Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 6: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur
Quand les hommes échangent, c'est qu'ils arrivent par ce moyen à une satisfaction égale avec moins d'efforts, et la raison en est que, de part et d'autre, ils se rendent des services qui servent de véhicule à une plus grande proportion d'utilité gratuite.
Or ils échangent d'autant plus que l'échange même rencontre de moindres obstacles, exige de moindres efforts.
Et l'Échange rencontre des obstacles, exige des efforts d'autant moindres que les hommes sont plus rapprochés. La plus grande densité de la population est donc nécessairement accompagnée d'une plus grande proportion d'utilité gratuite. Elle donne plus de puissance à l'appareil de l'échange, elle met en disponibilité une portion d'efforts humains; elle est une cause de progrès.
Et, si vous le voulez, sortons des généralités et voyons les faits:
Une rue d'égale longueur ne rend-elle pas plus de services à Paris que dans une ville déserte? Un chemin de fer d'un kilomètre ne rend-il pas plus de services dans le département de la Seine que dans le département des Landes? Un marchand de Londres ne peut-il pas se contenter d'une moindre rémunération sur chaque transaction qu'il facilite, à cause de la multiplicité? En toutes choses, nous verrons deux appareils d'échange, quoique identiques, rendre des services bien différents selon qu'ils fonctionnent au milieu d'une population dense ou d'une population disséminée.
La densité de la population ne fait pas seulement tirer un meilleur parti de l'appareil de l'échange, elle permet encore d'accroître et de perfectionner cet appareil. Il est telle amélioration avantageuse au sein d'une population condensée, parce que là elle épargnera plus d'efforts qu'elle n'en exige, qui n'est pas réalisable au milieu d'une population disséminée, parce qu'elle exigerait plus d'efforts qu'elle n'en pourrait épargner.
Lorsqu'on quitte momentanément Paris pour aller habiter une petite ville de province, on est étonné du nombre de cas où l'on ne peut se procurer certains services qu'à force de frais, de temps et à travers mille difficultés.
Ce n'est pas seulement la partie matérielle de l'appareil commercial qui s'utilise et se perfectionne par le seul fait de la densité de la population, mais aussi la partie morale. Les hommes rapprochés savent mieux se partager les occupations, unir leurs forces, s'associer pour fonder des écoles et des musées, bâtir des églises, pourvoir à leur sécurité, établir des banques ou des compagnies d'assurances, en un mot, se procurer des jouissances communes avec une beaucoup moins forte proportion d'efforts pour chacun.
Mais ces considérations reviendront quand nous en serons à la population. Bornons-nous à cette remarque:
L'Échange est un moyen donné aux hommes de tirer un meilleur parti de leurs facultés, d'économiser les capitaux, de faire concourir davantage les agents gratuits de la nature, d'accroître la proportion de l'utilité gratuite à l'utilité onéreuse, de diminuer par conséquent le rapport des efforts aux résultats, de laisser à leur disposition une partie de leurs forces, de manière à en soustraire une portion toujours plus grande au service des besoins les plus impérieux et les premiers dans l'ordre de priorité, pour les consacrer à des jouissances d'un ordre de plus en plus élevé.
Si l'Échange épargne des efforts, il en exige aussi. Il s'étend, il gagne, il se multiplie, jusqu'au point où l'effort qu'il exige devient égal à celui qu'il épargne, et s'arrête là jusqu'à ce que, par le perfectionnement de l'appareil commercial, ou seulement par le seul fait de la condensation de la population et du rapprochement des hommes, il rentre dans les conditions nécessaires de sa marche ascendante. D'où il suit que les lois qui bornent les Échanges sont toujours nuisibles ou superflues.
Les gouvernements, toujours disposés à se persuader que rien de bien ne se fait sans eux, se refusent à comprendre cette loi harmonique:
L'échange se développe naturellement jusqu'au point où il serait plus onéreux qu'utile, et s'arrête naturellement à cette limite.
En conséquence, on les voit partout fort occupés de le favoriser ou de le restreindre.
Pour le porter au delà de ses bornes naturelles, ils vont à la conquête de débouchés et de colonies. Pour le retenir en deçà, ils imaginent toutes sortes de restrictions et d'entraves.
Cette intervention de la Force dans les transactions humaines est accompagnée de maux sans nombre.
L'Accroissement même de cette force est déjà un premier mal; car il est bien évident que l'État ne peut faire des conquêtes, retenir sous sa domination des pays lointains, détourner le cours naturel du commerce par l'action des douanes, sans multiplier beaucoup le nombre de ses agents.
La Déviation de la Force publique est un mal plus grand encore que son Accroissement. Sa mission rationnelle était de protéger toutes les Libertés et toutes les Propriétés, et la voilà appliquée à violer elle-même la Liberté et la Propriété des citoyens. Ainsi les gouvernements semblent prendre à tâche d'effacer des intelligences toutes les notions et tous les principes. Dès qu'il est admis que l'Oppression et la Spoliation sont légitimes pourvu qu'elles soient légales, pourvu qu'elles ne s'exercent entre citoyens que par l'intermédiaire de la Loi ou de la Force publique, on voit peu à peu chaque classe venir demander de lui sacrifier toutes les autres.
Soit que cette intervention de la Force dans les échanges en provoque qui ne se seraient pas faits, ou en prévienne qui se seraient accomplis, il ne se peut pas qu'elle n'occasionne tout à la fois Déperdition et Déplacement de travail et de capitaux, et par suite perturbation dans la manière dont la population se serait naturellement distribuée. Des intérêts naturels disparaissent sur un point, des intérêts factices se créent sur un autre, et les hommes suivent forcément le courant des intérêts. C'est ainsi qu'on voit de vastes industries s'établir là où elles ne devaient pas naître, la France faire du sucre, l'Angleterre filer du coton venu des plaines de l'Inde. Il a fallu des siècles de guerre, des torrents de sang répandu, d'immenses trésors dispersés, pour arriver à ce résultat: substituer en Europe des industries précaires à des industries vivaces, et ouvrir ainsi des chances aux crises, aux chômages, à l'instabilité et, en définitive, au Paupérisme.
Mais je m'aperçois que j'anticipe. Nous devons d'abord connaître les lois du libre et naturel développement des sociétés humaines. Plus tard, nous aurons à en étudier les perturbations.
Force morale de l'échange. Il faut le répéter, au risque de froisser le sentimentalisme moderne: l'économie politique se tient dans la région de ce qu'on nomme les affaires, et les affaires se font sous l'influence de l'intérêt personnel. Les puritains du socialisme ont beau crier: «C'est affreux, nous changerons tout cela;» leurs déclamations à cet égard se donnent à elles-mêmes un démenti permanent. Allez donc les acheter, quai Voltaire, au nom de la fraternité!
Ce serait tomber dans un autre genre de déclamation que d'attribuer de la moralité à des actes déterminés et gouvernés par l'intérêt personnel. Mais certes l'ingénieuse nature peut avoir arrangé l'ordre social de telle sorte que ces mêmes actes, destitués de moralité dans leur mobile, aboutissent néanmoins à des résultats moraux. N'en est-il pas ainsi du travail? Or je dis que l'Échange, soit à l'état de simple troc, soit devenu vaste commerce, développe dans la société des tendances plus nobles que son mobile.
À Dieu ne plaise que je veuille attribuer à une seule énergie tout ce qui fait la grandeur, la gloire et le charme de nos destinées! Comme il y a deux forces dans le monde matériel, l'une qui va de la circonférence au centre, l'autre, du centre à la circonférence, il y a aussi deux principes dans le monde social: l'intérêt privé et la sympathie. Qui donc est assez malheureux pour méconnaître les bienfaits et les joies du principe sympathique, manifesté par l'amitié, l'amour, la piété filiale, la tendresse paternelle, la charité, le dévouement patriotique, le sentiment religieux, l'enthousiasme du bon et du beau? Il y en a qui disent que le principe sympathique n'est qu'une magnifique forme du principe individualiste, et qu'aimer les autres, ce n'est, au fond, qu'une intelligente manière de s'aimer soi-même. Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir ce problème. Que nos deux énergies natives soient distinctes ou confondues, il nous suffit de savoir que, loin de se heurter, comme on le dit sans cesse, elles se combinent et concourent à la réalisation d'un même résultat, le Bien général.
J'ai établi ces deux propositions:
Dans l'isolement, nos besoins surpassent nos facultés.
Par l'échange, nos facultés surpassent nos besoins.
Elles donnent la raison de la société. En voici deux autres qui garantissent son perfectionnement indéfini:
Dans l'isolement les prospérités se nuisent.
Par l'échange les prospérités s'entr'aident.
Est-il besoin de prouver que, si la nature eût destiné les hommes à la vie solitaire, la prospérité de l'un ferait obstacle à la prospérité de l'autre? Plus ils seraient nombreux, moins ils auraient de chances de bien-être. En tout cas, on voit clairement en quoi leur nombre pourrait nuire, on ne comprend pas comment il pourrait profiter. Et puis je demande sous quelle forme se manifesterait le principe sympathique? À quelle occasion prendrait-il naissance? Pourrions-nous même le concevoir?
Mais les hommes échangent. L'échange, nous l'avons vu, implique la séparation des occupations. Il donne naissance aux professions, aux métiers. Chacun s'attache à vaincre un genre d'obstacles au profit de la Communauté. Chacun se consacre à lui rendre un genre de services. Or une analyse complète de la valeur démontre que chaque service vaut d'abord en raison de son utilité intrinsèque, ensuite en raison de ce qu'il est offert dans un milieu plus riche, c'est-à-dire au sein d'une communauté plus disposée à le demander, plus en mesure de le payer. L'expérience, en nous montrant l'artisan, le médecin, l'avocat, le négociant, le voiturier, le professeur, le savant tirer pour eux-mêmes un meilleur parti de leurs services à Paris, à Londres, à New-York que dans les landes de Gascogne, ou dans les montagnes du pays de Galles, ou dans les prairies du Farwest, l'expérience, dis-je, ne nous confirme-t-elle pas cette vérité: L'homme a d'autant plus de chances de prospérer qu'il est dans un milieu plus prospère?
De toutes les harmonies qui se rencontrent sous ma plume, celle-ci est certainement la plus importante, la plus belle, la plus décisive, la plus féconde. Elle implique et résume toutes les autres. C'est pourquoi je n'en pourrai donner ici qu'une démonstration fort incomplète. Heureux si elle jaillit de l'esprit de ce livre. Heureux encore si elle en sortait du moins avec un caractère de probabilité suffisant pour déterminer le lecteur à s'élever par ses propres efforts à la certitude!
Car, il n'en faut pas douter, c'est là qu'est la raison de décider entre l'Organisation naturelle et les Organisations artificielles; c'est là, exclusivement là, qu'est le Problème Social. Si la prospérité de tous est la condition de la prospérité de chacun, nous pouvons nous fier non-seulement à la puissance économique de l'échange libre, mais encore à sa force morale. Il suffira que les hommes comprennent leurs vrais intérêts pour que les restrictions, les jalousies industrielles, les guerres commerciales, les monopoles, tombent sous les coups de l'opinion; pour qu'avant de solliciter telle ou telle mesure gouvernementale on se demande non pas: «Quel bien m'en reviendra-t-il?» mais: «Quel bien en reviendra-t-il à la communauté?» Cette dernière question, j'accorde qu'on se la fait quelquefois en vertu du principe sympathique, mais que la lumière se fasse, et on se l'adressera aussi par Intérêt personnel. Alors il sera vrai de dire que les deux mobiles de notre nature concourent vers un même résultat: le Bien Général; et il sera impossible de dénier à l'intérêt personnel, non plus qu'aux transactions qui en dérivent, du moins quant à leurs effets, la Puissance Morale.
Que l'on considère les relations d'homme à homme, de famille à famille, de province à province, de nation à nation, d'hémisphère à hémisphère, de capitaliste à ouvrier, de propriétaire à prolétaire,—il est évident, ce me semble, qu'on ne peut ni résoudre ni même aborder le problème social, à aucun de ses points de vue, avant d'avoir choisi entre ces deux maximes:
Le profit de l'un est le dommage de l'autre.
Le profit de l'un est le profit de l'autre.
Car, si la nature a arrangé les choses de telle façon que l'antagonisme soit la loi des transactions libres, notre seule ressource est de vaincre la nature et d'étouffer la Liberté. Si, au contraire, ces transactions libres sont harmoniques, c'est-à-dire si elles tendent à améliorer et à égaliser les conditions, nos efforts doivent se borner à laisser agir la nature et à maintenir les droits de la liberté humaine.
Et c'est pourquoi je conjure les jeunes gens à qui ce livre est dédié de scruter avec soin les formules qu'il renferme, d'analyser la nature intime et les effets de l'échange. Oui, j'en ai la confiance, il s'en rencontrera un parmi eux qui arrivera enfin à la démonstration rigoureuse de cette proposition: Le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le bien de tous favorise le bien de chacun;—qui saura faire pénétrer cette vérité dans toutes les intelligences à force d'en rendre la preuve simple, lucide, irréfragable.—Celui-là aura résolu le problème social; celui-là sera le bienfaiteur du genre humain.
Remarquons ceci en effet: Selon que cet axiome est vrai ou faux, les lois sociales naturelles sont harmoniques ou antagoniques.—Selon qu'elles sont harmoniques ou antagoniques, il est de notre intérêt de nous y conformer ou de nous y soustraire.—Si donc il était une fois bien démontré que, sous le régime de la liberté, les intérêts concordent et s'entre-favorisent, tous les efforts que nous voyons faire aujourd'hui aux gouvernements pour troubler l'action de ces lois sociales naturelles, nous les leur verrions faire pour laisser à ces lois toute leur puissance, ou plutôt ils n'auraient pas pour cela d'efforts à faire, si ce n'est celui de s'abstenir.—En quoi consiste l'action contrariante des gouvernements? Cela se déduit du but même qu'ils ont en vue.—De quoi s'agit-il? de remédier à l'Inégalité qui est censée naître de la liberté.—Or il n'y a qu'un moyen de rétablir l'équilibre, c'est de prendre aux uns pour donner aux autres.—Telle est en effet la mission que les gouvernements se sont donnée ou ont reçue, et c'est une conséquence rigoureuse de la formule: Le profit de l'un est le dommage de l'autre. Cet axiome étant tenu pour vrai, il faut bien que la force répare le mal que fait la liberté.—Ainsi les gouvernements, que nous croyions institués pour garantir à chacun sa liberté et sa propriété, ont entrepris la tâche de violer toutes les libertés et toutes les propriétés, et cela avec raison, si c'est en elles que réside le principe même du mal. Ainsi partout nous les voyons occupés de déplacer artificiellement le travail, les capitaux et les responsabilités.
D'un autre côté, une somme vraiment incalculable de forces intellectuelles se perd à la poursuite d'organisations sociales factices. Prendre aux uns pour donner aux autres, violer la liberté et la propriété, c'est un but fort simple; mais les procédés peuvent varier à l'infini. De là ces multitudes de systèmes qui jettent l'effroi dans toutes les classes de travailleurs, puisque, par la nature même de leur but, ils menacent tous les intérêts.
Ainsi: gouvernements arbitraires et compliqués, négation de la liberté et de la propriété, antagonisme des classes et des peuples, tout cela est logiquement renfermé dans cet axiome: Le profit de l'un est le dommage de l'autre.—Et, par la même raison: simplicité dans les gouvernements, respect de la dignité individuelle, liberté du travail et de l'échange, paix entre les nations, sécurité pour les personnes et les propriétés, tout cela est contenu dans cette vérité: Les intérêts sont harmoniques,—à une condition cependant, c'est que cette vérité soit généralement admise.
Or il s'en faut bien qu'elle le soit. En lisant ce qui précède, beaucoup de personnes sont portées à me dire: Vous enfoncez une porte ouverte; qui a jamais songé à contester sérieusement la supériorité de l'échange sur l'isolement? Dans quel livre, si ce n'est peut-être dans ceux de Rousseau, avez-vous rencontré cet étrange paradoxe?
Ceux qui m'arrêtent par cette réflexion n'oublient que deux choses, deux symptômes ou plutôt deux aspects de nos sociétés modernes: les doctrines dont les théoriciens nous inondent et les pratiques que les gouvernements nous imposent. Il faut pourtant bien que l'Harmonie des intérêts ne soit pas universellement reconnue, puisque, d'un côté, la force publique est constamment occupée à intervenir pour troubler leurs combinaisons naturelles; et que, d'une autre part, le reproche qu'on lui adresse surtout, c'est de ne pas intervenir assez.
La question est celle-ci: Le Mal (il est clair que je parle ici du mal qui n'est pas la conséquence nécessaire de notre infirmité native) est-il imputable à l'action des lois sociales naturelles ou au trouble que nous faisons subir à cette action?
Or deux faits coexistent: le Mal,—la force publique occupée à contrarier les lois sociales naturelles. Le premier de ces faits est-il la conséquence du second? Pour moi, je le crois; je dirai même: J'en suis sûr. Mais en même temps je suis témoin de ceci: à mesure que le mal se développe, les gouvernements cherchent le remède dans de nouveaux troubles apportés à l'action de ces lois; les théoriciens leur reprochent de ne pas les troubler assez. Ne suis-je pas autorisé à en conclure qu'on n'a guère confiance en elles?
Oui, sans doute, si l'on pose la question entre l'isolement et l'échange, on est d'accord. Mais si on la pose entre l'échange libre et l'échange forcé, en est-il de même? N'y a-t-il rien d'artificiel, de forcé, de restreint ou de contraint, en France, dans la manière dont s'y échangent les services relatifs au commerce, au crédit, aux transports, aux arts, à l'instruction, à la religion? Le travail et les capitaux se sont-ils répartis naturellement entre l'agriculture et les fabriques? Quand les intérêts se déplacent, obéissent-ils toujours à leur propre impulsion? Ne rencontrons-nous pas de toute part des entraves? Est-ce qu'il n'y a pas cent professions qui sont interdites au plus grand nombre d'entre nous? Est-ce que le catholique ne paye pas forcément les services du rabbin juif, et le juif les services du prêtre catholique? Est-ce qu'il y a un seul homme, en France, qui a reçu l'éducation que ses parents lui eussent donnée s'ils eussent été libres? Est-ce que notre intelligence, nos mœurs, nos idées, notre industrie ne se façonnent pas sous le régime de l'arbitraire ou du moins de l'artificiel? Or, je le demande, troubler l'échange libre des services, n'est-ce pas nier l'harmonie des intérêts? Sur quel fondement me vient-on ravir ma liberté, si ce n'est qu'on la juge nuisible aux autres? Dira-t-on que c'est à moi-même qu'elle nuit? Mais alors c'est un antagonisme de plus. Et où en sommes-nous, grand Dieu! si la nature a placé dans le cœur de tout homme un mobile permanent, indomptable, en vertu duquel il blesse tout le monde et se blesse lui-même?
Oh! on a essayé tant de choses, quand est-ce donc qu'on essayera la plus simple de toutes: la Liberté? La liberté de tous les actes qui ne blessent pas la justice; la liberté de vivre, de se développer, de se perfectionner; le libre exercice des facultés; le libre échange des services.—N'eût-ce pas été un beau et solennel spectacle que le Pouvoir né de la révolution de Février se fût adressé ainsi aux citoyens:
«Vous m'avez investi de la Force publique. Je ne l'emploierai qu'aux choses dans lesquelles l'intervention de la Force soit permise; or, il n'en est qu'une seule, c'est la Justice. Je forcerai chacun à rester dans la limite de ses droits. Que chacun de vous travaille en liberté le jour et dorme en paix la nuit. Je prends à ma charge la sécurité des personnes et des propriétés: c'est ma mission, je la remplirai,—mais je n'en accepte pas d'autre. Qu'il n'y ait donc plus de malentendu entre nous. Désormais vous ne me payerez que le léger tribut indispensable pour le maintien de l'ordre et la distribution de la justice. Mais aussi, sachez-le bien, désormais chacun de vous est responsable envers lui-même de sa propre existence et de son perfectionnement. Ne tournez plus sans cesse vos regards vers moi. Ne me demandez pas de vous donner de la richesse, du travail, du crédit, de l'instruction, de la religion, de la moralité; n'oubliez pas que le mobile en vertu duquel vous vous développez est en vous; que, quant à moi, je n'agis jamais que par l'intermédiaire de la force; que je n'ai rien, absolument rien que je ne tienne de vous; et que, par conséquent, je ne puis conférer le plus petit avantage aux uns qu'aux dépens des autres. Labourez donc vos champs, fabriquez et transportez leurs produits, faites le commerce, donnez-vous réciproquement du crédit, rendez et recevez librement des services, faites élever vos fils, trouvez-leur une carrière, cultivez les arts, perfectionnez votre intelligence, épurez vos sentiments, rapprochez-vous les uns des autres, formez des associations industrielles ou charitables, unissez vos efforts pour le bien individuel comme pour le bien général; obéissez à vos tendances, accomplissez vos destinées selon vos facultés, vos vues, votre prévoyance. N'attendez de moi que deux choses: Liberté, Sécurité,—et comprenez bien que vous ne pouvez, sans les perdre toutes deux, m'en demander une troisième.»
Oui, j'en suis convaincu, si la révolution de Février eût proclamé ce principe, elle eût été la dernière. Comprend-on que les citoyens, d'ailleurs parfaitement libres, aspirent à renverser le Pouvoir, alors que son action se borne à satisfaire le plus impérieux, le mieux senti de tous les besoins sociaux, le besoin de la Justice?
Mais il n'était malheureusement pas possible que l'Assemblée nationale entrât dans cette voie, et fît entendre ces paroles. Elles ne répondaient ni à sa pensée, ni à l'attente publique. Elles auraient jeté l'effroi au sein de la société autant peut-être que pourrait le faire la proclamation du Communisme. Être responsables de nous-mêmes! eût-on dit. Ne plus compter sur l'État que pour le maintien de l'ordre et de la paix! N'attendre de lui ni nos richesses, ni nos lumières! N'avoir plus à rejeter sur lui la responsabilité de nos fautes, de notre incurie, de notre imprévoyance! Ne compter que sur nous-mêmes pour nos moyens de subsistance, pour notre amélioration physique, intellectuelle et morale! Grand Dieu! qu'allons-nous devenir? La société ne va-t-elle pas être envahie par la misère, l'ignorance, l'erreur, l'irréligion et la perversité?
On en conviendra; telles eussent été les craintes qui se fussent manifestées de toute part, si la révolution de Février eût proclamé la Liberté, c'est-à-dire le règne des lois sociales naturelles. Donc, ou nous ne connaissons pas ces lois, ou nous n'avons pas confiance en elles. Nous ne pouvons nous défendre de l'idée que les mobiles que Dieu a mis dans l'homme sont essentiellement pervers; qu'il n'y a de rectitude que dans les intentions et les vues des gouvernants; que les tendances de l'humanité mènent à la désorganisation, à l'anarchie; en un mot, nous croyons à l'antagonisme fatal des intérêts.
Aussi, loin qu'à la révolution de Février la société française ait manifesté la moindre aspiration vers une organisation naturelle, jamais peut-être ses idées et ses espérances ne s'étaient tournées avec autant d'ardeur vers des combinaisons factices. Lesquelles? On ne le savait trop. Il s'agissait, selon le langage du temps, de faire des essais: Faciamus experimentum in corpore vili. Et l'on semblait arrivé à un tel mépris de l'individualité, à une si parfaite assimilation de l'homme à la matière inerte, qu'on parlait de faire des expériences sociales avec des hommes comme on fait des expériences chimiques avec des alcalis et des acides. Une première expérimentation fut commencée au Luxembourg, on sait avec quel succès. Bientôt l'Assemblée constituante institua un comité du travail où vinrent s'engloutir des milliers de plans sociaux. On vit un représentant fouriériste demander sérieusement de la terre et de l'argent (il n'aurait pas tardé sans doute à demander aussi des hommes) pour manipuler sa société-modèle. Un autre représentant égalitaire offrit aussi sa recette qui fut refusée. Plus heureux, les manufacturiers ont réussi à maintenir la leur. Enfin, en ce moment, l'Assemblée législative a nommé une commission pour organiser l'assistance.
Ce qui surprend en tout ceci, c'est que les dépositaires du Pouvoir ne soient pas venus de temps en temps, dans l'intérêt de sa stabilité, faire entendre ces paroles: «Vous habituez trente-six millions de citoyens à s'imaginer que je suis responsable de tout ce qui leur arrive en bien ou en mal dans ce monde. À cette condition, il n'y a pas de gouvernement possible.»
