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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 6: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

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«On confond souvent la rente avec l'intérêt et le profit du capital... Il est évident qu'une portion de la rente représente l'intérêt du capital consacré à amender le terrain, à ériger les constructions nécessaires, etc., le reste est payé pour exploiter les propriétés naturelles et indestructibles du sol.—C'est pourquoi, quand je parlerai de rente, dans la suite de cet ouvrage, je ne désignerai sous ce nom que ce que le fermier paye au propriétaire pour le droit d'exploiter les facultés primitives et indestructibles du sol.

MacCulloch. «Ce qu'on nomme proprement la Rente, c'est la somme payée pour l'usage des forces naturelles et de la puissance inhérente au sol. Elle est entièrement distincte de la somme payée à raison des constructions, clôtures, routes, et autres améliorations foncières. La rente est donc toujours un monopole.»

Scrope. «La valeur de la terre et la faculté d'en tirer une Rente sont dues à deux circonstances: 1o à l'appropriation de ses puissances naturelles; 2o au travail appliqué à son amélioration.»

La conséquence ne s'est pas fait longtemps attendre:

«Sous le premier rapport, la rente est un monopole. C'est une restriction à l'usufruit des dons que le Créateur a faits aux hommes pour la satisfaction de leurs besoins. Cette restriction n'est juste qu'autant qu'elle est nécessaire pour le bien commun.»

Quelle ne doit pas être la perplexité des bonnes âmes qui se refusent à admettre que rien soit nécessaire qui ne soit juste!

Enfin Scrope termine par ces mots:

«Quand elle dépasse ce point, il la faut modifier en vertu du principe qui la fit établir.»

Il est impossible que le lecteur n'aperçoive pas que ces auteurs nous ont menés à la négation de la Propriété, et nous y ont menés très-logiquement en partant de ce point: le propriétaire se fait payer les dons de Dieu. Voici que le fermage est une injustice que la Loi a établie sous l'empire de la nécessité, qu'elle peut modifier ou détruire sous l'empire d'une autre nécessité. Les Communistes n'ont jamais dit autre chose.

Senior. «Les instruments de la production sont le travail et les agents naturels. Les agents naturels ayant été appropriés, les propriétaires s'en font payer l'usage, sous forme de Rente, qui n'est la récompense d'aucun sacrifice quelconque, et est reçue par ceux qui n'ont ni travaillé ni fait des avances, mais qui se bornent à tendre la main pour recevoir les offrandes de la communauté.»

Après avoir porté ce rude coup à la propriété, Senior explique qu'une partie de la Rente répond à l'intérêt du capital, puis il ajoute:

«Le surplus est prélevé par le propriétaire des agents naturels, et forme sa récompense, non pour avoir travaillé ou épargné, mais simplement pour n'avoir pas gardé quand il pouvait garder, pour avoir permis que les dons de la nature fussent acceptés.»

On le voit, c'est toujours la même théorie. On suppose que le propriétaire s'interpose entre la bouche qui a faim et l'aliment que Dieu lui avait destiné, sous la condition du travail. Le propriétaire, qui a concouru à la production, se fait payer pour ce travail, ce qui est juste, et il se fait payer une seconde fois pour le travail de la nature, pour l'usage des forces productives, des puissances indestructibles du sol, ce qui est inique.

Cette théorie, développée par les économistes anglais, Mill, Malthus, etc., on la voit avec peine prévaloir aussi sur le continent.

«Quand un franc de semence, dit Scialoja, donne cent francs de blé, cette augmentation de valeur est due, en grande partie, à la terre.»

C'est confondre l'Utilité et la valeur. Autant vaudrait dire: Quand l'eau, qui ne coûtait qu'un sou à dix pas de la source, coûte dix sous à cent pas, cette augmentation de valeur est due en partie à l'intervention de la nature.

Florez Estrada. «La rente est cette partie du produit agricole qui reste après que tous les frais de la production ont été couverts

Donc le propriétaire reçoit quelque chose pour rien.

Les économistes anglais commencent tous par poser ce principe: La valeur vient du travail. Ce n'est donc que par une inconséquence qu'ils attribuent ensuite de la valeur aux puissances du sol.

Les économistes français, en général, voient la valeur dans l'utilité; mais, confondant l'utilité gratuite avec l'utilité onéreuse, ils ne portent pas à la Propriété de moins rudes coups.

J.-B. Say. «La terre n'est pas le seul agent de la nature qui soit productif; mais c'est le seul, ou à peu près, que l'homme ait pu s'approprier. L'eau de mer, des rivières, par la faculté qu'elle a de mettre en mouvement nos machines, de nourrir des poissons, de porter nos bateaux, a bien aussi un pouvoir productif. Le vent, et jusqu'à la chaleur du soleil, travaillent pour nous; mais heureusement, personne n'a pu dire: Le vent et le soleil m'appartiennent, et le service qu'ils rendent doit m'être payé.»

Say semble déplorer ici que quelqu'un ait pu dire: La terre m'appartient, et le service qu'elle rend doit m'être payé.—Heureusement, dirai-je, il n'est pas plus au pouvoir du propriétaire de se faire payer les services du sol que ceux du vent et du soleil.

«La terre est un atelier chimique admirable, où se combinent et s'élaborent une foule de matériaux et d'éléments qui en sortent sous la forme de froment, de fruits, de lin, etc. La nature a fait présent gratuitement à l'homme de ce vaste atelier, divisé en une foule de compartiments propres à diverses productions. Mais certains hommes, entre tous, s'en sont emparés, et ont dit: À moi ce compartiment, à moi cet autre; ce qui en sortira sera ma propriété exclusive. Et, chose étonnante! ce privilége usurpé, loin d'avoir été funeste à la communauté, s'est trouvé lui être avantageux.»

Oui, sans doute, cet arrangement lui a été avantageux; mais pourquoi? parce qu'il n'est ni privilégié ni usurpé; parce que celui qui a dit: «À moi ce compartiment,» n'a pas pu ajouter: «Ce qui en sortira sera ma propriété exclusive;» mais bien: Ce qui en sortira sera la propriété exclusive de quiconque voudra l'acheter, en me restituant simplement la peine que j'aurai prise, celle que je lui aurai épargnée; la collaboration de la nature, gratuite pour moi, le sera aussi pour lui.

Say, qu'on le remarque bien, distingue, dans la valeur du blé, la part de la Propriété, la part du Capital et la part du Travail. Il se donne beaucoup de peine, à bonne intention, pour justifier cette première part de rémunération qui revient au propriétaire, et qui n'est la récompense d'aucun travail antérieur ou actuel. Mais il n'y parvient pas, car, comme Scrope, il se rabat sur la dernière et la moins satisfaisante des ressources: la nécessité.

«S'il est impossible que la production ait lieu non-seulement sans fonds de terre et sans capitaux, mais sans que ces moyens de production soient des propriétés, ne peut-on pas dire que leurs propriétaires exercent une fonction productive, puisque, sans elle, la production n'aurait pas lieu? fonction commode, à la vérité, mais qui, cependant, dans l'état actuel de nos sociétés, a exigé une accumulation, fruit d'une production ou d'une épargne, etc.»

La confusion saute aux yeux. Ce qui a exigé une accumulation, c'est le rôle du propriétaire, en tant que capitaliste, et celui-là n'est pas contesté ni en question. Mais ce qui est commode, c'est le rôle du propriétaire, en tant que propriétaire, en tant que se faisant payer les dons de Dieu. C'est ce rôle-là qu'il fallait justifier, et il n'y a là ni accumulation ni épargne à alléguer.

«Si donc les propriétés territoriales et capitales (pourquoi assimiler ce qui est différent?) sont le fruit d'une production, je suis fondé à représenter ces propriétés comme des machines travaillantes, productives, dont les auteurs, en se croisant les bras, tireraient un loyer.»

Toujours même confusion. Celui qui a fait une machine a une propriété capitale, dont il tire un loyer légitime, parce qu'il se fait payer, non le travail de la machine, mais le travail qu'il a exécuté lui-même pour la faire. Mais le sol, propriété territoriale, n'est pas le fruit d'une production humaine. À quel titre se fait-on payer pour sa coopération? L'auteur a accolé ici deux propriétés de natures diverses pour induire l'esprit à innocenter l'une par les motifs qui innocentent l'autre.

Blanqui. «Le cultivateur, qui laboure, fume, ensemence et moissonne son champ, fournit un travail sans lequel il ne saurait rien recueillir. Mais l'action de la terre qui fait fermenter la semence, et celle du soleil qui conduit la plante à sa maturité, sont indépendantes de ce travail et concourent à la formation des valeurs que représente la récolte... Smith et plusieurs économistes ont prétendu que le travail de l'homme était l'unique source des valeurs. Non, certes, l'industrie du laboureur n'est pas l'unique source de la valeur d'un sac de blé, ni d'un boisseau de pommes de terre. Jamais son talent n'ira jusqu'à créer le phénomène de la germination, pas plus que la patience des alchimistes n'a découvert le secret de faire de l'or. Cela est évident.»

Il n'est pas possible de faire une confusion plus complète, d'abord entre l'utilité et la valeur, ensuite entre l'utilité gratuite et l'utilité onéreuse.

Joseph Garnier. «La rente du propriétaire diffère essentiellement des rétributions payées à l'ouvrier pour son travail, ou à l'entrepreneur pour le profit des avances par lui faites, en ce que ces deux genres de rétribution sont l'indemnité, l'un d'une peine, l'autre d'une privation et d'un risque auquel on s'est soumis, au lieu que la Rente est reçue par le propriétaire plus gratuitement et en vertu seulement d'une convention légale qui reconnaît et maintient à certains individus le droit de propriété foncière.» (Éléments de l'économie politique, 2e édit., p. 293.)

En d'autres termes, l'ouvrier et l'entrepreneur sont payés, de par l'équité, pour des services qu'ils rendent; le propriétaire est payé, de par la loi, pour des services qu'il ne rend pas.

«Les plus hardis novateurs ne font autre chose que proposer le remplacement de la propriété individuelle par la propriété collective... Ils ont bien, ce nous semble, raison en droit humain; mais ils auront tort pratiquement tant qu'ils n'auront pas su montrer les avantages d'un meilleur système économique... (Ibid., pag. 377 et 378.)

«Mais longtemps encore, en avouant que la propriété est un privilége, un monopole, on ajoutera que c'est un monopole utile, naturel...

«En résumé, on semble admettre, en économie politique (hélas! oui, et voilà le mal), que la propriété ne découle pas du droit divin, du droit domanial ou de tout autre droit spéculatif, mais bien de son utilité. Ce n'est qu'un monopole toléré dans l'intérêt de tous, etc.»

C'est identiquement l'arrêt prononcé par Scrope et répété par Say en termes adoucis.

Je crois avoir suffisamment prouvé que l'économie politique, partant de cette fausse donnée: «Les agents naturels ont ou créent de la valeur,» était arrivée à cette conclusion: «La propriété (en tant qu'elle accapare et se fait payer cette valeur étrangère à tout service humain) est un privilége, un monopole, une usurpation. Mais c'est un privilége nécessaire, il le faut maintenir.»

Il me reste à faire voir que les Socialistes partent de la même donnée; seulement, ils modifient ainsi la conclusion: «La propriété est un privilége nécessaire; il le faut maintenir, mais en demandant au propriétaire une compensation, sous forme de droit au travail, en faveur des prolétaires.»

Ensuite je ferai comparaître les communistes, qui disent, toujours en se fondant sur la même donnée: La propriété est un privilége, il la faut abolir.

Et enfin, au risque de me répéter, je terminerai en renversant, s'il est possible, la commune prémisse de ces trois conclusions: les agents naturels ont ou créent de la valeur. Si j'y parviens, si je démontre que les agents naturels, même appropriés, ne produisent pas de la Valeur, mais de l'Utilité qui, passant par la main du propriétaire, sans y rien laisser, arrive gratuitement au consommateur,—en ce cas, économistes, socialistes, communistes, tous devront enfin s'accorder pour laisser, à cet égard, le monde tel qu'il est.

M. Considérant.[23] «Pour voir comment et à quelles conditions la Propriété particulière peut se manifester et se développer Légitimement, il nous faut posséder le Principe fondamental du droit de Propriété. Le voici:

«Tout homme possède Légitimement la chose que son travail, son intelligence, ou plus généralement QUE SON ACTIVITÉ A CRÉÉE.

«Ce Principe est incontestable, et il est bon de remarquer qu'il contient implicitement la reconnaissance du Droit de tous à la Terre. En effet, la terre n'ayant pas été créée par l'homme, il résulte du Principe fondamental de la Propriété que la Terre, le fonds commun livré à l'Espèce, ne peut en aucune façon être légitimement la propriété absolue et exclusive de tels ou tels individus qui n'ont pas créé cette valeur.—Constituons donc la vraie théorie de la Propriété, en la fondant exclusivement sur le principe irrécusable qui assoit la Légitimité de la Propriété sur le fait de la CRÉATION de la chose ou de la valeur possédée. Pour cela faire, nous allons raisonner sur la création de l'Industrie, c'est-à-dire sur l'origine et sur le développement de la culture, de la fabrication, des arts, etc., dans la Société humaine.

«Supposons que sur le terrain d'une île isolée, sur le sol d'une nation, ou sur la terre entière (l'étendue du théâtre de l'action ne change rien à l'appréciation des faits), une génération humaine se livre pour la première fois à l'industrie, pour la première fois elle cultive, fabrique, etc.—Chaque génération, par son travail, par son intelligence, par l'emploi de son activité propre, crée des produits, développe des valeurs qui n'existaient pas sur la terre brute. N'est-il pas parfaitement évident que la Propriété sera conformé au Droit dans cette première génération industrieuse, SI la valeur ou la richesse produite par l'activité de tous est répartie entre les producteurs EN PROPORTION DU CONCOURS de chacun à la création de la richesse générale?—Cela n'est pas contestable.

«Or, les résultats du travail de cette génération se divisent en deux catégories qu'il importe de bien distinguer.

«La première catégorie comprend les produits du sol, qui appartenait à cette première génération en sa qualité d'usufruitière, augmentés, raffinés ou fabriqués par son travail, par son industrie.—Ces produits, bruts ou fabriqués, consistent, soit en objets de consommation, soit en instruments de travail.—Il est clair que ces produits appartiennent en toute et légitime propriété à ceux qui les ont créés par leur activité. Chacun de ceux-ci a donc Droit, soit à consommer immédiatement ces produits, soit à les mettre en réserve pour en disposer plus tard à sa convenance, soit à les employer, les échanger, ou les donner et les transmettre à qui bon lui semble, sans avoir besoin pour cela de l'autorisation de qui que ce soit. Dans cette hypothèse, cette Propriété est évidemment Légitime, respectable, sacrée. On ne peut y porter atteinte sans attenter à la Justice, au Droit et à la Liberté individuelle, enfin sans exercer une spoliation.

«Deuxième catégorie. Mais les créations dues à l'activité industrieuse de cette première génération ne sont pas toutes contenues dans la catégorie précédente. Non-seulement cette génération a créé les produits que nous venons de désigner (objets de consommation et instruments de travail), mais encore elle a ajouté une Plus-value à la valeur primitive du sol par la culture, par les constructions, par tous les travaux de fonds et immobiliers qu'elle a exécutés.

«Cette Plus-value constitue évidemment un produit, une valeur due à l'activité de la première génération. Or, si, par un moyen quelconque (ne nous occupons pas ici de la question des moyens), si, par un moyen quelconque, la propriété de cette Plus-value est équitablement, c'est-à-dire proportionnellement au concours de chacun dans la création, distribuée aux divers membres de la société, chacun de ceux-ci possédera Légitimement la part qui lui sera revenue. Il pourra donc disposer de cette Propriété-individuelle légitime comme il l'entendra; l'échanger, la donner, la transmettre sans qu'aucun des autres individus, c'est-à-dire la Société, puisse jamais avoir, sur ces valeurs, un droit et une autorité quelconques.

«Nous pouvons donc parfaitement concevoir que quand la seconde génération arrivera, elle trouvera sur la terre deux sortes de capitaux:

«A. Le capital Primitif ou Naturel qui n'a pas été créé par les hommes de la première génération,—c'est-à-dire la valeur de la terre brute;

«B. Le Capital créé par la première génération, comprenant: 1o les produits, denrées et instruments, qui n'auront pas été consommes ou usés par la première génération; 2o la Plus-value que le travail de la première génération aura ajoutée à la valeur de la terre brute.

«Il est donc évident, et il résulte clairement et nécessairement du Principe fondamental du Droit de Propriété, tout à l'heure établi, que chaque individu de la deuxième génération a un Droit égal au Capital Primitif ou Naturel, tandis qu'il n'a aucun droit à l'autre Capital, au Capital Créé par le travail de la première génération. Chaque individu de celle-ci pourra donc disposer de sa part du Capital Créé en faveur de tels ou tels individus de la seconde génération qu'il lui plaira choisir, enfants, amis, etc., sans que personne, sans que l'État lui-même, comme nous venons déjà de le dire, ait rien à prétendre (au nom du Droit de Propriété) sur les dispositions que le donateur ou le légateur aura faites.

«Remarquons que, dans notre hypothèse, l'individu de la seconde génération est déjà avantagé par rapport à celui de la première, puisque, outre le Droit au Capital Primitif qui lui est conservé, il a la chance de recevoir une part du Capital Créé, c'est-à-dire une valeur qu'il n'aura pas produite, et qui représente un travail antérieur.

«Si donc nous supposons les choses constituées dans la Société de telle sorte:

«1o Que le Droit au Capital Primitif, c'est-à-dire à l'Usufruit du sol dans son état brut, soit conservé, ou qu'un Droit équivalent soit reconnu à chaque individu qui naît sur la terre à une époque quelconque;

«2o Que le Capital Créé soit réparti continuellement entre les hommes, à mesure qu'il se produit, en proportion du concours de chacun à la production de ce Capital;

«Si, disons-nous, le mécanisme de l'organisation sociale satisfait à ces deux conditions, la Propriété, sous un pareil régime, serait constituée dans sa Légitimité absolue,—le Fait serait conforme au Droit.» (Théorie du droit de propriété et du droit au travail, 3e édit., p. 15.)

On voit ici l'auteur socialiste distinguer deux sortes de valeur: la valeur créée, qui est l'objet d'une propriété légitime, et la valeur incréée, nommée encore valeur de la terre brute, capital primitif, capital naturel, qui ne saurait devenir propriété individuelle que par usurpation. Or, selon la théorie que je m'efforce de faire prévaloir, les idées exprimées par ces mots: incréé, primitif, naturel, excluent radicalement ces autres idées: valeur, capital. C'est pourquoi la prémisse est fausse qui conduit M. Considérant à cette triste conclusion:

«Sous le Régime qui constitue la Propriété dans toutes les nations civilisées, le fonds commun, sur lequel l'espèce tout entière a plein droit d'usufruit, a été envahi; il se trouve confisqué par le petit nombre à l'exclusion du grand nombre. Eh bien! n'y eût-il en fait qu'un seul homme exclu de son Droit à l'Usufruit du fonds commun par la nature du Régime de la Propriété, cette exclusion constituerait à elle seule une atteinte au Droit, et le régime de Propriété qui la consacrerait serait certainement injuste, illégitime.»

