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Œuvres complètes de Chamfort (Tome 4): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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.....Les fleuves.... rendus rapides

Par le débordement... des parricides;

et tout ce qui est dans ce goût; mais ils ont admiré:

O ciel! que de vertus vous me faites haïr!

Restes d'un demi-dieu, dont à peine je puis

Égaler le grand nom, tout vainqueur que j'en suis.

Voilà le véritable style de la tragédie: il doit être toujours d'une simplicité noble, qui convient aux personnes du premier rang; jamais rien d'ampoulé ni de bas, jamais d'affectation ni d'obscurité.

La pureté du langage doit être rigoureusement observée; tous les vers doivent être harmonieux, sans que cette harmonie dérobe rien à la force des sentimens. Il ne faut pas que les vers marchent toujours de deux en deux; mais que tantôt une pensée soit exprimée en un vers, tantôt en deux ou trois, quelquefois dans un seul hémistiche.

On peut étendre une image dans une phrase de cinq ou six vers, ensuite en renfermer une autre dans un ou deux. Il faut souvent finir un sens par la rime correspondante.

On peut distinguer de deux sortes de style dans la poésie, le style d'imagination, et le style de sentiment et de pensées. Le premier consiste à relever, à anoblir par des figures et à représenter par des images propres à nous émouvoir, tout ce qui ne toucherait pas s'il était dit simplement.

Si Hippolyte disait simplement: Depuis que j'aime, je ne puis plus supporter la chasse, il ne toucherait pas; mais qu'il dise:

Mes traits, mes javelots, mon arc, tous m'importune;

Voilà la pensée anoblie et rendue touchante.

Racine excelle dans l'art d'embellir son style par des images, Voyez avec quelle noblesse Aricie rend une idée assez triviale:

Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée

D'arracher un hommage à mille autres offert,

Et d'entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.

Que de tableaux dans ce peu de vers!

Le style d'images est ce qui fait la différence de la poésie et de la prose; il sert à exprimer les plus communes, d'une manière non commune; il donne de la noblesse, de la grâce à tout.

Le style de sentiment est celui qui tire sa force et sa beauté, de la force même et de la beauté des sentimens et des pensées qu'il exprime. Ces premières idées, qui naissent dans l'âme lorsqu'elle reçoit une affection vive, et qu'on appelle communément sentiment, touchent toujours, quoiqu'elles soient énoncées par les termes les plus simples.

Ils sont le langage du cœur. On ne s'arrête point à l'enveloppe; les sentimens cesseraient même d'être aussi touchans, aussi sublimes, s'ils étaient exprimés en termes magnifiques et pompeux. L'amitié intéresse, quand elle dit:

J'aime encor plus Cinna, que je ne hais Auguste.

Si ce fameux qu'il mourût! était rendu avec des figures, il ne serait plus rien. Où l'on aperçoit l'affectation, on ne reconnaît plus le langage du cœur.

Le style dont nous parlons ici, est indispensable dans les situations passionnées: celui d'imagination y serait déplacé; il faut le réserver pour les descriptions, les récits, et tout ce qui n'est point mouvement. Mais il faut prendre garde de n'employer jamais de grandes expressions et des termes fort relevés pour énoncer un sentiment faible: rien ne choque davantage.

Le style faible, non-seulement en tragédie, mais en toute poésie, consiste à laisser tomber ses vers deux à deux, sans entremêler de longues périodes et de courtes, et sans varier la mesure; à rimer trop en épithètes, à prodiguer des expressions trop communes, à répéter souvent les mêmes mots, à ne pas se servir à propos des conjonctions qui paraissent inutiles aux esprits peu instruits, et qui contribuent cependant beaucoup à l'élégance du discours.

Ce sont toutes ces finesses imperceptibles qui font en même temps la difficulté et la perfection de l'art.

Rien n'est si froid que le style ampoulé. Un héros, dans une tragédie, dit qu'il a essuyé une tempête, qu'il a vu périr son ami dans cet orage; il touche, il intéresse, s'il parle avec douleur de sa perte, s'il est plus occupé de son ami que de tout le reste; il ne touche point, il devient froid, s'il fait une description de la tempête, s'il parle de source de feux bouillonnans sur les eaux, et de la foudre qui gronde et qui frappe à sillons redoublés la terre et l'onde.

Ainsi, le style froid vient, tantôt de la stérilité, tantôt de l'intempérance des idées, souvent d'une diction trop commune, quelquefois d'une diction trop recherchée.

TERREUR.

Terreur, grand effroi causé par la présence ou par le récit de quelque terrible catastrophe.

Il paraît assez difficile de définir la terreur; elle semble pourtant consister dans la totalité des incidens qui, en produisant chacun leur effet et menant insensiblement l'action à sa fin, opèrent sur nous cette appréhension salutaire, qui met un frein à nos passions d'après le triste exemple d'autrui, et nous empêche par là de tomber dans les malheurs dont la représentation nous arrache des larmes.

En nous conduisant de la compassion à la crainte, elle trouve un moyen d'intéresser notre amour-propre par un sentiment d'autant plus vif du contre-coup, que l'art de la poésie ferme nos yeux sur une surprise aussi avantageuse, et fait à l'humanité plus d'honneur qu'elle ne mérite.

On ne peut trop appuyer sur les beautés de ce qu'on appelle terreur dans le tragique: c'est pourquoi nous ne pouvons manquer d'avoir une grande opinion de la tragédie des anciens. L'unique objet de leurs poètes était de produire la terreur et la pitié; ils chérissaient un sujet susceptible de ces deux passions, et le façonnaient par leur génie. Il semble même que rien n'était plus rare que de si beaux sujets, puisqu'ils ne les puisaient ordinairement que dans une ou deux familles de leurs rois.

Mais c'est triompher de l'art que de réussir en ce genre; et c'est ce qui fait la gloire de Crébillon sur le théâtre français.

Toute belle qu'est la description de l'enfer par Milton, bien des gens la trouvent faible auprès de cette scène de Hamlet, dans Shakespear, où le fantôme paraît: il est vrai que cette scène est le chef-d'œuvre du théâtre moderne dans le genre terrible; elle présente une grande variété d'objets diversifiés de cent façons différentes, toutes plus propres l'une que l'autre à remplir les spectateurs de terreur et d'effroi. Il n'y a presque pas une de ces variations qui ne forme un tableau, et qui ne soit digne du pinceau d'un Caravage.

On a observé qu'il faut distinguer deux sortes de crainte ou de terreur, dans l'effet théâtral; l'une directe, et l'autre réfléchie.

La première est celle que nous éprouvons en voyant le héros dans le péril et la perplexité, et pour lequel nous frémissons. Antiochus tient au bord de ses lèvres la coupe empoisonnée; c'est pour lui que je tremble.

La seconde est celle que nous ressentons lorsque, par réflexion, nous craignons pour nous-mêmes le sort d'un autre. Orosmane, dans un moment de fureur et de jalousie, plonge le poignard dans le cœur de Zaïre qu'il adorait. Capables des mêmes passions et des mêmes transports, c'est pour nous-mêmes, c'est nous-mêmes que nous craignons à la vue de cet événement.

La terreur, que la tragédie produit en nous, nous est donc quelquefois étrangère; et quelquefois elle nous est personnelle: l'une cesse avec le péril du personnage intéressant, ou se dissipe peu après; l'autre laisse une impression qui survit à l'illusion du spectacle.

Il semble que les anciens se soient plus attachés à exciter la terreur directe que l'autre; et que leur but ait été même de guérir plutôt de la pitié et de la terreur qu'ils regardaient comme des faiblesses, que de donner des leçons de morale par leur moyen.

En effet, quelle terreur salutaire peut produire la vue d'un Œdipe, qui, sans le savoir, sans le vouloir, sans l'avoir mérité, tombe dans des malheurs et dans des crimes qui me font dresser les cheveux d'horreur.

La première réflexion que je fais en conséquence, c'est de m'indigner de l'ascendant de ma destinée sur moi, de gémir sur ma dépendance des dieux; la seconde, c'est de ne plus craindre des crimes qui se commettent nécessairement, ni de m'affliger de malheurs dont toute ma prudence ne peut me garantir.

Le théâtre moderne ne prétend pas nous guérir de la pitié ni de la terreur, ni simplement se borner à exciter ces deux grandes affections en nous, pour le plaisir de nous faire verser des larmes, et de nous épouvanter; mais il prétend s'en servir comme des deux plus puissans ressorts pour nous porter à l'horreur du crime et à l'amour de la vertu.

Ce n'est plus par l'ordre inévitable des destins que le crime et le malheur arrivent sur notre théâtre; c'est par la volonté de l'homme, que la passion égare et emporte. La terreur réfléchie se joint à la terreur directe, et elle devient plus morale et plus fructueuse pour le spectateur.

La terreur est, pour ainsi dire, le comble de la pitié; c'est par l'une qu'il faut aller a l'autre. Les malheurs épouvantables tomberont sur un homme, que j'en serai peu touché, si vous ne me l'avez pas montré d'abord digne de ma compassion, et de ma pitié.

La décoration peut contribuer au terrible; une sombre prison, un bûcher, un échafaud, un cercueil, etc.; tous ces objets sont très-propres à accroître la terreur: il n'y a que l'effusion de sang que nous ne voulons point voir sur le théâtre:

Nec coram populo Medæa trucidet.

PITIÉ.

La pitié est un mouvement de l'âme qui nous porte à nous affliger du mal d'autrui.

L'homme est né timide et compatissant; comme il se voit dans ses semblables, il craint pour eux et pour lui-même les périls dont ils sont menacés; il s'attendrit sur leurs peines, et s'afflige de leurs malheurs; et moins ces malheurs sont mérités, plus ils l'intéressent.

La crainte même et la pitié qu'il en ressent, lui deviennent chères; car au plaisir physique d'être ému, au plaisir moral et tacitement réfléchi d'éprouver qu'il est juste, sensible et bon, se joint celui de se comparer aux malheureux dont le sort le touche.

Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas;

Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.

Lucrèce.

Il était donc naturel de choisir, pour le ressort de la tragédie, la pitié et la terreur.

Je dis la pitié et la terreur; car, quoique ces deux sentimens paraissent un peu différens quant à leurs effets, ils partent de la même source et rentrent l'un dans l'autre.

Nous tremblons, nous frémissons pour un malheureux, parce que nous sommes touchés de son sort, et qu'il nous inspire de la tendresse et de la pitié; ou bien la terreur s'empare de nous, parce que nous craignons pour nous mêmes ce que nous voyons arriver aux autres.

Ce double sentiment est celui qui agite le cœur le plus fortement et le plus long-temps.

L'émotion de la haine est triste et pénible; celle de l'horreur est insoutenable pour nous; celle de la joie est trop passagère et ne nous affecte pas assez profondément. L'admiration qu'excitent en nous la vertu, la grandeur d'âme, l'héroïsme, ajoute à l'intérêt théâtral; mais cet enthousiasme est trop rapide: au lieu que les émotions de la crainte et de la pitié agitent l'âme long-temps avant de se calmer, elles y laissent des traces profondes qui ne s'effacent qu'avec peine.

Le double intérêt de la crainte et de la pitié doit donc être l'âme de toute la tragédie: c'est là le but qu'il faut frapper. Pour y parvenir, la grande règle proposée par Aristote et par tous les grands maîtres, est que le héros intéressant ne soit ni tout-à-fait bon, ni tout-à-fait méchant.

S'il était tout-à-fait bon, son malheur nous indignerait; s'il était tout-à-fait méchant, son malheur nous réjouirait.

Or voici, à cet égard, deux principes incontestables: le premier est de ne donner au personnage intéressant, que des crimes et des passions qui peuvent se concilier avec la bonté naturelle; le second, de lui donner pour victime des maux qu'il cause, ou pour cause des maux qu'il éprouve, une personne qui lui soit chère, afin que son crime lui soit plus odieux, ou son malheur plus sensible.

C'est ainsi, pour en donner un exemple, que Phèdre n'est ni tout-à-fait coupable, ni tout-à-fait innocente. Elle est engagée par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur la première; elle fait tous ses efforts pour la surmonter; elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne; et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait qu'on la plaint: mais cette même passion devient la cause du vœu fatal que fait Thésée contre son fils innocent et qu'il croit coupable, et dont il devient la victime; voilà la personne chère dont Phèdre cause la mort, et c'est ce qui met le comble à sa douleur et à son désespoir.

HORREUR.

L'intérêt de la crainte et de la pitié doit être l'âme de la tragédie: on y a trop souvent substitué l'horreur.

Les premières tragédies formèrent des spectacles plus horribles qu'intéressans: l'apparition des furies qui poursuivaient un coupable, Prométhée attaché à un rocher, tandis qu'un vautour lui déchire le foie; voilà ce qu'Eschyle exposa sur la scène dans l'enfance de l'art dramatique. Mais bientôt après, Sophocle adoucit ces tableaux affreux: il fit de la terreur, le ressort de la tragédie; et si l'horreur se montra quelquefois sur la scène, comme dans la tragédie d'Œdipe, où ce malheureux prince se fait voir aux spectateurs le visage couvert de sang, après s'être percé de son épée, l'auteur tempère cette atrocité par le pathétique qu'il y mêle.

Les atrocités ne font de l'effet au théâtre que quand la passion les excuse, quand celui qui va tuer quelqu'un a des remords aussi grands que ses attentats, et quand cette situation produit de grands mouvemens.

Il ne faut émouvoir les spectateurs qu'autant que les spectateurs veulent être émus. Il est un point au delà duquel le spectacle est trop douloureux: tel est pour nous, peut-être, celui d'Atrée, qui donne le sang d'un fils à boire à son père; tel serait pour des Français celui d'Œdipe, si l'on n'avait pas adouci le cinquième acte de Sophocle.

Cela dépend du naturel et des mœurs du peuple à qui l'on s'adresse; et par le degré de sénsibilité qu'il apporte à ces spectacles, on jugera du degré de force qu'on peut donner aux tableaux qu'on expose à ses yeux.

On ne peut guère aller, en ce genre, par-delà le quatrième acte de Mahomet, le cinquième acte de Rodogune, le cinquième acte de Sémiramis.

Cependant les auteurs semblent, depuis quelque temps, mettre le sentiment pénible de l'horreur à la place de la terreur et de la pitié, qui seront à jamais les ressorts de la véritable tragédie.