Quoi qu'il en soit, si ces diverses inventions sociales, décorées du nom d'organisation, diffèrent entre elles par leurs procédés, elles partent toutes du même principe: Prendre aux uns pour donner aux autres.—Or il est bien clair qu'un tel principe n'a pu rencontrer des sympathies si universelles, au sein de la nation, que parce que l'on y est très-convaincu que les intérêts sont naturellement antagoniques et les tendances humaines essentiellement perverses.
Prendre aux uns pour donner aux autres!—Je sais bien que les choses se passent ainsi depuis longtemps. Mais, avant d'imaginer, pour guérir la misère, divers moyens de réaliser ce bizarre principe, ne devrait-on pas se demander si la misère ne provient pas précisément de ce que ce principe a été réalisé sous une forme quelconque? Avant de chercher le remède dans de nouvelles perturbations apportées à l'empire des lois sociales naturelles, ne devrait-on pas s'assurer si ces perturbations ne constituent pas justement le mal dont la société souffre et qu'on veut guérir?
Prendre aux uns pour donner aux autres!—Qu'il me soit permis de signaler ici le danger et l'absurdité de la pensée économique de cette aspiration, dite sociale, qui fermentait au sein des masses et qui a éclaté avec tant de force à la révolution de Février[10].
Quand il y a encore plusieurs couches dans la société, on conçoit que la première jouisse de priviléges aux dépens de toutes les autres. C'est odieux, mais ce n'est pas absurde.
La seconde couche ne manquera pas alors de battre en brèche les priviléges; et, à l'aide des masses populaires, elle parviendra tôt ou tard à faire une Révolution. En ce cas, la Force passant en ses mains, on conçoit encore qu'elle se constitue des Priviléges. C'est toujours odieux, mais ce n'est pas absurde, ce n'est pas du moins impraticable, car le Privilége est possible tant qu'il a au-dessous de lui, pour l'alimenter, le gros du public. Si la troisième, la quatrième couche font aussi leur révolution, elles s'arrangeront aussi, si elles le peuvent, de manière à exploiter les masses, au moyen de Priviléges très-habilement combinés. Mais voici que le gros du public, foulé, pressuré, exténué, fait aussi sa révolution. Pourquoi? Que va-t-il faire? Vous croyez peut-être qu'il va abolir tous les priviléges, inaugurer le règne de la justice universelle? qu'il va dire: «Arrière les restrictions; arrière les entraves; arrière les monopoles; arrière les interventions gouvernementales au profit d'une classe; arrière les lourds impôts; arrière les intrigues diplomatiques et politiques!» Non, sa prétention est bien autre, il se fait solliciteur, il demande, lui aussi, à être privilégié. Lui, le gros du public, imitant les classes supérieures, implore à son tour des priviléges! Il veut le droit au travail, le droit au crédit, le droit à l'instruction, le droit à l'assistance! Mais aux dépens de qui? C'est ce dont il ne se met pas en peine. Il sait seulement que, si on lui assurait du travail, du crédit, de l'instruction, du repos pour ses vieux jours, le tout gratuitement, cela serait fort heureux, et, certes, personne ne le conteste. Mais est-ce possible? Hélas! non, et c'est pourquoi je dis qu'ici l'odieux disparaît; mais l'absurde est à son comble.
Des Priviléges aux masses! Peuple, réfléchis donc au cercle vicieux où tu te places. Privilége suppose quelqu'un pour en jouir et quelqu'un pour le payer. On comprend un homme privilégié, une classe privilégiée; mais peut-on concevoir tout un peuple privilégié? Est-ce qu'il y a au-dessous de toi une autre couche sociale sur qui rejeter le fardeau? Ne comprendras-tu jamais la bizarre mystification dont tu es dupe? Ne comprendras-tu jamais que l'État ne peut rien te donner d'une main qu'il ne t'ait pris un peu davantage de l'autre? que, bien loin qu'il y ait pour toi, dans cette combinaison, aucun accroissement possible de bien-être, le résidu de l'opération c'est un gouvernement arbitraire, plus vexatoire, plus responsable, plus dispendieux et plus précaire, des impôts plus lourds, des injustices plus nombreuses, des faveurs plus blessantes, une liberté plus restreinte, des forces perdues, des intérêts, du travail et des capitaux déplacés, la convoitise excitée, le mécontentement provoqué et l'énergie individuelle éteinte?
Les classes supérieures s'alarment, et ce n'est pas sans raison, de cette triste disposition des masses. Elles y voient le germe de révolutions incessantes; car quel gouvernement peut tenir quand il a eu le malheur de dire: «J'ai la force, et je l'emploierai à faire vivre tout le monde aux dépens de tout le monde. J'assume sur moi la responsabilité du bonheur universel!»—Mais l'effroi dont ces classes sont saisies n'est-il pas un châtiment mérité? N'ont-elles pas elles-mêmes donné au peuple le funeste exemple de la disposition dont elles se plaignent? N'ont-elles pas toujours tourné leurs regards vers les faveurs de l'État? Ont-elles jamais manqué d'assurer quelque privilége grand ou petit aux fabriques, aux banques, aux mines, à la propriété foncière, aux arts, et jusqu'à leurs moyens de délassement et de diversion, à la danse, à la musique, à tout enfin, excepté au travail du peuple, au travail manuel? N'ont-elles pas poussé à la multiplication des fonctions publiques pour accroître, aux dépens des masses, leurs moyens d'existence, et y a-t-il aujourd'hui un père de famille qui ne songe à assurer une place à son fils? Ont-elles jamais fait volontairement disparaître une seule des inégalités reconnues de l'impôt? N'ont-elles pas longtemps exploité jusqu'au privilége électoral?—Et maintenant elles s'étonnent, elles s'affligent de ce que le peuple s'abandonne à la même pente! Mais, quand l'esprit de mendicité a si longtemps prévalu dans les classes riches, comment veut-on qu'il n'ait pas pénétré au sein des classes souffrantes?
Cependant une grande révolution s'est accomplie. La puissance politique, la faculté de faire des lois, la disposition de la force, ont passé virtuellement, sinon de fait encore, aux mains du Peuple, avec le suffrage universel. Ainsi ce Peuple qui pose le problème sera appelé à le résoudre; et malheur au pays si, suivant l'exemple qui lui a été donné, il cherche la solution dans le Privilége, qui est toujours une violation du droit d'autrui. Certes il aboutira à une déception et par là à un grand enseignement; car, s'il est possible de violer le droit du grand nombre en faveur du petit nombre, comment pourrait-on violer le droit de tous pour l'avantage de tous?—Mais à quel prix cet enseignement sera-t-il acheté? Pour prévenir cet effrayant danger, que devraient faire les classes supérieures? Deux choses: renoncer pour elles-mêmes à tout privilége, éclairer les masses,—car il n'y a que deux choses qui puissent sauver la société: la Justice et la Lumière. Elles devraient rechercher avec soin si elles ne jouissent pas de quelque monopole, pour y renoncer;—si elles ne profitent pas de quelques inégalités factices, pour les effacer;—si le Paupérisme ne peut pas être attribué, en partie du moins, à quelque perturbation des lois sociales naturelles, pour la faire cesser,—afin de pouvoir dire en montrant leurs mains au peuple: Elles sont pleines, mais elles sont pures.—Est-ce là ce qu'elles font? Si je ne m'aveugle, elles font tout le contraire.—Elles commencent par garder leurs monopoles, et on les a vues même profiter de la révolution pour essayer de les accroître. Après s'être ainsi ôté jusqu'à la possibilité de dire la vérité et d'invoquer les principes, pour ne pas se montrer trop inconséquentes, elles promettent au peuple de le traiter comme elles se traitent elles-mêmes, et font briller à ses yeux l'appât des Priviléges. Seulement elles se croient très-rusées en ce qu'elles ne lui concèdent aujourd'hui qu'un petit privilége: le droit à l'assistance, dans l'espoir de le détourner d'en réclamer un gros: le droit au travail. Et elles ne s'aperçoivent pas qu'étendre et systématiser de plus en plus l'axiome: Prendre aux uns pour donner aux autres,—c'est renforcer l'illusion qui crée les difficultés du présent et les dangers de l'avenir.
N'exagérons rien toutefois. Quand les classes supérieures cherchent dans l'extension du privilége le remède aux maux que le privilége a faits, elles sont de bonne foi et agissent, j'en suis convaincu, plutôt par ignorance que par injustice. C'est un malheur irréparable, que les gouvernements qui se sont succédé en France aient toujours mis obstacle à l'enseignement de l'économie politique. C'en est un bien plus grand encore, que l'éducation universitaire remplisse toutes nos cervelles de préjugés romains, c'est-à-dire de tout ce qu'il y a de plus antipathique à la vérité sociale. C'est là ce qui fait dévier les classes supérieures. Il est de mode aujourd'hui de déclamer contre elles. Pour moi, je crois qu'à aucune époque elles n'ont eu des intentions plus bienveillantes. Je crois qu'elles désirent avec ardeur résoudre le problème social. Je crois qu'elles feraient plus que de renoncer à leurs priviléges et qu'elles sacrifieraient volontiers, en œuvres charitables, une partie de leurs propriétés acquises, si, par là, elles croyaient mettre un terme définitif aux souffrances des classes laborieuses. On dira, sans doute, que l'intérêt ou la peur les anime et qu'il n'y a pas grande générosité à abandonner une partie de son bien pour sauver le reste. C'est la vulgaire prudence de l'homme qui fait la part du feu.—Ne calomnions pas ainsi la nature humaine. Pourquoi refuserions-nous de reconnaître un sentiment moins égoïste? N'est-il pas bien naturel que les habitudes démocratiques, qui prévalent dans notre pays, rendent les hommes sensibles aux souffrances de leurs frères? Mais, quel que soit le sentiment qui domine, ce qui ne se peut nier, c'est que tout ce qui peut manifester l'opinion, la philosophie, la littérature, la poésie, le drame, la prédication religieuse, les discussions parlementaires, le journalisme, tout révèle dans la classe aisée plus qu'un désir, une soif ardente de résoudre le grand problème. Pourquoi donc ne sort-il rien de nos Assemblées législatives? Parce qu'elles ignorent. L'économie politique leur propose cette solution: JUSTICE LÉGALE,—CHARITÉ PRIVÉE. Elles prennent le contre-pied; et obéissant, sans s'en apercevoir, aux influences socialistes, elles veulent mettre la charité dans la loi, c'est-à-dire en bannir la justice, au risque de tuer du même coup la charité privée, toujours prompte à reculer devant la charité légale.
Pourquoi donc nos législateurs bouleversent-ils ainsi toutes les notions? Pourquoi ne laissent-ils pas chaque chose à sa place: la Sympathie dans son domaine naturel, qui est la Liberté;—et la Justice dans le sien, qui est la Loi? Pourquoi n'appliquent-ils pas la loi exclusivement à faire régner la justice? Serait-ce qu'ils n'aiment pas la justice? Non, mais ils n'ont pas confiance en elle. Justice, c'est liberté et propriété. Or ils sont socialistes sans le savoir; pour la réduction progressive de la misère, pour l'expansion indéfinie de la richesse, ils n'ont foi, quoi qu'ils en disent, ni à la liberté, ni à la propriété, ni, par conséquent, à la justice.—Et c'est pourquoi on les voit de très-bonne foi chercher la réalisation du Bien par la violation perpétuelle du droit.
On peut appeler lois sociales naturelles l'ensemble des phénomènes, considérés tant dans leurs mobiles que dans leurs résultats, qui gouvernent les libres transactions des hommes.
Cela posé, la question est celle-ci:
Faut-il laisser agir ces lois,—ou faut-il les empêcher d'agir?
Cette question revient à celle-ci:
Faut-il reconnaître à chacun sa propriété et sa liberté, son droit de travailler et d'échanger sous sa responsabilité, soit qu'elle châtie, soit qu'elle récompense, et ne faire intervenir la Loi, qui est la Force, que pour la protection de ces droits?—Ou bien, peut-on espérer arriver à une plus grande somme de bonheur social en violant la propriété et la liberté, en réglementant le travail, troublant l'échange et déplaçant les responsabilités?
La Loi doit-elle faire prévaloir la Justice rigoureuse, ou être l'instrument de la Spoliation organisée avec plus ou moins d'intelligence?
Il est bien évident que la solution de ces questions est subordonnée à l'étude et à la connaissance des lois sociales naturelles. On ne peut se prononcer raisonnablement avant de savoir si la propriété, la liberté, les combinaisons des services volontairement échangés poussent les hommes vers leur amélioration, comme le croient les économistes, ou vers leur dégradation, comme l'affirment les socialistes.—Dans le premier cas, le mal social doit être attribué aux perturbations des lois naturelles, aux violations légales de la propriété et de la liberté. Ce sont ces perturbations et ces violations qu'il faut faire cesser, et l'Économie politique a raison.—Dans le second, nous n'avons pas encore assez d'intervention gouvernementale; les combinaisons factices et forcées ne sont pas encore assez substituées aux combinaisons naturelles et libres; ces trois funestes principes: Justice, Propriété, Liberté, ont encore trop d'empire. Nos législateurs ne leur ont pas encore porté d'assez rudes coups. On ne prend pas encore assez aux uns pour donner aux autres. Jusqu'ici on a pris au grand nombre pour donner au petit nombre. Maintenant il faut prendre à tous pour donner à tous. En un mot, il faut organiser la spoliation, et c'est du Socialisme que nous viendra le salut[11].
Fatales illusions qui naissent de l'échange.—L'échange, c'est la société. Par conséquent, la vérité économique c'est la vue complète, et l'erreur économique c'est la vue partielle de l'échange.
Si l'homme n'échangeait pas, chaque phénomène économique s'accomplirait dans l'individualité, et il nous serait très-facile de constater par l'observation ses bons et ses mauvais effets.
Mais l'échange a amené la séparation des occupations, et, pour parler la langue vulgaire, l'établissement des professions et des métiers. Chaque service (ou chaque produit) a donc deux rapports, l'un avec celui qui le livre, l'autre avec celui qui le reçoit.
Sans doute, à la fin de l'évolution, l'homme social, comme l'homme isolé, est tout à la fois producteur et consommateur. Mais il faut bien voir la différence. L'homme isolé est toujours producteur de la chose même qu'il consomme. Il n'en est presque jamais ainsi de l'homme social. C'est un point de fait incontestable, et que chacun peut vérifier sur soi-même. Cela résulte d'ailleurs de ce que la société n'est qu'échange de services.
Nous sommes tous producteurs et consommateurs non de la chose, mais de la valeur que nous avons produite. En échangeant les choses, nous restons toujours propriétaires de leur valeur.
C'est de cette circonstance que naissent toutes les illusions et toutes les erreurs économiques. Il n'est certes pas superflu de signaler ici la marche de l'esprit humain à cet égard.
On peut donner le nom général d'obstacles à tout ce qui, s'interposant entre nos besoins et nos satisfactions, provoque l'intervention de nos efforts.
Les rapports de ces quatre éléments: besoin, obstacle, effort, satisfaction, sont parfaitement visibles et compréhensibles dans l'homme isolé. Jamais, au grand jamais, il ne nous viendrait dans la pensée de dire:
«Il est fâcheux que Robinson ne rencontre pas plus d'obstacles; car, en ce cas, il aurait plus d'occasions de déployer ses efforts: il serait plus riche.
«Il est fâcheux que la mer ait jeté sur le rivage de l'île du Désespoir des objets utiles, des planches, des vivres, des armes, des livres; car cela ôte à Robinson l'occasion de déployer des efforts: il est moins riche.
«Il est fâcheux que Robinson ait inventé des filets pour et prendre le poisson ou le gibier; car cela diminue d'autant les efforts qu'il accomplit pour un résultat donné: il est moins riche.
«Il est fâcheux que Robinson ne soit pas plus souvent malade. Cela lui fournirait l'occasion de faire de la médecine sur lui-même, ce qui est un travail; et, comme toute richesse vient du travail, il serait plus riche.
«Il est fâcheux que Robinson ait réussi à éteindre l'incendie qui menaçait sa cabane. Il a perdu là une précieuse occasion de travail: il est moins riche.
«Il est fâcheux que dans l'île du Désespoir la terre ne soit pas plus ingrate, la source plus éloignée, le soleil moins longtemps sur l'horizon. Pour se nourrir, s'abreuver, s'éclairer, Robinson aurait plus de peine à prendre: il serait plus riche.»
Jamais, dis-je, on ne mettrait en avant, comme des oracles de vérité, des propositions aussi absurdes. Il serait d'une évidence trop palpable que la richesse ne consiste pas dans l'intensité de l'effort pour chaque satisfaction acquise, et que c'est justement le contraire qui est vrai. On comprendrait que la richesse ne consiste ni dans le besoin, ni dans l'obstacle, ni dans l'effort, mais dans la satisfaction; et l'on n'hésiterait pas à reconnaître qu'encore que Robinson soit tout à la fois producteur et consommateur, pour juger de ses progrès, ce n'est pas à son travail, mais aux résultats qu'il faut regarder. Bref, en proclamant cet axiome: L'intérêt dominant est celui du consommateur,—on croirait n'exprimer qu'un véritable truisme.
Heureuses les nations quand elles verront clairement comment et pourquoi ce que nous trouvons faux, ce que nous trouvons vrai, quant à l'homme isolé, ne cesse pas d'être faux ou vrai pour l'homme social!...
Ce qui est certain cependant, c'est que les cinq ou six propositions qui nous ont paru absurdes, appliquées à l'île du Désespoir, paraissent si incontestables, quand il s'agit de la France, qu'elles servent de base à toute notre législation économique. Au contraire, l'axiome qui nous semblait la vérité même, quant à l'individu, n'est jamais invoqué au nom de la société sans provoquer le sourire du dédain.
Serait-il donc vrai que l'échange altère à ce point notre organisation individuelle, que ce qui fait la misère de l'individu fasse la richesse sociale?
Non, cela n'est pas vrai. Mais, il faut le dire, cela est spécieux, très-spécieux même, puisque c'est si généralement cru.
La société consiste en ceci: que nous travaillons les uns pour les autres. Nous recevons d'autant plus de services que nous en rendons davantage, ou que ceux que nous rendons sont plus appréciés, plus recherchés, mieux rémunérés. D'un autre côté, la séparation des occupations fait que chacun de nous applique ses efforts à vaincre un obstacle qui s'oppose aux satisfactions d'autrui. Le laboureur combat l'obstacle appelé faim; le médecin, l'obstacle appelé maladie; le prêtre, l'obstacle appelé vice; l'écrivain, l'obstacle appelé ignorance; le mineur, l'obstacle appelé froid, etc., etc.
Et comme tous ceux qui nous entourent sont d'autant plus disposés à rémunérer nos efforts, qu'ils sentent plus vivement l'obstacle qui les gêne, il s'ensuit que nous sommes tous disposés, à ce point de vue et comme producteurs, à vouer un culte à l'obstacle que nous faisons profession de combattre. Nous nous regardons comme plus riches si ces obstacles augmentent, et nous concluons aussitôt de notre avantage particulier à l'avantage général[12].
 V
DE LA VALEUR
Dissertation, ennui.—Dissertation sur la Valeur, ennui sur ennui.
Aussi quel novice écrivain, placé en face d'un problème économique, n'a essayé de le résoudre, abstraction faite de toute définition de la valeur?
Mais il n'aura pas tardé à reconnaître combien ce procédé est insuffisant. La théorie de la Valeur est à l'économie politique ce que la numération est à l'arithmétique. Dans quels inextricables embarras ne se serait pas jeté Bezout, si, pour épargner quelque fatigue à ses élèves, il eût entrepris de leur enseigner les quatre règles et les proportions, sans leur avoir préalablement expliqué la valeur que les chiffres empruntent à leur figure ou à leur position?
Si encore le lecteur pouvait pressentir les belles conséquences qui se déduisent de la théorie de la valeur! Il accepterait l'ennui de ces premières notions, comme on se résigne à étudier péniblement les éléments de la géométrie, en vue du magnifique champ qu'ils ouvrent à notre intelligence.
Mais cette sorte de prévision intuitive n'est pas possible. Plus je me donnerai de soin pour distinguer la Valeur, soit de l'Utilité, soit du Travail, pour montrer combien il était naturel que la science commençât par trébucher à ces écueils, plus, sans doute, on sera porté à ne voir dans cette délicate discussion que de stériles et oiseuses subtilités, bonnes tout au plus à satisfaire la curiosité des hommes du métier.
Vous recherchez laborieusement, me dira-t-on, si la richesse est dans l'utilité des choses, ou dans leur valeur ou dans leur rareté. N'est-ce pas une question, comme celle de l'école: La forme est-elle dans la substance ou dans l'accident? Et ne craignez-vous pas qu'un Molière de carrefour ne vous expose aux risées du public des Variétés?
Et cependant, je dois le dire: au point de vue économique, Société c'est Échange. La première création de l'échange, c'est la notion de valeur, en sorte que toute vérité ou toute erreur introduite dans les intelligences par ce mot est une vérité ou une erreur sociale.
J'entreprends de montrer dans cet écrit l'Harmonie des lois providentielles qui régissent la société humaine. Ce qui fait que ces lois sont harmoniques et non discordantes, c'est que tous les principes, tous les mobiles, tous les ressorts, tous les intérêts concourent vers un grand résultat final, que l'humanité n'atteindra jamais à cause de son imperfection native, mais dont elle approchera toujours en vertu de sa perfectibilité indomptable; et ce résultat est: le rapprochement indéfini de toutes les classes vers un niveau qui s'élève toujours; en d'autres termes: l'égalisation des individus dans l'amélioration générale.
Mais pour réussir il faut que je fasse comprendre deux choses, savoir:
1o Que l'Utilité tend à devenir de plus en plus gratuite, commune, en sortant progressivement du domaine de l'appropriation individuelle;
2o Que la Valeur, au contraire, seule appropriable, seule constituant la propriété de droit et de fait, tend à diminuer de plus en plus relativement à l'utilité à laquelle elle est attachée.
En sorte que, si elle est bien faite, une telle démonstration fondée sur la Propriété, mais seulement sur la propriété de la Valeur,—et sur la Communauté, mais seulement sur la communauté de l'utilité,—une telle démonstration, dis-je, doit satisfaire et concilier toutes les écoles, en leur concédant que toutes ont entrevu la vérité, mais la vérité partielle prise à des points de vue divers.
Économistes, vous défendez la propriété. Il n'y a, dans l'ordre social, d'autre propriété que celle des valeurs, et celle-là est inébranlable.
Communistes, vous rêvez la communauté. Vous l'avez. L'ordre social rend toutes les utilités communes, à la condition que l'échange des valeurs appropriées soit libre.
Vous ressemblez à des architectes qui disputent sur un monument, dont chacun n'a observé qu'une face. Ils ne voient pas mal, mais ils ne voient pas tout. Pour les mettre d'accord, il ne faut que les décider à faire le tour de l'édifice.
Mais cet édifice social, comment le pourrais-je reconstruire, aux yeux du public, dans toute sa belle harmonie, si je rejette ses deux pierres angulaires: Utilité, Valeur? Comment pourrais-je amener la désirable conciliation de toutes les écoles, sur le terrain de la vérité, si je recule devant l'analyse de ces deux idées, alors que la dissidence est née de la malheureuse confusion qui en a été faite?
Cette manière d'exorde était nécessaire pour déterminer, s'il se peut, le lecteur à un instant d'attention, de fatigue, et probablement, hélas! d'ennui. Ou je me fais bien illusion, ou la consolante beauté des conséquences rachètera la sécheresse des prémisses. Si Newton s'était laissé rebuter, à l'origine, par le dégoût des premières études mathématiques, jamais son cœur n'eût battu d'admiration à l'aspect des harmonies de la mécanique céleste; et je soutiens qu'il suffit de traverser virilement quelques notions élémentaires pour reconnaître que Dieu n'a pas déployé, dans la mécanique sociale, moins de bonté touchante, d'admirable simplicité et de magnifique splendeur.
Dans le premier chapitre nous avons vu que l'homme est passif et actif; que le Besoin et la Satisfaction, n'affectant que la sensibilité, étaient, de leur nature, personnels, intimes, intransmissibles; que l'Effort, au contraire, lien entre le Besoin et la Satisfaction, moyen entre le principe et la fin, partant de notre activité, de notre spontanéité, de notre volonté, était susceptible de conventions, de transmission. Je sais qu'on pourrait, au point de vue métaphysique, contester cette assertion et soutenir que l'Effort aussi est personnel. Je n'ai pas envie de m'engager sur le terrain de l'idéologie, et j'espère que ma pensée sera admise sans controverse sous cette forme vulgaire: nous ne pouvons sentir les besoins des autres; nous ne pouvons sentir les satisfactions des autres; mais nous pouvons nous rendre service les uns aux autres.