Cependant M. Considérant reconnaît que la terre ne peut être cultivée que sous le régime de la propriété individuelle. Voilà le monopole nécessaire. Comment donc faire pour tout concilier, et sauvegarder les droits des prolétaires au capital primitif, naturel, incréé, à la valeur de la terre brute?

«Eh bien! qu'une Société industrieuse, qui a pris possession de la Terre et qui enlève à l'homme la faculté d'exercer à l'aventure et en liberté, sur la surface du sol, ses quatre Droits naturels; que cette Société reconnaisse à l'individu, en compensation de ses Droits dont elle le dépouille, le Droit au Travail

S'il y a quelque chose d'évident au monde, c'est que cette théorie, sauf la conclusion, est exactement celle des économistes. Celui qui achète un produit agricole rémunère trois choses: 1o Le travail actuel, rien de plus légitime; 2o la plus-value donnée au sol par le travail antérieur, rien de plus légitime encore; 3o enfin, le capital primitif ou naturel on incréé, ce don gratuit de Dieu, appelé par Considérant valeur de la terre brute; par Smith, puissances indestructibles du sol; par Ricardo, facultés productives et impérissables de la terre; par Say, agents naturels. C'est ce qui a été usurpé, selon M. Considérant; c'est la ce qui a été usurpé d'après J.-B. Say. C'est LA ce qui constitue l'illégitimité et la spoliation aux yeux des socialistes; c'est ce qui constitue le monopole et le privilége aux yeux des économistes. L'accord se poursuit encore quant à la nécessité, à l'utilité de cet arrangement. Sans lui, la terre ne produirait pas, disent les disciples de Smith; sans lui, nous reviendrions à l'état sauvage, répètent les disciples de Fourier.

On voit qu'en théorie, en droit, l'entente entre les deux écoles est beaucoup plus cordiale (au moins sur cette grande question) qu'on n'aurait pu l'imaginer. Elles ne se séparent que sur les conséquences à déduire législativement du fait sur lequel on s'accorde. «Puisque la propriété est entachée d'illégitimité en ce qu'elle attribue aux propriétaires une part de rémunération qui ne leur est pas due, et puisque, d'un autre côté, elle est nécessaire, respectons-la et demandons-lui des indemnités.—Non, disent les Économistes, quoiqu'elle soit un monopole, puisqu'elle est nécessaire, respectons-la et laissons-la en repos.» Encore présentent-ils faiblement cette molle défense, car un de leurs derniers organes, J. Garnier, ajoute: «Vous avez raison en droit humain, mais vous aurez tort pratiquement, tant que vous n'aurez pas montré les effets d'un meilleur système.» À quoi les socialistes ne manquent pas de répondre: «Nous l'avons trouvé, c'est le droit au travail, essayez-en.»

Sur ces entrefaites, arrive M. Proudhon. Vous croyez peut-être que ce fameux contradicteur va contredire la grande prémisse Économiste ou Socialiste? Point du tout. Il n'a pas besoin de cela pour démolir la Propriété. Il s'empare, au contraire, de cette prémisse; il la serre, il la presse, il en exprime la conséquence la plus logique, «Ah! dit-il, vous avouez que les dons gratuits de Dieu ont non-seulement de l'utilité, mais de la valeur; vous avouez que les propriétaires les usurpent et les vendent. Donc, la propriété, c'est le vol. Donc, il ne faut ni la maintenir, ni lui demander des compensations, il la faut abolir

M. Proudhon a accumulé beaucoup d'arguments contre la Propriété foncière. Le plus sérieux, le seul sérieux est celui que lui ont fourni les auteurs en confondant l'utilité et la valeur.

«Qui a droit, dit-il, de faire payer l'usage du sol, de cette richesse qui n'est pas le fait de l'homme? À qui est dû le fermage de la terre? au producteur de la terre, sans doute. Qui a fait la terre? Dieu. En ce cas, propriétaire, retire-toi.

«.....Mais le créateur de la terre ne la vend pas, il la donne; et, en la donnant, il ne fait aucune acception de personnes. Comment donc, parmi tous ses enfants, ceux-là se trouvent-ils traités en aînés, ceux-ci en bâtards? Comment, si l'égalité des lots fut le droit originel, l'inégalité des conditions est-elle le droit posthume?»

Répondant à. J.-B. Say, qui avait assimilé la terre à un instrument, il dit:

«Je tombe d'accord que la terre est un instrument; mais quel est l'ouvrier? Est-ce le propriétaire? Est-ce lui qui, par la vertu efficace du droit de propriété, lui communique la vigueur et la fécondité? Voilà précisément en quoi consiste le monopole du propriétaire que, n'ayant pas fait l'instrument, il s'en fait payer le service. Que le Créateur se présente et vienne lui-même réclamer le fermage de la terre, nous compterons avec lui; ou bien que le propriétaire, soi-disant fondé de pouvoirs, montre sa procuration.»

Cela est évident. Ces trois systèmes n'en font qu'un. Économistes, Socialistes, Égalitaires, tous adressent à la Propriété foncière un reproche, et le même reproche, celui défaire payer ce qu'elle n'a pas le droit de faire payer. Ce tort, les uns l'appellent monopole, les autres illégitimité, et les troisièmes vol; ce n'est qu'une gradation dans le même grief.

Maintenant, j'en appelle à tout lecteur attentif, ce grief est-il fondé? N'ai-je pas démontré qu'il n'y a qu'une chose qui se place entre le don de Dieu et la bouche affamée, c'est le service humain?

Économistes, vous dites: «La rente est ce qu'on paye au propriétaire pour l'usage des facultés productives et indestructibles du sol.» Je dis: Non. La rente, c'est ce qu'on paye au porteur d'eau pour la peine qu'il s'est donnée à faire une brouette et des roues, et l'eau nous coûterait davantage s'il la portait sur son dos. De même, le blé, le lin, la laine, le bois, la viande, les fruits nous coûteraient plus cher, si le propriétaire n'eût pas perfectionné l'instrument qui les donne.

Socialistes, vous dites: «Primitivement les masses jouissaient de leurs droits à la terre sous la condition du travail, maintenant elles sont exclues et spoliées de leur patrimoine naturel.» Je réponds: Non, elles ne sont pas exclues ni spoliées; elles recueillent gratuitement l'utilité élaborée par la terre, sous la condition du travail, c'est-à-dire en restituant ce travail à ceux qui le leur épargnent.

Égalitaires, vous dites: «C'est en cela que consiste le monopole du propriétaire, que, n'ayant pas fait l'instrument, il s'en fait payer le service.» Je réponds: Non. L'instrument-terre, en tant que Dieu l'a fait, produit de l'utilité, et cette utilité est gratuite; il n'est pas au pouvoir du propriétaire de se la faire payer. L'instrument-terre, en tant que le propriétaire l'a préparé, travaillé, clos, desséché, amendé, garni d'autres instruments nécessaires, produit de la valeur, laquelle représente des services humains effectifs, et c'est la seule chose dont le propriétaire se fasse payer. Ou vous devez admettre la légitimité de ce droit, ou vous devez rejeter votre propre principe: la mutualité des services.

Afin de savoir quels sont les vrais éléments de la valeur territoriale, assistons à la formation de la Propriété foncière, non point selon les lois de la violence et de la conquête, mais selon les lois du travail et de l'échange. Voyons comment les choses se passent aux États-Unis.

Frère Jonathan, laborieux porteur d'eau de New-York, partit pour le Far-West emportant dans son escarcelle un millier de dollars, fruit de son travail et de ses épargnes.

Il traversa bien des fertiles contrées où le sol, le soleil, la pluie accomplissent leurs miracles et qui néanmoins n'ont aucune valeur dans le sens économique et pratique du mot.

Comme il était quelque peu philosophe, il se disait: «Il faut pourtant, quoi qu'en disent Smith et Ricardo, que la valeur soit autre chose que la puissance productive naturelle et indestructible du sol

Enfin, il arriva dans l'État d'Arkansas, et il se trouva en face d'une belle terre d'environ cent acres que le gouvernement avait fait piqueter pour la vendre au prix d'un dollar l'acre.

—Un dollar l'acre! se dit-il, c'est bien peu, si peu qu'en vérité cela se rapproche de rien. J'achèterai cette terre, je la défricherai, je vendrai mes moissons, et, de porteur d'eau que j'étais, je deviendrai, moi aussi, Propriétaire!

Frère Jonathan, logicien impitoyable, aimait à se rendre raison de tout. Il se disait: Mais pourquoi cette terre vaut-elle même un dollar l'acre? Nul n'y a encore mis la main. Elle est vierge de tout travail. Smith et Ricardo, après eux la série des théoriciens jusqu'à Proudhon, auraient-ils raison? La terre aurait-elle une valeur indépendante de tout travail, de tout service de toute intervention humaine? Faudrait-il admettre que les puissances productives et indestructibles du sol valent? En ce cas, pourquoi ne valent-elles pas dans les pays que j'ai traversés? Et, en outre, puisqu'elles dépassent, dans une proportion si énorme, le talent de l'homme, qui n'ira jamais jusqu'à créer le phénomène de la germination, suivant la judicieuse remarque de M. Blanqui, pourquoi ces puissances merveilleuses ne valent-elles qu'un dollar?

Mais il ne tarda pas à comprendre que cette valeur, comme toutes les autres, est de création humaine et sociale. Le gouvernement américain demandait un dollar pour la cession de chaque acre, mais d'un autre côté il promettait de garantir, dans une certaine mesure, la sécurité de l'acquéreur; il avait ébauché quelque route aux environs, il facilitait la transmission des lettres et journaux, etc., etc. Service pour service, disait Jonathan: le gouvernement me fait payer un dollar, mais il me rend bien l'équivalent. Dès lors, n'en déplaise à Ricardo, je m'explique humainement la Valeur de cette terre, valeur qui serait plus grande encore si la route était plus rapprochée, la poste plus accessible, la protection plus efficace.

Tout en dissertant, Jonathan travaillait; car il faut lui rendre cette justice qu'il mène habituellement ces deux choses de front.

Après avoir dépensé le reste de ses dollars en bâtisses, clôtures, défrichements, défoncements, dessèchements, arrangements, etc., après avoir foui, labouré, hersé, semé et moissonné, vint le moment de vendre la récolte. «Je vais enfin savoir, s'écria Jonathan toujours préoccupé du problème de la valeur, si, en devenant propriétaire foncier, je me suis transformé en monopoleur, en aristocrate privilégié, en spoliateur de mes frères, en accapareur des libéralités divines.»

Il porta donc son grain au marché, et s'étant abouché avec un Yankee:—Ami, lui dit-il, combien me donnerez-vous de ce maïs?

—Le prix courant, fit l'autre.

—Le prix courant? Mais cela me donnera-t-il quelque chose au delà de l'intérêt de mes capitaux et de la rémunération de mon travail?

—Je suis marchand, dit le Yankee, et il faut bien que je me contente de la récompense de mon travail ancien ou actuel.

—Et je m'en contentais quand j'étais porteur d'eau, repartit Jonathan, mais me voici Propriétaire foncier. Les économistes anglais et français m'ont assuré qu'en cette qualité, outre la double rétribution dont s'agit, je devais tirer profit des puissances productives et indestructibles du sol, prélever une aubaine sur les dons de Dieu.

—Les dons de Dieu appartiennent à tout le monde, dit le marchand. Je me sers bien de la puissance productive du vent pour pousser mes navires, mais je ne la fais pas payer.

—Et moi j'entends que vous me payiez quelque chose pour ces forces, afin que MM. Senior, Considérant et Proudhon ne m'aient pas en vain appelé monopoleur et usurpateur. Si j'en ai la honte, c'est bien le moins que j'en aie le profit.

—En ce cas, adieu, frère; pour avoir du maïs je m'adresserai à d'autres propriétaires, et si je les trouve dans les mêmes dispositions que vous, j'en cultiverai moi-même.

Jonathan comprit alors cette vérité que, sous un régime de liberté, n'est pas monopoleur qui veut. Tant qu'il y aura des terres à défricher dans l'Union, se dit-il, je ne serai que le metteur en œuvre des fameuses forces productives et indestructibles. On me payera ma peine, et voilà tout, absolument comme quand j'étais porteur d'eau on me payait mon travail et non celui de la nature. Je vois bien que le véritable usufruitier des dons de Dieu, ce n'est pas celui qui cultive le blé, mais celui que le blé nourrit.

Au bout de quelques années, une autre entreprise ayant séduit Jonathan, il se mit à chercher un fermier pour sa terre. Le dialogue qui intervint entre les deux contractants fut très-curieux, et jetterait un grand jour sur la question, si je le rapportais en entier.

En voici un extrait:

Le propriétaire. Quoi! vous ne me voulez payer pour fermage que l'intérêt, au cours, du capital que j'ai déboursé?

Le fermier. Pas un centime au delà.

Le propriétaire. Pourquoi cela, s'il vous plaît?

Le fermier. Parce qu'avec un capital égal je puis mettre une terre juste dans l'état où est la vôtre.

Le propriétaire. Ceci paraît décisif. Mais considérez que lorsque vous serez mon fermier, ce n'est pas seulement mon capital qui travaillera pour vous, mais encore la puissance productive et indestructible du sol. Vous aurez à votre service les merveilleux effets du soleil et de la lune, de l'affinité et de l'électricité. Faut-il que je vous cède tout cela pour rien?

Le fermier. Pourquoi pas, puisque cela ne vous a rien coûté, que vous n'en tirez rien, et que je n'en tirerai rien non plus?

Le propriétaire. Je n'en tire rien? J'en tire tout, morbleu! sans ces phénomènes admirables, toute mon industrie ne ferait pas pousser un brin d'herbe.

Le fermier. Sans doute. Mais rappelez-vous le Yankee. Il n'a pas voulu vous donner une obole pour toute cette coopération de la nature, pas plus que, quand vous étiez porteur d'eau, les ménagères de New-York ne voulaient vous donner une obole pour l'admirable élaboration au moyen de laquelle la nature alimente la source.

Le propriétaire. Cependant Ricardo et Proudhon...

Le fermier. Je me moque de Ricardo. Traitons sur les bases que j'ai dites, ou je vais défricher de la terre à côté de la vôtre. Le soleil et la lune m'y serviront gratis.

C'était toujours même argument, et Jonathan commençait à comprendre que Dieu a pourvu avec quelque sagesse à ce qu'il ne fût pas facile d'intercepter ses dons.

Un peu dégoûté du métier de propriétaire, Jonathan voulut porter ailleurs son activité. Il se décida à mettre sa terre en vente.

Inutile de dire que personne ne voulut lui donner plus qu'elle ne lui avait coûté à lui-même. Il avait beau invoquer Ricardo, alléguer la prétendue valeur inhérente à la puissance indestructible du sol, on lui répondait toujours: «Il y a des terres à côté.» Et ce seul mot mettait à néant ses exigences comme ses illusions.

Il se passa même, dans cette transaction, un fait qui a une grande importance économique et qui n'est pas assez remarqué.

Tout le monde comprend que si un manufacturier voulait vendre, après dix ou quinze ans, son matériel même à l'état neuf, la probabilité, est qu'il serait forcé de subir une perte. La raison en est simple: dix ou quinze ans ne se passent guère sans amener quelque progrès en mécanique. C'est pourquoi celui qui expose sur le marché un appareil qui a quinze ans de date ne peut pas espérer qu'on lui restitue exactement tout le travail que cet appareil a exigé; car avec un travail égal l'acheteur peut se procurer, vu les progrès accomplis, des machines plus perfectionnées,—ce qui, pour le dire en passant, prouve de plus en plus que la valeur n'est pas proportionnelle au travail, mais aux services.

Nous pouvons conclure de là qu'il est dans la nature des instruments de travail de perdre de leur valeur par la seule action du temps, indépendamment de la détérioration qu'implique l'usage, et poser cette formule: «Un des effets du progrès, c'est de diminuer la valeur de tous les instruments existants

Il est clair, en effet, que plus le progrès est rapide, plus les instruments anciens ont de peine à soutenir la rivalité des instruments nouveaux.

Je ne m'arrêterai pas ici à signaler les conséquences harmoniques de cette loi; ce que je veux faire remarquer, c'est que la Propriété foncière n'y échappe pas plus que toute autre propriété.

Frère Jonathan en fit l'épreuve. Car ayant tenu à son acquéreur ce langage:—«Ce que j'ai dépensé sur cette terre en améliorations permanentes représente mille journées de travail. J'entends que vous me remboursiez d'abord l'équivalent de ces mille journées, et ensuite quelque chose en sus pour la valeur inhérente au sol et indépendante de toute œuvre humaine.»

L'acquéreur lui répondit:

«En premier lieu, je ne vous donnerai rien pour la valeur propre du sol, qui est tout simplement de l'utilité dont la terre à côté est aussi bien pourvue que la vôtre. Or, cette utilité native, extra-humaine, je puis l'avoir gratis, ce qui prouve qu'elle n'a pas de valeur.

«En second lieu, puisque vos livres constatent que vous avez employé mille journées à mettre votre domaine dans l'état où il est, je ne vous en restituerai que huit cents, et ma raison est qu'avec huit cents journées je puis faire aujourd'hui sur la terre à côté ce qu'avec mille vous avez fait autrefois sur la vôtre. Veuillez considérer que, depuis quinze ans, l'art de dessécher, de défricher, de bâtir; de creuser des puits, de disposer les étables, d'exécuter les transports a fait des progrès. Chaque résultat donné exige moins de travail, et je ne veux pas me soumettre à vous donner dix de ce que je puis avoir pour huit, d'autant que le prix du blé a diminué dans la proportion de ce progrès, qui ne profite ni à vous ni à moi, mais à l'humanité tout entière.»

Ainsi Jonathan fut placé dans l'alternative de vendre sa terre à perte ou de la garder.

Sans doute la valeur des terres n'est pas affectée par un seul phénomène. D'autres circonstances, comme la construction d'un canal ou la fondation d'une ville, pourront agir dans le sens de la hausse. Mais celle que je signale, qui est très-générale et inévitable, agit toujours et nécessairement dans le sens de la baisse.

La conclusion de tout ce qui précède, la voici: Aussi longtemps que dans un pays il y a abondance de terre à défricher, le propriétaire foncier, qu'il cultive, afferme ou vende, ne jouit d'aucun privilége, d'aucun monopole, d'aucun avantage exceptionnel, et notamment il ne prélève aucune aubaine sur les libéralités gratuites de la nature. Comment en serait-il ainsi, les hommes étant supposés libres? Est-ce que quiconque a des capitaux et des bras n'a pas le droit de choisir entre l'agriculture, la fabrique, le commerce, la pêche, la navigation, les arts ou les professions libérales? Est-ce que les capitaux et les bras ne se dirigeraient pas avec plus d'impétuosité vers celle de ces carrières qui donnerait des profits extraordinaires? Est-ce qu'ils ne déserteraient pas celles qui laisseraient de la perte? Est-ce que cette infaillible distribution des forces humaines ne suffit pas pour établir, dans l'hypothèse où nous sommes, l'équilibre des rémunérations? Est-ce qu'on voit aux États-Unis les agriculteurs faire plus promptement fortune que les négociants, les armateurs, les banquiers ou les médecins, ce qui arriverait infailliblement s'ils recevaient d'abord, comme les autres, le prix de leur travail, et en outre, de plus que les autres, ainsi qu'on le prétend, le prix du travail incommensurable de la nature?

