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Œuvres complètes de Chamfort (Tome 4): Recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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SOLIMAN.

Quel soin pressant t'amène, et quel est ton dessein?

Veux-tu qu'il se retire?

ALI.

Il le faudrait peut-être.

Mais je viens contre lui m'adresser à son maître;

Qu'il demeure, il le peut. Sultan, tu ne crois pas

Que j'eusse d'un rebelle accompagné les pas.

Ton fils, ainsi que moi, vit et mourra fidèle.

J'ai su calmer des siens et la fougue et le zèle;

Ils te révèrent tous. Mais on craint les complots

Que la haine en ces lieux trame contre un héros.

«Ah! du moins, disaient-ils, dans leur secret murmure

Ah! si la vérité confondait l'imposture!

Si, détrompant un maître et cherchant ses regards

Elle osait pénétrer ces terribles remparts!

Mais la mort punirait un zèle téméraire.»

On peut près du cercueil hasarder de déplaire.

Sultan, d'un vieux guerrier ces restes languissans,

Ce sang, dans les combats prodigué soixante ans,

Exposés pour ton fils que tout l'empire adore,

S'ils sauvaient un héros te serviraient encore,

De notre amour pour lui ne prends aucuns soupçons;

C'est le grand Soliman qu'en lui nous chérissons;

Il nous rend tes vertus, et tu permets qu'on l'aime.

Mais crains ses ennemis, crains ton pouvoir suprême,

Crains d'éternels regrets, et surtout un remords.

J'ai rempli mon devoir: ordonnes-tu ma mort?

SOLIMAN.

J'estime ce courage et ce zèle sincère;

Je permets à tes yeux de lire au cœur d'un père.

Ne crains point un courroux imprudent ni cruel.

J'aime un fils innocent, je le hais criminel:

Ne crains pour lui que lui. L'audace et l'artifice

En moi de leurs fureurs n'auront point un complice.

Contiens dans son devoir le soldat turbulent;

Leur idole répond d'un caprice insolent.

Sans dicter mon arrêt, qu'on l'attende en silence.

Tu peux de ce séjour sortir en assurance:

Va, les cœurs généreux ne craignent rien de moi.

ALI.

Sur le sort de ton fils je suis donc sans effroi.

SCÈNE IV.

SOLIMAN, LE PRINCE.

SOLIMAN.

Approchez: à mon ordre on daigne enfin se rendre.

J'ai cru qu'avant ce jour je pouvais vous attendre.

LE PRINCE.

Un devoir douloureux a retenu mes pas;

Une mère, seigneur, expirante en mes bras...

SOLIMAN.

Elle n'est plus!.... Je dois des regrets à sa cendre.

LE PRINCE.

Occupée, en mourant, d'un souvenir trop tendre...

SOLIMAN.

C'est assez. Plût au ciel qu'à de justes raisons

Je pusse voir encor céder d'autres soupçons,

Sans que de vos soldats l'audace et l'insolence

Vinssent d'un fils suspect attester l'innocence!

LE PRINCE.

Ne me reprochez point leurs transports effrénés,

Qu'en ces lieux ma présence a déjà condamnés.

Ah! seigneur, si pour moi l'excès de leur tendresse

Jusqu'à l'emportement a poussé leur ivresse,

Daignez ne l'imputer, hélas! qu'à mon malheur:

C'est mon funeste sort qui parle en ma faveur.

Privé de vos bontés où je pouvais prétendre,

J'inspire une pitié plus pressante et plus tendre.

SOLIMAN.

Peut-être il vaudrait mieux leur en inspirer moins:

Peut-être qu'un sujet devait borner ses soins

A savoir obéir, à faire aimer sa gloire,

A servir sans orgueil, à ne point laisser croire

Que ses desseins secrets, de la Perse approuvés...

LE PRINCE.

Oh ciel! le croyez vous!

SOLIMAN.

Non, puisque vous vivez.

SCÈNE V.

LES PRÉCÉDENS, ROXELANE

ROXELANE, à Soliman.

Sultan, vous pourrez voir ma promesse accomplie.

Au Prince.

Prince, un destin cruel m'a fait votre ennemie;

Mais cette haine, au moins, en s'attaquant à vous,

Dans la nuit du secret ne cache point ses coups:

Vous êtes accusé, vous pourrez vous défendre.

LE PRINCE.

A ce trait généreux j'avais droit de m'attendre.

SOLIMAN, prenant la lettre.

«A vos desirs on refusa la paix:

Un heureux changement vous permet d'y prétendre

Victorieux par moi, peut être à mes souhaits

Le Sultan voudra condescendre.

Les raisons de cette offre et le prix que j'y mets,

Je les tairai; Nadir doit seul vous les apprendre.»

Que vois-je? avoûrez-vous cette lettre, ce seing?

LE PRINCE.

Oui; ce billet, seigneur, fut tracé de ma main.

SOLIMAN.

Holà! gardes.

LE PRINCE.

Je dois vous paraître coupable,

Je le sais. Cependant, si le sort qui m'accable

Souffrait que votre fils pût se justifier,

Si mon cœur à vos yeux se montrait tout entier...

ROXELANE.

(Au Prince). (Au Sultan). (Au Prince).

Il le faut... Permettez... Vous n'avez rien à craindre;

Parlez, Nadir n'est plus, et vous pouvez tout feindre.

LE PRINCE.

Barbare! à cet opprobre étais-je réservé?

Par pitié, si mon crime à vos yeux est prouvé,

D'un père, d'un sultan déployez la puissance;

Par mille affreux tourmens éprouvez ma constance:

Je puis chérir des coups que vous aurez portés;

Mais ne me livrez point à tant d'indignités.

Votre gloire l'exige, et votre fils peut croire...

SOLIMAN.

Perfide! il te sied bien d'intéresser ma gloire!

Toi qui veux la flétrir, toi, l'ami des Persans!

Toi qui, devant leur maître, avilis mes vieux ans!

Qui, sachant contre lui quelle fureur m'anime...

LE PRINCE.

Ah! croyez que son nom fait seul mon plus grand crime;

Que, sans ce fier courroux, J'aurais pu... Non, jamais.

(Montrant Roxelane).

J'ai mérité la mort, et voilà mes forfaits.

Cette lettre en vos mains, seigneur, m'accusait-elle,

Quand d'avance par vous traité comme un rebelle,

L'ordre de m'arrêter dans mon camp?

SOLIMAN.

Justes cieux!

Tu savais... Je vois tout. D'un écrit odieux

Ta bouche en ce moment m'éclaircit le mystère;

Il demande à Thamas des secours contre un père.

LE PRINCE.

Quoi! ce secret fatal qu'à l'instant dans ces lieux...

SOLIMAN.

Traître! c'en est assez. Qu'on l'ôte de mes yeux.

SCÈNE VI.

LES PRÉCÉDENS, ZÉANGIR.

LE PRINCE, voyant Zéangir.

Ciel!

ZÉANGIR.

(à part.)

Mon père, daignez... O mère trop cruelle!

SOLIMAN.

Quoi! sans être appelé?

ROXELANE.

Quelle audace nouvelle!

SOLIMAN.

Qu'on m'en réponde, allez.

ZÉANGIR.

Suspendez un moment.

LE PRINCE.

Ah! qu'il suffise au moins à cet embrassement.

Va, de ton amitié cette preuve dernière

A trop bien démenti les fureurs de ta mère;

Elle surpasse tout, sa rage et mes malheurs,

Et la haine qu'on doit à ses persécuteurs.

(Il sort).

SCÈNE VII.

SOLIMAN, ROXELANE, ZÉANGIR.

SOLIMAN.

Quel orgueil!

ZÉANGIR.

Ah! craignez que dans votre vengeance...

SOLIMAN.

Je veux bien de ce zèle excuser l'imprudence;

Et j'aimerais, mon fils, à vous voir généreux,

Si le crime du moins pouvait être douteux:

Mais ne me parlez point en faveur d'un perfide

Qui peut-être déjà médite un parricide.

(à Roxelane.)

J'excuse votre haine, et je vais de ce pas

Prévenir les effets de ses noirs attentats.

SCÈNE VIII.

ROXELANE, ZÉANGIR.

ZÉANGIR.

Quoi! déjà votre haine a frappé sa victime!

Un père en un moment la trouve légitime!

ROXELANE.

Pour convaincre un coupable, il ne faut qu'un instant.

ZÉANGIR.

Si vous n'aviez un fils, il serait innocent.

ROXELANE.

Le ciel me l'a donné, peut-être en sa colère.

ZÉANGIR.

Le ciel vous l'a donné... pour attendrir sa mère.

Je veux croire et je crois que, prête à l'opprimer,

Contre un coupable ici vous pensez vous armer;

Et l'amour maternel que dans vous je révère

(Car je combats des vœux dont la source m'est chère),

Abusant vos esprits sur moi seul arrêtés,

Vous persuade encor ce que vous souhaitez;

Mais cet amour vous trompe, et peut être funeste.

ROXELANE.

Dieu! quel aveuglement! le crime est manifeste,

Son père en a tenu le gage de sa main.

ZÉANGIR, à part.

Que ne puis-je parler?

ROXELANE.

Vous frémissez en vain.

Abandonnez un traître à son sort déplorable.

Vous l'aimiez vertueux, oubliez-le coupable.

Ou, si votre amitié lui donne quelques pleurs,

Voyez du moins, voyez, à travers vos douleurs,

Quel brillant avenir le destin vous présente;

Cet éclat des sultans, cette pompe imposante,

L'univers de vos lois docile adorateur,

Et la gloire plus belle encor que la grandeur,

La gloire que vos vœux...

ZÉANGIR.

Sans doute elle m'anime.

ROXELANE.

Un trône ici la donne.

ZÉANGIR.

Un trône acquis sans crime.

ROXELANE.

Quel crime commets-tu?

ZÉANGIR.

Ceux qu'on commet pour moi.

ROXELANE.

Des attentats d'autrui je profite pour toi.

ZÉANGIR.

Vous le croyez coupable, et c'est là votre excuse.

Mais moi qui vois son cœur, mais moi que rien n'abuse...

ROXELANE.

Tu pleureras un jour quand l'absolu pouvoir...

ZÉANGIR.

A-t-on jamais pleuré d'avoir fait son devoir?

ROXELANE.

J'ai pitié, mon cher fils, d'un tel excès d'ivresse;

Je vois avec quel art, séduisant ta jeunesse,

Il a su, plus prudent, par cette illusion,

T'écartant du sentier de son ambition...

ZÉANGIR.

Quoi! vous doutez...

ROXELANE.

Eh bien, je veux le croire, il t'aime;

Ainsi que toi, mon fils, il se trompe lui-même.

Vous ignorez tous deux, dans votre aveugle erreur,

Et le cœur des humains et votre propre cœur.

Mais le temps, d'autres vœux, l'orgueil de la puissance,

Du monarque au sujet cet intervalle immense,

Tout va briser bientôt un nœud mal affermi,

Et sur le trône un jour tu verras...

ZÉANGIR.

Un ami.

ROXELANE.

L'ami d'un maître! ô ciel! ah! quitte un vain prestige.

ZÉANGIR.

Jamais.

ROXELANE.

Les Ottomans ont-ils vu ce prodige?

ZÉANGIR.

Ils le verront.

ROXELANE.

Mon fils, songes-tu dans quels lieux?...

Encor si tu vivais dans ces climats heureux,

Qui, grâce à d'autres mœurs, à des lois moins sévères,

Peuvent offrir des rois que chérissent leurs frères;

Où, près du maître assis, brillans de sa splendeur,

Quelquefois partageant le poids de sa grandeur,

Ils vont à des sujets placés loin de sa vue

De leurs devoirs sacrés rappeler l'étendue;

Et, marchant sur sa trace, aux conseils, aux combats,

Recueillent les honneurs attachés à ses pas!

Qu'à ce prix signalant l'amitié fraternelle,

On mette son orgueil à s'immoler pour elle,

Je conçois cet effort. Mais en ces lieux! mais toi!...

ZÉANGIR.

Il est fait pour mon âme, il est digne de moi.

Est-ce donc un effort que de chérir son frère?

Serait-ce une vertu quelque part étrangère?

Ai-je dû m'en défendre? Et quel cœur endurci

Ne l'eût aimé partout comme je l'aime ici?

Partout il eût trouvé des cœurs aussi sensibles,

Un père, hélas! plus doux... des destins moins terribles.

Non, vous ne savez pas tout ce que je lui dois.