C'est cette transmission d'efforts, cet échange de services qui fait la matière de l'économie politique, et, puisque, d'un autre côté, la science économique se résume dans le mot Valeur, dont elle n'est que la longue explication, il s'ensuit que la notion de valeur sera imparfaitement, faussement conçue si on la fonde sur les phénomènes extrêmes qui s'accomplissent dans notre sensibilité: Besoins et Satisfactions, phénomènes intimes, intransmissibles, incommensurables d'un individu à l'autre,—au lieu de la fonder sur les manifestations de notre activité, sur les efforts, sur les services réciproques qui s'échangent, parce qu'ils sont susceptibles d'être comparés, appréciés, évalués, et qui sont susceptibles d'être évalués précisément parce qu'ils s'échangent.
Dans le même chapitre nous sommes arrivés à ces formules:
«L'utilité (la propriété qu'ont certains actes ou certaines choses de nous servir) est composée: une partie est due à l'action de la nature, une autre à l'action de l'homme.»—«Il reste d'autant moins à faire au travail humain, pour un résultat donné, que la nature a plus fait.»—«La coopération de la nature est essentiellement gratuite; la coopération de l'homme, intellectuelle ou matérielle, échangée ou non, collective ou solitaire, est essentiellement onéreuse, ainsi que l'implique ce mot même: Effort.»
Et comme ce qui est gratuit ne saurait avoir de valeur, puisque l'idée de valeur implique celle d'acquisition à titre onéreux, il s'ensuit que la notion de Valeur sera encore mal conçue, si on l'étend, en tout ou partie, aux dons ou à la coopération de la nature, au lieu de la restreindre exclusivement à la coopération humaine.
Ainsi, de deux côtés, par deux routes différentes, nous arrivons à cette conclusion que la valeur doit avoir trait aux efforts que font les hommes pour donner satisfaction à leurs besoins.
Au troisième chapitre, nous avons constaté que l'homme ne pouvait vivre dans l'isolement. Mais si, par la pensée, nous évoquons cette situation chimérique, cet état contre nature que le dix-huitième siècle exaltait sous le nom d'état de nature, nous ne tardons pas à reconnaître qu'il ne révèle pas encore la notion de Valeur, bien qu'il présente cette manifestation de notre principe actif que nous avons appelée Effort. La raison en est simple: Valeur implique comparaison, appréciation, évaluation, mesure. Pour que deux choses se mesurent l'une par l'autre, il faut qu'elles soient commensurables, et, pour cela, il faut qu'elles soient de même nature. Dans l'isolement, à quoi pourrait-on comparer l'effort? au besoin, à la satisfaction? Cela ne peut conduire qu'à lui reconnaître plus ou moins d'à-propos, d'opportunité. Dans l'état social, ce que l'on compare (et c'est de cette comparaison que naît l'idée de Valeur), c'est l'effort d'un homme à l'effort d'un autre homme, deux phénomènes de même nature et, par conséquent, commensurables.
Ainsi la définition du mot valeur, pour être juste, doit avoir trait non-seulement aux efforts humains, mais encore à ces efforts échangés ou échangeables. L'échange fait plus que de constater et de mesurer les valeurs, il leur donne l'existence. Je ne veux pas dire qu'il donne l'existence aux actes et aux choses qui s'échangent, mais il la donne à la notion de valeur.
Or quand deux hommes se cèdent mutuellement leur effort actuel, ou les résultats de leurs efforts antérieurs, ils se servent l'un l'autre, ils se rendent réciproquement service.
Je dis donc: La valeur, c'est le rapport de deux services échangés.
L'idée de valeur est entrée dans le monde la première fois qu'un homme ayant dit à son frère: Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi,—ils sont tombés d'accord; car alors pour la première fois on a pu dire: Les deux services échangés se valent.
Il est assez singulier que la vraie théorie de la valeur, qu'on cherche en vain dans maint gros livre, se rencontre dans la jolie fable de Florian, l'Aveugle et le Paralytique:
Aidons-nous mutuellement,
  La charge des malheurs en sera plus légère.
......  À nous deux
  Nous possédons le bien à chacun nécessaire.
J'ai des jambes, et vous des yeux.
  Moi, je vais vous porter; vous, vous serez mon guide:
  Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
  Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
  Je marcherai pour vous; vous y verrez pour moi.
Voilà la valeur trouvée et définie. La voilà dans sa rigoureuse exactitude économique, sauf le trait touchant relatif à l'amitié, qui nous transporte dans une autre sphère. On conçoit que deux malheureux se rendent réciproquement service, sans trop rechercher lequel des deux remplit le plus utile emploi. La situation exceptionnelle imaginée par le fabuliste explique assez que le principe sympathique, agissant avec une grande puissance, vienne absorber, pour ainsi dire, l'appréciation minutieuse des services échangés, appréciation indispensable pour dégager complétement la notion de Valeur. Aussi elle apparaîtrait entière, si tous les hommes ou la plupart d'entre eux étaient frappés de paralysie ou de cécité; car alors l'inexorable loi de l'offre et de la demande prendrait le dessus, et, faisant disparaître le sacrifice permanent accepté par celui qui remplit le plus utile emploi, elle replacerait la transaction sur le terrain de la justice.
Nous sommes tous aveugles ou perclus en quelque point. Nous comprenons bientôt qu'en nous entr'aidant la charge des malheurs en sera plus légère. De là l'Échange. Nous travaillons pour nous nourrir, vêtir, abriter, éclairer, guérir, défendre, instruire les uns les autres. De là les SERVICES réciproques. Ces services nous les comparons, nous les discutons, nous les évaluons: de là la Valeur.
Une foule de circonstances peuvent augmenter l'importance relative d'un Service. Nous le trouvons plus ou moins grand, selon qu'il nous est plus ou moins utile, que plus ou moins de personnes sont disposées à nous le rendre; qu'il exige d'elles plus ou moins de travail, de peine, d'habileté, de temps, d'études préalables; qu'il nous en épargne plus ou moins à nous-mêmes. Non-seulement la valeur dépend de ces circonstances, mais encore du jugement que nous en portons: car il peut arriver, et il arrive souvent, que nous estimons très-haut un service, parce que nous le jugeons fort utile, tandis qu'en réalité il nous est nuisible. C'est pour cela que la vanité, l'ignorance, l'erreur ont leur part d'influence sur ce rapport essentiellement élastique et mobile que nous nommons valeur; et l'on peut affirmer que l'appréciation des services tend à se rapprocher d'autant plus de la vérité et de la justice absolues, que les hommes s'éclairent, se moralisent et se perfectionnent davantage.
On a jusqu'ici cherché le principe de la Valeur dans une de ces circonstances qui l'augmentent ou qui la diminuent, matérialité, durée, utilité, rareté, travail, difficulté d'acquisition, jugement, etc.; fausse direction imprimée dès l'origine à la science, car l'accident qui modifie le phénomène n'est pas le phénomène. De plus, chaque auteur s'est fait, pour ainsi dire, le parrain d'une de ces circonstances qu'il croyait prépondérante, résultat auquel on arrive toujours à force de généraliser; car tout est dans tout, et il n'y a rien qu'on ne puisse faire entrer dans un mot à force d'en étendre le sens. Ainsi le principe de la valeur est pour Smith dans la matérialité et la durée, pour Say dans l'utilité, pour Ricardo dans le travail, pour Senior dans la rareté, pour Storch dans le jugement, etc.
Qu'est-il arrivé et que devait-il arriver? C'est que ces auteurs ont innocemment porté atteinte à l'autorité et à la dignité de la science, en paraissant se contredire, quand, au fond, ils avaient raison chacun à son point de vue. En outre, ils ont enfoncé la première notion de l'économie politique dans un dédale de difficultés inextricables, car les mêmes mots ne représentaient plus pour les auteurs les mêmes idées; et, d'ailleurs, quoiqu'une circonstance fût proclamée fondamentale, les autres agissaient d'une manière trop évidente pour ne pas se faire faire place, et l'on voyait les définitions s'allonger sans cesse.
Ce livre n'est pas destiné à la controverse, mais à l'exposition. Je montre ce que je vois, et non ce que les autres ont vu. Je ne pourrai m'empêcher cependant d'appeler l'attention du lecteur sur les circonstances dans lesquelles on a cherché le fondement de la Valeur. Mais avant, je dois la faire poser elle-même devant lui dans une série d'exemples. C'est par des applications diverses que l'esprit saisit une théorie.
Je montrerai comment tout se réduit à un troc de services. Je prie seulement qu'on se rappelle ce qui a été dit du troc dans le chapitre précédent. Il est rarement simple; quelquefois il s'accomplit par circulation entre plusieurs contractants, plus souvent par l'intermédiaire de la monnaie, et il se décompose alors en deux facteurs, vente et achat; mais comme cette complication ne change pas sa nature, il me sera permis, pour plus de facilité, de supposer le troc immédiat et direct. Cela ne peut nous induire à aucune méprise sur la nature de la Valeur.
Nous naissons tous avec un impérieux besoin matériel qui doit être satisfait sous peine de mort, celui de respirer. D'un autre côté, nous sommes tous plongés dans un milieu qui pourvoit à ce besoin, en général, sans l'intervention d'aucun effort de notre part. L'air atmosphérique a donc de l'utilité sans avoir de valeur. Il n'a pas de Valeur, parce que, ne donnant lieu à aucun Effort, il n'est l'occasion d'aucun service. Rendre service à quelqu'un, c'est lui épargner une peine; et là où il n'y a pas de peine à prendre pour réaliser la satisfaction, il n'y en a pas à épargner.
Mais si un homme descend au fond d'un fleuve, dans une cloche à plongeur, un corps étranger s'interpose entre l'air et ses poumons; pour rétablir la communication, il faut mettre la pompe en mouvement; il y a là un effort à faire, une peine à prendre; certes, cet homme y sera tout disposé, car il y va de la vie, et il ne saurait se rendre à lui-même un plus grand service.
Au lieu de faire cet effort, il me prie de m'en charger; et, pour m'y déterminer, il s'engage à prendre lui-même une peine dont je recueillerai la satisfaction. Nous débattons et concluons. Que voyons-nous ici? Deux besoins, deux satisfactions qui ne se déplacent pas; deux efforts qui sont l'objet d'une transaction volontaire, deux services qui s'échangent—et la valeur apparaît.
Maintenant on dit que l'utilité est le fondement de la valeur; et comme l'utilité est inhérente à l'air, on induit l'esprit à penser qu'il en est de même de la valeur. Il y a là évidente confusion. L'air, par sa constitution, a des propriétés physiques en harmonie avec un de nos organes physiques, le poumon. Ce que j'en puise dans l'atmosphère pour en remplir la cloche à plongeur ne change pas de nature, c'est toujours de l'oxygène et de l'azote; aucune nouvelle qualité physique ne s'y est combinée, aucun réactif n'en ferait sortir un élément nouveau appelé valeur. La vérité est que celle-ci naît exclusivement du service rendu.
Quand on pose cet axiome: L'Utilité est le fondement de la Valeur, si l'on entend dire: Le Service a de la Valeur parce qu'il est utile à celui qui le reçoit et le paye, je ne disputerai pas. C'est là un truisme dont le mot service tient suffisamment compte.
Mais ce qu'il ne faut pas confondre, c'est l'utilité de l'air avec l'utilité du service. Ce sont là deux utilités distinctes, d'un autre ordre, d'une autre nature, qui n'ont entre elles aucune proportion, aucun rapport nécessaire. Il y a des circonstances où je puis, avec un très-léger effort, en lui épargnant une peine insignifiante, en lui rendant par conséquent un très-mince service, mettre à la portée de quelqu'un une substance d'une très-grande utilité intrinsèque.
Chercherons-nous à savoir comment les deux contractants s'y prendront pour évaluer le service que l'un rend à l'autre en lui envoyant de l'air? Il faut un point de comparaison, et il ne peut être que dans le service que le plongeur s'est engagé à rendre en retour. Leur exigence réciproque dépendra de leur situation respective, de l'intensité de leurs désirs, de la facilité plus ou moins grande de se passer l'un de l'autre, et d'une foule de circonstances qui démontrent que la Valeur est dans le Service, puisqu'elle s'accroît avec lui.
Et si le lecteur veut prendre cette peine, il lui sera facile de varier cette hypothèse, de manière à reconnaître que la Valeur n'est pas nécessairement proportionnelle à l'intensité des efforts; remarque que je place ici comme une pierre d'attente qui a sa destination, car j'ai à prouver que la Valeur n'est pas plus dans le travail que dans l'utilité.
Il a plu à la nature de m'organiser de telle façon que je mourrai si je ne me désaltère de temps en temps, et la source est à une lieue du village. C'est pourquoi tous les matins je me donne la peine d'aller chercher ma petite provision d'eau, car c'est à l'eau que j'ai reconnu ces qualités utiles qui ont la propriété de calmer la souffrance qu'on appelle la Soif.—Besoin, Effort, Satisfaction, tout s'y trouve. Je connais l'Utilité, je ne connais pas encore la Valeur.
Cependant, mon voisin allant aussi à la fontaine, je lui dis: «Épargnez-moi la peine de faire le voyage; rendez-moi le service de me porter de l'eau. Pendant ce temps, je ferai quelque chose pour vous, j'enseignerai à votre enfant à épeler.» Il se trouve que cela nous arrange tous deux. Il y a là échange de deux services; et l'on peut dire que l'un vaut l'autre. Remarquez que ce qui a été comparé ici, ce sont les deux efforts, et non les deux besoins et les deux satisfactions; car d'après quelle mesure comparerait-on l'avantage de boire à celui de savoir épeler?
Bientôt je dis à mon voisin: «Votre enfant m'importune, j'aime mieux faire autre chose pour vous; vous continuerez à me porter de l'eau, et je vous donnerai cinq sous.» Si la proposition est agréée, l'économiste, sans craindre de se tromper, pourra dire: Le service VAUT cinq sous.
Plus tard, mon voisin n'attend plus ma requête. Il sait, par expérience, que tous les jours j'ai besoin de boire. Il va au-devant de mes désirs. Du même coup, il pourvoit d'autres villageois. Bref, il se fait marchand d'eau. Alors on commence à s'exprimer ainsi: l'eau VAUT cinq sous.
Mais, en vérité, l'eau a-t-elle changé de nature? La Valeur, qui était tout à l'heure dans le service, s'est-elle matérialisée, pour aller s'incorporer dans l'eau et y ajouter un nouvel élément chimique? Une légère modification dans la forme des arrangements intervenus entre mon voisin et moi a-t-elle eu la puissance de déplacer le principe de la valeur et d'en changer la nature? Je ne suis pas assez puriste pour m'opposer à ce qu'on dise: L'eau vaut cinq sous, comme on dit: Le soleil se couche. Mais il faut qu'on sache que ce sont là des métonymies; que les métaphores n'affectent pas la réalité des faits; que scientifiquement, puisque enfin nous faisons de la science, la Valeur ne réside pas plus dans l'eau que le soleil ne se couche dans la mer.
Laissons donc aux choses les qualités qui leur sont propres: à l'eau, à l'air, l'Utilité; aux services, la Valeur. Disons: c'est l'eau qui est utile, parce qu'elle a la propriété d'apaiser la soif; c'est le service qui vaut, parce qu'il est le sujet de la convention débattue. Cela est si vrai, que, si la source s'éloigne ou se rapproche, l'Utilité de l'eau reste la même, mais la valeur augmente ou diminue. Pourquoi? Parce que le service est plus grand ou plus petit. La valeur est donc dans le service, puisqu'elle varie avec lui et comme lui.
Le diamant joue un grand rôle dans les livres des économistes. Ils s'en servent pour élucider les lois de la valeur ou pour signaler les prétendues perturbations de ces lois. C'est une arme brillante avec laquelle toutes les écoles se combattent. L'école anglaise dit-elle: «La valeur est dans le travail,» l'école française lui montre un diamant: «Voilà, dit-elle, un produit qui n'exige aucun travail et renferme une valeur immense.» L'école française affirme-t-elle que la valeur est dans l'utilité, aussitôt l'école anglaise met en opposition le diamant avec l'air, la lumière et l'eau. «L'air est fort utile, dit-elle, et n'a pas de valeur; le diamant n'a qu'une utilité fort contestable, et vaut plus que toute l'atmosphère.»—Et le lecteur de dire, comme Henri IV: Ils ont, ma foi, tous deux raison. Enfin, on finit par s'accorder dans cette erreur, qui surpasse les deux autres: il faut avouer que Dieu met de la valeur dans ses œuvres et qu'elle est matérielle.
Ces anomalies s'évanouissent, ce me semble, devant ma simple définition, qui est confirmée plutôt qu'infirmée par l'exemple en question.
Je me promène au bord de la mer. Un heureux hasard me fait mettre la main sur un superbe diamant. Me voilà en possession d'une grande valeur. Pourquoi? Est-ce que je vais répandre un grand bien dans l'humanité? Serait-ce que je me sois livré à un long et rude travail? Ni l'un ni l'autre. Pourquoi donc ce diamant a-t-il tant de valeur? C'est sans doute que celui à qui je le cède estime que je lui rends un grand service, d'autant plus grand que beaucoup de gens riches le recherchent et que moi seul puis le rendre. Les motifs de son jugement sont controversables, soit. Ils naissent de la vanité, de l'orgueil, soit encore. Mais ce jugement existe dans la tête d'un homme disposé à agir en conséquence, et cela suffit.
Bien loin qu'ici ce jugement soit fondé sur une raisonnable appréciation de l'utilité, on pourrait dire que c'est tout le contraire. Montrer qu'elle sait faire de grands sacrifices pour l'inutile, c'est précisément le but que se propose l'ostentation.
Bien loin que la Valeur ait ici une proportion nécessaire avec le travail accompli par celui qui rend le service, on peut dire qu'elle est plutôt proportionnelle au travail épargné à celui qui le reçoit; c'est du reste la loi des valeurs, loi générale et qui n'a pas été, que je sache, observée par les théoriciens, quoiqu'elle gouverne la pratique universelle. Nous dirons plus tard par quel admirable mécanisme la Valeur tend à se proportionner au travail quand il est libre; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle a son principe moins dans l'effort accompli par celui qui sert que dans l'effort épargné à celui qui est servi.
En effet, la transaction relative à notre pierre précieuse suppose le dialogue suivant:
—Monsieur, cédez-moi votre diamant.
—Monsieur, je veux bien; cédez-moi en échange votre travail de toute une année.
—Mais, Monsieur, vous n'avez pas sacrifié une minute à votre acquisition.
—Eh bien, monsieur, tâchez de rencontrer une minute semblable.
—Mais, en bonne justice, nous devrions échanger à travail égal.
—Non, en bonne justice, vous appréciez vos services, et moi les miens. Je ne vous force pas; pourquoi me forceriez-vous? Donnez-moi un an tout entier, ou cherchez vous-même un diamant.
—Mais cela m'entraînerait à dix ans de pénibles recherches, sans compter une déception probable au bout. Je trouve plus sage, plus profitable d'employer ces dix ans d'une autre manière.
—C'est justement pour cela que je crois vous rendre encore service en ne vous demandant qu'un an. Je vous en épargne neuf, et voilà pourquoi j'attache beaucoup de valeur à ce service. Si je vous parais exigeant, c'est que vous ne considérez que le travail que j'ai accompli; mais considérez aussi celui que je vous épargne, et vous me trouverez débonnaire.
—Il n'en est pas moins vrai que vous profitez d'un travail de la nature.
—Et si je vous cédais ma trouvaille pour rien ou pour peu de chose, c'est vous qui en profiteriez. D'ailleurs, si ce diamant a beaucoup de valeur, ce n'est pas parce que la nature l'élabore depuis le commencement des siècles, autant elle en fait pour la goutte de rosée.
—Oui, mais si les diamants étaient aussi nombreux que les gouttes de rosée, vous ne me feriez pas la loi.
—Sans doute, parce qu'en ce cas vous ne vous adresseriez pas à moi, ou vous ne seriez pas disposé à me récompenser chèrement pour un service que vous pourriez vous rendre si facilement à vous-même.
Il résulte de ce dialogue que la Valeur, que nous avons vue n'être ni dans l'eau ni dans l'air, n'est pas davantage dans le diamant; elle est tout entière dans les services rendus et reçus à l'occasion de ces choses, et déterminée par le libre débat des contractants.
Prenez la collection des Économistes; lisez, comparez toutes les définitions. S'il y en a une qui aille à l'air et au diamant, à deux cas en apparence si opposés, jetez ce livre au feu. Mais si la mienne, toute simple qu'elle est, résout la difficulté ou plutôt la fait disparaître, lecteur, en bonne conscience, vous êtes tenu d'aller jusqu'au bout; car ce ne peut être en vain qu'une bonne étiquette est placée à l'entrée de la science.
Qu'il me soit permis de multiplier ces exemples, tant pour élucider ma pensée que pour familiariser le lecteur avec une définition nouvelle. En le montrant sous tous ses aspects, cet exercice sur le principe prépare d'ailleurs la voie à l'intelligence des conséquences, qui seront, j'ose l'annoncer, aussi importantes qu'inattendues.
Parmi les besoins auxquels nous assujettit notre constitution physique, se trouve celui de l'alimentation; et un des objets les plus propres à le satisfaire, c'est le Pain.
Naturellement, comme le besoin de manger est en moi, je devrais faire toutes les opérations relatives à la production de la quantité de pain qui m'est nécessaire. Je puis d'autant moins exiger de mes frères qu'ils me rendent gratuitement ce service, qu'ils sont eux-mêmes soumis au même besoin et condamnés au même effort.
Si je faisais moi-même mon pain, j'aurais à me livrer à un travail infiniment plus compliqué, mais tout à fait analogue à celui que m'impose la nécessité d'aller chercher l'eau à la source. En effet, les éléments du pain existent partout dans la nature. Selon la judicieuse observation de J. B. Say, il n'y a ni nécessité ni possibilité pour l'homme de rien créer. Gaz, sels, électricité, force végétale, tout cela existe; il s'agit pour moi de réunir, aider, combiner, transporter, en me servant de ce grand laboratoire qu'on nomme la terre, et dans lequel s'accomplissent des mystères dont à peine la science humaine a soulevé le voile. Si l'ensemble des opérations auxquelles je me livre, à la poursuite de mon but, est fort compliqué, chacune d'elles, prise isolément, est aussi simple que l'action d'aller puiser à la fontaine l'eau que la nature y a mise. Chacun de mes efforts n'est donc autre chose qu'un service que je me rends à moi-même; et si, par convention librement débattue, il arrive que d'autres personnes m'épargnent quelques-uns ou la totalité de ces efforts, ce sont autant de services que je reçois. L'ensemble de ces services, comparés à ceux que je rends en retour, constitue la valeur du Pain et la détermine.
Un intermédiaire commode est survenu pour faciliter cet échange de services, et même pour en mesurer l'importance relative: c'est la monnaie. Mais le fond des choses reste le même, comme la transmission des forces est soumise à la même loi, qu'elle s'opère par un ou plusieurs engrenages.
Cela est si vrai, que lorsque le Pain vaut quatre sous, par exemple, si un bon teneur de livres voulait décomposer cette valeur, il parviendrait à retrouver, à travers des transactions fort multipliées sans doute, tous ceux dont les services ont concouru à la former, tous ceux qui ont épargné une peine à celui qui, en définitive, paye parce qu'il consommera. Il trouvera d'abord le boulanger, qui en retient un vingtième, et sur ce vingtième rémunère le maçon qui a bâti son four, le bûcheron qui a préparé ses fagots, etc.; viendra ensuite le meunier, qui recevra non-seulement la récompense de son propre travail, mais de quoi rembourser le carrier qui a fait la meule, le terrassier qui a élevé les digues, etc. D'autres parties de la valeur totale iront au batteur en grange, au moissonneur, au laboureur, au semeur, jusqu'à ce que compte soit rendu de la dernière obole. Il n'y en a pas une, une seule, qui ira rémunérer Dieu ou la nature. Une telle supposition est absurde par elle-même, et cependant elle est impliquée rigoureusement dans la théorie des économistes qui attribuent à la matière ou aux forces naturelles une part quelconque dans la valeur du produit. Non, encore ici, ce qui vaut, ce n'est pas le Pain, c'est la série des services par lesquels il est mis à ma portée.
Il est bien vrai que, parmi les parties élémentaires de la valeur du pain, notre teneur de livres en rencontrera une qu'il aura peine à rattacher à un service, du moins à un service exigeant un effort. Il trouvera que sur ces 20 cent., il y en a un ou deux qui sont la part du propriétaire du sol, de celui qui détient le laboratoire. Cette petite portion de la valeur du pain constitue ce qu'on nomme la rente de la terre; et, trompé par la locution, par cette métonymie que nous retrouvons encore ici, notre comptable sera peut-être tenté de croire que cette part est afférente à des agents naturels, au sol lui-même.