Oh! veut-on savoir comment le propriétaire foncier pourrait se constituer, même aux États-Unis, un monopole? J'essayerai de le faire comprendre.

Je suppose que Jonathan réunît tous les propriétaires fonciers de l'Union et leur tînt ce langage:

J'ai voulu vendre mes récoltes, et je n'ai pas trouvé qu'on m'en donnât un prix assez élevé. J'ai voulu affermer ma terre, et mes prétentions ont rencontré des limites. J'ai voulu l'aliéner, et je me suis heurté à la même déception. Toujours on a arrêté mes exigences par ce mot: il y a des terres à côté. De telle sorte, chose horrible, que mes services dans la communauté sont estimés, comme tous les autres, ce qu'ils valent, malgré les douces promesses des théoriciens. On ne m'accorde rien, absolument rien pour cette puissance productive et indestructible du sol, pour ces agents naturels, rayons solaires et lunaires, pluie, vent, rosée, gelée, que je croyais ma propriété, et dont je ne suis au fond qu'un propriétaire nominal. N'est-ce pas une chose inique que je ne sois rétribué que pour mes services, et encore au taux où il plaît à la concurrence de les réduire? Vous subissez tous la même oppression, vous êtes tous victimes de la concurrence anarchique. Il n'en serait pas ainsi, vous le comprenez aisément, si nous organisions la propriété foncière, si nous nous concertions pour que nul désormais ne fût! admis à défricher un pouce de cette terre d'Amérique. Alors, la population, par son accroissement, se pressant sur une quantité à peu près fixe de subsistances, nous ferions la loi des prix, nous arriverions à d'immenses richesses: ce qui serait un grand bonheur pour les autres classes, car, étant riches, nous les ferions travailler.

Si, à la suite de ce discours, les propriétaires coalisés s'emparaient de la législature, s'ils décrétaient un acte par lequel tout nouveau défrichement serait interdit, il n'est pas douteux qu'ils accroîtraient, pour un temps, leurs profits. Je dis pour un temps: car les lois sociales manqueraient d'harmonie, si le châtiment d'un tel crime ne naissait naturellement du crime même. Par respect pour la rigueur scientifique, je ne dirai pas que la loi nouvelle aurait communiqué de la valeur à la puissance du sol ou aux agents naturels (s'il en était ainsi, la loi ne ferait tort à personne), mais je dirai: L'équilibre des services est violemment rompu; une classe spolie les autres classes; un principe d'esclavage s'est introduit dans le pays.

Passons à une autre hypothèse, qui, à vrai dire, est la réalité pour les nations civilisées de l'Europe, celle où tout le sol est passé dans le domaine de la propriété privée.

Nous avons à rechercher si, dans ce cas encore, la masse des consommateurs, ou la communauté, continue à être usufruitière, à titre gratuit, de la force productive du sol et des agents naturels; si les détenteurs de la terre sont propriétaires d'autre chose que de sa valeur, c'est-à-dire de leurs loyaux services appréciés selon les lois de la concurrence; et s'ils ne sont pas forcés, comme tout le monde, quand ils se font rémunérer pour ces services, de donner par-dessus le marché les dons de Dieu.

Voici donc tout le territoire de l'Arkansas aliéné par le gouvernement, divisé en héritages privés et soumis à la culture. Jonathan, lorsqu'il met en vente son blé, ou même sa terre, se prévaut-il de la puissance productive du sol et veut-il la faire entrer pour quelque chose dans la valeur? On ne peut plus, comme dans le cas précédent, l'arrêter par cette réponse accablante: «Il y a des terres en friche autour de la vôtre.»

Ce nouvel état de choses implique que la population s'est accrue. Elle se divise en deux classes: 1o celle qui apporte à la communauté les services agricoles; 2o celle qui y apporte des services industriels, intellectuels ou autres.

Or je dis ceci qui me semble évident. Les travailleurs (autres que les propriétaires fonciers) qui veulent se procurer du blé, étant parfaitement libres de s'adresser à Jonathan ou à ses voisins, ou aux propriétaires des États limitrophes, pouvant même aller défricher les terres incultes hors des frontières de l'Arkansas, il est absolument impossible à Jonathan de leur imposer une loi injuste. Le seul fait qu'il existe des terres sans valeur quelque part oppose au privilége un obstacle invincible, et nous nous retrouvons dans l'hypothèse précédente. Les services agricoles subissent la loi de l'universelle compétition, et il est radicalement impossible de les faire accepter pour plus qu'ils ne valent. J'ajoute qu'ils ne valent pas plus (cæteris paribus) que les services de toute autre nature. De même que le manufacturier, après s'être fait payer de son temps, de ses soins, de ses peines, de ses risques, de ses avances, de son habileté (toutes choses qui constituent le service humain et sont représentées par la valeur) ne peut rien réclamer pour la loi de la gravitation et de l'expansibilité de la vapeur dont il s'est fait aider, de même Jonathan ne peut faire entrer dans la valeur de son blé que la totalité de ses services personnels anciens ou récents, et non point l'assistance qu'il trouve dans les lois de la physiologie végétale. L'équilibre des services n'est pas altéré tant qu'ils s'échangent librement les uns contre les autres à prix débattu, et les dons de Dieu, auxquels ces services servent de véhicule, donnés de part et d'autre par-dessus le marché, restent dans le domaine de la communauté.

On dira sans doute qu'en fait la valeur du sol s'accroît sans cesse. Cela est vrai. À mesure que la population devient plus dense et plus riche, que les moyens de communication sont plus faciles, le propriétaire foncier tire un meilleur parti de ses services. Est-ce que c'est là une loi qui lui soit particulière, et n'est-elle pas la même pour tous les travailleurs? À égalité de travail, un médecin, un avocat, un chanteur, un peintre, un manœuvre ne se procurent-ils pas plus de satisfactions au dix-neuvième siècle qu'au quatrième, à Paris qu'en Bretagne, en France qu'au Maroc? Mais ce surcroît de satisfaction n'est acquis aux dépens de personne. Voilà ce qu'il faut comprendre. Au reste, nous approfondirons cette loi de la valeur (métonymique) du sol dans une autre partie de ce travail et quand nous en serons à la théorie de Ricardo. (V. tome II, discours du 29 septembre 1846.)

Pour le moment, il nous suffit de constater que Jonathan, dans l'hypothèse que nous étudions, ne peut exercer aucune oppression sur les classes industrielles, pourvu que l'échange des services soit libre, et que le travail puisse, sans aucun empêchement légal, se distribuer, soit dans l'Arkansas, soit ailleurs, entre tous les genres de production. Cette liberté s'oppose à ce que les propriétaires puissent intercepter à leur profit les bienfaits gratuits de la nature.

Il n'en serait pas de même si Jonathan et ses confrères, s'emparant du droit de légiférer, proscrivaient ou entravaient la liberté des échanges, s'ils faisaient décider, par exemple, que pas un grain de blé étranger ne pourra pénétrer dans le territoire de l'Arkansas. En ce cas, la valeur des services échangés entre les propriétaires et les non-propriétaires ne serait plus réglée par la justice. Les seconds n'auraient aucun moyen de contenir les prétentions des premiers. Une telle mesure législative serait aussi inique que celle à laquelle nous faisions allusion tout à l'heure. L'effet serait absolument le même que si Jonathan, ayant porté sur le marché un sac de blé qui se serait vendu quinze francs, tirait un pistolet de sa poche, et, ajustant son acquéreur, lui disait: Donne-moi trois francs de plus, ou je te brûle la cervelle.

Cet effet (il faut bien l'appeler par son nom) s'appelle extorsion. Brutale ou légale, cela ne change pas son caractère. Brutale, comme dans le cas du pistolet, elle viole la propriété. Légale, comme dans le cas de la prohibition, elle viole encore la propriété, et, en outre, elle en nie le principe. On n'est, nous l'avons vu, propriétaire que de valeurs, et Valeur, c'est appréciation de deux services qui s'échangent librement. Il ne se peut donc rien concevoir de plus antagonique au principe même de la propriété que ce qui altère, au nom du droit, l'équivalence des services.

Il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer que les lois de cette espèce sont iniques et désastreuses, quelle que soit à cet égard l'opinion des oppresseurs et même celle des opprimés. On voit, en certains pays, les classes laborieuses se passionner pour ces restrictions parce qu'elles enrichissent les propriétaires. Elles ne s'aperçoivent pas que c'est à leurs dépens, et, je le sais par expérience, il n'est pas toujours prudent de le leur dire.

Chose étrange! le peuple écoute volontiers les sectaires qui lui prêchent le Communisme, qui est l'esclavage, puisque n'être pas propriétaire de ses services c'est être esclave;—et il dédaigne ceux qui défendent partout et toujours la Liberté, qui est la Communauté des bienfaits de Dieu.

Nous arrivons à la troisième hypothèse, celle où la totalité de la surface cultivable du globe sera passée dans le domaine de l'appropriation individuelle.

Nous avons encore ici deux classes en présence: celle qui possède le sol et celle qui ne le possède pas. La première ne sera-t-elle pas en mesure d'opprimer la seconde? et celle-ci ne sera-t-elle pas réduite à donner toujours plus de travail contre une égale quantité de subsistances?

Si je réponds à l'objection, c'est, on le comprendra, pour l'honneur de la science; car nous sommes séparés par plusieurs centaines de siècles de l'époque où l'hypothèse sera une réalité.

Mais enfin, tout annonce que le temps arrivera où il ne sera plus possible de contenir les exigences des propriétaires par ces mots: Il y a des terres à défricher.

Je prie le lecteur de remarquer que cette hypothèse en implique une autre: c'est qu'à cette époque la population sera arrivée à la limite extrême de ce que la terre peut faire subsister.

C'est là un élément nouveau et considérable dans la question. C'est à peu près comme si l'on me demandait: Qu'arrivera-t-il quand il n'y aura plus assez d'air dans l'atmosphère pour les poitrines devenues trop nombreuses?

Quoi qu'on pense du principe de la population, il est au moins certain qu'elle peut augmenter, et même qu'elle tend à augmenter, puisqu'elle augmente. Tout l'arrangement économique de la société semble organisé en prévision de cette tendance. C'est avec cette tendance qu'il est en parfaite harmonie. Le propriétaire foncier aspire toujours à se faire payer l'usage des agents naturels qu'il détient; mais il est sans cesse déçu dans sa folle et injuste prétention par l'abondance d'agents naturels analogues qu'il ne détient pas. La libéralité, relativement indéfinie, de la nature fait de lui un simple détenteur. Maintenant vous m'acculez à l'époque où les hommes ont trouvé la limite de cette libéralité. Il n'y a plus rien à attendre de ce côté-là. Il faut inévitablement que la tendance humaine à s'accroître soit paralysée, que la population s'arrête. Aucun régime économique ne peut l'affranchir de cette nécessité. Dans l'hypothèse donnée, tout accroissement de population serait réprimé par la mortalité; il n'y a pas de philanthropie, quelque optimiste qu'elle soit, qui aille jusqu'à prétendre que le nombre des êtres humains peut continuer sa progression, quand la progression des subsistances a irrévocablement fini la sienne.

Voici donc un ordre nouveau; et les lois du monde social ne seraient pas harmoniques, si elles n'avaient pourvu à un état de choses possible, quoique si différent de celui où nous vivons.

La difficulté proposée revient à ceci: Étant donné, au milieu de l'Océan, un vaisseau qui en a pour un mois avant d'atteindre la terre et où il n'y a de vivres que pour quinze jours, que faut-il faire? Évidemment réduire la ration de chaque matelot. Ce n'est pas dureté de cœur, c'est prudence et justice.

De même, quand la population sera portée à l'extrême limite de ce que peut entretenir le globe entier soumis à la culture, cette loi ne sera ni dure ni injuste, qui prendra les arrangements les plus doux et les plus infaillibles pour que les hommes ne continuent pas de multiplier. Or c'est la propriété foncière qui offre encore la solution. C'est elle qui, sous le stimulant de l'intérêt personnel, fera produire au sol la plus grande quantité possible de subsistances. C'est elle qui, par la division des héritages, mettra chaque famille en mesure d'apprécier, quant à elle, le danger d'une multiplication imprudente. Il est bien clair que tout autre régime, le Communisme par exemple, serait tout à la fois pour la production un aiguillon moins actif et pour la population un frein moins puissant.

Après tout, il me semble que l'économie politique a rempli sa tâche quand elle a prouvé que la grande et juste loi de la mutualité des services s'accomplira d'une manière harmonique, tant que le progrès ne sera pas interdit à l'humanité. N'est-il pas consolant de penser que jusque-là, et sous le régime de la liberté, il n'est pas en la puissance d'une classe d'en opprimer une autre? La Science économique est-elle tenue de résoudre cette autre question: Étant donnée la tendance des hommes à multiplier, qu'arrivera-t-il quand il n'y aura plus d'espace sur la terre pour de nouveaux habitants? Dieu tient-il en réserve, pour cette époque, quelque cataclysme créateur, quelque merveilleuse manifestation de sa puissance infinie? Ou bien faut-il croire, avec le dogme chrétien, à la destruction de ce monde? Évidemment ce ne sont plus là des problèmes économiques, et il n'y a pas de science qui n'arrive à des difficultés analogues. Les physiciens savent bien que tout corps qui se meut sur la surface du globe descend et ne remonte plus. D'après cela, un jour doit arriver où les montagnes auront comblé les vallées, où l'embouchure des fleuves sera sur le même niveau que leur source, où les eaux ne pourront plus couler, etc., etc.: que surviendra-t-il dans ces temps-là? La physique doit-elle cesser d'observer et d'admirer l'harmonie du monde actuel, parce qu'elle ne peut deviner par quelle autre harmonie Dieu pourvoira à un état de choses très-éloigné sans doute, mais inévitable? Il me semble que c'est bien ici le cas, pour l'Économiste comme pour le physicien, de substituer à un acte de curiosité un acte de confiance. Celui qui a si merveilleusement arrangé le milieu où nous vivons, saura bien préparer un autre milieu pour d'autres circonstances.

Nous jugeons de la productivité du sol et de l'habileté humaine par les faits dont nous sommes témoins. Est-ce là une règle rationnelle? Même en l'adoptant, nous pourrions nous dire: Puisqu'il a fallu six mille ans pour que la dixième partie du globe arrivât à une chétive culture, combien s'écoulera-t-il de centaines de siècles avant que toute sa surface soit convertie en jardin?

Encore dans cette appréciation, déjà fort rassurante, nous supposons simplement la généralisation de la science ou plutôt de l'ignorance actuelle en agriculture. Mais est-ce là, je le répète, une règle admissible; et l'analogie ne nous dit-elle pas qu'un voile impénétrable nous cache la puissance, peut-être indéfinie, de l'art? Le sauvage vit de chasse, et il lui faut une lieue carrée de terrain. Quelle ne serait pas sa surprise, si on venait lui dire que la vie pastorale peut faire subsister dix fois plus d'hommes sur le même espace! Le pasteur nomade, à son tour, serait tout étonné d'apprendre que la culture triennale admet aisément une population encore décuple. Dites au paysan routinier qu'une autre progression égale sera le résultat de la culture alterne, et il ne vous croira pas. La culture alterne elle-même, qui est le dernier mot pour nous, est-elle le dernier mot pour l'humanité? Rassurons-nous donc sur son sort, les siècles s'offrent devant elle par mille: et, en tout cas, sans demander à l'économie politique de résoudre des problèmes qui ne sont pas de son domaine, remettons avec confiance les destinées des races futures entre les mains de celui qui les aura appelées à la vie.

Résumons les notions contenues dans ce chapitre.

Ces deux phénomènes, Utilité et Valeur, concours de la nature et concours de l'homme, par conséquent Communauté et Propriété, se rencontrent dans l'œuvre agricole comme dans toute autre.

Il se passe dans la production du blé qui apaise notre faim quelque chose d'analogue à ce qu'on remarque dans la formation de l'eau qui étanche notre soif. Économistes, l'Océan qui inspire le poëte ne nous offre-t-il pas aussi un beau sujet de méditations? C'est ce vaste réservoir qui doit désaltérer toutes les créatures humaines. Et comment cela se peut-il faire, si elles sont placées à une si grande distance de son eau, d'ailleurs impotable? C'est ici qu'il faut admirer la merveilleuse industrie de la nature. Voici que le soleil échauffe cette masse agitée et la soumet à une lente évaporation. L'eau prend la forme gazeuse, et, dégagée du sel qui l'altère, elle s'élève dans les hautes régions de l'atmosphère. Des brises, se croisant dans toutes les directions, la poussent vers les continents habités. Là, elle rencontre le froid qui la condense et l'attache, sous forme solide, aux flancs des montagnes. Bientôt la tiédeur du printemps la liquéfie. Entraînée par son poids, elle se filtre et s'épure à travers des couches de schistes et de graviers; elle se ramifie, se distribue et va alimenter des sources rafraîchissantes sur tous les points du globe. Voilà certes une immense et ingénieuse industrie accomplie par la nature au profit de l'humanité. Changement de formes, changement de lieux, utilité, rien n'y manque. Où est cependant la valeur? Elle n'est pas née encore, et si ce qu'on pourrait appeler le travail de Dieu se payait (il se payerait s'il valait), qui peut dire ce que vaudrait une seule goutte d'eau?

Cependant tous les hommes n'ont pas à leurs pieds une source d'eau vive. Pour se désaltérer, il leur reste une peine à prendre, un effort à faire, une prévoyance à avoir, une habileté à exercer. C'est ce travail humain complémentaire qui donne lieu à des arrangements, à des transactions, à des évaluations. C'est donc en lui qu'est l'origine et le fondement de la valeur.

L'homme ignore avant de savoir. À l'origine, il est donc réduit à aller chercher l'eau, à accomplir le travail complémentaire que la nature a laissé à sa charge avec le maximum possible de peine. C'est le temps où, dans l'échange, l'eau a la plus grande valeur. Peu à peu, il invente la brouette et la roue, il dompte le cheval, il invente les tuyaux, il découvre la loi du siphon, etc.; bref, il reporte sur des forces naturelles gratuites une partie de son travail, et, à mesure, la valeur de l'eau, mais non son utilité, diminue.

Et il se passe ici quelque chose qu'il faut bien constater et comprendre, si l'on ne veut pas voir la discordance là où est l'harmonie. C'est que l'acheteur de l'eau l'obtient à de meilleures conditions, c'est-à-dire cède une moins grande proportion de son travail pour en avoir une quantité donnée, à chaque fois qu'un progrès de ce genre se réalise, encore que, dans ce cas, il soit tenu de rémunérer l'instrument au moyen duquel la nature est contrainte d'agir. Autrefois il payait le travail d'aller chercher l'eau; maintenant il paye et ce travail et celui qu'il a fallu faire pour confectionner la brouette, la roue, le tuyau,—et cependant, tout compris, il paye moins; par où l'on voit quelle est la triste et fausse préoccupation de ceux qui croient que la rétribution afférente au capital est une charge pour le consommateur. Ne comprendront-ils donc jamais que le capital anéantit plus de travail, pour chaque effet donné, qu'il n'en exige?