Si mon nom près du sien s'est placé quelquefois,

C'est lui qui vers l'honneur appelait ma jeunesse,

Encourageait mes pas, soutenait ma faiblesse;

Sa tendresse inquiète au milieu des combats,

Prodigue de ses jours, m'arrachait au trépas;

La gloire enfin, ce bien qu'avec excès on aime,

Dont le cœur est avare envers l'amitié même,

Lui semblait le trahir, et manquait à ses vœux,

Si son éclat du moins ne nous couvrait tous deux.

Cent fois...

ROXELANE.

Ah! c'en est trop: va, quoiqu'il ait pu faire,

Tu peux tout acquitter par le sang de la mère.

ZÉANGIR.

O ciel!

ROXELANE.

Oui, par mon sang! lui seul doit expier

Des affronts que jamais rien ne fait oublier.

Sous les yeux de son fils, ma rivale en silence

Vingt ans de ses appas a pleuré l'impuissance.

Il l'a vue exhaler, dans ses derniers soupirs.

L'amertume et le fiel de ses longs déplaisirs;

Il revient poursuivi de cette affreuse image;

Et, lorsque mon nom seul doit exciter sa rage,

Il me voit, calme et fière, annonçant mon dessein,

Lui montrer son forfait attesté par son seing.

Dis-moi si, pour le trône élevé dès l'enfance,

Le plus fier des humains oublîra cette offense.

ZÉANGIR.

Je vais vous étonner; le plus fier des humains

Verrait, sans se venger, la vengeance en ses mains;

Le plus fier des humains est encore le plus tendre...

Je prévoyais qu'ici vous ne pourriez m'entendre;

Mais, quoi que vous pensiez, je le connais trop bien...

ROXELANE.

Insensé!

ZÉANGIR.

Votre cœur ne peut juger le sien;

Pardonnez. Mon respect frémit de ce langage;

Mais vous concevez mal qu'on pardonne un outrage.

Un autre l'a conçu. Je réponds de sa foi,

Et vos jours sont sacrés pour lui comme pour moi;

Il sait trop qu'à ce coup je ne pourrais survivre.

ROXELANE.

J'entends... pour prix des soins où l'amitié vous livre,

Sa bonté souffrira que du plus beau destin

Je coure dans l'opprobre ensevelir la fin;

Et ramper, vile esclave, et rebut de sa haine,

En ces lieux où vingt ans j'ai marché souveraine.

Décidons notre sort, et daignez écouter

Ce qu'un amour de mère avait su me dicter.

De mon époux bientôt je vais pleurer la perte,

Et de la gloire ici la barrière est ouverte:

Soliman la cherchait; mais détestant Thamas,

Malgré moi cette haine en détournait ses pas.

Loin de porter ses coups à la Perse abattue,

Dans ses vastes déserts sans fruit toujours vaincue,

Il fallait s'appuyer des secours du Persan

Contre les vrais rivaux de l'empire ottoman.

L'hymen fait les traités; et la main d'Azémire

Pourrait unir par vous et l'un et l'autre empire.

ZÉANGIR.

Par moi!

ROXELANE.

J'offre à vos vœux la gloire et le bonheur.

ZÉANGIR.

Le bonheur! désormais est-il fait pour mon cœur?

Si vous saviez...

ROXELANE.

Mon fils: je sais tout.

ZÉANGIR.

Que dit-elle?

ROXELANE.

Vous l'aimez.

ZÉANGIR.

Je l'adore, et je fuis... Ah, cruelle!

O ciel, dont la rigueur vend si cher les vertus,

D'un cœur au désespoir n'exige rien de plus.

SCÈNE IX.

ROXELANE, seule.

Voilà donc de ce cœur quel est l'endroit sensible!

Allons, frappons un coup plus sûr et plus terrible.

Mon fils est amoureux, sans doute il est aimé;

Intéressons l'objet dont il est enflammé.

Pour être ambitieux, il porte un cœur trop tendre;

Mais l'amour va parler, j'ose tout en attendre.

Espérons. Qui pourrait triompher en un jour

Des charmes de l'empire et de ceux de l'amour?

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE IV.

SCÈNE PREMIÈRE.

ZÉANGIR, AZÉMIRE.

AZÉMIRE.

Non, je n'ai point douté qu'un héroïque zèle

Ne signalât toujours votre amitié fidèle;

Je vous ai trop connu. Votre frère arrêté,

Aujourd'hui, de vous seul attend la liberté.

La sultane me quitte; et, dans sa violence....

Quel entretien fatal et quelle confidence!

De ses desseins secrets complice malgré moi,

Ainsi que ma douleur j'ai caché mon effroi.

Je respire par vous; et, dans ma tendre estime,

J'ose encore implorer un rival magnanime:

Je tremble pour le prince; et mes vœux éperdus

Lui cherchent un asile auprès de vos vertus.

ZÉANGIR.

J'ai subi comme vous cette épreuve cruelle,

Je n'ai pu désarmer une main maternelle.

Ma mère, en son erreur, se flatte qu'aujourd'hui

Vos vœux, fixés pour moi, me parlent contre lui;

Que le sang de Thamas doit détester mon frère.

Ignorant mon malheur, elle croit, elle espère

Que la séduction d'un amour mutuel

M'intéresse par vous à son projet cruel:

Il sera confondu. Déjà jusqu'à mon père

Une lettre en secret a porté ma prière:

On l'a vu s'attendrir; ses larmes ont coulé;

C'est par son ordre ici que je suis appelé.

J'obtiendrai qu'à ses yeux le prince reparaisse;

Je saurai pour son fils réveiller sa tendresse.

Songez, dans vos frayeurs, qu'il lui reste un appui;

Et tant que je vivrai, ne craignez rien pour lui.

AZÉMIRE.

Je retiens les transports de ma reconnaissance,

Mais, par pitié peut-être, on nous rend l'espérance:

Pour mieux me rassurer, vous cachez vos terreurs;

Vous détournez les yeux en essuyant mes pleurs.

Que de périls pressans! le visir, votre mère

Moi même, cette lettre et ce fatal mystère,

Un sultan soupçonneux, l'ivresse des soldats,

L'horreur de Soliman pour le nom de Thamas,

Horreur toujours nouvelle et par le temps accrue,

Que sans fruit la sultane a même combattue!

Ah! si, dans les dangers qu'on redoute pour moi,

Ceux du prince à mon cœur inspiraient moins d'effroi,

Je vous dirais: Forcez son généreux silence,

Dévoilez son secret, montrez son innocence:

Heureuse si j'avais, en voulant le sauver,

Et des périls plus grands, et la mort à braver!

ZÉANGIR.

Comme elle sait aimer! je vois toute ma perte.

Pardonnez; ma blessure un instant s'est ouverte;

Laissez-moi: loin de vous je suis plus généreux;

Le sultan va paraître: on vient. Fuyez ces lieux.

SCÈNE II.

SOLIMAN, ZÉANGIR.

ZÉANGIR.

Souffrez qu'à vos genoux j'adore l'indulgence

Qui rend à mes regards votre auguste présence,

Et d'un ordre sévère adoucit la rigueur.

SOLIMAN.

Touché de tes vertus, satisfait de ton cœur,

D'un sentiment plus doux je n'ai pu me défendre.

Dans ces premiers momens, j'ai bien voulu t'entendre:

Mais que vas-tu me dire en faveur d'un ingrat

Dont ce jour a prouvé le rebelle attentat?

De ce triste entretien quel fruit peux-tu prétendre?

Et de ma complaisance, hélas! que dois-je attendre

Hors la douceur de voir que le ciel aujourd'hui

Me laisse au moins en toi plus qu'il ne m'ôte en lui?

ZÉANGIR.

Il n'est point prononcé, cet arrêt sanguinaire!

Le prince a pour appui les bontés de son père.

Vous l'aimâtes, seigneur; je vous ai vu cent fois

Entendre avec transport et compter ses exploits,

Des splendeurs de l'empire en tirer le présage,

Et montrer ce modèle à mon jeune courage.

Depuis plus de huit ans éloigné de ces lieux,

On a de ses vertus détourné trop vos yeux.

SOLIMAN.

Quoi! quand toi-même as vu jusqu'où sa violence

A fait de ses adieux éclater l'insolence!

ZÉANGIR.

Gardez de le juger sur un emportement,

D'une âme au désespoir rapide égarement.

Vous savez quel affront enflammait son courage.

On excuse l'orgueil qui repousse un outrage.

SOLIMAN.

De l'orgueil devant moi! menacer à mes yeux!

Dès long-temps...

ZÉANGIR.

Pardonnez, il était malheureux;

Dans les rigueurs du sort son âme était plus fière:

Tels sont tous les grands cœurs, tel doit être mon frère.

Rendez-lui vos bontés, vous le verrez soumis,

Embrasser vos genoux, vous rendre votre fils;

J'en réponds.

SOLIMAN.

Eh! pourquoi réveiller ma tendresse,

Quand je dois à mon cœur reprocher ma faiblesse,

Quand un traître aujourd'hui sollicite Thamas,

Quand son crime avéré?...

ZÉANGIR.

Seigneur, il ne l'est pas:

Croyez-en l'amitié qui me parle et m'anime;

De tels nœuds ne sont point resserrés par le crime.

Quels que soient les garans qu'on ose vous donner,

Croyez qu'il est des cœurs qu'on ne peut soupçonner.

Eh! qui sait, si, fermant la bouche à l'innocence...

SOLIMAN.

Va, son forfait lui seul l'a réduit au silence.

Eh! peut-il démentir ce camp, dont les clameurs

Déposent contre lui pour ses accusateurs?

ZÉANGIR.

Oui, Souffrez seulement qu'il puisse se défendre.

Daignez, daignez du moins le revoir et l'entendre.

SOLIMAN.

Que dis-tu! ciel! qui? lui! qu'il paraisse à mes yeux!

Me voir encor braver par cet audacieux!

ZÉANGIR.

Eh quoi! votre vertu, seigneur, votre justice,

De ses persécuteurs se montrerait complice!

Vous avez entendu ses mortels ennemis,

Et pourriez, sans l'entendre, immoler votre fils,

L'héritier de l'empire! Ah! son père est trop juste.

Où serait, pardonnez, cette clémence auguste,

Qui dicta vos décrets, par qui vous effacez

Nos plus fameux sultans, près de vous éclipsés?

SOLIMAN.

Eh! qui l'atteste mieux, dis-moi, cette clémence,

Que les soins paternels qu'avait pris ma prudence

D'étouffer mes soupçons, d'exiger qu'en ma main

Fût remis du forfait le gage trop certain;

D'ordonner que, présent, et prêt à les confondre,

A ses accusateurs lui-même il pût répondre?

Hélas! je m'en flattais; et lorsque ses soldats

Menacent un sultan des derniers attentats,

Qu'ils me bravent pour lui, réponds-moi, qui m'arrête?

Quel autre dans leur camp n'eût fait voler sa tête?

Et moi, loin de frapper, je tremble en ce moment

Que leur zèle, poussé jusqu'au soulèvement,

Malgré moi ne m'arrache un ordre nécessaire.

Eh! qui sait, si tantôt, secondant ta prière,

Ce reste de bonté, qui m'enchaîne le bras,

N'a point porté vers toi mes regrets et mes pas;

Si je n'ai point cherché, dans l'horreur qui m'accable,

A pleurer avec toi le crime et le coupable?

Hélas! il est trop vrai qu'au déclin de mes ans,

Fuyant des yeux cruels, suspects, indifférens,

Contraint de renfermer mon chagrin solitaire,

J'ai chéri l'intérêt que tu prends à ton frère;

Et qu'en te refusant, ma douleur aujourd'hui

Goûte quelque plaisir à te parler de lui.

ZÉANGIR.

Vous l'aimez, votre cœur embrasse sa défense.

Ah! si vos yeux trop tard voyaient son innocence;

Si le sort vous condamne à cet affreux malheur,

Avouez qu'en effet vous mourrez de douleur.

SOLIMAN.

Oui. Je mourrais, mon fils, sans toi, sans ta tendresse,

Sans les vertus qu'en toi va chérir ma vieillesse.

Je te rends grâce, ô ciel, qui, dans ta cruauté,

Veux que mon malheur même adore ta bonté;

Qui, dans l'un de mes fils, prenant une victime,

De l'autre me fais voir la douleur magnanime,

Oubliant les grandeurs dont il doit hériter,

Pleurant au pied du trône et tremblant d'y monter!

ZÉANGIR.