Je soutiens que, s'il est habile, il découvrira que c'est encore le prix de services très-réels de même nature que tous les autres. C'est ce qui sera démontré avec la dernière évidence quand nous traiterons de la Propriété foncière. Pour le moment, je ferai remarquer que je ne m'occupe pas ici de la propriété, mais de la valeur. Je ne recherche pas si tous les services sont réels, légitimes, et si des hommes sont parvenus à se faire payer pour des services qu'ils ne rendent pas. Eh! mon Dieu! le monde est plein de telles injustices, parmi lesquelles ne doit pas figurer la rente.
Tout ce que j'ai à démontrer ici, c'est que la prétendue Valeur des choses n'est que la Valeur des services, réels ou imaginaires, reçus et rendus à leur occasion; qu'elle n'est pas dans les choses mêmes, pas plus dans le pain que dans le diamant, ou dans l'eau ou dans l'air; qu'aucune part de rémunération ne va à la nature; qu'elle se distribue tout entière, par le consommateur définitif, entre des hommes; et qu'elle ne peut leur être par lui accordée que parce qu'ils lui ont rendu des services, sauf le cas de fraude ou de violence.
Deux hommes jugent que la glace est une bonne chose en été, et la houille une meilleure chose en hiver. Elles répondent à deux de nos besoins: l'une nous rafraîchit, l'autre nous réchauffe. Ne nous lassons pas de faire remarquer que l'Utilité de ces corps consiste en certaines propriétés matérielles, qui sont en rapport de convenance avec nos organes matériels. Remarquons en outre que, parmi ces propriétés, que la physique et la chimie pourraient énumérer, ne se trouve pas la valeur, ni rien de semblable. Comment donc est-on arrivé à penser que la Valeur était dans la matière et matérielle?
Si nos deux personnages se veulent satisfaire sans se concerter, chacun d'eux travaillera à faire sa double provision. S'ils s'entendent, l'un ira chercher de la houille pour deux dans la mine, l'autre de la glace pour deux dans la montagne. Mais, en ce cas, il y aura lieu à convention. Il faudra bien régler le rapport des deux services échangés. On tiendra compte de toutes les circonstances: difficultés à vaincre, dangers à braver, temps à perdre, peine à prendre, habileté à déployer, chances à courir, possibilité de se satisfaire d'une autre façon, etc., etc. Quand on sera d'accord, l'économiste dira: Les deux services échangés se valent; la langue vulgaire, par métonymie: Telle quantité de houille vaut telle quantité de glace, comme si la valeur avait matériellement passé dans les corps. Mais il est aisé de reconnaître que si la locution vulgaire suffit pour exprimer les résultats, l'expression scientifique révèle seule la vérité des causes.
Au lieu de deux services et deux personnes, la convention peut en embrasser un grand nombre, substituant l'Échange composé au Troc simple. En ce cas, la monnaie interviendra pour faciliter l'exécution. Ai-je besoin de dire que le principe de la Valeur n'en sera ni déplacé ni changé?
Mais je dois ajouter une observation à propos de la houille. Il se peut qu'il n'y ait qu'une mine dans le pays, et qu'un homme s'en soit emparé. Si cela est, cet homme fera la loi, c'est-à-dire qu'il mettra à haut prix ses services ou ses prétendus services.
Nous n'en sommes pas encore à la question de droit et de justice, à séparer les services loyaux des services frauduleux. Cela viendra. Ce qui importe en ce moment, c'est de consolider la vraie théorie de la Valeur, et de la débarrasser d'une erreur dont la science économique est infectée. Quand nous disons:—Ce que la nature a fait ou donné, elle l'a fait ou donné gratuitement, cela n'a pas par conséquent de valeur,—on nous répond en décomposant le prix de la houille ou de tout autre produit naturel. On reconnaît bien que ce prix, pour la plus grande partie, est afférent à des services humains. L'un a creusé la terre, l'autre a épuisé l'eau; celui-ci a monté le combustible, celui-là l'a transporté; et c'est la totalité de ces travaux qui constitue, dit-on, presque toute la valeur. Cependant il reste encore une portion de valeur qui ne répond à aucun travail, à aucun service. C'est le prix de la houille gisant sous le sol, encore vierge, comme on dit, de tout travail humain; il forme la part du propriétaire; et puisque cette portion de valeur n'est pas de création humaine, il faut bien qu'elle soit de création naturelle.
Je repousse une telle conclusion, et je préviens le lecteur que, s'il l'admet de près ou de loin, il ne peut plus faire un pas dans la science. Non, l'action de la nature ne crée pas la valeur, pas plus que l'action de l'homme ne crée la matière. De deux choses l'une: ou le propriétaire a utilement concouru au résultat final et a rendu des services réels, et alors la part de Valeur qu'il a attachée à la houille rentre dans ma définition; ou bien il s'est imposé comme un parasite, et, en ce cas, il a eu l'adresse de se faire payer pour des services qu'il n'a pas rendus; le prix de la houille s'est trouvé indûment augmenté. Cette circonstance prouve bien qu'une injustice s'est introduite dans la transaction; mais elle ne saurait renverser la théorie au point d'autoriser à dire que cette portion de valeur est matérielle, qu'elle est combinée, comme un élément physique, avec les dons gratuits de la Providence. En voici la preuve: qu'on fasse cesser l'injustice, si injustice il y a, et la valeur correspondante disparaîtra. Il n'en serait certes pas ainsi, si elle était inhérente à la matière et de création naturelle.
Passons maintenant à un de nos besoins les plus impérieux, celui de la sécurité.
Un certain nombre d'hommes abordent une plage inhospitalière. Ils se mettent à travailler. Mais chacun d'eux se trouve à chaque instant détourné de ses occupations par la nécessité de se défendre contre les bêtes féroces ou des hommes plus féroces encore. Outre le temps et les efforts qu'il consacre directement à sa défense, il en emploie beaucoup à se pourvoir d'armes et de munitions. On finit par reconnaître que la déperdition totale des efforts serait infiniment moindre, si quelques-uns, abandonnant les autres travaux, se chargeaient exclusivement de ce service. On y affecterait ceux qui ont le plus d'adresse, de courage et de vigueur. Ils se perfectionneraient dans un art dont ils feraient leur occupation constante; et pendant qu'ils veilleraient sur le salut de la communauté, celle-ci recueillerait de ses travaux, désormais non interrompus, plus de satisfactions pour tous que ne lui en peut faire perdre le détournement de dix de ses membres. En conséquence, l'arrangement se fait. Que peut-on voir là, si ce n'est un nouveau progrès dans la séparation des occupations, amenant et exigeant un échange de services?
Les services de ces militaires, soldats, miliciens, gardes, comme on voudra les appeler, sont-ils productifs? Sans doute, puisque l'arrangement n'a eu lieu que pour augmenter le rapport des Satisfactions totales aux efforts généraux.
Ont-ils une valeur? Il le faut bien, puisqu'on les estime, on les cote, on les évalue, et, en définitive, on les paye par d'autres services auxquels ils sont comparés.
La forme sous laquelle cette rémunération est stipulée, le mode de cotisation, le procédé par lequel on arrive à débattre et conclure l'arrangement, rien de tout cela n'altère le principe. Y a-t-il efforts épargnés aux uns par les autres? Y a-t-il satisfactions procurées aux uns par les autres? En ce cas il y a services échangés, comparés, évalués, il y a valeur.
Ce genre de services amène souvent, au milieu des complications sociales, de terribles phénomènes. Comme la nature même des services qu'on demande à cette classe de travailleurs exige que la communauté remette en leurs mains la Force, et une force capable de vaincre toutes les résistances, il peut arriver que ceux qui en sont dépositaires, en abusant, la tournent contre la communauté elle-même.—Il peut arriver encore que, tirant de la communauté des services proportionnés au besoin qu'elle a de sécurité, ils provoquent l'insécurité même, afin de se rendre plus nécessaires, et engagent leurs compatriotes, par une diplomatie trop habile, dans des guerres continuelles.
Tout cela s'est vu et se voit encore. Il en résulte, j'en conviens, d'énormes perturbations dans le juste équilibre des services réciproques. Mais il n'en résulte aucune altération dans le principe fondamental et la théorie scientifique de la Valeur.
Encore un exemple ou deux. Je prie le lecteur de croire que je sens, au moins autant que lui, ce qu'il y a de fatigant et de lourd dans cette série d'hypothèses, toutes ramenant les mêmes preuves, aboutissant à la même conclusion, exprimée dans les mêmes termes. Il voudra bien comprendre que ce procédé, s'il n'est pas le plus divertissant, est au moins le plus sûr pour établir la vraie théorie de la Valeur et dégager ainsi la route que nous aurons à parcourir.
Nous sommes à Paris. Dans cette vaste métropole fermentent beaucoup de désirs; elle abonde aussi en moyens de les satisfaire. Une multitude d'hommes riches ou aisés se livrent à l'industrie, aux arts, à la politique; et le soir, ils recherchent avec ardeur une heure de délassement. Parmi les plaisirs dont ils sont le plus avides, figure au premier rang celui d'entendre la belle musique de Rossini chantée par madame Malibran, ou l'admirable poésie de Racine interprétée par Rachel. Il n'y a que deux femmes, dans le monde entier, capables de procurer ces délicates et nobles jouissances; et, à moins qu'on ne fasse intervenir la torture, ce qui probablement ne réussirait pas, il faut bien s'adresser à leur volonté. Ainsi les services qu'on attend de Malibran et de Rachel auront une grande valeur. Cette explication est bien prosaïque, elle n'en est pas moins vraie.
Qu'un opulent banquier veuille donc, pour gratifier sa vanité, faire entendre dans ses salons une de ces grandes artistes, il éprouvera, par expérience, que ma théorie est exacte de tous points. Il recherche une vive satisfaction, il la recherche avec ardeur; une seule personne au monde peut la lui procurer. Il n'a d'autre moyen de l'y déterminer que d'offrir une rémunération considérable.
Quelles sont les limites extrêmes entre lesquelles oscillera la transaction? Le banquier ira jusqu'au point où il préfère se priver de la satisfaction que de la payer; la cantatrice, jusqu'au point où elle préfère la rémunération offerte à n'être pas rémunérée du tout. Ce point d'équilibre déterminera la Valeur de ce service spécial, comme de tous les autres. Il se peut que, dans beaucoup de cas, l'usage fixe ce point délicat. On a trop de goût dans le beau monde pour marchander certains services. Il se peut même que la rémunération soit assez galamment déguisée pour voiler ce que la loi économique a de vulgarité. Cette loi ne plane pas moins sur cette transaction comme sur les transactions les plus ordinaires, et la Valeur ne change pas de nature parce que l'expérience ou l'urbanité dispense de la débattre en toute rencontre.
Ainsi s'explique la grande fortune à laquelle peuvent parvenir les artistes hors ligne. Une autre circonstance les favorise. Leurs services sont de telle nature, qu'ils peuvent les rendre, par un même Effort, à une multitude de personnes. Quelque vaste que soit une enceinte, pourvu que la voix de Rachel la remplisse, chacun des spectateurs reçoit dans son âme toute l'impression qu'y peut faire naître une inimitable déclamation. On conçoit que c'est la base d'un nouvel arrangement. Trois, quatre mille personnes éprouvant le même désir peuvent s'entendre, se cotiser; et la masse des services que chacun apporte en tribut à la grande tragédienne fait équilibre au service unique rendu par elle à tous les auditeurs à la fois. Voilà la Valeur.
Comme un grand nombre d'auditeurs s'entendent pour écouter, plusieurs acteurs peuvent s'entendre pour chanter un opéra ou représenter un drame. Des entrepreneurs peuvent intervenir pour dispenser les contractants d'une foule de petits arrangements accessoires. La Valeur se multiplie, se complique, se ramifie, se distribue; elle ne change pas de nature.
Terminons par ce qu'on nomme des cas exceptionnels. Ils sont l'épreuve des bonnes théories. Quand la règle est vraie, l'exception ne l'infirme pas, elle la confirme.
Voici un vieux prêtre qui chemine, pensif, bâton en main, bréviaire sous le bras. Que ses traits sont sereins! que sa physionomie est expressive! que son regard est inspiré! Où va-t-il? Ne voyez-vous pas ce clocher à l'horizon? Le jeune desservant du village ne se fie pas encore à ses propres forces; il a appelé à son aide le vieux missionnaire. Mais, auparavant, il y avait quelques dispositions à prendre. Le prédicateur trouvera bien au presbytère le vivre et le couvert. Mais d'un carême à l'autre il faut vivre; c'est la loi commune. Donc, M. le curé a provoqué, parmi les riches du village, une cotisation volontaire, modeste, mais suffisante; car le vieux pasteur n'a pas été exigeant, et à ce qu'on lui a écrit à ce sujet il a répondu: «Du pain pour moi, voilà mon nécessaire; une obole pour le pauvre, voilà mon superflu.»
Ainsi les préalables économiques sont remplis; car cette importune économie politique se glisse partout et se mêle à tout, et je crois vraiment que c'est elle qui a dit: «Nil humani à me alienum puto.»
Dissertons un peu sur cet exemple, bien entendu au point de vue qui nous occupe.
Voici bien un échange de services. D'un côté, un vieillard va consacrer son temps, sa force, ses talents, sa santé, à faire pénétrer quelque clarté dans l'intelligence d'un petit nombre de villageois, à relever leur niveau moral. D'un autre côté, du pain pour quelques jours, une superbe soutane d'alépine et un tricorne neuf sont assurés à l'homme de la parole.
Mais il y a autre chose ici. Il y a un assaut de sacrifices. Le vieux prêtre refuse tout ce qui ne lui est pas strictement indispensable. Cette maigre pitance, le desservant en prend la moitié à sa charge; et l'autre moitié, les Crésus du village en dispensent leurs frères, qui profiteront pourtant de la prédication.
Ces sacrifices infirment-ils notre définition de la Valeur? Pas le moins du monde. Chacun est libre de ne céder ses efforts qu'aux conditions qui lui conviennent. Si l'on est facile sur ces conditions, ou si même on n'en exige aucune, qu'en résulte-t-il? Que le service, en conservant son utilité, perd de sa valeur. Le vieux prêtre est persuadé que ses efforts trouveront leur récompense ailleurs. Il ne tient pas à ce qu'ils la trouvent ici-bas. Il sait sans doute qu'il rend service à ses auditeurs en leur parlant; mais il croit aussi que ses auditeurs lui rendent service à lui-même en l'écoutant. Il suit de là que la transaction se fait sur des bases avantageuses à l'une des parties contractantes, du consentement de l'autre. Voilà tout. En général, les échanges de services sont déterminés et évalués par l'intérêt personnel. Mais ils le sont quelquefois, grâce au ciel, par le principe sympathique. Alors, ou nous cédons à autrui une satisfaction que nous avions le droit de nous réserver, ou nous faisons pour lui un effort que nous pouvions nous consacrer à nous-mêmes. La générosité, le dévouement, l'abnégation, sont des impulsions de notre nature qui, comme beaucoup d'autres circonstances, influent sur la valeur actuelle d'un service déterminé, mais qui ne changent pas la loi générale des valeurs.
En opposition avec ce consolant exemple, j'en pourrais placer d'un tout autre caractère. Pour qu'un service ait de la valeur dans le sens économique du mot, une valeur de fait, il n'est pas indispensable qu'il soit réel, consciencieux, utile: il suffit qu'on l'accepte et qu'on le paye par un autre service. Le monde est plein de gens qui font accepter et payer par le public des services d'un aloi plus que douteux. Tout dépend du jugement qu'on en porte, et c'est pourquoi la morale sera toujours le meilleur auxiliaire de l'économie politique.
Des fourbes parviennent à faire prévaloir une fausse croyance. Ils sont, disent-ils, les envoyés du ciel. Ils ouvrent à leur gré les portes du paradis ou de l'enfer. Quand cette croyance est bien enracinée: «Voici, disent-ils, de petites images auxquelles nous avons communiqué la vertu de rendre éternellement heureux ceux qui les porteront sur eux. Vous céder une de ces images, c'est vous rendre un immense service; rendez-nous donc des services en retour.» Voilà une valeur créée. Elle tient à une fausse appréciation, dira-t-on; cela est vrai. Autant on en peut dire de bien des choses matérielles et qui ont une valeur certaine, car elles trouveraient des acquéreurs, fussent-elles mises aux enchères. La science économique ne serait pas possible, si elle n'admettait comme valeurs que les valeurs judicieusement appréciées. À chaque pas, elle devrait renouveler un cours de sciences physiques et morales. Dans l'isolement, un homme peut, en vertu de désirs dépravés ou d'une intelligence faussée, poursuivre par de grands efforts une satisfaction chimérique, une déception. De même, en société, il nous arrive, comme disait un philosophe, d'acheter fort cher un regret. S'il est dans la nature de l'intelligence humaine d'avoir une plus naturelle proportion avec la vérité qu'avec l'erreur, toutes ces fraudes sont destinées à disparaître, tous ces faux services à être refusés, à perdre leur valeur. La civilisation mettra, à la longue, chacun et chaque chose à sa place.
Il faut pourtant clore cette trop longue analyse. Besoin de respirer, de boire, de manger; besoin de la vanité, de l'intelligence, du cœur, de l'opinion, des espérances fondées ou chimériques, nous avons cherché partout la Valeur, nous l'avons constatée partout où elle existe, c'est-à-dire partout où il y a échange de services; nous l'avons trouvée partout identique à elle-même, fondée sur un principe clair, simple, absolu, quoique influencée par une multitude de circonstances diverses. Nous aurions passé en revue tous nos autres besoins; nous aurions fait comparaître le menuisier, le maçon, le fabricant, le tailleur, le médecin, l'huissier, l'avocat, le négociant, le peintre, le juge, le président de la république, que nous n'aurions jamais trouvé autre chose: souvent de la matière, quelquefois des forces fournies gratuitement par la nature, toujours des services humains s'échangeant entre eux, se mesurant, s'estimant, s'appréciant, s'évaluant les uns par les autres, et manifestant seuls le résultat de cette évaluation ou la Valeur.
Il est néanmoins un de nos besoins, fort spécial de sa nature, ciment de la société, cause et effet de toutes nos transactions, éternel problème de l'économie politique, dont je dois dire ici quelques mots: je veux parler du besoin d'échanger.
Dans le chapitre précédent, nous avons décrit les merveilleux effets de l'échange. Ils sont tels, que les hommes doivent éprouver naturellement le désir de le faciliter, même au prix de grands sacrifices. C'est pour cela qu'il y a des routes, des canaux, des chemins de fer, des chars, des vaisseaux, des négociants, des marchands, des banquiers; et il est impossible de croire que l'humanité se serait soumise, pour faciliter l'échange, à un si énorme prélèvement sur ses forces, si elle n'eût dû trouver dans l'échange lui-même une large compensation.
Nous avons vu aussi que le simple troc ne pouvait donner lieu qu'à des transactions fort incommodes et fort restreintes.
C'est pour cela que les hommes ont imaginé de décomposer le troc en deux facteurs: vente et achat, au moyen d'une marchandise intermédiaire, facilement divisible, et surtout pourvue de valeur, afin qu'elle portât avec elle son titre à la confiance publique. C'est la Monnaie.
Ce que je veux faire observer ici, c'est que ce qu'on appelle, par ellipse ou métonymie, la Valeur de l'or et de l'argent, repose sur le même principe que la valeur de l'air, de l'eau, du diamant, des sermons de notre vieux missionnaire, ou des roulades de Malibran, c'est-à-dire sur des services rendus et reçus.
L'or, en effet, qui se trouve répandu sur les heureux rivages du Sacramento, tient de la nature beaucoup de qualités précieuses: ductilité, pesanteur, éclat, brillant, utilité même, si l'on veut. Mais il y a une chose que la nature ne lui a pas donnée, parce que cela ne la regarde pas: c'est la valeur. Un homme sait que l'or répond à un besoin bien senti, qu'il est très-désiré. Il va en Californie pour chercher de l'or, comme mon voisin allait tout à l'heure à la fontaine pour chercher de l'eau. Il se livre à de rudes efforts, il fouille, il pioche, il lave, il fond, et puis il vient me dire: Je vous rendrai le service de vous céder cet or; quel service me rendrez-vous en retour? Nous débattons, chacun de nous pèse toutes les circonstances qui peuvent le déterminer; enfin nous concluons, et voilà la Valeur manifestée et fixée. Trompé par cette locution abrégée: L'or vaut, on pourra bien croire que la valeur est dans l'or au même titre que la pesanteur et la ductilité, et que la nature a pris soin de l'y mettre. J'espère que le lecteur est maintenant convaincu que c'est là un malentendu. Il se convaincra plus tard que c'est un malentendu déplorable.
Il y en a un autre au sujet de l'or ou plutôt de la monnaie. Comme elle est l'intermédiaire habituel dans toutes les transactions, le terme moyen entre les deux facteurs du troc composé, que c'est toujours à sa valeur qu'on compare celle des deux services qu'il s'agit d'échanger, elle est devenue la mesure des valeurs. Dans la pratique cela ne peut être autrement. Mais la science ne doit jamais perdre de vue que la monnaie est soumise, quant à la valeur, aux mêmes fluctuations que tout autre produit ou service. Elle l'oublie souvent, et cela n'a rien de surprenant. Tout semble concourir à faire considérer la monnaie comme la mesure des valeurs au même titre que le litre est la mesure de capacité.—Elle joue un rôle analogue dans les transactions.—On n'est pas averti de ses propres fluctuations parce que le franc, ainsi que ses multiples et ses sous-multiples, conservent toujours la même dénomination.—Enfin l'arithmétique elle-même conspire à propager la confusion, en rangeant le franc, comme mesure, parmi le mètre, le litre, l'are, le stère, le gramme, etc.
J'ai défini la Valeur, telle du moins que je la conçois. J'ai soumis ma définition à l'épreuve de faits très-divers; aucun, ce me semble, ne l'a démentie; enfin le sens scientifique que j'ai donné à ce mot se confond avec l'acception vulgaire, ce qui n'est ni un méprisable avantage ni une mince garantie; car qu'est-ce que la science, sinon l'expérience raisonnée? Qu'est-ce que la théorie, sinon la méthodique exposition de l'universelle pratique?
Il doit m'être permis maintenant de jeter un rapide coup d'œil sur les systèmes qui ont jusqu'ici prévalu. Ce n'est pas en esprit de controverse, encore moins de critique, que j'entreprends cet examen, et je l'abandonnerais volontiers, si je n'étais convaincu qu'il peut jeter de nouvelles clartés sur la pensée fondamentale de cet écrit.
Nous avons vu que les auteurs avaient cherché le principe de la Valeur dans un ou plusieurs des accidents qui exercent sur elle une notable influence, matérialité, conservabilité, utilité, rareté, travail, etc.,—comme un physiologiste qui chercherait le principe de la vie dans un ou plusieurs des phénomènes extérieurs qui la développent, dans l'air, l'eau, la lumière, l'électricité, etc.
Matérialité. «L'homme, dit M. de Bonald, est une intelligence servie par des organes.» Si les économistes de l'école matérialiste avaient seulement voulu dire que les hommes ne se peuvent rendre des services réciproques que par l'entremise de leurs organes corporels, pour en conclure qu'il y a toujours quelque chose de matériel dans ces services et, par suite, dans la Valeur, je n'irais pas au delà, ayant en horreur les disputes de mots et ces subtilités dont l'esprit aime trop souvent à se montrer fécond.
Mais ce n'est pas ainsi qu'ils l'ont entendu. Ce qu'ils ont cru, c'est que la Valeur était communiquée à la matière, soit par le travail de l'homme, soit par l'action de la nature. En un mot, trompés par cette locution elliptique: L'or vaut tant, le blé vaut tant, ils ont été conduits à voir dans la matière une qualité nommée valeur, comme le physicien y reconnaît l'impénétrabilité, la pesanteur,—et encore ces attributs lui sont-ils contestés.
Quoi qu'il en soit, je lui conteste formellement la valeur.
Et d'abord, on ne peut nier que Matière et Valeur ne soient souvent séparées. Quand nous disons à un homme:—Portez cette lettre à son adresse, allez-moi chercher de l'eau, enseignez-moi cette science ou ce procédé, donnez-moi un conseil sur ma maladie ou mon procès, veillez à ma sûreté pendant que je me livrerai au travail ou au sommeil;—ce que nous réclamons c'est un Service, et à ce service nous reconnaissons, à la face de l'univers, une Valeur, puisque nous le payons volontairement par un service équivalent. Il serait étrange que la théorie refusât d'admettre ce qu'admet dans la pratique le consentement universel.