Tout ce qui vient d'être décrit s'applique exactement à la production du blé. Là aussi, antérieurement à l'industrie humaine, il y a une immense, une incommensurable industrie naturelle dont la science la plus avancée ignore encore les secrets. Des gaz, des sels sont répandus dans le sol et dans l'atmosphère. L'électricité, l'affinité, le vent, la pluie, la lumière, la chaleur, la vie sont successivement occupés, souvent à notre insu, à transporter, transformer, rapprocher, diviser, combiner ces éléments; et cette industrie merveilleuse, dont l'activité et l'utilité échappent à notre appréciation et même à notre imagination, n'a cependant aucune valeur. Celle-ci apparaît avec la première intervention de l'homme qui a, dans cette affaire autant et plus que dans l'autre, un travail complémentaire à accomplir.

Pour diriger ces forces naturelles, écarter les obstacles qui gênent leur action, l'homme s'empare d'un instrument qui est le sol, et il le fait sans nuire à personne, car cet instrument n'a pas de valeur. Ce n'est pas là matière à discussion, c'est un point de fait. Sur quelque point du globe que ce soit, montrez-moi une terre qui n'ait pas subi l'influence directe ou indirecte de l'action humaine, et je vous montrerai une terre dépourvue de valeur.

Cependant l'agriculteur, pour réaliser, concurremment avec la nature, la production du blé, exécute deux genres de travaux bien distincts. Les uns se rapportent immédiatement, directement, à la récolte de l'année, ne se rapportent qu'à elle, et doivent être payés par elle: tels sont la semaille, le sarclage, la moisson, le dépiquage. Les autres, comme les bâtisses, desséchements, défrichements, clôtures, etc., concourent à une série indéterminée de récoltes successives: la charge doit s'en répartir sur une suite d'années, ce à quoi on parvient avec exactitude par les combinaisons admirables qu'on appelle lois de l'intérêt et de l'amortissement. Les récoltes forment la récompense de l'agriculteur s'il les consomme lui-même. S'il les échange, c'est contre des services d'un autre ordre, et l'appréciation des services échangés constitue leur valeur.

Maintenant il est aisé de comprendre que toute cette catégorie de travaux permanents; exécutés par l'agriculteur sur le sol, est une valeur qui n'a pas encore reçu toute sa récompense, mais qui ne peut manquer de la recevoir. Il ne peut être tenu de déguerpir et de laisser une autre personne se substituer à son droit sans compensation. La valeur s'est incorporée, confondue dans le sol; c'est pourquoi on pourra très-bien dire par métonymie: le sol vaut.—Il vaut, en effet, puisque nul ne peut plus l'acquérir sans donner en échange l'équivalent de ces travaux. Mais ce que je soutiens, c'est que cette terre, à laquelle la puissance naturelle de produire n'avait originairement communiqué aucune valeur, n'en a pas davantage aujourd'hui à ce titre. Cette puissance naturelle, qui était gratuite, l'est encore et le sera toujours. On peut bien dire: Cette terre vaut, mais au fond ce qui vaut, c'est le travail humain qui l'a améliorée, c'est le capital qui y a été répandu. Dès lors il est rigoureusement vrai de dire que son propriétaire n'est en définitive propriétaire que d'une valeur par lui créée, de services par lui rendus; et quelle propriété pourrait être plus légitime? Celle-là n'est créée aux dépens de qui que ce soit; elle n'intercepte ni ne taxe aucun don du ciel.

Ce n'est pas tout. Loin que le capital avancé, et dont l'intérêt doit se distribuer sur les récoltes successives, en augmente le prix et constitue une charge pour les consommateurs, ceux-ci acquièrent les produits agricoles à des conditions toujours meilleures à mesure que le capital augmente, c'est-à-dire à mesure que la valeur du sol s'accroît. Je ne doute pas qu'on ne prenne cette assertion pour un paradoxe entaché d'optimisme exagéré, tant on est habitué à considérer la valeur du sol comme une calamité, si ce n'est comme une injustice. Et moi j'affirme ceci: Ce n'est pas assez dire, que la valeur du sol n'est créée aux dépens de qui que ce soit; ce n'est pas assez dire, qu'elle ne nuit à personne; il faut dire qu'elle profite à tout le monde. Elle n'est pas seulement légitime, elle est avantageuse, même aux prolétaires.

Ici nous voyons en effet se reproduire le phénomène que nous constations tout à l'heure à propos de l'eau. Le jour où le porteur d'eau, disions-nous, a inventé la brouette et la roue, il est bien vrai que l'acquéreur de l'eau a dû payer deux genres de travaux au lieu d'un: 1o le travail accompli pour exécuter la roue et la brouette, ou plutôt l'intérêt et l'amortissement de ce capital; 2o le travail direct qui reste encore à la charge du porteur d'eau. Mais ce qui est également vrai, c'est que ces deux travaux réunis n'égalent pas le travail unique auquel l'humanité était assujettie avant l'invention. Pourquoi? parce qu'elle a rejeté une partie de l'œuvre sur les forces gratuites de la nature. Ce n'est même qu'à raison de ce décroissement de labeur humain que l'invention a été provoquée et adoptée.

Les choses se passent exactement de même à propos de la terre et du blé. À chaque fois que l'agriculteur met du capital en améliorations permanentes, il est incontestable que les récoltes successives se trouvent grevées de l'intérêt de ce capital. Mais ce qui n'est pas moins incontestable, c'est que l'autre catégorie de travail, le travail brut et actuel, est frappée d'inutilité dans une proportion bien plus forte encore; de telle sorte que chaque récolte s'obtient par le propriétaire, et par conséquent par les acquéreurs, à des conditions moins onéreuses, l'action propre du capital consistant précisément à substituer de la collaboration naturelle et gratuite à du travail humain et rémunérable.

Exemple. Pour que la récolte arrive à bien, il faut que le champ soit débarrassé de la surabondance d'humidité. Supposons que ce travail soit encore dans la première catégorie: supposons que l'agriculteur aille tous les matins, avec un vase, épuiser l'eau stagnante là où elle nuit. Il est clair qu'au bout de l'an le sol n'aura acquis par ce fait aucune valeur, mais le prix de la récolte se trouvera énormément surchargé. Il en sera de même de celles qui suivront tant que l'art en sera à ce procédé primitif. Si le propriétaire fait un fossé, à l'instant le sol acquiert une valeur, car ce travail appartient à la seconde catégorie. Il est de ceux qui s'incorporent à la terre, qui doivent être remboursés par les produits des années suivantes, et nul ne peut prétendre acquérir le sol sans rémunérer cet ouvrage. N'est-il pas vrai cependant qu'il tend à abaisser la valeur des récoltes? N'est-il pas vrai que, quoiqu'il ait exigé, la première année, un effort extraordinaire, il en épargne cependant en définitive plus qu'il n'en occasionne? N'est-il pas vrai que désormais le desséchement se fera, par la loi gratuite de l'hydrostatique, plus économiquement qu'il ne se faisait à force de bras? N'est-il pas vrai que les acquéreurs de blé profiteront de cette opération? N'est-il pas vrai, qu'ils devront s'estimer heureux que le sol ait acquis cette valeur nouvelle? Et, en généralisant, n'est-il pas vrai enfin que la valeur du sol atteste un progrès réalisé, non au profit de son propriétaire seulement, mais au profit de l'humanité? Combien donc ne serait-elle pas absurde et ennemie d'elle-même, si elle disait: Ce dont on grève le prix du blé pour l'intérêt et l'amortissement de ce fossé, ou pour ce qu'il représente dans la valeur du sol, est un privilége, un monopole, un vol!—À ce compte, pour cesser d'être monopoleur et voleur, le propriétaire n'aurait qu'à combler son fossé et reprendre la manœuvre du vase. Prolétaires, en seriez-vous plus avancés?

Passez en revue toutes les améliorations permanentes dont l'ensemble constitue la valeur du sol, et vous pourrez faire sur chacune la même remarque. Après avoir détruit le fossé, détruisez aussi la clôture, réduisant l'agriculteur à monter la garde autour de son champ; détruisez le puits, la grange, le chemin, la charrue, le nivellement, l'humus artificiel; replacez dans le champ les cailloux, les plantes parasites, les racines d'arbres, alors vous aurez réalisé l'utopie égalitaire. Le sol, et le genre humain avec lui, sera revenu à l'état primitif: il n'aura plus de valeur. Les récoltes n'auront plus rien à démêler avec le capital. Leur prix sera dégagé de cet élément maudit qu'on appelle intérêt. Tout, absolument tout, se fera par du travail actuel, visible à l'œil nu. L'économie politique sera fort simplifiée. La France fera vivre un homme par lieue carrée. Tout le reste aura péri d'inanition;—mais on ne pourra plus dire: La propriété est un monopole, une illégitimité, un vol.

Ne soyons donc pas insensibles à ces harmonies économiques qui se déroulent à nos yeux, à mesure que nous analysons les idées d'échange, de valeur, de capital, d'intérêt, de propriété, de communauté.—Oh! me sera-t-il donné d'en parcourir le cercle tout entier?—Mais peut-être sommes-nous assez avancés pour reconnaître que le monde social ne porte pas moins que le monde matériel l'empreinte d'une main divine, d'où découlent la sagesse et la bonté, vers laquelle doivent s'élever notre admiration et notre reconnaissance.

Je ne puis m'empêcher de revenir ici sur une pensée de M. Considérant.

Partant de cette donnée que le sol a une valeur propre, indépendante de toute œuvre humaine, qu'il est un capital primitif et incréé, il conclut, avec raison à son point de vue, de l'appropriation à l'usurpation. Cette prétendue iniquité lui inspire de véhémentes tirades contre le régime des sociétés modernes. D'un autre côté, il convient que les améliorations permanentes ajoutent une plus-value à ce capital primitif, accessoire tellement confondu avec le principal qu'on ne peut les séparer. Que faire donc? car on est en présence d'une Valeur totale composée de deux éléments, dont l'un, fruit du travail, est propriété légitime, et l'autre, œuvre de Dieu, est une inique usurpation.

La difficulté n'est pas petite. M. Considérant la résout par le droit au travail.

«Le développement de l'Humanité sur la Terre exige évidemment que le sol ne soit pas laissé dans l'état inculte et sauvage. La Destinée de l'Humanité elle-même s'oppose donc à ce que le Droit de l'homme à la Terre conserve sa Forme primitive et brute.

«Le sauvage jouit, au milieu des forêts et des savanes, des quatre Droits naturels, Chasse, Pêche, Cueillette, Pâture. Telle est la première forme du Droit.

«Dans toutes les sociétés civilisées, l'homme du peuple, le Prolétaire qui n'hérite de rien et ne possède rien, est purement et simplement dépouillé de ces droits. On ne peut donc pas dire que le Droit primitif ait ici changé de forme, puisqu'il n'existe plus. La Forme a disparu avec le Fond.

«Or, quelle serait la forme sous laquelle le Droit pourrait se concilier avec les conditions d'une Société industrieuse? La réponse est facile.

«Dans l'état sauvage, pour user de son Droit, l'homme est obligé d'agir. Les Travaux de la Pêche, de la Chasse, de la Cueillette, de la Pâture sont les conditions de l'exercice de son Droit. Le Droit primitif n'est donc que le Droit à ces travaux.

«Eh bien! qu'une Société industrieuse, qui a pris possession de la Terre et qui enlève à l'homme la faculté d'exercer à l'aventure et en liberté, sur la surface du Sol, ses quatre Droits naturels, que cette Société reconnaisse à l'individu, en compensation de ces Droits dont elle le dépouille, le Droit au Travail: alors, en principe et sauf application convenable, l'individu n'aura plus à se plaindre.

«La condition sine quâ non pour la Légitimité de la Propriété est donc que la Société reconnaisse au Prolétaire le Droit au Travail, et qu'elle lui assure au moins autant de moyens de subsistance, pour un exercice d'activité donné, que cet exercice eût pu lui en procurer dans l'état primitif.»

Je ne veux pas, me répétant à satiété, discuter la question du fond avec M. Considérant. Si je lui démontrais que ce qu'il appelle capital incréé n'est pas un capital du tout; que ce qu'il nomme plus-value du sol n'en est pas la plus-value, mais la toute-value, il devrait reconnaître que son argumentation s'écroule tout entière, et, avec elle, tous ses griefs contre le mode selon lequel l'humanité a jugé à propos de se constituer et de vivre depuis Adam. Mais cette polémique m'entraînerait à redire tout ce que j'ai déjà dit sur la gratuité essentielle et indélébile des agents naturels.

Je me bornerai à faire observer que si M. Considérant porte la parole au nom des prolétaires, en vérité il est si accommodant qu'ils pourront se croire trahis. Quoi! les propriétaires ont usurpé et la terre et tous les miracles de végétation qui s'y accomplissent! ils ont usurpé le soleil, la pluie, la rosée, l'oxygène, l'hydrogène et l'azote, en tant du moins qu'ils concourent à la formation des produits agricoles,—et vous leur demandez d'assurer au prolétariat, en compensation, au moins autant de moyens de subsistance, pour un exercice d'activité donné, que cet exercice eût pu lui en procurer dans l'état primitif ou sauvage!

Mais ne voyez-vous pas que la propriété foncière n'a pas attendu vos injonctions pour être un million de fois plus généreuse? car, enfin, à quoi se borne votre requête?

Dans l'état primitif, vos quatre droits, pêche, chasse, cueillette et pâture, faisaient vivre ou plutôt végéter dans toutes les horreurs du dénûment à peu près un homme par lieue carrée. L'usurpation de la terre sera donc légitimée, d'après vous, si ceux qui s'en sont rendus coupables font vivre un homme par lieue carrée, et encore en exigeant de lui autant d'activité qu'en déploie un Huron ou un Iroquois. Veuillez remarquer que la France n'a que trente mille lieues carrées; que, par conséquent, pourvu qu'elle entretienne trente mille habitants à cet état de bien-être qu'offre la vie sauvage, vous renoncez, au nom des prolétaires, à rien exiger de plus de la propriété. Or, il y a trente millions de Français qui n'ont pas un pouce de terre; et dans le nombre il s'en rencontre plusieurs: président de la république, ministres, magistrats, banquiers, négociants, notaires, avocats, médecins, courtiers, soldats, marins, professeurs, journalistes, etc., qui ne changeraient pas leur sort contre celui d'un Yoway. Il faut donc que la propriété foncière fasse beaucoup plus que vous n'exigez d'elle. Vous lui demandez le droit au travail jusqu'à une limité déterminée, jusqu'à ce qu'elle ait répandu dans les masses,—et cela contre une activité donnée, autant de subsistance que pourrait le faire la sauvagerie. Elle fait mieux: elle donne plus que le droit au travail, elle donne le travail lui-même, et, ne fît-elle qu'acquitter l'impôt, c'est cent fois plus que vous n'en demandez.

Hélas! à mon grand regret, je n'en ai pas fini avec la propriété foncière et sa valeur. Il me reste à poser et réfuter, en aussi peu de mots que possible, une objection spécieuse et même sérieuse.

On dira:

—«Votre théorie est démentie par les faits. Sans doute, tant qu'il y a, dans un pays, abondance de terres incultes, leur seule présence empêche que le sol cultivé n'y acquière une valeur abusive. Sans doute encore, alors même que tout le territoire est passé dans le domaine approprié, si les nations voisines ont d'immenses espaces à livrer à la charrue, la liberté des transactions suffit pour contenir dans de justes bornes la valeur de la propriété foncière. Dans ces deux cas, il semble que le Prix des terres ne peut représenter que le capital avancé, et la Rente que l'intérêt de ce capital. De là, il faut conclure, comme vous faites, que l'action propre de la terre et l'intervention des agents naturels, ne comptant pour rien et ne pouvant grever le prix des récoltes, restent gratuites et partant communes. Tout cela est spécieux. Nous pouvons être embarrassés pour découvrir le vice de cette argumentation, et pourtant elle est vicieuse. Pour s'en convaincre, il suffit de constater ce fait, qu'il y a en France des terres cultivées qui valent depuis cent francs jusqu'à six mille francs l'hectare, différence énorme qui s'explique bien mieux par celle des fertilités que par celle des travaux antérieurs. Ne niez donc pas que la fertilité n'ait sa valeur propre: il n'y a pas un acte de vente qui ne l'atteste. Quiconque achète une terre examine sa qualité et paye en conséquence. Si, de deux champs placés à côté l'un de l'autre et présentant les mêmes avantages de situation, l'un est une grasse alluvion, l'autre un sable, à coup sûr le premier vaudra plus que le second, encore que l'un et l'autre aient pu absorber le même capital; et, à vrai dire, l'acquéreur ne s'inquiète en aucune façon de cette circonstance. Ses yeux sont fixés sur l'avenir et non sur le passé. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas ce que la terre a coûté, mais ce qu'elle rapportera, et il sait qu'elle rapportera en proportion de sa fécondité. Donc cette fécondité a une valeur propre, intrinsèque, indépendante de tout travail humain. Soutenir le contraire, c'est vouloir faire sortir la légitimité de l'appropriation individuelle d'une subtilité ou plutôt d'un paradoxe.

—Cherchons donc la vraie cause de la valeur du sol.

Et que le lecteur veuille bien ne pas perdre de vue que la question est grave au temps où nous sommes. Jusqu'ici elle a pu être négligée ou traitée légèrement par les économistes; elle n'avait guère pour eux qu'un intérêt de curiosité. La légitimité de l'appropriation individuelle n'était pas contestée. Il n'en est plus de même. Des théories, qui n'ont eu que trop de succès, ont jeté du doute dans les meilleurs esprits sur le droit de propriété. Et sur quoi ces théories fondent-elles leurs griefs? précisément sur l'allégation contenue dans l'objection que je viens de poser. Précisément sur ce fait, malheureusement admis par toutes les écoles, que le sol tient de sa fécondité, de la nature, une valeur propre qui ne lui a pas été humainement communiquée. Or la valeur ne se cède pas gratuitement. Son nom même exclut l'idée de gratuité. On dit donc au propriétaire: Vous me demandez une valeur qui est le fruit de mon travail, et vous m'offrez en échange une autre valeur qui n'est le fruit ni de votre travail, ni d'aucun travail, mais de la libéralité de la nature.

Et ce grief, qu'on le sache bien, serait terrible s'il était fondé. Il n'a pas été mis en avant par MM. Considérant et Proudhon. On le retrouve dans Smith, dans Ricardo, dans Senior, dans tous les économistes sans exception, non comme théorie seulement, mais comme grief. Ces auteurs ne se sont pas bornés à attribuer au sol une valeur extra-humaine, ils ont encore assez hautement déduit la conséquence et infligé à la propriété foncière les noms de privilége, de monopole, d'usurpation. À la vérité, après l'avoir ainsi flétrie, ils l'ont défendue au nom de la nécessité. Mais qu'est-ce qu'une telle défense, si ce n'est un vice de dialectique que les logiciens du communisme se sont hâtés de réparer?

Ce n'est donc pas pour obéir à un triste penchant vers les dissertations subtiles que j'aborde ce sujet délicat. J'aurais voulu épargner au lecteur et m'épargner à moi-même l'ennui que d'avance je sens planer sur la fin de ce chapitre.