Ah! si vous m'approuvez, si mon cœur peut vous plaire,

Accordez-m'en le prix en me rendant mon frère.

Ces sentimens qu'en moi vous daignez applaudir,

Communs à vos deux fils, ont trop su les unir;

Vous formâtes ces nœuds aux jours de mon enfance,

Le temps les a serrés... c'était votre espérance...

Ah! ne les brisez point. Songez quels ennemis

Sa valeur a domptés, son bras vous a soumis.

Quel triomphe pour eux! et bientôt quelle audace,

Si leur haine apprenait le coup qui le menace!

Quels vœux, s'ils contemplaient le bras levé sur lui!

Et dans quel temps veut-on vous ravir cet appui?

Voyez le Transilvain, le Hongrois, le Moldalve,

Infecter à l'envi le Danube et la Drave.

Rhodes n'est plus! D'où vient que ses fiers défenseurs,

Sur le rocher de Malte insultent leurs vainqueurs?

Et que sont devenus ces projets d'un grand homme,

Quand vous deviez, seigneur, dans les remparts de Rome,

Détruisant des chrétiens le culte florissant,

Aux murs du Capitole arborer le croissant?

Parlez, armez nos mains; et que notre jeunesse

Fasse encor respecter cette auguste vieillesse.

Vous, craint de l'univers, revoyez vos deux fils

Vainqueurs, à vos genoux retomber plus soumis,

Baiser avec respect cette main triomphante,

Incliner devant vous leur tête obéissante,

Et chargés d'une gloire offerte à vos vieux ans,

De leurs doubles lauriers couvrir vos cheveux blancs.

Vous vous troublez, je vois vos larmes se répandre.

SOLIMAN.

Je cède à ta douleur et si noble et si tendre.

Ah! qu'il soit innocent, et mes vœux sont remplis..!

Gardes, que devant moi on amène mon fils.

ZÉANGIR.

(Aux gardes.)

Mon père... demeurez... Ah! souffrez que mon zèle

Coure de vos bontés lui porter la nouvelle;

Je reviens avec lui me jeter à vos pieds.

SCÈNE III.

SOLIMAN, seul.

O nature! ô plaisirs trop long-temps oubliés!

O doux épanchemens qu'une contrainte austère

A long-temps interdits aux tendresses d'un père!

Vous rendez quelque calme à mes sens oppressés,

Egalez vos douceurs à mes ennuis passés.

Quoi donc! ai-je oublié dans quels lieux je respire?

Et par qui mon aïeul, dépouillé de l'empire,

Vit son fils?... Murs affreux! séjour des noirs soupçons,

Ne me retracez plus vos sanglantes leçons.

Mon fils est vertueux, ou du moins je l'espère.

Mais si de ses soldats la fureur téméraire

Malgré lui-même osait... triste sort des sultans

Réduits à redouter leurs sujets, leurs enfans!

Qui? moi! je souffrirai qu'arbitre de ma vie...

Monarques des chrétiens, que je vous porte envie!

Moins craints et plus chéris, vous êtes plus heureux.

Vous voyez de vos lois vos peuples amoureux

Joindre un plus doux hommage à leur obéissance;

Ou, si quelque coupable a besoin d'indulgence,

Vos cœurs à la pitié peuvent s'abandonner;

Et, sans effroi du moins, vous pouvez pardonner.

SCÈNE IV.

SOLIMAN, LE PRINCE, ZÉANGIR.

SOLIMAN.

Vous me voyez encor, je vous fais cette grâce;

Je veux bien oublier votre nouvelle audace.

Sans ordre, sans aveu, traiter avec Thamas,

Est un crime qui seul méritait le trépas.

Offrir la paix! qui? vous! De quel droit? à quel titre?

De ces grands intérêts qui vous a fait l'arbitre?

Sachez, si votre main combattit pour l'état,

Qu'un vainqueur n'est encor qu'un sujet, un soldat.

LE PRINCE.

Oui, j'ai tâché du moins, seigneur, de le paraître,

Et mon sang prodigué...

SOLIMAN.

Vous serviez votre maître.

Votre orgueil croirait-il faire ici mes destins?

Soliman peut encor vaincre par d'autres mains.

Un autre avec succès a marché sur ma trace,

Et votre égal un jour...

LE PRINCE.

Mon frère! il me surpasse;

Le ciel, qui pour moi seul garde sa cruauté,

S'il vous laisse un tel fils, ne vous a rien ôté.

SOLIMAN.

Qu'entends-je? à la grandeur joint-on la perfidie?

ZÉANGIR.

En se montrant à vous, son cœur se justifie.

SOLIMAN.

Je le souhaite au moins. Mais n'apprendrai-je pas

Le prix que pour la paix on demande à Thamas?

Le perfide ennemi, dont le nom seul m'offense,

Vous a-t-il contre moi promis son assistance?

LE PRINCE.

Juste ciel! ce soupçon me fait frémir d'horreur.

Si le crime un moment fût entré dans mon cœur

(Vous ne penserez pas que la mort m'intimide),

Je vous dirais: Frappez, punissez un perfide...

Mais je suis innocent, mais l'ombre d'un forfait...

SOLIMAN.

Eh bien! je veux vous croire, expliquez ce billet.

LE PRINCE, après un moment de silence.

Je frémis de l'aveu qu'il faut que je vous fasse;

Mon respect s'y résout, sans espérer ma grâce:

J'ai craint, je l'avoûrai, pour des jours précieux;

J'ai craint, non le courroux d'un sultan généreux,

Mais une main.... Seigneur, votre nom, votre gloire,

Soixante ans de vertus chers à notre mémoire,

Tout me répond des jours commis à votre foi,

Et mes malheurs du moins n'accableront que moi.

SOLIMAN.

Et pour qui ces terreurs?

LE PRINCE.

Cet écrit, ce message,

Que de la trahison vous avez cru l'ouvrage,

C'est celui de l'amour; ordonnez mon trépas:

Votre fils brûle ici pour le sang de Thamas.

SOLIMAN.

Pour le sang de Thamas!

LE PRINCE.

Oui, j'adore Azémire.

SOLIMAN.

Puis-je l'entendre, ô ciel! et qu'oses-tu me dire?

Est-ce là le secret que j'avais attendu?

Voilà donc le garant que m'offre ta vertu!

Quoi! tu pars de ces lieux chargé de ma vengeance,

Et de mon ennemi tu brigues l'alliance!

ZÉANGIR.

S'il mérite la mort, si votre haine...

SOLIMAN.

Eh bien?

ZÉANGIR.

L'amour est son seul crime, et ce crime est le mien.

Vous voyez mon rival, mon rival que l'on aime;

Ou prononcez sa grâce, ou m'immolez moi-même.

SOLIMAN.

Ciel! de mes ennemis suis-je donc entouré?

ZÉANGIR.

De deux fils vertueux vous êtes adoré.

SOLIMAN.

O surprise! ô douleur!

ZÉANGIR.

Qu'ordonnez vous?

LE PRINCE.

Mon père,

Bien n'a pu m'abaisser jusques à la prière,

Rien n'a pu me contraindre à ce cruel effort,

Et je le fais enfin pour demander la mort.

Ne punissez que moi.

ZÉANGIR.

C'est perdre l'un et l'autre.

LE PRINCE.

C'est votre unique espoir.

ZÉANGIR.

Sa mort serait la vôtre.

LE PRINCE.

C'est pour moi qu'il révèle un secret dangereux.

ZÉANGIR.

Pour vous fléchir ensemble, ou pour périr tous deux.

LE PRINCE.

Il m'immolait l'amour qui seul peut vous déplaire.

ZÉANGIR.

J'ai dû sauver des jours consacrés à son père.

SOLIMAN.

Mes enfans, suspendez ces généreux débats.

O tendresse héroïque! admirables combats!

Spectacle trop touchant offert à ma vieillesse!

Mes yeux connaîtront-ils des larmes d'allégresse?

Grand Dieu! me payez-vous de mes longues douleurs?

De mes troubles mortels chassez-vous les horreurs?

Non, je ne croirai point qu'un cœur si magnanime

Parmi tant de vertus ait laissé place au crime.

Dieu! vous m'épargnerez le malheur...

SCÈNE V.

Les Précédens, OSMAN.

OSMAN.

Paraissez:

Le trône est en péril, vos jours sont menacés.

Transfuges de leur camp, de nombreux janissaires,

Des fureurs de l'armée insolens émissaires,

Dans les murs de Byzance ont semé leur terreur;

Séditieux sans chef, unis par la douleur,

Ils marchent. Leur maintien, leur silence menace.

En pâlissant de crainte, ils frémissent d'audace;

Leur calme est effrayant; leurs yeux avec horreur

Des remparts du sérail mesurent la hauteur.

Déjà, devançant l'heure aux prières marquée,

Les flots d'un peuple immense inondent la mosquée;

Tandis que, dans le camp, un deuil séditieux

D'un désespoir farouche épouvante les yeux,

Que des plus forcénés l'emportement funeste

Des drapeaux déchirés ensevelit le reste;

Comme si leur courroux, en les foulant aux pieds,

Venait d'anéantir leurs sermens oubliés.

Montrez-vous, imposez à leur foule insolente.

SOLIMAN.

J'y cours; va, pour toi seul un père s'épouvante.

Frémis de mon danger, frémis de leur fureur,

Et surtout fais des vœux pour me revoir vainqueur.

LE PRINCE.

Je fais plus, sans frémir je deviens leur ôtage;

J'aime à l'être, seigneur; je dois ce témoignage

A de braves guerriers qu'on veut rendre suspects,

Quand leur douleur soumise atteste leurs respects.

Ah! s'il m'était permis, si ma vertu fidèle

Pouvait, à vos côtés, désavouant leur zèle,

Se montrer, leur apprendre, en signalant ma foi,

Comment doit éclater l'amour qu'ils ont pour moi....

SOLIMAN, moment de silence.

Gardes, qu'il soit conduit dans l'enceinte sacrée.

Des plus audacieux en tout temps révérée;

Qu'au fidèle Nessir ce dépôt soit commis.

Va, mon destin jamais ne dépendra d'un fils.

Visir, à ses soldats, aux vainqueurs de l'Asie,

Opposez vos guerriers, vainqueurs de la Hongrie;

Qu'on soit prêt à marcher à mon commandement;

Veillez sur le sérail.

SCÈNE VI.

ZÉANGIR, OSMAN.

ZÉANGIR.

Arrêtez un moment.

C'est vous qui, de mon frère accusant l'innocence,

Contre lui du sultan excitez la vengeance.

Je lis dans votre cœur, et conçois vos desseins;

Vous voulez par sa mort assurer mes destins,

Et des piéges qu'ici l'amitié me présente

Garantir par pitié ma jeunesse imprudente.

Vous croyez que vos soins, en m'immolant ses jours,

M'affligent un moment pour me servir toujours;

Que, dans l'art de régner, sans doute moins novice,

Je sentirai le prix d'un si rare service,

Et que j'approuverai dans le fond de mon cœur

Un crime malgré moi commis pour ma grandeur.

OSMAN

Moi! seigneur, que mon âme à ce point abaissée...

ZÉANGIR.

Vous le nîriez en vain, telle est votre pensée.

Vous attendez de moi le prix de son trépas,

Et même en ce moment vous ne me croyez pas.

Quoiqu'il en soit, visir, tâchez de me connaître:

D'un écueil à mon tour je vous sauve peut-être;

Ses dangers sont les miens, son sort sera mon sort,

Et c'est moi qu'on trahit en conspirant sa mort.

Vous-même, redoutez les fureurs de ma mère;

Tremblez autant que moi pour les jours de mon frère;

A ce péril nouveau c'est vous qui les livrez;

Je vous en fais garant, et vous m'en répondrez.

OSMAN, seul.

Quel avenir, ô ciel! quel destin dois-je attendre!

SCÈNE III.

ROXELANE, OSMAN.

ROXELANE.

Viens; les momens sont chers: marchons.

OSMAN.

Daignez m'entendre.

ROXELANE.

Eh quoi?

OSMAN.

Dans cet instant Zéangir en courroux...

ROXELANE.

N'importe. Ciel! L'ingrat!... Frappons les derniers coups.

Le sultan hors des murs va porter sa présence;

Dans un projet hardi viens servir ma vengeance.

OSMAN.

Quel projet? ah! craignez...

ROXELANE.

Quand un sort rigoureux

A voulu qu'un destin terrible, dangereux,

Devînt en nos malheurs notre unique espérance,

Il faut, pour l'assurer, consulter la prudence,

Balancer les hazards, tout voir, tout prévenir;

Et, si le sort nous trompe, Il faut savoir mourir.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.