Il est vrai que nos transactions portent souvent sur des objets matériels; mais qu'est-ce que cela prouve? C'est que les hommes, par prévoyance, se préparent à rendre des services qu'ils sauront être demandés; que j'achète un habit tout fait, ou que je fasse venir chez moi un tailleur pour travailler à la journée, en quoi cela change-t-il le principe de la Valeur, au point surtout de faire qu'il réside tantôt dans l'habit, tantôt dans le service?
On pourrait poser ici cette question subtile: Faut-il voir le principe de la Valeur dans l'objet matériel, et de là l'attribuer, par analogie, aux services? Je dis que c'est tout le contraire: il faut le reconnaître dans les services, et l'attribuer ensuite, si l'on veut, par métonymie, aux objets matériels.
Du reste, les nombreux exemples que j'ai soumis au lecteur, en manière d'exercice, me dispensent d'insister davantage sur cette discussion. Mais je ne puis m'empêcher de me justifier de l'avoir abordée en montrant à quelles conséquences funestes peut conduire une erreur ou, si l'on veut, une vérité incomplète, placée à l'entrée d'une science.
Le moindre inconvénient de la définition que je combats a été d'écourter et mutiler l'économie politique. Si la valeur réside dans la matière, là où il n'y a pas de matière il n'y a pas de valeur. Les physiocrates appelaient classes stériles, et Smith, adoucissant l'expression, classes improductives, les trois quarts de la population.
Et comme en définitive les faits sont plus forts que les définitions, il fallait bien, par quelque côté, faire rentrer ces classes dans le cercle des études économiques. On les y appelait par voie d'analogie; mais la langue de la science, faite sur une autre donnée, se trouvait d'avance matérialisée au point de rendre cette extension choquante. Qu'est-ce que: «Consommer un produit immatériel? L'homme est un capital accumulé? La sécurité est une marchandise?» etc., etc.
Non-seulement on matérialisait outre mesure la langue, mais on était réduit à la surcharger de distinctions subtiles, afin de réconcilier les idées qu'on avait faussement séparées. On imaginait la valeur d'usage par opposition à la valeur d'échange, etc.
Enfin, et ceci est bien autrement grave, grâce à cette confusion des deux grands phénomènes sociaux, la propriété et la communauté, l'un restait injustifiable et l'autre indiscernable.
En effet, si la valeur est dans la matière, elle se confond avec les qualités physiques des corps qui les rendent utiles à l'homme. Or ces qualités y sont souvent mises par la nature. Donc la nature concourt à créer la valeur, et nous voilà attribuant de la Valeur à ce qui est gratuit et commun par essence. Où est donc alors la base de la propriété? Quand la rémunération que je cède pour acquérir un produit matériel, du blé, par exemple, se distribue entre tous les travailleurs qui, à l'occasion de ce produit, m'ont, de près ou de loin, rendu quelque service, à qui va cette part de rémunération correspondante à la portion de Valeur due à la nature et étrangère à l'homme? Va-t-elle à Dieu? Nul ne le soutient, et l'on n'a jamais vu Dieu réclamer son salaire. Va-t-elle à un homme? À quel titre, puisque, dans l'hypothèse, il n'a rien fait?
Et qu'on n'imagine pas que j'exagère, que, dans l'intérêt de ma définition, je force les conséquences rigoureuses de la définition des économistes. Non, ces conséquences, ils les ont très-explicitement tirées eux-mêmes sous la pression de la logique.
Ainsi, Senior en est arrivé à dire: «Ceux qui se sont emparés des agents naturels reçoivent, sous forme de rente, une récompense sans avoir fait de sacrifices. Leur rôle se borne à tendre la main pour recevoir les offrandes du reste de la communauté.» Scrope: «La propriété de la terre est une restriction artificielle mise à la jouissance des dons que le Créateur avait destinés à la satisfaction des besoins de tous.» Say: «Les terres cultivables sembleraient devoir être comprises parmi les richesses naturelles, puisqu'elles ne sont pas de création humaine, et que la nature les donne gratuitement à l'homme. Mais comme cette richesse n'est pas fugitive, ainsi que l'air et l'eau, comme un champ est un espace fixe et circonscrit que certains hommes ont pu s'approprier, à l'exclusion de tous les autres qui ont donné leur consentement à cette appropriation, la terre, qui était un bien naturel et gratuit, est devenue une richesse sociale dont l'usage a dû se payer.»
Certes, s'il en est ainsi, Proudhon est justifié d'avoir posé cette terrible interrogation, suivie d'une affirmation plus terrible encore:
«À qui est dû le fermage de la terre? Au producteur de la terre sans doute. Qui a fait la terre? Dieu. En ce cas, propriétaire, retire-toi.»
Oui, par une mauvaise définition, d'économie politique a mis la logique du côté des communistes. Cette arme terrible, je la briserai dans leurs mains, ou plutôt ils me la rendront joyeusement. Il ne restera rien des conséquences quand j'aurai anéanti le principe. Et je prétends démontrer que si, dans la production des richesses, l'action de la nature se combine avec l'action de l'homme, la première, gratuite et commune par essence, reste toujours gratuite et commune à travers toutes nos transactions; que la seconde représente seule des services, de la valeur; que, seule, elle se rémunère; que, seule, elle est le fondement, l'explication et la justification de la Propriété. En un mot, je prétends que, relativement les uns aux autres, les hommes ne sont propriétaires que de la valeur des choses, et qu'en se passant de main en main les produits ils stipulent uniquement sur la valeur, c'est-à-dire sur les services réciproques, se donnant, par-dessus le marché, toutes les qualités, propriétés et utilités que ces produits tiennent de la nature.
Si, jusqu'ici, l'économie politique, en méconnaissant cette considération fondamentale, a ébranlé le principe tutélaire de la propriété, présentée comme une institution artificielle, nécessaire, mais injuste; du même coup elle a laissé dans l'ombre, complétement inaperçu, un autre phénomène admirable, la plus touchante dispensation de la Providence envers sa créature, le phénomène de la communauté progressive.
La richesse, en prenant ce mot dans son acception générale, résulte de la combinaison de deux actions, celle de la nature et celle de l'homme. La première est gratuite et commune, par destination providentielle, et ne perd jamais ce caractère. La seconde est seule pourvue de valeur, et par conséquent appropriée. Mais, par suite du développement de l'intelligence et du progrès de la civilisation, l'une prend une part de plus en plus grande, l'autre prend une part de plus en plus petite à la réalisation de toute utilité donnée; d'où il suit que le domaine de la Gratuité et de la Communauté se dilate sans cesse, au sein de la race humaine, proportionnellement au domaine de la Valeur et de la Propriété: aperçu fécond et consolant, entièrement soustrait à l'œil de la science tant qu'elle attribue de la valeur à la coopération de la nature.
Dans toutes les religions on remercie Dieu de ses bienfaits; le père de famille bénit le pain qu'il rompt et distribue à ses enfants: touchant usage que la raison ne justifierait pas s'il n'y avait rien de gratuit dans les libéralités de la Providence.
Conservabilité. Cette prétendue condition sine quâ non de la Valeur se rattache à celle que je viens de discuter. Pour que la Valeur existe, pensait Smith, il faut qu'elle soit fixée en quelque chose qui se puisse échanger, accumuler, conserver, par conséquent en quelque chose de matériel.
«Il y a un genre de travail, dit-il, qui ajoute[13] à la valeur du sujet sur lequel il s'exerce. Il y en a un autre qui n'a pas cet effet.»
«Le travail manufacturier, ajoute Smith, se fixe et se réalise dans quelque marchandise vendable, qui dure au moins quelque temps après que le travail est passé. Le travail des domestiques, au contraire (auquel l'auteur assimile sous ce rapport celui des militaires, magistrats, musiciens, professeurs, etc.), ne se fixe en aucune marchandise vendable. Les services s'évanouissent à mesure qu'ils sont rendus, et ne laissent pas trace de Valeur après eux.»
On voit qu'ici la Valeur se rapporte plutôt à la modification des choses qu'à la satisfaction des hommes; erreur profonde: car s'il est bon que les choses soient modifiées, c'est uniquement pour arriver à cette satisfaction qui est le but, la fin, la consommation de tout Effort. Si donc nous la réalisons par un effort immédiat et direct, le résultat est le même; si, en outre, cet effort est susceptible de transactions, d'échanges, d'évaluation, il renferme le principe de la valeur.
Quant à l'intervalle qui peut s'écouler entre l'effort et la satisfaction, en vérité Smith lui donne trop de gravité quand il dit que l'existence ou la non-existence de la Valeur en dépend.—«La Valeur d'une marchandise vendable, dit-il, dure au moins quelque temps.»—Oui, sans doute, elle dure jusqu'à ce que cet objet ait rempli sa destination, qui est de satisfaire au besoin, et il en est exactement de même d'un service. Tant que cette assiette de fraises restera dans le buffet; elle conservera sa valeur.—Mais pourquoi? parce qu'elle est le résultat d'un service que j'ai voulu me rendre à moi-même ou que d'autres m'ont rendu moyennant compensation, et dont je n'ai pas encore usé. Sitôt que j'en aurai usé en mangeant les fraises, la valeur disparaîtra. Le service se sera évanoui et ne laissera pas trace de valeur après lui. C'est tout comme dans le service personnel. Le consommateur fait disparaître la Valeur, car elle n'a été créée qu'à cette fin. Il importe peu à la notion de valeur que la peine prise aujourd'hui satisfasse le besoin immédiatement, ou demain, ou dans un an.
Quoi! je suis affligé de la cataracte. J'appelle un oculiste. L'instrument dont il se sert aura de la Valeur, parce qu'il a de la durée, et l'opération n'en a pas, encore que je la paye, que j'en aie débattu le prix, que j'aie mis plusieurs opérateurs en concurrence? Mais cela est contraire aux faits les plus usuels, aux notions les plus unanimement reçues; et qu'est-ce qu'une théorie qui, ne sachant pas rendre compte de l'universelle pratique, la tient pour non avenue?
Je vous prie de croire, lecteur, que je ne me laisse pas emporter par un goût désordonné pour la controverse. Si j'insiste sur ces notions élémentaires, c'est pour préparer votre esprit à des conséquences d'une haute gravité qui se manifesteront plus tard. Je ne sais si c'est violer les lois de la méthode que de faire pressentir, par anticipation, ces conséquences; mais je me permets cette légère infraction dans la crainte ou je suis de voir la patience vous échapper. C'est ce qui m'a porté tout à l'heure à vous parler prématurément de propriété et de communauté. Par le même motif, je dirai un mot du Capital.
Smith, faisant résider la richesse dans la matière, ne pouvait concevoir le Capital que comme une accumulation d'objets matériels. Comment donc attribuer de la Valeur à des Services non susceptibles d'être accumulés, capitalisés?
Parmi les capitaux, on place en première ligne les outils, machines, instruments de travail. Ils servent à faire concourir les forces naturelles à l'œuvre de la production, et puisqu'on attribuait à ces forces la faculté de créer de la valeur, on était amené à penser que les instruments de travail étaient, par eux-mêmes, doués de la même faculté, indépendamment de tout service humain. Ainsi la bêche, la charrue, la machine à vapeur, étaient censées concourir simultanément avec les agents naturels et les forces humaines à créer non-seulement de l'Utilité, mais encore de la Valeur. Mais toute valeur se paye dans l'échange. À qui donc revenait cette part de valeur indépendante de tout service humain?
C'est ainsi que l'école de Proudhon, après avoir contesté la rente de la terre, a été amenée à contester l'intérêt des capitaux, thèse plus large, puisqu'elle embrasse l'autre. J'affirme que l'erreur proudhonnienne, au point de vue scientifique, a sa racine dans l'erreur de Smith. Je démontrerai que les capitaux, comme les agents naturels, considérés en eux-mêmes et dans leur action propre, créent de l'utilité, mais jamais de valeur. Celle-ci est, par essence, le fruit d'un légitime service. Je démontrerai aussi que, dans l'ordre social, les capitaux ne sont pas une accumulation d'objets matériels, tenant à la conservabilité matérielle, mais une accumulation de valeurs, c'est-à-dire de services. Par là se trouvera détruite, virtuellement du moins et faute de raison d'être, cette lutte récente contre la productivité du capital, et cela à la satisfaction de ceux-là mêmes qui l'ont soulevée; car si je prouve qu'il ne se passe rien dans le monde des échanges qu'une mutualité de services, M. Proudhon devra se tenir pour vaincu par la victoire même de son principe.
Travail. Ad. Smith et ses élèves ont assigné le principe de la Valeur au Travail, sous la condition de la Matérialité. Ceci est contradictoire à cette autre opinion, que les forces naturelles prennent une part quelconque dans la production de la Valeur. Je n'ai pas ici à combattre ces contradictions qui se manifestent dans toutes leurs conséquences funestes, quand ces auteurs parlent de la rente des terres ou de l'intérêt des capitaux.
Quoi qu'il en soit, quand ils font remonter le principe de la Valeur au Travail, ils approcheraient énormément de la vérité, s'ils ne faisaient pas allusion au travail manuel. J'ai dit, en effet, en commençant ce chapitre, que la valeur devait se rapporter à l'Effort, expression que j'ai préférée à celle de Travail, comme plus générale et embrassant toute la sphère de l'activité humaine. Mais je me suis hâté d'ajouter qu'elle ne pouvait naître que d'efforts échangés, ou de Services réciproques, parce qu'elle n'est pas une chose existant par elle-même, mais un rapport.
Il y a donc, rigoureusement parlant, deux vices dans la définition de Smith. Le premier, c'est qu'elle ne tient pas compte de l'échange, sans lequel la valeur ne se peut ni produire ni concevoir; le second, c'est qu'elle se sert d'un mot trop étroit, travail, à moins qu'on ne donne à ce mot une extension inusitée en y comprenant des idées, non-seulement d'intensité et de durée, mais d'habileté, de sagacité et même de chances plus ou moins heureuses.
Remarquez que le mot service, que je substitue dans la définition, fait disparaître ces deux défectuosités. Il implique nécessairement l'idée de transmission, puisqu'un service ne peut être rendu qu'il ne soit reçu; et il implique aussi l'idée d'un Effort sans préjuger que la valeur lui soit proportionnelle.
Et c'est là surtout en quoi pèche la définition des économistes anglais. Dire que la valeur est dans le travail, c'est induire l'esprit à penser qu'ils se servent de mesure réciproque, qu'ils sont proportionnels entre eux. En cela, elle est contraire aux faits, et une définition contraire aux faits est une définition défectueuse.
Il est très-fréquent qu'un travail considéré comme insignifiant en lui-même soit accepté dans le monde pour une valeur énorme (exemples: le diamant, le chant d'une prima donna, quelques traits de plume d'un banquier, la spéculation heureuse d'un armateur, le coup de pinceau d'un Raphaël, une bulle d'indulgence plénière, le facile rôle d'une reine d'Angleterre, etc.); il est plus fréquent encore qu'un travail opiniâtre, accablant, n'aboutisse qu'à une déception, à une non-valeur. S'il en est ainsi, comment pourrait-on établir une corrélation, une proportion nécessaire entre la Valeur et le Travail?
Ma définition lève la difficulté. Il est clair qu'il est des circonstances où l'on peut rendre un grand Service en se donnant peu de peine; d'autres, où, après s'être donné beaucoup de peine, on trouve qu'elle ne rend service à personne, et c'est pourquoi il est plus exact de dire, sous ce rapport encore, que la Valeur est dans le Service plutôt que dans le Travail, puisqu'elle est proportionnelle à l'un et pas à l'autre.
J'irai plus loin. J'affirme que la valeur s'estime au moins autant par le travail épargné au cessionnaire que par le travail exécuté par le cédant. Que le lecteur veuille bien se l'appeler le dialogue intervenu entre deux contractants, à propos d'une pierre précieuse. Il n'est pas né d'une circonstance accidentelle, et j'ose dire qu'il est, tacitement, au fond de toutes les transactions. Il ne faut pas perdre de vue que nous supposons ici aux deux contractants une entière liberté, la pleine possession de leur volonté et de leur jugement. Chacun d'eux se détermine à accepter l'échange par des considérations nombreuses, parmi lesquelles figure certainement en première ligne la difficulté pour le cessionnaire de se procurer directement la satisfaction qui lui est offerte. Tous deux ont les yeux sur cette difficulté et en tiennent compte, l'un pour être plus ou moins facile, l'autre pour être plus ou moins exigeant. La peine prise par le cédant exerce aussi une influence sur le marché, c'en est un des éléments, mais ce n'est pas le seul. Il n'est donc pas exact de dire que la Valeur est déterminée par le travail. Elle l'est par une foule de considérations, toutes comprises dans le mot service.
Ce qui est très-vrai, c'est que, par l'effet de la concurrence, les Valeurs tendent à se proportionner aux Efforts, ou les récompenses aux mérites. C'est une des belles Harmonies de l'ordre social. Mais, relativement à la valeur, cette pression égalitaire exercée par la concurrence est tout extérieure; et il n'est pas permis, en bonne logique, de confondre l'influence que subit un phénomène d'une cause externe avec le phénomène même[14].
Utilité. J. B. Say, si je ne me trompe, est le premier qui ait secoué le joug de la matérialité. Il fit très-expressément de la valeur une qualité morale, expression qui peut-être dépasse le but, car la valeur n'est guère ni physique ni morale, c'est simplement—un rapport.
Mais le grand économiste français avait dit lui-même: «Il n'est donné à personne d'arriver aux confins de la science. Les savants montent sur les épaules les uns des autres pour explorer du regard un horizon de plus en plus étendu.» Peut-être la gloire de M. Say (en ce qui concerne la question spéciale qui nous occupe, car, à d'autres égards, ses titres de gloire sont aussi nombreux qu'impérissables) est-elle d'avoir légué à ses successeurs un aperçu fécond.
L'axiome de M. Say était celui-ci: La valeur a pour fondement l'utilité.
S'il était ici question de l'utilité relative des services humains, je ne contesterais pas. Tout au plus pourrais-je faire observer que l'axiome est superflu à force d'être évident. Il est bien clair en effet que nul ne consent à rémunérer un service que parce qu'à tort ou à raison il le juge utile. Le mot service renferme tellement l'idée d'utilité, qu'il n'est autre chose que la traduction en français, et même la reproduction littérale du mot latin uti, servir.
Mais malheureusement ce n'est pas ainsi que Say l'entendait. Il trouvait le principe de la valeur non-seulement dans les services humains rendus à l'occasion des choses, mais encore dans les qualités utiles, mises par la nature dans les choses elles-mêmes.—Par là il se replaçait sous le joug de la matérialité. Par là, il faut bien le dire, il était loin de déchirer le voile funeste que les économistes anglais avaient jeté sur la question de propriété.
Avant de discuter en lui-même l'axiome de Say, j'en dois faire voir la portée logique, afin qu'il ne me soit pas reproché de me lancer et d'entraîner le lecteur dans d'oiseuses dissertations.
On ne peut pas douter que l'Utilité dont parle Say est celle qui est dans les choses. Si le blé, le bois, la houille, le drap ont de la valeur, c'est que ces produits ont des qualités qui les rendent propres à notre usage, à satisfaire le besoin que nous avons de nous nourrir, de nous chauffer, de nous vêtir.
Dès lors, comme la nature crée de l'Utilité, elle crée de la Valeur;—funeste confusion dont les ennemis de la propriété se sont fait une arme terrible.
Voilà un produit, du blé, par exemple. Je l'achète à la halle pour seize francs. Une grande partie de ces seize francs se distribue, par des ramifications infinies, par une inextricable complication d'avances et de remboursements, entre tous les hommes qui, de près ou de loin, ont concouru à mettre ce blé à ma portée. Il y a quelque chose pour le laboureur, le semeur, le moissonneur, le batteur, le charretier, ainsi que pour le forgeron, le charron qui ont préparé les instruments. Jusqu'ici il n'y a rien à dire, que l'on soit économiste ou communiste.
Mais j'aperçois que quatre francs sur mes seize francs vont au propriétaire du sol, et j'ai bien le droit de demander si cet homme, comme tous les autres, m'a rendu un Service, pour avoir, comme tous les autres, droit incontestable à une rémunération.
D'après la doctrine que cet écrit aspire à faire prévaloir, la réponse est catégorique. Elle consiste en un oui très-formel. Oui, le propriétaire m'a rendu un service. Quel est-il? Le voici: Il a, par lui-même ou par son aïeul, défriché et clôturé le champ; il l'a purgé de mauvaises herbes et d'eaux stagnantes; il a donné plus d'épaisseur à la couche végétale; il a bâti une maison, des étables, des écuries. Tout cela suppose un long travail qu'il a exécuté en personne, ou, ce qui revient au même, qu'il a payé à d'autres. Ce sont certainement là des services qui, en vertu de la juste loi de réciprocité, doivent lui être remboursés. Or, ce propriétaire n'a jamais été rémunéré, du moins intégralement. Il ne pouvait pas l'être par le premier qui est venu lui acheter un hectolitre de blé. Quel est donc l'arrangement qui est intervenu? Assurément le plus ingénieux, le plus légitime et le plus équitable qu'on pût imaginer. Il consiste en ceci: Quiconque voudra obtenir un sac de blé, payera, outre les services des différents travailleurs que nous avons énumérés, une petite portion des services rendus par le propriétaire; en d'autres termes, la Valeur des services du propriétaire se répartira sur tous les sacs de blé qui sortiront de ce champ.
Maintenant on peut demander si cette rémunération, supposée être ici de quatre francs, est trop grande ou trop petite. Je réponds: Cela ne regarde pas l'économie politique. Cette science constate que la valeur des services du propriétaire foncier se règle absolument par les mêmes lois que la valeur de tous les autres services, et cela suffit.
On peut s'étonner aussi que ce système de remboursement morcelé n'arrive pas à la longue à un amortissement intégral, par conséquent à l'extinction du droit du propriétaire. Ceux qui font cette objection ne savent pas qu'il est dans la nature des capitaux de produire une rente perpétuelle; c'est ce que nous apprendrons plus tard.
Pour le moment, je ne dois pas m'écarter plus longtemps de la question, et je ferai remarquer (car tout est là) qu'il n'y a pas dans mes seize francs une obole qui n'aille rémunérer des services humains, pas une qui corresponde à la prétendue valeur que la nature aurait introduite dans le blé en y mettant l'utilité.
Mais si, vous appuyant sur l'axiome de Say et des économistes anglais, vous dites: Sur les seize francs, il y en a douze qui vont aux laboureurs, semeurs, moissonneurs, charretiers, etc., deux qui récompensent les services personnels du propriétaire; enfin, deux autres francs représentent une valeur qui a pour fondement l'utilité créée par Dieu, par des agents naturels, et en dehors de toute coopération humaine;—ne voyez-vous pas qu'on vous demandera de suite: Qui doit profiter de cette portion de valeur? qui a droit à cette rémunération? Dieu ne se présente pas pour la recevoir. Qui osera se présenter à sa place?
Et plus Say veut expliquer la propriété sur cette donnée, plus il prête le flanc à ses adversaires. Il compare d'abord, avec raison, la terre à un laboratoire, où s'accomplissent des opérations chimiques dont le résultat est utile aux hommes. «Le sol, ajoute-t-il, est donc producteur d'une utilité, et lorsqu'IL, (le sol) la fait payer sous la forme d'un profit ou d'un fermage pour son propriétaire, ce n'est pas sans rien donner au consommateur en échange de ce que le consommateur LUI (au sol) paye. Il (toujours le sol) lui donne une utilité produite, et c'est en produisant cette utilité que la terre est productive aussi bien que le travail.»
Ainsi, l'assertion est nette. Voilà deux prétendants qui se présentent pour se partager la rémunération due par le consommateur du blé, savoir: la terre et le travail. Ils se présentent au même titre, car le sol, dit M. Say, est productif comme le travail. Le travail demande à être rémunéré d'un service; le sol demande à être rémunéré d'une utilité, et cette rémunération, il ne la demande pas pour lui (sous quelle forme la lui donnerait-on?), il la réclame pour son propriétaire.
Sur quoi Proudhon somme ce propriétaire, qui se dit chargé de pouvoirs du sol, de montrer sa procuration.
On veut que je paye, en d'autres termes, que je rende un service, pour recevoir l'utilité produite par les agents naturels, indépendamment du concours de l'homme déjà payé séparément.
Mais je demanderai toujours: Qui profitera de mon service?
Sera-ce le producteur de l'utilité, c'est-à-dire le sol? Cela est absurde, et je puis attendre tranquillement qu'il m'envoie un huissier.
Sera-ce un homme? mais à quel titre? Si c'est pour m'avoir rendu un service, à la bonne heure. Mais alors vous êtes à mon point de vue. C'est le service humain qui vaut, et non le service naturel; c'est la conclusion à laquelle je veux vous amener.
