur le peuple. Les Invalides surtout, comme Français, étaient plus odieux. La mort! la mort! ce mot faisait retentir et la salle, et les cours, et la place de Grève. Dans ce moment de vengeance, tous les yeux se portaient sur M. de Flesselles, qu'on accusait directement et tout haut. Il sentit qu'il était perdu; et pâle, tremblant, balbutiant: «Puisque je suis suspect, dit-il, à mes concitoyens, il est indispensable que je me retire.» Un des électeurs lui dit qu'il était responsable des malheurs qui allaient arriver par son refus de remettre les clefs du magasin de la ville où étaient ses armes et sur-tout ses canons. Pour toute réponse, il tira les clefs de sa poche et les mit sur la table. La multitude se pressant alors autour du bureau, les uns lui dirent qu'il devait être retenu comme ôtage; d'autres conduit au Châtelet; enfin d'autres crièrent qu'il devait aller au Palais-Royal pour être jugé. Ce dernier mot était un arrêt de mort; et ce fut celui que saisit la fureur publique: au Palais-Royal! au Palais-Royal! devint le cri de tous. «Eh bien! messieurs, répondit alors M. de Flesselles d'un air assez tranquille, allons au Palais-Royal.» Il se lève; on l'environne; on le presse; il traverse la salle, entouré d'une escorte irritée d'hommes dont le visage annonçait l'inimitié, la haine, mais qui pourtant ne se permirent aucune violence. Il descend avec eux l'escalier de l'hôtel-de-ville, leur parle de près, s'adresse à chacun d'eux, se justifie, leur dit: «Vous verrez mes raisons; je vous expliquerai tout.» Il tâchait de se faire un appui de ceux qui d'abord l'avaient fait trembler, et qui alors devenaient son escorte contre la multitude encore plus redoutable. Déjà il était au bas de l'escalier, lorsqu'un jeune homme, un inconnu, s'approche et lui présente son pistolet. Traître, dit-il, tu n'iras pas plus loin! Le magistrat chancelle, et tombe. La foule se précipite sur son corps, le presse, l'étouffe, le perce, le déchire; on lui tranche la tête, que l'on porte en triomphe au bout d'une pique, comme celle du gouverneur de la Bastille.
On a prétendu qu'avant de tuer M. de Flesselles, on lui avait présenté une lettre de lui, trouvée dans la poche de M. de Launay, et dans laquelle le prévôt des marchands disait à ce gouverneur: J'amuse les Parisiens avec des cocardes et des promesses. Tenez bon jusqu'à ce soir, vous aurez du renfort. Cette anecdote est admise par deux historiens de la révolution, qui paraissent avoir porté beaucoup de soin dans leurs recherches; mais elle est contestée par un écrivain dont l'autorité n'a pas moins de poids, M. Dussault, qui a recueilli avec intérêt les principaux événemens de cette mémorable semaine. «Doutons, doutons, dit-il, jusqu'à ce que cette importante lettre, qu'on cherche en vain depuis six mois, nous ait été produite.» Il est probable qu'elle ne le sera jamais; mais il ne l'est pas moins que M. de Flesselles ne voulait pas la prise de la Bastille, non plus que M. de Besenval, que peu de temps après un tribunal a renvoyé absous.
SEIZIÈME TABLEAU.
La prise de la Bastille, le 14 juillet 1789.
La prise de la Bastille! ces mots retentissent encore dans tous les cœurs français; ils commencent pour nous les vraies annales de la liberté. Jusqu'alors elle n'était qu'une conception de l'esprit, un vœu, une espérance; on inquiétait, on effrayait le despotisme: c'est ce jour qui fit la révolution; disons plus, la constitution même. Qu'eût-elle été, en effet, sans cette première victoire? Est-ce sous les canons de la Bastille ministérielle que les représentans du peuple eussent promulgué la déclaration des droits de l'homme? Ne les avait-on pas vus, quelques semaines auparavant, menacés des vengeances du despotisme pour avoir réclamé les droits du peuple contre les prétentions des ordres privilégiés? Bien plus: tandis qu'on attaquait, qu'on prenait cette forteresse, même deux jours après qu'on l'eut prise, ne se trouvaient-ils pas encore assiégés, entourés de canons, et exposés à des périls toujours renaissans? Mais la Bastille est conquise, tout change. Les ennemis du peuple frémissent en vain. Ils voient dicter, composer auprès d'eux, au milieu d'eux, cette déclaration des droits, éternel effroi des tyrans; et pendant ces nobles travaux, le peuple s'empresse à démolir de ses mains l'odieuse forteresse. Il mesure, d'un œil brillant de joie, la décroissance de ses bastions. Il croit saper, miner, démanteler en quelque sorte le despotisme. Il hâte l'instant de voir s'écrouler, avec l'orgueil de ses tours, l'orgueil et les espérances de ses oppresseurs. Tout tombe, et bientôt arrive l'heureux jour où il offre à ses représentans, pour salaire de leurs travaux, cette grande charte de la nature, ces mêmes droits de l'homme empreints sur la pierre souterraine enfouie dans les fondemens de l'horrible édifice, où, pendant quatre siècles, l'humanité avait reçu de si sanglans et si inconcevables outrages.
Rassemblons, en présentant l'aspect de cette forteresse, les principales circonstances de sa conquête.
Dans une vaste enceinte, entourée d'un fossé large et profond, s'élevaient huit tours rondes dont les murs avaient six pieds d'épaisseur, unies par des massifs de maçonnerie encore plus épais. Tel se montrait le château qui fut la Bastille, défendu encore dans l'intérieur par des bastions, des corps-de-gardes, des fossés traversés de ponts-levis qui séparaient différentes cours, dont la première présentait trois pièces de canon chargées à mitraille, et en face de la porte d'entrée. Quinze canons bordaient ses remparts; et vingt milliers de poudre, introduits depuis deux jours, au moment où tous les Parisiens étaient devenus soldats, devaient servir le feu de son artillerie. Quatre-vingts Suisses ou Invalides formaient sa garnison. Des monceaux de pierres accumulées sur les remparts et sur les bastions devaient les préserver d'un assaut. C'est de là que le gouverneur, détesté du peuple, croyait pouvoir le braver. Mais tous les yeux étaient tournés vers cette forteresse. Dès le matin, ces mots à la Bastille! à la Bastille! se répétaient dans tout Paris; et, dès la veille, quelques citoyens avaient tracé contre elle des plans d'attaque. La fureur populaire tint lieu de plan. On aperçoit les canons dirigés contre la ville. Un citoyen seul[14], au nom de son district, vient prier le gouverneur d'épargner cet aspect au peuple. Il lui donne hardiment des conseils qui semblaient une sommation. A sa voix, les canons se détournent; et le peuple applaudit au courageux citoyen qui, du haut des tours, se montre à sa vue. Bientôt une multitude nouvelle vient demander des armes et des munitions. On la reçoit dans la première cour; mais à peine entrée, soit méprise des soldats de l'intérieur, soit perfidie du gouverneur lui-même, un grand nombre de ces malheureux expire sous un feu roulant de mousqueterie. Les cris des mourans retentissent au dehors, avec ceux d'assassinat, de trahison. La fureur, le désespoir, la rage, saisissent tous les cœurs. Deux hommes intrépides montant sur un corps-de-garde, s'élancent par-delà le pont-levis, en brisent les ferrures et les verroux à coups de hache, sous le feu de l'ennemi. Le peuple accourt en foule. Il inonde cette cour d'où la mousqueterie l'écarte un moment. Cependant une première et bientôt une seconde députation précédées d'un tambour et d'un drapeau blanc, arrivent et sont exposées aux mêmes périls. Une fureur nouvelle saisit le peuple. Les députés veulent le contenir, l'empêcher de courir à une mort inutile. Inutile! s'écrie la multitude avec les hurlemens de la rage: non, non, nos cadavres serviront à combler les fossés. Ils les eussent comblés..... Cruels et coupables ministres! vous qui, dans l'insurrection générale, née de l'excès de tous les maux, ne vouliez voir qu'une vile émeute, une méprisable sédition, ouvrage de quelques factieux, frémissez de ce cri unanime et forcené d'un peuple réduit au désespoir! Ce cri terrible dépose contre votre imposture et vous a dévoués à l'exécration de tous les âges. L'attaque recommence, le sang coule à pure perte. Les accidens, les méprises, la précipitation multiplient les dangers et les désastres. Enfin, un détachement de grenadiers et une troupe de bourgeois, commandés par un militaire qu'ils avaient nommé leur chef, s'avancent vers le fort, suivis de canons qu'ils disposent avec intelligence. Ils se postent, se distribuent en hommes expérimentés. Des voitures chargées de paille et brûlées au pied des remparts élèvent un nuage de fumée qui dérobe aux assiégés les manœuvres des assiégeans; tandis que, du haut des maisons voisines, on écarte à coups de fusil les fusiliers placés sur le rempart. Soldats, citoyens, artisans, manœuvres, armés, désarmés, la valeur est la même, la fureur est égale. Des pères voient tuer leurs fils, des petits-fils leurs grands-pères; des enfans de sept ans ramassent des balles encore brûlantes, qu'ils remettent à des grenadiers. Une jeune fille, en uniforme guerrier, se montre par-tout à côté de son amant. Un homme blessé accourt, s'écrie: Je me meurs; mais tenez bon, mes amis; vous la prendrez.
Pendant cette attaque, une partie du peuple forçait l'arsenal et l'hôtel de la régie des poudres, et apportait à ses défenseurs des munitions de toute espèce. A chaque cour, à chaque porte, nouveau combat marqué par des actes d'un courage héroïque. Elie, Hulin, Tournai, Arné, Réole, Cholat, vos noms chers à la patrie, immortels par cette journée, survivront à ceux de tant d'autres guerriers, d'ailleurs célèbres, qui n'ont versé leur sang que pour des maîtres, et n'ont servi, dans des combats inutiles, que l'ambition des ministres ou les vaines querelles des rois.
Maître d'un pont par cette dernière attaque si impétueuse et si terrible, les assaillans encouragés et plus furieux amènent trois pièces d'artillerie devant le second pont. Déjà le succès paraît sûr. Launai tremble, et quelques-uns de ses soldats parlent de se rendre. A ce mot, il perd le sens; il saisit une mèche embrâsée, et court aux poudres pour y mettre le feu. Il est repoussé par un des siens. Il sollicite, par grâce, un baril de poudre pour se faire sauter. La garnison présente le drapeau blanc, demande à capituler. Non, est le cri général. Un papier sort d'un créneau, en dehors de la forteresse. Un bourgeois intrépide s'avance pour le saisir sur une planche chancelante; il tombe dans le fossé. Un autre le remplace; plus heureux, il prend l'écrit, le rapporte, le remet au brave Elie. L'écrit portait: Nous avons vingt milliers de poudre; nous ferons sauter la garnison et tout le quartier, si vous n'acceptez la capitulation.—Nous l'acceptons, foi d'officier, dit Elie! baissez vos ponts. Les ponts se baissent. La foule accourt. Que voit-elle? Les Invalides à gauche, les Suisses à droite, déposant leurs armes, et de leurs cris applaudissant aux vainqueurs. Launai est saisi et conduit à l'hôtel-de-ville, où il ne devait pas arriver.
Cependant la multitude se précipite, et couvre toute l'enceinte de la forteresse; on monte dans les appartemens, sur les plates-formes, contre lesquelles se dirigeait toujours le feu de ceux qui, placés trop loin, ignoraient la capitulation; les assaillans tuent, sans le savoir, leurs amis et leurs défenseurs. Le courageux Arné, bravant une mort presque certaine, s'avance sur le parapet, son bonnet de grenadier sur sa pique, et fait cesser le désastre. La joie redouble, la foule augmente, on accourt des rues voisines. On force les prisons, les cachots; on pénètre, on s'enfonce dans tous les souterrains. On se remplit avec délices de la terreur qu'ils inspirent; on délivre les prisonniers qui croyaient que ce tumulte leur annonçait la mort, et qu'on étonne en les embrassant; on brise leurs chaînes; on les conduit vers la lumière, que quelques-uns, vieillis dans les cachots, avaient oubliée, et que leurs yeux ne peuvent soutenir; on admire la pesanteur de leurs fers qu'on brise, qu'on arrache, que bientôt on porte autour d'eux, autour des brancards sur lesquels on promène ces infortunés dans les places publiques, dans les jardins; on étale aux yeux d'une multitude étonnée ces instrumens de gêne, des corselets de fer et autres moyens de torture, recherches d'une barbarie inventive. Les débris enlevés sous ces voûtes ténébreuses, verroux, ferremens, tout ce qu'un premier effort peut arracher, devient un trophée dans les mains qui l'ont saisi. Les clefs des cachots, portées à l'hôtel-de-ville pour preuve de cette heureuse victoire, passent de mains en mains dans celles d'un électeur connu pour avoir habité cet exécrable donjon. Ces souvenirs, ces contrastes, redoublent l'allégresse publique, bientôt accrue par l'arrivée des vainqueurs et des drapeaux des Invalides et des Suisses, soustraits à la première fureur du peuple, et maintenant protégés contre lui par ceux qui les ont vaincus. Quel burin, quel pinceau pourrait seulement retracer l'esquisse des tableaux mobiles et variés que présentaient alors les salles immenses de l'hôtel-de-ville, les escaliers, la place de Grève, ces armes ensanglantées, ces banderoles flottantes, ces couleurs nationales, ces trophées bizarres et imposans d'une victoire inattendue, les couronnes triomphales et civiques décernées par l'enthousiasme universel; le passage des passions féroces aux passions généreuses, des mouvemens terribles au plus doux attendrissement, dont le mélange inouï, dont l'expression sublime reportait l'âme et reculait l'imagination jusques dans les temps héroïques[15]?
L'histoire a déjà consacré des actes de vertu, des traits de magnanimité et de grandeur qui adoucissent le souvenir pénible des vengeances du peuple. Il versa du sang, il est vrai; mais le sien venait de couler. La Bastille existe encore. Les morts, les mourans, l'environnent. Les parens, les amis, transportent les blessés dans les maisons voisines, dans les hospices que la piété consacra à l'humanité. Un d'eux, en expirant, demande: Est-elle prise? Oui, lui dit-on. Il lève au ciel des yeux pleins de joie, et rend le dernier soupir. Une mère cherche son fils parmi des cadavres défigurés. On s'étonne d'une curiosité qui paraît barbare. Puis-je le chercher, dit-elle, dans une place plus glorieuse? La liberté parla-t-elle un plus beau langage dans les pays qu'elle avait le plus long-temps illustrés?
Telle fut cette journée célèbre, présage heureux des événemens qui la suivirent. Mais au milieu de ces événemens si multipliés, si importans, si rapides, la Bastille occupait encore tous les esprits; l'ivresse publique se prolongeait par la découverte des mystères affreux recelés dans son sein. C'est là que la tyrannie avait enfoui ses archives, le récit détaillé de ses propres forfaits, les dépositions de ses émissaires et de ses délateurs, la liste de ses victimes, les preuves irrécusables de la barbarie de ses ministres, tracées de leurs propres mains. Ces vils écrits, ces odieux registres, livrés au pillage, circulent dans Paris et de là dans tout l'empire, comme pour rehausser aux yeux des Français, honteux de leur longue patience, le prix de leur nouvelle conquête et de la liberté qui en est la récompense. Bientôt tous les arts s'empressent de célébrer l'une et l'autre. Chacun d'eux reproduit, sous les formes qui lui sont propres, ce glorieux événement. Les théâtres, les jeux publics, en retracent les principales circonstances. Les vainqueurs de la Bastille assistent à leur propre éloge prononcé dans le sénat de la nation, dans les temples de la capitale. La patrie adopte ceux qui ont échappé au feu des assiégés, les blessés, les veuves et les enfans des morts. Ainsi l'enthousiasme se soutient et se perpétue. Les étrangers le partagent. Il s'étend au-delà des mers. Ce grand jour est une fête pour l'Europe, ou plutôt pour le monde entier, dont toutes les contrées ont fourni à ce labyrinthe, à ces cachots, des victimes de tout rang, des deux sexes, de tous les âges[16]. Le 14 juillet a vengé tous les peuples. Ils applaudissent à la destruction de cet odieux château, tandis qu'une de ses clefs envoyée dans un autre hémisphère à l'un des auteurs de l'indépendance américaine, lui apprend que les Français n'ont pas inutilement servi sous ses yeux la cause de la liberté.
DIX-SEPTIÈME TABLEAU.
La mort de M. de Launay, gouverneur de la Bastille.