La réponse à l'objection que je me suis adressée se trouve dans la théorie de la valeur exposée au chapitre V. Là j'ai dit: La valeur n'implique pas essentiellement le travail; encore moins lui est-elle nécessairement proportionnelle. J'ai montré que la valeur avait pour fondement moins la peine prise par celui qui la cède que la peine épargnée à celui qui la reçoit, et c'est pour cela que je l'ai fait résider dans quelque chose qui embrasse ces deux éléments: le service. On peut rendre, ai-je dit, un grand service avec un très-léger effort, comme avec un grand effort on peut ne rendre qu'un très-médiocre service. Tout ce qui en résulte, c'est que le travail n'obtient pas nécessairement une rémunération toujours proportionnelle à son intensité. Cela n'est pas pour l'homme isolé plus que pour l'homme social.

La valeur se fixe à la suite d'un débat entre deux contractants. Or chacun d'eux apporte à ce débat son point de vue. Vous m'offrez du blé. Que m'importent le temps et la peine qu'il vous a coûté? Ce qui me préoccupe surtout, c'est le temps et la peine qu'il m'en coûterait pour m'en procurer ailleurs. La connaissance que vous avez de ma situation peut vous rendre plus ou moins exigeant; celle que j'ai de la vôtre peut me rendre plus ou moins empressé. Donc il n'y a pas une mesuré nécessaire à la récompense que vous tirerez de votre labeur. Cela dépend des circonstances et du prix qu'elles donnent aux deux services qu'il s'agit d'échanger entre nous. Bientôt nous signalerons une force extérieure, appelée Concurrence, dont la mission est de régulariser les valeurs, et de les rendre de plus en plus proportionnelles aux efforts. Toujours est-il que cette proportionnalité n'est pas de l'essence même de la valeur, puisqu'elle ne s'établit que sous la pression d'un fait contingent.

Ceci rappelé, je dis que la valeur du sol naît, flotte, se fixe comme celle de l'or, du fer, de l'eau, du conseil de l'avocat, de la consultation du médecin, du chant, de la danse ou du tableau de l'artiste, comme toutes les valeurs; qu'elle n'obéit pas à des lois exceptionnelles; qu'elle forme une propriété de même origine, de même nature, aussi légitime que toute autre propriété.—Mais il ne s'ensuit nullement,—on doit maintenant le comprendre,—que de deux travaux appliqués au sol, l'un ne puisse être beaucoup plus heureusement rémunéré que l'autre.

Revenons encore à cette industrie, la plus simple de toutes, et la plus propre à nous montrer le point délicat qui sépare le travail onéreux de l'homme et la coopération gratuite de la nature, je veux parler de l'humble industrie du porteur d'eau.

Un homme a recueilli et porté chez lui une tonne d'eau. Est-il propriétaire d'une valeur nécessairement proportionnelle à son travail? En ce cas, cette valeur serait indépendante du service qu'elle peut rendre. Bien plus, elle serait immuable, car le travail passé n'est plus susceptible de plus ou de moins.

Eh bien, le lendemain du jour où la tonne d'eau a été recueillie et transportée, elle peut perdre toute valeur, si, par exemple, il a plu pendant la nuit. En ce cas, chacun est pourvu; elle ne peut rendre aucun service; on n'en veut plus. En langage économique, elle n'est pas demandée.

Au contraire, elle peut acquérir une valeur considérable si des besoins extraordinaires, imprévus et pressants se manifestent.

Que s'ensuit-il? que l'homme, travaillant pour l'avenir, ne sait pas au juste d'avance le prix que cet avenir réserve à son travail. La valeur incorporée dans un objet matériel sera plus ou moins élevée, selon qu'il rendra plus ou moins de services, ou, pour mieux dire, le travail humain, origine de cette valeur, recevra, selon les circonstances, une récompense plus ou moins grande. C'est sur de telles éventualités que s'exerce la prévoyance qui, elle aussi, a droit à être rémunérée.

Mais, je le demande, quel rapport y a-t-il entre ces fluctuations de valeurs, entre cette variabilité dans la récompense qui attend le travail, et la merveilleuse industrie naturelle, les admirables lois physiques qui, sans notre participation, ont fait arriver l'eau de l'Océan à la source? Parce que la valeur de cette tonne d'eau peut varier avec les circonstances, faut-il en conclure que la nature se fait payer quelquefois beaucoup, quelquefois peu, quelquefois pas du tout, l'évaporation, le transport des nuages de l'Océan aux montagnes, la congélation, la liquéfaction, et toute cette admirable industrie qui alimente la source?

Il en est de même des produits agricoles.

La valeur du sol, ou plutôt du capital engagé dans le sol, n'a pas qu'un élément: elle en a deux. Elle dépend non-seulement du travail qui y a été consacré, mais encore de la puissance qui est dans la société de rémunérer ce travail; de la Demande aussi bien que de l'Offre.

Voici un champ. Il n'est pas d'année où l'on n'y jette quelque travail dont les effets sont d'une nature permanente, et, de ce chef, résulte un accroissement de valeur.

En outre, les routes se rapprochent et se perfectionnent, la sécurité devient plus complète, les débouchés s'étendent, la population s'accroît en nombre et en richesse; une nouvelle carrière s'ouvre à la variété des cultures, à l'intelligence, à l'habileté; et de ce changement de milieu, de cette prospérité générale, résulte pour le travail actuel ou antérieur un excédant de rémunération; par contre-coup, pour le champ, un accroissement de valeur.

Il n'y a là ni injustice ni exception en faveur de la propriété foncière. Il n'est aucun genre de travail, depuis la banque jusqu'à la main d'œuvre, qui ne présente le même phénomène. Il n'en est aucun qui ne voie améliorer sa rémunération par le seul fait de l'amélioration du milieu où il s'exerce. Cette action et cette réaction de la prospérité de chacun sur la prospérité de tous, et réciproquement, est la loi même de la valeur. Il est si faux qu'on en puisse conclure à une prétendue valeur qu'aurait revêtue le sol lui-même ou ses puissances productives, que le travail intellectuel, que les professions et métiers où n'interviennent ni la matière ni le concours des lois physiques, jouissent du même avantage, qui n'est pas exceptionnel, mais universel. L'avocat, le médecin, le professeur, l'artiste, le poëte, sont mieux rémunérés, à travail égal, à mesure que la ville et la nation à laquelle ils appartiennent croissent en bien-être, que le goût ou le besoin de leurs services se répand, que le public les demande davantage, et est à la fois plus obligé et plus en mesure de les mieux rétribuer. La simple cession d'une clientèle, d'une étude, d'une chalandise se fait sur ce principe. Bien plus, le géant basque et Tom Pouce, qui vivent de la simple exhibition de leur stature anormale, l'exposent avec plus d'avantage à la curiosité de la foule nombreuse et aisée des grandes métropoles qu'à celle de quelques rares et pauvres villageois. Ici, la demande ne contribue pas seulement à la valeur, elle la fait tout entière. Comment pourrait-on trouver exceptionnel ou injuste que la demande influât aussi sur la valeur du sol ou des produits agricoles?

Alléguera-t-on que le sol peut atteindre ainsi une valeur exagérée? Ceux qui le disent n'ont sans doute jamais réfléchi à l'immense quantité de travail que la terre cultivable a absorbée. J'ose affirmer qu'il n'est pas un champ en France qui vaille ce qu'il a coûté, qui puisse s'échanger contre autant de travail qu'il en a exigé pour être mis à l'état de productivité où il se trouve. Si cette observation est fondée, elle est décisive. Elle ne laisse pas subsister le moindre indice d'injustice à la charge de la propriété foncière. C'est pourquoi j'y reviendrai lorsque j'aurai à examiner la théorie de Ricardo sur la rente. J'aurai à montrer qu'on doit aussi appliquer aux capitaux fonciers cette loi générale que j'ai exprimée en ces termes: À mesure que le capital s'accroît, les produits se partagent entre les capitalistes ou propriétaires et les travailleurs, de telle sorte que la part relative des premiers va sans cesse diminuant, quoique leur part absolue augmente, tandis que la part des seconds augmente dans les deux sens.

Cette illusion qui fait croire aux hommes que les puissances productives ont une valeur propre, parce qu'elles ont de l'utilité, a entraîné après elle bien des déceptions et bien des catastrophes. C'est elle qui les a souvent poussés vers des colonisations prématurées dont l'histoire n'est qu'un lamentable martyrologe. Ils ont raisonné ainsi: Dans notre pays, nous ne pouvons obtenir de la valeur que par le travail; et quand nous avons travaillé, nous n'avons qu'une valeur proportionnelle à notre travail. Si nous allions dans la Guyane, sur les bords du Mississipi, en Australie, en Afrique, nous prendrions possession de vastes terrains incultes, mais fertiles. Nous deviendrions propriétaires, pour notre récompense, et de la valeur que nous aurions créée, et de la valeur propre, inhérente à ces terrains. On part, et une cruelle expérience ne tarde pas à confirmer la vérité de la théorie que j'expose ici. On travaille, on défriche, on s'exténue; on est exposé aux privations, à la souffrance, aux maladies; et puis, si l'on veut revendre la terre qu'on a rendue propre à la production, on n'en tire pas ce qu'elle a coûté, et l'on est bien forcé de reconnaître que la valeur est de création humaine. Je défie qu'on me cite une colonisation qui n'ait été, à l'origine, un désastre.

«Plus de mille ouvriers furent dirigés sur la rivière du Cygne; mais l'extrême bas prix de la terre (1 sh. 6 d. l'acre ou moins de 2 fr.) et le taux extravagant de la main-d'œuvre leur donna le désir et la facilité de devenir propriétaires. Les capitalistes ne trouvèrent plus personne pour travailler. Un capital de cinq millions y périt, et la colonie devint une scène de désolation. Les ouvriers ayant abandonné leurs patrons, pour obéir à l'illusoire satisfaction d'être propriétaires de terre, les instruments d'agriculture se rouillèrent, les semences moisirent; les troupeaux périrent faute de soins. Une famine affreuse put seule guérir les travailleurs de leur infatuation. Ils revinrent demander du travail aux capitalistes, mais il n'était plus temps.» (Proceedings of the South Australian association.)

L'association, attribuant ce désastre au bon marché des terres, en porta le prix à 12 sh. Mais, ajoute Carey à qui j'emprunte cette citation, la véritable cause c'est que les ouvriers, s'étant persuadé que la terre a une Valeur propre indépendante du travail, s'étaient empressés de s'emparer de cette prétendue Valeur à laquelle ils supposaient la puissance de contenir virtuellement une Rente.

La suite me fournit un argument plus péremptoire encore.

«En 1836, les propriétés foncières de la rivière du Cygne s'obtenaient des acquéreurs primitifs à un schelling l'acre.» (New Monthly Magazine.)

Ainsi, ce sol vendu par la compagnie à 12 sh.—sur lequel les acquéreurs avaient jeté beaucoup de travail et d'argent, ils le revendirent à un schelling! Où était donc la valeur des puissances productives naturelles et indestructibles[24]?

Ce vaste et important sujet de la valeur des terres n'est pas épuisé, je le sens, par ce chapitre écrit à bâtons rompus, au milieu d'occupations incessantes; j'y reviendrai; mais je ne puis terminer sans soumettre une observation aux lecteurs et particulièrement aux économistes.

Ces savants illustres qui ont fait faire tant de progrès à la science, dont les écrits et la vie respirent la bienveillance et la philanthropie, qui ont révélé, au moins sous un certain aspect et dans le cercle de leurs recherches, la véritable solution du problème social, les Quesnay, les Turgot, les Smith, les Malthus, les Say n'ont pas échappé cependant, je ne dis pas à la réfutation, elle est toujours de droit, mais à la calomnie, au dénigrement, aux grossières injures. Attaquer leurs écrits, et même leurs intentions, est devenu presque une mode.—On dira peut-être que dans ce chapitre je fournis des armes à leurs détracteurs, et certes le moment serait très-mal choisi de me tourner contre ceux que je regarde, j'en fais la déclaration solennelle, comme mes initiateurs, mes guides, mes maîtres. Mais, après tout, le droit suprême n'appartient-il pas à la Vérité, ou à ce que, sincèrement, je regarde comme la Vérité? Quel est le livre, au monde, où ne se soit glissée aucune erreur? Or une erreur, en économie politique, si on la presse, si on la tourmente, si on lui demande ses conséquences logiques, les contient toutes; elle aboutit au chaos. Il n'y a donc pas de livre dont on ne puisse extraire une proposition isolée, incomplète, fausse, et qui ne renferme par conséquent tout un monde d'erreurs et de désordres. En conscience, je crois que la définition que les économistes ont donnée du mot Valeur est de ce nombre. On vient de voir que cette définition les a conduits eux-mêmes à jeter sur la légitimité de la Propriété foncière, et, par voie de déduction, sur le capital, un doute dangereux; et ils ne se sont arrêtés dans cette voie funeste que par une inconséquence. Cette inconséquence les a sauvés. Ils ont repris leur marche dans la voie du Vrai, et leur erreur, si c'en est une, est dans leurs livres une tache isolée. Le socialisme est venu qui s'est emparé de la fausse définition, non pour la réfuter, mais pour l'adopter, la corroborer, en faire le point de départ de sa propagande, et en exprimer toutes les conséquences. Il y avait là, de nos jours, un danger social imminent, et c'est pourquoi j'ai cru qu'il était de mon devoir de dire toute ma pensée, de remonter jusqu'aux sources de la fausse théorie. Que si l'on en voulait induire que je me sépare de mes maîtres Smith et Say, de mes amis Blanqui et Garnier, uniquement parce que, dans une ligne perdue au milieu de leurs savants et excellents écrits, ils auraient fait une fausse application, selon moi, du mot Valeur; si l'on en concluait que je n'ai plus foi dans l'économie politique et les économistes, je ne pourrais que protester,—et, au reste, il y a la plus énergique des protestations dans le titre même de ce livre.

X
CONCURRENCE

L'économie politique n'a pas, dans tout son vocabulaire, un mot qui ait autant excité la fureur des réformateurs modernes que le mot Concurrence, auquel, pour le rendre plus odieux, ils ne manquent jamais d'accoler l'épithète: anarchique.

Que signifie Concurrence anarchique? Je l'ignore. Que peut-on mettre à sa place? Je ne le sais pas davantage.

J'entends bien qu'on me crie: Organisation! Association! Mais qu'est-ce à dire? Il faut nous entendre une fois pour toutes. Il faut enfin que je sache quel genre d'autorité ces écrivains entendent exercer sur moi et sur tous les hommes vivant à la surface du globe; car, en vérité, je ne leur en reconnais qu'une, celle de la raison s'ils peuvent la mettre de leur côté. Eh bien! veulent-ils me priver du droit de me servir de mon jugement quand il s'agit de mon existence? Aspirent-ils à m'ôter la faculté de comparer les services que je rends à ceux que je reçois? Entendent-ils que j'agisse sous l'influence de la contrainte par eux exercée et non sous celle de mon intelligence? S'ils me laissent ma liberté, la Concurrence reste. S'ils me la ravissent, je ne suis que leur esclave.—L'association sera libre et volontaire, disent-ils. À la bonne heure! Mais alors chaque groupe d'associés sera à l'égard des autres groupes ce que sont aujourd'hui les individus entre eux, et nous aurons encore la Concurrence.—L'association sera intégrale.—Oh! ceci passe la plaisanterie. Quoi! la concurrence anarchique désole actuellement la société; et il nous faut attendre, pour guérir de cette maladie, que, sur la foi de votre livre, tous les hommes de la terre, Français, Anglais, Chinois, Japonais, Cafres, Hottentots, Lapons, Cosaques, Patagons, se soient mis d'accord pour s'enchaîner à tout jamais à une des formes d'association que vous avez imaginées? Mais prenez garde, c'est avouer que la Concurrence est indestructible; et oserez-vous dire qu'un phénomène indestructible, par conséquent providentiel, puisse être malfaisant?

Et après tout, qu'est-ce que la Concurrence? Est-ce une chose existant et agissant par elle-même comme le choléra? Non; Concurrence, ce n'est qu'absence d'oppression. En ce qui m'intéresse, je veux choisir pour moi-même et ne veux pas qu'un autre choisisse pour moi, malgré moi; voilà tout. Et si quelqu'un prétend substituer son jugement au mien dans les affaires qui me regardent, je demanderai de substituer le mien au sien dans les transactions qui le concernent. Où est la garantie que les choses en iront mieux? Il est évident que la Concurrence, c'est la liberté. Détruire la liberté d'agir c'est détruire la possibilité et par suite la faculté de choisir, de juger, de comparer; c'est tuer l'intelligence, c'est tuer la pensée, c'est tuer l'homme. De quelque côté qu'ils partent, voilà où aboutissent toujours les réformateurs modernes; pour améliorer la société, ils commencent par anéantir l'individu, sous prétexte que tous les maux en viennent, comme si tous les biens n'en venaient pas aussi. Nous avons vu que les services s'échangent contre les services. Au fond, chacun de nous porte en ce monde la responsabilité de pourvoir à ses satisfactions par ses efforts. Donc un homme nous épargne une peine; nous devons lui en épargner une à notre tour. Il nous confère une satisfaction résultant de son effort; nous devons faire de même pour lui.

Mais qui fera la comparaison? car, entre ces efforts, ces peines, ces services échangés, il y a, de toute nécessité, une comparaison à faire pour arriver à l'équivalence, à la justice, à moins qu'on ne nous donne pour règle l'injustice, l'inégalité, le hasard, ce qui est une autre manière de mettre l'intelligence humaine hors de cause. Il faut donc un juge ou des juges. Qui le sera? N'est-il pas bien naturel que, dans chaque circonstance, les besoins soient jugés par ceux qui les éprouvent, les satisfactions par ceux qui les recherchent, les efforts par ceux qui les échangent? Et est-ce sérieusement qu'on nous propose de substituer à cette universelle vigilance des intéressés une autorité sociale (fût-ce celle du réformateur lui-même), chargée de décider sur tous les points du globe les délicates conditions de ces échanges innombrables? Ne voit-on pas que ce serait créer le plus faillible, le plus universel, le plus immédiat, le plus inquisitorial, le plus insupportable, le plus actuel, le plus intime, et disons, fort heureusement, le plus impossible de tous les despotismes que jamais cervelle de pacha ou de mufti ait pu concevoir?

Il suffit de savoir que la Concurrence n'est autre chose que l'absence d'une autorité arbitraire comme juge des échanges, pour en conclure qu'elle est indestructible. La force abusive peut certainement restreindre, contrarier, gêner la liberté de troquer, comme la liberté de marcher; mais elle ne peut pas plus anéantir l'une que l'autre sans anéantir l'homme. Cela étant ainsi, reste à savoir si la Concurrence agit pour le bonheur ou le malheur de l'humanité; question qui revient à celle-ci: L'humanité est-elle naturellement progressive ou fatalement rétrograde?