Cependant, cela est contraire à votre hypothèse même. Vous dites que tous les services humains sont rémunérés par quatorze francs, et que les deux francs qui complètent le prix du blé répondent à la valeur créée par la nature. En ce cas, je répète ma question: À quel titre un homme quelconque se présente-t-il pour les recevoir? Et n'est-il pas malheureusement trop clair que si vous appliquez spécialement le nom de propriétaire à l'homme qui revendique le droit de toucher ces deux francs, vous justifiez cette trop fameuse maxime: La propriété c'est le vol?
Et qu'on ne pense pas que cette confusion entre l'utilité et la valeur se borne à ébranler la propriété foncière. Après avoir conduit à contester la rente de la terre, elle conduit à contester l'intérêt du capital.
En effet, les machines, les instruments de travail sont, comme le sol, producteurs d'utilité. Si cette utilité a une valeur, elle se paye, car le mot Valeur implique droit à payement. Mais à qui se paye-t-elle? au propriétaire de la machine, sans doute. Est-ce pour un service personnel? alors dites donc que la valeur est dans le service. Mais si vous dites qu'il faut faire un premier payement pour le service, et un second pour l'utilité produite par la machine, indépendamment de toute action humaine déjà rétribuée, on vous demandera à qui va ce second payement, et comment l'homme, qui est déjà rémunéré de tous ses services, a-t-il droit de réclamer quelque chose de plus?
La vérité est que l'utilité produite par la nature est gratuite, partant commune, ainsi que celle produite par les instruments de travail. Elle est gratuite et commune à une condition: c'est de se donner la peine, c'est de se rendre à soi-même le service de la recueillir, ou, si l'on donne cette peine, si l'on demande ce service à autrui, de céder en retour un service équivalent. C'est dans ces services comparés qu'est la valeur, et nullement dans l'utilité naturelle. Cette peine peut être plus ou moins grande, ce qui fait varier la valeur et non l'utilité. Quand nous sommes auprès d'une source abondante, l'eau est gratuite pour nous tous, à la condition de nous baisser pour la prendre. Si nous chargeons notre voisin de prendre cette peine pour nous, alors je vois apparaître une convention, un marché, une valeur, mais cela ne fait pas que l'eau ne reste gratuite. Si nous sommes à une heure de la source, le marché se fera sur d'autres bases quant au degré, mais non quant au principe. La valeur n'aura pas passé pour cela dans l'eau ni dans son utilité. L'eau continuera d'être gratuite, à la condition de l'aller chercher, ou de rémunérer ceux qui, après libre débat, consentent à nous épargner cette peine en la prenant eux-mêmes.
Il en est ainsi pour tout. Les utilités nous entourent, mais il faut se baisser pour les prendre; cet effort, quelquefois très-simple, est souvent fort compliqué. Rien n'est plus facile, dans la plupart des cas, que de recueillir l'eau dont la nature a préparé l'utilité. Il ne l'est pas autant de recueillir le blé dont la nature prépare également l'utilité. C'est pourquoi la valeur de ces deux efforts diffère par le degré, non par le principe. Le service est plus ou moins onéreux; partant, il vaut plus ou moins; l'utilité est et reste toujours gratuite.
Que s'il intervient un instrument de travail, qu'en résulte-t-il? que l'utilité est plus facilement recueillie. Aussi le service a-t-il moins de valeur. Nous payons certainement moins cher les livres depuis l'invention de l'imprimerie. Phénomène admirable et trop méconnu! Vous dites que les instruments de travail produisent de la Valeur; vous vous trompez, c'est de l'Utilité et de l'Utilité gratuite qu'il faut dire. Quant à de la Valeur, ils en produisent si peu, qu'ils l'anéantissent de plus en plus.
Il est vrai que celui qui a fait la machine a rendu service. Il reçoit une rémunération dont s'augmente la valeur du produit. C'est pourquoi nous sommes disposés à nous figurer que nous rétribuons l'utilité produite par la machine: c'est une illusion. Ce que nous rétribuons, ce sont les services que nous rendent tous ceux qui ont concouru à la faire confectionner ou fonctionner. La valeur est si peu dans l'utilité produite, que, même après avoir rétribué ces nouveaux services, l'utilité nous est acquise à de meilleures conditions qu'avant.
Habituons-nous donc à distinguer l'Utilité de la Valeur. Il n'y a de science économique qu'à ce prix. Loin que l'Utilité et la Valeur soient identiques ou même assimilables, j'ose affirmer, sans crainte d'aller jusqu'au paradoxe, que ce sont des idées opposées. Besoin, Effort, Satisfaction, voilà l'homme, avons-nous dit, au point de vue économique. Le rapport de l'Utilité est avec le Besoin et la Satisfaction. Le rapport de la Valeur est avec l'Effort. L'Utilité est le Bien qui fait cesser le besoin par la satisfaction. La Valeur est le mal, car elle naît de l'obstacle qui s'interpose entre le besoin et la satisfaction; sans ces obstacles, il n'y aurait pas d'efforts à faire et à échanger, l'utilité serait infinie, gratuite et commune sans condition, et la notion de valeur ne se serait jamais introduite dans ce monde. Par la présence de ces obstacles, l'utilité n'est gratuite qu'à la condition d'efforts échangés, qui, comparés entre eux, constatent la valeur. Plus les obstacles s'abaissent devant la libéralité de la nature ou les progrès des sciences, plus l'utilité s'approche de la gratuité et de la communauté absolues, car la condition onéreuse et par conséquent la valeur diminuent avec les obstacles. Je m'estimerais heureux si, à travers toutes ces dissertations qui peuvent paraître subtiles, et dont je suis condamné à redouter tout à la fois la longueur et la concision, je parviens à établir cette vérité rassurante: propriété légitime de la valeur,—et cette autre vérité consolante: communauté progressive de l'utilité.
Encore une remarque: Tout ce qui sert est utile (uti, servir); à ce titre, il est fort douteux qu'il existe rien dans l'univers, force ou matière, qui ne soit utile à l'homme.
Nous pouvons affirmer du moins, sans crainte de nous tromper, qu'une foule de choses nous sont utiles à notre insu. Si la lune était placée plus haut ou plus bas, il est fort possible que le règne inorganique, par suite, le règne végétal, par suite encore, le règne animal, fussent profondément modifiés. Sans cette étoile qui brille au firmament pendant que j'écris, peut-être le genre humain ne pourrait-il exister. La nature nous a environnés d'utilités. Cette qualité d'être utiles, nous la reconnaissons dans beaucoup de substances et de phénomènes; dans d'autres, la science et l'expérience nous la révèlent tous les jours; dans d'autres encore, elle existe quoique complétement et peut-être pour toujours ignorée de nous.
Quand ces substances et ces phénomènes exercent sur nous, mais sans nous, leur action utile, nous n'avons aucun intérêt à comparer le degré d'utilité dont ils nous sont, et qui plus est, nous n'en avons guère les moyens. Nous savons que l'oxygène et l'azote nous sont utiles mais nous n'essayons pas, et nous essayerions probablement en vain de déterminer dans quelle proportion. Il n'y a pas là les éléments de l'évaluation, de la valeur. J'en dirai autant des sels, des gaz, des forces répandues dans la nature. Quand tous ces agents se meuvent et se combinent de manière à produire pour nous, mais sans notre concours, de l'utilité, cette utilité, nous en jouissons sans l'évaluer. C'est quand notre coopération intervient et surtout quand elle s'échange, c'est alors et seulement alors qu'apparaissent l'Évaluation et la Valeur, portant non sur l'utilité de substances et de phénomènes souvent ignorés, mais sur cette coopération même.
C'est pourquoi je dis: la valeur, c'est l'appréciation des services échangés. Ces services peuvent être fort compliqués, ils peuvent avoir exigé une foule de travaux divers anciens et récents, ils peuvent se transmettre d'un hémisphère ou d'une génération à une autre génération et à un autre hémisphère, embrassant de nombreux contractants, nécessitant des crédits, des avances, des arrangements variés, jusqu'à ce que la balance générale se fasse; toujours est-il que le principe de la valeur est en eux et non dans l'utilité à laquelle ils servent de véhicule, utilité gratuite par essence, et qui passe de main en main, qu'on me permette le mot, par-dessus le marché.
Après tout, si l'on persiste à voir dans l'Utilité le fondement de la Valeur, je le veux bien; mais qu'il soit bien entendu qu'il ne s'agit pas de cette utilité qui est dans les choses et les phénomènes par la dispensation de la Providence ou la puissance de l'art, mais de l'utilité des services humains comparés et échangés.
Rareté. Selon Senior, de toutes les circonstances qui influent sur la Valeur, la rareté est la plus décisive. Je n'ai aucune objection à faire contre cette remarque, si ce n'est qu'elle suppose, par sa forme, que la valeur est inhérente aux choses mêmes; hypothèse dont je combattrai toujours jusqu'à l'apparence. Au fond, le mot rareté, dans le sujet qui nous occupe, exprime d'une manière abrégée cette pensée: Toutes choses égales d'ailleurs, un service a d'autant plus de valeur que nous aurions plus de difficulté à nous le rendre à nous-mêmes, et que, par conséquent, nous rencontrons plus d'exigences quand nous le réclamons d'autrui. La rareté est une de ces difficultés. C'est un obstacle de plus à surmonter. Plus il est grand, plus nous rémunérons ceux qui le surmontent pour nous.—La rareté donne souvent lieu à des rémunérations considérables; et c'est pourquoi je refusais d'admettre tout à l'heure avec les économistes anglais que la Valeur fût proportionnelle au travail. Il faut tenir compte de la parcimonie avec laquelle la nature nous a traités à certains égards. Le mot service embrasse toutes ces idées et nuances d'idées.
Jugement. Storch voit la valeur dans le jugement qui nous la fait reconnaître.—Sans doute, chaque fois qu'il s'agit d'un rapport, il faut comparer et juger. Mais le rapport n'en est pas moins une chose et le jugement une autre. Quand nous comparons la hauteur de deux arbres, leur grandeur et la différence de leur grandeur sont indépendantes de notre appréciation.
Mais dans la détermination de la valeur, quel est le rapport qu'il s'agit de juger? C'est le rapport de deux services échangés. La question est de savoir ce que valent, l'un à l'égard de l'autre, les services rendus et reçus, à l'occasion des actes transmis ou des choses cédées, en tenant compte de toutes les circonstances, et non ce que ces actes ou ces choses contiennent d'utilité intrinsèque, car cette utilité peut être en partie étrangère à toute action humaine et par conséquent étrangère à la valeur.
Storch reste donc dans l'erreur fondamentale que je combats ici, quand il dit:
«Notre jugement nous fait découvrir le rapport qui existe entre nos besoins et l'utilité des choses. L'arrêt que notre jugement porte sur l'utilité des choses constitue leur valeur.»
Et plus loin:
«Pour créer une valeur, il faut la réunion de trois circonstances: 1o que l'homme éprouve ou conçoive un besoin; 2o qu'il existe une chose propre à satisfaire ce besoin; 3o que le jugement se prononce en faveur de l'utilité de la chose. Donc la valeur des choses, c'est leur utilité relative.»
Le jour, j'éprouve le besoin de voir clair. Il existe une chose propre à satisfaire ce besoin, qui est la lumière du soleil. Mon jugement se prononce en faveur de l'utilité de cette chose, et... elle n'a pas de valeur. Pourquoi? Parce que j'en jouis sans réclamer le service de personne.
La nuit, j'éprouve le même besoin. Il existe une chose propre à le satisfaire très-imparfaitement, une bougie. Mon jugement se prononce sur l'utilité, mais sur l'utilité relative beaucoup moindre de cette chose, et elle a une valeur. Pourquoi? Parce que celui qui s'est donné la peine de faire la bougie ne veut pas me rendre le service de me la céder, si je ne lui rends un service équivalent.
Ce qu'il s'agit de comparer et de juger, pour déterminer la valeur, ce n'est donc pas l'utilité relative des choses, mais le rapport de deux services.
En ces termes, je ne repousse pas la définition de Storch.
Résumons ce paragraphe, afin de montrer que ma définition contient tout ce qu'il y a de vrai dans celles de mes prédécesseurs, et élimine tout ce qu'elles ont d'erroné par excès ou défaut.
Le principe de la Valeur, ai-je dit, est dans un service humain. Elle résulte de l'appréciation de deux services comparés.
La Valeur doit avoir trait à l'effort:—Service implique un effort quelconque.
Elle suppose comparaison d'efforts échangés, au moins échangeables:—Service implique les termes donner et recevoir.
En fait, elle n'est cependant pas proportionnelle à l'intensité des efforts:—Service n'implique pas nécessairement cette proportion.
Une foule de circonstances extérieures influent sur la valeur sans être la valeur même:—Le mot Service tient compte de toutes ces circonstances dans la mesure convenable.
Matérialité. Quand le service consiste à céder une chose matérielle, rien n'empêche de dire, par métonymie, que c'est cette chose qui vaut. Mais il ne faut pas perdre de vue que c'est là un trope qui attribue aux choses mêmes la valeur des services dont elles sont l'occasion.
Conservabilité. Matière ou non, la valeur se conserve jusqu'à la satisfaction, et pas plus loin. Elle ne change pas de nature selon que la satisfaction suit l'effort de plus ou moins près, selon que le service est personnel ou réel.
Accumulabilité. Ce que l'épargne accumule, dans l'ordre social, ce n'est pas la matière, mais la valeur ou les services[15].
Utilité. J'admettrai avec M. Say que l'Utilité est le fondement de la Valeur, pourvu qu'on convienne qu'il ne s'agit nullement de l'utilité qui est dans les choses, mais de l'utilité relative des services.
Travail. J'admettrai avec Ricardo que le Travail est le fondement de la Valeur, pourvu d'abord qu'on prenne le mot travail dans le sens le plus général, et ensuite qu'on ne conclue pas à une proportionnalité contraire à tous les faits, en d'autres termes, pourvu qu'on substitue au mot travail le mot service.
Rareté. J'admets avec Senior que la rareté influe sur la valeur. Mais pourquoi? Parce qu'elle rend le service d'autant plus précieux.
Jugement. J'admets avec Storch que la valeur résulte d'un jugement, pourvu qu'on convienne que c'est du jugement que nous portons, non sur l'utilité des choses, mais sur l'utilité des services.
Ainsi les Économistes de toutes nuances devront se tenir pour satisfaits. Je leur donne raison à tous, parce que tous ont aperçu la vérité par un côté. Il est vrai que l'erreur était sur le revers de la médaille. C'est au lecteur de décider si ma définition tient compte de toutes les vérités et rejette toutes les erreurs.
Je ne dois pas terminer sans dire un mot de cette quadrature de l'Économie politique: la mesure de la valeur;—et ici je répéterai, avec bien plus de force encore, l'observation qui termine les précédents chapitres.
J'ai dit que nos besoins, nos désirs, nos goûts n'ont ni bornes ni mesure précise.
J'ai dit que nos moyens d'y pourvoir, dons de la nature, facultés, activité, prévoyance, discernement, n'avaient pas de mesure précise. Chacun de ces éléments est variable en lui-même; il diffère d'homme à homme, il diffère dans chaque individu de minute en minute, en sorte que tout cela forme un ensemble qui est la mobilité même.
Si maintenant l'on considère quelles sont les circonstances qui influent sur la valeur, utilité, travail, rareté, jugement, et si l'on reconnaît qu'il n'est aucune de ces circonstances qui ne varie à l'infini, comment s'obstinerait-on à chercher à la valeur une mesure fixe?
Il serait curieux qu'on trouvât la fixité dans un terme moyen composé d'éléments mobiles, et qui n'est autre chose qu'un Rapport entre deux termes extrêmes plus mobiles encore!
Les économistes qui poursuivent une mesure absolue de la valeur courent donc après une chimère, et qui plus est, après une inutilité. La pratique universelle a adopté l'or et l'argent, encore qu'elle n'ignorât pas combien la valeur de ces métaux est variable. Mais qu'importe la variabilité de la mesure, si, affectant de la même manière les deux objets échangés, elle ne peut altérer la loyauté de l'échange? C'est une moyenne proportionnelle qui peut hausser ou baisser, sans manquer pour cela à sa mission, qui est d'accuser exactement le Rapport des deux extrêmes.
La science ne se propose pas pour but, comme l'échange, de chercher le Rapport actuel de deux services, car en ce cas la monnaie lui suffirait. Ce qu'elle cherche surtout, c'est le Rapport de l'effort à la satisfaction; et à cet égard, une mesure de la valeur, existât-elle, ne lui apprendrait rien, car l'effort apporte toujours à la satisfaction une proportion variable d'utilité gratuite qui n'a pas de valeur. C'est parce que cet élément de bien-être a été perdu de vue, que la plupart des écrivains ont déploré l'absence d'une mesure de la valeur. Ils n'ont pas vu qu'elle ne ferait aucune réponse à la question proposée: Quelle est la Richesse ou le bien-être comparatif de deux classes, de deux peuples, de deux générations?
Pour résoudre cette question, il faut à la science une mesure qui lui révèle, non pas le rapport de deux services, lesquels peuvent servir de véhicule à des doses très-diverses d'utilité gratuite, mais le rapport de l'effort à la satisfaction, et cette mesure ne saurait être autre que l'effort lui-même ou le travail.
Mais comment le travail servira-t-il de mesure? N'est-il pas lui-même un des éléments les plus variables? N'est-il pas plus ou moins habile, pénible, chanceux, dangereux, répugnant? N'exige-t-il pas plus ou moins l'intervention de certaines facultés intellectuelles, de certaines vertus morales? et ne conduit-il pas, en raison de toutes ces circonstances, à des rémunérations d'une variété infinie?
Il y a une nature de travail qui, en tout temps, en tous lieux, est identique à lui-même, et c'est celui-là qui doit servir de type. C'est le travail le plus simple, le plus brut, le plus primitif, le plus musculaire, celui qui est le plus dégagé de toute coopération naturelle, celui que tout homme peut exécuter, celui qui rend des services que chacun peut se rendre à soi-même, celui qui n'exige ni force exceptionnelle, ni habileté, ni apprentissage; le travail tel qu'il s'est manifesté au point de départ de l'humanité, le travail, en un mot, du simple journalier. Ce travail est partout le plus offert, le moins spécial, le plus homogène et le moins rétribué. Toutes les rémunérations s'échelonnent et se graduent à partir de cette base; elles augmentent avec toutes les circonstances qui ajoutent à son mérite.
Si donc on veut comparer deux états sociaux, il ne faut pas recourir à une mesure de la valeur, par deux motifs aussi logiques l'un que l'autre: d'abord parce qu'il n'y en a pas; ensuite parce qu'elle ferait à l'interrogation une réponse trompeuse, négligeant un élément considérable et progressif du bien-être humain: l'utilité gratuite.
Ce qu'il faut faire, c'est au contraire oublier complétement la valeur, particulièrement la monnaie, et se demander: Quelle est, dans tel pays, à telle époque, la quantité de chaque genre d'utilité spéciale, et la somme de toutes les utilités qui répond à chaque quantité donnée de travail brut; en d'autres termes: Quel est le bien-être que peut se procurer par l'échange le simple journalier?
On peut affirmer que l'ordre social naturel est perfectible et harmonique, si, d'un côté, le nombre des hommes voués au travail brut, et recevant la plus petite rétribution possible, va sans cesse diminuant, et si, de l'autre, cette rémunération mesurée non en valeur ou en monnaie, mais en satisfaction réelle, s'accroît sans cesse[16].
Les anciens avaient bien décrit toutes les combinaisons de l'Échange:
Do ut des (produit contre produit), Do ut facias (produit contre service), Facio ut des (service contre produit), Facio ut facias (service contre service).
Puisque produits et services s'échangent entre eux, il faut bien qu'ils aient quelque chose de commun, quelque chose par quoi ils se comparent et s'apprécient, à savoir la valeur.
Mais la Valeur est une chose identique à elle-même. Elle ne peut donc qu'avoir, soit dans le produit, soit dans le service, la même origine, la même raison d'être.
Cela étant ainsi, la valeur est-elle originairement, essentiellement dans le produit, et est-ce par analogie qu'on en a étendu la notion au service?
Ou bien, au contraire, la valeur réside-t-elle dans le service, et ne s'incarne-t-elle pas dans le produit, précisément et uniquement parce que le service s'y incarne lui-même?
Quelques personnes paraissent croire que c'est là une question de pure subtilité. C'est ce que nous verrons tout à l'heure. Provisoirement je me bornerai à faire observer combien il serait étrange qu'en économie politique une bonne ou une mauvaise définition de la valeur fût indifférente.
Il ne me paraît pas douteux qu'à l'origine l'économie politique a cru voir la valeur dans le produit, bien plus, dans la matière du produit. Les Physiocrates l'attribuaient exclusivement à la terre, et appelaient stériles toutes les classes qui n'ajoutent rien à la matière: tant à leurs yeux matière et valeur étaient étroitement liées ensemble.
Il semble qu'Adam Smith aurait dû briser cette notion, puisqu'il faisait découler la valeur du travail. Les purs services n'exigent-ils pas du travail, par conséquent n'impliquent-ils pas de la valeur? Si près de la vérité, Smith ne s'en rendit pas maître encore: car, outre qu'il dit formellement que pour que le travail ait de la valeur il faut qu'il s'applique à la matière, à quelque chose de physiquement tangible et accumulable, tout le monde sait que, comme les Physiocrates, il range parmi les classes improductives celles qui se bornent à rendre des services.
À la vérité, Smith s'occupe beaucoup de ces classes dans son traité des Richesses. Mais qu'est-ce que cela prouve, si ce n'est qu'après avoir donné une définition, il s'y trouvait à l'étroit, et que par conséquent cette définition était fausse? Smith n'eût pas conquis la vaste et juste renommée qui l'environne, s'il n'eût écrit ses magnifiques chapitres sur l'Enseignement, le Clergé, les Services publics, et si, traitant de la Richesse, il se fût circonscrit dans sa définition. Heureusement il échappa, par l'inconséquence, au joug de ses prémisses. Cela arrive toujours ainsi. Jamais un homme de quelque génie, partant d'un faux principe, n'échappera à l'inconséquence; sans quoi il serait dans l'absurde progressif, et, loin d'être un homme de génie, il ne serait pas même un homme.
Comme Smith avait fait un pas en avant sur les Physiocrates, Say en fit un autre sur Smith. Peu à peu, il fut amené à reconnaître de la valeur aux services, mais seulement par analogie, par extension. C'est dans le produit qu'il voyait la valeur essentielle, et rien ne le prouve mieux que cette bizarre dénomination donnée aux services: «Produits immatériels,» deux mots qui hurlent de se trouver ensemble. Say est parti de Smith, et ce qui le prouve, c'est que toute la théorie du maître se retrouve dans les dix premières lignes qui ouvrent les travaux du disciple[17]. Mais il a médité et progressé pendant trente ans. Aussi il s'est approché de la vérité, sans jamais l'atteindre complétement.
Au reste, on aurait pu croire qu'il remplissait sa mission d'économiste, aussi bien en étendant la valeur du produit au service, qu'en la ramenant du service au produit, si la propagande socialiste, fondée sur ses propres déductions, ne fût venue révéler l'insuffisance et le danger de son principe.
M'étant donc posé cette question: Puisque certains produits ont de la valeur, puisque certains services ont de la valeur, et puisque la valeur identique à elle-même ne peut avoir qu'une origine, une raison d'être, une explication identique; cette origine, cette explication est-elle dans le produit ou dans le service?
Et, je le dis bien hautement, la réponse ne me paraît pas un instant douteuse, par la raison sans réplique que voici: C'est que tout produit qui a de la valeur implique un service, tandis que tout service ne suppose pas nécessairement un produit.
Ceci me paraît décisif, mathématique.
Voilà un service: qu'il revête ou non une forme matérielle, il a de la valeur; puisqu'il est service.
Voilà de la matière: si en la cédant on rend service, elle a de la valeur, mais si on ne rend pas service, elle n'a pas de valeur.
Donc la valeur ne va pas de la matière au service, mais du service à la matière.
Ce n'est pas tout. Rien ne s'explique plus aisément que cette prééminence, cette priorité donnée au service, au point de vue de la valeur, sur le produit. On va voir que cela tient à une circonstance qu'il était aisé d'apercevoir, et qu'on n'a pas observée, précisément parce qu'elle crève les yeux. Elle n'est autre que cette prévoyance naturelle à l'homme, en vertu de laquelle, au lieu de se borner à rendre les services qu'on lui demande, il se prépare d'avance à rendre ceux qu'il prévoit devoir lui être demandés. C'est ainsi que le facio ut facias se transforme en do ut des, sans cesser d'être le fait dominant et explicatif de toute transaction.