En présentant à nos lecteurs, dans le précédent tableau, le choix des principales circonstances qui accompagnèrent la prise de la Bastille, nous avons dû en écarter plusieurs, qui, sans être dénuées d'intérêt, eussent diminué l'impression des sentimens ou des idées que faisait naître cet événement mémorable. Parmi les incidens, sinon tout-à-fait oubliés, au moins rappelés faiblement, est la mort du gouverneur, de ce Launay devenu, en un jour, si célèbre. Sa conduite pendant le siége, et même quelques jours auparavant, semble avoir participé de cet aveuglement fatal, commun dans ce moment à presque tous les agens du pouvoir arbitraire. Quoiqu'il eût pris pour la défense de sa forteresse les précautions d'une prudence ordinaire, il avait négligé de s'approvisionner de vivres, au point que le danger d'une disette instante et inévitable, si le siège eût duré jusqu'au lendemain, fut un des motifs que les officiers de sa garnison lui présentèrent pour le déterminer à se rendre; négligence plus impardonnable que celle d'avoir oublié de se pourvoir d'un drapeau blanc, pour arborer le signe de la capitulation[17]: mais toutes les deux partaient de la même cause. Launay supposait, comme les ministres, que quelques décharges d'artillerie feraient trembler la capitale, et que l'approche de l'armée établirait une communication facile entre la ville et la citadelle.
On est étonné de ne lui voir jouer presque aucun rôle, dans la défense de sa place, pendant la journée du 14. Il semblait que la terreur l'eût saisi et eût enchaîné tous ses sens. On le voit, dans la matinée, accueillir différentes députations populaires, les assurer de ses bonnes intentions et donner même des ôtages au peuple pour sa sûreté. Bientôt après, on lui arrache l'ordre de faire tirer sur les Invalides par les Suisses; en cas que les premiers refusent d'obéir. Il paraît qu'il céda aux intimations d'un officier suisse, nommé Laflue, comme il avait cédé, en sens contraire, à M. de Losme-Solbrai, qui l'engagea à recevoir, dans l'intérieur du gouvernement, M. Thuriot de la Rosière[18], à qui cette faveur avait d'abord été refusée. Launay répond avec une douceur craintive au député qui lui parle d'un ton voisin de la menace; et, quelque temps après, une multitude de citoyens sans armes, sans intentions hostiles, accueillis par lui-même, et entrés dans la première cour dont il a fait baisser le pont-levis, sont accablés de plusieurs décharges de mousqueterie et d'artillerie, tandis que le pont-levis se relève pour dérober tout moyen de fuite à ces infortunés. Cruauté si basse, si absurde et si gratuite, qu'après les premiers mouvemens de fureur et d'indignation qu'elle excita, on a soupçonné qu'elle pouvait être l'effet de quelque ordre mal donné ou mal entendu, de quelque méprise fatale, plutôt que d'une perfidie préméditée.
Quoiqu'il en soit, ce fut cette horreur qui dévoua à la mort le malheureux Launay, en remplissant les cœurs de cette rage soudaine et soutenue qui triompha des efforts et de tous les obstacles. C'est en contemplant cette fureur, qu'il donna les marques d'une terreur profonde. Toute présence d'esprit l'abandonna. Il eût pu opposer à la prise du premier pont une résistance plus vigoureuse, en plaçant dans la cour un grand nombre de pièces d'artillerie. Cette manœuvre eût fait couler des flots de sang; mais, dans le délire forcené des combattans, la Bastille n'en eût pas moins été prise. L'inadvertance de Launay (car ce n'est point à son humanité qu'il faut faire honneur de cet oubli) prévint les horreurs d'un massacre inutile. Après avoir vu forcer tous les ponts et tous les postes, il se réfugia dans l'intérieur de ses énormes bastions, et n'eut plus d'autre idée que d'attendre les secours promis par M. de Besenval, ou, s'ils tardaient trop, de se faire sauter en l'air, et d'écraser, disait-il, ses ennemis sous les débris de la Bastille. Deux fois il fut repoussé, au moment où il allait mettre le feu au magasin des poudres.
Cependant le peuple victorieux remplit la forteresse. La fureur des uns, le courage des autres, cherchent l'odieux gouverneur. Ce ne fut pas sans peine qu'on le découvrit; sans épée, sans uniforme, un habit ordinaire le dérobait à des yeux qui ne le connaissaient pas. Plusieurs se disputent l'honneur de l'avoir arrêté. Il veut se percer le sein d'une lame à dard que le grenadier Arné lui arrache. Bientôt les braves Elie, Hulin, L'Épine, Legris, Morin, le saisissent, l'entourent, et deviennent ses défenseurs contre la fureur générale. Quelques-uns sont même maltraités et blessés; en couvrant de leurs corps leur prisonnier, ils ne pouvaient le protéger qu'à demi. On lui arrachait les cheveux; on dirigeait des épées contre lui. Il conjurait ses défenseurs de ne pas l'abandonner jusqu'à l'hôtel-de-ville. Il réclamait les promesses de MM. Elie et Hulin, ses vainqueurs, et maintenant ses appuis. Ces deux hommes généreux, épuisés de cette lutte inégale contre l'impétuosité populaire, écartés malgré leur force et leur vigueur, et comme emportés par le flot de la multitude loin du malheureux Launay, perdent le prix de leurs efforts. Obligés de s'éloigner un instant, ils voient ce misérable, à qui une rage subite aux approches de la mort inspire un courage forcené, se défendre contre tous, tomber foulé aux pieds de la multitude, et le moment après sa tête hideuse et sanglante s'élever en l'air au milieu des cris d'une allégresse féroce et encore mal assouvie. Cet horrible trophée fut bientôt suivi de plusieurs autres de la même espèce; des officiers de la garnison de la Bastille, dénoncés par leur uniforme, eurent le même sort. Quelques-uns cependant ne méritaient d'autre reproche que celui d'avoir servi le despotisme dans un emploi trop indigne de leur courage. Plusieurs citoyens employés à la Bastille donnèrent alors des preuves d'un patriotisme aussi éclairé que courageux. Tel est M. Vielh de Varennes, ancien ingénieur des ponts et chaussées, qui, au péril de sa vie, blessé dangereusement, parvint à sauver M. Clouet, régisseur des poudres. Un individu moins heureux emporta les regrets de tous ceux qui l'avaient connu. C'était l'honnête Losme-Solbrai, celui qui, le matin même, avait engagé le gouverneur à recevoir M. de la Rosière dans l'intérieur de la Bastille. Il était, depuis vingt ans, l'ami, le consolateur des prisonniers; sa douceur, sa générosité, égalaient la dureté et l'avarice de Launay. Pourquoi faut-il que le hasard singulier, qui, dans ce moment, vint dénoncer ses vertus, n'ait pas eu l'effet qu'il devait produire, et ne soit pas devenu la sauve-garde de ce vénérable militaire? Déjà entouré d'une multitude que la vue de son uniforme rendait furieuse, il allait être déchiré par elle, lorsqu'un jeune homme pénétré de douleur, d'attendrissement et de désespoir, se précipite dans la foule, s'élance vers lui, l'embrasse, l'appelle son père, son ami, son bienfaiteur, se nomme[19], conjure le peuple d'épargner un respectable mortel, l'ami de tous les malheureux; il raconte son histoire: long-temps prisonnier à la Bastille, il doit à M. Losme plus que la vie; il mourra pour le défendre; il le serre de nouveau entre ses bras, en le baignant de ses larmes. Déjà quelques-uns s'attendrissent; mais d'autres s'écrient que c'est un mensonge, qu'on veut par une fable leur enlever leur victime. Les cris couvrent ses cris: la fureur populaire redouble; lui-même est frappé, meurtri de plusieurs coups. On l'arrache avec violence à celui qu'il croit soustraire au péril. Le digne militaire, touché de cette générosité, qui adoucit pour lui les horreurs de la mort, lui dit, les larmes aux yeux: «Que faites-vous, jeune homme? retirez-vous; vous allez vous sacrifier sans me sauver.» A ces mots, devenu encore plus intrépide, parce que sa tendresse et sa douleur sont accrues, M. de Pelleport s'écrie: «Je le défendrai envers et contre tous.» Et oubliant qu'il est sans armes, il écarte la foule avec ses mains, secondé d'un de ses amis qui l'accompagnait. Ce mouvement violent étonne, irrite la multitude qu'il devait attendrir; mais qui, bouillante encore au sortir de la Bastille, ne respirait que la vengeance. Un homme féroce frappe M. de Pelleport d'un coup de hache sur le cou, le blesse, et allait redoubler lorsqu'il est renversé lui-même par l'ami qui accompagnait M. de Pelleport. Aussitôt, assailli de tous côtés, il se trouve entouré de sabres, fusils, baïonnettes dirigés contre lui; il en saisit une, et, avec une agilité, une force et un courage qu'il reçoit de son désespoir, il écarte la foule, se fait jour à travers, court vers l'hôtel-de-ville, et tombe sur les marches sans connaissance, tandis que la tête de son respectable bienfaiteur de Losme est promenée en triomphe avec celle de Launay.
Quelques regrets qu'ait excités cette mort parmi ceux qui connurent trop tard celui qui l'avait si peu méritée, une autre mort non moins funeste excita une douleur plus profonde, plus durable, proportionnée à la reconnaissance due à l'infortuné, victime d'une fatale méprise. La capitale, et même la patrie, dont la destinée était liée alors à celle de la capitale, placeront toujours, parmi les désastres les plus affligeans de cette journée, la mort déplorable d'un bas-officier nommé Becar, qui sauva Paris de la plus horrible des calamités. C'était lui qui, se trouvant de garde à la porte du magasin à poudre, et voyant arriver le gouverneur avec des mèches allumées, dans le dessein de se faire sauter, le poussa avec violence, le menaçant même de le percer de sa baïonnette s'il s'obstinait dans cet abominable dessein. On sut dès le soir même (car l'intérêt qu'inspira sa mort fit rechercher sa conduite, et ce que l'on apprit augmenta les regrets que causa sa perte), on sut qu'il avait souhaité de prévenir, de la part du gouverneur, toute mesure hostile, qu'il avait donné des conseils pacifiques, formé les vœux d'un citoyen, enfin qu'il s'était constamment abstenu, pendant le siége et le combat, de tirer un seul coup de fusil. Tel était celui dont la tête, quelques heures après, était portée au bout d'une pique, ainsi que celle du nommé Asselin, innocent comme lui, mais qui, comme lui, n'avait pas rendu le plus signalé de tous les services. Une fausse ressemblance dans les uniformes, trompant la multitude, les avait fait prendre l'un et l'autre pour des canonniers de la Bastille. C'était le plus grand des crimes aux yeux du peuple qui avait vu, depuis plusieurs jours, ces instrumens de carnage tournés contre lui, et qui, ce jour même, venait d'être écrasé sous plusieurs détonations d'artillerie. Il immola donc ces deux infortunés; mais il pleura sa méprise quand il la connut; et depuis on vit quelques-uns de ces meurtriers verser des larmes d'attendrissement, et même donner des signes de désespoir, lorsque, mieux instruits, ils venaient à se rappeler qu'ils avaient tenu entre leurs mains et présenté avec joie aux regards des passans la main qu'ils avaient coupée comme celle d'un ennemi public.
Par malheur, ce ne fut pas la seule méprise de cette extraordinaire journée. Certes, toute âme généreuse s'applaudira d'avoir vu les Suisses, en garnison à la Bastille, échapper par un hasard heureux à la punition que leur eût infligée la vengeance publique, si l'on eût su qu'eux seuls avaient fait couler tout le sang répandu autour de cette forteresse: mais on voudrait que des soldats français, des Invalides, bien moins coupables, n'eussent pas porté la peine de cette odieuse méprise. O vous! stipendiaires étrangers, que le peuple français a crus ses amis, parce que vos maîtres ont trafiqué avec le sien de votre sang et de votre obéissance alors tournée contre la nation qui vous payait, cette nation généreuse ne reproche qu'à l'ignorance de vos soldats la conduite sanguinaire qu'ils tinrent dans cette occasion; elle est l'ouvrage des officiers qui les trompent et qui les oppriment. Mais cet aveuglement cessera: frappés de la lumière que portera dans vos yeux la révolution française, vous apprendrez à juger ceux qui vous commandent, ceux qui vous gouvernent, et ceux qui vous ordonnaient de tirer sur le peuple. Vous vous direz à vous-mêmes: Il est bon, il est généreux, ce peuple, qui, un moment, crut impossible que nous eussions tiré sur lui, et qui, bientôt après, mieux instruit de notre conduite, nous pardonna; c'est de son sein qu'étaient sortis le magnanime Elie, ces braves gardes-françaises, qui, au milieu des applaudissemens, des transports de joie, des couronnes civiques accumulées sur leurs têtes, entourés de trophées érigés subitement autour d'eux par la reconnaissance publique, nous voyant, dans cette salle de l'hôtel-de-ville, désarmés, pâles, attendant la mort comme des coupables convaincus, éprouvèrent pour nous une compassion héroïque, intercédèrent en notre faveur, ne demandèrent pour prix de leurs exploits que la grâce de leurs frères d'armes, et, en entendant ce cri unanime grâce, grâce, sortir à la fois de toutes les bouches, nous embrassèrent avec des transports d'allégresse et la joie d'une seconde victoire. Voilà, peuple helvétien (et par peuple, je n'entends pas les magistrats des treize cantons, mais les citoyens qui les paient pour en être gouvernés), voilà les souvenirs nobles et chers qui vous donneront des remords d'avoir tiré sur le peuple français; car alors, libres vous-mêmes, vous donnerez à ce mot le sens qui lui appartient, et qui ne vous est pas encore connu.
DIX-HUITIÈME TABLEAU.
Nuit du 14 au 15 juillet 1789.
La nouvelle de la Bastille prise avait répandu dans Paris une allégresse universelle; mais cette joie était combattue par l'idée de tous les périls qui menaçaient cette capitale; périls que la prise même de cette forteresse pouvait rendre plus instans, en poussant les ministres et les généraux à presser le moment de l'attaque. Les troupes qui environnaient la ville, continuaient de garder leurs différens postes. Deux fois l'assemblée nationale avait sollicité l'éloignement de ces troupes; et ces deux demandes n'avaient obtenu qu'un refus positif, suivi bientôt d'une réponse équivoque et dilatoire. La cour restait environnée d'illusions et de mensonges. Croirait-on que l'intendant de Paris (Berthier), peu de jours après victime de la vengeance populaire, interrogé par le roi, le soir même du 14 juillet, sur l'état de la capitale, répondit que tout était calme? Ainsi Louis XVI, dans Versailles, était aussi étranger à la vérité sur ce qui se passait dans le sein de son royaume, à quatre lieues de lui, que peut l'être le roi d'Espagne dans Madrid sur les événemens qui arrivent au Mexique, au Chili et aux Philippines, soumis à sa domination. Une haie de courtisans et de flatteurs mettait entre son peuple et lui un obstacle égal à celui qu'élèvent, entre un autre Bourbon et ses sujets d'Amérique ou d'Asie, la mer Atlantique, celle du Sud, et l'intervalle de cinq mille lieues. Et c'est là ce qu'on appelle régner! C'est là ce qui constitue la majesté du trône, de ce trône dont les esclaves de cour, qui, à la honte du genre humain, furent nommés des grands, se disent les appuis et les défenseurs! Et ces mêmes hommes, qui insultaient ainsi à leur monarque par cette absurde détention, qui l'emprisonnaient pour dicter en son nom des ordres funestes à tout un peuple, et exposaient ainsi à des dangers incalculables la personne de celui qu'ils appelaient leur maître, ces mêmes hommes ont depuis fait retentir la France et l'Europe de ces mots: «Le roi est prisonnier dans Paris!» «Oui, aurait pu répondre l'assemblée nationale, par la bouche d'un de ses orateurs; le roi est retenu dans sa capitale, ou si le mot vous plaît davantage, il est prisonnier de son peuple, pour n'être plus prisonnier des ennemis de la nation, qu'au nom du roi vous avez voulu perdre et enchaîner. Il est prisonnier, pour être soustrait aux perfides conseils qui, en compromettant son trône et sa sûreté, l'enfermaient dans une enceinte plus étroite et plus digne de ce nom de prison. En un mot, il est prisonnier d'un peuple qui veut un roi. Et quand nous l'arrachons aux mains de ces nobles qui, sous le nom de roi, voulaient un esclave couronné, oppresseur de sa nation, nous sommes les libérateurs du monarque.» Voilà comment l'assemblée nationale pouvait et devait peut-être répliquer à ses ennemis, après que le peuple eut conquis son roi, pour rappeler l'heureuse expression de M. Bailly, premier maire de Paris. Mais, à cette époque du 14 juillet, elle attendait avec une impatience mêlée de crainte ce qu'il plairait aux ministres d'ordonner d'elle, entourée cependant de canons et de baïonnettes.
La postérité n'oubliera point cette soirée mémorable, où, même après la prise de la Bastille, encore ignorée à Versailles, les députés d'une grande nation parlaient en supplians au despotisme déjà vaincu et presque désarmé. Mais du moins ces supplians s'exprimaient en hommes près d'être libres et dignes de le devenir. Les harangues des orateurs, sur la nécessité d'une nouvelle députation, portaient le caractère d'une éloquence fière et hardie, peu connue en France dans une assemblée d'états-généraux. Que faisaient cependant les ennemis de l'assemblée ou plutôt de la nation? Ils méditaient des violences forcenées; ils s'occupaient des préparatifs du crime nouveau dont ils allaient enrichir l'histoire des cours. C'est ce que le premier orateur de l'assemblée[20] exprimait énergiquement le lendemain, en rassemblant les traits du tableau que la députation devait offrir au roi.