ADMIRATION.

Cet enthousiasme momentané qui élève et transporte l'âme à la vue d'une belle action ou d'un beau sentiment, est devenu parmi nous un des puissans moyens de la tragédie.

Il n'a pas été tout-à-fait inconnu aux anciens; on peut s'en convaincre par quelques traits du Philoctecte de Sophocle; mais les anciens tragiques paraissent en avoir fait peu d'usage, et lui ont préféré, avec raison, les deux grands ressorts de la tragédie, la terreur et la pitié.

C'est Corneille qui a créé parmi nous ce moyen tragique.

Nourri de la lecture de Lucain, de Sénèque et des poètes espagnols, dans lesquels on trouve toujours de la grandeur, il a fait de ce sentiment l'âme de son théâtre.

L'admiration domine sensiblement dans le Cid, qui préfère son honneur à sa maîtresse; dans Cinna, où une amante expose son amant pour venger son père, où un empereur pardonne à son assassin qu'il avait comblé de bienfaits; dans Polieucte, où une femme se sert du pouvoir qu'elle a sur son amant, pour sauver son mari; dans Héraclius, où deux amis se disputent l'honneur d'être fils de Maurice, pour mourir au lieu de régner.

Corneille a même soutenu des pièces entières avec ce seul ressort: tels sont Sertorius, et surtout Nicomède, où l'on voit un jeune prince opposer une âme inébranlable et calme à l'orgueil despotique des Romains, à la perfidie d'une marâtre, et à la faiblesse d'un père qui le craint, et qui est prêt à le haïr. «Le caractère de Nicomède, dit Voltaire, combiné avec une intrigue comme celle de Rodogune, aurait été un chef-d'œuvre.»

Cependant il paraît que l'exemple de Corneille est trop dangereux pour pouvoir être imité; l'admiration est un sentiment qui s'épuise et qui demande à finir; Corneille lui-même, malgré son génie, n'a pu éviter la langueur dans les pièces où il a fait, de l'admiration, la base du tragique.

L'adresse consiste à combiner l'admiration avec le ressort de la terreur et de la pitié: quand ces trois moyens sont réunis ensemble, l'art est porté à son comble.

Racine semble avoir, à l'exemple des Grecs négligé d'exciter le sentiment de l'admiration excepté dans Alexandre, où il imitait encore Corneille.

Quoique Bajazet se montre généreux, quoique Iphigénie s'apprête à recevoir la mort avec courage, cette générosité indispensable dans un héros de tragédie, ne fait le fonds d'aucune pièce de Racine.

Voltaire paraît être un des poètes qui ont le mieux connu la puissance du sentiment de l'admiration; mais il l'a toujours combiné avec un intérêt plus théâtral. Voyez, au cinquième acte d'Alzire, le retour de Gusman, qui va pardonner à son rival et à son meurtrier: c'est une beauté du genre admiratif; mais elle serait beaucoup moins dramatique, si le fonds était moins intéressant.

La scène du Fanatisme, où Mahomet révèle à Zopire tous ses grands projets, est une beauté à peu près du même genre; comme l'entrevue de Pompée et de Sertorius dans la tragédie de Corneille: mais combien celle-ci est moins théâtrale! c'est qu'elle n'excite que l'admiration sans intérêt, et que ce sentiment cesse avec la surprise qui l'a produit.

PERSONNAGES PRINCIPAUX DANS LA TRAGÉDIE.

Les personnages principaux doivent, en général, et particulièrement dans la tragédie, fixer l'attention du spectateur; et il ne faut pas l'abaisser trop aux petits intérêts des personnages subalternes; voilà pourquoi Narcisse est si mal reçu dans Britannicus, quand il dit, en parlant de lui-même:

La fortune t'appelle une seconde fois.

On ne se soucie point de la fortune de Narcisse; son crime excite l'horreur et le mépris: si c'était un criminel auguste, il imposerait.

CONFIDENS ET SUBALTERNES.

Les confidens, dans une tragédie, sont des personnages surabondans, simples témoins des sentimens et des desseins des acteurs principaux. Tout leur emploi est de s'effrayer ou de s'attendrir sur ce qu'on leur confie et sur ce qui arrive; et, à quelques discours près qu'ils sèment dans la pièce, plutôt pour laisser reprendre haleine aux héros que pour aucune autre utilité, ils n'ont pas plus de part à l'action que les spectateurs.

Il suit de là qu'un grand nombre de confidens dans une pièce, en suspendent la marche et l'intérêt, et qu'ils y jettent par là beaucoup de froideur et d'ennui. Si, comme dans plusieurs tragédies, il y a quatre personnages agissans et autant de confidens et de confidentes, il y aura la moitié des scènes en pure perte pour l'action qui n'y sera remplacée que par des plaintes plus élégiaques que dramatiques: mais il ne faut rien confondre.

Il y a des personnages qui sont, pour ainsi dire, demi-confidens et demi-acteurs: tel est Phénix dans Andromaque, telle est Enone dans Phèdre.

Phénix, par l'autorité de gouverneur, humilie Pyrrhus, même en lui faisant sentir les illusions de son amour; et, par le ton imposant qu'il prend avec lui, il contribue beaucoup à l'effet de la scène entière.

Enone, par une tendresse aveugle de nourrice, dissuade Phèdre de se dérober au crime par la mort; et, quand ce crime est fait, elle prend sur elle d'en accuser Hippolyte: ce qui par l'importance de l'action, la fait devenir un personnage du premier ordre.

Les confidens, qui ne sont que des confidens, sont toujours des personnages froids, quoiqu'en bien des occasions il soit fort difficile au poète de s'en passer. Quand, par exemple, il faut instruire le spectateur des divers mouvemens et des desseins d'un grand personnage, et que, par la constitution de la pièce, ce personnage ne peut ouvrir son cœur aux autres acteurs principaux, le confident alors remédie à l'inconvénient, et il sert de prétexte pour instruire le spectateur de ce qu'il faut qu'il sache.

L'art consiste à construire la pièce de manière que ces confidens agissent un peu, en leur ménageant quelque passion personnelle qui influe sur les partis que prennent les acteurs dominans; hors de là, les scènes de confidence ne sont presque que des monologues déguisés, mais qui ne méritent pas toujours le reproche de lenteur, parce que le poète y peut déployer, dans le personnage, des sentimens ou vifs ou délicats, aussi intéressans que le cours de l'action même.

Néarque, dans Polieucte, montre comment un confident peut être nécessaire; Fanie, dans le quatrième acte de Tancrède, enseigne comment il peut donner lieu à de beaux mouvemens.

Le bon goût et la raison ont proscrit du théâtre français ces scènes, où deux confidens seuls s'entretiennent des intérêts de leurs maîtres. On est étonné que Corneille se soit servi de deux confidens pour faire l'exposition de Rodogune.

On a proscrit également ces scènes, dans lesquelles un confident parle à une femme en faveur de l'amour d'un autre: c'est ce qu'on a reproché à Racine dans son Alexandre, où Ephestion paraît en

Fidèle confident du beau feu de son maître.

«Rien n'a plus avili notre théâtre, dit Voltaire, et ne l'a rendu si ridicule aux yeux de l'étranger, que ces scènes d'ambassadeurs d'amour.»

Un grand art dont Racine a donné les premières leçons, c'est celui de charger le confident d'un crime qui avilirait le principal personnage.

C'est ainsi, comme on vient de le voir, qu'Énone sauve Phèdre de l'horreur qu'elle inspirerait si elle accusait elle-même Hyppolite.

Dans le Fanatisme, c'est Omar qui donne à Mahomet l'idée de faire assassiner Zopire par Séïde.

Le rôle d'Octar, dans la tragédie de l'Orphelin de la Chine, est consacré à faire valoir celui de Gengis, par le contraste de la férocité aveugle d'un Tartare et de la grandeur d'âme du conquérant de l'Asie, adouci par l'amour.

Les subalternes sont les personnages les moins importans d'une pièce de théâtre: ils ne doivent jamais ouvrir une tragédie.

GENRE COMIQUE.

Ce mot, appliqué au genre de la comédie, est relatif. Ce qui est comique pour tel peuple, pour telle société, pour tel homme, peut ne pas l'être pour tel autre.

L'effet du comique résulte de la comparaison qu'on fait, même sans s'en apercevoir, de ses mœurs avec les mœurs qu'on voit tourner en ridicule, et suppose entre le spectateur et le personnage représenté une différence avantageuse pour le premier.

Ce n'est pas que le même homme ne puisse rire de sa propre image, lors même qu'il s'y reconnaît; cela vient d'une duplicité de caractère, qui s'observe encore plus dans le combat des passions où l'homme est sans cesse en opposition avec lui-même; on se condamne, on se plaisante comme un tiers, et l'amour-propre y trouve son compte.

Le comique n'étant qu'une relation, il doit perdre à être transplanté; mais il perd plus ou moins, en raison de sa bonté essentielle. S'il est peint avec force et vérité, il aura toujours, comme certains portraits, le mérite de la peinture, lors même qu'on ne sera plus en état de juger de la ressemblance.

C'est ainsi que les Précieuses ridicules et les Femmes savantes ont survécu aux ridicules qu'elles représentaient.

D'ailleurs, si le comique roule sur des caractères généraux et sur quelque vice radical de l'humanité, il sera ressemblant dans tous les siècles. L'Avocat Patelin semble peint de nos jours; l'Avare de Plaute a ses originaux à Paris; le Misantrope de Molière eût trouvé les siens à Rome. L'avarice, l'envie, l'hypocrisie, la flatterie, tous ces vices et une infinité d'autres existeront partout où il y aura des hommes, et partout ils seront regardés comme des vices; ce qui assure à jamais le succès du comique qui attaque les mœurs générales.

Il n'en est pas ainsi du comique local et momentané; il est borné, par les lieux et par les temps, au cercle du ridicule qu'il attaque: mais il n'en est souvent que plus louable, attendu que c'est lui qui empêche le ridicule de se perpétuer et de se reproduire en détruisant ses propres modèles, et que, s'il ne ressemble plus à personne, c'est que personne n'ose plus lui ressembler.

Le genre comique français, le seul dont nous traitons ici, comme étant le plus parfait de tous, se divise en comique noble, comique bourgeois et bas comique.

Le comique noble peint les mœurs des grands, et celles-ci diffèrent des mœurs du peuple et de la bourgeoisie, moins par le fond que par la forme; les vices des grands sont moins grossiers; leurs ridicules, moins choquans; ils sont même, pour la plupart, si bien colorés par la politesse, qu'ils entrent, pour ainsi dire, dans le caractère de l'homme aimable; ils sont d'ailleurs si bien composés qu'ils sont à peine visibles.

Quoi de plus sérieux en soi que le Misanthrope? Molière le rend amoureux d'une coquette; dès-lors il est comique: il le met en scène avec un homme de la cour, qui vient le consulter sur un sonnet de sa composition; et le voilà devenu théâtral: il l'est dans la scène des marquis, dans celle où la prude Arsinoë veut le dégager de l'amour de Célimène.

Le Tartuffe est un chef-d'œuvre plus surprenant encore dans l'art des contrastes. Dans cette intrigue si comique, aucun des principaux personnages, pris séparément, ne le serait; ils le deviennent tous par leur opposition: en général, les caractères ne se développent que par leurs mélanges.

Les prétentions déplacées et les faux airs font l'objet principal du comique bourgeois; les progrès de la politesse et du luxe l'ont approché du comique noble, mais ne les ont point confondus. La vanité, qui a pris dans la bourgeoisie un ton plus haut qu'autrefois, traite de grossier tout ce qui n'a pas l'air du beau monde: c'est peut-être cette disposition des esprits qui a fait tomber en France la vraie comédie.

En effet, l'esprit et les manières de la bourgeoisie sont ce qu'il y a de plus favorable au comique; le ridicule, dans cette classe d'hommes, se montre bien plus facilement, et n'en est que plus théâtral; le comique ne consiste pas en des nuances qui ne sont aperçues que des connaisseurs. Souvent il échappe aux gens du peuple des aveux naïfs dont l'effet est toujours sûr au théâtre: c'est le secret de Molière dans presque toutes ses pièces de comique bourgeois. Voyez (nous le répétons) dans le Bourgeois-Gentilhomme, la scène du tailleur.

M. JOURDAIN, regardant son habit.

Qu'est-ce que c'est que ceci? vous avez mis les fleurs en en-bas.

LE TAILLEUR.

Vous ne m'aviez pas dit que vous les vouliez en en-haut.

M. JOURDAIN.

Est-ce qu'il faut dire cela?

LE TAILLEUR.

Oui vraiment; toutes les personnes de qualité les portent de la sorte.

M. JOURDAIN.

Les personnes de qualité portent les fleurs en en-bas?

LE TAILLEUR.

Oui, monsieur.

M. JOURDAIN.

Oh! voilà qui est donc bien.

LE TAILLEUR.

Si vous voulez je les mettrai en en-haut.

M. JOURDAIN.

Non, non.

LE TAILLEUR.

Vous n'avez qu'à dire.

M. JOURDAIN.

Non, vous dis-je, vous avez bien fait.

Voyez encore, dans le Mariage forcé, Sganarelle sort de chez lui, en adressant la parole à ceux qui sont dans sa maison:

SGANARELLE.

Je suis de retour dans un moment; que l'on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut: si l'on m'apporte de l'argent, que l'on me vienne me quérir vîte chez le seigneur Géronimo; et si l'on vient m'en demander, que l'on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de la journée.

Si les grands mettaient leurs ridicules en évidence aussi naïvement, le haut comique ne serait pas si difficile. Observons que presque tous les moyens de comique, qui excitent les éclats de rire, sont pris dans le comique bourgeois; tels sont le contraste du geste avec le discours, du discours avec l'action, etc.

Le comique bas, ainsi nommé parce qu'il imite les mœurs du bas peuple, peut avoir, comme les tableaux français, le mérite du coloris, de la vérité et de la gaîté: il en a aussi la finesse et les grâces, et il ne faut pas le confondre avec le comique grossier.

Celui-ci consiste dans la manière; ce n'est pas un genre à part, c'est le défaut de tous les genres: les amours d'une bourgeoise et l'ivresse d'un marquis peuvent être du comique grossier, comme tout ce qui blesse le goût et les mœurs.