Je ne crains, pas de le dire: la Concurrence, que nous pourrions bien nommer la Liberté, malgré les répulsions qu'elle soulève, en dépit des déclamations dont on la poursuit, est la loi démocratique par essence. C'est la plus progressive, la plus égalitaire, la plus communautaire de toutes celles à qui la Providence a confié le progrès des sociétés humaines. C'est elle qui fait successivement tomber dans le domaine commun la jouissance des biens que la nature ne semblait avoir accordés gratuitement qu'à certaines contrées. C'est elle qui fait encore tomber dans le domaine commun toutes les conquêtes dont le génie de chaque siècle accroît le trésor des générations qui le suivent, ne laissant ainsi en présence que des travaux complémentaires s'échangeant entre eux, sans réussir, comme ils le voudraient, à se faire rétribuer pour le concours des agents naturels; et si ces travaux, comme il arrive toujours à l'origine, ont une valeur qui ne soit pas proportionnelle à leur intensité, c'est encore la Concurrence qui, par son action inaperçue, mais incessante, ramène un équilibre sanctionné par la justice et plus exact que celui que tenterait vainement d'établir la sagacité faillible d'une magistrature humaine. Loin que la Concurrence, comme on l'en accuse, agisse dans le sens de l'inégalité, on peut affirmer que toute inégalité factice est imputable à son absence; et si l'abîme est plus profond entre le grand lama et un paria qu'entre le président et un artisan des États-Unis, cela tient à ce que la Concurrence (ou la liberté), comprimée en Asie, ne l'est pas en Amérique. Et c'est pourquoi, pendant que les Socialistes voient dans la Concurrence la cause de tout mal, c'est dans les atteintes qu'elle reçoit qu'il faut chercher la cause perturbatrice de tout bien. Encore que cette grande loi ait été méconnue des Socialistes et de leurs adeptes, encore qu'elle soit souvent brutale dans ses procédés, il n'en est pas de plus féconde en harmonies sociales, de plus bienfaisante dans ses résultats généraux, il n'en est pas qui atteste d'une manière plus éclatante l'incommensurable supériorité des desseins de Dieu sur les vaines et impuissantes combinaisons des hommes.

Je dois rappeler ici ce singulier mais incontestable résultat de l'ordre social, sur lequel j'ai déjà attiré l'attention du lecteur (page 25), et que la puissance de l'habitude dérobe trop souvent à notre vue. C'est que: La somme des satisfactions qui aboutit à chaque membre de la société est de beaucoup supérieure à celle qu'il pourrait se procurer par ses propres efforts.—En d'autres termes, il y a une disproportion évidente entre nos consommations et notre travail. Ce phénomène, que chacun de nous peut aisément constater, s'il veut tourner un instant ses regards sur lui-même, devrait, ce me semble, nous inspirer quelque reconnaissance pour la Société à qui nous en sommes redevables.

Nous arrivons dénués de tout sur cette terre, tourmentés de besoins sans nombre, et pourvus seulement de facultés pour y faire face. Il semble, à priori, que tout ce à quoi nous pourrions prétendre, c'est d'obtenir des satisfactions proportionnelles à notre travail. Si nous en avons plus, infiniment plus, à qui devons-nous cet excédant? Précisément à cette organisation naturelle contre laquelle nous déclamons sans cesse, quand nous ne cherchons pas à la détruire.

En lui-même, le phénomène est vraiment extraordinaire. Que certains hommes consomment plus qu'ils ne produisent, rien de plus aisément explicable, si, d'une façon ou d'une autre, ils usurpent les droits d'autrui, s'ils reçoivent des services sans en rendre. Mais comment cela peut-il être vrai de tous les hommes à la fois? Comment se fait-il qu'après avoir échangé leurs services sans contrainte, sans spoliation, sur le pied de l'équivalence, chaque homme puisse se dire avec vérité: Je détruis en un jour plus que je ne pourrais créer en un siècle!

Le lecteur comprend que cet élément additionnel qui résout le problème, c'est le concours toujours plus efficace des agents naturels dans l'œuvre de la production; c'est l'utilité gratuite venant tomber sans cesse dans le domaine de la communauté; c'est le travail du chaud, du froid, de la lumière, de la gravitation, de l'affinité, de l'élasticité venant progressivement s'ajouter au travail de l'homme et diminuer la valeur des services en les rendant plus faciles.

J'aurais, certes, bien mal exposé la théorie de la valeur, si le lecteur pensait qu'elle baisse immédiatement et d'elle-même par le seul fait de la coopération, à la décharge du travail humain, d'une force naturelle. Non, il n'en est pas ainsi; car alors on pourrait dire, avec les économistes anglais: La valeur est proportionnelle au travail. Celui qui se fait aider par une force naturelle et gratuite rend plus facilement ses services; mais pour cela il ne renonce pas volontairement à une portion quelconque de sa rémunération accoutumée. Pour l'y déterminer, il faut une coercition extérieure, sévère sans être injuste. Cette coercition, c'est la Concurrence qui l'exerce. Tant qu'elle n'est pas intervenue, tant que celui qui a utilisé un agent naturel est maître de son secret, son agent naturel est gratuit, sans doute, mais il n'est pas encore commun; la conquête est réalisée, mais elle l'est au profit d'un seul homme ou d'une seule classe. Elle n'est pas encore un bienfait pour l'humanité entière. Il n'y a encore rien de changé dans le monde, si ce n'est qu'une nature de services, bien que déchargée en partie du fardeau de la peine, exige cependant la rétribution intégrale. Il y a, d'un côté, un homme qui exige de tous ses semblables le même travail qu'autrefois, quoiqu'il ne leur offre que son travail réduit; il y a, de l'autre, l'humanité entière qui est encore obligée de faire le même sacrifice de temps et de labeur pour obtenir un produit que désormais la nature réalise en partie.

Si les choses devaient rester ainsi, avec toute invention un principe d'inégalité indéfinie s'introduirait dans le monde. Non-seulement on ne pourrait pas dire: La valeur est proportionnelle au travail, mais on ne pourrait pas dire davantage: La valeur tend à se proportionner au travail. Tout ce que nous avons dit dans les chapitres précédents de l'utilité gratuite, de la communauté progressive, serait chimérique. Il ne serait pas vrai que les services s'échangent contre les services, de telle sorte que les dons de Dieu se transmettent de main en main par-dessus le marché; jusqu'au destinataire qui est le consommateur. Chacun se ferait payer à tout jamais, outre son travail, la portion de forces naturelles qu'il serait parvenu à exploiter une fois; en un mot, l'humanité serait constituée sur le principe du monopole universel au lieu de l'être sur le principe de la Communauté progressive.

Mais il n'en est pas ainsi; Dieu, qui a prodigué à toutes ses créatures la chaleur, la lumière, la gravitation, l'air, l'eau, la terre, les merveilles de la vie végétale, l'électricité et tant d'autres bienfaits innombrables qu'il ne m'est pas donné d'énumérer, Dieu, qui a mis dans l'individualité l'intérêt personnel qui, comme un aimant, attire toujours tout à lui, Dieu, dis-je, a placé aussi, au sein de l'ordre social, un autre ressort auquel il a confié le soin de conserver à ses bienfaits leur destination primitive: la gratuité, la communauté. Ce ressort, c'est la Concurrence.

Ainsi l'Intérêt personnel est cette indomptable force individualiste qui nous fait chercher le progrès, qui nous le fait découvrir, qui nous y pousse l'aiguillon dans le flanc, mais qui nous porte aussi à le monopoliser. La Concurrence est cette force humanitaire non moins indomptable qui arrache le progrès, à mesure qu'il sa réalise, des mains de l'individualité, pour en faire l'héritage commun de la grande famille humaine. Ces deux forces qu'on peut critiquer, quand on les considère isolément, constituent dans leur ensemble, par le jeu de leurs combinaisons, l'Harmonie sociale.

Et, pour le dire en passant, il n'est pas surprenant que l'individualité, représentée par l'intérêt de l'homme en tant que producteur, s'insurge depuis le commencement du monde contre la Concurrence, qu'elle la réprouve, qu'elle cherche à la détruire, appelant à son aide la force, la ruse, le privilége, le sophisme, le monopole, la restriction, la protection gouvernementale, etc. La moralité de ses moyens dit assez la moralité de son but. Mais ce qu'il y a d'étonnant et de douloureux, c'est que la science elle-même,—la fausse science, il est vrai,—propagée avec tant d'ardeur par les écoles socialistes, au nom de la philanthropie, de l'égalité, de la fraternité, ait épousé la cause de l'individualisme dans sa manifestation la plus étroite, et déserté celle de l'humanité.

Voyons maintenant agir la Concurrence.

L'homme, sous l'influence de l'intérêt personnel, recherche toujours et nécessairement les circonstances qui peuvent donner le plus de valeur à ses services. Il ne tarde pas à reconnaître qu'à l'égard des dons de Dieu, il peut être favorisé de trois manières: (V. la note de la page 175.)

1o Ou s'il s'empare seul de ces dons eux-mêmes;

2o Ou s'il connaît seul le procédé par lequel il est possible de les utiliser;

3o Ou s'il possède seul l'instrument au moyen duquel on peut les faire concourir.

Dans l'une ou l'autre de ces circonstances, il donne peu de son travail contre beaucoup de travail d'autrui. Ses services ont une grande valeur relative, et l'on est disposé à croire que cet excédant de valeur est inhérent à l'agent naturel. S'il en était ainsi, cette valeur serait irréductible. La preuve que la valeur est dans le service, c'est que nous allons voir la Concurrence diminuer l'une en même temps que l'autre.

1o Les agents naturels, les dons de Dieu, ne sont pas répartis d'une manière uniforme sur la surface du globe. Quelle infinie succession de végétaux, depuis la région du sapin jusqu'à celle du palmier! Ici la terre est plus féconde, là la chaleur plus vivifiante; sur tel point on rencontre la pierre, sur tel autre le plâtre, ailleurs le fer, le cuivre, la houille. Il n'y a pas partout des chutes d'eau; on ne peut pas profiter également partout de l'action des vents. La seule distance où nous nous trouvons des objets qui nous sont nécessaires différencie à l'infini les obstacles que rencontrent nos efforts; il n'est pas jusqu'aux facultés de l'homme qui ne varient, dans une certaine mesure, avec les climats et les races.

Il est aisé de comprendre que, sans la loi de la Concurrence, cette inégalité dans la distribution des dons de Dieu amènerait une inégalité correspondante dans la condition des hommes.

Quiconque serait à portée d'un avantage naturel, en profiterait pour lui, mais n'en ferait pas profiter ses semblables. Il ne permettrait aux autres hommes d'y participer, par son intermédiaire, que moyennant une rétribution excessive dont sa volonté fixerait arbitrairement la limite. Il attacherait à ses services la valeur qu'il lui plairait. Nous avons vu que les deux limites extrêmes entre lesquelles elle se fixe sont la peine prise par celui qui rend le service et la peine épargnée à celui qui le reçoit. Sans la Concurrence, rien n'empêcherait de la porter à la limite supérieure. Par exemple, l'homme des tropiques dirait à l'Européen: «Grâce à mon soleil, je puis obtenir une quantité donnée de sucre, de café, de cacao, de coton avec une peine égale à dix, tandis qu'obligé, dans votre froide région, d'avoir recours aux serres, aux poêles, aux abris, vous ne le pouvez qu'avec une peine égale à cent. Vous me demandez mon sucre, mon café, mon coton, et vous ne seriez pas fâché que, dans la transaction, je ne tinsse compte que de la peine que j'ai prise. Mais moi je regarde surtout celle que je vous épargne; car sachant que c'est la limite de votre résistance, j'en fais celle de ma prétention. Comme ce que je fais avec une peine égale à dix, vous pouvez le faire chez vous avec une peine égale à cent, si je vous demandais en retour de mon sucre un produit qui vous coûtât une peine égale à cent un, il est certain que vous me refuseriez; mais je n'exige qu'une peine de quatre-vingt-dix-neuf. Vous pourrez bien bouder pendant quelque temps; mais vous y viendrez, car à ce taux il y a encore avantage pour vous dans l'échange. Vous trouvez ces bases injustes; mais après tout ce n'est pas à vous, c'est à moi que Dieu a fait don d'une température élevée. Je me sais en mesure d'exploiter ce bienfait de la Providence en vous en privant, si vous ne consentez à me payer une taxe, car je n'ai pas de concurrents. Ainsi voilà mon sucre, mon cacao, mon café, mon coton. Prenez-les aux conditions que je vous impose, ou faites-les vous-même, ou passez-vous-en.»

Il est vrai que l'Européen pourrait à son tour tenir à l'homme dès tropiques un langage analogue: «Bouleversez votre sol, dirait-il, creusez des puits, cherchez du fer et de la houille, et félicitez-vous si vous en trouvez: car, sinon, c'est ma résolution de pousser aussi à l'extrême mes exigences. Dieu nous a fait deux dons précieux. Nous en prenons d'abord ce qu'il nous faut, puis nous ne souffrons pas que d'autres y touchent sans nous payer un droit d'aubaine.»

Si les choses se passaient ainsi, la rigueur scientifique ne permettrait pas encore d'attribuer aux agents naturels la Valeur qui réside essentiellement dans les services. Mais il serait permis de s'y tromper, car le résultat serait absolument le même. Les services s'échangeraient toujours contre des services, mais ils ne manifesteraient aucune tendance à se mesurer par les efforts, par le travail. Les dons de Dieu seraient des priviléges personnels et non des biens communs, et peut-être pourrions-nous, avec quelque fondement, nous plaindre d'avoir été traités par l'Auteur des choses d'une manière si irrémédiablement inégale. Serions-nous frères ici bas? Pourrions-nous nous considérer comme les fils d'un Père commun? Le défaut de Concurrence, c'est-à-dire de Liberté, serait d'abord un obstacle invincible à l'Égalité. Le défaut d'égalité exclurait toute idée de Fraternité. Il ne resterait rien de la devise républicaine.

Mais vienne la Concurrence, et nous la verrons frapper d'impossibilité absolue ces marchés léonins, ces accaparements des dons de Dieu, ces prétentions révoltantes dans l'appréciation des services, ces inégalités dans les efforts échangés.

Et remarquons d'abord que la Concurrence intervient forcément, provoquée qu'elle est par ces inégalités mêmes. Le travail se porte instinctivement du côté où il est le mieux rétribué, et ne manque pas de faire cesser cet avantage anormal; de telle sorte que l'Inégalité n'est qu'un aiguillon qui nous pousse malgré nous vers l'Égalité. C'est une des plus belles intentions finales du mécanisme social. Il semble que la Bonté infinie, qui a répandu ses biens sur la terre, ait choisi l'avide producteur pour en opérer entre tous la distribution équitable; et certes c'est un merveilleux spectacle que celui de l'intérêt privé réalisant sans cesse ce qu'il évite toujours. L'homme, en tant que producteur, est attiré fatalement, nécessairement vers les grosses rémunérations, qu'il fait par cela même rentrer dans la règle. Il obéit à son intérêt propre, et qu'est ce qu'il rencontre sans le savoir, sans le vouloir, sans le chercher? L'intérêt général.

Ainsi, pour revenir à notre exemple, par ce motif que l'homme des tropiques, exploitant les dons de Dieu, reçoit une rémunération excessive, il s'attire la Concurrence. Le travail humain se porte de ce côté avec une ardeur proportionnelle, si je puis m'exprimer ainsi, à l'amplitude de l'inégalité; et il n'aura pas de paix qu'il ne l'ait effacée. Successivement, on voit le travail tropical égal à dix s'échanger, sous l'action de la Concurrence, contre du travail européen égal à quatre-vingts, puis à soixante, puis à cinquante, à quarante, à vingt, et enfin à dix. Il n'y a aucune raison, sous l'empire des lois spéciales naturelles, pour que les choses n'en viennent pas là, c'est-à-dire pour que les services échangés ne puissent pas se mesurer par le travail, par la peine prise, les dons de Dieu se donnant de part et d'autre par-dessus le marché. Or, quand les choses en sont là, il faut bien apprécier, pour la bénir, la révolution qui s'est opérée.—D'abord les peines prises de part et d'autre sont égales, ce qui est de nature à satisfaire la conscience humaine toujours avide de justice.—Ensuite, qu'est devenu le don de Dieu?—Ceci mérite toute l'attention du lecteur.—Il n'a été retiré à personne. À cet égard, ne nous en laissons pas imposer par les clameurs du producteur tropical, le Brésilien, en tant qu'il consomme lui-même du sucre, du coton, du café, profite toujours de la chaleur de son soleil; car l'astre bienfaisant n'a pas cessé de l'aider dans l'œuvre de la production. Ce qu'il a perdu, c'est seulement l'injuste faculté de prélever une aubaine sur la consommation des habitants de l'Europe. Le bienfait providentiel, parce qu'il était gratuit, devait devenir et est devenu commun: car gratuité et communauté sont de même essence.

Le don de Dieu est devenu commun,—et je prie le lecteur de ne pas perdre de vue que je me sers ici d'un fait spécial pour élucider un phénomène universel,—il est devenu, dis-je, commun à tous les hommes. Ce n'est pas là de la déclamation, mais l'expression d'une vérité mathématique. Pourquoi ce beau phénomène a-t-il été méconnu? Parce que la communauté se réalise sous forme de valeur anéantie, et que notre esprit a beaucoup de peine à saisir les négations. Mais, je le demande, lorsque, pour obtenir une quantité de sucre, de café ou de coton, je ne cède que le dixième de la peine qu'il me faudrait prendre pour les produire moi-même, et cela parce qu'au Brésil le soleil fait les neuf dixièmes de l'œuvre, n'est-il pas vrai que j'échange du travail contre du travail? et n'obtiens-je pas très-positivement, en outre du travail brésilien, et par-dessus le marché, la coopération du climat des tropiques? Ne puis-je pas affirmer avec une exactitude rigoureuse que je suis devenu, que tous les hommes sont devenus, au même titre que les Indiens et les Américains, c'est-à-dire à titre gratuit, participants de la libéralité de la nature, en tant qu'elle concerne les productions dont il s'agit?

Il y a un pays, l'Angleterre, qui a d'abondantes mines de houille. C'est là, sans doute, un grand avantage local, surtout si l'on suppose, comme je de ferai pour plus de simplicité dans la démonstration, qu'il n'y a pas de houille sur le continent.—Tant que l'échange n'intervient pas, l'avantage qu'ont les Anglais, c'est d'avoir, du feu en plus grande abondance que les autres peuples, de s'en procurer avec moins de peine, sans entreprendre autant sur leur temps utile. Sitôt que l'échange apparaît, abstraction faite de la Concurrence, la possession exclusive des mines les met à même de demander une rémunération considérable et de mettre leur peine à haut prix. Ne pouvant ni prendre cette peine nous-mêmes ni nous adresser ailleurs, il faudra bien subir la loi. Le travail anglais, appliqué à ce genre d'exploitation, sera très-rétribué; en d'autres termes, la houille sera chère, et le bienfait de la nature pourra être considéré comme conféré à un peuple et non à l'humanité.