«Dites-lui, s'écriait-il, que les hordes étrangères dont nous sommes investis, ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présens: dites-lui que tous les satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit, dans leurs chants impies, l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l'assemblée nationale: dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et qu'elle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemi.»
Telle était à Versailles la perplexité de l'assemblée nationale; et cette horrible situation, connue à Paris, ajoutait aux terreurs et aux mouvemens d'indignation qui agitaient la capitale. Cette nuit présenta le même spectacle qu'avait offert la nuit précédente; pavés arrachés des rues et transportés au haut des maisons; fossés profonds; larges tranchées ouvertes en divers lieux menacés; canons conduits par le peuple en différens postes, aux barrières, et particulièrement à celle de Saint-Denis; enfin tout l'ensemble d'un tableau dont nous avons déjà rassemblé les principaux traits. Il suffit d'ajouter que chaque instant accroissait les moyens de défense. Les bataillons, les compagnies se multipliaient. La permission d'en former de nouvelles se donnait à qui venait en demander; et quelques bourgeois y réussirent, sans montrer d'autre autorisation que la signature d'un électeur ou d'un membre du comité. Un particulier s'était, dès le soir même, fait nommer gouverneur de la Bastille; et, sur un ordre de M. de la Salle, alors commandant de la garde parisienne, il s'y était rendu à la tête de cent bourgeois armés, qui se joignirent à cent cinquante gardes-françaises pour empêcher qu'on ne reprît cette forteresse. Ce fut encore dans cette même nuit que les grenadiers du régiment des gardes-françaises vinrent déclarer à l'hôtel-de-ville qu'ils ne voulaient plus retourner à leurs casernes, dans la crainte d'être exposés à de mauvais traitemens et à tous les pièges que leur tendraient la malveillance et même la fureur de leurs officiers. On peut juger s'ils furent bien reçus. On expédia à différens couvens de Paris l'ordre de les loger et de les nourrir jusqu'à nouvel ordre.
Il est peu d'hommes, alors habitant Paris ou s'y trouvant par hasard, qui, se rappelant cette soirée et cette nuit du 14 au 15, ne se souvienne de quelque acte de patriotisme, de quelque trait de courage et de vertu, et qui n'ait à citer un nombre infini de ces mots touchans ou énergiques qui partent de l'âme et qui saisissent ceux qui les entendent. On eût dit que tous les Français sentissent à la fois que, de ce jour seulement, ils avaient une patrie; et, de l'enthousiasme soudain qu'inspirait cette idée, s'échappaient en même temps les sentimens les plus élevés, comme autant de sources nouvelles qui se font jour et jaillissent au même instant. L'égoïsme semblait anéanti; et l'intérêt du salut particulier se manifestait par les signes d'un intérêt plus noble, la conservation de tous.
Parmi ces traits, dont on pourrait rapporter un grand nombre, nous n'en citerons qu'un seul des plus remarquables.
Un jeune homme, M. Mandar, occupé toute la matinée de différentes fonctions publiques et volontaires, comme tous les citoyens, apprit, en se transportant aux Invalides, que la Bastille était prise. Désespéré de n'avoir pas eu part à l'honneur de ce succès, il lui vint à l'esprit de se consoler en rendant à ses concitoyens un service essentiel. Il n'avait pu vaincre avec eux, il voulait tirer parti de leur victoire et du premier effet que produirait sur les troupes postées au Champ-de-Mars la nouvelle de la prise de la Bastille. Il communique à ses compagnons la démarche qu'il médite. Quelques-uns la trouvent impraticable, d'autres inutile; tous la croient dangereuse pour lui, et s'efforcent de l'en détourner. Mais il est inébranlable dans sa résolution.
Cet enthousiasme, commun depuis quelques jours au plus grand nombre des habitans de Paris, exaltait, dans une âme naturellement ferme et intrépide, les idées de liberté et d'indépendance, que la culture des lettres[21] et la lecture des écrivains de l'antiquité rendent presque indestructible dans les hommes nés pour les passions généreuses. Repoussant tout conseil timide de ses compagnons, et même écartant ceux que pouvait lui donner sa propre faiblesse déguisée en prudence, il se sépare de sa troupe et marche vers l'École militaire, où le général était logé. De-là il s'avance au camp du Champ-de-Mars, où le chef se trouve en ce moment: il pénètre jusqu'à lui; il lui dit que la Bastille est conquise; que M. de Launay vient de périr de la mort des traîtres. Il ajoute: «Et c'est ainsi que nous traiterons les agens du pouvoir absolu.» On conçoit quelle fut la surprise du commandant suisse. Besenval était un courtisan faible et corrompu, mais il n'était ni cruel ni barbare. Tranquille et de sang froid, il se contente d'observer que cette nouvelle de la prise de la Bastille était invraisemblable; que Henri IV, qui avait assiégé cette forteresse, n'avait pu s'en emparer. Le jeune homme, que l'incrédulité du général échauffe sans l'étonner, atteste la vérité de ses récits; et, pour garant, offre sa tête. «Je vous observe, ajoute-t-il, que je suis ici dans un camp: vous seul y commandez; je ne puis en sortir que de votre consentement. Que je perde la liberté et la vie, si ce que je dis n'est pas vrai.» Le vieux officier, ne pouvant guère alors conserver de doute sur la vérité des faits, se contenta de marquer sa surprise, tant sur les faits eux-mêmes que sur la hardiesse du projet de venir les lui apprendre, et d'avoir pu réussir à parvenir jusqu'à lui; et, mêlant au flegme de son caractère et de son âge une sorte d'intérêt et même d'émotion, il dit à M. Mandar: «Retournez vers vos concitoyens, et dites-leur que je ne sers point contre eux. Je ne tirerai point l'épée contre les Parisiens: je suis ici pour donner du secours à la ville, dans le cas où elle en aurait besoin contre les brigands.» Le jeune homme, frappé de cette apparente émotion du général, et persévérant dans l'espérance de l'engager à la retraite, lui dit que la seule manière de secourir Paris, c'est d'en éloigner les troupes dont le voisinage y redouble les périls et les alarmes; que la retraite du général peut seule prévenir l'effusion du sang humain et le carnage dont le Champ-de-Mars va être infailliblement le théâtre. Le général répond qu'il va prendre les ordres de la cour. «Ne prenez, monsieur, lui réplique-t-il, ne prenez l'ordre que de vous-même, de votre amour pour la paix, si vous ne voulez répandre à pure perte, dans cette même place, le sang de vos concitoyens, prêts d'attaquer, au nombre de cent mille hommes, quelques milliers de vos soldats.» Toujours plus surpris, mais plus ému, soit crainte, soit humanité, le général promit de ne point venir à Paris, d'éviter tout engagement avec les citoyens, et congédia M. Mandar, qui, rassuré sur les dispositions de M. Besenval, se retira plein de joie, et, à peine hors du camp, eut le plaisir d'entendre sonner la retraite.
Cette retraite, bientôt connue des Parisiens, sans qu'ils sussent la principale circonstance qui avait pu, sinon la déterminer, du moins la hâter de quelques heures, diminua les inquiétudes que pouvaient causer les troupes placées dans un poste si voisin. On se porta en plus grand nombre dans les endroits les plus menacés ou qu'on croyait l'être. Paris ignorait alors que la consternation était plus grande dans les divers camps qui l'assiégeaient, qu'elle ne l'était dans ses propres murs. Le maréchal de Broglie avait vu et fait entendre qu'il ne pouvait compter sur l'obéissance de ses soldats, et principalement des canonniers; il méditait déjà sa retraite: mais chaque mouvement qu'il faisait faire à différens détachemens de ses troupes, produisait tout l'effet que devaient causer des mouvemens hostiles qu'on n'attribuait pas à la crainte, et qui redoublaient l'agitation générale. La nuit se passa tout entière dans ces alternatives de tumultes convulsifs et de silence inquiet; tandis que l'assemblée nationale, instruite enfin de la prise de la Bastille, continuait sa séance, prolongée jusqu'au lendemain, dans des inquiétudes mortelles, moins sur elle-même que sur le sort d'une grande nation, lié dans ce moment à celui de ses représentans: situation terrible, qui devait durer jusqu'au moment où il plairait aux ministres, aux favoris, de laisser parvenir au roi la vérité qui devait l'éclairer sur ses propres périls, plus encore que sur ceux du peuple français. Elle se fit jour enfin et parvint jusqu'au monarque. Le duc de Liancourt, membre de l'assemblée nationale, usant du droit attaché à sa charge de premier gentilhomme du roi, lui montra, la nuit du 15, à minuit, l'abîme où allaient le pousser ses ministres, en croyant n'y précipiter que la nation. Alors tout changea. Le roi, détrompé, déclara qu'il ne faisait qu'un avec elle: il chargea le duc de Liancourt d'annoncer à l'assemblée qu'il se rendrait à la séance du lendemain: et cette nouvelle, qui d'abord y rétablit le calme, bientôt portée à Paris, y répandit une joie égale aux alarmes qu'elle faisait cesser.
DIX-NEUVIÈME TABLEAU.
Les canons de Paris transportés à Montmartre.
Un des caractères de la révolution, dans cette première et immortelle semaine, c'est d'avoir réuni et rapproché, dans un si court intervalle de temps, et dans l'enceinte de Paris et de Versailles, une telle multitude d'événemens simultanés, qu'après cette époque, et pendant un temps considérable, les acteurs et les spectateurs, également opprimés du poids de tant de souvenirs, retrouvaient avec peine l'ordre et la suite des faits égarés en quelque sorte dans leur mémoire; tous les événemens semblaient perdus dans la variété des émotions successives dont on avait été comme accablé pendant six jours.
L'agitation de Paris, toujours égale, toujours extrême, se marquait presque d'heure en heure par des symptômes différens. C'est qu'au milieu de tant de dangers, chacun de ces dangers devenant tour-à-tour l'objet dominant de l'attention générale, toutes les passions, tous les caractères se manifestaient successivement sous des formes nouvelles. Paris, dans la soirée où la Bastille fut prise, Paris pendant la nuit suivante, Paris le lendemain matin, offrit un aspect différent; et cependant rien n'était changé pour lui. Menacé par l'armée du maréchal de Broglie, par des soldats étrangers, par les brigands enfermés dans son sein, les dangers qu'il courait au dedans redoublaient ses alarmes sur ceux du dehors. A peine était-il approvisionné pour deux jours: déjà de fausses patrouilles, qu'il était impossible de ne pas confondre avec les véritables, avaient diminué la sécurité des citoyens rassurés d'abord par la vigilance de la milice bourgeoise. Des équivoques inévitables, le mot de l'ordre mal donné ou mal entendu par des bourgeois sans expérience et armés subitement, avaient occasionné des méprises funestes et sanglantes entre des hommes bien intentionnés. Des hussards, des soldats étrangers, déguisés en paysans, attendaient le moment de se revêtir d'habits de gardes-françaises, déjà préparés pour eux; et trente mille bandits armés, redoublant le désordre pour hâter l'instant du pillage, devenaient des ennemis plus formidables que les régimens qui environnaient la capitale.
Le courage, l'activité, l'unanimité inconcevable de tous les citoyens, devint le remède de tous ces maux. Toute idée utile, saisie aussitôt que proposée, s'exécutait sur-le-champ, et s'exécutait bien. Des courriers allaient presser l'arrivée des convois, dont on hâtait la marche à grands frais, et qu'on escortait d'une force armée. Plusieurs citoyens portèrent des sommes considérables à l'hôtel-de-ville, et un grand nombre y adressa les dons du patriotisme. Quelques-uns présentaient aux différens comités des ordres tout dressés pour des objets utiles, pour l'activité de la poste, le paiement de l'impôt, celui des rentes, l'entrée et la sortie des hommes et des choses nécessaires au service public. Les électeurs, les membres des comités, tous ceux qui se trouvèrent alors en place, étaient surpris et confondus de cette ardeur, de cet accord. A la vérité, nombre de hasards, en nourrissant l'inquiétude, entretenaient la vigilance. Ici, l'on saisissait des voitures chargées d'armes cachées sous de la paille; là, l'on arrêtait des femmes d'un rang distingué, déguisées en paysanes; ici, des gens de la cour revêtus de haillons; ailleurs, des laitières emportant de l'or et de l'argent dans des vases à lait. La tentative de délivrer et d'armer les prisonniers de Bicêtre et de la Salpêtrière, ainsi que celle de reprendre la Bastille, tout échoua par l'effet de cette surveillance générale que tout mouvement inquiétait et qui se montrait par-tout. On se distribuait ces soins pénibles et ces emplois fatigans, regardés comme des distinctions et presque des faveurs; et il se forma une compagnie sous le nom de volontaires de la Bastille, dont l'unique destination fut de veiller sur cette forteresse jusqu'à son entière démolition, déjà résolue et bientôt décrétée. Des bruits répandus sur des prétendues communications secrètes, ménagées entre cette citadelle et le donjon de Vincennes, engagèrent l'hôtel-de-ville à vérifier cette conjecture. Elle se trouva fausse; et cette recherche ne fit découvrir que de nouveaux cachots fangeux, des chaînes pesantes attachées à des pierres d'une grandeur énorme, seule table, seul lit et seul siége que laissait le despotisme ministériel aux malheureux qu'il plongeait dans ces abîmes.
De tous les préparatifs hostiles dirigés par les ministres contre Paris, ceux qui avaient causé le plus de crainte et d'alarmes, étaient les travaux ordonnés à la butte Montmartre. On y occupait, depuis plusieurs mois, vingt mille ouvriers, sous le prétexte spécieux de délivrer la capitale des dangers dont la menaçaient le désœuvrement et la mendicité de cette multitude. Mais ces dangers subsistaient toujours, puisque ces ouvriers venaient tous les soirs coucher à Paris, que dans la disette des subsistances ils affamaient encore, et qu'ils allarmèrent souvent, même depuis la liberté conquise. Le plus grand nombre se trouvait alors dans l'enceinte de la ville, et plusieurs contribuèrent à lui rendre un service dont le ministère dut leur savoir peu de gré. Mais nous avons vu plus d'une fois que sa destinée était de voir tourner contre lui presque toutes les mesures qu'il avait prises contre les Parisiens. Ils savaient que ces travaux de Montmartre avaient eu pour objet d'y établir plusieurs plates-formes, à différentes hauteurs, disposées à recevoir des canons. Ils résolurent de s'en emparer, d'y établir eux-mêmes des pièces d'artillerie pour protéger Paris, la Bastille, et tenir les ennemis à distance. Ce projet, à peine conçu, est exécuté soudain. Bourgeois, artisans de la capitale, gardes-françaises, soldats déserteurs de tous les régimens, ouvriers de Montmartre, tous se mêlent, se confondent, conduisent, traînent ou poussent les canons sur la butte inégalement escarpée. Chevaux, voitures, instrumens, machines, l'empressement public avait tout fourni; et en peu d'heures on acheva, sans frais, une entreprise que les agens du ministère n'eussent pu consommer qu'en plusieurs jours et avec des sommes considérables. La vue détaillée de cette butte, l'aspect des plates-formes, et l'ensemble de tous ces travaux combinés avec tant d'autres préparatifs non moins menaçans, parurent aux yeux plus ou moins prévenus des Parisiens, la preuve manifeste de l'horrible complot tramé contre eux. Leurs soupçons devinrent une certitude qu'ils rapportèrent dans la capitale et qui pénétra d'une nouvelle horreur tous leurs concitoyens. L'histoire ne doit lever que par degrés et avec ménagement le voile qui couvre certaines atrocités. Le temps lui prépare des preuves souvent refusées aux contemporains, qu'une incrédulité toujours honnête, mais souvent absurde, engage à repousser le soupçon des forfaits qui n'ont point eu leur exécution. Si le complot plus affreux de la Saint-Barthélemi, tramé entre trois cours pendant plus de dix-huit mois, eût échoué par quelque circonstance imprévue, combien de milliers d'hommes simples et droits, combien d'autres, même sages, éclairés, expérimentés, eussent obstinément refusé de le croire, et en eussent maintenu l'impossibilité par des raisons qui auraient paru presque irréplicables! Il est dû plus de mépris que de haine à des ministres réduits à dire, pour leur justification, qu'en ourdissant de pareilles trames, ils ne voulaient inspirer que de la crainte. L'horreur et l'indignation sont les sentimens qu'ils ont inspirés, qu'ils inspirent, puisqu'ils vivent encore; et elles sont attachées à leur nom pour la durée des siècles.