Le comique bas, au contraire, est susceptible de délicatesse et d'honnêteté. Il donne même une nouvelle force au comique bourgeois et au comique noble, lorsqu'il contraste avec eux: Molière en fournit mille exemples.

Voyez, dans le Dépit amoureux, la brouillerie et la réconciliation entre Mathurine et Gros-René, où sont peints, dans la simplicité villageoise, les mêmes mouvemens de dépit et les mêmes retours de tendresse, qui viennent de se passer dans la scène des deux amans.

Molière, à la vérité, mêle quelquefois le comique grossier avec le bas comique. Dans la scène que nous avons citée: «Voilà ton demi-cent d'épingles de Paris,» c'est du comique bas; «Je voudrais bien aussi te rendre ton potage», est du comique grossier; la paille rompue est un trait de génie.

Ces sortes de scènes sont comme des miroirs où la nature, ailleurs peinte avec le coloris de l'art, se répète dans toute sa simplicité.

Molière a tiré des contrastes encore plus forts du mélange des comiques. C'est ainsi que, dans le Festin de Pierre, il nous peint la crédulité de deux petites villageoises, leur facilité à se laisser séduire par un scélérat, dont la magnificence les éblouit. C'est ainsi que, dans le Bourgeois gentilhomme, la grossièreté de Nicole jette un nouveau ridicule sur les prétentions impertinentes, et l'éducation forcée de M. Jourdain. C'est ainsi que, dans l'École des Femmes, l'imbécillité d'Alain et de Georgette, nuancée avec l'ingénuité d'Agnès, concourt à faire réussir les entreprises de l'amant, et échouer les précautions du jaloux.

RIDICULE.

Le ridicule, dans le poème comique, est, selon Aristote, tout défaut qui cause difformité sans douleur, et qui ne menace personne de destruction, pas même celui en qui se trouve le défaut: car, s'il menaçait de destruction, il ne pourrait faire rire ceux qui ont le cœur bien fait; un retour secret sur eux-mêmes leur ferait trouver plus de charmes dans la compassion.

Le ridicule est essentiellement l'objet de la comédie. Un philosophe disserte contre le vice, un satirique le reprend aigrement, un orateur le combat avec feu; la comédie l'attaque par des railleries, et elle réussit quelquefois mieux que les plus forts argumens.

La difformité qui constitue le ridicule, sera donc une contradiction des pensées de quelque homme, de ses sentimens, de ses mœurs, de son air, de sa façon de faire, avec la nature, avec les lois reçues, avec les usages, avec ce que semble exiger la situation présente de celui en qui est la difformité.

Un homme est dans la plus basse fortune, il ne parle que de tétrarques et de princes; il est de Paris, à Paris il s'habille à la chinoise; il a cinquante ans, et il s'amuse sérieusement à atteler des rats de papier à un petit charriot de cartes; il est accablé de dettes, ruiné, et veut apprendre aux autres à se conduire et à s'enrichir. Voilà des difformités ridicules, qui sont, comme on le voit, autant de contradictions avec une certaine idée d'ordre ou de décence établie.

Il faut observer que tout ridicule n'est pas risible. Il y a un ridicule qui nous ennuie, qui est maussade: c'est le ridicule grossier. Il y en a un qui nous cause du dépit, parce qu'il tient à un défaut qui prend sur notre amour-propre: tel est le sot orgueil. Celui qui se montre sur la scène comique est toujours agréable, délicat, et ne nous cause aucune inquiétude secrète.

Le comique, que les Latins appellent vis comica, est donc le ridicule vrai, mais chargé plus ou moins, selon que le comique est plus ou moins délicat. Il y a un point exquis en-deçà duquel on ne rit point, et au-delà duquel on ne rit plus, au moins les honnêtes gens.

Plus on a le goût fin et exercé sur les bons modèles, plus on le sent; mais c'est de ces choses qu'on ne peut que sentir.

Or, la vérité paraît poussée au-delà des limites, 1o quand les traits sont multipliés et présentés les uns à côté des autres. Il y a des ridicules dans la société; mais ils sont moins frappans, parce qu'ils sont moins fréquens. Un avare, par exemple, ne fait ses preuves d'avarice que de loin en loin; les traits qui prouvent, sont noyés, perdus dans une infinité d'autres traits qui portent un autre caractère; ce qui leur ôte presque toute leur force. Sur le theâtre, un avare ne dit pas un mot, ne fait pas un geste qui ne représente l'avarice; ce qui fait un spectacle singulier, quoique vrai, et d'un ridicule qui nécessairement fait rire.

2o La vérité paraît au-delà des limites, quand elle passe la vraisemblance ordinaire. Un avare voit deux chandelles allumées, il en souffle une; cela est juste. On la rallume encore, il la met dans sa poche; c'est aller loin: mais cela n'est pas peut-être au-delà des bornes du comique. Don Quichotte est ridicule par ses idées de chevalerie, Sancho ne l'est pas moins par ses idées de fortune; mais il semble que l'auteur se moque de tous deux, et qu'il leur souffle des choses outrées et bizarres, pour les rendre ridicules aux autres, et pour se divertir lui-même.

La troisième manière de faire sortir le comique, est de faire contraster le décent avec le ridicule. On voit, sur la même scène, un homme sensé, et un joueur de trictrac qui vient lui tenir des propos impertinens: l'un tranche, l'autre le relève. La femme ménagère figure à côté de la savante, l'homme poli et humain à côté du misanthrope, et un jeune homme prodigue à côté d'un père avare.

La comédie est le choc des travers, des ridicules, entre eux, ou avec la droite raison et la décence. Le ridicule se trouve partout: il n'y a pas une de nos actions, de nos pensées, pas un de nos gestes, de nos mouvemens, qui n'en soient susceptibles. On peut les conserver tout entiers, et les faire grimacer par la plus légère addition: d'où il est aisé de conclure que quiconque est vraiment né pour être poète comique, a un fonds inépuisable de ridicules à mettre sur la scène, dans tous les caractères des gens qui composent la société.

OPÉRA.

L'opéra est un drame dont l'action se chante, et réunit le pathétique de la tragédie et le merveilleux de l'épopée.

Le pathétique que l'opéra imite de la tragédie, consiste dans les sentimens, les situations touchantes, le nœud, les incidens frappans, l'intérêt, le dénoûment.

Le merveilleux qu'il imite de l'épopée, consiste à réaliser aux yeux tout ce qu'elle ne fait que peindre à l'imagination. S'il y est question d'une divinité du ciel, de l'enfer, d'un naufrage, des êtres même moraux et inanimés, il les représente au naturel par la magie des décorations.

Le caractère de l'épopée est de transporter la scène de la tragédie dans l'imagination du lecteur. Là, profitant de l'étendue de son théâtre, elle agrandit et varie ses tableaux, se répand dans la fiction, et marie à son gré tous les ressorts du merveilleux.

Dans l'opéra, la muse tragique, à son tour, jalouse des avantages que la muse épique a sur elle, essaie de marcher son égale, ou plutôt de la surpasser, en réalisant, du moins pour les sens, ce que l'autre ne peint qu'en idée.

Pour bien concevoir ces deux révolutions, supposez, sur le théâtre, une reine de Phénicie, qui, par ses grâces et sa beauté, ait attendri, intéressé pour elle les chefs les plus vaillans de l'armée de Godefroi, qui en ait même attiré quelques-uns dans sa cour, y ait donné asyle au fier Renaud dans sa disgrâce, l'ait aimé, ait tout fait pour lui, et qu'elle voie s'arracher aux plaisirs pour suivre les pas de la gloire: voilà le sujet d'Armide en tragédie.

Le poète épique s'en empare; et au lieu d'une reine tout naturellement belle, sensible, il en fait une enchanteresse. Dès-lors, dans une action simple, tout devient magique et surnaturel. Dans Armide, le don de plaire est un prestige; dans Renaud, l'amour est un enchantement: les plaisirs qui les environnent, les lieux même qu'ils habitent, ce qu'on y voit, ce qu'on y entend, la volupté qu'on y respire, tout n'est qu'illusion, et c'est le plus charmant des songes.

Telle est Armide, embellie des mains de la muse héroïque. La muse du théâtre la réclame et la reproduit sur la scène, avec toute la pompe du merveilleux. Elle demande, pour varier et pour embellir ce brillant spectacle, les mêmes licences que la muse épique s'est données; et, appellant à son secours la musique, la danse, la peinture, elle nous fait voir, par une magie nouvelle, les prodiges que sa rivale ne nous a fait qu'imaginer. Voilà Armide sur le théâtre lyrique; et voilà l'idée qu'on peut se former d'un spectacle qui réunit le prestige de tous les arts;

Où les beaux vers, la danse, la musique,

L'art de tromper les yeux par les couleurs,

L'art plus heureux de séduire les cœurs,

De cent plaisirs font un plaisir unique.

Voltaire.

Dans ce composé, tout est mensonge, mais tout est d'accord: et cet accord en fait la vérité. La musique y fait le charme du merveilleux; le merveilleux y fait la vraisemblance de la musique; on est dans un monde nouveau; c'est la nature dans l'enchantement, et visiblement animée par une foule d'intelligences dont les volontés sont des lois.

Une intrigue nette et facile à nouer et à dénouer, des caractères simples, des incidens qui naissent d'eux-mêmes, des tableaux sans cesse variés par le moyen du clair-obscur, des passions douces, quelquefois violentes, mais dont l'accès est passager; un intérêt vif et touchant, mais qui par intervalles laisse respirer l'âme: voilà les sujets que chérit la poésie lyrique, et dont Quinaut a fait un si beau choix.

La passion qu'il a préférée est de toutes la plus féconde en images et en sentimens, celle où se succèdent avec le plus de naturel toutes les nuances de la poésie, et qui réunit le plus de tableaux riants et sombres tour-à-tour.

Les sujets de Quinaut sont simples, faciles à exposer, noués et dénoués sans peine. Voyez celui de Roland: ce héros a tout quitté pour Angélique; Angélique le trahit et l'abandonne pour Médor. Voilà l'intrigue de son poème; un anneau magique en fait le merveilleux; une fête de village en amène le dénoûment. Il n'y a pas dix vers qui ne soient en sentimens ou en images. Le sujet d'Armide est encore plus simple.

L'opéra peut embrasser des sujets de trois genres différens: du genre tragique, du genre comique, et du genre pastoral. Nous allons faire quelques observations sur chacun de ces genres.

Le poète qui fait une tragédie lyrique, s'attache plus à faire illusion aux sens qu'à l'esprit; il cherche plutôt à produire un spectacle enchanteur, qu'une action où la vraisemblance soit exactement observée. Il s'affranchit des lois rigoureuses de la tragédie; et s'il a quelque égard à l'unité d'intérêt et d'action, il viole sans scrupule les unités de temps et de lieu, les sacrifiant aux charmes de la variété et du merveilleux. Ses héros sont plus grands que nature; ce sont des dieux ou des hommes en commerce avec eux, et qui participent de leur puissance: ils franchissent les barrières de l'Olympe; ils pénètrent les abîmes de l'enfer; à leur voix la nature s'ébranle, les élémens obéissent, l'univers leur est soumis.

Le poète tend à retracer des sujets vastes et sublimes; le musicien se joint à lui pour les rendre encore plus sublimes: l'un et l'autre réunissent les efforts de leur art et de leur génie, pour enlever et enchanter le spectateur étonné, pour le transporter tantôt dans les palais enchantés d'Armide, tantôt dans l'Olympe, tantôt dans les Enfers ou parmi les ombres fortunées de l'Elysée. Mais quelque effet que produisent sur les sens l'appareil pompeux et la diversité des décorations, le poète doit encore plus s'attacher à produire, dans les spectateurs, l'intérêt du sentiment.

Les sujets tragiques ne sont pas les seuls qui soient du ressort du théâtre lyrique; il peut s'approprier aussi le genre comique, c'est-à-dire les pièces de caractère, d'intrigue, de sentiment.

Le comique de caractère peut être d'une ressource infinie pour ce théâtre; il fournirait au poète et au musicien un moyen de sortir de la monotonie éternelle d'expressions miellées, de sentimens doucereux, qui caractérisent nos opéras lyriques. Cependant ce genre est entièrement négligé à notre grand Opéra: on l'a abandonné au théâtre des Italiens, avec les pièces d'intrigue et de sentiment.

Le genre pastoral trouve aussi sa place au théâtre lyrique. Plusieurs de nos poètes s'y sont exercés avec succès. Les sujets champêtres font plaisir par les tableaux naïfs qu'ils nous présentent, et sont très-susceptibles d'une musique gracieuse, par les images riantes dont ils sont ornés. L'amour pastoral a une candeur, une aménité, un charme ravissant; il rappelle l'âge d'or, où le goût seul faisait le choix des amans, et le sentiment, leurs liens et leurs délices. C'est parmi nos bergers que l'amour est vraiment un enfant: simple comme la nature qui le produit, il plaît sans fard et sans déguisement, il blesse sans cruauté, il attache sans violence. De telles peintures demandent une musique naïve, des airs simples, un chant uni, une symphonie douce et tendre; mais ce genre semble épuisé parmi nous, et n'avoir plus rien que de fade et de monotone.

POÈME LYRIQUE, OPÉRA.

Les Italiens ont appelé le poème lyrique ou le spectacle en musique, opéra, et ce mot a été adopté en français.

Tout art d'imitation est fondé sur un mensonge: ce mensonge est une espèce d'hypothèse établie et admise en vertu d'une convention tacite entre l'artiste et ses juges. Passez-moi ce premier mensonge, a dit l'artiste, et je vous mentirai avec tant de vérité que vous y serez trompés.

L'imitation de la nature par le chant a dû être une des premières qui se soient offertes à l'imagination. Tout être vivant est sollicité, par le sentiment de son existence, à produire, en de certains momens, des accens plus ou moins mélodieux, suivant la nature de ses organes.

Comment, au milieu de tant de chanteurs, l'homme serait-il resté dans le silence? La joie a vraisemblablement inspiré les premiers chants; on a chanté d'abord sans paroles, ensuite on a cherché à adapter au chant quelques paroles conformes au sentiment qu'il devait exprimer: le couplet et la chanson ont été ainsi la première musique.