Jean dit à Pierre: Je désire une coupe. Ce serait à moi de la faire; mais si tu veux la faire pour moi, tu me rendras un service que je payerai par un service équivalent.
Pierre accepte. En conséquence, il se met en quête de terres convenables, il les mélange, il les manipule; bref, il fait ce que Jean aurait dû faire.
Il est bien évident ici que c'est le service, qui détermine la valeur. Le mot dominant de la transaction c'est facio. Et si plus tard la valeur s'incorpore dans le produit, ce n'est que parce qu'elle découlera du service, lequel est la combinaison du travail exécuté par Pierre et du travail épargné à Jean.
Or il peut arriver que Jean fasse souvent à Pierre la même proposition, que d'autres personnes la lui fassent aussi, de telle sorte que Pierre puisse prévoir avec certitude que ce genre de services lui sera demandé, et se préparer à le rendre. Il peut se dire: J'ai acquis une certaine habileté à faire des coupes. Or l'expérience m'avertit que les coupes répondent à un besoin qui veut être satisfait. Je puis donc en fabriquer d'avance.
Dorénavant Jean devra dire à Pierre, non plus: Facio ut facias, mais: Facio ut des. Si même il a, de son côté, prévu les besoins de Pierre et travaillé d'avance à y pourvoir, il dira: Do ut des.
Mais en quoi, je le demande, ce progrès qui découle de la prévoyance humaine change-t-il la nature et l'origine de la Valeur? Est-ce qu'elle n'a pas toujours pour raison d'être et pour mesure le service? Qu'importe, quant à la vraie notion de la valeur, que pour faire une coupe Pierre ait attendu qu'on la lui demandât, ou qu'il l'ait faite d'avance, prévoyant qu'elle lui serait demandée?
Remarquez ceci: dans l'humanité, l'inexpérience et l'imprévoyance précèdent l'expérience et la prévoyance. Ce n'est qu'avec le temps que les hommes ont pu prévoir leurs besoins réciproques, au point de se préparer à y pourvoir. Logiquement, le facio ut facias a dû précéder le do ut des. Celui-ci est en même temps le fruit et le signe de quelques connaissances répandues, de quelque expérience acquise, de quelque sécurité politique, de quelque confiance en l'avenir, en un mot, d'une certaine civilisation. Cette prévoyance sociale, cette foi en la demande qui fait qu'on prépare l'offre, cette sorte de statistique intuitive dont chacun a une notion plus ou moins précise, et qui établit un si surprenant équilibre entre les besoins et les approvisionnements, est un des ressorts les plus efficaces de la perfectibilité humaine. C'est à lui que nous devons la séparation des occupations, ou du moins les professions et les métiers. C'est à lui que nous devons un des biens que les hommes recherchent avec le plus d'ardeur: la fixité des rémunérations, sous forme de salaire quant au travail, et d'intérêt quant au capital. C'est à lui que nous devons le crédit, les opérations à longue échéance, celles qui ont pour objet le nivellement des risques, etc. Il est surprenant qu'au point de vue de l'économie politique ce noble attribut de l'homme, la Prévoyance, n'ait pas été plus remarqué. C'est toujours, ainsi que le disait Rousseau, à cause de la difficulté que nous éprouvons à observer le milieu dans lequel nous sommes plongés et qui forme notre atmosphère naturelle. Il n'y a que les faits anormaux qui nous frappent, et nous laissons passer inaperçus ceux qui, agissant autour de nous, sur nous et en nous d'une manière permanente, modifient profondément l'homme et la société.
Pour en revenir au sujet qui nous occupe, il se peut que la prévoyance humaine, dans sa diffusion infinie, tende de plus en plus à substituer le do ut des au facio ut facias; mais n'oublions pas néanmoins que c'est dans la forme primitive et nécessaire de l'échange que se trouve pour la première fois la notion de valeur, que cette forme primitive est le service réciproque, et, qu'après tout, au point de vue de l'échange, le produit n'est qu'un service prévu.
Après avoir constaté que la valeur n'est pas inhérente à la matière et ne peut être classée parmi ses attributs, je suis loin de nier qu'elle ne passe du service au produit, de manière pour ainsi dire à s'y incarner. Je prie mes contradicteurs de croire que je ne suis pas assez pédant pour exclure du langage ces locutions familières: l'or vaut, le froment vaut, la terre vaut. Je me crois seulement en droit de demander à la science le pourquoi; et si elle me répond: Parce que l'or, le froment, la terre portent en eux-mêmes une valeur intrinsèque,—je me crois en droit de lui dire: «Tu te trompes et ton erreur est dangereuse. Tu te trompes, car il y a de l'or et de la terre sans valeur; c'est l'or et la terre qui n'ont encore été l'occasion d'aucun service humain. Ton erreur est dangereuse, car elle induit à voir une usurpation des dons gratuits de Dieu dans un simple droit à la réciprocité des services.»
Je suis donc prêt à reconnaître que les produits ont de la valeur, pourvu qu'on m'accorde qu'elle ne leur est pas essentielle, qu'elle se rattache à des services et en provient.
Et cela est si vrai, qu'il s'ensuit une conséquence très-importante,—fondamentale en économie politique,—qui n'a pas été et ne pouvait être remarquée, c'est celle-ci:
Quand la valeur a passé du service au produit, elle subit dans le produit toutes les chances auxquelles elle reste assujettie dans le service lui-même.
Elle n'est pas fixe dans le produit, comme cela serait si c'était une de ses qualités intrinsèques; non, elle est essentiellement variable, elle peut s'élever indéfiniment, elle peut s'abaisser jusqu'à l'annulation, suivant la destinée du genre de services auxquels elle doit son origine.
Celui qui fait actuellement une coupe, pour la vendre dans un an, y met de la valeur sans doute; et cette valeur est déterminée par celle du service,—non par la valeur qu'a actuellement le service, mais par celle qu'il aura dans un an. Si, au moment de vendre la coupe, le genre de services dont il s'agit est plus recherché, la coupe vaudra plus; elle sera dépréciée dans le cas contraire.
C'est pourquoi l'homme est constamment stimulé à exercer sa prévoyance, à en faire un utile usage. Il a toujours en perspective, dans l'amélioration ou la dépréciation de la valeur, pour ses prévisions justes une récompense, pour ses prévisions erronées un châtiment. Et remarquez que ses succès comme ses revers coïncident avec le bien et le mal général. S'il a bien dirigé ses prévisions, il s'est préparé d'avance à jeter dans le milieu social des services plus recherchés, plus appréciés, plus efficaces, qui répondent à des besoins mieux sentis; il a contribué à diminuer la rareté, à augmenter l'abondance de ce genre de services, à le mettre à la portée d'un plus grand nombre de personnes avec moins de sacrifices. Si au contraire il s'est trompé dans son appréciation de l'avenir, il vient, par sa concurrence, déprimer des services déjà délaissés; il ne fait, à ses dépens, qu'un bien négatif: c'est d'avertir qu'un certain ordre de besoins n'exige pas actuellement une grande part d'activité sociale, qu'elle n'a pas à prendre cette direction où elle ne serait pas récompensée.
Ce fait remarquable—que la valeur incorporée, si je puis m'exprimer ainsi, ne cesse pas d'avoir une destinée commune avec celle du genre de service auquel elle se rattache,—est de la plus haute importance, non-seulement parce qu'il démontre de plus en plus cette théorie: que le principe de la valeur est dans le service; mais encore parce qu'il explique avec la plus grande facilité des phénomènes que les autres systèmes considèrent comme anormaux.
Une fois le produit lancé sur le marché du monde, y a-t-il, au sein de l'humanité, des tendances générales qui poussent sa valeur plutôt vers la baisse que vers la hausse? C'est demander si le genre de services qui a engendré cette valeur tend à être plus ou moins bien rémunéré. L'un est aussi possible que l'autre, et c'est ce qui ouvre une carrière sans bornes à la prévoyance humaine.
Cependant on peut remarquer que la loi générale des êtres susceptibles d'expérimenter, d'apprendre et de se rectifier, c'est le progrès. La probabilité est donc qu'à une époque donnée, une certaine dépense de temps et de peine obtienne plus de résultats qu'à une époque antérieure; d'où l'on peut conclure que la tendance dominante de la valeur incorporée est vers la baisse. Par exemple, si la coupe dont je parlais tout à l'heure comme symbole des produits est faite depuis plusieurs années, selon toute apparence elle aura subi quelque dépréciation. En effet, pour confectionner une coupe identique, on a aujourd'hui plus d'habileté, plus de ressources, de meilleurs outils, des capitaux moins exigeants, une division du travail mieux entendue. Or, s'adressant au détenteur de la coupe, celui qui la désire ne dit pas: Faites-moi savoir quel est, en quantité et qualité, le travail qu'elle vous a coûté afin que je vous rémunère en conséquence. Non, il dit: Aujourd'hui, grâce aux progrès de l'art, je puis faire moi-même ou me procurer par l'échange une coupe semblable, avec tant de travail de telle qualité; et c'est la limite de la rémunération que je consens à vous donner.
Il résulte de là que toute valeur incorporée, autrement dit tout travail accumulé, ou tout capital tend à se déprécier devant les services naturellement perfectibles et progressivement productifs; et que, dans l'échange du travail actuel contre du travail antérieur, l'avantage est généralement du côté du travail actuel, ainsi que cela doit être puisqu'il rend plus de services.
Et c'est pour cela qu'il y a quelque chose de si vide dans les déclamations que nous entendons diriger sans cesse contre la valeur des propriétés foncières:
Cette valeur ne diffère en rien des autres, ni par son origine ni par sa nature, ni par la loi générale de sa lente dépréciation.
Elle représente des services anciens: desséchements, défrichements, épierrements, nivellements, clôtures, accroissement des couches végétales, bâtisses, etc.; elle est là pour réclamer les droits de ces services. Mais ces droits ne se règlent pas par la considération du travail exécuté. Le propriétaire foncier ne dit pas: «Donnez-moi en échange de cette terre autant de travail qu'elle en a reçu» (c'est ainsi qu'il s'exprimerait si, selon la théorie de Smith, la valeur venait du travail et lui était proportionnelle). Encore moins vient-il dire, comme le supposent Ricardo et nombre d'économistes: «Donnez-moi d'abord autant de travail que ce sol en a reçu, puis en outre une certaine quantité de travail pour équivaloir aux forces naturelles qui s'y trouvent.» Non, le propriétaire foncier, lui qui représente les possesseurs qui l'ont précédé et jusqu'aux premiers défricheurs, en est réduit à tenir en leur nom cet humble langage:
«Nous avons préparé des services, et nous demandons à les échanger contre des services équivalents. Nous avons autrefois beaucoup travaillé: car de notre temps on ne connaissait pas vos puissants moyens d'exécution; il n'y avait pas de routes; nous étions forcés de tout faire à force de bras. Bien des sueurs, bien des vies humaines sont enfouies dans ces sillons. Mais nous ne demandons pas travail pour travail; nous n'aurions aucun moyen pour obtenir une telle transaction. Nous savons que le travail qui s'exécute aujourd'hui sur la terre, soit en France, soit au dehors, est beaucoup plus parfait et plus productif. Ce que nous demandons et ce qu'on ne peut évidemment nous refuser, c'est que notre travail ancien et le travail nouveau s'échangent proportionnellement, non à leur durée ou leur intensité, mais à leurs résultats, de telle sorte que nous recevions même rémunération pour même service. Par cet arrangement nous perdons, au point de vue du travail, puisqu'il en faut deux fois et peut-être trois plus du nôtre que du vôtre pour rendre le même service; mais c'est un arrangement forcé; nous n'avons pas plus les moyens d'en faire prévaloir un autre que vous de nous le refuser.»
Et, en point de fait, les choses se passent ainsi. Si l'on pouvait se rendre compte de la quantité d'efforts, de fatigues, de sueurs sans cesse renouvelées qu'il a fallu pour amener chaque hectare du sol français à son état de productivité actuelle, on resterait bien convaincu que celui qui l'achète ne donne pas travail pour travail,—au moins dans quatre-vingt-dix-neuf circonstances sur cent.
Je mets ici cette restriction, parce qu'il ne faut pas perdre ceci de vue: qu'un service incorporé peut acquérir de la valeur comme il peut en perdre. Et encore que la tendance générale soit vers la dépréciation, néanmoins le phénomène contraire se manifeste quelquefois, dans des circonstances exceptionnelles, à propos de terre comme à propos de toute autre chose, sans que la loi de justice soit blessée et sans qu'on puisse crier au monopole.
Au fait, ce qui est toujours en présence, pour dégager la valeur, ce sont les services. C'est une chose très-probable que du travail ancien, dans une application déterminée, rend moins de services que du travail nouveau; mais ce n'est pas une loi absolue. Si le travail ancien rend moins de services, comme c'est presque toujours le cas, que le travail nouveau, il faut dans l'échange plus du premier que du second pour établir l'équivalence, puisque, je le répète, l'équivalence se règle par les services. Mais aussi, quand il arrive que le travail ancien rend plus de services que le nouveau, il faut bien que celui-ci subisse la compensation du sacrifice de la quantité...
 VI
RICHESSE
Ainsi, en tout ce qui est propre à satisfaire nos besoins et nos désirs, il y a à considérer, à distinguer deux choses, ce qu'a fait la nature et ce que fait l'homme,—ce qui est gratuit et ce qui est onéreux,—le don de Dieu et le service humain,—l'utilité et la valeur. Dans le même objet, l'une peut-être immense et l'autre imperceptible. Celle-là restant invariable, celle-ci peut diminuer indéfiniment et diminue en effet, chaque fois qu'un procédé ingénieux nous fait obtenir un résultat identique avec un moindre effort.
On peut pressentir ici une des plus grandes difficultés, une des plus abondantes sources de malentendus, de controverses et d'erreurs placées à l'entrée même de la science.
Qu'est-ce que la richesse?
Sommes-nous riches en proportion des utilités dont nous pouvons disposer, c'est-à-dire des besoins et des désirs que nous pouvons satisfaire? «Un homme est pauvre ou riche, dit A. Smith, selon le plus ou moins de choses utiles dont il peut se procurer la jouissance.»
Sommes-nous riches en proportion des valeurs que nous possédons, c'est-à-dire des services que nous pouvons commander? «La richesse, dit J. B. Say, est en proportion de la valeur. Elle est grande, si la somme de valeur dont elle se compose est considérable; elle est petite, si les valeurs le sont.»
Les ignorants donnent les deux sens au mot Richesse. Quelquefois on les entend dire: «L'abondance des eaux est une Richesse pour telle contrée,» alors ils ne pensent qu'à l'Utilité. Mais quand l'un d'entre eux veut connaître sa propre richesse, il fait ce qu'on nomme un inventaire où l'on ne tient compte que de la Valeur.
N'en déplaise aux savants, je crois que les ignorants ont raison cette fois. La richesse, en effet, est effective ou relative. Au premier point de vue elle se juge par nos satisfactions; l'humanité devient d'autant plus Riche qu'elle acquiert plus de bien-être, quelle que soit la valeur des objets qui le procurent. Mais veut-on connaître la part proportionnelle de chaque homme au bien-être général, en d'autres termes la richesse relative?—C'est là un simple rapport que la valeur seule révèle, parce qu'elle est elle-même un rapport.
La science se préoccupe du bien-être général des hommes, de la proportion qui existe entre leurs Efforts et leurs Satisfactions, proportion que modifie avantageusement la participation progressive de l'utilité gratuite à l'œuvre de la production. Elle ne peut donc pas exclure cet élément de l'idée de la Richesse. À ses yeux la Richesse effective ce n'est pas la somme des valeurs, mais la somme des utilités gratuites ou onéreuses attachées à ces valeurs. Au point de vue de la satisfaction, c'est-à-dire de la réalité, nous sommes riches autant de la valeur anéantie par le progrès que de celle qui lui survit encore.
Dans les transactions ordinaires de la vie, on ne tient plus compte de l'utilité à mesure qu'elle devient gratuite par l'abaissement de la valeur. Pourquoi? parce que ce qui est gratuit est commun, et ce qui est commun n'altère en rien la part proportionnelle de chacun à la richesse effective. On n'échange pas ce qui est commun; et comme, dans la pratique des affaires, on n'a besoin de connaître que cette proportion qui est constatée par la valeur, on ne s'occupe que d'elle.
Un débat s'est élevé entre Ricardo et J. B. Say à ce sujet. Ricardo donnait au mot Richesse le sens d'Utilité; J. B. Say, celui de Valeur. Le triomphe exclusif de l'un des champions était impossible, puisque ce mot a l'un et l'autre sens, selon qu'on se place au point de vue de l'effectif ou du relatif.
Mais il faut bien le dire, et d'autant plus que l'autorité de Say est plus grande en ces matières, si l'on assimile la Richesse (au sens de bien-être effectif) à la Valeur, si l'on affirme surtout que l'une est proportionnelle à l'autre, on s'expose à fourvoyer la science. Les livres des économistes de second ordre et ceux des socialistes ne nous en offrent que trop la preuve. C'est un point de départ malheureux qui dérobe au regard justement ce qui forme le plus beau patrimoine de l'humanité; il fait considérer comme anéantie cette part de bien-être que le progrès rend commun à tous, et fait courir à l'esprit le plus grand des dangers,—celui d'entrer dans une pétition de principe sans issue et sans fin, de concevoir une économie politique à rebours, où le but auquel nous aspirons est perpétuellement confondu avec l'obstacle qui nous arrête.
En effet, il n'y a de Valeur que par ces obstacles. Elle est le signe, le symptôme, le témoin, la preuve de notre infirmité native. Elle nous rappelle incessamment cet arrêt prononcé à l'origine: Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. Pour l'Être tout-puissant ces mots, Effort, Service, et, par conséquent, Valeur n'existent pas. Quant à nous, nous sommes plongés dans un milieu d'utilités, dont un grand nombre sont gratuites, mais dont d'autres ne nous sont livrées qu'à titre onéreux. Des obstacles s'interposent entre ces utilités et les besoins auxquels elles peuvent satisfaire. Nous sommes condamnés à nous passer de l'Utilité ou à vaincre l'Obstacle par nos efforts. Il faut que la sueur tombe de notre front, ou pour nous ou pour ceux qui l'ont répandue à notre profit.
Plus donc il y a de valeurs dans une société, plus cela prouve sans doute qu'on y a surmonté d'obstacles, mais plus cela prouve aussi qu'il y avait des obstacles à surmonter. Ira-t-on jusqu'à dire que ces obstacles font la Richesse, parce que sans eux les Valeurs n'existeraient pas?
On peut concevoir deux nations. L'une a plus de satisfactions que l'autre, mais elle a moins de valeurs, parce que la nature l'a favorisée et qu'elle rencontre moins d'obstacles. Quelle sera la plus riche?
Bien plus: prenons le même peuple à deux époques. Les obstacles à vaincre sont les mêmes. Mais aujourd'hui il les surmonte avec une telle facilité, il exécute, par exemple, ses transports, ses labours, ses tissages, avec si peu d'efforts, que les valeurs s'en trouvent considérablement réduites. Il a donc pu prendre un de ces deux partis: ou se contenter des mêmes satisfactions qu'autrefois, ses progrès se traduisant en loisirs; et en ce cas dira-t-on que sa Richesse est rétrograde parce qu'il possède moins de valeurs?—ou bien, consacrer ses efforts devenus disponibles à accroître ses jouissances; et s'avisera-t-on, parce que la somme de ses valeurs sera restée stationnaire, d'en conclure que sa richesse est restée stationnaire aussi? C'est à quoi l'on aboutit, si l'on assimile ces deux choses: Richesse et Valeur.
L'écueil est ici bien dangereux pour l'économie politique. Doit-elle mesurer la richesse par les satisfactions réalisées ou par les valeurs créées?
S'il n'y avait jamais d'obstacles entre les utilités et les désirs, il n'y aurait ni efforts, ni services, ni Valeurs, non plus qu'il n'y en a pour Dieu; et pendant que, dans le premier sens, l'humanité serait, comme Dieu, en possession de la Richesse infinie, suivant la seconde acception, elle serait dépourvue de toutes Richesses. De deux économistes dont chacun adopterait une de ces définitions, l'un dirait: Elle est infiniment riche,—l'autre: Elle est infiniment pauvre.
L'infini, il est vrai, n'est sous aucun rapport l'attribut de l'humanité. Mais enfin elle se dirige de quelque côté, elle fait des efforts, elle a des tendances, elle gravite vers la Richesse progressive ou vers la Progressive Pauvreté. Or, comment les Économistes pourront-ils s'entendre, si cet anéantissement successif de l'effort par rapport au résultat, de la peine à prendre ou à rémunérer, de la Valeur, est considéré par les uns comme un progrès vers la Richesse, par les autres comme une chute dans la Misère?
Encore si la difficulté ne concernait que les économistes, on pourrait dire: Entre eux les débats.—Mais les législateurs, les gouvernements ont tous les jours à prendre des mesures qui exercent sur les intérêts humains une influence réelle. Et où en sommes-nous, si ces mesures sont prises en l'absence d'une lumière qui nous fasse distinguer la Richesse de la Pauvreté?
Or, j'affirme ceci: La théorie qui définit la Richesse par la valeur n'est en définitive que la glorification de l'Obstacle. Voici son syllogisme: «La Richesse est proportionnelle aux valeurs, les valeurs aux efforts, les efforts aux obstacles; donc les richesses sont proportionnelles aux obstacles.»—J'affirme encore ceci: À cause de la division du travail, qui a renfermé tout homme dans un métier ou profession, cette illusion est très-difficile à détruire. Chacun de nous vit des services qu'il rend à l'occasion d'un obstacle, d'un besoin, d'une souffrance: le médecin sur les maladies, le laboureur sur la famine, le manufacturier sur le froid, le voiturier sur la distance, l'avocat sur l'iniquité, le soldat sur le danger du pays; de telle sorte qu'il n'est pas un obstacle dont la disparition ne fût très-inopportune et très-importune à quelqu'un, et même ne paraisse funeste, au point de vue général, parce qu'elle semble anéantir une source de services, de valeurs, de richesses. Fort peu d'économistes se sont entièrement préservés de cette illusion, et, si jamais la science parvient à la dissiper, sa mission pratique dans le monde sera remplie; car je fais encore cette troisième affirmation: Notre pratique officielle s'est imprégnée de cette théorie, et chaque fois que les gouvernements croient devoir favoriser une classe, une profession, une industrie, ils n'ont pas d'autre procédé que d'élever des Obstacles, afin de donner à une certaine nature d'efforts l'occasion de se développer, afin d'élargir artificiellement le cercle des services auxquels la communauté sera forcée d'avoir recours, d'accroître ainsi la valeur, et, soi-disant, la Richesse.
Et, en effet, il est très-vrai que ce procédé est utile à la classe favorisée; on la voit se féliciter, s'applaudir, et que fait-on? On accorde successivement la même faveur à toutes les autres.
Assimiler d'abord l'Utilité à la Valeur, puis la Valeur à la Richesse, quoi de plus naturel! La science n'a pas rencontré de piége dont elle se soit moins défiée. Car que lui est-il arrivé? À chaque progrès, elle a raisonné ainsi: «L'obstacle diminue, donc l'effort diminue; donc la valeur diminue; donc l'utilité diminue; donc la richesse diminue; donc nous sommes les plus malheureux des hommes pour nous être avisés d'inventer, d'échanger, d'avoir cinq doigts au lieu de trois, et deux bras au lieu d'un; donc il faut engager le gouvernement, qui a la force, à mettre ordre à ces abus.»
Cette économie politique à rebours défraye un grand nombre de journaux et les séances de nos assemblées législatives. Elle a égaré l'honnête et philanthrope Sismondi; on la trouve très-logiquement exposée dans le livre de M. de Saint-Chamans.
«Il y a deux sortes de richesse pour une nation, dit-il. Si l'on considère seulement les produits utiles sous le rapport de la quantité, de l'abondance, on s'occupe d'une richesse qui procure des jouissances à la société, et que j'appellerai Richesse de jouissance.
«Si l'on considère les produits sous le rapport de leur Valeur échangeable ou simplement de leur valeur, l'on s'occupe d'une Richesse qui procure des valeurs à la société, et que je nomme Richesse de valeur.
«C'est de la Richesse de valeur que s'occupe spécialement l'Économie politique; c'est celle-là surtout dont peut s'occuper le Gouvernement.»
Ceci posé, que peuvent l'économie politique et le gouvernement? L'une, indiquer les moyens d'accroître cette Richesse de valeur; l'autre, mettre ces moyens en œuvre.