Les soupçons que firent naître ces travaux de Montmartre, furent tels, qu'on se persuada qu'il existait dans l'abbaye voisine, des vivres, des armes et des munitions pour l'usage des troupes ministérielles qui devaient occuper ce poste. Les Parisiens se portèrent en foule dans le monastère. Leur recherche fut inutile, et ils ne trouvèrent que des recluses occupées à prier Dieu pour le soutien de la religion, c'est-à-dire du clergé; la gloire du roi, c'est-à-dire le succès des entreprises ministérielles; et le triomphe de sa fidèle noblesse, c'est-à-dire la perpétuité des priviléges féodaux et l'éternité de l'oppression du peuple. Ce sont là les vœux qui s'élevaient au ciel du fond de ces âmes simples et pures pour la plupart, mais dénaturées par tous les préjugés de la superstition, de l'ignorance et de l'orgueil.
Tandis que la capitale offrait ce spectacle si nouveau d'un ordre naissant au sein du désordre, de la subordination volontaire ou commandée au milieu des ruines de l'insurrection, du vœu presque unanime pour le bien général au milieu de tous les maux, on apprit la nouvelle ou on reçut la confirmation d'un événement qui, sans pouvoir rétablir subitement le calme, fit succéder la joie et l'espérance aux alarmes, aux angoisses, à toutes les passions douloureuses. On sut que, dans la matinée du mercredi 15, le roi, sans autre cortège que celui de ses deux frères, s'était transporté à l'assemblée nationale, qu'il s'était uni aux représentans de son peuple, qu'il avait ordonné le renvoi des troupes, que quelques-uns de ses ministres s'étaient retirés, et qu'on ne doutait point du renvoi ou de la démission des autres. Enfin on ajoutait qu'il se transporterait à Paris dès le lendemain, pour satisfaire à l'empressement du peuple et dissiper ses inquiétudes. Il serait difficile d'exprimer les transports que firent naître ces heureuses nouvelles. Plusieurs députés de l'assemblée nationale prévinrent volontairement la députation que l'assemblée jugea convenable d'envoyer à Paris: honneur dû au civisme héroïque de la capitale. Ils furent reçus avec un enthousiasme qui n'eut d'égal que celui qui précipita tous les citoyens au devant de la députation entière. Les applaudissemens, les vœux, les bénédictions, les doux noms de pères, de frères, d'amis, prodigués avec une effusion touchante, suivant les convenances d'âges, de liaisons, de rapports; les fleurs semées sur leurs pas ou jetées du haut des fenêtres; le mélange confus de tous les rangs, de toutes les conditions, de tous les costumes, un certain désordre attendrissant mêlé d'une confiance fraternelle, sont les plus faibles traits de ce tableau, dont ne peuvent se faire l'idée ceux qui ne l'ont pas vu, et qu'il suffit de rappeler à ceux qui en ont joui. On eût dit que l'amour, prévenant le décret qui devait rendre les Français égaux, en avait fait d'avance un peuple de frères. Moment heureux et trop court, qui n'annonçait pas les fureurs auxquelles devait bientôt se porter une partie des Français, quand la loi leur ferait un devoir de cette égalité, seule base inébranlable de la société et de la vraie morale parmi les hommes!
C'est à l'hôtel-de-ville que cette allégresse, d'ailleurs si universelle, se manifestait par les signes les plus éclatans. Elle s'accroissait par les discours des députés les plus éloquens, par les récits de ce qui s'était passé le matin à Versailles, par l'échange et la communication des sentimens les plus vifs, les plus nobles et les plus doux, en présence d'un peuple occupé de ces événemens d'où dépendait sa destinée. C'est là que, par une acclamation générale, M. de la Fayette fut nommé commandant de la milice bourgeoise, bientôt après appelée garde nationale parisienne.
C'est au milieu de cette même assemblée qu'un simple citoyen, M. Bailly, député de Paris à l'assemblée nationale, et qui avait présidé le tiers-état au moment de la réunion des ordres, fut proclamé prévôt des marchands, la multitude ne connaissant point d'autre dénomination pour désigner le magistrat qui préside à la municipalité. Mais ce mot rappelant des idées que l'esprit de la révolution repoussait avec force, il ne fallut que la voix d'un seul citoyen pour faire substituer à ce titre un titre convenable: Point de Prévôt des Marchands, s'écria-t-il; Maire de Paris! et ce mot retentit dans toute la salle. Des refus modestes, mêlés à l'expression de la reconnaissance la plus vive et de la sensibilité la plus profonde, furent presque la seule réponse du nouveau maire, dont les larmes et les sanglots étouffèrent la voix. La sensibilité publique plus forte que la sienne, le vœu général, les instances de tous les citoyens, triomphèrent de sa résistance. C'est ainsi que, dès le lendemain de la prise de la Bastille, le peuple de Paris entrait en jouissance de sa portion de la souveraineté nationale, et s'enivrait du plaisir de voir la force civile et militaire de la capitale confiée à des citoyens nommés par son choix. L'archevêque de Paris lui-même, qui depuis a manifesté des sentimens beaucoup moins favorables à la souveraineté nationale, emporté alors par le torrent de l'émotion publique, se leva le premier et proposa d'aller à Notre-Dame remercier Dieu, et chanter un Te Deum en reconnaissance des bienfaits du ciel versés sur la nation dans cette journée. Cette proposition fut reçue avec transport; et une couronne civique déposée sur sa tête, malgré tous ses efforts, lui attesta la joie que ressentait le peuple de trouver un citoyen dans un prêtre. La multitude répandue dans les escaliers, dans les cours, dans la place, instruite de moment en moment, de ce qui se passait à l'hôtel-de-ville, applaudissait avec un enthousiasme toujours nouveau. C'est à travers cette foule que l'archevêque, le nouveau maire, le commandant général de la milice parisienne, les électeurs, se firent jour pour aller à la cathédrale avec un cortège difficile à décrire. Le hasard l'avait formé; tous les costumes y étaient comme en contraste, mais le sentiment mettait tout en accord, et formait un tableau que n'offrit jamais la pompe du cérémonial le plus auguste et le plus imposant.
VINGTIÈME TABLEAU.
Le Roi à l'Hôtel-de-Ville de Paris.
Une cour perfide, et trompée dans ses barbares desseins, frémissant de voir tout-à-coup briser la trame d'une conspiration contre Paris et la France; les auteurs, les complices, les agens de cet affreux complot déjà fugitifs, partout poursuivis par la vengeance publique; et, dans ce renversement subit de tant de projets désastreux, un peuple si cruellement traité, à peine échappé à tant de périls, encore menacé de tant d'autres, et qui, généreux dans sa victoire, juste dans sa colère, sépare son roi du crime de ses ministres, aime encore le monarque au nom duquel se méditaient tant d'atrocités, et l'ayant soustrait aux ennemis publics, l'accueille d'abord avec le respect fier et sombre qui atteste l'affliction des cœurs mécontens, mais bientôt, sur la foi d'une promesse royale, se livre aux mouvemens plus doux, plus affectueux, qui succèdent au ressentiment évanoui: quels sujets de réflexions pour les ennemis du peuple, s'ils savaient réfléchir, et surtout s'ils étaient justes comme lui!
Une autre source non moins féconde de pensées d'un autre genre, plus tristes et plus affligeantes, sur le sort des nations, sur l'enchaînement des causes qui pervertissent les idées des princes et même les meilleurs, c'est de songer qu'un roi né sensible et bon, échappé au malheur de voir à son insu son nom et sa mémoire flétris par des crimes dont ses ministres ne l'eussent instruit qu'après leur réussite, ramené dans son palais où l'ont suivi les bénédictions de ce peuple dont on lui faisait craindre les féroces vengeances, se trouve comme forcé par ces idées habituelles, par son éducation, par les illusions des cours, de se croire malheureux, presque détrôné. Et pourquoi? parce qu'une grande nation lui dit: «C'est à moi que vous appartiendrez désormais, et non plus à quelques hommes pervers conjurés pour me perdre au risque de vous perdre vous-même. Notre amour se plaît à vous croire étranger à des forfaits dont vous pouviez devenir victime. Vingt-cinq millions d'hommes renouvellent les bases de leur association, à la tête de laquelle ils vous placent encore. Ils respecteront en vous le chef d'un peuple libre, qui ne veut plus trouver dans vos ministres que les serviteurs d'un peuple souverain.»
La nouvelle annoncée dès le mercredi soir de l'arrivée du roi à Paris fixée au lendemain, en répandant une joie universelle, n'avait banni cependant ni la défiance ni la crainte. Le roi trompé; une cour perfide: c'était le cri d'une multitude de citoyens qui voulaient qu'on redoublât les précautions; et en effet on les redoubla toute la nuit. Un district même, ayant appris que les électeurs avaient voté des remercîmens au roi pour le retour de la tranquillité dans Paris, députa à l'hôtel-de-ville pour demander qu'on suspendît ces remercîmens, et qu'on attendit le retour de la tranquillité et l'effet des promesses du roi. C'était un changement bien remarquable dans le caractère des Parisiens, connus jusqu'alors par l'excès de leur crédulité infatigable comme leur patience.
Le lendemain jeudi, le trouble, l'agitation de Versailles, les terreurs dont on environnait le roi sur les dangers qu'il courait à Paris, ayant fait remettre son départ au jour suivant, les soupçons de la capitale y redoublèrent l'effervescence; on revint à craindre quelque attaque imprévue. Les bourgeois, lassés de vivre dans ces alarmes continuelles, disaient hautement que, si le roi différait encore d'un jour, ils se diviseraient en quatre corps d'armée, chacun de vingt mille hommes, qu'ils iraient à Versailles, arracheraient le roi et la famille royale à leurs obsesseurs, et viendraient les établir dans la capitale. Tout concourait à échauffer les esprits sur ces idées guerrières, à redoubler cette fermentation. Chaque moment était marqué par l'arrivée d'une multitude de soldats, et quelquefois de compagnies entières, de toute arme, de tout uniforme, qui désertaient et accouraient à Paris, soit par mécontentement contre leurs chefs, soit par amour de la nouveauté, soit enfin par la disette et le besoin absolu d'alimens: car il est remarquable que, dans cette crise politique où les ministres avaient pris le parti violent de recourir à la force armée, ils avaient souvent laissé le soldat manquer de pain et des secours les plus nécessaires, que les bourgeois leur apportaient des villes voisines avec un empressement fraternel. C'est ainsi que les Parisiens en usèrent avec les troupes postées à Saint-Denis. Et l'on peut juger quels défenseurs la cour trouvait dans des soldats affamés par elle-même, et nourris par ceux qu'elle appelait des révoltés. Mais la cour ne voulait plus de défenseurs, au moins de cette espèce: le roi s'était décidé; il avait généreusement repoussé les craintes et les soupçons dont on cherchait à l'investir. Un seul fait suffit pour montrer si Louis XVI jugeait trop favorablement du peuple. Depuis quatre jours, le corps municipal, les électeurs, tous les officiers publics, assemblés à l'hôtel-de-ville, vivaient, délibéraient, travaillaient dans une salle sous laquelle étaient déposés quarante milliers de poudre. La nouvelle de l'arrivée du roi fit frémir sur ce danger, qu'on avait négligé jusqu'alors; et l'on se hâta de donner des ordres qui furent exécutés avec empressement. Telle était la disposition du peuple dans ce même jour, à cet instant même où les courtisans s'occupaient à le calomnier auprès du monarque.
Cependant tout s'apprêtait à l'hôtel-de-ville pour le recevoir d'une manière à la fois respectueuse et imposante, non plus avec la pompe servile et le cérémonial adulateur d'une bourgeoisie municipale adorant son maître au nom d'un troupeau d'esclaves, mais avec la dignité convenable à des hommes libres, jaloux d'honorer dans la personne de leur roi le chef d'une nation qui se reconstitue. On vit toutefois (et peut-être l'histoire ne doit point négliger ces traits qui caractérisent l'esprit des corps) l'empire des habitudes basses, des idées abjectes, et qui mêlent les sombres teintes de la servitude à l'éclat de la liberté naissante; on vit les officiers municipaux nommés par la cour, cédant aux suggestions d'une crainte pusillanime ou d'une vanité puérile, prétendre dans l'enceinte de la salle une place à part, distincte de la place destinée aux électeurs. Les élus du peuple, souriant de cette demande, ne s'en offensent point, jusqu'au moment où quelques-uns de ces municipaux proposèrent (qui le croirait en un tel jour!) de délibérer si, conformément à l'ancien usage, on ne recevrait pas le roi à genoux. Une indignation unanime repoussa cette proposition; et les électeurs, punissant alors l'injure qu'ils avaient d'abord méprisée, s'écrièrent qu'à leur tour ils prétendaient être distingués des officiers municipaux; distinction qui fut reconnue à l'instant même, et ratifiée par les applaudissemens de toute la salle.
Nos électeurs n'exigent pas que nous remettions sous leurs yeux le vaste et sublime tableau, ou plutôt la suite de tableaux que présente cette marche du roi depuis Versailles jusqu'au sein de la capitale, dans une route de quatre lieues couverte d'un peuple immense; un million d'hommes, spectateurs et acteurs à la fois, dominés par des passions diverses, mais alors mêlées, réunies et concentrées dans un même intérêt; deux ou trois cents mille citoyens changés depuis quatre jours en soldats, les uns régulièrement, les autres bizarrement armés, formant dans ce long intervalle une haie de plusieurs rangs; ce morne silence, que le roi prend d'abord pour un danger, mais qui n'était qu'un reproche ou un conseil; ces cris de vive la nation! expression si nouvelle pour le petit-fils d'un monarque qui disait l'état c'est moi; ces trois cents membres de l'assemblée nationale précédant ou suivant à pied la voiture du roi, applaudis avec transport, consolés de leurs peines par les bénédictions d'un grand peuple, mais accablés de leurs fatigues précédentes, de leurs craintes passées, et de leurs inquiétudes sur un avenir obscur et incertain où la pensée ne pénétrait qu'avec effroi; le monarque et cet imposant cortège arrivant à Paris et accueillis si différemment, le roi avec respect, et les députés avec l'ivresse d'une joie fraternelle, couverts de fleurs semées sur leurs pas, de couronnes, de guirlandes jetées du haut des fenêtres; un mélange singulier de tumulte et d'ordre; l'appareil de la guerre et le vœu général de la tranquillité; les gardes-françaises, ces destructeurs du despotisme, marchant avec leurs canons devant ce monarque, qu'ils veulent servir encore quand il sera le roi d'un peuple libre; M. la Fayette allant le recevoir à la tête de la milice parisienne, chef des rebelles aux yeux de la cour, sauveur de la cour aux yeux de ses adversaires: tous ces contrastes et tant d'autres occupaient l'âme de ceux qui, dans ces vives agitations, restent capables d'observer et de réfléchir, tandis que la multitude se livrait au sentiment confus qui résultait du spectacle de toutes ces scènes si majestueuses et si nouvelles.
Enfin, après une marche de plus de neuf heures, Louis XVI arrivé à l'hôtel-de-ville, y est reçu en roi qui se rend aux vœux d'un peuple affligé, mais plein d'espérance, qui n'a besoin pour aimer son chef que de ne plus craindre un maître, ou plutôt ses ministres. Le discours que lui tint le nouveau maire de Paris en lui remettant les clefs de l'hôtel-de-ville, est le résultat des idées qui ont préparé la révolution et qui devaient la consommer: Sire, Henri IV avait reconquis son peuple; ici c'est le peuple qui a reconquis son roi. Heureux les Français, heureux le monarque, si les ennemis du peuple ne parviennent pas à le reconquérir! Plus heureux encore, si les habitudes du trône, si les préjugés de l'éducation royale lui permettaient d'apprécier les titres glorieux qui lui furent décernés en ce jour, ceux de régénérateur de la liberté nationale et de restaurateur de la félicité publique! titres qu'auraient enviés les Titus, les Trajan, les Marc-Aurèle. Mais ces princes, que, malgré leurs vertus, la constitution de l'empire forçait à n'être que des despotes, ces princes ne devaient pas le trône à leur naissance. L'adulation superstitieuse qui, après leur mort, plaçait les empereurs romains au rang des dieux, ne les déifiait point dès le berceau; une religion antique n'avait point consacré leur puissance comme une émanation d'une autorité céleste; le premier essor de leur raison naissante, les premiers mouvemens de leur bonté naturelle n'avaient point été réprimés sans cesse par l'orgueil, les préjugés et l'intérêt de deux classes distinctes, placées entre eux et le peuple pour l'opprimer, l'avilir, et surtout le dépouiller au nom de leur maître commun. Tel est pourtant le sort des monarques de l'Europe et surtout des monarques français; c'est cet assemblage de circonstances qui a toujours atténué leurs fautes aux yeux de leurs sujets, ou les a fait rejeter sur ceux qui les conseillent; et de là sans doute la convention tacite qui semble avoir partout recommandé aux peuples, comme un devoir de justice, l'indulgence pour les rois.