Mais l'homme de génie ne se borna pas long-temps à ces chansons, enfans de la simple nature; il conçut un projet plus noble et plus hardi, celui de faire du chant un instrument d'imitation. Il s'aperçut bientôt que nous élevons notre voix, et que nous mettons dans nos discours plus de force et de mélodie, à mesure que notre âme sort de son assiette ordinaire. En étudiant les hommes dans différentes situations, il les entendit chanter réellement dans toutes les occasions importantes de la vie; il vit encore que chaque passion, chaque affection de l'âme avait son accent, ses réflexions, sa mélodie et son chant propre.

De cette découverte naquirent la musique imitative et l'art du chant, qui devint une sorte de poésie, un art d'imitation, dont l'hypothèse fut d'exprimer une langue par la mélodie, et à l'aide de l'harmonie, toute espèce de discours, d'accent, de passions, et d'imiter quelquefois jusqu'à des effets physiques.

La réunion de cet art, aussi sublime que voisin de la nature, avec l'art dramatique, a donné naissance au spectacle de l'opéra, le plus noble et le plus brillant d'entre les spectacles modernes.

La musique est une langue. Imaginez un peuple d'inspirés et d'enthousiastes, dont la tête serait toujours exaltée, dont l'âme serait toujours dans l'ivresse et dans l'extase; qui, avec nos passions et nos principes, nous seraient cependant supérieurs par la sensibilité, la pureté et la délicatesse des sens, par la mobilité, la finesse et la perfection des organes: un tel peuple chanterait au lieu de parler, sa langue naturelle serait la musique.

Le poème lyrique ne représente pas des êtres d'une organisation différente de la nôtre, mais seulement d'une organisation plus parfaite; ils s'expriment dans une langue qu'on ne saurait parler sans génie, mais qu'on ne saurait non plus entendre sans un goût délicat, sans des organes exquis et exercés.

Ainsi, ceux qui ont appelé le chant le plus fabuleux de tous les langages, et qui se sont moqués d'un spectacle où les héros meurent en chantant, n'ont pas eu autant de raison qu'on le croirait d'abord; mais comme ils n'aperçoivent, dans la musique, que tout au plus un bruit harmonieux et agréable, une suite d'accords et de cadences, ils doivent le regarder comme une langue qui leur est étrangère: ce n'est point à eux d'apprécier le talent du compositeur, il faut une oreille attique pour juger de l'éloquence de Démosthène.

La langue du musicien a, sur celle du poète, l'avantage qu'une langue universelle a sur un idiôme particulier; celui-ci ne parle que la langue de toutes les nations et de tous les siècles. Toute langue universelle est vague par sa nature; ainsi, en voulant embellir, par son art, la représentation théâtrale, le musicien a été obligé d'avoir recours au poète. Non seulement il en a besoin pour l'invention de l'ordonnance du drame lyrique, mais il ne peut se passer d'interprète dans toutes les occasions où la précision du discours devient indispensable, où la langue musicale entraînerait le spectateur dans l'incertitude.

Le musicien n'a besoin d'aucun secours pour exprimer la douleur, le désespoir, le délire d'une femme menacée d'un grand malheur; mais son poète nous dit: Cette femme éplorée que vous voyez, est une mère qui redoute quelque catastrophe funeste pour un fils unique;.... cette mère est Sara, qui ne voyant pas revenir son fils du sacrifice, se rappelle le mystère avec lequel ce sacrifice a été préparé, et le soin avec lequel elle en a été écartée; elle se porte à questionner les compagnons de son fils, conçoit de l'effroi de leur embarras et de leur silence, et monte ainsi, par degrés, des soupçons à l'inquiétude, de l'inquiétude à la terreur, jusqu'à en perdre la raison. Alors, dans le trouble dont elle est agitée, ou elle se croit entourée lorsqu'elle est seule, ou elle ne reconnaît plus ceux qui sont avec elle;...tantôt elle les presse de parler, tantôt elle les conjure de se taire.

Deh, parlate: che forze taccendo.

Par pitié, parlez: peut-être qu'en vous taisant.

Men pietosi, più barbari siete.

Vous êtes moins compatissans que barbares.

Ah! v'intendo! tacete, tacete.

Ah! je vous entends! taisez-vous, taisez-vous.

Non mi dite che'l figlio è morto.

Ne me dites point que mon fils est mort.

Après avoir ainsi nommé le sujet et créé la situation, après l'avoir préparée et fondée par les discours, le poète n'en fournit plus que les masses, qu'il abandonne au génie du compositeur; c'est à celui-ci à leur donner toute l'expression, et à développer toute la finesse des détails dont elles sont susceptibles.

Le drame en musique doit donc faire une impression bien autrement profonde que la tragédie et la comédie ordinaire: il serait inutile d'employer l'instrument le plus puissant, pour ne produire que des effets médiocres. Si la tragédie de Mérope m'attendrit, me touche, me fait verser des larmes, il faut que, dans l'opéra, les angoisses, les mortelles alarmes de cette mère infortunée, passent toutes dans mon âme; il faut que je sois effrayé de tous les fantômes dont elle est obsédée, que sa douleur et son délire me déchirent et m'arrachent le cœur. Le musicien qui m'en tiendrait quitte pour quelques larmes, pour un attendrissement passager, serait bien au-dessous de son art.

Il en est de même de la comédie. Si la comédie de Térence et de Molière enchante, il faut que la comédie en musique me ravisse. L'une représente les hommes tels qu'ils sont, l'autre leur donne un degré de verve et de génie de plus: ils sont tout près de la folie. Pour sentir le mérite de la première, il ne faut que des oreilles et du bon sens; mais la comédie chantée paraît être faite pour l'élite des gens d'esprit et de goût.

La musique donne aux ridicules et aux mœurs un caractère d'inégalité, une finesse d'expression, qui, pour être saisis, exigent un tact prompt et délicat, et des organes très-exercés. Mais la passion a ses repos et ses intervalles, et l'art du théâtre veut qu'on suive en cela la marche de la nature.

On ne peut pas, au spectacle, toujours rire aux éclats, ni toujours fondre en larmes. Oreste n'est pas toujours tourmenté par les Euménides; Andromaque, au milieu de ses alarmes, aperçoit quelques rayons d'espérance qui la calment; il n'y a qu'un pas de cette sécurité au moment affreux où elle verra périr son fils; mais ces deux momens sont différens, et le dernier ne devient que plus tragique par la tranquillité du précédent.

Les personnages subalternes, quelque intérêt qu'ils prennent à l'action, ne peuvent avoir les accens passionnés de leur héros; enfin, la situation la plus pathétique ne devient touchante et terrible que par degrés; il faut qu'elle soit préparée; et son effet dépend, en grande partie, de ce qui l'a précédée et amenée.

Voilà donc deux momens bien distincts du drame lyrique; le moment tranquille, et le moment passionné: et le premier soin du compositeur a dû consister à trouver deux genres de déclamation essentiellement différens, et propres, l'un à rendre le discours tranquille, l'autre à exprimer le langage des passions dans toute sa force, dans toute sa variété et dans tout son désordre.

Cette dernière déclamation porte le nom d'air; la première a été appelée le récitatif. Celui-ci est une déclamation notée, soutenue et conduite par une simple basse, qui se faisant entendre à chaque changement de modulation, empêche l'acteur de détonner.

Lorsque les personnages raisonnent, délibèrent, s'entretiennent et dialoguent ensemble, ils ne peuvent que réciter. Rien ne serait plus faux, que de les voir discuter en chantant, ou dialoguer par couplets, en sorte qu'un couplet devint la réponse de l'autre.

Le récitatif est le seul instrument propre à la scène et au dialogue. Il ne doit pas être chantant; il doit exprimer les véritables inflexions du discours, par des intervalles un peu plus marqués et plus sensibles que la déclamation ordinaire: du reste, il doit en conserver la gravité et la rapidité, et tous les autres caractères. Il ne doit pas être exécuté en mesure exacte; il faut qu'il soit abandonné à l'intelligence et à la chaleur de l'acteur, qui doit se hâter ou se ralentir, suivant l'esprit de son rôle ou de son jeu. Un récitatif qui n'aurait pas tous ces caractères, ne pourrait jamais être employé sur la scène avec succès.

Le récitatif est beau pour le peuple, lorsque le poète a fait une belle scène, et que l'acteur l'a bien jouée. Il est beau pour l'homme de goût, lorsque le musicien a bien saisi, non seulement le principal caractère de la déclamation, mais encore toutes les finesses qu'elle reçoit des intérêts de ceux qui parlent et agissent dans le drame.

L'air et le chant commencent avec la passion; dès qu'elle se montre, le musicien doit s'en emparer avec toutes les ressources de son art.

Arbace explique à Mandane les motifs qui l'obligent de quitter la capitale avant le retour de l'aurore, de s'éloigner de ce qu'il a de plus cher au monde. Cette tendre princesse combat les raisons de son amant; mais lorsqu'elle en a reconnu la solidité, elle consent à son éloignement, non sans un extrême regret: voilà le sujet de la scène et du récitatif. Mais elle ne quittera pas son amant sans lui parler de toutes les peines de l'absence, sans lui recommander les intérêts de l'amour le plus tendre: et c'est le moment de la passion et du chant:

Conserve-toi fidèle.

Songe que je reste et que je peine.

Et quelquefois du moins

Ressouviens-toi de moi.

Il eût été faux de chanter durant l'entretien de la scène; il n'y a point d'air propre à peser les raisons de la nécessité d'un départ: mais quelque simple et touchant que soit l'adieu de Mandane, quelque tendresse qu'une habile actrice mette dans la manière de déclamer ces quatre vers, ils ne seraient que froids et insipides, si on se bornait à les réciter.

C'est qu'il est évident qu'une amante pénétrée, qui se trouve dans la situation de Mandane, répétera à son amant, au moment de la séparation, de vingt manières passionnées et différentes, les mots cités plus haut. Elle les dira, tantôt avec un attendrissement extrême, tantôt avec résignation et courage, tantôt avec l'espérance d'un meilleur sort, tantôt dans la confiance d'un heureux retour. Elle ne pourra recommander à son amant de songer quelquefois à sa solitude et à ses peines, sans être frappée elle-même de la situation où elle va se trouver dans un moment: ainsi les accens prendront le caractère de la plainte la plus touchante, à laquelle Mandane fera peut-être succéder un effort subit de fermeté, de peur de rendre à Arbace ce moment aussi douloureux qu'il l'est pour elle.

Cet effort ne sera peut-être suivi que de plus de faiblesse; et une plainte, d'abord peu violente, finira par des sanglots et des larmes. En un mot, tout ce que la passion la plus douce et la plus tendre pourra inspirer dans cette position à une âme sensible, composera les élémens de l'air de Mandane; mais quelle plume serait assez éloquente pour donner une idée de tout ce que contient un air! Quel critique sera assez hardi pour assigner les bornes du génie!

Le duo, ou le duetto, est donc un air dialogué, chanté par deux personnes animées de la même passion ou de passions opposées. Au moment le plus pathétique de l'air, leurs accens peuvent se confondre; cela est dans la nature. Une exclamation, une plainte, peut les réunir; mais le reste de l'air doit être en dialogue.

Il serait également faux de faire alternativement parler et chanter les personnages du drame lyrique. Non-seulement le passage du discours au chant, et le retour du chant au discours, auraient quelque chose de désagréable et de brusque; mais ce serait un mélange monstrueux de vérité et de fausseté.

Dans nulle imitation, le mensonge de l'hypothèse ne doit disparaître un instant; c'est la convention sur laquelle l'illusion est fondée. Si vous laissez prendre une fois à vos personnages le ton de la déclamation ordinaire, vous en faites des gens comme nous; et je ne vois plus de raison pour les faire chanter, sans blesser le bon sens.

Cette économie intérieure du spectacle en musique, fondée d'un côté sur la vérité de l'imitation, et de l'autre sur la nature de nos organes, doit servir de poétique élémentaire au poète lyrique.

Il faut, à la vérité, qu'il se soumette en tout au musicien; il ne peut prétendre qu'au second rôle; mais il lui reste d'assez beaux moyens, pour partager la gloire de son compagnon. Le choix et la disposition du sujet, l'ordonnance et la marche de tout le drame, sont l'ouvrage du poète. Le sujet doit être rempli d'intérêt, et disposé de la manière la plus simple et la plus intéressante. Tout y doit être en action, et viser aux grands effets.

Jamais le poète ne doit craindre de donner à son musicien une tâche trop forte. Comme la rapidité est un caractère inséparable de la musique, et une des principales causes de ses prodigieux effets, la marche du poème lyrique doit être toujours rapide. Les discours longs et oisifs ne seraient nulle part plus déplacés. Il doit se hâter vers son dénoûment, en se développant de ses propres forces, sans embarras et sans intermittence.

Cette simplicité et cette rapidité nécessaires à la marche et au développement du poème lyrique, sont aussi indispensables au style du poète. Rien ne serait plus opposé au langage musical, que ces longues tirades de nos pièces modernes, et cette abondance de paroles que l'usage et la nécessité de la rime ont introduite sur nos théâtres.

Le sentiment et la passion sont précis dans le choix des termes; ils emploient toujours l'expression propre, comme la plus énergique: dans les instans passionnés, ils la répéteraient vingt fois, plutôt que de chercher à la varier par de froides périphrases.

Le style lyrique doit donc être énergique, naturel et facile. Il doit avoir de la grâce; mais il abhorre l'élégance étudiée. Tout ce qui sentirait la peine, la facture ou la recherche, une épigramme, un trait d'esprit, d'ingénieux madrigaux, des sentimens alambiqués, des tournures compassées, feraient la croix et le désespoir du compositeur: car quel chant, quelle expression donner à cela?

Il y a même cette différence essentielle entre le lyrique et le poète tragique, qu'à mesure que celui-ci devient éloquent et verbeux, l'autre doit devenir précis et avare de paroles, parce que l'éloquence des momens passionnés appartient toute entière au musicien.

Rien ne serait moins susceptible de chant, que toute cette sublime et harmonieuse éloquence par laquelle la Clytemnestre de Racine cherche à soustraire sa fille au couteau fatal. Le poète lyrique, en plaçant une mère dans une situation pareille, ne pourra lui faire dire que quatre vers:

Rends mon fils.....

Ah! mon cœur se fend:

Je ne suis plus mère, ô ciel!

Je n'ai plus de fils.

Mais, avec ces quatre petits vers, la musique fera en un instant plus d'effet, que le divin Racine n'en pourra jamais produire avec toute la magie de la poésie.

OPÉRA ITALIEN.