Mais cet état de choses ne peut durer; il y a une grande loi naturelle et sociale qui s'y oppose, la Concurrence. Par cela même que ce genre de travail sera très-rémunéré en Angleterre, il y sera très-recherché, car les hommes recherchent toujours les grosses rémunérations. Le nombre des mineurs s'accroîtra à la fois par adjonction et par génération; ils s'offriront au rabais; ils se contenteront d'une rémunération toujours décroissante jusqu'à ce qu'elle descende à l'état normal, au niveau de celle qu'on accorde généralement, dans le pays, à tous les travaux analogues. Cela veut dire que le prix de la houille anglaise baissera en France; cela veut dire qu'une quantité donnée de travail français obtiendra une quantité de plus en plus grande de houille anglaise, ou plutôt de travail anglais incorporé dans de la houille; cela veut dire enfin, et c'est là ce que je prie d'observer, que le don que la nature semblait avoir fait à l'Angleterre, elle l'a conféré, en réalité, à l'humanité tout entière. La houille de Newcastle est prodiguée gratuitement à tous les hommes. Ce n'est là ni un paradoxe ni une exagération: elle leur est prodiguée à titre gratuit, comme l'eau du torrent, à la seule condition de prendre la peine de l'aller chercher ou de restituer cette peine à ceux qui la prennent pour nous. Quand nous achetons la houille, ce n'est pas la houille que nous payons, mais le travail qu'il a fallu exécuter pour l'extraire et la transporter. Nous nous bornons à donner un travail égal que nous avons fixé dans du vin ou de la soie. Il est si vrai que la libéralité de la nature s'est étendue à la France, que le travail que nous restituons n'est pas supérieur à celui qu'il eût fallu accomplir si le dépôt houiller eût été en France. La Concurrence a amené l'égalité entre les deux peuples par rapport à la houille, sauf l'inévitable et légère différence qui résulte de la distance et du transport.

J'ai cité deux exemples, et, pour rendre le phénomène plus frappant par sa grandeur, j'ai choisi des relations internationales opérées sur une vaste échelle. Je crains d'être ainsi tombé dans l'inconvénient de dérober à l'œil du lecteur le même phénomène agissant incessamment autour de nous et dans nos transactions les plus familières. Qu'il veuille bien prendre dans ses mains les plus humbles objets, un verre, un clou, un morceau de pain, une étoffe, un livre. Qu'il se prenne à méditer sur ces vulgaires produits. Qu'il se demande quelle incalculable masse d'utilité gratuite serait, à la vérité, sans la Concurrence, demeurée gratuite pour le producteur, mais n'aurait jamais été gratuite pour l'humanité, c'est-à-dire ne serait jamais devenue commune. Qu'il se dise bien que, grâce à la Concurrence, en achetant ce pain, il ne paye rien pour l'action du soleil, rien pour la pluie, rien pour la gelée, rien pour les lois de la physiologie végétale, rien même pour l'action propre du sol, quoiqu'on en dise; rien pour la loi de la gravitation mise en œuvre par le meunier, rien pour la loi de la combustion mise en œuvre par le boulanger, rien pour la force animale mise en œuvre par le voiturier; qu'il ne payé que des services rendus, des peines prises par les agents humains; qu'il sache que, sans la concurrence, il lui aurait fallu en outre payer une taxe pour l'intervention de tous ces agents naturels; que cette taxe n'aurait eu d'autre limité que la difficulté qu'il éprouverait lui-même à se procurer du pain par ses propres efforts; que, par conséquent, une vie entière de travail ne lui suffirait pas pour faire face à la rémunération qui lui serait demandée; qu'il songe qu'il n'use pas d'un seul objet qui ne puisse et ne doive provoquer les mêmes réflexions, et que ces réflexions sont vraies pour tous les hommes vivant sur la surface du globe: et il comprendra alors le vice des théories socialistes, qui, ne voyant que la superficie des choses, l'épiderme de la société, se sont si légèrement élevées contre la Concurrence, c'est-à-dire contre la Liberté humaine; il comprendra que la Concurrence, maintenant aux dons que la nature a inégalement repartis sur le globe le double caractère de la gratuité et de la communauté, il faut la considérer comme le principe d'une juste et naturelle égalisation; il faut l'admirer comme la force qui tient en échec l'égoïsme de l'intérêt personnel, avec lequel elle se combine si artistement, qu'elle est en même temps un frein pour son avidité et un aiguillon pour son activité; il faut la bénir comme la plus éclatante manifestation de l'impartiale sollicitude de Dieu envers toutes ses créatures.

De ce qui précède, on peut déduire la solution d'une des questions les plus controversées, celle de la liberté commerciale de peuple à peuple. S'il est vrai, comme cela me paraît incontestable que les diverses nations du globe soient amenées par la Concurrence à n'échanger entre elles que du travail, de la peine de plus en plus nivelée; et à se céder réciproquement, par-dessus le marché, les avantages naturels que chacune d'elles a à sa portée: combien ne sont-elles pas aveugles et absurdes celles qui repoussent législativement les produits étrangers, sous prétexte qu'ils sont à bon marché, qu'ils ont peu de valeur relativement à leur utilité totale, c'est-à-dire précisément parce qu'ils renferment une grande portion d'utilité gratuité!

Je l'ai déjà dit et je le répète: une théorie m'inspire de la confiance quand je la vois d'accord avec la pratique universelle. Or il est positif que les nations feraient entre elles certains échanges si on ne le leur interdisait par la force. Il faut la baïonnette pour les empêcher, donc on a tort de les empêcher.

2o Une autre circonstance qui places certains hommes dans une situation favorable et exceptionnelle quant à la rémunération, c'est la connaissance exclusive des procédés par lesquels il est possible de s'emparer des agents naturels. Ce qu'on nomme une invention est une conquête du génie humain. Il faut voir comment ces belles et pacifiques conquêtes, qui sont, à l'origine, une source de richesses pour ceux qui les font, deviennent bientôt, sous l'action de la Concurrence, le patrimoine commun et gratuit de tous les hommes.

Les forces de la nature appartiennent bien à tout le monde. La gravitation, par exemple est une propriété commune; elle nous entoure, elle nous pénètre, elle nous domine: cependant s'il n'y a qu'un moyen de la faire concourir à un résultat utile et déterminé, et qu'un homme qui connaisse ce moyen, cet homme pourra mettre sa peine à haut prix, ou refuser de la prendre, si ce n'est en échange d'une rémunération considérable. Sa prétention, à cet égard, n'aura d'autres limites que le point où il exigerait des consommateurs un sacrifice supérieur à celui que leur impose le vieux procédé. Il sera parvenu, par exemple, à anéantir les neuf dixièmes du travail nécessaire pour produire l'objet x.—Mais x a actuellement un prix courant déterminé par la peine que sa production exige selon la méthode ordinaire. L'inventeur vend x au cours; en d'autres termes, sa peine lui est payée dix fois plus que celle de ses rivaux. C'est là la première phase de l'invention.

Remarquons d'abord qu'elle ne blesse en rien la justice. Il est juste que celui qui révèle au monde un procédé utile reçoive sa récompense: À chacun selon sa capacité.

Remarquons encore que jusqu'ici l'humanité, moins l'inventeur, n'a rien gagné que virtuellement, en perspective pour ainsi dire, puisque, pour acquérir le produit x, elle est tenue aux mêmes sacrifices qu'il lui coûtait autrefois.

Cependant l'invention entre dans sa seconde phase, celle de l'imitation. Il est dans la nature des rémunération excessives d'éveiller la convoitise. Le procédé nouveau se répand, le prix de x va toujours baissant, et la rémunération décroît aussi, d'autant plus que l'imitation s'éloigne de l'époque de l'invention, c'est-à-dire d'autant plus qu'elle devient plus facile, moins chanceuse, et, partant, moins méritoire. Il n'y a certes rien là qui ne pût être avoué par la législation la plus ingénieuse et la plus impartiale.

Enfin l'invention parvient à sa troisième phase, à sa période définitive, celle de la diffusion universelle, de la communauté, de la gratuité; son cycle est parcouru lorsque la Concurrence a ramené la rémunération des producteurs de x au taux général et normal de tous les travaux analogues. Alors les neuf dixièmes de la peine épargnée par l'invention, dans l'hypothèse, sont une conquête au profit de l'humanité entière. L'utilité de x est la même; mais les neuf dixièmes y ont été mis par la gravitation, qui était autrefois commune à tous en principe, et qui est devenue commune à tous dans cette application spéciale. Cela est si vrai, que tous les consommateurs du globe sont admis à acheter x par le sacrifice du dixième de la peine qu'il coûtait autrefois. Le surplus a été entièrement anéanti par le procédé nouveau.

Si l'on veut bien considérer qu'il n'est pas une invention humaine qui n'ait parcouru ce cercle, que x est ici un signe algébrique qui représente le blé, le vêtement, les livres, les vaisseaux, pour la production desquels une masse incalculable de Peine ou de valeur a été anéantie par la charrue, la machine à filer, l'imprimerie et la voile; que cette observation s'applique au plus humble des outils comme au mécanisme le plus compliqué, au clou, au coin, au levier, comme à la machine à vapeur et au télégraphe électrique; on comprendra, j'espère, comment se résout dans l'humanité ce grand problème: Qu'une masse, toujours plus considérable et toujours plus également répartie, d'utilités ou de jouissances, vienne rémunérer chaque quantité fixe de travail humain.

3o J'ai fait voir que la Concurrence fait tomber, dans le domaine de la communauté et de la gratuité, et les forces naturelles et les procédés par lesquels on s'en empare; il me reste à faire voir qu'elle remplit la même fonction, quant aux instruments au moyen desquels on met ces forces en œuvre.

Il ne suffit pas qu'il existe dans la nature une force, chaleur, lumière, gravitation, électricité; il ne suffit pas que l'intelligence conçoive le moyen de l'utiliser; il faut encore des instruments pour réaliser cette conception de l'esprit, et des approvisionnements pour entretenir pendant l'opération l'existence de ceux qui s'y livrent.

C'est une troisième circonstance favorable à un homme ou à une classe d'hommes, relativement à la rémunération, que de posséder des capitaux. Celui qui a en ses mains l'outil nécessaire au travailleur, les matériaux sur lesquels le travail va s'exercer et les moyens d'existence qui doivent se consommer pendant le travail, celui-là a une rémunération à stipuler; le principe en est certainement équitable, car le capital n'est qu'une peine antérieure, laquelle n'a pas encore été rétribuée. Le capitaliste est dans une bonne position pour imposer la loi, sans doute; mais remarquons que, même affranchi de toute Concurrence, il est une limite que ses prétentions ne peuvent jamais dépasser; cette limite est le point où sa rémunération absorberait tous les avantages du service qu'il rend. Cela étant, il n'est pas permis de parler, comme on le fait si souvent, de la tyrannie du capital, puisque jamais, même dans les cas les plus extrêmes, sa présence ne peut nuire plus que son absence à la condition du travailleur. Tout ce que peut faire le capitaliste, comme l'homme des tropiques qui dispose d'une intensité de chaleur que la nature a refusée à d'autres, comme l'inventeur qui a le secret d'un procédé inconnu à ses semblables, c'est de leur dire: «Voulez-vous disposer de ma peine, j'y mets tel prix; le trouvez-vous trop élevé, faites comme vous avez fait jusqu'ici, passez-vous-en.»

Mais la Concurrence intervient parmi les capitalistes. Des instruments, des matériaux, des approvisionnements n'aboutissent à réaliser des utilités qu'à la condition d'être mis en œuvre; il y a donc émulation parmi les capitalistes pour trouver de l'emploi aux capitaux. Tout ce que cette émulation les force de rabattre sur les prétentions extrêmes dont je viens d'assigner les limites, se résolvant en une diminution dans le prix du produit, est donc un profit net, un gain gratuit pour le consommateur, c'est-à-dire pour l'humanité!

Ici, il est clair que la gratuité ne peut jamais être absolue; puisque tout capital représente une peine, il y a toujours en lui le principe de la rémunération.

Les transactions relatives au Capital sont soumises à la loi universelle des échanges, qui ne s'accomplissent que parce qu'il y a pour les deux contractants avantage à les accomplir, encore que cet avantage, qui tend à s'égaliser, puisse être accidentellement plus grand pour l'un que pour l'autre. Il y a à la rétribution du capital une limite au delà de laquelle on n'emprunte plus; cette limite est zéro-service pour l'emprunteur. De même, il y a une limite en deçà de laquelle on ne prête pas; cette limite, c'est zéro-rétribution pour le prêteur. Cela est évident de soi. Que la prétention d'un des contractants soit poussée au point de réduire à zéro l'avantage de l'autre, et le prêt est impossible. La rémunération du capital oscille entre ces deux termes extrêmes, poussée vers la limite supérieure par la Concurrence des emprunteurs, ramenée vers la limite inférieure par la Concurrence des prêteurs; de telle sorte que, par une nécessité en harmonie avec la justice, elle s'élève quand le capital est rare et s'abaisse quand il abonde.

Beaucoup d'économistes pensent que le nombre des emprunteurs s'accroît plus rapidement qu'il n'est possible au capital de se former, d'où il s'ensuivrait que la tendance naturelle de l'intérêt est vers la hausse. Le fait est décisif en faveur de l'opinion contraire, et nous voyons partout la civilisation faire baisser le loyer des capitaux. Ce loyer se payait, dit-on, 30 ou 40 pour cent à Rome; il se paye encore 20 pour cent au Brésil, 10 pour cent à Alger, 8 pour cent en Espagne, 6 pour cent en Italie, 5 pour cent en Allemagne, 4 pour cent en France, 3 pour cent en Angleterre et moins encore en Hollande. Or tout ce que le progrès anéantit sur le loyer des capitaux, perdu pour les capitalistes, n'est pas perdu pour l'humanité. Si l'intérêt, parti de 40, arrive à 2 pour cent, c'est 38 parties sur 40 dont tous les produits seront dégrévés pour cet élément des frais de production. Ils parviendront au consommateur affranchis de cette charge dans la proportion des 19 vingtièmes; c'est une force qui, comme les agents naturels, comme les procédés expéditifs, se résout en abondance, en égalisation, et, définitivement, en Élévation du niveau général de l'espèce humaine.

Il me reste à dire quelques mots de la Concurrence que le travail se fait à lui-même, sujet qui, dans ces derniers temps, a suscité tant de déclamations sentimentalistes! Mais quoi! n'est-il pas épuisé, pour le lecteur attentif, par tout ce qui précède? J'ai prouvé que, grâce à l'action de la Concurrence, les hommes ne pouvaient pas longtemps recevoir une rémunération anormale pour le concours des forces naturelles, pour la connaissance des procédés, ou la possession des instruments au moyen desquels on s'empare de ces forces. C'est prouver que les efforts tendent à s'échanger sur le pied de l'égalité, ou, en d'autres termes, que la valeur tend à se proportionner au travail. Dès lors, je ne vois vraiment pas ce qu'on peut appeler la Concurrence des travailleurs; je vois moins encore comment elle pourrait empirer leur condition, puisque, à ce point de vue, les travailleurs, ce sont les consommateurs eux-mêmes; la classe laborieuse, c'est tout le monde, c'est justement cette grande Communauté qui recueille, en définitive, les bienfaits de la Concurrence et tout le bénéfice des valeurs successivement anéanties par le progrès.

L'évolution est celle-ci: Les services s'échangent contre les services, ou les valeurs contre les valeurs. Quand un homme (ou une classe d'hommes) s'empare d'un agent naturel ou d'un procédé, sa prétention se règle, non sur la peine qu'il prend, mais sur la peine qu'il épargne aux autres. Il pousse ses exigences jusqu'à l'extrême limite, sans jamais pouvoir néanmoins empirer la condition d'autrui. Il donne à ses services la plus grande valeur possible. Mais graduellement, par l'action de la Concurrence, cette valeur tend à se proportionner à la peine prise; en sorte que l'évolution se conclut quand des peines égales s'échangent contre des peines égales, chacune d'elles servant de véhicule à une masse toujours croissante d'utilité gratuite au profit de la communauté entière. Cela étant ainsi, ce serait tomber dans une contradiction choquante que de venir dire: La Concurrence fait du tort aux travailleurs.

Cependant, on le répète sans cesse, on en est même très-convaincu. Pourquoi? Parce que par ce mot travailleur on n'entend pas la grande communauté laborieuse, mais une classe particulière. On divise la communauté en deux. On met d'un côté tous ceux qui ont des capitaux, qui vivent en tout ou en partie sur des travaux antérieurs, ou sur des travaux intellectuels, ou sur l'impôt; de l'autre, on place les hommes qui n'ont que leurs bras, les salariés, et, pour me servir de l'expression consacrée, les prolétaires. On considère les rapports de ces deux classes, et l'on se demande si, dans l'état de ces rapports, la Concurrence que se font entre eux les salariés ne leur est pas funeste.

On dit: La situation des hommes de cette dernière classe est essentiellement précaire. Comme ils reçoivent leur salaire au jour le jour, ils vivent aussi au jour le jour. Dans le débat, qui, sous un régime libre, précède toute stipulation, ils ne peuvent pas attendre, il faut qu'ils trouvent du travail pour demain à quelque condition que ce soit, sous peine de mort; si ce n'est pas rigoureusement vrai de tous, c'est vrai de beaucoup d'entre eux, et cela suffit pour abaisser la classe entière, car ce sont les plus pressés, les plus misérables qui capitulent les premiers et font le taux général des salaires. Il en résulte que le salaire tend à se mettre au niveau de ce qui est rigoureusement nécessaire pour vivre; et, dans cet état de choses, l'intervention du moindre surcroît de Concurrence entre les travailleurs est une véritable calamité, car il ne s'agit pas pour eux d'un bien-être diminué, mais de la vie rendue impossible.

Certes, il y a beaucoup de vrai, beaucoup trop de vrai en fait, dans cette allégation. Nier les souffrances et l'abaissement de cette classe d'hommes qui accomplit la partie matérielle dans l'œuvre de la production, ce serait fermer les yeux à la lumière.—À vrai dire, c'est à cette situation déplorable d'un grand nombre de nos frères que se rapporte ce qu'on a nommé avec raison le problème social; car, encore que les autres classes de la société soient visitées aussi par bien des inquiétudes, bien des souffrances, des péripéties, des crises, des convulsions économiques, il est pourtant vrai de dire que la liberté serait probablement acceptée comme solution du problème, si elle ne paraissait impuissante à guérir cette plaie douloureuse qu'on nomme le Paupérisme.

Et puisque c'est là surtout que réside le problème social, le lecteur comprendra que je ne puis l'aborder ici. Plût à Dieu que la solution sortît du livre tout entier, mais évidemment elle ne peut sortir d'un chapitre!

J'expose maintenant des lois générales que je crois harmoniques, et j'ai la confiance que le lecteur commence à se douter aussi que ces lois existent, qu'elles agissent dans le sens de la communauté et par conséquent de l'égalité. Mais je n'ai pas nié que l'action de ces lois ne fût profondément troublée par des causes perturbatrices. Si donc nous rencontrons en ce moment un fait choquant d'inégalité, comment le pourrions-nous juger avant de connaître et les lois régulières de l'ordre social et les causes perturbatrices de ces lois?

D'un autre côté, je n'ai nié ni le mal ni sa mission. J'ai cru pouvoir annoncer que, le libre arbitre ayant été donné à l'homme, il ne fallait pas réserver le nom d'harmonie à un ensemble d'où le malheur serait exclu; car le libre arbitre implique l'erreur, au moins comme possible, et l'erreur, c'est le mal. L'Harmonie sociale, comme tout ce qui concerne l'homme, est relative; le mal est un de ses rouages nécessaires destiné à vaincre l'erreur, l'ignorance, l'injustice, en mettant en œuvre deux grandes lois de notre nature: la responsabilité et la solidarité.

Maintenant le paupérisme existant de fait, faut-il l'imputer aux lois naturelles qui régissent l'ordre social—ou bien à des institutions humaines qui agiraient en sens contraire de ces lois,—ou, enfin, à ceux-là mêmes qui en sont les victimes et qui auraient appelé sur leurs têtes ce sévère châtiment de leurs erreurs et de leurs fautes?