La renommée a fait retentir l'Europe de tous les détails de cette séance mémorable, où le roi entendit le langage de la vérité, simple et douce dans la bouche d'un de ses anciens officiers municipaux, énergique dans celle du président des électeurs. Il y répondit avec une émotion touchante, se para du signe distinctif des Français, se montra au peuple orné de ce signe devenu le symbole de la liberté, confirma la nomination du maire et du commandant de la garde parisienne, et s'aperçut, aux acclamations universelles, à l'expression de l'ivresse publique, qu'en dépit de ses ministres et de ses obsesseurs, il avait conservé l'amour de son peuple. Alors ce cri si ancien vive le roi! sortit de toutes les bouches avec ce cri plus nouveau vive la nation! et, en se retirant, le roi les entendit retentir partout sur son passage. Alors, ces épées, ces lances qui, deux heures auparavant, sur le parvis de l'hôtel-de-ville, avaient présenté une apparence menaçante, et avaient comme formé au-dessus de la tête du monarque une voûte d'acier, sous laquelle il avait passé avec une surprise mêlée d'une terreur involontaire, ces lances, ces baïonnettes, s'abaissèrent respectueusement devant lui; et le roi en ayant de sa main rabattu une qui restait haute dans la main d'un soldat, ce signe de paix, expliqué par un sourire du monarque, mit le comble à l'allégresse générale.
La crainte et l'inquiétude avaient été chercher Louis XVI à Versailles; l'amour l'y reconduisit. C'étaient les mêmes hommes, et le cortège ne paraissait plus le même; c'est que les cœurs étaient changés. Le peuple, qui se flattait d'avoir trouvé un ami dans son roi, croyait toucher à la fin de ses tourmens. Il croyait avoir signé un nouveau traité avec son prince; et il se reposait sur ses représentans du soin de créer une constitution qui aidât Louis XVI à remplir la promesse qu'il avait faite la surveille à l'assemblée nationale, de n'être plus qu'un avec la nation.
VINGT-UNIÈME TABLEAU.
La Mort de Foulon, le 22 juillet 1789.
Les jours qui suivirent l'arrivée du roi furent des jours de calme et de tranquillité, si l'on ne considère que l'adoucissement des esprits, effet naturel de cette démarche; mais le mouvement extérieur et l'apparente agitation de la capitale ne semblaient pas diminuer. Les passions étaient différentes, le tumulte était le même; et un étranger qui, sans être instruit des événemens antérieurs, eût tout à coup été transporté dans Paris, n'eût jamais cru que la veille le désordre y eût été plus grand. La démarche du roi ayant ôté tout prétexte aux défiances, il fallut bien ouvrir les barrières de la ville, ou plutôt les issues, car les barrières étaient détruites. A peine la sortie fut-elle libre, qu'un nombre prodigieux de nobles, d'ennoblis, de privilégiés, même de simples citoyens opulens, s'empressèrent de se soustraire aux dangers qu'ils craignaient ou qu'ils feignaient de craindre. Le peuple voyait, avec une joie mêlée d'inquiétude, cette fuite précipitée qui, d'une part, attestait sa victoire, et de l'autre, le menaçait d'une détresse prochaine, au départ des riches, des propriétaires, des grands consommateurs, enfin de tous ceux qui soudoyent le luxe et l'industrie. Mais quels que fussent les regrets de ces honnêtes citadins, la joie l'emportait sur la crainte: ils se voyaient délivrés du danger le plus instant. La présence du roi et quelques mots de sa bouche avaient ratifié les premiers actes de la liberté naissante. Plusieurs de ces bourgeois, si récemment citoyens, croyaient de bonne foi la révolution faite; et la fuite de ceux qu'ils désignaient par le nom d'aristocrates les confirmait dans cette opinion. Ils ignoraient que, parmi les nobles restés à Paris, à Versailles, en France, ou siégeant dans l'assemblée nationale, les plus redoutables ennemis du peuple étaient ceux qui, pour le perdre, paraissaient le servir, et se créaient une renommée populaire, pour vendre plus chèrement à la cour leur déshonneur et la ruine de la nation. Ces cruelles vérités ne pouvaient alors être senties de la multitude. C'est en vain que même on les lui eût révélées; elle eût continué à ne ranger parmi ses ennemis que les nobles fugitifs qui couraient en Brabant, en Piémont, en Suisse, en Allemagne, promener leur rage impuissante contre les Parisiens qu'ils séparaient alors des Français, avant que tous les Français fussent devenus complices des Parisiens par leur zèle pour la révolution.
Plût au ciel que, parmi ces fugitifs qui eurent le bonheur d'échapper à la première fureur du peuple, on eût compté deux hommes de plus! Ils étaient, à la vérité, dévoués depuis long-temps à l'exécration publique, et ils la méritaient: mais les Français du dix-huitième siècle méritaient de ne pas voir renouveler, sur les cadavres de Foulon et de Berthier, les horreurs exercées sur celui de Concini.
Rassemblons quelques traits de la vie de ces deux hommes, non pour excuser leur genre de mort, mais pour justifier l'horreur universelle qui en fut la cause.
Foulon et Berthier étaient deux des principaux agens de la conspiration qui venait d'échouer. Ils l'étaient, l'un par la place d'adjoint au ministère de la guerre, qu'il avait acceptée depuis quelques jours, l'autre par celle d'intendant de Paris, qu'il exerçait depuis long-temps. Leur nom, surtout celui du premier, annonçait que les projets de la cour ne pouvaient être qu'atroces. Le beau-père (de tels hommes devaient être alliés), Foulon, haïssait le peuple comme par instinct. Il ne déguisait pas ce sentiment; cette audace avait été autrefois une des causes de sa fortune. Sa richesse était immense, et elle avait développé tous les vices de son caractère, surtout une inflexible et barbare dureté. Il avait conservé, jusques dans un âge avancé, une ambition aveugle, qui, sur la foi d'une constitution robuste, se promettait un long avenir. Il avait souvent souhaité la place de contrôleur-général, et l'on croyait qu'il y serait appelé pour déclarer la banqueroute de l'état. Son nom seul en était comme l'avant-coureur, et Foulon ne s'en affligeait pas. On assure qu'il se croyait recommandé à la cour par cette horreur publique, peu redoutable selon lui, et à travers laquelle il avait marché vers la fortune. La place de contrôleur-général n'étant point vacante et se trouvant beaucoup mieux occupée par M. Necker, qui ne voulait point de banqueroute, Foulon se crut heureux de devenir en quelque sorte le collègue du maréchal de Broglie. C'est à ce comble des honneurs que l'attendait une révolution dont ni lui ni ses complices ne pouvaient se faire l'idée, pensant comme Narcisse[22], qu'on ne lasserait jamais la patience française. Saisi d'épouvante à ce dénouement imprévu, à cette fuite de plusieurs princes, et même d'un général d'armée son collègue, Foulon courut se cacher dans ses terres. Mais elles ne pouvaient être un asile pour lui; il y était abhorré. On lui imputait d'avoir dit fréquemment que le peuple était trop heureux de pouvoir brouter l'herbe; et ce mot peu vraisemblable, après avoir circulé parmi ses vassaux, s'était répandu dans la capitale. Banni de sa propre maison par la crainte, Foulon fit courir le bruit de sa mort; et l'un de ses domestiques étant mort, il lui fit faire des obsèques magnifiques et dignes d'un ministre. En même temps, il se retira dans une terre voisine, chez un homme autrefois ministre lui-même, mais moins odieux à la nation, parce qu'il avait mêlé au despotisme de sa place les formes plus polies d'une apparente douceur; car on rend cette justice à M. de Sartine, qu'il n'a guère commis d'iniquités gratuites, et qu'il ne s'est permis que celles qu'il a jugées indispensables pour parvenir au ministère et pour s'y maintenir. Tel était l'hôte chez qui Foulon avait cherché un asile, peu sûr pour le maître lui-même bientôt obligé d'en aller chercher un ailleurs. On laissa fuir M. de Sartine; mais Foulon, abhorré, fut dénoncé secrètement à ses vassaux. Ils le saisirent, l'accablèrent d'outrages et de coups, le dépouillèrent, le chargèrent d'une botte de cette herbe dont il voulait les nourrir, lui mirent une couronne de chardons sur la tête, un collier d'orties au cou, et en cet état le traînèrent à Paris à la suite d'une charrette, dans la plus grande chaleur du midi, l'abreuvant en route de vinaigre poivré. C'est ainsi qu'il fut conduit à l'hôtel-de-ville, à travers les huées et les imprécations d'une multitude furieuse et menaçante. Là, dans la grande salle, tout le peuple à son aspect s'écria: «Pendu! pendu sur-le-champ!» Les électeurs, le maire ensuite, employèrent tour-à-tour tous les moyens de persuasion, pour obtenir que l'accusé ou le coupable fût jugé légalement et envoyé à l'abbaye de Saint-Germain. Le cri fatal et négatif fut constamment la même réponse. Enfin M. la Fayette arriva; et, par un discours adroit où il feignait d'être l'ennemi de Foulon, pour le soustraire à la violence et l'abandonner aux lois, il paraissait avoir ébranlé la multitude: mais l'accusé ayant entendu cette conclusion, et sans doute voulant montrer qu'il ne craignait pas la rigueur des lois, battit des mains. Ce fut le signal d'un redoublement de fureur populaire: «Ils sont de connivence! on veut le sauver!» s'écriait-on de toutes parts; et il fut entraîné au dehors comme par une force invincible. On le pousse; on le traîne dans la place et jusqu'à une boutique, où, près d'un buste de Louis XIV, était suspendu un réverbère, devenu trop célèbre dans la révolution par cet odieux cri à la lanterne! On descend ce réverbère, on suspend le malheureux à la corde fatale; elle casse jusqu'à trois fois sous le poids de ce corps athlétique. On le massacre, on le déchire par morceaux; on lui coupe la tête, on la porte au bout d'une pique par toute la ville, et surtout au Palais-Royal, station solennelle de tous ces affreux trophées.
Peut-être nul autre lieu dans l'univers n'offrait, à cette époque, et notamment dans cette journée, un ensemble de contrastes plus bizarres, plus saillans, plus monstrueux. Celui qui écrit ces lignes, et qui par hasard se trouva présent à ce spectacle, en conserve après trois ans la mémoire encore vive et récente. Qu'on se figure, à neuf heures du soir, dans ce jardin environné de maisons inégalement éclairées, entre des allées illuminées de lampions posés aux pieds des arbres, sous deux ou trois tentes dressées pour recevoir ceux qui veulent prendre des rafraîchissemens, causer, se divertir; qu'on se figure tous les âges, tous les rangs, les deux sexes, tous les costumes, mélangés et confondus sans trouble, et même sans crainte, car les dangers n'existaient plus; des soldats de toute arme, parlant de leurs derniers exploits; de jeunes femmes parlant de spectacles et de plaisirs; des gardes nationaux parisiens, encore sans uniforme, mais armés de baïonnettes; des moissonneurs chargés de croissans ou de faux; des citoyens bien vêtus conversant avec eux; les ris de la folie près d'une conversation politique; ici le récit d'un meurtre, là le chant d'un vaudeville; les propositions de la débauche à côté du tréteau du motionnaire. En six minutes on pouvait se croire dans une tabagie, dans un bal, dans une foire, dans un sérail, dans un camp. Au milieu de ce désordre et de l'étonnement qu'il causait, je ne sais quelle confusion d'idées rappelait en même temps à l'esprit Athènes et Constantinople, Sybaris et Alger. Tout-à-coup un bruit nouveau se fait entendre, c'est celui du tambour: il commande le silence. Deux torches s'élèvent et attirent les yeux. Quel spectacle! Une tête livide et sanglante éclairée d'une horrible lueur! Un homme qui précède, et crie d'une voix lugubre: «Laissez passer la justice du peuple»; et les assistans muets qui regardent! A vingt pas de distance et en arrière, la patrouille du soir, en uniforme, indifférente à ce spectacle et battant la retraite, passant en silence à travers cette multitude étonnée de voir mêler une apparence d'ordre public à ce renversement de tout ordre social, attesté par les hideuses dépouilles qu'on promenait impunément sous ses yeux!
Ce mot d'un sens si profond: Laissez passer la justice du peuple! frappa vivement les esprits. Il les eût frappés davantage, si on l'eût considéré comme une allusion à un mot plus ancien: Laissez passer la justice du roi! C'était le cri d'un des satellites royaux qui, sous Charles VI, traîna, par ordre du monarque, dans les rues de Paris, le cadavre sanglant d'un des amans de sa femme, Isabeau de Bavière. De ces deux justices, celle du roi ou celle du peuple, laquelle était la plus odieuse et la plus révoltante? Est-ce celle du peuple convaincu, par trop de preuves multipliées, que le coupable puissant ou opulent n'est presque jamais puni? N'est-ce pas plutôt la justice d'un prince qui tirait arbitrairement vengeance d'une insulte qu'il pouvait si aisément faire châtier par la loi?
Qu'il nous soit permis, après le récit de ces scènes d'horreur, de n'accorder qu'un regard à la plus révoltante, à celle qui a laissé les plus affreux souvenirs. La mort de Berthier offre des atrocités qui repoussent le burin de l'artiste et la plume de l'historien; et plût au ciel que toute plume se fût interdit d'écrire ces abominables détails! Quelle que soit la vie de Berthier trop semblable à Foulon, de quelque ardeur qu'il ait secondé les projets du ministère contre Paris, par les distributions de poudre, de cartouches, de balles, par la coupe prématurée des blés, par la liste des citoyens destinés au glaive, malgré ses malversations de tout genre dévoilées par la commune depuis la révolution, Berthier paraît innocent, dès que l'on songe au monstre qui put lui arracher le cœur, et le présenter tout sanglant aux yeux d'une grande assemblée. En vain assure-t-on que Berthier avait fait périr le père de ce monstre. La nature frémit d'être ainsi vengée; et la patrie s'afflige qu'une telle vengeance ait pu être exercée par un scélérat revêtu d'un habit français. Ces lâches barbaries consternèrent d'abord tous les amis de la révolution, et firent mettre en doute si les Français méritaient d'être libres. Les ennemis de la liberté en tirèrent avantage; et dès le lendemain ceux d'entre eux qui, sous le voile du patriotisme, ne voulaient qu'une modification[23] dans le gouvernement, cherchèrent à faire porter par l'assemblée nationale un décret qui, réprimant l'effervescence populaire, eût laissé les représentans du peuple exposés sans défense aux attaques du despotisme, encore armé d'une grande puissance. Ce ne fut pas sans peine que Mirabeau para ce coup; et ce n'est pas un des moindres services qu'il ait rendus à la révolution. Il opposa à ces crimes récens du peuple les crimes anciens et nouveaux des despotes de toute espèce, qui avaient poussé la multitude à cet excès de rage. Il s'étonne que la prise de la Bastille et la révélation de tant d'atrocités des ministres n'aient pas rendu le peuple aussi cruel qu'eux mêmes. «La colère du peuple, s'écrie-t-il! Ah! si la colère du peuple est terrible, c'est le sang froid du despotisme qui est atroce; ses cruautés systématiques font plus de malheureux en un jour que les insurrections populaires n'immolent de victimes pendant des années. Le peuple a puni quelques-uns que le cri public lui désignait comme les auteurs de ses maux. Mais qu'on nous dise s'il n'eût pas coulé plus de sang dans le triomphe de nos ennemis, ou avant que la victoire fût décidée!»
VINGT-DEUXIÈME TABLEAU.
Service à Saint-Jacques-l'Hôpital, le 5 août 1789, en l'honneur de ceux qui sont morts au siége de la Bastille.—Sermon de l'abbé Fauchet.
L'assemblée nationale, après avoir échappé au piège qu'on lui tendait, après avoir refusé de qualifier de rébellion les mouvemens populaires, ne sentit pas moins la nécessité de mettre fin à la terrible dictature que venait d'exercer le peuple, et qui ne pouvait se prolonger sans que la société fût dissoute. Elle adopta la proclamation proposée par M. Lalli-Tolendal, sagement amendée, et qui n'était plus qu'une invitation à la paix. Mais ce moyen de douceur fut accompagné de toutes les mesures qui pouvaient le rendre efficace. Le même orateur qui l'avait conseillé, fit sentir que la cause principale du désordre de Paris, était l'existence illégale du pouvoir des électeurs, commandant sans délégation, après que leur mission était consommée, d'où résultait dans les districts une lutte d'opinions, une suite de décisions contradictoires, et par conséquent une véritable anarchie. Le remède à ce mal et à ceux qui en dérivaient, ne pouvait être que dans la création d'une municipalité capable en même temps d'offrir un modèle à toutes celles du royaume. Mais comme une bonne organisation municipale ne pouvait être l'ouvrage d'un jour, il proposait l'établissement provisoire d'un conseil de la commune; et cet avis fut adopté. Les électeurs renoncèrent à leurs fonctions et ne devinrent que les adjudans officieux des nouveaux représentans du peuple de Paris légalement élus. Dès-lors, tout tendit à l'ordre. Le maire et le commandant de la milice parisienne sollicitèrent une nouvelle élection plus régulière. Les pouvoirs civils et militaires furent distincts et séparés. Plusieurs abus furent réformés en peu de jours; et Paris fut plus agité par les nouvelles des désordres commis dans ses environs, que par ceux qui se commettaient dans son sein. La garde nationale se formait, se disciplinait; toute la jeunesse accourait à ses exercices; et, comme si déjà la génération naissante eût senti que la liberté ne se maintenait que par les armes, les exercices militaires se multipliaient par-tout, devenaient l'occupation d'un grand nombre de citoyens, et se reproduisaient dans les jeux de l'enfance. Ces jeux embellissaient les jardins et les lieux publics, et faisaient succéder des tableaux plus rians aux scènes turbulentes qui venaient d'affliger les yeux et l'imagination. Les églises retentissaient d'actions de grâces sur la prise de la Bastille. Des processions de jeunes filles, souvent agréables, bien vêtues et ornées d'un extérieur modeste, allant à Sainte-Geneviève, étaient rencontrées par un bataillon de jeunes guerriers, qui s'arrêtaient pour les laisser passer, tandis que de nombreux spectateurs, soit dans les rues, soit du haut des fenêtres, témoignaient leur joie par de vifs applaudissemens.