Le théâtre représente l'intérieur de l'enceinte sacrée; Nessir et les Gardes au fond du théâtre; le Prince sur le devant, et assis au commencement du monologue.

SCÈNE PREMIÈRE.

LE PRINCE, seul.

L'excès du désespoir semble calmer mes sens.

Quel repos! moi des fers! ô douleur! ô tourmens!

Sultane ambitieuse, achève ton ouvrage,

Joins pour m'assassiner l'artifice à la rage;

A ton lâche visir dicte tous ses forfaits.

Le traître! avec quel art, secondant tes projets,

De son récit trompeur la perfide industrie

Du sultan par degrés réveillait la furie!

Combien de ses discours l'adroite fausseté

A laissé, malgré lui, percer la vérité!

Ce peuple consterné, ce silence, ces larmes

Qu'arrache ma disgrâce aux publiques alarmes;

Ce deuil, marque du sceau de la religion,

C'était donc le signal de la rebellion;

Hélas! prier, gémir, est-ce trop de licence?

Est-on rebelle enfin pour pleurer l'innocence?

Et le sultan le craint! Il croit, dans son erreur,

Aller d'un camp rebelle appaiser la fureur!

Il verra leurs respects dans leur sombre tristesse;

On m'aime en chérissant sa gloire et sa vieillesse.

Suspect dans mon exil, nourri, presque opprimé,

A révérer son nom je les accoutumai;

Son fils à ses vertus se plat à rendre hommage:

Que ne m'a-t-il permis de l'aimer davantage!

On ne vient point: ô ciel! on me laisse en ces lieux,

En ces lieux si souvent teints d'un sang précieux,

Où tant de criminels et d'innocens, peut-être,

Sont morts sacrifiés aux noirs soupçons d'un maître

Que tarde le sultan? s'est-il enfin montré?

A-t-il vu ce tumulte, et s'est-il rassuré?

Et Zéangir! mon frère, ô vertus! ô tendresse!

Mon frère, je le vois, il s'alarme, il s'empresse;

De sa cruelle mère il fléchit les fureurs;

Il rassure Azémire, il lui donne des pleurs,

Lui prodigue des soins, me sert dans ce que j'aime:

Une seconde fois il s'immole lui-même.

Quelle ardeur enflammait sa générosité,

En se chargeant du crime à moi seul imputé!

Quels combats! quels transports! il me rendait mon père;

C'est un de ses bienfaits, je dois tout à mon frère.

Non, le ciel, je le vois, n'ordonne point ma mort;

Non, j'ai trop accusé mon déplorable sort;

J'ai trop cru mes douleurs, tout mon cœur les condamne.

Je sens qu'en ce moment je hais moins Roxelane.

Mais quel bruit! ah! du moins... Que vois-je? le visir!

Lui, dans un tel moment! lui dans ces lieux!

SCÈNE II.

LE PRINCE, OSMAN.

OSMAN.

Nessir,

Adorez à genoux l'ordre de votre maître.

(Il lui remet un papier.)

LE PRINCE, assis et après un moment de silence.

Et vous a-t-on permis de le faire connaître?

OSMAN.

Bientôt vous l'apprendrez.

LE PRINCE.

Et que fait le sultan?

OSMAN.

Contre les révoltés il marche en cet instant.

LE PRINCE.

(A part.) (Haut.)

Les révoltés! O ciel! contraignons-nous. J'espère

Qu'on peut m'apprendre aussi ce que devient mon frère.

OSMAN.

Un ordre du sultan l'éloigne de ses yeux.

LE PRINCE, à part.

Zéangir éloigné! mon appui! justes cieux!

(Haut.)

Azémire...

OSMAN.

Azémire à Thamas est rendue;

Elle quitte Byzance.

LE PRINCE, à part.

O rigueur imprévue!

(Haut.)

Quel présage! Et Nessir... cet ordre...

OSMAN.

Est rigoureux.

Craignez de vos amis le secours dangereux.

Qui voudrait vous servir vous trahirait peut-être.

Ce séjour est sacré; puisse-t-il toujours l'être!

Souhaitez-le et tremblez; vos périls sont accrus:

Ce zèle impétueux qu'excitent vos vertus...

LE PRINCE.

Cessez; je sais le prix qu'il faut que j'en espère;

Roxelane avec vous les vantait à mon père.

Sortez.

OSMAN.

Vous avez lu, Nessir, obéissez.

SCÈNE III.

LE PRINCE, seul.

O ciel! que de malheurs à la fois annoncés!

Zéangir écarté! le départ d'Azémire!

Tout ce qui me confond, tout ce qui me déchire!

Craignez de vos amis le secours dangereux!...

Je lis avec horreur dans ce mystère affreux.

(à Nessir.)

Si l'on s'armait pour moi, si l'on forçait l'enceinte...

Tu frémis, je t'entends... D'où peut naître leur crainte?

Leur crainte! on l'espérait: cet espoir odieux

Le visir l'annonçait, le portait dans ses yeux.

S'il ne s'en croyait sûr, eût-il osé m'instruire?

Viendrait-il insulter l'héritier de l'empire?

Comme il me regardait, incertain de mon sort,

Mendier chaque mot qui me donnait la mort!

Et j'ai dû le souffrir, l'insolent qui me brave!

Le fils de Soliman bravé par un esclave!

Cet affront, cette horreur manquaient à mon destin;

Après ce coup affreux, le trépas... Mais enfin

Qui peut les enhardir? quelle est leur espérance?

Qu'on attaque l'enceinte? Et sur quelle apparence...

Est-ce dans ce sérail que j'ai donc tant d'amis!

Parmi ces cœurs rampans, à l'intérêt soumis,

Qu'importent mes périls, mon sort, ma renommée?

C'est le peuple qui plaint l'innocence opprimée.

L'esclave du pouvoir ne tremble point pour moi:

A Roxelane ici tout a vendu sa foi...

Quel jour vient m'éclairer? Si c'était la sultane...

Ce crime est en effet digne de Roxelane.

Oui, tout est éclairci. Le trouble renaissant,

Le peuple épouvanté, le soldat frémissant,

C'est elle qui l'excite: elle effrayait mon père,

Pour surprendre à sa main cet ordre sanguinaire.

Les meurtriers sont prêts, par sa rage apostés;

Des coups sont attendus; les momens sont comptés.

Grand Dieu! si le malheur, si faible innocence

Ont droit à ton secours non moins qu'à ta vengeance;

Toi dont le bras prévient ou punit les forfaits,

Au lieu de ton courroux signale tes bienfaits;

Je t'en conjure, ô Dieu! par la voix gémissante

Qu'élève à tes autels la douleur suppliante,

Par mon respect constant pour ce père trompé,

Qui périra du coup dont tu m'auras frappé,

Par ces vœux qu'en mourant t'offrait pour moi ma mère;

Je t'en conjure... au nom des vertus de mon frère.

Calmons-nous, espérons: je respire; mes pleurs

De mon cœur moins saisi soulagent les douleurs:

Le ciel... Qu'ai-je entendu?...

(Au bruit qu'on entend, les gardes tirent leurs coutelas. Nessir tire son poignard. Nessir écoute s'il entend un second bruit.)

Frappe, ta main chancelle;

Frappe.

(Le second bruit se fait entendre. Ceux des gardes qui sont à la droite du Prince, passent devant pour aller vers ta porte de la prison, et en passant forment un rideau, qui doit cacher absolument l'action de Nessir aux yeux du public.)

SCÈNE IV.

LE PRINCE, ZÉANGIR.

ZÉANGIR, s'avançant jusque sur le devant du théâtre de l'autre côté.

Viens, signalons notre foi, notre zèle;

Courons vers le sultan; désarmons les soldats:

Qu'il reconnaisse enfin...

(En ce moment les gardes qui environnent le prince mourant, se rangent et se développent de manière à laisser voir le Prince à Zéangir et aux spectateurs.)

O ciel! que vois-je!... hélas!

Mon frère! mon cher frère! ô crime! ô barbarie!

(Aux gardes.)

Monstres! quel noir projet, quelle aveugle furie!...

(Nessir lui montre l'ordre, sur lequel Zéangir jette les yeux.)

Qu'ai-je lu? qu'ai-je fait? malheureux! quoi! ma main...

O mon frère! et c'est moi qui suis ton assassin!

O sort! c'est Zéangir que tu fais parricide!

Quel pouvoir formidable à nos destins préside?

Ciel!

LE PRINCE.

De trop d'ennemis j'étais enveloppé;

Ton frère à leurs fureurs n'aurait point échappé.

Je plains le désespoir où ton âme est en proie.

La mienne en ce malheur goûte au moins quelque joie.

Je te revois encor: je ne l'espérais pas;

Ta présence adoucit l'horreur de mon trépas.

ZÉANGIR.

Tu meurs! ah! c'en est fait!

SCÈNE V ET DERNIÈRE.

LE PRINCE, ZÉANGIR, SOLIMAN, ROXELANE.

SOLIMAN.

Tout me fuit, tout m'évite;

Quelle morne terreur dans tous les yeux écrite!

Que vois-je? se peut-il?... mon fils mourant, ô cieux!

ROXELANE.

Il n'est plus.

SOLIMAN.

Quoi! Nessir, quel bras audacieux?...

ZÉANGIR, se relevant de dessus le corps de son frère.

Pleurez sur l'attentat, pleurez sur le coupable.

C'est Zéangir.

SOLIMAN.

O crime! ô jour épouvantable!

ROXELANE, à part.

Jour plus affreux pour moi!

SOLIMAN.

Cruel! qu'espérais-tu?

ZÉANGIR.

Prévenir vos dangers vous montrer sa vertu;

Des soldats désarmés arrêter la licence.

SOLIMAN.

Hélas! dans leurs respects j'ai vu son innocence.

Détrompé, plein de joie, en les trouvant soumis,

Tout mon cœur s'écriait: Vous me rendez mon fils.

Et pour des jours si chers quand je suis sans alarmes,

Quand j'apporte en ces lieux ma tendresse et mes larmes.

ZÉANGIR, hors de lui et s'adressant à Roxelane.

C'est vous dont la fureur l'égorge par mon bras,

Vous dont l'ambition jouit de son trépas,

Qui, sur tant de vertus fermant les yeux d'un père,

L'avez fait un moment injuste, sanguinaire.....

(à Soliman.)

Pardonnez, je vous plains, je vous chéris.... hélas!

Je connais votre cœur, vous n'y survivrez pas.

C'est la dernière fois que le mien vous offense.

(Regardant sa mère.)

Mon supplice finit, et le vôtre commence.

(Il se tue sur le corps de son frère.)

SOLIMAN.

O comble des horreurs!

ROXELANE.

O transports inouïs!

SOLIMAN.

O père infortuné!

ROXELANE.

Malheureuse! mon fils,

Lui pour qui j'ai tout fait! lui, depuis sa naissance,

De mon ambition l'objet, la récompense!

Lui qui punit sa mère en se donnant la mort,

Par qui mon désespoir me tient lieu de remord!

Pour lui j'ai tout séduit, ton visir, ton armée;

Je t'effrayais du deuil de Byzance alarmée;

De ton fils en secret j'excitais les soldats;

Par cet ordre surpris tu signais son trépas;

Je forçais sa prison, sa perte était certaine.

L'amitié de mon fils a devancé ma haine.

Un dieu vengeur par lui prévenant mon dessein....

Le Musulman le pense, et je le crois enfin,

Qu'une fatalité terrible, irrévocable,

Nous enchaîne à ses lois, de son joug nous accable,

Qu'un Dieu, près de l'abîme où nous devons périr,

Même en nous le montrant, nous force d'y courir!

J'y tombe sans effroi, j'y brave sa colère,

Le pouvoir d'un despote et les fureurs d'un père.

Ma mort....

(Elle fait un pas vers son fils.)

SOLIMAN.

Non, tu vivras pour pleurer tes forfaits.

Monstre!... De ses transports prévenez les effets;

Qu'on l'enchaîne en ces lieux, qu'on veille sur sa vie.

Tu vivras dans les fers et dans l'ignominie;

Aux plus vils des humains vil objet de mépris,

Sons ces lambris affreux teints du sang de ton fils.

Que cet horrible aspect te poursuive sans cesse;

Que le ciel, prolongeant ton obscure vieillesse,

T'abandonne au courroux de ces mânes sanglans;

Que mon ombre bientôt redouble tes tourmens,

Et puisse en inventer de qui la barbarie

Égale mes malheurs, ma haine et ta furie.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

316

LA
JEUNE INDIENNE,

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS.