Les moralités qui sont semées dans l'opéra italien, ne plaisaient pas beaucoup en France, non plus que cette mode monotone de terminer la scène la plus passionnée par une ariette, par une comparaison. Est-elle bien placée dans le personnage accablé de douleur? A-t-il bonne grâce à se livrer à ce badinage? N'est-ce pas refroidir l'auditeur, et détruire l'impression du sentiment?

Cela est aussi disparate que de mettre en musique une conspiration, un conseil, que d'opiner en chantant.

Il est reçu de chanter les plaintes, la joie et la fureur; mais la musique, faite pour toucher, ne raisonne pas. Titus fredonnant un cours de morale, ferait tomber nos jeunes gens en léthargie.

Je trouve, en général, dans tous les opéras italiens, des germes de passions, jamais la passion amenée à sa maturité, des scènes jamais filées, peu soutenues, toujours étouffées par des sens suspendus, point finis, et qui laissent à l'auditeur le soin de deviner.

Si nos scènes étaient aussi hachées, occasionneraient-elles des morceaux de musique bien pathétiques ou bien agréables, des descriptions vives et animées, des images riantes, des tableaux galans?

Notre opéra veut des fêtes liées à l'action et sorties de son sein; l'opéra italien s'en dispense. Des pantomimes dans les entr'actes détournent l'attention due au poème, et font diversion aux idées tragiques. Quel assemblage de bouffon et de sérieux! Nous voulons un tout dont les parties soient plus analogues.

L'amour, qui ne devrait être qu'accessoire dans les autres théâtres, est le principal mobile de la scène lyrique. Atys est vraiment opéra, parce que tous les incidens naissent de l'amour; Armide de même; Phaéton un peu moins, car l'ambition du soleil est peu agréable.

FIN DES ÉBAUCHES D'UNE POÉTIQUE DRAMATIQUE.

MUSTAPHA
ET ZÉANGIR.

TRAGÉDIE

REPRÉSENTÉE SUR LE THÉATRE DE LA COMÉDIE FRANÇAISE, LE
15 DÉCEMBRE 1777.

PERSONNAGES.

  • SOLIMAN, empereur des Turcs.
  • ROXELANE, épouse de Soliman.
  • MUSTAPHA, fils aîné de Soliman, mais d'une autre femme.
  • ZÉANGIR, fils de Soliman et de Roxelane.
  • AZÉMIRE, princesse de Perse.
  • OSMAN, grand-visir.
  • ALI, chef des Janissaires.
  • ACHMET, ancien gouverneur de Mustapha.
  • FÉLIME, confidente d'Azémire.
  • NESSIR.
  • Gardes.

La scène est dans le sérail de Constantinople, autrement Byzance.

MUSTAPHA ET ZÉANGIR,
TRAGÉDIE.

ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.

ROXELANE, OSMAN.

OSMAN.

Oui, madame, en secret le sultan vient d'entendre

Le récit des succès que je dois vous apprendre;

Les Hongrois sont vaincus, et Témeswar surpris,

Garant de ma victoire, en est encore le prix.

Mais tout près d'obtenir une gloire nouvelle,

Dans Byzance aujourd'hui quel ordre me rappelle?

ROXELANE.

Et quoi! vous l'ignorez!... Oui, c'est moi seule, Osman,

Dont les soins ont hâté l'ordre de Soliman.

Visir, notre ennemi se livre à ma vengeance;

Le prince, dès ce jour, va paraître à Byzance.

Il revient: ce moment doit décider enfin

Et du sort de l'empire et de notre destin.

On saura si, toujours puissante, fortunée,

Roxelane, vingt ans d'honneurs environnée,

Qui vit du monde entier l'arbitre à ses genoux,

Tremblera sous les lois du fils de son époux;

Ou si de Zéangir l'heureuse et tendre mère,

Dans le sein des grandeurs achevant sa carrière,

Dictant les volontés d'un fils respectueux,

De l'univers encor attachera les yeux.

OSMAN.

Que n'ai-je, en abattant une tête ennemie,

Assuré d'un seul coup vos grandeurs et ma vie!

J'osais vous en flatter: le sultan soupçonneux

M'ordonnait de saisir un fils victorieux,

Dans son gouvernement, au sein de l'Amasie.

Je pars sur cet espoir: j'arrive dans l'Asie;

J'y vois notre ennemi des peuples révéré,

Chéri de ses soldats, partout idolâtré;

Ma présence effrayait leur tendresse alarmée;

Et, si le moindre indice eût instruit son armée

De l'ordre et du dessein qui conduisaient mes pas,

Je périssais, madame, et ne vous servais pas.

ROXELANE.

Soyez tranquille, Osman; vous m'avez bien servie:

Puisqu'on l'aime à ce point, qu'il tremble pour sa vie.

Je sais que Soliman n'a point, dans ses rigueurs,

De ses cruels aïeux déployé les fureurs;

Que souvent, près de lui, la terre avec surprise

sur le trône ottoman vit la clémence assise;

Mais, s'il est moins féroce, il est plus soupçonneux,

Plus despote, plus fier, non moins terrible qu'eux.

J'ignore si, d'ailleurs, au comble de la gloire,

Couronné quarante ans des mains de la victoire,

Sans regret par son fils un père est égalé;

Mais le fils est perdu, si le père a tremblé.

OSMAN.

Ne m'écrivez-vous point qu'une lettre surprise,

Par une main vénale entre vos mains remise,

Du prince et de Thamas trahissant les secrets,

Doit prouver qu'à la Perse il vend nos intérêts?

Cette lettre, sans doute, au sultan parvenue....

ROXELANE.

Cette lettre, visir, est encore inconnue;

Mais apprenez quel prix le sultan, par ma voix,

Annonce en ce moment au vainqueur des Hongrois.

De ma fille, à vos vœux par mon choix destinée,

Il daigne à ma prière approuver l'hyménée;

Et ce nœud sans retour unit nos intérêts.

J'ai pu, jusqu'aujourd'hui, sans nuire à nos projets,

Dans le fond de mon cœur ne point laisser surprendre

Tous les secrets qu'ici j'abandonne à mon gendre.

Ecoutez. Du moment qu'un hymen glorieux

Du sultan pour jamais m'eut asservi les vœux,

Je redoutai le prince; idole de son père,

Il pouvait devenir le vengeur de sa mère;

Il pouvait... Cher Osman, j'en frémissais d'horreur....

Au faîte du pouvoir, au sein de la grandeur,

Du sérail, de l'état souveraine paisible,

Je voyais, dans le fond de ce palais terrible,

Un enfant s'élever pour m'imposer la loi;

Chaque instant redoublait ma haine et mon effroi.

Les cœurs volaient vers lui; sa fierté, son courage,

Ses vertus s'annonçaient dans les jeux de son âge;

Et ma rivale, un jour, arbitre de mon sort,

M'eût présenté le choix des fers ou de la mort.

Tandis que ces dangers occupaient ma prudence,

Le ciel de Zéangir m'accorda la naissance.

Je triomphais, Osman; j'étais mère, et ce nom

Ouvrait un champ plus vaste à mon ambition.

Je cachais toutefois ma superbe espérance;

De mon fils près du prince on éleva l'enfance,

Et même l'amitié, vain fruit des premiers ans,

Sembla mêler son charme à leurs jeux innocens.

Bientôt mon ennemi, plus âgé que son frère,

S'enflammant au récit des exploits de son père,

S'indigna de languir dans le sein du repos,

Et brûla de marcher sur les pas des héros.

Avec plus d'art alors cachant ma jalousie,

Je fis à son pouvoir confier l'Amasie;

Et, tandis que mes soins l'exilaient prudemment,

Tout l'empire me vit avec étonnement

Assurer à ce prince un si noble partage,

De l'héritier du trône ordinaire apanage;

Sa mère auprès de lui courut cacher ses pleurs.

Mon fils, demeuré seul, attira tous les cœurs:

Mon fils à ses vertus sait unir l'art de plaire:

Presqu'autant qu'à moi-même il fut cher à son père;

Et, remplaçant bientôt le rival que je crains,

Déjà, sans les connaître, il servait mes desseins.

Je goûtais, en silence, une joie inquiète;

Lorsque, las de payer le prix de sa défaite,

Thamas à Soliman refusa les tributs,

Salaire de la paix que l'on vend aux vaincus.

Il fallut pour arbitre appeler la victoire;

Le prince, jeune, ardent, animé par la gloire,

Brigua près du sultan l'honneur de commander:

Aux vœux de tout l'empire il me fallut céder.

Eh! qui savait, Osman, si la guerre inconstante,

Punissant d'un soldat la valeur imprudente,

N'aurait pu?.... Vain espoir! les Persans terrassés,

Trois fois dans leurs déserts devant lui dispersés;

La fille de Thamas aux chaînes réservée,

Dans Tauris pris d'assaut par ses mains enlevée:

Ces rapides exploits l'ont mis, dès son printemps,

Au rang de ces héros, honneur des Ottomans...

J'en rends grâces au ciel... Oui, c'est sa renommée,

Cet amour, ce transport du peuple et de l'armée,

Qui d'un maître superbe aigrissant les soupçons,

A ses regards jaloux ont paru des affronts.

Il n'a pu se contraindre; et son impatience

Rappelle, sans détour, le prince dans Byzance:

Je m'en applaudissais, quand le sort dans mes mains

Fit passer cet écrit propice à mes desseins.

Je voulais au sultan, contre un fils que j'abhorre...

Il faut que ce billet soit plus funeste encore;

Le prince est violent et son malheur l'aigrit;

Il est fier, inflexible, il me hait... Il suffit.

Je sais l'art de pousser ce superbe courage

A des emportemens qui serviront ma rage;

Son orgueil finira ce que j'ai commencé.

OSMAN.

Hâtez-vous; qu'à l'instant l'arrêt soit prononcé,

Avant que l'ennemi que vous voulez proscrire

Sur le cœur de son père ait repris son empire.

Mais ne craignez-vous point cette ardente amitié

Dont votre fils, madame, à son frère est lié?

Vous-même, pardonnez à ce discours sincère,

Vous-même, l'envoyant sur les pas de son frère,

D'une amitié fatale avez serré les nœuds.

ROXELANE.

Et quoi! fallait-il donc qu'enchaîné dans ces lieux,

Au sentier de l'honneur mon fils n'osât paraître?

Entouré de héros, Zéangir voulut l'être.

Je l'adore, il est vrai; mais c'est avec grandeur.

J'éprouvai, j'admirai, j'excitai son ardeur;

La politique même appuyait sa prière;

Du trône sous ses pas j'abaissais la barrière.

Je crus que, signalant une heureuse valeur,

Il devait à nos vœux promettre un empereur

Digne de soutenir la splendeur ottomane.

Eh! comment soupçonner qu'un fils de Roxelane,

Si près de ce haut rang, pourrait le dédaigner,

Et former d'autres vœux que celui de régner?

Mais, non: rassurez-vous; quel excès de prudence

Redoute une amitié, vaine erreur de l'enfance,

Prestige d'un moment, dont les faibles lueurs

Vont soudain disparaître à l'éclat des grandeurs?

Mon fils.....

OSMAN.

Vous ignorez à quel excès il l'aime.

Je ne puis vous tromper ni me tromper moi-même;

Je déteste le prince autant que je le crains;

Il doit haïr en moi l'ouvrage de vos mains,

Un visir qui le brave est bientôt votre gendre.

D'Ibrahim qu'il aimait il veut venger la cendre.

Successeur d'Ibrahim, je puis prévoir mon sort.

S'il vit, je dois trembler; s'il règne, je suis mort.

Jugez sur ses destins quel intérêt m'éclaire.

Perdez votre ennemi, mais redoutez son frère;

Par des nœuds éternels ils sont unis tous deux.

ROXELANE.

Zéangir!... ciel! mon fils!... il trahirait mes vœux!

Ah! s'il était possible... Oui, malgré ma tendresse...

Je suis mère, il le sait, mais mère sans faiblesse.

Ses frivoles douleurs ne pourraient m'alarmer,

Et mon cœur en l'aimant sait comme il faut l'aimer.

OSMAN.

Il est d'autres périls dont je dois vous instruire:

Je crains que, dans ces lieux, cette jeune Azémire

N'ouvre à l'amour enfin le cœur de votre fils.

ROXELANE.

J'ai mes desseins, Osman. Captive dans Tauris,

Je la fis demander au vainqueur de son père:

La fille de Thamas peut m'être nécessaire.

Vous saurez mes projets, quand il en sera temps.

Allez, j'attends mon fils; profitez des instans;

Assiégez mon époux. Sultane et belle-mère,

Jusqu'au moment fatal je dois ici me taire:

Parlez: de ses soupçons nourrissez la fureur:

C'est par eux qu'en secret j'ai détruit dans son cœur

Ce fameux Ibrahim, cet ami de son maître,

S'il est vrai toutefois qu'un sujet puisse l'être.

Plus craint, notre ennemi sera plus odieux.

Du despotisme ici tel est le sort affreux:

Ainsi que la terreur le danger l'environne;

Tout tremble à ses genoux; il tremble sur le trône.

On vient. C'est Zéangir. Un instant d'entretien,

Me dévoilant son cœur, va décider le mien.

SCÈNE II.

ROXELANE, ZÉANGIR.

ROXELANE.

Mon fils, le temps approche, où, devançant votre âge,

De mes soins maternels accomplissant l'ouvrage,

Vous devez assurer l'effet de mes desseins.

Élevez votre cœur jusques à vos destins.

Le sultan (notre amour veut en vain nous le taire)

Touche au terme fatal de sa longue carrière;

De l'Euphrate au Danube, et d'Ormus à Tunis [2],

Cent peuples, sous ses lois étonnés d'être unis,

Vont voir à qui le sort doit remettre en partage

De sceptres, de grandeurs cet immense héritage.

Le prince, après huit ans, rappelé dans ces lieux....

ZÉANGIR.

Ah!... je tremble pour lui.

ROXELANE, à part.

Qui? vous, mon fils!... O cieux!

ZÉANGIR.

C'est pour lui que j'accours; souffrez que ma prière

Implore vos bontés en faveur de mon frère.

Les enfans des sultans (vous ne l'ignores pas),

Bannis pour commander en de lointains climats,

Ne peuvent en sortir sans l'ordre de leur père;

Mais cet ordre est souvent terrible, sanguinaire.