Les fréquentes promenades des citoyens à la Bastille, dont les hautes murailles décroissaient tous les jours, renouvellaient sans cesse le plaisir de cette conquête. On s'occupait de ses vainqueurs, de ceux qui avaient été tués dans le combat, du sort de leurs veuves, de leurs enfans; et la reconnaissance particulière prévenait les marques publiques de la reconnaissance universelle. Enfin, le moment arriva où la patrie put commencer à s'acquitter. Les représentans provisoires de la commune, après avoir satisfait à des devoirs encore plus pressans, aux soins de la sûreté générale, ordonnèrent un service et un éloge funèbre consacrés à la mémoire des citoyens morts à la prise de cette forteresse et pour la défense de la patrie. Tout fut remarquable et imposant dans cette solennité, qui fut célébrée dans l'église paroissiale de Saint-Jacques et des Saints-Innocens. Mais ce qui était entièrement nouveau, c'est que l'orateur avait lui-même contribué en quelque sorte à la conquête qu'il célébrait: il s'était trouvé au milieu de ceux dont il honorait la mémoire; et quoique revêtu du caractère de prêtre, il avait, en courant le même péril, déployé le même courage et montré la même intrépidité.
Le ton de son discours fut nouveau comme le sujet et l'occasion: c'était le cri de joie de la liberté triomphante; c'était la promulgation de ses maximes au nom de la religion et dans la chaire de vérité; c'était l'histoire des crimes du despotisme étonné d'être attaqué par un prêtre, plus étonné encore de voir tourner contre la tyrannie les armes que jusqu'alors elle avait osé chercher dans le christianisme et dans les livres saints. On sait quel avantage elle avait tiré de ces mots; Rendez à César ce qui est à César. «Oui, s'écrie l'orateur: mais ce qui n'est point à lui, faut-il aussi le lui rendre? Or, la liberté n'est point à César, elle est à la nature humaine. Le droit d'oppression n'est point à César, et le droit de défense est à tous les hommes. Les tributs, ils ne sont au prince que quand les peuples y consentent: les rois n'ont droit dans la société qu'à ce que les lois leur accordent, et rien n'est à eux que par la volonté publique qui est la voix de Dieu.» L'orateur accuse d'impiété les faux docteurs qui ont perverti le sens d'un grand nombre de passages des saintes écritures. «Qu'ils ont fait de mal au monde, les faux interprètes des divins oracles, quand ils ont voulu, au nom du ciel, faire ramper les peuples sous les volontés arbitraires des chefs! Ils ont consacré le despotisme; ils ont rendu Dieu complice des tyrans; c'est le plus grand des crimes.» Il combat ces faux docteurs par d'autres passages de l'écriture plus convainquans et victorieux. Il établit que la révolution française, pour être crue de la philosophie, n'en est pas moins ordonnée dans la religion et dans les plans de la providence. Il ose rendre à cette philosophie, si calomniée jusqu'alors, l'hommage qui lui est dû. «Il faut le dire, et très-haut, et jusques dans les temples: c'est la philosophie qui a ressuscité la nature; c'est elle qui a recréé l'esprit humain et redonné un cœur à la société. L'humanité était morte par la servitude; elle s'est ranimée par la pensée. Elle a cherché en elle-même, elle y a trouvé la liberté. Philosophes, vous avez pensé; nous vous rendons grâces. Représentans de la patrie, vous avez élevé nos courages; nous vous bénissons. Citoyens de Paris, mes généreux frères, vous avez levé l'étendard de la liberté; gloire à vous! Et vous, intrépides victimes qui vous êtes dévouées pour le bonheur de la patrie, ah! recueillez dans les cieux, avec nos larmes de reconnaissance, la joie de votre victoire!»
Ce n'est pas le seul endroit du discours où l'orateur, enflammé de son enthousiasme pour la liberté, paraît porter envie aux victimes qu'il célèbre. On voit qu'il serait tenté de dire, comme Périclès dans une occasion presque semblable, aux veuves et aux enfans des morts: «Je voudrais vous consoler, mais je ne puis vous plaindre.» Paroles sublimes dont le sentiment était dans l'ame du prédicateur français, sans être exprimé par sa bouche. C'est bien à lui qu'on peut appliquer plus particulièrement le bel et heureux texte de son sermon: vous êtes appelés à la liberté.[24]
On peut juger de l'effet de ce discours sur un auditoire dominé des mêmes passions, du même esprit que l'orateur. Une couronne civique, formée sur-le-champ par l'enthousiasme de ses auditeurs, couvrit sa tête au milieu des applaudissemens: un héraut la porta devant lui jusqu'à l'hôtel-de-ville, où il se rendait, entouré de tous les officiers du district, entre deux compagnies qui marchaient tambour battant et enseignes déployées. Image de la pompe et du cortège qui, plus d'une fois dans les pays libres et chez les anciens peuples, attestaient ou récompensaient le triomphe ou le service de l'éloquence.
C'était un moment bien remarquable dans l'histoire de nos mœurs, que celui où la louange publique, jusqu'alors réservée parmi nous aux rangs, aux noms, aux places ou à la naissance, était décernée à des victimes inconnues, à des hommes obscurs, dont le plus grand nombre était revêtu, dont même il était à peine couvert, des livrées de l'indigence; c'était arracher à l'orgueil celui de ses priviléges exclusifs auquel il était le plus attaché; c'était d'avance mettre le peuple en possession de cette égalité décrétée bientôt après. Quel triomphe, s'ils eussent osé le prévoir, quel triomphe pour les philosophes dont les vœux l'avaient appelée, dont les écrits la préparaient depuis quarante ans! Qu'auraient-ils dit de ce changement subit et imprévu? Qu'aurait dit Voltaire, lui qui crut affronter le danger d'un ridicule, et se vit contraint d'employer les plus grands ménagemens, quand il osa s'élever contre l'usage de ne célébrer après leur mort que ceux qui ont été, pendant leur vie, donnés en spectacle au monde par leur élévation, quand il osa réveiller la cendre de ceux qui ont été utiles? C'est ainsi qu'il s'énonce dans l'exorde de l'éloge funèbre consacré à la mémoire des officiers morts dans la guerre de 1741. C'était alors une hardiesse de louer des hommes qui n'avaient été ni princes, ni maréchaux de France, qui n'avaient été que des officiers. Et les SOLDATS... Hélas! dans cet éloge, ils sont qualifiés de meurtriers mercenaires, à qui l'esprit de débauche, de libertinage et de rapine a fait quitter leurs campagnes, qui vont et changent de maîtres, qui s'exposent à la mort pour un infâme intérêt. «Tel est, dit Voltaire, tel est trop souvent le soldat.» Oui, grand homme: mais à qui la faute? vous le saviez bien. Vous ajoutez: «Tel n'est point l'officier, idolâtre de son honneur et de celui de son souverain, bravant de sang froid la mort avec toutes les raisons d'aimer la vie, quittant gaîment les délices de la société, pour des fatigues qui font frémir la nature. «Et le SOLDAT?... La nature ne frémit donc pas pour lui? et s'il n'a pas quitté pour les combats les délices de la société, mais seulement son hameau d'où l'ont chassé sa misère et la tyrannie du gouvernement, est-ce une raison pour être avili par nous, pour servir de contraste à l'officier, pour rehausser la gloire de ces ducs, comtes et marquis, les seuls dont on trouve les noms dans cet éloge funèbre qui, selon vous, ont tout fait, qui ont teint de leur sang les champs de Fontenoi, les rivages de l'Escaut et de la Meuse, qui ont couru à la mort, non pour être payés, mais pour être regardés de leur souverain? Etre regardé du souverain est beau sans doute: mais être payé quand on vous a tout pris, quand on vous a enlevé tous les moyens de sustenter une misérable vie, c'est une nécessité plus déplorable qu'avilissante. Et puis ces officiers qui ne servent que pour l'honneur!... On a su depuis qu'à cet honneur l'État ajoutait plus de quarante-six millions; et quarante-quatre suffisaient pour la paye de deux cent mille soldats.
Attendri sur le sort de ses chers officiers, Voltaire s'étonne et s'afflige de l'indifférence avec laquelle les habitans de Paris apprennent le gain d'une bataille achetée par un sang si précieux.—Ah! pourquoi cette indifférence, qu'il taxe d'ingratitude? Lui-même savait bien que cette guerre, fruit des cabales de deux intrigans, des deux Belle-Isle, qui font violence à la faiblesse d'un vieux ministre et à la jeunesse d'un roi sans volonté, ne pouvait intéresser la nation. Quel titre avaient à la reconnaissance publique ceux qui mouraient pour servir une pareille cause? Qu'y avait-il dans cette guerre, évidemment injuste, qui pût intéresser les Français au sort des victimes d'un caprice ministériel? Lui-même voyait dans la capitale des hommes qui formaient hautement des vœux pour le succès des armes de la reine de Hongrie; protestation solennelle contre les fautes d'un gouvernement égaré. Ah! le peuple n'est point ingrat; et sa froideur sur de certains services qu'on prétend quelquefois lui avoir rendus, naît pour l'ordinaire d'un sentiment peu développé, mais juste, qui lui apprend qu'on ne l'a pas en effet servi. A-t-il été froid sur le sort des vainqueurs de la Bastille et dans le triomphe de l'orateur qui les a célébrés? A-t-il été froid et indifférent, dans tout le cours de la révolution, pour ceux qui se sont montrés constamment ses amis? Et s'il s'est détaché enfin de quelques idoles qu'il avait trop légèrement affectionnées, combien de temps n'a-t-il pas fallu pour le détromper, pour dissiper une illusion chérie et renverser l'autel sapé par ceux même auxquels il l'avait imprudemment érigé!
Les honneurs rendus dans un district à la mémoire des citoyens tués à la Bastille, se renouvelèrent dans un grand nombre d'églises de la capitale; et par-tout ils excitèrent le même enthousiasme. Ils élevèrent l'âme du peuple, ils entretinrent et échauffèrent le patriotisme, le marquèrent du sceau de la religion. La chaire devint en même temps une espèce de tribune où l'on parla au peuple de ses droits en lui parlant de ses devoirs. Des prédicateurs éloquens se portèrent eux-mêmes les délateurs de tous les abus du sacerdoce. Ils rendirent, comme l'abbé Fauchet, hommage à la philosophie, qui la première avait attaqué les abus, et qui peut-être n'avait attaqué la religion que parce que le clergé s'efforçait d'identifier la religion avec ces abus scandaleux. On prédisait, on annonçait qu'elle allait renaître triomphante et plus pure; et c'était un des bienfaits de la révolution. Les principes qui l'avaient préparée étaient consacrés dans l'Évangile par les maximes d'égalité et de fraternité que l'opinion publique appelait à devenir la base de la constitution dont allait s'occuper l'assemblée nationale. Cette égalité, cette fraternité, recommandées si fréquemment dans l'Évangile, étaient le principal caractère du christianisme primitif; et la révolution nous y ramenait. Telles étaient les maximes débitées alors dans les chaires par les prêtres, dont plusieurs sont restés fidèles à leurs principes, tandis que d'autres, qui d'abord les avaient prêchées, les ont ensuite combattues par d'autres textes de l'écriture, après que les représentans du peuple ont eu déclaré biens nationaux les biens de l'église, c'est-à-dire du clergé; car dès long-temps le clergé se croyait l'église, comme la noblesse se croyait la nation.
VINGT-TROISIÈME TABLEAU.
Émeute populaire à l'occasion du transport d'un bateau de poudre. Danger du marquis de la Salle.
La révolution n'est l'ouvrage d'aucun homme, d'aucune classe d'hommes; elle est l'œuvre de la nation entière. C'est ce que disait Mirabeau, en châtiant la vanité de quelques-uns de ses adversaires, qui osaient se croire les auteurs d'une révolution dont ils n'avaient été que les instrumens, et pour la plupart les instrumens aveugles. Le peuple seul l'avait commencée, le peuple la soutenait, et devait seul la finir. Un heureux instinct semblait le rappeler sans cesse au sentiment de cette vérité. Il semblait se dire: «Je suis en guerre avec tous ceux qui me gouvernent, qui aspirent à me gouverner, même avec ceux que je viens de choisir moi-même. Je dois me défier d'eux, parce que je me suis vu forcé encore de les choisir dans les classes intéressées à me tromper. Je surveillerai tout, et je ne m'en rapporterai qu'à moi.»
C'est surtout à l'égard des armes et des munitions que le peuple manifestait sa défiance et son inquiétude: l'expérience a montré depuis combien elles étaient fondées. De pareilles dispositions, nécessaires, inévitables, et sans lesquelles la révolution eût échoué, devaient sauver la France; mais elles devaient aussi occasionner passagèrement les plus grands désordres. Elles donnèrent lieu à des méprises fâcheuses, à des catastrophes funestes. Peu s'en fallut que la scène qui fait le sujet de ce tableau n'augmentât le nombre de ces victimes malheureuses, et ne privât la patrie d'un citoyen respectable qui l'avait servie avec zèle.
Paris était dans la joie depuis vingt-quatre heures, et jamais chez aucun peuple l'allégresse publique n'avait eu une cause aussi mémorable: c'était l'abolition de la servitude féodale, prononcée par un décret; c'était la destruction de tous les priviléges sous lesquels la France gémissait depuis tant de siècles; enfin, c'était cette fameuse nuit, appelée depuis la nuit des sacrifices. Le peuple, au milieu de cette juste ivresse, ne veillait pas moins à tout; et ces nouveaux succès ne le rassuraient pas. Quelques citoyens voient passer un bateau au port Saint-Paul: ils s'informent de sa cargaison. On leur répond que c'étaient des poudres et des munitions, qui venaient d'être tirées de l'arsenal, et dont la destination était pour Essone. On s'alarme; le peuple se rassemble, le tumulte s'accroît, les esprits s'échauffent. On mande ceux à qui la garde des munitions de l'arsenal est confiée. Ils montrent leur ordre, et cet ordre est signé de la Salle pour le marquis de la Fayette. Aussitôt M. de la Salle est un traître. On court en foule à la Grève, on demande sa tête; on prépare le fatal réverbère. Heureusement M. de la Salle n'était point à l'hôtel-de-ville. Il s'y rendait dans sa voiture, lorsque, retardé dans sa route par la multitude qui remplissait la rue, il demande quel était le sujet de ce tumulte. On lui dit, sans le connaître, qu'on en veut à un traître, au marquis de la Salle. Il dissimule sa surprise et sa crainte, descend de sa voiture et va chercher un asile chez un ami.
Cependant le peuple parcourt tous les appartemens de l'hôtel-de-ville, enfonce toutes les portes, visite les coins les plus obscurs, et cherche même sous la cloche de l'horloge. En vain leur attestait-on l'innocence de M. de la Salle; en vain leur expliquait-on cet ordre et la cause de cet ordre, que cette poudre était d'une qualité inférieure, qu'on l'échangeait contre une poudre d'une meilleure espèce attendue d'Essone, que cette mauvaise qualité de poudre, appelée poudre de traite......[25] Poudre de traître, s'écrient quelques forcenés; et cette cruelle plaisanterie, en circulant, augmentait encore la fureur de la multitude.
Le général la Fayette, qui avait été appelé pour expliquer l'ordre donné en son nom par M. le marquis de la Salle, et qui n'avait pas donné cet ordre, se trouva justifié; mais il augmentait le péril de son lieutenant. Il s'en tira avec habileté. Il parut entrer dans le ressentiment du peuple, fit chercher l'accusé, gagna du temps, donna différens ordres et attendait le retour de ceux qu'il en avait chargés. La nuit avançait, dit M. Dussault, témoin oculaire de cette scène, et les esprits n'en étaient pas moins agités dans notre salle. On y voulait du sang. Les cris de la Grève augmentaient la terreur parmi nous; et déjà les imaginations ardentes de quelques-uns de nos collègues se représentaient les ombres sanglantes des Foulon et des Berthier errantes dans notre salle.