Mais la richesse de Valeur est proportionnelle aux efforts, et les efforts sont proportionnels aux obstacles. L'Économie politique doit donc enseigner, et le Gouvernement s'ingénier à multiplier les obstacles. M. de Saint-Chamans ne recule en aucune façon devant cette conséquence.
L'Échange facilite-t-il aux hommes les moyens d'acquérir plus de Richesse de jouissance avec moins de Richesse de valeur?—Il faut contrarier l'échange (page 438).
Y a-t-il quelque part de l'Utilité gratuite qu'on pourrait remplacer par de l'Utilité onéreuse, par exemple en supprimant un outil ou une machine? Il n'y faut pas manquer: car il est bien évident, dit-il, que si les machines augmentent la Richesse de jouissance, elles diminuent la Richesse de valeur. «Bénissons les obstacles que la cherté du combustible oppose chez nous à la multiplicité des machines à vapeur» (page 263).
La nature nous a-t-elle favorisés en quoi que ce soit? c'est pour notre malheur, car, par là, elle nous a ôté une occasion de travailler. «J'avoue qu'il est fort possible pour moi de désirer voir faire avec les mains, les sueurs, et un travail forcé, ce qui peut être produit sans peine et spontanément» (page 456).
Aussi quel dommage qu'elle ne nous ait pas laissé fabriquer l'eau potable! C'eût été une belle occasion de produire de la Richesse de valeur. Fort heureusement nous prenons notre revanche sur le vin. «Trouvez le secret de faire sortir de la terre des sources de vin aussi abondamment que les sources d'eau, et vous verrez que ce bel ordre de choses ruinera un quart de la France» (page 456).
D'après la série d'idées que parcourt avec tant de naïveté notre économiste, il y a une foule de moyens, tous très-simples, de réduire les hommes à créer de la Richesse de valeur.
Le premier, c'est de la leur prendre à mesure. «Si l'impôt prend l'argent où il abonde pour le porter où il manque, il sert, et, loin que ce soit une perte pour l'État, c'est un gain» (page 161).
Le second, c'est de la dissiper. «Le luxe et la prodigalité, si nuisibles aux fortunes des particuliers, sont avantageux à la richesse publique. Vous prêchez là une belle morale, me dira-t-on. Je n'en ai pas la prétention. Il s'agit d'économie politique et non de morale. On cherche les moyens de rendre les nations plus riches, et je prêche le luxe» (page 168).
Un moyen plus prompt encore, c'est de la détruire par de bonnes guerres. «Si l'on reconnaît avec moi que la dépense des prodigues est aussi productive qu'une autre; que la dépense des gouvernements est également productive... on ne s'étonne plus de la richesse de l'Angleterre, après cette guerre si dispendieuse» (page 168).
Mais pour pousser à la création de la Richesse de valeur, tous ces moyens, impôts, luxe, guerre, etc., sont forcés de baisser pavillon devant une ressource beaucoup plus efficace: c'est l'incendie.
«C'est une grande source de richesses que de bâtir, parce que cela fournit des revenus aux propriétaires qui vendent des matériaux, aux ouvriers, et à diverses classes d'artisans et d'artistes. Melon cite le chevalier Petty, qui regarde comme profit de la nation le travail pour le rétablissement des édifices de Londres, après le fameux incendie qui consuma les deux tiers de la ville, et il l'apprécie (ce profit!) à un million sterling par an (valeur de 1666), pendant quatre années, sans que cela ait altéré en rien les autres commerces. Sans regarder, ajoute M. de Saint-Chamans, comme bien assurée l'évaluation de ce profit à une somme fixe, il est certain du moins que cet événement n'a pas eu une influence fâcheuse sur la richesse anglaise à cette époque..... Le résultat du chevalier Petty n'est pas impossible, puisque la nécessité de rebâtir Londres a dû créer une immense quantité de nouveaux revenus» (page 63).
Les économistes qui partent de ce point: La Richesse, c'est la Valeur, arriveraient infailliblement aux mêmes conclusions, s'ils étaient logiques; mais ils ne le sont pas, parce que sur le chemin de l'absurdité, on s'arrête toujours, un peu plus tôt, un peu plus tard, selon qu'on a l'esprit plus ou moins juste. M. de Saint-Chamans lui-même semble avoir reculé enfin quelque peu devant les conséquences de son principe, quand elles le conduisent jusqu'à l'éloge de l'incendie. On voit qu'il hésite et se contente d'un éloge négatif. Logiquement il devait aller jusqu'au bout, et dire ouvertement ce qu'il donne fort clairement à entendre.
De tous les économistes, celui qui a succombé de la manière la plus affligeante à la difficulté dont il est ici question, c'est certainement M. Sismondi. Comme M. de Saint-Chamans, il a pris pour point de départ cette idée que la valeur était l'élément de la richesse; comme lui, il a bâti sur cette donnée une Économie politique à rebours, maudissant tout ce qui diminue la valeur. Lui aussi exalte l'obstacle, proscrit les machines, anathématise l'échange, la concurrence, la liberté, glorifie le luxe et l'impôt, et arrive enfin à cette conséquence, que plus est grande l'abondance de toutes choses, plus les hommes sont dénués de tout.
Cependant M. de Sismondi, d'un bout à l'autre de ses écrits, semble porter au fond de sa conscience le sentiment qu'il se trompe, et qu'un voile qu'il ne peut percer, s'interpose entre lui et la vérité. Il n'ose tirer brutalement, comme M. de Saint-Chamans, les conséquences de son principe; il se trouble, il hésite. Il se demande quelquefois s'il est possible que tous les hommes, depuis le commencement du monde, soient dans l'erreur et sur la voie du suicide, quand ils cherchent à diminuer le rapport de l'effort à la satisfaction, c'est-à-dire la valeur. Ami et ennemi de la liberté, il la redoute, puisqu'elle conduit à l'universelle misère par l'abondance qui déprécie la valeur; et en même temps, il ne sait comment s'y prendre pour détruire cette liberté funeste. Il arrive ainsi sur les confins du socialisme et des organisations artificielles, il insinue que le gouvernement et la science doivent tout régler et comprimer, puis il comprend le danger de ses conseils, les rétracte et finit enfin par tomber dans le désespoir, disant: La liberté mène au gouffre, la Contrainte est aussi impossible qu'inefficace; il n'y a pas d'issue.—Il n'y en a pas en effet, si la Valeur est la Richesse, c'est-à-dire si l'obstacle au bien-être est le bien-être, c'est-à-dire si le mal est le bien.
Le dernier écrivain qui ait, à ma connaissance, remué cette question, c'est M. Proudhon. Elle était pour son livre des Contradictions économiques une bonne fortune. Jamais plus belle occasion de saisir aux cheveux une antinomie et de narguer la science. Jamais plus belle occasion de lui dire: «Vois-tu dans l'accroissement de la valeur un bien ou un mal? Quidquid dixeris argumentabor.»—Je laisse à penser quelle fête[18]!
«Je somme tout économiste sérieux, dit-il, de me dire autrement qu'en traduisant et répétant la question, par quelle cause la valeur décroît à mesure que la production augmente, et réciproquement... En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable, quoique nécessaires l'une à l'autre, sont en raison inverse l'une de l'autre... La valeur utile et la valeur échangeable restent donc fatalement enchaînées l'une à l'autre, bien que par leur nature elles tendent continuellement à s'exclure.»
«Il n'y a pas, sur la contradiction inhérente à la notion de valeur, de cause assignable ni d'explication possible..... Étant donné pour l'homme le besoin d'une grande variété de produits avec l'obligation d'y pourvoir par son travail, l'opposition de valeur utile à valeur échangeable en résulte nécessairement; et de cette opposition, une contradiction sur le seuil même de l'économie politique. Aucune intelligence, aucune volonté divine et humaine ne saurait l'empêcher. Ainsi, au lieu de chercher une explication inutile, contentons-nous de bien constater la nécessité de la contradiction.»
On sait que la grande découverte due à M. Proudhon est que tout est à la fois vrai et faux, bon et mauvais, légitime et illégitime, qu'il n'y a aucun principe qui ne se contredise, et que la contradiction n'est pas seulement dans les fausses théories, mais dans l'essence même des choses et des phénomènes; «elle est l'expression pure de la nécessité, la loi intime des êtres, etc.;» en sorte qu'elle est inévitable et serait incurable rationnellement sans la série et, en pratique, sans la Banque du peuple. Dieu, antinomie; liberté, antinomie; concurrence, antinomie; propriété, antinomie; valeur, crédit, monopole, communauté, antinomie et toujours antinomie. Quand M. Proudhon fit cette fameuse découverte, son cœur dut certainement bondir de joie; car, puisque la Contradiction est en tout et partout, il y a toujours matière à contredire, ce qui est pour lui le bien suprême. Il me disait un jour: Je voudrais bien aller en paradis, mais j'ai peur que tout le monde n'y soit d'accord et de n'y trouver personne avec qui disputer.
Il faut avouer que la Valeur lui fournissait une excellente occasion de faire tout à son aise de l'antinomie.—Mais, je lui en demande bien pardon, les contradictions et oppositions que ce mot fait ressortir sont dans les fausses théories, et pas du tout, ainsi qu'il le prétend, dans la nature même du phénomène.
Les théoriciens ont d'abord commencé par confondre la Valeur avec l'utilité, c'est-à-dire le mal avec le bien (car l'utilité, c'est le résultat désiré, et la Valeur vient de l'obstacle qui s'interpose entre le résultat et le désir); c'était une première faute, et quand ils en ont aperçu les conséquences, ils ont cru sauver la difficulté en imaginant de distinguer la Valeur d'utilité de la Valeur d'échange, tautologie encombrante qui avait le tort d'attacher le même mot—Valeur—à deux phénomènes opposés.
Mais si, mettant de côté ces subtilités, nous nous attachons aux faits, que voyons-nous?—Rien assurément que de très-naturel et de fort peu contradictoire.
Un homme travaille exclusivement pour lui-même. S'il acquiert de l'habileté, si sa force et son intelligence se développent, si la nature devient plus libérale ou s'il apprend à la mieux faire concourir à son œuvre, il a plus de bien-être avec moins de peine. Où voyez-vous la Contradiction, et y a-t-il là tant de quoi se récrier?
Maintenant, au lieu d'être isolé, cet homme a des relations avec d'autres hommes. Ils échangent, et je répète mon observation: à mesure qu'ils acquièrent de l'habileté, de l'expérience, de la force, de l'intelligence, à mesure que la nature plus libérale ou plus asservie prête une collaboration plus efficace, ils ont plus de bien-être avec moins de peine, il y a à leur disposition une plus grande somme d'utilité gratuite; dans leurs transactions ils se transmettent les uns aux autres une plus grande somme de résultats utiles pour chaque quantité donnée de travail. Où donc est la contradiction?
Ah! si vous avez le tort, à l'exemple de Smith et de tous ses successeurs, d'attacher la même dénomination,—celle de valeur,—et aux résultats obtenus et à la peine prise,—en ce cas, l'antinomie ou la contradiction se montre.—Mais, sachez-le bien, elle est tout entière dans vos explications erronées, et nullement dans les faits.
M. Proudhon aurait donc dû établir ainsi sa proposition: Étant donné pour l'homme le besoin d'une grande variété de produits, la nécessité d'y pourvoir par son travail et le don précieux d'apprendre et de se perfectionner, rien au monde de plus naturel que l'accroissement soutenu des résultats par rapport aux efforts, et il n'est nullement contradictoire qu'une valeur donnée serve de véhicule à plus d'utilités réalisées.
Car, encore une fois, pour l'homme, l'Utilité c'est le beau côté, la Valeur c'est le triste revers de la médaille. L'Utilité n'a de rapports qu'avec nos Satisfactions, la Valeur qu'avec nos peines. L'Utilité réalise nos jouissances et leur est proportionnelle; la Valeur atteste notre infirmité native, naît de l'obstacle et lui est proportionnelle.
En vertu de la perfectibilité humaine, l'utilité gratuite tend à se substituer de plus en plus à l'utilité onéreuse exprimée par le mot valeur. Voilà le phénomène, et il ne présente assurément rien de contradictoire.
Mais reste toujours la question de savoir si le mot Richesse doit comprendre ces deux utilités réunies ou la dernière seulement.
Si l'on pouvait faire, une fois pour toutes, deux classes d'utilités, mettre d'un côté toutes celles qui sont gratuites, et de l'autre toutes celles qui sont onéreuses, on ferait aussi deux classes de Richesses, qu'on appellerait richesses naturelles et richesses sociales avec M. Say; ou bien richesses de jouissance et richesses de valeur avec M. de Saint-Chamans. Après quoi, comme ces écrivains le proposent, on ne s'occuperait plus des premières.
«Les biens accessibles à tous, dit M. Say, dont chacun peut jouir à sa volonté, sans être obligé de les acquérir, sans crainte de les épuiser, tels que l'air, l'eau, la lumière du soleil, etc., nous étant donnés gratuitement par la nature, peuvent être appelés richesses naturelles. Comme elles ne sauraient être ni produites, ni distribuées, ni consommées, elles ne sont pas du ressort de l'économie politique.
«Celles dont l'étude est l'objet de cette science se composent des biens qu'on possède et qui ont une valeur reconnue. On peut les nommer Richesses sociales, parce qu'elles n'existent que parmi les hommes réunis en société.»
«C'est de la richesse de valeur, dit M. de Saint-Chamans, que s'occupe spécialement l'économie politique, et toutes les fois que dans cet ouvrage je parlerai de la richesse sans spécifier, c'est de celle-là seulement qu'il est question.»
Presque tous les économistes l'ont vu ainsi:
«La distinction la plus frappante qui se présente d'abord, dit Storch, c'est qu'il y a des valeurs qui sont susceptibles d'appropriation, et qu'il y en a qui ne le sont point[19]. Les premières seules sont l'objet de l'économie politique, car l'analyse des autres ne fournirait aucun résultat qui fût digne de l'attention de l'homme d'État.»
Pour moi, je crois que cette portion d'utilité qui, par suite du progrès, cesse d'être onéreuse, cesse d'avoir de la valeur, mais ne cesse pas pour cela d'être utilité et va tomber dans le domaine commun et gratuit, est précisément celle qui doit constamment attirer l'attention de l'homme d'État et de l'économiste. Sans cela, au lieu de pénétrer et de comprendre les grands résultats qui affectent et élèvent l'humanité, la science reste en face d'une chose tout à fait contingente, mobile, tendant à diminuer, sinon à disparaître, d'un simple rapport, de la Valeur en un mot; sans s'en apercevoir elle se laisse aller à ne considérer que la peine, l'obstacle, l'intérêt du producteur, qui pis est, à le confondre avec l'intérêt public, c'est-à-dire à prendre justement le mal pour le bien, et à aller tomber, sous la conduite des Saint-Chamans et des Sismondi, dans l'utopie socialiste ou l'antinomie Proudhonienne.
Et puis cette ligne de démarcation entre les deux utilités n'est-elle pas tout à fait chimérique, arbitraire, impossible? Comment voulez-vous disjoindre ainsi la coopération de la nature et celle de l'homme, quand elles se mêlent, se combinent, se confondent partout, bien plus, quand l'une tend incessamment à remplacer l'autre, et que c'est justement en cela que consiste le progrès? Si la science économique, si aride à quelques égards, élève et enchante l'intelligence sous d'autres rapports, c'est précisément qu'elle décrit les lois de cette association entre l'homme et la nature; c'est qu'elle montre l'utilité gratuite se substituant de plus en plus à l'utilité onéreuse, la proportion des jouissances de l'homme s'accroissant eu égard à ses fatigues, l'obstacle s'abaissant sans cesse, et avec lui la Valeur, les perpétuelles déceptions du producteur plus que compensées par le bien-être croissant des consommateurs, la richesse naturelle, c'est-à-dire gratuite et commune, venant prendre la place de la richesse personnelle et appropriée. Eh quoi! on exclurait de l'économie politique ce qui constitue sa religieuse Harmonie!
L'air, l'eau, la lumière sont gratuits, dites-vous. C'est vrai, et si nous n'en jouissions que sous leur forme primitive, si nous ne les faisions concourir à aucun de nos travaux, nous pourrions les exclure de l'économie politique, comme nous en excluons l'utilité possible et probable des comètes. Mais observez l'homme au point d'où il est parti et au point où il est arrivé. D'abord il ne savait faire concourir que très-imparfaitement l'eau, l'air, la lumière et les autres agents naturels. Chacune de ses satisfactions était achetée par de grands efforts personnels, exigeait une très-grande proportion de travail, ne pouvait être cédée que comme un grand service, représentait en un mot beaucoup de valeur. Peu à peu cette eau, cet air, cette lumière, la gravitation, l'élasticité, le calorique, l'électricité, la vie végétale sont sortis de cette inertie relative. Ils se sont de plus en plus mêlés à notre industrie. Ils s'y sont substitués au travail humain. Ils ont fait gratuitement ce qu'il faisait à titre onéreux. Ils ont, sans nuire aux satisfactions, anéanti de la valeur. Pour parler en langue vulgaire, ce qui coûtait cent francs n'en coûte que dix, ce qui exigeait dix jours de labeur n'en demande qu'un. Toute cette valeur anéantie est passée du domaine de la Propriété dans celui de la Communauté. Une proportion considérable d'efforts humains ont été dégagés et rendus disponibles pour d'autres entreprises: c'est ainsi qu'à peine égale, à services égaux, à valeurs égales, l'humanité a prodigieusement élargi le cercle de ses jouissances, et vous dites que je dois éliminer de la science cette utilité gratuite, commune, qui seule explique le progrès tant en hauteur qu'en surface, si je puis m'exprimer ainsi, tant en bien-être qu'en égalité!
Concluons qu'on peut donner et qu'on donne légitimement deux sens au mot Richesse:
La Richesse effective, vraie, réalisant des satisfactions; ou la somme des Utilités que le travail humain, aidé du concours de la nature, met à la portée des sociétés.
La Richesse relative, c'est-à-dire la quote-part proportionnelle de chacun à la Richesse générale, quote-part qui se détermine par la Valeur.
Voici donc la loi Harmonique enveloppée dans ce mot:
Par le travail, l'action des hommes se combine avec l'action de la nature.
L'Utilité résulte de cette coopération.
Chacun prend à l'utilité générale une part proportionnelle à la valeur qu'il crée, c'est-à-dire aux services qu'il rend,—c'est-à-dire, en définitive, à l'utilité dont il est lui-même[20].
Moralité de la richesse. Nous venons d'étudier la richesse au point de vue économique: il n'est peut-être pas inutile de dire quelque chose de ses effets moraux.
À toutes les époques, la richesse, au point de vue moral, a été un sujet de controverse. Certains philosophes, certaines religions ont ordonné de la mépriser; d'autres ont surtout vanté la médiocrité. Aurea mediocritas. Il en est bien peu, s'il en est, qui aient admis comme morale une ardente aspiration vers les jouissances de la fortune.
Qui a tort? qui a raison? Il n'appartient pas à l'économie politique de traiter ce sujet de morale individuelle. Je dirai seulement ceci: Je suis toujours porté à croire que, dans les choses qui sont du domaine de la pratique universelle, les théoriciens, les savants, les philosophes sont beaucoup plus sujets à se tromper que cette pratique universelle elle-même, lorsque dans ce mot, Pratique, on fait entrer non-seulement les actions de la généralité des hommes, mais encore leurs sentiments et leurs idées.
Or, que nous montre l'universelle pratique? Elle nous montre tous les hommes s'efforçant de sortir de la misère, qui est notre point de départ; préférant tous à la sensation du besoin celle de la satisfaction, au dénûment la richesse, tous, dis-je, et même, à bien peu d'exceptions près, ceux qui déclament contre elle.
L'aspiration vers la richesse est immense, incessante, universelle, indomptable; elle a triomphé sur presque tout le globe de notre native aversion pour le travail; elle se manifeste, quoi qu'on en dise, avec un caractère de basse avidité plus encore chez les sauvages et les barbares que chez les peuples civilisés. Tous les navigateurs qui sont partis d'Europe, au dix-huitième siècle, imbus de ces idées mises en vogue par Rousseau, qu'ils allaient rencontrer aux Antipodes l'homme de la nature, l'homme désintéressé, généreux, hospitalier, ont été frappés de la rapacité dont ces hommes primitifs étaient dévorés. Nos militaires ont pu constater, de nos jours, ce qu'il fallait penser du désintéressement si vanté des peuplades arabes.
D'un autre côté, l'opinion de tous les hommes, même de ceux qui n'y conforment pas leur conduite, s'accorde à honorer le désintéressement, la générosité, l'empire sur soi, et à flétrir cet amour désordonné des richesses qui nous porte à ne reculer devant aucun moyen de nous les procurer.—Enfin la même opinion environne d'estime celui qui, dans quelque condition que ce soit, applique son travail persévérant et honnête à améliorer son sort, à élever la condition de sa famille.—C'est de cet ensemble de faits, d'idées et de sentiments qu'on doit conclure, ce me semble, le jugement à porter sur la richesse, au point de vue de la morale individuelle.
Il faut d'abord reconnaître que le mobile qui nous pousse vers elle est dans la nature; il est de création providentielle et par conséquent moral. Il réside dans ce dénûment primitif et général, qui serait notre lot à tous, s'il ne créait en nous le désir de nous en affranchir.—Il faut reconnaître, en second lieu, que les efforts que font les hommes pour sortir de ce dénûment primitif, pourvu qu'ils restent dans les limites de la justice, sont respectables et estimables, puisqu'ils sont universellement estimés et respectés. Il n'est personne d'ailleurs qui ne convienne que le travail porte en lui-même un caractère moral. Cela s'exprime par ce proverbe qui est de tous les pays: «L'oisiveté est la mère de tous les vices.» Et l'on tomberait dans une contradiction choquante, si l'on disait, d'un côté, que le travail est indispensable à la moralité des hommes, et, de l'autre, que les hommes sont immoraux quand ils cherchent à réaliser la richesse par le travail.
Il faut reconnaître, en troisième lieu, que l'aspiration vers la richesse devient immorale quand elle est portée au point de nous faire sortir des bornes de la justice, et aussi, que l'avidité devient plus impopulaire à mesure que ceux qui s'y abandonnent sont plus riches.
Tel est le jugement porté, non par quelques philosophes ou quelques sectes, mais par l'universalité des hommes, et je m'y tiens.
Je ferai remarquer néanmoins que ce jugement peut n'être pas le même aujourd'hui et dans l'antiquité, sans qu'il y ait contradiction.
Les Esséniens, les Stoïciens vivaient au milieu d'une société où la richesse était toujours le prix de l'oppression, du pillage, de la violence. Non-seulement elle était immorale en elle-même, mais par l'immoralité des moyens d'acquisition, elle révélait l'immoralité des hommes qui en étaient pourvus. Une réaction même exagérée contre les riches et la richesse était bien naturelle. Les philosophes modernes qui déclament contre la richesse, sans tenir compte de la différence des moyens d'acquisition, se croient des Sénèques, des Christs. Ils ne sont que des perroquets répétant ce qu'ils ne comprennent pas.
Mais la question que se pose l'économie politique est celle-ci: La richesse est-elle un bien moral ou un mal moral pour l'humanité? Le développement progressif de la richesse implique-t-il, au point de vue moral, un perfectionnement ou une décadence?
Le lecteur pressent ma réponse, et il comprend que j'ai dû dire quelques mots de la question de morale individuelle pour échapper à cette contradiction ou plutôt à cette impossibilité: Ce qui est une immoralité individuelle est une moralité générale.
Sans recourir à la statistique, sans consulter les écrous de nos prisons, on peut aborder un problème qui s'énonce en ces termes:
L'homme se dégrade-t-il à mesure qu'il exerce plus d'empire sur les choses et la nature, qu'il la réduit à le servir, qu'il se crée ainsi des loisirs, et que, s'affranchissant des besoins les plus impérieux de son organisation, il peut tirer de l'inertie, où elles sommeillaient, des facultés intellectuelles et morales, qui ne lui ont pas été sans doute accordées pour rester dans une éternelle léthargie?
L'homme se dégrade-t-il à mesure qu'il s'éloigne, pour ainsi dire, de l'état le plus inorganique, pour s'élever vers l'état le plus spiritualiste dont il puisse approcher?
Poser ainsi le problème, c'est le résoudre.
Je conviendrai volontiers que lorsque la richesse se développe par des moyens immoraux, elle a une influence immorale, comme chez les Romains.
Je conviendrai encore que lorsqu'elle se développe d'une manière fort inégale, creusant un abîme de plus en plus profond entre les classes, elle a une influence immorale et crée des passions subversives.
Mais en est-il de même quand elle est le fruit du travail honnête, de transactions libres, et qu'elle se répand d'une manière uniforme sur toutes les classes? Cela n'est vraiment pas soutenable.