Sur le seuil du palais si mon frère immolé...

ROXELANE.

Et voilà de quels soins votre cœur est troublé!

De nos grands intérêts quand mon âme est remplie!

Quand vous devez régler le sort de notre vie!

ZÉANGIR.

Moi!

ROXELANE, à part.

Vous... Ciel, qu'il est loin de concevoir mes vœux!

(Haut).

Ceux dont ici pour vous le zèle outre les yeux

Vous tracent vers le trône un chemin légitime.

ZÉANGIR.

Le trône est à mon frère: y penser est un crime.

ROXELANE.

Il est vrai qu'en effet, s'il eût persévéré,

S'il eût vaincu l'orgueil dont il est dévoré,

S'il n'eût trahi l'état, vous n'y pouviez prétendre.

ZÉANGIR.

Qui? lui! trahir l'état! ô ciel! puis-je l'entendre?

Croyez qu'en cet instant, pour dompter mon courroux,

J'ai besoin du respect que mon cœur a pour vous.

Qui venais-je implorer! quel appui pour mon frère!

ROXELANE.

Eh bien! préparez-vous à braver votre père;

Prouvez-lui que ce fils, noirci, calomnié,

D'aucun traité secret à Thamas n'est lié;

Que, depuis son rappel, ses délais qu'on redoute,

Sur lui, sur ses desseins, ne laissent aucun doute.

Mais tremblez que son père aujourd'hui, dans ces lieux,

N'ait de la trahison la preuve sous ses yeux.

ZÉANGIR.

Quoi!... Non, je ne crains rien, rien que la calomnie.

Rougissez du soupçon qui veut flétrir sa vie:

Il est indigne, affreux.

ROXELANE.

Modérez-vous, mon fils.

Eh bien! nous pourrons voir nos doutes éclaircis.

Cependant vous deviez, s'il faut ici le dire,

Excuser une erreur qui vous donne un empire.

Vous le sacrifiez; quel repentir un jour!

ZÉANGIR.

Moi! jamais.

ROXELANE.

Prévenez ce funeste retour.

Quel fruit de mes travaux! Quel indigne salaire!

Savez-vous pour son fils ce qu'a fait votre mère?

Savez-vous quels degrés, préparant ma grandeur,

D'avance, par mes soins, fondaient votre bonheur?

Née, on vous l'a pu dire, au sein de l'Italie,

Surprise sur les mers qui baignent ma patrie,

Esclave, je parus aux yeux de Soliman;

Je lui plus; il pensa qu'éprise d'un sultan,

M'honorant d'un caprice, heureuse de ma honte,

Je briguerais moi-même une défaite prompte.

Qu'il se vit détrompé! ma main, ma propre main,

Prévenant mon outrage, allait percer mon sein;

Il pâlit à mes pieds, il connut sa maîtresse.

Ma fierté, son estime accrurent sa tendresse;

Je sus m'en prévaloir: une orgueilleuse loi

Défendait que l'hymen assujéttît sa foi;

Cette loi fut proscrite; et la terre étonnée

Vit un sultan soumis au joug de l'hyménée.

Je goûtai, je l'avoue, un instant de bonheur;

Mais bientôt, mon cher fils, lasse de ma grandeur,

Une langueur secrète empoisonna ma vie;

Je te reçus du ciel, mon âme fut remplie.

Ce nouvel intérêt, si tendre, si pressant,

Répandit sur mes jours un charme renaissant;

J'aimai plus que jamais ma nouvelle patrie;

La gloire vint parler à mon âme agrandie;

J'enflammai d'un époux l'heureuse ambition;

Près de son nom peut-être on placera mon nom.

Eh bien! tous ces surcroîts de gloire, de puissance,

C'est à toi que mon cœur les soumettait d'avance;

C'est pour toi que j'aimais et l'empire et le jour;

Et mon ambition n'est qu'un excès d'amour.

ZÉANGIR.

Ah! vous me déchirez... Mais quoi! que faut-il faire?

Faut-il tremper mes mains dans le sang de mon frère?

Moi qui voudrais pour lui voir le mien répandu!

ROXELANE.

Quoi! vous l'aimez ainsi? Dieu! quel charme inconnu

Peut lui donner sur vous cet excès de puissance?

ZÉANGIR.

Le charme des vertus, de la reconnaissance,

Celui de l'amitié... Vous me glacez d'effroi.

ROXELANE.

Adieu.

ZÉANGIR.

Qu'allez-vous faire?

ROXELANE.

Il est affreux pour moi

D'avoir à séparer mes intérêts des vôtres:

Ce cœur n'était pas fait pour en connaître d'autres.

ZÉANGIR.

Vous fuyez... Dans quel temps m'accable son courroux?

Quand un autre intérêt m'appelle à ses genoux,

Quand d'autres vœux...

ROXELANE.

Comment!

ZÉANGIR.

Je tremble de le dire.

ROXELANE.

Parlez.

ZÉANGIR.

Si mon destin m'écarte de l'empire,

Il est un bien plus cher et plus fait pour mon cœur,

Qui pourrait à mes yeux remplacer la grandeur.

Sans vous, sans vos bontés je n'y dois point prétendre;

Je l'oserais par vous.

ROXELANE.

Je ne puis vous entendre;

Mais quel que soit ce bien pour vous si précieux,

Mon fils, il est à vous, si vous ouvrez les yeux.

Votre imprudence ici renonce au rang suprême;

Vous en voyez le fruit: et dans cet instant même

Il vous faut implorer mon secours, ma faveur.

Régnez, et de vous seul dépend votre bonheur;

Et, sans avoir besoin qu'une mère y consente,

Vous verrez à vos lois la terre obéissante.

[2] Les flottes de Soliman pénétrèrent jusques dans le golfe Persique.

SCÈNE III.

ZÉANGIR, seul.

Quels assauts on prépare à ce cœur effrayé!

Craindrai-je pour l'amour, tremblant pour l'amitié?

O mon frère! ô cher prince! après un an d'absence,

Hélas! était-ce à moi de craindre sa présence?

J'augmente ses dangers... je vole à ton secours...

Et c'est ma mère, ô ciel! qui menace tes jours!

Se peut-il que d'un crime on me rende complice,

Et que je sois formé d'un sang qui te haïsse?

SCÈNE IV.

ZÉANGIR, AZÉMIRE.

ZÉANGIR.

Ah! princesse, apprenez, partagez ma douleur.

Ma voix, de la sultane implorant la faveur,

Et de mes feux secrets découvrant le mystère,

Allait à mon bonheur intéresser ma mère,

Quand j'ai compris soudain, sur un affreux discours,

Quels périls vont du prince environner les jours.

AZÉMIRE.

Eh quoi! que faut-il craindre? Et quel nouvel orage...

ZÉANGIR.

Souffrez qu'entre vous deux mon âme se partage;

Que d'un frère à vos yeux j'ose occuper mon cœur.

Vous pouvez le haïr, je le sais...

AZÉMIRE.

Moi, seigneur!

ZÉANGIR.

Je ne me flatte point; par lui seul prisonnière,

C'est par lui qu'Azémire est aux mains de mon père.

L'instant où je vous vis est un malheur pour vous,

Et mon frère est l'objet d'un trop juste courroux.

AZÉMIRE.

Par mon seul intérêt mon âme prévenue,

A ses vertus, seigneur, n'a point fermé la vue;

Je suis loin de haïr un généreux vainqueur.

Ses soins ont de mes fers adouci la rigueur;

Il a même permis que mes yeux, dans son âme,

Vissent... quelle amitié pour son frère l'enflâme!

ZÉANGIR.

Ah! que n'avez-vous pu lire au fond de son cœur;

De tous ses sentimens connaître la grandeur!

Vous sauriez à quel point son amitié m'est chère.

AZÉMIRE.

Je vous l'ai dit, seigneur; j'admire votre frère;

Je sens que son danger doit vous faire frémir.

Quel est-il?

ZÉANGIR.

On prétend, on ose soutenir

Qu'avec Thamas, madame, il est d'intelligence.

AZÉMIRE.

O ciel! qui peut ainsi flétrir son innocence?

ZÉANGIR.

De ces affreux soupçons je confondrai l'auteur.

Mais, si j'ose, à mon tour, soigneux de mon bonheur...

AZÉMIRE.

Faut-il que de mes vœux vous le fassiez dépendre?

D'un trop funeste amour que devez-vous attendre?

Nos destins par l'hymen peuvent-ils être unis?

Thamas et Soliman, éternels ennemis,

Dans le cours d'un long règne, illustre par la guerre,

De leurs sanglans débats ont occupé la terre;

Et, malgré ses succès, votre père, seigneur,

Laisse au seul nom du mien éclater sa fureur.

Je vois que votre amour gémit de ce langage;

Mais mon cœur, je le sens, gémirait davantage,

Si le vôtre, seigneur, par le temps détrompé,

Me reprochait l'espoir dont il s'est occupé.

ZÉANGIR.

Non; je serai moi seul l'auteur de mon supplice;

Cruelle! je vous dois cette affreuse justice.

Mais je veux, malgré vous, par mes soins redoublés,

Triompher des raisons qu'ici vous rassemblez;

Et si, dans vos refus, votre âme persévère,

Mes larmes couleront dans le sein de mon frère.

SCÈNE V.

AZÉMIRE, FÉLIME.

AZÉMIRE.

Dans le sein de son frère!.. ah! souvenir fatal!

Pour essuyer ses pleurs, il attend son rival!

Quelle épreuve! et c'est moi, grand Dieu! qui la prépare!

FÉLIME.

Je conçois les terreurs où votre cœur s'égare;

Mais un mot, pardonnez, pouvait les prévenir.

L'aveu de votre amour...

AZÉMIRE.

J'ai dû le retenir.

Quand un ordre cruel, m'appelant à Byzance,

Du prince, après trois mois, m'eut ravi la présence,

Sa tendresse, Félime, exigea de ma foi

Que ce fatal secret ne fût livré qu'à toi.

Il craignait pour tous deux sa cruelle ennemie.

Est-ce elle dont la haine arme la calomnie?

A-t-il pour notre hymen sollicité Thamas?

O ciel! que de dangers j'assemble sur ses pas!

Étrange aveuglement d'un amour téméraire!

Ces raisons qu'à l'instant j'opposais à son frère,

Contre le prince, hélas! parlaient plus fortement;

Je les sentais à peine auprès de mon amant;

Et quand, plus que jamais, ma flamme est combattue,

C'est l'amour d'un rival qui les offre à ma vue!

FÉLIME.

Je frémis avec vous pour vous-même et pour eux.

Eh! qui peut sans douleur voir deux cœurs vertueux

Briser les nœuds sacrés d'une amitié si chère,

Et contraints de haïr un rival dans un frère?

AZÉMIRE.

Ah! loin d'aigrir les maux d'un cœur trop agité,

Peins-moi plutôt, peins-moi leur générosité;

Peins-moi de deux rivaux l'amitié courageuse,

De ces nobles combats sortant victorieuse,

Et d'un exemple unique étonnant l'univers.

Mais un trône, l'amour, des intérêts si chers...

Fuyez, soupçons affreux! gardez-vous de paraître!

Quel espoir, cher amant, dans mon cœur vient de naître,

Quand ton frère, à mes yeux partageant mon effroi,

Au lieu de son amour ne parlait que de toi!

L'amitié dans son âme égalait l'amour même:

Il te rendait justice, et c'est ainsi qu'on t'aime.

Tu verras une amante, un rival malheureux,

Unir, pour te sauver, leurs efforts et leurs vœux.

Le ciel, qui veut confondre et punir ta marâtre,

Charge de ta défense un fils qu'elle idolâtre.

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE II.

SCÈNE PREMIÈRE.

LE PRINCE, ACHMET.

LE PRINCE.

Est-ce toi, cher Achmet, que j'embrasse aujourd'hui,

Toi, de mes premiers ans et le guide et l'appui!

Ah! puisqu'à mes regards on permet ta présence,

De mes fiers ennemis je crains peu la vengeance.

Par tes conseils prudens je puis parer leurs coups;

Un si fidèle ami...

ACHMET.

Prince, que faites-vous?

D'un tel excès d'honneur mon âme est accablée.

Je voudrais voir ma vie à la vôtre immolée;

Mais ce titre...

LE PRINCE.

Tes soins ont su le mériter.

Pour en être plus digne il le faut accepter.

On m'accuse en ces lieux d'un orgueil inflexible:

C'est du moins, cher Achmet, celui d'un cœur sensible.

Je sais chérir toujours et ton zèle et ta foi;

Et l'orgueil des grandeurs est indigne de moi.

Voilà donc ce séjour si cher à mon enfance,

Où jadis... Quel accueil après huit ans d'absence!

Tu le vois; c'est ainsi qu'on reçoit un vainqueur!...

On dérobe à mes yeux l'empressement flatteur

D'un peuple dont la joie honorait mon entrée.

Une barque en secret, sur la mer préparée,

Aux portes du sérail me mène obscurément;

Un ordre me prescrit d'attendre le moment

Qui doit m'admettre aux pieds de mon juge sévère;

Il faut que je redoute un regard de mon père,

Et que l'amour d'un fils, muet à son aspect,

Se cache avec terreur sous un morne respect.

ACHMET.

Écartez, croyez-moi, cette sombre pensée.

N'enfoncez point les traits dont votre âme est blessée;

A vos dangers, au sort conformez votre cœur.

Du joug, sans murmurer, souffrez la pesanteur;

De vos exploits surtout bannissez la mémoire;

Plus que vos ennemis, redoutez votre gloire;

Et, d'un visir jaloux confondant les desseins,

Tremblez au pied d'un trône affermi par vos mains.

LE PRINCE.

Le lâche! d'Ibrahim il occupe la place!

Un jour... Dirais-tu bien que sa superbe audace,

Dans mon camp, sous mes yeux, voulait dicter des lois?

ACHMET.

De vos ressentimens, prince, étouffez la voix.

LE PRINCE.

Qui! moi! souffrir l'injure et dévorer l'offense!

Détester sans courroux et frémir sans vengeance!...

Je le voudrais en vain; n'attends point cet effort...

Pardonne, cher Achmet, pardonne à ce transport.

Je devrais, je le sens, vaincre ma violence...

Mais prends pitié d'un cœur déchiré dès l'enfance,

Que d'horreur, d'amertume on se plut à nourrir,

D'un cœur fait pour aimer, qu'on force de haïr.