En cet instant, un sergent vint parler à l'oreille de M. la Fayette. «C'en est assez, dit le général. Mes amis, ajoute-t-il, vous êtes fatigués, et je n'en puis plus; croyez-moi, allons nous coucher tranquillement. Au reste sachez que la Grève est libre maintenant. Je vous jure que Paris ne fut jamais plus tranquille; allons, que l'on se retire en bonnes gens.»
A ces mots plusieurs s'élancent vers les fenêtres: ils regardent, et sont consternés de ce qu'ils voient, l'ordre rétabli à leur insu. Au lieu de ceux qui les appuyaient, qui les excitaient, ils ne voient plus que de nombreux détachemens arrivés de différens districts, des casernes des gardes-françaises et de celles des gardes-suisses. «Tout à l'heure ils nous investissaient, et ce sont eux qui se trouvent investis: comment cela s'est-il donc fait, disaient-ils?» Et ils en furent confondus.
M. de la Fayette reprend la parole; et après leur avoir parlé comme à de bons amis, ils défilèrent tous en applaudissant et le comblant de bénédictions.
La conduite que tint en cette occasion la Fayette augmenta beaucoup la confiance que l'on avait en lui, et accrut considérablement son influence sur le peuple. C'était alors un bonheur; et les maux de l'anarchie eussent été trop intolérables, sans la sorte d'empire qu'il obtint sur la multitude. Il avait été réservé à ce jeune homme de servir en Amérique la liberté qu'il n'aimait pas, et de rapporter en France une réputation assez peu méritée, qui le mit, quelques années après, à la tête de la garde nationale parisienne. Tel était l'éclat de cette réputation, que, dans la concurrence pour cette place, son nom seul avait écarté celui d'un vieux militaire, connu par d'anciens services, et, ce qui est plus remarquable, par des services tout récens rendus à la révolution. M. de la Salle se crut honoré de servir sous les ordres de la Fayette, qui, pour accepter cette place, avait attendu ceux de la cour, ou du moins sa permission. Ainsi, aux suffrages des amis de la liberté qui voulaient pour chef militaire un homme d'un nom célèbre, il avait réuni ceux de la minorité de la noblesse, flattée de voir un homme de sa classe à la tête de la force armée, enfin ceux des ministres et des courtisans, qui supposent que l'amour de la liberté dans un noble n'est pas une passion dominante et indomtable. Le temps a prouvé qu'ils ne se trompaient pas. Ce la Fayette, que nous venons de voir applaudi, béni par le peuple en 1789, aujourd'hui, en 1792... O abyme du cœur humain! ô contraste révoltant! le héros prétendu de la liberté, dès long-temps traître envers elle, vendu en secret à des rois, même en les offensant, forgeait ses propres chaînes en croyant préparer celles du peuple! L'élève de Washington, qui, deux ans auparavant, avait envoyé à son maître les clefs d'une bastille française, se voit par une suite de ses trahisons dévoilées, conduit honteusement dans une bastille prussienne, vil jouet des rois dont il pouvait être la terreur! Méprisable et insensé mortel, né pour faire voir que la gloire a ses caprices ainsi que la fortune, qu'elle peut quelquefois n'être qu'un présent du hasard, et tomber, comme tout autre lot, entre les mains d'un être nul, sans talens et sans caractère! Que pensent, que disent maintenant les Américains, en apprenant les crimes et même les bassesses de la Fayette, eux qui partout, sous leurs yeux, sous leurs pas, retrouvent des monumens de sa gloire? Des bourgs, des villes, des contrées entières portent son nom et s'en croient honorées! Le garderont-elles, ce nom aujourd'hui méprisé en Europe?... O Washington, prends pitié de ton élève; épargne-lui la perpétuité de cette gloire mensongère, qui n'est plus pour lui qu'un outrage et le garant de son immortel déshonneur.
VINGT-QUATRIÈME TABLEAU.
Canons enlevés de différens châteaux et transportés à Paris. État de la capitale. Effets de l'abolition subite des droits féodaux.
Nous avons, dès le commencement de cet ouvrage, présenté la révolution sous l'aspect d'une guerre sans trève, d'un combat à mort entre des maîtres et des esclaves. C'est en effet à quoi se réduisait cette grande question. Mais, par malheur, ces maîtres et ces esclaves étaient confondus sous le nom générique de Français; et voilà ce qui faisait illusion au peuple. De plus, il voyait dans les différentes classes de ses oppresseurs un grand nombre d'hommes ennemis du gouvernement; et dès lors le peuple était porté à les croire ses amis.
Parmi ces prétendus amis, les uns, convaincus de la nécessité d'un grand nombre de réformes plutôt que d'une révolution complète, voulaient, pour la nation, une certaine mesure de liberté dont ils espéraient se rendre les arbitres: d'autres, redoutant les violences de la cour, que dès le commencement de la révolution ils avaient outragée, voulaient une constitution ferme et stable qui les mît à l'abri de ses vengeances; mais en désirant cette constitution, plus pour leur sûreté personnelle et pour le succès de leur ambition que par amour pour la liberté, ils comptaient sur la dépravation des mœurs publiques, qui corrompant la liberté dans sa source, la rendrait illusoire en retenant le peuple dans une abjection servile à l'égard des grands propriétaires, c'est-à-dire en général, des nobles. Le mépris pour le peuple, maladie incurable de la noblesse française, ne lui permettait pas d'admettre, comme praticable en France, une liberté fondée sur la seule base vraiment immuable, l'égalité absolue des citoyens.
Telles étaient, à l'ouverture des états-généraux et au commencement de l'assemblée nationale, les dispositions de ceux qui se portaient pour amis du peuple, connus alors sous le nom de minorité de la noblesse. Mais après la prise de la Bastille, après la chûte subite du despotisme et la fuite de ses agens, lorsque l'anarchie eut ouvert un libre cours à la licence, au brigandage, à l'incendie des châteaux, tous les nobles, de quelque parti qu'ils fussent, saisis d'une égale terreur, sentirent également la nécessité de désarmer la vengeance d'un peuple échappé tout-à-coup de ses chaînes. Il fallait chercher à le calmer, à l'adoucir. Sans doute ce n'est point calomnier la chevalerie française, ni même le cœur humain, de penser que ce sentiment d'une crainte commune, d'un intérêt commun, ait préparé et en quelque sorte commandé l'abolition soudaine des droits féodaux, la renonciation à des privileges odieux, l'égale répartition des impôts proportionnelle aux revenus, enfin tous ces actes d'équité, qu'on a déshonorés, disait Mirabeau, en les appelant des sacrifices. Quels que soient les noms qu'ils méritent, ils furent d'abord acceptés comme tels dans la capitale: ils excitèrent une reconnaissance, une admiration universelle, un enthousiasme égal à celui qui avait saisi l'assemblée nationale dans la séance de cette nuit mémorable du 5 août. La joie remplissait tous les cœurs, brillait dans tous les yeux. Les citoyens s'abordaient, se félicitaient, s'embrassaient sans se connaître: on eût dit, en voyant cet échange de sentimens affectueux, que la suite de la révolution ne pouvait plus désormais amener ni périls ni malheurs. Mais bientôt cette première effervescence se dissipa, et on s'apperçut que la nature des choses n'était pas changée. Le peuple conçut que, si l'assemblée venait de renverser le colosse féodal, il n'était pas brisé; et il se chargea de ce soin. La secousse que les nouveaux décrets venaient de donner à la France, pour être salutaire, n'en était pas moins violente, et dans peu de jours elle se communiqua jusqu'aux extrémités de l'empire. Presque partout elle fut terrible. Les haines particulières, irritées encore par les dissentimens politiques, se portèrent à des excès difficiles à imaginer; et l'histoire, un jour pourvue de preuves suffisantes refusées aux contemporains, flétrira des noms connus, en révélant le secret de certains crimes qui d'abord n'ont dû être imputés qu'à des hasards malheureux ou à des brigands vulgaires.
L'abolition des droits exclusifs de chasse mit le fusil à la main d'un million de paysans; et de ce qu'on n'avait plus le droit de les faire dévorer par le gibier, ils en conclurent qu'ils avaient le droit de le poursuivre sur les terres d'autrui. Ce fut un des fléaux des environs de la capitale: il s'y commit les plus grands désordres, les paysans cherchant moins encore à se délivrer des animaux qu'à châtier la tyrannie de leurs seigneurs. On remarqua dans ce temps un trait de la justice populaire, dans les égards qu'on eut pour les chasses de M. d'Orléans, distingué, dès le commencement de la révolution, par le zèle qu'il montra pour la favoriser, par son amour pour la liberté, et même pour l'égalité, qui substituée à son nom patronimique, a fini par devenir son nom.[26]
Cette succession rapide d'évènements journaliers, la plupart affligeans, cette circulation non moins prompte de nouvelles vraies ou fausses d'un bout de l'empire à l'autre, accroissait partout la fermentation; mais c'est à Paris que cet effet était le plus sensible. L'ardeur et l'activité du peuple pour saisir partout des armes était presque aussi vive que lorsqu'il avait à repousser les satellites qui assiégeaient Paris: c'était surtout les canons qu'il désirait le plus passionnément de posséder; c'est la meilleure des armes et la meilleure des raisons; c'est la raison des rois, et il voulait en faire la sienne. Quand il avait fait quelques nouvelles conquêtes en ce genre, il les défendait même contre ses chefs, même contre la Fayette, qui se rendit suspect en voulant que les districts de Paris lui remissent leurs canons, sous prétexte de les rendre plus utiles et de former un parc d'artillerie. Il s'était passé peu de jours, depuis la révolution, que le peuple n'eût formé quelque entreprise, fait des voyages dont le but était la prise de quelques canons. Choisy-le-Roi fut dépouillé des siens, quoique le roi, depuis sa visite à l'hôtel-de-ville, fût censé avoir fait la paix avec Paris. Ceux de Chantilli étaient de bonne prise, le possesseur de ce château étant alors en guerre ouverte avec les Parisiens, en attendant qu'il y fût avec tous les Français. L'Isle-Adam, maison de M. de Conti, en possédait dix-sept: on les enleva, tandis que ce prince (il l'était encore) fugitif, poursuivi, ayant erré plus de soixante heures, dans les bois, se sauvait avec peine du royaume, où il rentra quelques mois après, devenu simple citoyen, presque aimé du peuple, qui, depuis son retour, lui a pardonné ses anciennes vexations de chasseur et ses vieux péchés de prince. Le château de Broglie paya aussi en canons son contingent à l'artillerie parisienne: c'était une bien petite expiation du crime de celui qui avait commandé l'armée contre Paris; ce n'était même qu'un léger dédommagement du tort qu'il venait de faire encore plus récemment à la révolution, en faisant enlever de Thionville des fusils, des armes et des munitions de toute espèce, dont il disposa d'une manière peu favorable à la liberté. Limours, château de madame de Brionne, fournit de même quelques pièces d'artillerie: ce n'était pas trop pour la mère de M. de Lambesc. Enfin des détachemens de l'armée parisienne visitèrent plusieurs châteaux, appartenans non plus à des princes, à des maréchaux de France, à des lieutenans-généraux, mais à des financiers, à des millionnaires qui les avaient légalement conquis sur les descendans de ces guerriers, et qui, par une vanité assez mal entendue, y avaient laissé des canons pris dans les batailles par leurs illustres devanciers.
La Fayette était obligé de donner des ordres pour ces différentes expéditions, qui étaient supposées lui plaire, le peuple n'ayant point encore de justes sujets de défiance contre un homme qui, l'un des premiers, avait apporté des États-Unis cette phrase triviale en Amérique, mais neuve alors chez nous, que l'insurrection est le plus saint des devoirs. On a vu de quel usage ont été depuis tous ces canons, lorsqu'il s'est agi d'envoyer des détachemens à de grandes distances pour faire cesser les désordres excités par les aristocrates; désordres qui eussent en effet été très-dangereux, s'il n'y eût eu pour les réprimer que des canons ministériels et non pas des canons populaires. Nous remarquerons à ce sujet ce qui a été observé dans un grand nombre de circonstances depuis la révolution, que l'instinct du peuple l'a mieux conduit que ne l'eût fait la raison plus ou moins éclairée de la plupart de ses chefs, même les mieux intentionnés. Que fût-il devenu en effet si, tandis qu'il était forcé à laisser entre les mains d'un pouvoir exécutif, son mortel ennemi, la disposition d'une grande force armée, il n'eût créé en quelque sorte, dans son propre sein, un second pouvoir exécutif vraiment à ses ordres, une autre force armée vraiment la sienne, capable de repousser la portion de puissance nationale encore placée sous la main de ses adversaires? Mais c'est là, disait-on, une doctrine d'anarchie. Qui en doutait? et qui doutait aussi qu'il ne fallût opter entre l'anarchie et la servitude? Qui ne voyait que les fautes du roi constitutionnel, en perpétuant les désordres, forceraient la nation à marcher vers une liberté complète, tandis que le retour prématuré de l'ordre ramenerait infailliblement le despotisme, incorrigible par son essence, par sa nature?
Toutes ces courses, ces prises de canons, expéditions plus bruyantes que militaires, ne servaient pas moins à entretenir l'ardeur du peuple. La rentrée dans la capitale était une fête, un triomphe. Indépendamment des canons, les dépôts d'armes cachées qui s'y trouvaient, manifestaient des intentions menaçantes qui commandaient au peuple une surveillance nouvelle. C'est une des causes qui empêchèrent la renonciation aux droits féodaux de ramener le calme comme l'avaient annoncé les deux membres de la noblesse qui la proposèrent: elle servit seulement à prévenir de plus grands malheurs. Cette proposition honora ceux qui l'acceptèrent; elle rendit chers au peuple ceux qui la firent. On crut à leur patriotisme, en les voyant aller au devant d'une nécessité qui ne paraissait instante qu'à la classe peu nombreuse des yeux éclairés et pénétrans. Après une telle démarche, on les crut dignes de marcher au moins du même pas que la révolution, quel que loin qu'elle pût aller. Mais il était de la destinée des nobles français de présenter à peine quelques hommes capables de la suivre jusqu'à son dernier terme, c'est-à-dire, jusqu'à l'égalité réelle, sentie, réduite en acte. C'est un plaisir qui n'est pas indigne d'un philosophe, d'observer à quelle période de la révolution chacun d'eux l'a délaissée, ou a pris parti contre elle. Tel l'a suivie ou accompagnée après le veto suspensif, qui l'eût abandonnée si le roi n'eût été en possession de ce beau privilège, devenu bientôt après la cause de sa ruine. Tel autre vient de quitter la France à la destruction de la royauté, qui, passant condamnation sur la royauté héréditaire, fût demeuré Français si on eût établi la royauté élective. Les préjugés, l'habitude, l'irréflexion entraînèrent ceux que l'intérêt personnel n'avait pu dominer. Sous cet aspect, purement moral et philosophique, la révolution a fourni des faits qui, dans l'espace de peu de mois, ont plus avancé un observateur dans la connaissance de l'homme, que ne l'eussent pu faire vingt années dans la société, à toute autre époque. Que dire en voyant la Fayette, après la nuit du 6 octobre, se vouer à Marie-Antoinette, et cette même Marie-Antoinette, arrêtée à Varennes avec son époux, ramenée dans la capitale, et faisant aux Tuileries la partie de whist du jeune Barnave? Tous ces faits ont étonné les contemporains: mais combien eussent-ils été plus surpris, s'ils eussent su que la Fayette, complice de la fuite du roi, avait placé lui-même dans la voiture et sur les genoux de la reine le jeune prince royal, qu'en ce moment il appelait M. le Dauphin! Tous ces faits, plusieurs autres non moins étranges et encore presque ignorés, confirmeront, en se découvrant, une vérité déjà sentie des Français, c'est que la liberté ne date vraiment pour eux que du jour où la royauté fut abolie.
VINGT-CINQUIÈME TABLEAU.
Besenval conduit et enfermé dans un vieux château-fort à Brie-Comte-Robert, escorté par la Basoche, le 10 août 1789.
L'événement qui fait le sujet de ce tableau tient à des faits antérieurs, que nous avons été contraints de laisser derrière nous. Peu important par lui-même, il le devient par les circonstances qui l'accompagnent, et par l'évidente manifestation d'un grand changement dans l'esprit des Parisiens, par la preuve du progrès des idées publiques, nécessaires à l'établissement de la liberté. On put s'apercevoir que, si le peuple de Paris conservait encore du penchant à l'idolâtrie pour certains individus, il était du moins capable de les juger; que s'il pouvait être un moment entraîné par les mouvemens irréfléchis d'une sensibilité dramatique, il pouvait aussi, en revenant à lui-même, protester, avec le sang-froid de la raison, contre l'illusion faite à sa sensibilité: enfin on vit que, sans avoir encore des principes, il cherchait du moins à s'en former; et on put espérer que bientôt il unirait au sentiment de la liberté l'habitude de réflexion qui la maintient et l'affermit.