PERSONNAGES.

  • BETTI.
  • BELTON.
  • MOWBRAI.
  • MYLFORD.
  • UN NOTAIRE.
  • JOHN, laquais.

La scène est à Charlestown, colonie anglaise de l'Amérique septentrionale.

LA JEUNE INDIENNE,
COMÉDIE.

SCÈNE PREMIÈRE.

BELTON, MYLFORD.

MYLFORD.

A Charlestown, enfin, vous voilà revenu:

L'ami que je pleurais à mes vœux est rendu.

Je vous vois, vous calmez ma juste impatience.

Mais de ce morne accueil que faut-il que je pense?

J'arrive au moment même. En entrant dans le port,

J'apprends votre retour, j'accours avec transport;

Je m'attends au bonheur de répandre ma joie

Dans le sein d'un ami que le ciel me renvoie:

Je vous trouve abattu, pénétré de douleur.

Daignez me rassurer, ouvrez-moi votre cœur.

Tout semble vous promettre un destin plus tranquille.

De ces lieux à Boston le trajet est facile;

D'un père, avant trois jours, vous comblerez les vœux...

BELTON.

Ah! j'ai fait son malheur! comment puis-je être heureux?

La jeunesse d'un fils est le vrai bien d'un père.

Je regrette mes jours perdus dans la misère,

Ces jours si prodigués, dont un plus sage emploi

Pouvait me rendre utile à ma famille, à moi.

Dès long-temps, cher Mylford, une fougueuse ivresse,

L'ardeur de voyager domina ma jeunesse.

J'abandonnai mon père, et le ciel m'en punit.

Dans un orage affreux notre vaisseau périt.

Je fus porté mourant vers une île sauvage:

Un vieillard et sa fille accourent au rivage.

J'allais périr, hélas! sans eux, sans leur secours;

Quels soins, quels tendres soins ils prirent de mes jours?

Leur chasse me nourrit; leur force, leur adresse,

Pourvut à mes besoins et soutint ma faiblesse.

Voilà donc les mortels parmi nous avilis?

J'avois passé quatre ans dans ce triste pays,

Quand ce vieillard mourut. L'ennui, l'inquiétude,

Mon père, mon état, ma longue solitude,

Cet espoir si flatteur d'être utile à mon tour

A celle dont les soins m'avaient sauvé le jour,

Tout me rendit alors ma retraite importune:

J'engageai ma compagne à tenter la fortune.

Vous savez tout. Après mille périls divers,

Nous fûmes à la fin rencontrés sur les mers,

Par un de vos vaisseaux qui nous sauva la vie.

Mais quels chagrins encore il faudra que j'essuie!

Il faudra retourner vers un père indigné

Contre un fils criminel et plus infortuné.

Soutiendrai-je ses yeux en cet état funeste!

Irai-je de sa vie empoisonner le reste?

Prodigue de ses biens et même de ses jours,

Puis-je encor justement prétendre à tes secours?

MYLFORD.

L'amour et l'amitié vont d'une ardeur commune

D'un amant, d'un ami respecter la fortune.

BELTON.

L'amour?...

MYLFORD.

Oubliez-vous qu'Arabelle autrefois

Fut promise à vos vœux? Eh! vous l'aimiez, je crois.

BELTON.

Personne sans l'aimer ne peut voir Arabelle:

Mais quand Mowbrai formait cette union si belle,

Quand cet aimable objet à mes vœux fut promis,

De l'amour, je le sens, il n'était pas le prix.

Votre oncle affermissait une amitié sincère

Qui joignait ses destins aux destins de mon père;

Mais croyez-vous encor qu'il voulût aujourd'hui,

Après cinq ans passés....

MYLFORD.

Quoi! vous doutez de lui?

Vous ignorez pour vous jusqu'où va sa tendresse?

Vos malheurs vont hâter l'effet de sa promesse.

Les charmes d'Arabelle augmentent chaque jour:

Je lirai dans son cœur, il sera sans détour.

Pour vous, voyez mon oncle; il est d'un caractère

Excellent, sans façon, d'une vertu sévère.

La secte dont il est tranche les complimens;

Les Quakers, comme on sait, ne sont pas fort galans.

BELTON.

Eh? depuis si long-temps vous croyez qu'Arabelle...

MYLFORD.

Répondez-moi de vous, je réponds presque d'elle.

BELTON.

Revenez au plutôt: un cœur comme le mien

Doit, vous n'en doutez pas, goûter votre entretien.

Votre oncle m'est fort cher: je l'aime; mais son âge

M'impose du respect, et m'interdit l'usage

De ses épanchemens à l'amitié si doux;

Mon cœur en a besoin, et les garde pour vous.

SCÈNE II.

BELTON, seul.

Je revois ce séjour! je vis parmi des hommes!

Quel sort vais-je éprouver dans les lieux où nous sommes?

Cet hymen d'Arabelle, autrefois projeté,

Devient, dans ma disgrâce, une nécessité.

Généreuse Betti, tes soins et ton courage

Sauvent mes tristes jours, m'arrachent au naufrage:

Je saisis le bonheur au fond de tes déserts,

Et je trouve une amante au bout de l'univers.

Pourquoi donc te ravir à ce climat sauvage?

Etais-je malheureux? Ton cœur fut mon partage.

O ciel! je possédais, dans ma félicité,

Ce cœur tendre et sublime avec simplicité;

Heureux et satisfaits du bonheur l'un et l'autre,

Dans un affreux séjour quel destin fut le nôtre!

Le mépris n'y suit point la triste pauvreté;

Le mépris, ce tyran de la société,

Cet horrible fléau, ce poids insupportable

Dont l'homme accable l'homme et charge son semblable.

Oui, Betti, je le sens, j'aurais bravé pour toi

Les maux que ton amour a supportés pour moi.

Mais je ne puis dompter l'horreur inconcevable...

Ma faiblesse à Betti paraîtra pardonnable,

Quand elle connaîtra nos usages, nos mœurs,

Mon déplorable état, et nos communs malheurs.

SCÈNE III.

MOWBRAI, BELTON.

(Belton lui fait une profonde révérence.)

MOWBRAI.

Laisse-là tes saluts, mon cher, couvre ta tête.

Pour être un peu plus franc, sois un peu moins honnête.

Je te l'ai déjà dit, et le dis de nouveau:

Aime-moi, tu le dois; mais laisse ton chapeau.

Mon ami, tes erreurs et ta folle jeunesse

De ton malheureux père ont hâté la vieillesse.

Ce père fut pour moi le meilleur des amis.

Je te retrouve enfin, je lui rendrai son fils.

BELTON.

Mais, monsieur...

MOWBRAI.

Heum, monsieur! C'est Mowbrai qu'on me nomme.

BELTON.

Pensez-vous...

MOWBRAI.

Penses-tu... Je ne suis qu'un seul homme

Et non deux; souviens-t-en, et parle au singulier.

BELTON.

Tu le veux: eh bien! soit. Je vais vous... tutoyer.

Mon père est indulgent; mais ma trop longue absence

A peut-être depuis lassé sa patience;

Après tous les chagrins que j'ai pu lui donner,

Le penses-tu? peut-il encor me pardonner?

MOWBRAI.

Tu ne sais ce que c'est que l'âme paternelle.

Dès qu'un enfant revient se ranger sous notre aile,

On n'examine plus s'il est coupable ou non;

Et l'aveu de l'erreur est l'instant du pardon.

Mais après ce qu'ici je consens à te dire,

Si désormais encor un imprudent délire

T'égarait, t'éloignait des routes du devoir,

Si d'un pareil aveu tu t'osais prévaloir,

Je te mépriserais sans retour; mais je pense

Qu'après cinq ans entiers d'erreurs et d'imprudence,

Le fils infortuné d'un ami généreux,

Puisqu'il s'adresse à moi, veut être vertueux:

Et pour me mettre en droit d'adoucir ta misère...

(Ici Belton frémit.)

Ta misère... oui. Voyez un peu la belle affaire...

Regardez comme il est confus, humilié,

Pour ce mot de misère!... O ciel! quelle pitié!

De ton père envers moi l'amitié peu commune

Dernièrement encor a sauvé ma fortune.

Je perdis deux vaisseaux, presqu'au port, sous mes yeux;

On me crut sans ressource: un créancier fougueux,

Afin de rassurer sa timide avarice,

Veut que je fixe un terme, et que j'aille en justice,

Par un serment coupable autant que solennel,

Déshonorer pour lui le nom de l'Eternel.

A l'Etre tout puissant faire une telle injure!

J'allais m'exécuter, la faillite était sûre,

Quand je reçus soudain ce billet. Lis.

BELTON prend le billet et lit:

«Monsieur...

MOWBRAI.

Ah! sans doute.

BELTON continue.

»Je viens d'apprendre le malheur

»Qui vous met hors d'état de pouvoir faire face

»A quelqu'arrangement. Je vous demande en grâce

»D'accepter de ma part cinquante mille écus,

»Que j'ai fort à propos nouvellement reçus.

»Ignorez, s'il vous plaît, l'auteur de ce service.

»Si la fortune un jour vous redevient propice,

»Je les reclamerai. Conservez ce billet:

»Il est votre quittance, et je suis satisfait.»

MOWBRAI, reprenant le billet.

Ton père de ce trait me parut seul capable.

C'est en effet à lui que j'en suis redevable...

Ne te voilà-t-il pas interdit, confondu!

Mon fils, ne sois jamais surpris de la vertu.

Te voilà maintenant en état de comprendre

Quel intérêt sensible à tous deux je dois prendre:

Mais n'attends pas de moi des protestations,

Des élans d'amitié, des exclamations.

Je suis tout uni, moi: sois donc de la famille;

Dès ce jour mon neveu te présente à ma fille.

BELTON.

Votre... ta fille!...

MOWBRAI.

Eh! oui. Tu sembles t'étonner?

A ton aise, s'entend, ne va pas te gêner.

BELTON.

Dès long-temps, en faveur d'une amitié fidèle,

Ta bouche à mon amour promettait Arabelle.

J'aspirais à ces nœuds; et cet espoir flatteur,

Précieux à mon père, était cher à mon cœur.

Mais je me rends justice, et j'ai trop lieu de craindre

Que mes longues erreurs n'aient dû peut-être éteindre

Cet espoir dont jadis mon cœur s'était flatté.

Je sens que cet hymen, entre nous concerté,

Serait le seul moyen de me rendre à mon père,

Et de m'offrir à lui digne encor de lui plaire.

MOWBRAI.

Va, mon cœur est encor ce qu'il fut autrefois;

Je chéris ton malheur, il ajoute à tes droits.

Oui, tant de maux soufferts, fruits de ton imprudence,

Doivent t'avoir donné vingt ans d'expérience.

Belton, il faut du sort mettre à profit les coups;

Oublier ses malheurs, c'est le plus grand de tous.

Adieu... Bon! glisse donc le pied! la révérence!

(A part.)

Il me fait enrager avec son élégance.

Depuis trois jours entiers que nous l'avons ici,

Il ne se forme pas, il est toujours poli.

(Haut.)

La franchise, mon cher, voilà la politesse:

Les bois t'en auraient dû donner de cette espèce.

(Il veut sortir et revient sur ses pas.)

A propos, j'oubliais... Quelle est donc cette enfant

Que toute ma famille entoure en l'admirant?

En habit de sauvage, en longue chevelure,

Je viens de l'entrevoir... L'aimable créature!

BELTON.

C'est elle dont les soins et les heureux travaux

Ont protégé mes jours, m'ont conduit sur les eaux;

Elle était avec moi, lorsque ton capitaine,

Nous voyant lutter seuls contre une mort certaine,

Cingla soudain vers nous, et nous prit sur son bord.

MOWBRAI.

Ah! ce que tu m'en dis m'intéresse à son sort.

Elle a des droits sacrés sur ta reconnaissance;

Mais je te laisse. Adieu: la voici qui s'avance.

(Il sort.)

BELTON, seul.

Hélas! puis-je à mon cœur dissimuler jamais

Qu'il n'est qu'un seul moyen de payer ses bienfaits?

SCÈNE IV.

BETTI, BELTON.

BETTI.

Ah! je te trouve enfin. L'on m'assiége sans cesse.

D'où vient qu'autour de moi tout le monde s'empresse?