Eh! qui jamais du sort sentit mieux la colère?

Témoin, presqu'en naissant, des ennuis de ma mère,

Confident de ses pleurs dans mon sein recueillis,

Le soin de les sécher fut l'emploi de son fils.

Elle fuit avec moi; je pars pour l'Amasie.

Dès ce moment, Achmet, l'imposture, l'envie,

Quand je verse mon sang, osent flétrir mes jours;

Une indigne marâtre empoisonne leur cours.

Vainqueur dans les combats, consolé par la gloire,

Je n'ose aux pieds d'un maître apporter ma victoire.

Je m'écarte en tremblant du trône paternel;

Je languis dans l'exil, en craignant mon rappel.

J'en reçois l'ordre, Achmet; et quand? lorsque ma mère

A besoin de ma main pour fermer sa paupière.

A cet ordre fatal juge de son effroi;

Expirante à mes yeux, elle a pâli pour moi;

Ses soupirs, ses sanglots, ses muettes caresses,

Remplissaient de terreur nos dernières tendresses:

J'ai lu tous mes dangers dans ses regards écrits,

Et sur son lit de mort elle a pleuré son fils.

Ah! cette image encor me poursuit et m'accable;

Et tandis qu'occupé d'un devoir lamentable,

Je recueillais sa cendre et la baignais de pleurs,

Ici l'on accusait mes coupables lenteurs;

On cherchait à douter de mon obéissance.

Un fils pleurant sa mère a besoin de clémence,

Et doit justifier, en abordant ces lieux,

Quelques momens perdus à lui fermer les yeux!

ACHMET.

Ah! d'un nouvel effroi, vous pénétrez mon âme.

Si votre cœur se livre au courroux qui l'enflâme,

De la sultane ici soutiendrez-vous l'aspect?

Feindrez-vous devant elle une ombre de respect?

N'allez point à sa haine offrir une victime;

Contenez, renfermez l'horreur qui vous anime.

LE PRINCE.

Ah! voilà de mon sort le coup le plus affreux!

C'est peu de l'abhorrer, de paraître à ses yeux,

D'étouffer des douleurs qu'irrite sa présence;

Mon cœur s'est pour jamais interdit la vengeance.

Mère de Zéangir, ses jours me sont sacrés.

Que les miens, s'il le faut, à sa fureur livrés...

Mais quoi! puis-je penser qu'un grand homme, qu'un père,

Adoptant contre un fils une haine étrangère...

ACHMET.

Ne vous aveuglez point de ce crédule espoir;

Par la mort d'Ibrahim jugez de son pouvoir.

Connaissez, redoutez votre fière ennemie.

Vingt ans sont écoulés depuis que son génie

Préside aux grands destins de l'empire ottoman,

Et, sans le dégrader, règne sur Soliman.

Le séjour odieux qui lui donna naissance,

Lui montra l'art de feindre et l'art de la vengeance.

Son âme, aux profondeurs de ses déguisemens,

Joint l'audace et l'orgueil de nos fiers Musulmans.

Sous un maître absolu souveraine maîtresse,

Elle osa dédaigner, même dans sa jeunesse,

Ce frivole artifice et ces soins séducteurs

Par qui son faible sexe, enchaînant de grands cœurs,

Offre aux yeux indignés la douloureuse image

D'un héros avili dans un long esclavage!

De son illustre époux seconder les projets;

Utile dans la guerre, utile dans la paix,

Sentir ainsi que lui les fureurs de la gloire;

L'enflammer, le pousser de victoire en victoire:

Voilà par quelle adresse elle a su l'asservir.

Sans la braver, du moins, laissez-la vous haïr.

Eh! par quelle imprudence augmentant nos alarmes,

Contre vous-même ici lui donnez-vous des armes?

LE PRINCE.

Comment?

ACHMET.

Pourquoi, seigneur, tous ces chefs, ces soldats,

Qui jusqu'au pied des murs ont marché sur vos pas?

Pourquoi cet appareil qui menace Byzance,

Et qui d'un camp guerrier présente l'apparence?

LE PRINCE.

N'accuse pas des miens le transport indiscret.

Aux ordres du sultan j'obéissais, Achmet;

J'annonçais mon rappel; et le peuple et l'armée,

Tout frémit: on s'assemble; une troupe alarmée

M'environne, me presse et s'attache à mes pas.

On s'écrie, en pleurant, que je cours au trépas;

Je m'arrache à leur foule; alors, pleins d'épouvante,

Furieux, égarés, ils volent à leur tente,

Saisissent l'étendard, et d'un zèle insensé,

Croyant me suivre, ami, m'ont déjà devancé.

Pardonne: à tant d'amour, hélas! je fus sensible.

Et quel serait, dis-moi, le mortel inflexible,

Qui, sous le poids des maux dont je suis opprimé,

Aurait fermé son cœur au plaisir d'être aimé?

Mais mon frère en ces lieux tarde bien à paraître.

ACHMET.

Il s'occupe de vous, quelque part qu'il puisse être.

De sa tendre amitié je me suis tout promis;

C'est mon plus ferme espoir contre vos ennemis.

LE PRINCE.

Hélas! nous nous aimons dès la plus tendre enfance,

Et, de son âge au mien oubliant la distance,

Nos âmes se cherchaient alors comme aujourd'hui;

Un charme attendrissant régnait autour de lui;

Et, le cœur encor plein des douleurs de ma mère,

L'amitié m'appelait au berceau de mon frère.

Tu le sais, tu le vis; et lorsque les combats,

Loin de lui, vers la gloire emportèrent mes pas,

La gloire, loin de lui, moins touchante et moins belle,

M'apprit qu'il est des biens plus désirables qu'elle.

Il vint la partager. La victoire deux fois

Associa nos noms, confondit nos exploits.

C'était le prix des miens; et mon âme enchantée

Crut la gloire d'un frère à la mienne ajoutée.

Mais je te retiens trop. Cours, observe ces lieux;

Sur les piéges cachés ouvre pour moi les yeux.

Aux regards du sultan je dois bientôt paraître.

Reviens... J'entends du bruit. C'est Zéangir peut-être.

C'est lui. Va, laisse-moi dans ces heureux momens,

Oublier mes douleurs dans ses embrassemens.

SCÈNE II.

LE PRINCE, ZÉANGIR.

ZÉANGIR.

Où trouver?... C'est lui-même. O mon ami! mon frère!

Que, malgré mes frayeurs, ta présence m'est chère!

Laisse-moi, dans tes bras, laisse-moi respirer,

De ce bonheur si pur laisse-moi m'enivrer!

LE PRINCE.

Ah! que mon âme ici répond bien à la tienne!

Ami, que ta tendresse égale bien la mienne!

Que ces épanchemens ont pour moi de douceurs!

Pour moi, près de mon frère, il n'est plus de malheurs....

ZÉANGIR.

Je connais tes dangers, ils redoublent mon zèle.

LE PRINCE.

Tu ne les sais pas tous.

ZÉANGIR.

Quelle crainte nouvelle?...

LE PRINCE.

Écoute.

ZÉANGIR.

Je frémis.

LE PRINCE.

Tu vis de quelle ardeur

Les charmes de la gloire avaient rempli mon cœur;

Tu sais si l'amitié le pénètre et l'enflâme:

A ces deux sentimens dont s'occupait mon âme,

Le ciel en joint un autre; et peut-être ce jour...

ZÉANGIR.

Eh bien!...

LE PRINCE.

A ce transport méconnais-tu l'amour?

ZÉANGIR.

Qu'entends-je? et quel objet?...

LE PRINCE.

Je prévois tes alarmes.

ZÉANGIR.

Achève.

LE PRINCE.

Il te souvient que la faveur des armes

Dans les murs de Tauris remit entre mes mains...

ZÉANGIR.

Azémire?...

LE PRINCE.

Elle-même.

ZÉANGIR.

O douleur! ô destins!

LE PRINCE.

Je te l'avais bien dit: ta crainte est légitime;

Je sens que sous mes pas j'ouvre un nouvel abîme.

Mais c'est d'elle à jamais que dépendra mon sort;

C'est pour elle qu'ici je viens braver la mort.

Je suis aimé, du moins, et sa tendresse extrême...

En croirai-je ma vue?... ô ciel! c'est elle-même.

SCÈNE III.

LE PRINCE, ZÉANGIR, AZÉMIRE.

LE PRINCE.

Azémire, est-ce vous? qui vous ouvre ces lieux?

Quel miracle remplit le plus cher de mes vœux?

Puis-je enfin devant vous montrer la violence

D'un amour loin de vous accru dans le silence?

Comptiez-vous quelquefois, sensible à mes tourmens,

Des jours dont ma tendresse a compté les momens?

J'ose encor m'en flatter; mais daignez me le dire.

Vous baissez vos regards, et votre cœur soupire!

Je vois... Ah! pardonnez, ne craignez point ses yeux;

Qu'il soit le confident, le témoin de nos feux.

Je vous l'ai dit cent fois, c'est un autre moi-même.

Ce séjour, cet instant m'offrent tout ce que j'aime;

Mon bonheur est parfait... Vous pleurez?... tu pâlis?...

De douleur et d'effroi vos regards sont remplis....

ZÉANGIR.

O tourmens!

AZÉMIRE.

Jour affreux!

LE PRINCE.

Quel transport! quel langage!

Du sort qui me poursuit est-ce un nouvel outrage?

ZÉANGIR.

Non... c'est moi seul ici qu'opprime son courroux;

C'est à moi désormais qu'il réserve ses coups.

Il me perce le cœur par la main la plus chère;

J'aime, et pour mon rival il a choisi mon frère.

LE PRINCE.

Cieux!

ZÉANGIR.

Ma mère en secret, j'ignore à quel dessein,

Dans ce piége fatal m'a conduit de sa main.

Sa cruelle bonté, secondant mon adresse,

A permis à mes yeux l'aspect de la princesse;

J'ai prodigué les soins d'un amour indiscret,

Pour attendrir, hélas! un cœur qui t'adorait.

Je venais à tes yeux dévoilant ce mystère...

(à Azémire.)

Cruelle! eh quel devoir, vous forçant à vous taire,

Me laissait enivrer de ce poison fatal?

A-t-on craint de me voir haïr un tel rival?

AZÉMIRE.

Je l'avoûrai, seigneur, ce reproche m'étonne;

L'ayant peu mérité, mon cœur vous le pardonne;

J'en plains même la cause, et je crois qu'en secret

Déjà vous condamnez un transport indiscret.

(au Prince.)

Vous n'ayez pas pensé, prince, que votre amante,

Négligeant d'étouffer une flâme imprudente,

Fière d'un autre hommage à ses yeux présenté,

Ait d'un frivole encens nourri sa vanité;

Et me justifier, c'est vous faire une offense.

Mais puisque je vous dois expliquer mon silence,

Du repos d'un ami comptable devant vous,

Souffrez qu'en ce moment je rappelle entre nous

Quels sermens redoublés me forçaient à lui taire

Un secret...

LE PRINCE.

Ciel! madame, un secret pour mon frère!

Eh pouvais-je prévoir?...

AZÉMIRE.

Je sais que ce palais

Devait à tous les yeux me soustraire à jamais;

Qu'entouré d'ennemis empressés à vous nuire,

De nos vœux mutuels vous n'avez pu l'instruire.

Hélas! me chargeait-t-on de ce soin douloureux,

Moi qui, dans ce séjour pour vous si dangereux,

Craignant mon cœur, mes yeux et mon silence même,

Vingt fois ai souhaité de me cacher qui j'aime?

Mais, non: je lui parlais de vous, de vos vertus;

Enfin, je vous nommais; que fallait-il de plus?

Et quand de son amour la prompte violence

A condamné ma bouche à rompre le silence,

J'ai vu son désespoir, tout prêt à s'exhaler,

Repousser le secret que j'allais révéler.

LE PRINCE.

Oui, sans doute; et ce trait manquait à ma misère;

Je devais voir couler les larmes de mon frère,

Voir l'amitié, l'amour, unis, armés tous deux,

Contre un infortuné qui ne vit que pour eux.

Mon âme à l'espérance était encore ouverte;

C'en est fait: je l'abjure, et le ciel veut ma perte;

Je la veux comme lui, si je fais ton malheur.

ZÉANGIR.

Ta perte!... Achève, ingrat, de déchirer mon cœur.

Il te fallait... Cruel! as-tu la barbarie

D'offenser un rival qui tremble pour ta vie?

Ta perte!... et de quel crime?... il n'en est qu'un pour toi,

Tu viens de le commettre en doutant de ma foi,

Crois-tu que ton ami, dans sa jalouse ivresse,

Devienne ton tyran, celui de ta maîtresse;

Abjure l'amitié, la vertu, le devoir,

Pour contempler partout les pleurs du désespoir,

Pour mériter son sort en perdant ce qu'il aime?

Qui de nous deux ici doit s'immoler lui-même?

Est-ce-toi qu'à mourir son choix a condamné?

Ne suis-je pas enfin le seul infortuné?

LE PRINCE.

Arrête! Peux-tu bien me tenir ce langage?

C'est un frère, un ami qui me fait cet outrage!

Cruel! quand ton amour au mien veut s'immoler,

Est-ce par ton malheur qu'il faut me consoler?

Que tu craignes ma mort qui t'assure le trône,

Cette vertu n'a rien dont la mienne s'étonne:

Le ciel en te privant d'un ami couronné,

Te ravirait bien plus qu'il ne t'aurait donné;

Mais te voir à mes vœux sacrifier ta flâme,

Sentir tous les combats qui déchirent ton âme,

Et ne pouvoir t'offrir, pour prix de tes bienfaits,

Que le seul désespoir de t'égaler jamais:

Ce supplice est affreux, si tu peux me connaître.

ZÉANGIR.

Va, ce seul sentiment m'a tout payé peut-être.

Mon frère, laisse-moi, dans mes vœux confondus,

Laisse-moi ce bonheur que donnent les vertus;

Il me coûte assez cher pour que j'ose y prétendre;

Tu dois vivre et m'aimer; moi, vivre et te défendre.

Tout l'ordonne, le ciel, la nature, l'honneur.

Respecte cette loi qu'ils font tous à mon cœur,

Je t'en conjure ici par un frère qui t'aime,

Par toi, par tes malheurs... par ton amour lui-même.