Le rappel des faits qui donne lieu à ces observations rendra leur application sensible.
Il faut se reporter au moment où, la terreur ayant saisi tous les suppôts du despotisme après la prise de la Bastille, les d'Artois, les Condé, les Broglie précipitèrent leur fuite hors du royaume. Besenval non moins coupable qu'eux, Besenval complice dans leurs projets conçus dans les soupers de Trianon et mûris dans les orgies du Temple, n'avait pas le droit de se croire en sûreté à Versailles. Cependant il avait eu l'audace d'y reparaître publiquement pendant plusieurs jours, et d'y braver l'indignation publique. Enfin, averti de ses propres périls, il avait daigné fuir comme les autres et s'était vu arrêté à Villenauce, sur le chemin de la Suisse, par la milice de la municipalité. C'était l'instant où M. Necker y passait à son retour en France, rappellé par ce même roi qui venait de le bannir de sa cour et de son royaume, et qui depuis avait attendu dans une inquiétude mortelle l'arrivée de ce ministre, par lequel il s'était cru avili et en quelque sorte détrôné, ce fameux jour de la séance royale, où le peuple courut en foule chez le ministre, qui n'ayant point paru à cette séance, semblait l'avoir désavouée. On a su depuis qu'un pur hasard avait empêché M. Necker de s'y montrer; et ce n'est pas la moindre singularité de son histoire, qui, de ce jour surtout, semble appartenir au roman. En effet ne tient-elle pas de la fiction, cette entrevue de madame de Polignac et de M. Necker à Bâle, où tous les deux se rencontrent, chassés de la cour et de la France, l'une par la France, l'autre par la cour?
Les jeux du théâtre vont-ils plus loin que ceux de la fortune dans le concours de circonstances qui rapprochent ces deux personnages, dont l'une dit à l'autre: «Je vous ai fait chasser, et je suis chassée à mon tour; c'est moi qu'on bannit, et c'est vous qu'on rappelle. Allez, soyez l'idole de la nation, jusqu'à ce que...» Le ministre n'avait pas long-temps à l'être. Mais si son règne fut court, il fut au moins brillant. Accueilli partout avec l'ivresse de l'enthousiasme, il est instruit dans sa route du danger que court M. de Besenval; il implore pour lui l'indulgence du peuple, il se rend en quelque sorte garant de son innocence. Ce ne fut pas sans doute une médiocre surprise pour M. Necker de voir la commune de Villenauce renvoyer cette demande à la décision de l'assemblée nationale, et en attendant retenir le prisonnier sous bonne garde. L'arrivée du ministre à Versailles fut un triomphe, à Paris une fête. Le même sentiment parut animer le roi, l'assemblée nationale, Paris, la nation. Il étoit bien difficile que M. Necker ne crût pas au succès d'une demande qu'il adresserait au peuple. Une absence de dix-sept jours lui avoit dérobé la connoissance de ces changemens rapides dans l'opinion, dans les idées, dans les intérêts variés et mobiles des différens partis; connoissance sans laquelle il est impossible de ne pas s'engager en quelques fausses démarches.
Comment M. Necker, entouré de tous les hommages des citoyens rassemblés à l'hôtel-de-ville, n'eût-il pas essayé d'obtenir de leur enthousiasme ce qui lui avoit été refusé par une municipalité provinciale? Sa demande, principalement adressée aux électeurs fut accueillie avec transport; et l'enthousiasme ayant saisi toute l'assemblée, les mots amnistie générale furent proclamés dans la salle, et bientôt dans tout Paris. Au premier moment la joie fut universelle; mais bientôt après le peuple s'écria que cet exercice de la souveraineté n'appartenait pas à ceux qui se l'étaient arrogé, que le terme marqué aux pouvoirs des électeurs était expiré, qu'ils étaient remplacés par ses représentans provisoires, membres de la commune; et que ceux-ci même ne pouvaient pas prononcer, au nom de la capitale, le pardon des crimes commis contre la nation.
Cette jalousie inquiète que montrait le peuple sur l'emploi, la gradation, les limites des pouvoirs confiés par lui, confondait cette foule d'hommes qui ne pouvaient se persuader que les Français fussent capables de réduire en acte ce dogme de la souveraineté nationale, si nouveau pour la plupart d'entre eux, et pour M. Necker lui-même, qui, dans son discours à la commune, lui avait parlé de la liberté sage dont les Français allaient jouir. Les soixante districts ne voulurent point de cette sagesse. Ils sentirent qu'elle tendait à soustraire au glaive de la loi les conspirateurs qui avaient tenté d'étouffer la liberté naissante, et qu'une imprudente amnistie allait ramener triomphans au pied du trône et dans la capitale. Les esprits s'échauffèrent; bientôt la fermentation fut au comble. Quelques-uns de ces hommes ardens que dans ces crises violentes on appelle séditieux, mais qui contribuent à rendre les crises salutaires, firent sonner le tocsin comme dans le plus imminent danger de la patrie. Il suffisait de le craindre pour qu'il cessât. Il disparut dès qu'on le crut un danger. Les électeurs, effrayés de la terreur générale, motivèrent leur arrêté, et en le motivant, l'annulèrent en quelque sorte. Ils déclarèrent qu'en exprimant un sentiment de pardon et d'indulgence envers les ennemis de la patrie, ils n'avaient pas prétendu prononcer la grâce de ceux qui seraient prévenus, accusés, ou convaincus de crime de lèse-nation. Les représentans de la commune allèrent plus loin: ils ordonnèrent qu'on arrêtât Besenval, jusqu'au moment où l'on statuerait sur son sort. Enfin, l'assemblée nationale, en mettant l'accusé sous la garde de la loi, déclara qu'elle persistait dans ses précédens arrêtés sur la responsabilité des ministres et agens du pouvoir exécutif, et sur l'établissement d'un tribunal qui prononcerait sur leurs délits.
Le concours de mesures prises en même temps et par l'assemblée nationale et par la commune calma le peuple et rétablit la tranquillité dans Paris. On conduisit Besenval au château de Brie-Comte-Robert, où il fut gardé soigneusement et à grands frais.
Le peuple, en voyant que le prisonnier ne pouvait lui échapper, et se tenant sûr de sa vengeance, modéra ses emportemens. Des affiches lui apprenaient chaque jour les soins qu'on se donnait pour prévenir l'évasion de l'accusé; et ce fut cette attention qui le sauva. On ne s'efforça point de hâter un supplice qu'on croyait sûr; et le coupable échappa entre la loi ancienne qui lui avait commandé d'obéir à son maître, et les principes nouveaux qui, faisant un devoir de l'insurrection, poursuivent et condamnent ceux qui s'efforcent de la réprimer.
VINGT-SIXIÈME ET DERNIER TABLEAU.
Députation des femmes artistes présentant leurs pierreries et bijoux à l'Assemblée nationale à Versailles, le 7 septembre 1789.
C'est un de ces momens précieux au génie des arts non moins qu'au patriotisme. Les annales de Rome n'ont point dédaigné d'immortaliser les sacrifices que de généreuses citoyennes firent à leur patrie des ornemens les plus chers à leur sexe, et le pinceau des artistes s'est souvent exercé sur cet acte de civisme. Chez nos vertueuses citoyennes françaises, le sentiment et le sacrifice sont les mêmes; et de plus l'action pareille offre un autre genre d'intérêt relatif aux personnes. Celles qui apportaient cette offrande unissaient aux grâces de leur sexe la gloire des arts et des talens, partage de leurs familles, de leurs pères, de leurs époux, et même le leur propre; car plus d'une parmi elles, pouvait avec succès retracer sous ses crayons ou sous ses pinceaux le tableau dont elle avait fait partie, et reproduire, comme artiste, la scène où, comme actrice, elle avait agréablement figuré.
Le tribut présenté à la patrie par nos jeunes citoyennes, fut modique et proportionné à leur fortune: mais l'heureux exemple qu'elles donnaient, était véritablement une riche offrande; il réveilla l'esprit public, dans un temps où l'esprit public était la seule ressource de l'état. C'était une des plus dangereuses époques de la révolution; c'était le moment ou la destruction des droits féodaux, des dîmes, des priviléges de toute espèce, en irritant toutes les passions, en désolant tous les intérêts, avait rallié tous les ennemis publics contre l'espérance de la régénération nationale. Accablés sous les ruines du despotisme, tous se réunissaient pour disperser les matériaux du nouvel édifice à peine ébauché. Le plus sûr moyen d'atteindre cet exécrable but, c'était de renverser la fortune publique, déjà si chancelante; faire disparaître le numéraire, l'enfouir, l'exporter, anéantir ou embarrasser la perception des impôts, c'était le but de toutes leurs manœuvres. Les destins d'un grand empire tenaient à quelques millions de plus ou de moins dans le trésor public. Il s'agissait de gagner le moment où un nouveau plan de finances serait présenté à la nation par le ministre en qui elle se confiait encore. Jusqu'alors, il fallait vivre de ressources momentanées; et l'état était réduit à demander aux citoyens des sacrifices volontaires, dont la récompense se montrait en perspective dans la liberté publique, œuvre de la constitution que l'assemblée nationale promettait aux Français.
Elle s'occupait alors d'une question très-importante, celle du droit accordé à un seul homme, nommé roi, de suspendre ou d'annuler la volonté d'une grande nation. Cette discussion avait rempli une partie de la séance du lundi 7 septembre, lorsque le président demanda à l'assemblée si elle voulait recevoir une députation composée de onze vertueuses citoyennes, qui venaient lui offrir avec leurs hommages, leurs parures et leurs bijoux. Un applaudissement universel fut la réponse à cette question. Elles paraissent: on leur fait préparer des siéges hors de la barre dans l'intérieur de la salle. Ces dames toutes vêtues de blanc, toutes décemment et simplement coiffées, ornées d'une cocarde patriotique, s'avancent, précédées de deux huissiers, se rangent sur une ligne, et saluent le président et l'assemblée.
Madame Moitte, femme d'un artiste distingué, qui avait, en qualité d'auteur du projet, été nommée présidente de la députation, devait prononcer un discours; mais craignant, soit par la faiblesse de sa voix, soit par sa timidité, de n'être pas entendue de l'assemblée, elle pria M. Bouche, député d'Aix, de le prononcer pour elle.
M. Bouche, ayant reçu le discours de madame Moitte, dit:
«Messeigneurs, (on prononçait encore ce mot, que le développement des principes de la liberté a proscrit, même en parlant à l'assemblée nationale)
»La régénération de l'état sera l'ouvrage des représentans de la nation.
»La libération de l'état doit être celui des bons citoyens.
»Lorsque les Romaines firent hommage de leurs bijoux au sénat, c'était pour lui procurer l'or sans lequel il ne pouvait accomplir le vœu fait à Apollon par Camille avant la prise de Veies.
»Les engagemens contractés envers les créanciers de l'état sont aussi sacrés qu'un vœu. La dette publique doit être scrupuleusement acquittée, mais par des moyens qui ne soient pas onéreux au peuple.
»C'est dans cette vue que quelques citoyennes, femmes ou filles d'artistes, viennent offrir à l'auguste assemblée nationale des bijoux qu'elles rougiraient de porter, quand le patriotisme leur en commande le sacrifice. Eh! quelle femme ne préférerait l'inexprimable satisfaction d'en faire un si noble usage, au stérile plaisir de contenter sa vanité?
»Notre offrande est de peu de valeur, sans doute; mais dans les arts, on cherche plus la gloire que la fortune; et notre hommage ne peut être proportionné au sentiment qui nous inspire.
«Puisse notre exemple être suivi par le grand nombre de citoyens et de citoyennes dont les facultés surpassent de beaucoup les nôtres!
«Il le sera, si vous daignez l'accueillir avec bonté, si vous donnez à tous les bons patriotes la facilité d'offrir des contributions volontaires, en établissant dès à-présent une caisse uniquement destinée à recevoir tous les dons en bijoux ou espèces, pour former un fonds qui serait invariablement employé à acquitter la dette publique.»
Après ce discours, vivement applaudi, madame Moitte, qui tenait la cassette où étaient renfermés les bijoux, monta au bureau des secrétaires, et la déposa entre leurs mains; la cassette fut ensuite remise sur le bureau du président, qui, s'adressant à ces dames, leur dit:
«L'assemblée nationale voit avec une vraie satisfaction les offres généreuses auxquelles vous a déterminées votre patriotisme.
»Puisse le noble exemple que vous donnez en ce moment, propager le sentiment héroïque dont il procède, et trouver autant d'imitateurs qu'il aura d'admirateurs!
»Vous serez plus ornées de vos vertus et de vos privations, que des parures que vous venez de sacrifier à la patrie.
»L'assemblée nationale s'occupera de votre proposition, avec tout l'intérêt qu'elle inspire.»
Ce discours fut aussi très-applaudi; et un membre proposa d'insérer dans le procès-verbal de l'assemblée le discours et les noms de ces dignes citoyennes. La proposition fut agréée; et l'assemblée demanda même que les noms fussent lus en ce moment. Il serait injuste de leur refuser ici l'honneur dont ces noms jouissent dans les premières pages des annales de la patrie: c'étaient mesdames Moitte, Vien, la Grénée, Suvée, Beruer, du Vivier, Belle, Fragonard, Vestier, Peyron, David, Vernet, Desmarteaux, Beauvarlet, Cornedecerf; mesdemoiselles Vassé, de Bourecueil, Vestier, Gérard, Pithoud, Viefville, Hautemps.
Après la lecture de ces noms, l'assemblée, en décernant à ces dames l'honneur de la séance, voulut qu'elles conservassent la place de distinction qui leur était accordée.
D'autres honneurs et d'autres applaudissemens les accompagnèrent au sortir de l'assemblée, soit à Versailles, soit à Paris. Elles étaient attendues à l'entrée des Champs-Élysées par un détachement des élèves de l'académie de peinture et de sculpture, et par des musiciens précédés de flambeaux qui entourèrent la voiture de ces dignes citoyennes.
Le peuple, toujours éclairé par un sentiment prompt sur ses intérêts et sur ses besoins, les comblait de bénédictions. Les districts devant lesquels elles passèrent, firent prendre les armes, et ajoutèrent chacun un certain nombre d'hommes pour augmenter la garde d'honneur qui précédait les voitures. Ce cortége les conduisit jusqu'au Louvre où logeaient la plupart de ces dames; et en entrant dans ce séjour des arts, les musiciens eurent la délicate attention de jouer l'air: Où peut-on être-mieux qu'au sein de sa famille?
Telle fut la première récompense que nos aimables patriotes obtinrent de leur civisme dans cette journée. Mais elle ne fut que le présage du prix plus flatteur qu'elles avaient espéré de leur démarche, l'avantage d'être imitées. Dès ce moment, l'assemblée reçut chaque jour de nouvelles offrandes. Plusieurs districts formèrent des bureaux et des caisses pour réunir ces tributs, qu'ils portaient ensuite à l'assemblée. Il se forma différentes sociétés qui se piquèrent d'une émulation généreuse. C'était à qui enrichirait le plus l'autel de la patrie, à qui repousserait le plus le fléau que les aristocrates invoquaient comme un présent du ciel et comme leur unique espérance, la banqueroute. Ils frémissaient de la voir tous les jours s'éloigner davantage, d'entendre tous les jours dans l'assemblée, de lire dans les journaux la liste des dons patriotiques qui attestaient le noble dévouement d'un grand nombre de citoyens. «On vit, disent les deux historiens que nous avons déjà cité plus d'une fois, on vit l'enfance sacrifier ses jouets, la vieillesse les soulagemens si nécessaires à son existence, l'opulence présenter le tribut de ses richesses, l'indigence celui de sa pauvreté, les domestiques dans plusieurs maisons particulières se réunir, dans plusieurs manufactures les ouvriers se cotiser et donner à l'état une portion de leur faible pécule, quelques-uns même ouvrir une souscription chez un notaire. Enfin, une pauvre femme, rencontrant les députés de son district qui allaient porter leur contribution à l'assemblée nationale, voulut avoir part à cette œuvre civique, et les contraignit, à force de prières et de larmes, d'accepter la moitié de sa fortune, vingt-quatre sous, et de joindre le denier de la veuve à leurs magnifiques offrandes. Tous ces traits de vertu, et il y en eut plusieurs, étaient pour la patrie un trésor plus précieux que les sommes qu'ils produisaient. Ils montraient que les Français, quoiqu'osassent dire les ennemis publics, n'étaient pas indignes de la liberté, malgré l'abîme de vices où la servitude les avait plongés. Nous avons vu, deux ans après, la guerre étrangère et les menaces des despotes provoquer de nouveaux sacrifices consommés avec un nouvel enthousiasme. De nouveaux exemples de vertu auraient dû décourager les tyrans extérieurs, et leur annoncer dès-lors le triomphe de la liberté. Mais ce n'était point à eux d'imaginer que les vertus d'un peuple peuvent être le prélude de ses victoires.
FIN DES TABLEAUX SUR LA RÉVOLUTION.