On me fait à la fois cinq ou six questions;

J'écoute de mon mieux, à toutes je réponds;

On rit avec excès. Que faut-il que j'en croie,

Belton? Le rire ici marque toujours la joie...

BELTON.

Tu leur as fait plaisir...

BETTI.

Oh bien! si c'est ainsi,

Tant mieux. Mais, toi, d'où vient ne ris-tu pas aussi?

On te croirait fâché.

BELTON.

J'ai bien raison de l'être.

BETTI.

Quelle raison? Dis-moi, ne puis-je la connaître?

Tu parais inquiet...

BELTON.

Je le suis... non pour moi.

BETTI.

Pour qui donc, mon ami?

BELTON.

Le dirai-je? pour toi!

Je crains que dans ces lieux ton sort ne soit à plaindre.

BETTI.

Tu m'aimes, il suffit; que puis-je avoir à craindre?

BELTON.

Non, il ne suffit pas. Il faut, pour être heureux,

Quelque chose de plus...

BETTI.

Que faut-il en ces lieux?

BELTON.

La richesse.

BETTI.

A parler tu m'instruisis sans cesse;

Mais tu ne m'as pas dit ce qu'était la richesse.

BELTON.

Eh! peut-on se passer?...

BETTI.

Tu parles de l'amour...

On ne s'aime donc pas dans ce triste séjour?

BELTON.

On s'aime; mais souvent l'amour laisse connaître

Des besoins plus pressans...

BETTI.

Et que peuvent-ils être?

BELTON.

L'amour sans d'autres biens....

BETTI.

L'amour sans la gaîté

Ne peut guère suffire à la félicité;

Mais dans votre pays, ainsi que dans le nôtre,

Ne peut-on à la fois conserver l'un et l'autre?

BELTON.

Il faut, pour bien jouir de l'un et l'autre don,

Être riche.

BETTI.

Eh! dis-moi, suis-je riche, Belton?

BELTON.

Toi? non; tu n'as pas d'or.

BETTI.

Quoi! ce métal stérile

Que j'ai vu...

BELTON.

Justement.

BETTI.

Il te fut inutile;

Tu ne t'en servis pas pendant plus de quatre ans.

Mais dans ce pays-ci tu connais bien des gens;

Ils t'en donneront tous, s'il t'est si nécessaire;

Ils ne voudront jamais laisser souffrir leur frère.

BELTON.

Écoute-moi, Betti, tu n'es plus dans les bois.

Les hommes en ces lieux sont soumis à des lois;

Le besoin les rapproche et les unit ensemble:

Ces mortels opposés, que l'intérêt rassemble,

Voudraient ne voir admis dans la société

Que ceux dont les travaux en ont bien mérité.

BETTI.

Mais... cela me paraît tout à fait raisonnable.

BELTON, à part.

Chaque instant à mes yeux la rend plus estimable.

(Haut.)

Betti... la pauvreté m'inspire un juste effroi.

BETTI.

La pauvreté! mais, c'est manquer de tout, je crois?

BELTON.

Oui.

BETTI.

J'en sauvai toujours et toi-même et mon père...

Quoi! nous pourrions ici manquer du nécessaire?

BELTON.

Non; mais il ne faut pas y borner tous nos soins.

Nous sommes assiégés de différens besoins;

Ils naissent chaque jour, chaque instant les ramène;

Et lorsque par hasard la fortune inhumaine

Ne nous a pas donné...

BETTI.

Je ne te comprends pas...

Manquer d'un vêtement, d'un abri, d'un repas,

Voilà la pauvreté; je n'en connais pas d'autre.

BELTON.

Voilà la tienne: hélas! connais quelle est la nôtre.

BETTI.

Une autre pauvreté! vous en avez donc deux?

On doit dans ce pays être bien malheureux!

BELTON.

C'est peu de contenter les besoins de la vie...

Une prévention, parmi nous établie,

Fait ici, par malheur, une nécessité

Des choses d'agrément et de commodité,

Dont tes yeux étonnés ont admiré l'usage;

Et d'éternels besoins un funeste assemblage...

BETTI.

Oh! cette pauvreté... C'est votre faute aussi.

Pourquoi donc inventer encore celle-ci?

Chez nous, grâce à nos soins, la terre inépuisable

Était de tous nos biens la source intarissable.

Belton, comment ont fait, et comment font encor

Tous ceux qui, parmi vous, possèdent le plus d'or?

BELTON.

L'un le tient du hasard, et tel autre d'un père:

Du crime trop souvent il devient le salaire;

Mais la vertu par fois a produit...

BETTI.

Que dis-tu?

Avec de l'or ici vous payez la vertu?

BELTON.

Contre le besoin d'or l'infaillible remède...

BETTI.

Eh bien!

BELTON.

C'est de servir quiconque le possède;

De lui vendre son cœur, de ramper sous ses lois.

BETTI.

O ciel! j'aime bien mieux retourner dans nos bois.

Quoi! quiconque a de l'or oblige un autre à faire

Ce qu'il juge à propos, tout ce qui peut lui plaire?

BELTON.

Souvent.

BETTI.

En laissez-vous aux malhonnêtes gens?

BELTON.

Plus qu'à d'autres.

BETTI.

De l'or dans les mains des méchans!

Mais vous n'y pensez point, et cela n'est pas sage:

N'en pourraient-ils pas faire un dangereux usage?

Vous devez trembler tous, si l'or peut tout oser.

De vous et de vos jours ils peuvent disposer.

La flèche qui, dans l'air, cherchait ta nourriture,

Était, entre mes mains, moins terrible et moins sûre!

BELTON.

Chacun, suivant son cœur, s'en sert différemment;

Des vertus ou du vice il devient l'instrument.

Avec avidité celui-ci le resserre,

L'enfouit en secret, et le rend à la terre...

BETTI.

Ah! fuyons ces gens-là. Tu viens de me parler

D'un pays plus heureux où nous pouvons aller,

Ce pays où les gens veulent qu'on soit utile

A leur société. Si la terre est fertile,

Ils en auront de trop: nous la demanderons;

Et comme elle est à tous, soudain nous l'obtiendrons.

BELTON.

Ils ne donneront rien; les champs les plus fertiles

Ne suffisent qu'à peine aux habitans des villes...

BETTI.

Tant pis; car j'aurais bien travaillé.

BELTON.

Dans ces lieux,

On épargne à ton sexe un travail odieux.

BETTI.

C'est que vos femmes sont languissantes, débiles:

J'en ai déjà vu deux tout-à-fait immobiles;

Mais pour moi le travail eut toujours des appas;

Dans nos champs, dès l'enfance, il exerça mes bras.

BELTON.

Tu ne peux travailler au séjour où nous sommes;

L'usage le défend.

BETTI.

Le permet-il aux hommes?

BELTON.

Sans doute, il le permet.

BETTI, avec joie.

Belton, embrasse-moi.

BELTON.

Quoi donc?

BETTI.

Tu me rendras ce que j'ai fait pour toi.

BELTON.

Ah! c'est trop prolonger un supplice si rude!

Vois la cause et l'excès de mon inquiétude.

Va, Betti, j'ai déjà regretté ton pays:

Ici, par ces travaux, nous sommes avilis.

Vois à quel sort, hélas! nous devons nous attendre?

Des besoins renaissans l'horreur va nous surprendre;

Privés d'appuis, de biens, abandonnés de tous,

L'œil affreux du mépris s'attachera sur nous.

Nous n'oserons encor prendre ces soins utiles

Que l'amour ennoblit, qu'ici l'on croit serviles.

Il faudra dévorer, mendier les dédains;

Rebutés, condamnés à l'affront d'être plaints,

Tout aigrira nos maux, jusqu'à notre tendresse;

Nous haïrons l'amour, nous craindrons la vieillesse;

En d'autres malheureux reproduits, chaque jour,

Nos mains repousseront le fruit de notre amour.

BETTI.

Ciel!

SCÈNE V.

BETTI, BELTON, MYLFORD.

MYLFORD, à Belton.

Je quitte Arabelle, et je vais vous instruire...

BETTI, à Mylford.

Aimes-tu Belton?

MYLFORD.

Oui.

BETTI.

Bon! il vient de me dire

Qu'il n'a point d'or....

BELTON, à Mylford.

O ciel! oseriez-vous penser!...

MYLFORD.

Par un vain désaveu craignez de m'offenser.

Vous connaissez mon cœur, mes sentimens, mon zèle.

Je sais l'heureux devoir de l'amitié fidèle:

Tout mon bien est à vous.

BELTON, bas à Betti.

A quoi me réduis-tu?

BETTI, à Belton.

Mais il t'offre son or: que ne le reçois-tu?

(A Mylford.)

Nous ne prendrons pas tout.

BELTON, à Mylford.

Souffrez que je l'instruise.

(A Betti.)

Il se fait tort pour moi, son cœur le lui déguise.

Il m'offre tout son bien, je dois le refuser,

Ou de son amitié ce serait abuser.

Cette offre où quelquefois un ami se résigne,

Quand on l'ose accepter, on en devient indigne.

BETTI.

Quoi! l'on rejette ici les dons de l'amitié!

BELTON.

Souvent qui les reçoit excite la pitié.

BETTI.

Je ne vous entends point. Si chez vous la parole

Ne représente aucun sens, c'est donc un bruit frivole.

Des cris dans nos forêts parlaient plus clairement

Que ce langage vain que votre cœur dément.

Quoi! tu veux que les dons puissent être une tache,

Que sur qui les reçoit quelque opprobre s'attache,

Que la main d'un ami?... Non, tu t'es abusé,

J'en suis sûre; jamais je ne t'ai méprisé.

MYLFORD.

Belton, vous entendez la voix de la nature.

Elle me venge, ami; vous m'aviez fait injure.

(A Betti.)

Je voudrais lui parler; Betti, retire-toi.

BETTI.

Pourquoi donc? ne peux-tu lui parler devant moi?

Est-il quelque secret que l'on doive me taire?

(A Belton qu'elle regarde tendrement.)

Quand je t'en confiais, éloignais-je mon père?

Tu le veux?...

(Belton lui fait signe de la tête.)

Allons donc!

(Betti, en sortant, soupire, et regarde plusieurs fois Belton.)

SCÈNE VI.

BELTON, MYLFORD.

MYLFORD.

Enfin tout est conclu.

Je suis sûr d'Arabelle, et son cœur m'est connu.

Sa réponse pour vous est des plus favorables.

«Ces nœuds, a-t-elle dit, me semblent désirables.

Mon cœur, depuis six ans, à Belton fut promis;

Mes yeux ont vu Belton, et ce cœur s'est soumis.

Je déplorais sa mort, le ciel nous le renvoie;

Mon père a commandé, j'obéis avec joie.»

Mais de cet air chagrin, que dois-je enfin penser?

L'amitié doit savoir...

BELTON.

Ah! c'est trop l'offenser.

Connaissez mon état. La jeune infortunée,

Compagne de mes maux, en ces lieux amenée...

L'homme est fait pour aimer. J'ai possédé son cœur.

Dans un climat barbare elle a fait mon bonheur.

Non, je ne puis trahir sa tendresse fidelle:

Elle a tout fait pour moi.

MYLFORD.

Vous ferez tout pour elle.

Il m'est doux de trouver mon ami généreux;

Mais mon premier désir est de vous voir heureux.

De l'hymen d'Arabelle observez l'avantage;

Observez que déjà vous touchez à cet âge,

Où pour un état sûr votre choix arrêté

Doit vous donner un rang dans la société.

Pour vous, par cet hymen la fortune est fixée;

Et de tous vos malheurs la trace est effacée.

BELTON.

Je le sens, vos raisons pénètrent mon esprit.

Sans peine, il les admet; mais mon cœur les détruit.

Qui? moi! trahir Betti! la rendre malheureuse!

Je n'en puis soutenir l'image douloureuse.

Hélas! si vous saviez tout ce que je lui dois!

Mais qui peut le savoir? C'est elle, je la vois.

Le remords à ses yeux m'agite et me dévore.

SCÈNE VII.

BETTI, BELTON, MYLFORD.

BETTI, à Belton.

As-tu quelque secret à me cacher encore?

Hélas! oui... Loin de moi tu détournes les yeux.

Ah! je veux t'arracher ce secret odieux.

Mais qui vient nous troubler?

MYLFORD, à Belton.

C'est mon oncle lui-même.

BETTI.

Quel pays! on n'y peut jouir de ce qu'on aime.

MYLFORD.

Adieu, décidez-vous; vous n'avez qu'un instant:

Songez à votre état, au prix qui vous attend,

A cinq ans de malheurs, à vous, à votre père,

Et prenez un parti que je crois nécessaire.