(à Azémire.)

Joignez-vous à mes vœux; c'est à vous de fléchir

Un cœur aimé de vous, qui peut vouloir mourir.

LE PRINCE, avec transport.

C'en est fait, je me rends; ce cœur me justifie.

Je vous aime encor plus que je ne hais la vie.

Oui, dans les nœuds sacrés qui m'unissent à toi,

Ton triomphe est le mien, tes vertus sont à moi.

Va; ne crains point, ami, que ma fierté gémisse,

Ni qu'opprimé du poids d'un si grand sacrifice,

Mon cœur de tes bienfaits puisse être humilié;

Et connaît-on l'orgueil auprès de l'amitié!

SCÈNE IV.

LE PRINCE, ZÉANGIR, AZÉMIRE, ACHMET.

ACHMET.

Pardonnez si déjà mon zèle en diligence

A vos épanchemens vient mêler ma présence:

Mais d'un subit effroi le palais est troublé.

Déjà, près du sultan le visir appelé,

(au Prince.)

Prodigue contre vous les conseils de la haine.

La moitié du sérail, que sa voix seule entraîne,

Séduite dès long-temps, s'intéresse pour lui;

Même on dit qu'en secret un plus puissant appui...

Pardonnez... Dans vos cœurs mes regards ont dû lire;

Mais une mère... hélas! je crains...

LE PRINCE.

Qu'oses-tu dire?

ZÉANGIR, transporté.

Achève.

ACHMET.

Eh bien! l'on dit qu'invisible à regret,

Sa main conduit les coups qu'on prépare en secret:

On redoute un courroux qu'elle force au silence;

On craint son artifice, on craint sa violence;

Mais un bruit dont surtout mon cœur est consterné...

Le sultan veut la voir, et l'ordre en est donné.

AZÉMIRE.

Ciel!

ACHMET.

On tremble, on attend cette grande entrevue;

On parle d'une lettre au sultan inconnue.

LE PRINCE.

(à Zéangir.)

Dieu! mon sort voudrait-il?... Tu sauras tout...

ACHMET.

Seigneur,

Contre un juste courroux défendez votre cœur.

Vous ignorez quel ordre et quel projet sinistre

Mena dans votre camp un odieux ministre.

Le visir (je voudrais en vain vous le cacher)

Aux bras de vos soldats devait vous arracher.

LE PRINCE.

Que dis-tu?

ACHMET.

Le péril arrêta son audace.

Cher prince, devant vous si mes pleurs trouvent grâce,

Si mes vœux, si mes soins méritent quelque prix,

Si d'un vieillard tremblant vous souffrez les avis,

Modérez vos transports; et, loin d'aigrir un père,

Réveillez dans son cœur sa tendresse première;

Il aima votre enfance, il aime vos vertus.

Vous pourriez... Pardonnez. Je n'ose en dire plus.

A de plus chers conseils mon cœur vous abandonne,

Et vole à d'autres soins que mon zèle m'ordonne.

SCÈNE V.

ZÉANGIR, LE PRINCE, AZÉMIRE.

ZÉANGIR.

Quel est donc le péril dont je t'ai vu frémir?

Cette lettre fatale... Ami, daigne éclaircir...

LE PRINCE.

J'accroîtrai tes douleurs.

ZÉANGIR.

Parle.

LE PRINCE.

Avant que mon père

Demandât la princesse en mes mains prisonnière,

Thamas secrètement députa près de moi,

Et pour briser ses fers et pour tenter ma foi.

Ami, tu me connais; et mon devoir t'annonce,

Malgré mes vœux naissans, quelle fut ma réponse;

Mais lorsque, chaque jour, ses vertus, ses attraits...

Je t'arrache le cœur...

ZÉANGIR.

Non, mon cœur est en paix.

Poursuis.

LE PRINCE.

O ciel!... Eh bien! brûlant d'amour pour elle,

Et depuis, accablé d'une absence cruelle,

Je crus que je pouvais, sans blesser mon devoir,

De la paix à Thamas présenter quelque espoir,

Et demander, pour prix d'une heureuse entremise

Que la main de sa fille à ma foi fût promise.

Nadir, de mes desseins fidèle confident,

Autorisé d'un mot, partit secrètement;

J'attendais son retour. J'apprends qu'en Assyrie

Attaqué, défendant mon secret et sa vie,

Accablé sous le nombre, il avait succombé.

ZÉANGIR.

Je vois dans quelles mains ce billet est tombé.

Je vois ce que prépare une haine inhumaine:

Cette lettre aujourd'hui vient d'enhardir sa haine.

Hélas! de toi bientôt dépendront ses destins,

Bientôt son empereur...

LE PRINCE.

Que dis-tu? Quoi! tu crains...

ZÉANGIR.

Non, mon âme à ta foi ne fait point cette offense,

Sans crainte pour ses jours, je vole à ta défense.

Je vois quels coups bientôt doivent m'être portés:

Il en est un surtout... J'en frémis... Écoutez.

Je jure ici par vous que, dans cette journée,

Si je pouvais surprendre en mon âme indignée,

Quelque désir jaloux, quelque perfide espoir,

Capable un seul moment d'ébranler mon devoir,

Dans ce cœur avili... Non, il n'est pas possible...

Le ciel me soutiendra dans cet instant terrible,

Et satisfait d'un cœur trop long-temps combattu,

De l'affront d'un remords sauvera ma vertu.

FIN DU SECOND ACTE.

ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE.

SOLIMAN, ROXELANE.

SOLIMAN.

Prenez place, madame; il faut que, dans ce jour,

Votre âme à mes regards se montre sans détour:

Le prince dans ces lieux vient enfin de se rendre.

ROXELANE.

Les cris de ses soldats viennent de me l'apprendre.

SOLIMAN.

J'entrevois par ce mot vos secrets sentimens;

Vous jugerez des miens: daignez quelques momens

Vous imposer la loi de m'entendre en silence.

Mon fils a mérité ma juste défiance;

Et son retour, d'ailleurs fait pour me désarmer,

Avec quelque raison peut encor m'alarmer.

Sans doute je suis loin de lui chercher des crimes;

Mais il faut éclaircir des soupçons légitimes.

Vos yeux, si du visir j'explique les discours,

Ont surpris des secrets d'où dépendent mes jours.

Je n'examine point si, pour mieux me confondre,

De concert avec lui... vous pourrez me répondre.

Hélas! il est affreux de soupçonner la foi

Des cœurs que l'on chérit et qu'on croyait à soi;

Mais au bord du tombeau telle est ma destinée.

Par d'autres intérêts maintenant gouvernée,

Aux soins de l'avenir vous croyez vous devoir;

Je conçois vos raisons, vos craintes, votre espoir;

Et, malgré mes vieux ans, ma tendresse constante

A vos destins futurs n'est point indifférente.

Mais vous n'espérez point que, pour votre repos,

Je répande le sang d'un fils et d'un héros.

Son juge, en ce moment, se souvient qu'il est père.

Je ne veux écouter ni soupçons ni colère.

Ce sérail, qui, jadis, sous de cruels sultans,

Craignait de leurs fureurs les caprices sanglans,

A connu, dans le cours d'un règne plus propice,

Quelquefois ma clémence, et toujours ma justice.

Juste envers mes sujets, juste envers mes enfans,

Un jour ne perdra point l'honneur de quarante ans.

Après un tel aveu, parlez, je vous écoute;

Mais que la vérité s'offre sans aucun doute.

Je dois, s'il faut porter un jugement cruel,

En répondre à l'état, à l'avenir, au ciel.

ROXELANE.

Seigneur, d'étonnement je demeure frappée.

De vous, de votre fils en secret occupée

J'ai dû, sans m'expliquer sur ce grand intérêt,

Muette avec l'empire, attendre son arrêt.

Mais, puisque le premier vous quittez la contrainte

D'un silence affecté, trop semblable à la feinte,

De mon âme à vos yeux j'ouvrirai les replis:

Je déteste le prince et j'adore mon fils;

Ainsi que vous, du moins, je parle avec franchise;

Et, loin qu'avec effort ma haine se déguise,

J'ose entreprendre ici de la justifier,

Vous invitant vous-même à vous en défier.

Je ne vous cache point (qu'est-il besoin de feindre?)

Que prompte en ce péril à tout voir, à tout craindre,

J'ai d'un visir fidèle emprunté les avis,

Et moi-même éclairé les pas de votre fils.

Tout fondait mes soupçons; un père les partage.

Eh! qui donc, en effet, pourrait voir sans ombrage

Un jeune ambitieux qui, d'orgueil enivré,

Des cœurs qu'il a séduits, disposant à son gré,

A vous intimider semble mettre sa gloire,

Et croit tenir ce droit des mains de la victoire?

Qui, mandé par son maître, a, jusques à ce jour,

Fait douter de sa foi, douter de son retour,

Et du grand Soliman a réduit la puissance,

A craindre, je l'ai vu, sa désobéissance?

Qui, j'ose l'attester, et mes garans sont prêts,

Achète ici les yeux ouverts sur vos secrets,

Parle, agit en sultan; et, si l'on veut l'entendre,

Et la guerre et la paix de lui seul vont dépendre.

Oui, seigneur, oui, vous dis-je, et peut-être aujourd'hui

Vous en aurez la preuve et la tiendrez de lui.

SOLIMAN.

Ciel!

ROXELANE.

D'un fils, d'un sujet est-ce donc la conduite?

Et depuis quand, seigneur, n'en craint-on plus la suite?

Est-ce dans ce séjour?... vainement sous vos lois,

La clémence en ces lieux fit entendre sa voix;

Une autre voix peut-être y parle plus haut qu'elle,

La voix de ces sultans qu'une main criminelle,

Sanglans, a renversés aux genoux de leurs fils;

La voix des fils encor qui, près du trône assis,

N'ont point devant ce trône assez courbé la tête.

Il le sait: d'où vient donc que nul frein ne l'arrête?

Sans doute mieux qu'un autre il connaît son pouvoir;

De l'empire, en effet, il est l'unique espoir.

Eh! qui d'un peuple ingrat n'a vu cent fois l'ivresse

Oser à vos vieux ans égaler sa jeunesse,

Et d'un héros, l'honneur des sultans, des guerriers,

Devant un fier soldat abaisser les lauriers?

Qui peut vous rassurer contre tant d'insolence?

Est-ce un camp qui frémit aux portes de Byzance?

Un peuple de mutins, d'esclaves factieux,

De leur maître indigné tyrans capricieux?

Ah! seigneur, est-ce ainsi (je vous cite à vous-même)

Que, rassurant Sélim, dans un péril extrême,

Vous vîntes dans ses mains ici vous déposer,

Quand ces mêmes soldats, ardens à tout oser,

Pour vous, malgré vous seul, pleins d'un zèle unanime,

Rebelles, prononçaient votre nom dans leur crime?

On vous vit accourir, seul, désarmé, soumis,

Plein d'un noble courroux contre ses ennemis,

Et tombant à ses pieds, ôtage volontaire,

Echapper au malheur de détrôner un père.

Tel était le devoir d'un fils plus soupçonné,

Et votre exemple au moins l'a déjà condamné.

SOLIMAN.

Ce qu'a fait Soliman, Soliman dut le faire.

Celui qui fut bon fils doit être aussi bon père,

Et quand vous rappelez ces preuves de ma foi,

Votre voix m'avertit d'être digne de moi.

Des revers des sultans vous me tracez l'image:

Je reconnais vos soins, madame; et je présage

Que, grâce aux miens peut être, un sort moins rigoureux

Ecartera mon nom de ces noms malheureux.

Trop d'autres, négligeant le devoir qui m'arrête,

A des fils soupçonnés ont demandé leur tête.

Oui: mais n'ont-ils jamais, après ces rudes coups,

Détesté les transports d'un aveugle courroux?

Hélas! si ce moment doit m'offrir un coupable,

Peut-être que mon sort est assez déplorable.

Serais-je donc rangé parmi ces souverains

Qu'on a vus, de leurs fils juges trop inhumains,

Réduits à s'imposer ce fatal sacrifice?

Malheureux qu'on veut plaindre et qui faut qu'on haïsse!

Quelqu'éclat dont leur régne ait ébloui les yeux,

De ces grands châtimens le souvenir affreux,

Eternisant l'effroi qu'imprime leur mémoire,

Mêle un sombre nuage aux rayons de leur gloire.

Le nom de Soliman, madame, a mérité

De parvenir sans tache à la postérité.

Dans mon cœur vainement votre cruelle adresse

Cherche d'un vil dépit la vulgaire faiblesse,

Et voudrait par la haine irriter mes soupçons;

J'écarte ici la haine et pèse les raisons.

L'intérêt de mon sang me dit, pour le défendre,

Qu'un coupable en ces lieux eût tremblé de se rendre;

Qu'adoré des soldats.... Je l'étais comme lui.

ROXELANE.

Comme lui, des Persans imploriez-vous l'appui?

SOLIMAN.

Des Persans... Lui! grands dieux!... je retiens ma colère...

Ce n'est pas vous ici que doit en croire un père.

Que des garans certains à mes yeux présentés,

Que la preuve à l'instant....

ROXELANE.

Je le veux.

SOLIMAN, se levant.

Arrêtez.

Je redoute un courroux trop facile à surprendre.

Son maître en vain frémit, son juge doit l'entendre.

Que mon fils soit présent... Faites venir mon fils.

(Roxelane se lève, le visir paraît.)

Que veut-on?

SCÈNE II.

SOLIMAN, ROXELANE, OSMAN.

OSMAN.

J'attendais le moment d'être admis.

Seigneur, je viens chercher des ordres nécessaires.

Ali, ce brave Ali, ce chef des janissaires,

Qui, même sous Sélim, s'est illustré jadis,

Et, malgré son grand âge, a suivi votre fils,

Se flatte qu'à vos pieds vous daignerez l'admettre;

Il apporte un secret qu'il a craint de commettre:

Le salut de l'empire, a-t-il dit, en dépend,

Et des moindres délais il me rendait garant.

Je crus que son grand nom, ses exploits...

SOLIMAN.

Qu'il paraisse.

ROXELANE, à part.

Que veut-il?

SOLIMAN, lui faisant signe de sortir.

Vous savez quelle est votre promesse.

ROXELANE.

Je ne reparaîtrai que la preuve à la main.

SCÈNE III.

SOLIMAN, OSMAN, ALI.

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