BETTI, à Belton, lui montrant Mowbrai.

Ne faut-il pas sortir encor pour celui-là?

Moi, j'aime ce vieillard, je reste.

SCÈNE VIII.

BETTI, BELTON, MOWBRAI.

MOWBRAI.

Te voilà!

Je te cherchais; j'apporte une heureuse nouvelle.

J'ai pour toi la promesse et les vœux d'Arabelle.

Le contrat est tout prêt.

BELTON.

Une telle faveur...

Autant qu'il est en vous.... peut faire mon bonheur.

BETTI, à Mowbrai, avec ingénuité.

Bien obligé...

MOWBRAI.

Betti, tu serviras ma fille;

Et je te veux toujours garder dans ma famille.

BETTI.

Oh! pour moi, je ne veux servir que mon ami.

MOWBRAI, à Belton.

Combien tu dois l'aimer! je me sens attendri.

En formant ces doux nœuds, l'amitié paternelle

Croit assurer aussi le bonheur d'Arabelle;

Et par l'égalité cet hymen assorti,

A ma fille...

BETTI.

Belton, que parle-t-il ici

De sa fille? et qu'importe?...

MOWBRAI, à Belton.

Eh! daigne lui répondre.

BELTON, à part.

Dieux! quel affreux moment! que je me sens confondre!

MOWBRAI.

Son amitié mérite un meilleur traitement,

Et tu dois avec elle en user autrement.

Et quand elle saurait qu'un prochain hyménée

De ma fille à ton sort joindra la destinée.

Elle prend part assez...

BETTI.

Bon vieillard, que dis-tu?

MOWBRAI, à Belton.

Mais d'où vient donc cet air inquiet, éperdu?

(A Betti.)

Dès aujourd'hui ma fille...

BELTON, à part.

Il va lui percer l'âme.

MOWBRAI.

Par des nœuds éternels va devenir sa femme.

BETTI.

Sa femme! votre fille!...

(A Belton.)

Est-il bien vrai, cruel!

Aurais-tu bien formé ce projet criminel?

Quoi! tu pourrais trahir l'amante la plus tendre?

O malheur! ô forfait que je ne puis comprendre!

Mais je ne te crains plus; tu m'as dit mille fois

Qu'ici contre le crime on a recours aux lois.

J'ose les implorer; tu m'y forces, perfide!

Respectable vieillard, sois mon juge et mon guide;

Que ta voix avec moi les implore aujourd'hui.

MOWBRAI.

(A part.) (A Betti.)

Qu'allais-je faire? ô ciel!... Je serai ton appui.

Mais, mon enfant, ces lois que ton amour réclame,

En vain...

BETTI.

Quoi! par vos lois il peut trahir ma flamme!

Il pourrait oublier... Dieu! quels affreux climats!

Dans quel pays, ô ciel! as-tu conduit mes pas?

Arrache-moi des lieux, témoins de mon injure,

Qui d'un amant chéri font un amant parjure;

Exécrable séjour, asile du malheur,

Où l'on a des besoins autres que ceux du cœur;

Où les bienfaits trahis, où l'amour qu'on outrage...

De la fidélité quel est ici le gage?

Quel appui...

MOWBRAI.

Des témoins, sûrs garans de l'honneur.

BETTI, vivement.

Oh! j'en ai...

MOWBRAI.

Quels sont-ils?

BETTI.

Moi, le ciel et son cœur.

MOWBRAI.

Si, par une promesse auguste et solennelle...

BETTI.

Il m'a promis cent fois l'amour le plus fidelle.

MOWBRAI.

A-t-il par un écrit?...

BETTI.

O ciel! qu'ai-je entendu?

Quoi? tu peux demander un écrit! l'oses-tu?

Un écrit! oui, j'en ai... Les horreurs du naufrage,

Mes soins dans un climat que tu nommas sauvage,

Les dangers que pour toi j'ai mille fois courus;

Voilà mes titres! viens, puisqu'ils sont méconnus,

Dans le fond des forêts, barbare, viens les lire;

Partout, à chaque pas, l'amour sut les écrire,

Au sommet des rochers, dans nos antres déserts,

Sur le bord du rivage et sur le sein des mers.

Il me doit tout. C'est peu d'avoir sauvé ta vie,

Qu'un tigre ou que la faim t'aurait cent fois ravie;

Mes travaux, mes périls t'ont sauvé chaque jour...

Entre mon père et lui partageant mon amour...

Mon père!... Ah! je l'entends à son heure dernière,

Au moment où nos mains lui fermaient la paupière,

Nous dire: Mes enfans, aimez-vous à jamais;

Je t'entends lui répondre: Oui, je te le promets.

(Se tournant vers le Quaker.)

Tu t'attendris...

BELTON, à part.

O ciel! quel homme impitoyable

Pourrait...

MOWBRAI.

De la trahir serais-tu bien capable

BETTI, à Belton.

Que ne me laissais-tu dans le fond des forêts?

J'y pourrais sans témoins gémir de tes forfaits.

Dans mon obscur réduit, dans ma grotte profonde,

Savais-je s'il était des malheureux au monde?

Ah! combien je le sens, quand tu ne m'aimes plus!

Eh bien! puisqu'à jamais nos liens sont rompus...

Tire moi de ces lieux... qu'au moins, dans ma misère,

Mes pleurs puissent couler sur le tombeau d'un père.

Toi, cruel, vis ici parmi les malheureux,

Ils te ressemblent tous, ils te souffrent chez eux.

BELTON, se retournant tendrement.

Betti...

BETTI.

Tu m'as donné ce nom que je déteste.

Ce nom qui me rappèle un souvenir funeste,

Ce nom qui fait, hélas! mon malheur aujourd'hui,

Jadis il me fut cher: il me venait de lui,

A ce nom qu'il aimait, autrefois sa tendresse

Daignait joindre le sien, les prononçait sans cesse;

Se faisait un bonheur de les unir tous deux;

Prononcés par ma bouche, ils rallumaient ses feux;

Son affreux changement pour jamais les sépare.

MOWBRAI, à part.

Mon cœur est oppressé...

(A Belton.)

Quoi! tu pourrais, barbare!

BELTON.

Je le suis en effet pour avoir résisté

A cet amour si tendre et trop peu mérité.

(A Betti.)

Ah! crois-en les sermens de mon âme attendrie!

L'indigence et les maux où j'exposais ta vie,

Seuls à t'abandonner pouvaient forcer mon cœur:

Même en te trahissant, je voulais ton bonheur.

Dût cent fois dans tes bras la misère, l'outrage,

M'accabler, m'écraser, je bénis mon partage.

Je brave ces besoins qui pouvaient m'alarmer.

Je n'en connais plus qu'un: c'est celui de t'aimer.

Je te perdais! O ciel! que j'allais être à plaindre!

(Il se jette à ses pieds.)

Voudras-tu pardonner?...

BETTI.

Ah! tu n'as rien à craindre,

Cruel, tu le sais trop: ce cœur qui t'est connu

Peut-il?...

BELTON.

Chère Betti! quel cœur j'aurais perdu!

(Ils s'embrassent.)

MOWBRAI.

O spectacle touchant! Tendresse aimable et pure!

L'amour porte en mon sein le cri de la nature!

Livrez-vous sans réserve à des transports si doux;

Je les sens, et mon cœur les partage avec vous.

(A Belton.) (A Betti.)

Tu fus vil un instant... Et toi, que tu m'es chère!

(Il va vers la coulisse.)

John, John.

SCÈNE IX.

BETTI, MOWBRAI, BELTON, JOHN.

MOWBRAI.

Écoute.

JOHN.

Quoi?

MOWBRAI.

Fais venir le notaire.

(John sort.)

MOWBRAI.

Belton, rends grâce au ciel de l'avoir réservé

Ce cœur si généreux par toi-même éprouvé;

Et que ton âme un jour puisse égaler la sienne.

BETTI.

Égale, cher Belton, ta tendresse à la mienne.

Existant dans ton cœur, riche de ton amour,

Le mien peut être heureux, même dans ce séjour.

(A Mowbrai.)

Cesse de l'accabler par un cruel reproche:

Il m'aime...

MOWBRAI.

Quelqu'un vient, c'est le notaire.

SCÈNE X ET DERNIÈRE.

BETTI, BELTON, MOWBRAI, LE NOTAIRE.

MOWBRAI.

Approche.

LE NOTAIRE.

Serviteur.

MOWBRAI.

Assieds-toi... C'est pour ces deux époux.

BETTI, à Belton.

Quel est cet homme-là?

BELTON.

Cet homme vient pour nous.

LE NOTAIRE, à Mowbrai.

Tu te trompes, je crois; je ne viens pas pour elle;

Et j'ai sur ce contrat mis le nom d'Arabelle.

MOWBRAI.

Efface-moi ce nom; mets celui de Betti.

LE NOTAIRE.

Betti!

MOWBRAI.

Vite, dépêche.

LE NOTAIRE.

Allons, soit... J'ai fini.

BELTON.

Signons.

LE NOTAIRE.

C'est bien dit; mais, avant la signature,

Il faudrait mettre au moins la dot de la future.

MOWBRAI.

Allons, mets: ses vertus.

LE NOTAIRE, laissant tomber sa plume.

Bon! tu railles, je crois?

MOWBRAI.

Ses vertus.

LE NOTAIRE.

Allons donc, tu te moques de moi.

Qui jamais aurait vu?...

MOWBRAI, avec impatience.

Mets ses vertus, te dis-je.

LE NOTAIRE.

Tout de bon! par ma foi, ceci tient du prodige.

N'ajoute-t-on plus rien?

MOWBRAI.

Est-il rien au-dessus?...

Ajoute, si tu veux, cinquante mille écus.

LE NOTAIRE.

Cinquante mille écus, si tu veux! L'accessoire

Vaut bien le principal, autant que je puis croire.

BELTON, à Betti.

Il nous comble de biens! Ah! courons dans ses bras...

BETTI.

Ah! surtout, bon vieillard, ne nous méprise pas.

MOWBRAI.

Que dit-elle?

BETTI.

Je sais que chez vous on méprise

Quiconque en recevant des dons...

MOWBRAI.

Autre sottise.

Où prend-elle cela? Serait-ce toi, Belton,

Qui peux la prévenir de cette illusion?

De rougir des bienfaits ton âme a la faiblesse?

Puisqu'avec le malheur tu confonds la bassesse,

Je dois te rassurer. Je ne te donne rien:

La somme est à ton père, et je te rends ton bien.

LE NOTAIRE, à Belton.

Signez. (Belton signe.)

(A Betti.)

A vous...

BETTI.

Qui? moi, je ne sais point écrire.

BELTON.

Donnez-moi votre main, l'amour va la conduire.

BETTI.

Et le cœur et la main, Belton, tout est à toi.

BELTON.

Votre cœur en aimant ne le cède qu'à moi.

BETTI.

Eh bien! c'est donc fini? Que cela veut-il dire?

BELTON.

Qu'au bonheur de tous deux vous venez de souscrire;

Vous m'assurez l'objet qui m'avait su charmer.

BETTI.

Quoi! sans cet homme noir, je n'aurais pu t'aimer!

(Au Notaire.)

Donne-moi cet écrit.

LE NOTAIRE.

Il n'est pas nécessaire.

Cet écrit doit toujours rester chez le notaire.

D'ailleurs que feriez-vous de...

BETTI.

Ce que j'en ferais?

S'il cessait de m'aimer, je le lui montrerais.

LE NOTAIRE.

Peste! le beau secret qu'a trouvé là madame!

BELTON.

En doutant de mes feux vous affligez mon âme.

MOWBRAI.

Par les nœuds les plus saints je viens de vous unir.

Ton père l'aurait fait, j'ai dû le prévenir.

Il approuvera tout;

(En montrant Betti.)

Et voilà notre excuse.

Instruisons mon ami que sa douleur abuse.

Lui-même en t'embrassant voudra tout oublier:

Consoler ses vieux jours, c'est te justifier.

FIN DE LA JEUNE INDIENNE.

352

LE MARCHAND DE SMYRNE,

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE,

REPRÉSENTÉE, POUR LA PREMIÈRE FOIS, LE 26 JANVIER 1770.

PERSONNAGES.

  • HASSAN, Turc, habitant de Smyrne.
  • ZAYDE, femme de Hassan.
  • DORNAL, Marseillais.
  • AMÉLIE, promise à Dornal.
  • KALED, marchand d'esclaves.
  • NÉBI, Turc.
  • FATMÉ, esclave de Zayde.
  • ANDRÉ, domestique de Dornal.
  • Un Espagnol.
  • Un Italien.
  • Un Vieillard turc, esclave.

La scène est à Smyrne, dans un jardin commun à Hassan et à Kaled, dont les deux maisons sont en regard sur le bord de la mer.

LE
MARCHAND DE SMYRNE,
COMÉDIE.

SCÈNE PREMIÈRE.

HASSAN, seul.

On dit que le mal passé n'est qu'on songe; c'est bien mieux, il sert à faire sentir le bonheur présent. Il y a deux ans que j'étais esclave chez les chrétiens, à Marseille; et il y a un an aujourd'hui, jour pour jour, que j'ai épousé la plus jolie fille de Smyrne. Cela fait une différence. Quoique bon musulman, je n'ai qu'une femme. Mes voisins en ont deux, quatre, cinq, six, et pourquoi faire?.... La loi le permet... heureusement, elle ne l'ordonne pas. Les Français ont raison de n'en avoir qu'une; je ne sais pas s'ils l'aiment; j'aime beaucoup la mienne, moi. Mais elle tarde bien à venir prendre le frais. Je ne la gêne pas. Il ne faut pas gêner les femmes. On m'a dit en France que cela portait malheur... La voici.

SCÈNE II.

HASSAN, ZAYDE.

HASSAN.

Vous êtes descendue bien tard, ma chère Zayde?

ZAYDE.

Je me suis amusée à voir, du haut de mon pavillon, les vaisseaux rentrer dans le port. J'ai cru remarquer plus de tumulte qu'à l'ordinaire. Serait-ce que nos corsaires auraient fait quelque prise?

HASSAN.

Il y a long-temps qu'ils n'en ont fait; et, en vérité, je n'en suis pas fâché. Depuis qu'un chrétien m'a délivré d'esclavage et m'a rendu à ma chère Zayde, il m'est impossible de les haïr.

ZAYDE.

Et pourquoi les haïr? parce qu'ils ne connaissent pas notre saint prophète? Ne sont-ils pas assez à plaindre? D'ailleurs, je les aime, moi; il faut que ce soient de bonnes gens; ils n'ont qu'une femme; je trouve cela très-bien.

HASSAN, souriant.

Oui, mais, en récompense...

ZAYDE.

Quoi?

HASSAN.

Rien. (à part.) Pourquoi lui dire cela? c'est détruire une idée agréable. (haut.) J'ai fait vœu d'en délivrer un tous les ans. Si nos gens avaient fait quelques esclaves aujourd'hui, qui est précisément l'anniversaire de mon mariage, je croirais que le ciel bénit ma reconnaissance.

ZAYDE.

Que j'aime votre libérateur, sans le connaître! Je ne le verrai jamais... je ne le souhaite pas au moins.

HASSAN.

Son image est à jamais gravée dans mon cœur. Quelle âme.... Si vous aviez vu.... On rachetait quelques-uns de nos compagnons; j'étais couché à terre; je songeais à vous et je soupirais: un chrétien s'avance et me demande la cause de mes larmes. «J'ai été arraché, lui dis-je, à une maîtresse que j'adore; j'étais près de l'épouser, et je mourrai loin d'elle, faute de deux cents sequins.» A peine eus-je dit ces mots, des pleurs roulèrent dans ses yeux. «Tu es séparé de ce que tu aimes, dit-il; tiens, mon ami, voilà deux cents sequins, retourne chez toi, sois heureux, et ne hais pas les chrétiens.» Je me lève avec transport; je tombe à ses pieds, je les embrasse; je prononce votre nom avec des sanglots; je lui demande le sien pour lui faire remettre son argent à mon retour. «Mon ami, me dit-il en me prenant par la main, j'ignorais que tu pusses me le rendre; j'ai cru faire une action honnête: permets qu'elle ne dégénère pas en simple prêt, et en échange d'argent. Tu ignoreras mon nom.» Je restai confondu; et il m'accompagna jusqu'à la chaloupe, où nous nous séparâmes les larmes aux yeux.

ZAYDE.

Puisse le ciel le bénir à jamais! Il sera heureux sans doute, avec une âme si sensible!

HASSAN.

Il était prêt d'épouser une jeune personne qu'il devait aller chercher à Malte.

ZAYDE.

Comme elle doit l'aimer!

SCÈNE III.

HASSAN, ZAYDE, FATMÉ.

ZAYDE.

Fatmé, que viens-tu donc nous annoncer? tu parais hors d'haleine.

FATMÉ.

Il vient d'arriver des esclaves chrétiens. Cet Arménien, dont vous êtes fâché d'être le voisin, et que vous méprisez tant, parce qu'il vend des hommes, en a acheté une douzaine, et en a déjà vendu plusieurs.

HASSAN.

Voici donc le jour où je vais remplir mon vœu. J'aurai le plaisir d'être libérateur à mon tour.

ZAYDE.

Mon cher Hassan, sera-ce une femme que vous délivrerez?

HASSAN, souriant.

Pourquoi? cela vous inquiète... vous craignez que l'exemple...

ZAYDE.

Non, je suis sans alarmes. J'espère que vous ne me donnerez jamais un si cruel chagrin. Vous ne m'entendez pas. Sera-ce un homme?

HASSAN.

Sans doute.

ZAYDE.

Pourquoi pas une femme?

HASSAN.

C'est un homme qui m'a délivré.

ZAYDE.

C'est une femme que vous aimez.

HASSAN.

Oui.... Mais, Zayde, un peu de conscience. Un pauvre homme en esclavage est bien malheureux; au lieu qu'une femme, à Smyrne, à Constantinople, à Tunis, en Alger, n'est jamais à plaindre. La beauté est toujours dans sa patrie. Allons, ce sera un homme, si vous voulez bien.

ZAYDE.

Soit, puisqu'il le faut.

HASSAN.

Adieu. Je me hâte d'aller chercher ma bourse; il ne faut pas qu'un bon Musulman paraisse devant un Arménien sans argent comptant, et surtout devant un avare comme celui-là.

SCÈNE IV.

ZAYDE, FATMÉ.

ZAYDE.

Mon mari a quelque dessein, ma chère Fatmé; il me prépare une fête; je fais semblant de ne pas m'en apercevoir, comme cela se pratique. Je veux le surprendre aussi, moi. J'entends du bruit... c'est sûrement Kaled avec ses esclaves; je ne veux pas voir ces malheureux; cela m'attendrirait trop. Suis-moi, et exécute fidèlement mes ordres.

SCÈNE V.

KALED, DORNAL, AMÉLIE, ANDRÉ, UN ESPAGNOL, UN ITALIEN, enchaînés.

KALED.

Jamais on ne s'est si fort pressé d'acheter ma marchandise. On voit bien qu'il y a long-temps qu'on n'avait fait d'esclaves; il fallait qu'on fût en paix: cela était bien malheureux.

DORNAL.

O désespoir! la veille d'un mariage! ma chère Amélie!

KALED, regardant autour de lui.

Qu'est-ce que c'est? On dit qu'il y a des pays où l'on ne connaît point l'esclavage.... Mauvais pays. Aurais-je fait fortune là? J'ai déjà fait de bonnes affaires aujourd'hui; je me suis débarrassé de ce vieil esclave qui tirait de ses poches de vieilles médailles de cuivre, toutes rouillées, qu'il regardait attentivement. Ces gens-là sont d'une dure défaite. J'y ai déjà été pris. Je ne suis pas fâché non plus d'être délivré de ce médecin français. Rentrons; avancez. Qu'est-ce qui arrive? C'est Nébi; il a l'air furieux. Serait-il mécontent de son emplette.

SCÈNE VI.

Les Précédens, NÉBI.

NÉBI.

Kaled, je viens vous déclarer qu'il faut vous résoudre à reprendre votre esclave, à me rendre mon argent, ou à paraître devant le cadi.

KALED.

Pourquoi donc? de quel esclave parlez-vous? est-ce de cet ouvrier, de ce marchand? Je consens à les reprendre.

NÉBI.

Il s'agit bien de cela? Vous faites l'ignorant: je parle de votre médecin français. Rendez-moi mon argent, ou venez chez le cadi.

KALED.

Comment! qu'a-t-il donc fait?

NÉBI.

Ce qu'il a fait? J'ai dans mon sérail une jeune Espagnole, actuellement ma favorite; elle est incommodée; savez-vous ce qu'il lui a ordonné?

KALED.

Ma foi, non.

NÉBI.

L'air natal. Cela ne m'arrange-t-il pas bien, moi?

KALED.

Eh!... l'air natal.... Quand je vais dans mon pays, je me porte bien.

NÉBI.

Quel médecin! apparemment que ses malades ne guérissent qu'à cinq cents lieues de lui! L'ignorant! il a bien fait d'éviter ma colère; il s'est enfui dans mes jardins; mais mes esclaves le poursuivent et vont vous l'amener. Mon argent, mon argent!

KALED.

Votre argent! Oh! le marché est bon; il tiendra.

NÉBI.

Il tiendra! Non, par Mahomet. J'obtiendrai justice cette fois-ci. Vous vous êtes prévalu du besoin que j'avais d'un médecin, c'est bien malgré moi que j'ai eu recours à vous; mais je n'en serai plus la dupe. Vous croyez que cela se passera comme l'année dernière, quand vous m'avez vendu ce savant?

KALED.

Quel savant?

NÉBI.

Oui, oui; ce savant qui ne savait pas distinguer du maïs d'avec du blé, et qui m'a fait perdre six cents sequins, pour avoir ensemencé ma terre suivant une nouvelle méthode de son pays.

KALED.

Eh bien! est-ce ma faute à moi? pourquoi faites-vous ensemencer vos terres par des savans? est-ce qu'ils y entendent rien? n'avez-vous pas des laboureurs? Il n'y a qu'à les bien nourrir, et les faire travailler! Regardez-le donc avec ses savans!

NÉBI.

Et cet autre que vous m'avez vendu au poids de l'or, qui disait toujours: De qui est-il fils? de qui est-il fils? et quel est le père, et le grand-père, et le bisaïeul? Il appelait cela, je crois, être généalogiste. Ne voulait-il pas me faire descendre, moi, du grand-visir Ibrahim?

KALED.

Voyez le grand malheur! quel tort cela vous fait-il? Autant vaut descendre d'Ibrahim que d'un autre.

NÉBI.

Vraiment, je le sais bien; mais le prix...

KALED.

Eh bien! le prix! je vous l'ai vendu cher? apparemment qu'il m'avait aussi coûté beaucoup; il y a long-temps de cela. Je n'étais point alors au fait de mon commerce. Pouvais-je deviner que ceux qui me coûtent le plus sont les plus inutiles?

NÉBI.

Belle raison! cela est-il vraisemblable? est-il possible qu'il y ait un pays où l'on soit assez dupe!..... Excuse de fripon, excuse de fripon. Je ne m'étonne pas si on fait des fortunes.

KALED.

Excuse de fripon! des fortunes! vraiment oui, des fortunes! ne croit-il pas que tout est profit? et les mauvais marchés qui me ruinent? N'ont-ils pas cent métiers où l'on ne comprend rien? Et quand j'ai acheté ce baron allemand dont je n'ai jamais pu me défaire, et qui est encore là-dedans à manger mon pain! et ce riche Anglais qui voyageait pour son spleen, dont j'ai refusé cinq cents sequins, et qui s'est tué le lendemain à ma vue, et m'a emporté mon argent! cela ne fait-il pas saigner le cœur? Et ce docteur, comme on l'appelait, croyez-vous qu'on gagne là-dessus? Et à la dernière foire de Tunis, n'ai-je pas eu la bêtise d'acheter un procureur, et trois abbés, que je n'ai pas seulement daigné exposer sur la place, et qui sont encore chez moi avec le baron allemand!

NÉBI.

Maudit infidèle! tu crois m'en imposer par des clameurs? mais le cadi me fera justice.

KALED.

Je ne vous crains pas; le cadi est un homme juste, intelligent, qui soutient le commerce, qui sait très-bien que celui des esclaves va tomber, parce que tous ces gens-là valent moins de jour en jour.

NÉBI.

Ah çà! une fois, deux fois, voulez-vous reprendre votre médecin?

KALED.

Non, ma foi.

NÉBI.

Eh bien! nous allons voir.

KALED.

A la bonne heure.

SCÈNE VII.

KALED, LES ESCLAVES.

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