En d'autres termes: le paupérisme existe-t-il par destination providentielle,—ou, au contraire, par ce qu'il reste d'artificiel dans notre organisation politique—ou comme rétribution personnelle? Fatalité,—Injustice,—Responsabilité, à laquelle de ces trois causes faut-il attribuer l'effroyable plaie?

Je ne crains pas de dire: Elle ne peut résulter des lois naturelles qui ont fait jusqu'ici l'objet de nos études, puisque ces lois tendent toutes à l'égalisation dans l'amélioration, c'est-à-dire à rapprocher tous les hommes d'un même niveau qui s'élève sans cesse. Ce n'est donc pas le moment d'approfondir le problème de la misère.

En ce moment, si nous voulons considérer à part cette classe de travailleurs qui exécute la partie la plus matérielle de la production et qui, en général, désintéressée de l'œuvre, vit sur une rétribution fixe qu'on nomme salaire, la question que nous aurions à nous poser serait celle-ci: abstraction faite des bonnes ou mauvaises institutions économiques, abstraction faite des maux que les prolétaires peuvent encourir par leur faute—quel est, à leur égard, l'effet de la Concurrence?

Pour cette classe comme pour toutes, l'action de la Concurrence est double. Ils la sentent comme acheteurs et comme vendeurs de services. Le tort de tous ceux qui écrivent sur ces matières est de ne jamais voir qu'un côté de la question, comme des physiciens qui, ne connaissant que la force centrifuge, croient et prophétisent sans cesse que tout est perdu. Passez-leur la fausse donnée, et vous verrez avec quelle irréprochable logique ils vous mèneront à leur sinistre conclusion. Il en est ainsi des lamentations que les socialistes fondent sur l'observation exclusive de la Concurrence centrifuge, si je puis parler ainsi; ils oublient de tenir compte de la Concurrence centripète, et cela suffit pour réduire leurs doctrines à une puérile déclamation. Ils oublient que le travailleur, quand il se présente sur le marché avec le salaire qu'il a gagné, est un centre où aboutissent des industries innombrables, et qu'il profite alors de la Concurrence universelle dont elles se plaignent toutes tour à tour.

Il est vrai que le prolétaire, quand il se considère comme producteur, comme offreur de travail ou de services, se plaint aussi de la concurrence. Admettons donc qu'elle lui profite d'une part, et qu'elle le gêne de l'autre; il s'agit de savoir si la balance lui est favorable, ou défavorable, ou s'il y a compensation.

Je me serais bien mal expliqué si le lecteur ne comprenait pas que, dans ce mécanisme merveilleux, le jeu des concurrences, en apparence antagoniques, aboutit à ce résultat singulier et consolant qu'il y a balance favorable pour tout le monde à la fois, à cause de l'Utilité gratuite agrandissant sans cesse le cercle de la production et tombant sans cesse dans le domaine de la Communauté. Or, ce qui devient commun profite à tous sans nuire à personne; on peut même ajouter, et cela est mathématique, profite à chacun en proportion de sa misère antérieure. C'est cette portion d'utilité gratuite, forcée par la Concurrence de devenir commune, qui fait que les valeurs tendent à devenir proportionnelles au travail, ce qui est au profit évident du travailleur. C'est elle aussi qui explique cette solution sociale, que je tiens constamment sous les yeux du lecteur, et qui ne peut nous être voilée que par les illusions de l'habitude: pour un travail déterminé, chacun obtient une somme de satisfactions qui tend à s'accroître et à s'égaliser.

Au reste, la condition du travailleur ne résulte pas d'une loi économique, mais de toutes; la connaître, découvrir ses perspectives, son avenir, c'est l'économie politique tout entière; car peut-il y avoir autre chose, au point de vue de cette science, que des travailleurs?... Je me trompe, il y a encore des spoliateurs. Qu'est-ce qui fait l'équivalence des services? La liberté. Qu'est-ce qui altère l'équivalence des services? L'oppression. Tel est le cercle que nous avons à parcourir.

Quant au sort de cette classe de travailleurs qui accomplit l'œuvre la plus immédiate de la production, il ne pourra être apprécié que lorsque nous serons en mesure de connaître comment la loi de la Concurrence se combine avec celles des Salaires et de la Population, et aussi avec les effets perturbateurs des taxes inégales et des monopoles.

Je n'ajouterai que quelques mots relativement à la Concurrence. Il est bien clair que diminuer la masse des satisfactions qui se répartissent entre les hommes, est un résultat étranger à sa nature. Affecte-t-elle, dans le sens de l'inégalité, cette répartition? S'il est quelque chose d'évident au monde, c'est qu'après avoir, si je puis m'exprimer ainsi, attaché à chaque service, à chaque valeur une plus grande proportion d'utilité, la Concurrence travaille incessamment à niveler les services eux-mêmes, à les rendre proportionnels aux efforts. N'est-elle pas, en effet, l'aiguillon qui pousse vers les carrières fécondes, hors des carrières stériles? Son action propre est donc de réaliser de plus en plus l'égalité, tout en élevant le niveau social.

Entendons-nous cependant sur ce mot égalité. Il n'implique pas pour tous les hommes des rémunérations identiques, mais proportionnelles à la quantité et même à la qualité de leurs efforts.

Une foule de circonstances contribuent à rendre inégale la rémunération du travail (je ne parle ici que du travail libre, soumis à la Concurrence); si l'on y regarde de près, on s'aperçoit que, presque toujours juste et nécessaire, cette inégalité prétendue n'est que de l'égalité réelle.

Toutes choses égales d'ailleurs, il y a plus de profits aux travaux dangereux qu'à ceux qui ne le sont pas; aux états qui exigent un long apprentissage et des déboursés longtemps improductifs, ce qui suppose, dans la famille, le long exercice de certaines vertus, qu'à ceux où suffit la force musculaire; aux professions qui réclament la culture de l'esprit et font naître des goûts délicats, qu'aux métiers où il ne faut que des bras. Tout cela n'est-il pas juste? Or, la Concurrence établit nécessairement ces distinctions; la société n'a pas besoin que Fourier ou M. L. Blanc en décident.

Parmi ces circonstances, celle qui agit de la manière la plus générale, c'est l'inégalité de l'instruction; or, ici comme partout, nous voyons la Concurrence exercer sa double action, niveler les classes et élever la société.

Si l'on se représente la société comme composée de deux couches superposées, dans l'une desquelles domine le principe intelligent, et dans l'autre le principe de la force brute, et si l'on étudie les rapports naturels de ces deux couches, on distingue aisément une force d'attraction dans la première, une force d'aspiration dans la seconde, qui concourent à leur fusion. L'inégalité même des profits souffle dans la couche inférieure une ardeur inextinguible vers la région du bien-être et des loisirs, et cette ardeur est secondée par le rayonnement des clartés qui illuminent les classes élevées. Les méthodes d'enseignement se perfectionnent; les livres baissent de prix; l'instruction s'acquiert en moins de temps et à moins de frais; la science, monopolisée par une classe ou même une caste, voilée par une langue morte ou scellée dans une écriture hiéroglyphique, s'écrit et s'imprime en langue vulgaire, pénètre, pour ainsi dire, l'atmosphère et se respire comme l'air.

Mais ce n'est pas tout; en même temps qu'une instruction plus universelle et plus égale rapproche les deux couches sociales, des phénomènes économiques très-importants et qui se rattachent à la grande loi de la Concurrence viennent accélérer la fusion. Le progrès de la mécanique diminue sans cesse la proportion du travail brut. La division du travail, en simplifiant et isolant chacune des opérations qui concourent à un résultat productif, met à la portée de tous les industries qui ne pouvaient d'abord être exercées que par quelques-uns. Il y a plus: un ensemble de travaux qui suppose, à l'origine, des connaissances très-variées, par le seul bénéfice des siècles, tombe, sous le nom de routine, dans la sphère d'action des classes les moins instruites; c'est ce qui est arrivé pour l'agriculture. Des procédés agricoles qui, dans l'antiquité, méritèrent à ceux qui les ont révélés au monde les honneurs de l'apothéose, sont aujourd'hui l'héritage et presque le monopole des hommes les plus grossiers, et à tel point que cette branche si importante de l'industrie humaine est, pour ainsi dire, entièrement soustraite aux classes bien élevées.

De tout ce qui précède, on peut tirer une fausse conclusion et dire: «Nous voyons bien la Concurrence abaisser les rémunérations dans tous les pays, dans toutes les carrières, dans tous les rangs, et les niveler par voie de réduction; mais alors c'est le salaire du travail brut, de la peine physique, qui deviendra le type, l'étalon de toute rémunération.»

Je n'aurais pas été compris, si l'on ne voyait que la Concurrence, qui travaille à ramener toutes les rémunérations excessives vers une moyenne de plus en plus uniforme, élève nécessairement cette moyenne; elle froisse, j'en conviens, les hommes en tant que producteurs; mais c'est pour améliorer la condition générale de l'espèce humaine au seul point de vue qui puisse raisonnablement la relever, celui du bien-être, de l'aisance, des loisirs, du perfectionnement intellectuel et moral, et, pour tout dire en un mot, au point de vue de la consommation.

Dira-t-on qu'en fait l'humanité n'a pas fait les progrès que cette théorie semble impliquer?

Je répondrai d'abord que, dans les sociétés modernes, la Concurrence est loin de remplir la sphère naturelle de son action; nos lois la contrarient au moins autant qu'elles la favorisent; et, quand on se demande si l'inégalité des conditions est due à sa présence ou à son absence, il suffit de voir quels sont les hommes qui tiennent le haut du pavé et nous éblouissent par l'éclat de leur fortune scandaleuse, pour s'assurer que l'inégalité, en ce qu'elle a d'artificiel et d'injuste, a pour base la conquête, les monopoles, les restrictions, les offices privilégiés, les hautes fonctions, les grandes places, les marchés administratifs, les emprunts publics, toutes choses auxquelles la Concurrence n'a rien à voir.

Ensuite, je crois que l'on méconnaît le progrès réel qu'a fait l'humanité depuis l'époque très-récente à laquelle on doit assigner l'affranchissement partiel du travail. On a dit, avec raison, qu'il fallait beaucoup de philosophie pour discerner les faits dont on est sans cesse témoin. Ce que consomme une famille honnête et laborieuse de la classe ouvrière ne nous étonne pas, parce que l'habitude nous a familiarisés avec cet étrange phénomène. Si cependant nous comparions le bien-être auquel elle est parvenue avec la condition qui serait son partage, dans l'hypothèse d'un ordre social d'où la Concurrence serait exclue; si les statisticiens, armés d'un instrument de précision, pouvaient mesurer, comme avec un dynamomètre, le rapport de son travail avec ses satisfactions à deux époques différentes, nous reconnaîtrions que la liberté, toute restreinte qu'elle est encore, a accompli en sa faveur un prodige que sa perpétuité même nous empêche de remarquer. Le contingent d'efforts humains qui, pour un résultat donné, a été anéanti, est vraiment incalculable. Il a été un temps où la journée de l'artisan n'aurait pu suffire à lui procurer le plus grossier almanach. Aujourd'hui, avec cinq centimes, ou la cinquantième partie de son salaire d'un jour, il obtient une gazette qui contient la matière d'un volume. Je pourrais faire la même remarque pour le vêtement, la locomotion, le transport, l'éclairage et une multitude de satisfactions. À quoi est dû ce résultat? À ce qu'une énorme proportion du travail humain rémunérable a été mise à la charge des forces gratuites de la nature. C'est une valeur anéantie, il n'y a plus à la rétribuer. Elle a été remplacée, sous l'action de la Concurrence, par de l'utilité commune et gratuite. Et, qu'on le remarque bien: quand, par suite du progrès, le prix d'un produit quelconque vient à baisser, le travail, épargné, pour l'obtenir, à l'acquéreur pauvre, est toujours proportionnellement plus grand que celui épargné à l'acquéreur riche; cela est mathématique.

Enfin, ce flux toujours grossissant d'utilités que le travail verse et que la concurrence distribue dans toutes les veines du corps social ne se résume pas tout en bien-être; il s'absorbe, en grande partie, dans le flot de générations de plus en plus nombreuses; il se résout en accroissement de population, selon des lois qui ont une connexité intime avec le sujet qui nous occupe et qui seront exposées dans un autre chapitre.

Arrêtons-nous un moment et jetons un coup d'œil rapide sur l'espace que nous venons de parcourir.

L'homme a des besoins qui n'ont pas de limites; il forme des désirs qui sont insatiables. Pour y pourvoir, il a des matériaux et des agents qui lui sont fournis par la nature, des facultés, des instruments, toutes choses que le travail met en œuvre. Le travail est la ressource qui a été le plus également départie à tous; chacun cherche instinctivement, fatalement, à lui associer le plus de forces naturelles, le plus de capacité innée ou acquise, le plus de capitaux qu'il lui est possible, afin que le résultat de cette coopération soit plus d'utilités produites, ou, ce qui revient au même, plus de satisfactions acquises. Ainsi le concours toujours plus actif des agents naturels, le développement indéfini de l'intelligence, l'accroissement progressif des capitaux, amènent ce phénomène, étrange au premier coup d'œil, qu'une quantité de travail donnée fournisse une somme d'utilités toujours croissante, et que chacun puisse, sans dépouiller personne, atteindre à une masse de consommation hors de proportion avec ce que ses propres efforts pourraient réaliser.

Mais ce phénomène, résultat de l'harmonie divine que la Providence a répandue dans le mécanisme de la société, aurait tourné contre la société elle-même, en y introduisant le germe d'une inégalité indéfinie, s'il ne se combinait avec une autre harmonie non moins admirable, la Concurrence, qui est une des branches de la grande loi de la solidarité humaine.

En effet, s'il était possible que l'individu, la famille, la classe, la nation, qui se trouvent à portée de certains avantages naturels, ou qui ont fait dans l'industrie une découverte importante, ou qui ont acquis par l'épargne les instruments de la production, s'il était possible, dis-je, qu'ils fussent soustraits d'une manière permanente à la loi de la Concurrence, il est clair que cet individu, cette famille, cette nation auraient à tout jamais le monopole d'une rémunération exceptionnelle, aux dépens de l'humanité. Où en serions-nous, si les habitants des régions équinoxiales, affranchis entre eux de toute rivalité, pouvaient, en échange de leur sucre, de leur café, de leur coton, de leurs épiceries, exiger de nous, non pas la restitution d'un travail égal au leur, mais une peine égale à celle qu'il nous faudrait prendre nous-mêmes pour produire ces choses sous notre rude climat? Quelle incalculable distance séparerait les diverses conditions des hommes, si la race de Cadmus était la seule qui sût lire; si nul n'était admis à manier une charrue à moins de prouver qu'il descend en droite ligne de Triptolème; si seuls, les descendants de Guttenberg pouvaient imprimer, les fils d'Arkwright mettre en mouvement une filature, les neveux de Watt faire fumer la cheminée d'une locomotive? Mais la Providence n'a pas voulu qu'il en fût ainsi. Elle a placé dans la machine sociale un ressort qui n'a rien de plus surprenant que sa puissance, si ce n'est sa simplicité; ressort par l'opération duquel toute force productive, toute supériorité de procédé, tout avantage, en un mot, qui n'est pas du travail propre, s'écoule entre les mains du producteur, ne s'y arrête, sous forme de rémunération exceptionnelle, que le temps nécessaire pour exciter son zèle, et vient, en définitive, grossir le patrimoine commun et gratuit de l'humanité, et s'y résoudre en satisfactions individuelles toujours progressives, toujours plus également réparties; ce ressort, c'est la Concurrence. Nous avons vu ses effets économiques; il nous resterait à jeter un rapide regard sur quelques-unes de ses conséquences politiques et morales. Je me bornerai à indiquer les plus importantes.

Des esprits superficiels ont accusé la Concurrence d'introduire l'antagonisme parmi les hommes. Cela est vrai et inévitable tant qu'on ne les considère que dans leur qualité de producteurs; mais placez-vous au point de vue de la consommation, et vous verrez la Concurrence elle-même rattacher les individus, les familles, les classes, les nations et les races, par les liens de l'universelle fraternité.

Puisque les biens qui semblent être d'abord l'apanage de quelques-uns deviennent, par un admirable décret de la munificence divine, le patrimoine commun de tous; puisque les avantages naturels de situation, de fertilité, de température, de richesses minéralogiques et même d'aptitude industrielle, ne font que glisser sur les producteurs, à cause de la Concurrence qu'ils se font entre eux, et tournent exclusivement au profit des consommateurs; il s'ensuit qu'il n'est aucun pays qui ne soit intéressé à l'avancement de tous les autres. Chaque progrès qui se fait à l'Orient est une richesse en perspective pour l'Occident. Du combustible découvert dans le Midi, c'est du froid épargné aux hommes du Nord. La Grande-Bretagne a beau faire faire des progrès à ses filatures, ce ne sont pas ses capitalistes qui en recueillent le bienfait, car l'intérêt de l'argent ne hausse pas; ce ne sont pas ses ouvriers, car le salaire reste le même; mais, à la longue, c'est le Russe, c'est le Français, c'est l'Espagnol, c'est l'humanité, en un mot, qui obtient des satisfactions égales avec moins de peine, ou, ce qui revient au même, des satisfactions supérieures, à peine égale.

Je n'ai parlé que des biens; j'aurais pu en dire autant des maux qui frappent certains peuples ou certaines régions. L'action propre de la Concurrence est de rendre général ce qui était particulier. Elle agit exactement sur le principe des assurances. Un fléau ravage-t-il les terres des agriculteurs, ce sont les mangeurs de pain qui en souffrent. Un impôt injuste atteint-il la vigne en France, il se traduit en cherté du vin pour tous les buveurs de la terre: ainsi les biens et les maux qui ont quelque permanence ne font que glisser sur les individualités, les classes, les peuples; leur destinée providentielle est d'aller, à la longue, affecter l'humanité tout entière, et élever ou abaisser le niveau de sa condition. Dès lors, envier à quelque peuple que ce soit la fertilité de son sol, ou la beauté de ses ports et de ses fleuves, ou la chaleur de son soleil, c'est méconnaître des biens auxquels nous sommes appelés à participer; c'est dédaigner l'abondance qui nous est offerte; c'est regretter la fatigue qui nous est épargnée. Dès lors, les jalousies nationales ne sont pas seulement des sentiments pervers, ce sont encore des sentiments absurdes. Nuire à autrui, c'est se nuire à soi-même; semer des obstacles dans la voie des autres, tarifs, coalitions ou guerres, c'est embarrasser sa propre voie. Dès lors, les passions mauvaises ont leur châtiment comme les sentiments généreux ont leur récompense. L'inévitable sanction d'une exacte justice distributive parle à l'intérêt, éclaire l'opinion, proclame et doit faire prévaloir enfin, parmi les hommes, cette maxime d'éternelle vérité: L'utile, c'est un des aspects du juste; la liberté, c'est la plus belle des harmonies sociales; l'équité, c'est la meilleure politique.

Le christianisme a introduit dans le monde le grand principe de la fraternité humaine. Il s'adresse au cœur, au sentiment, aux nobles instincts. L'économie politique vient faire accepter le même principe à la froide raison, et, montrant l'enchaînement des effets aux causes, réconcilier, dans un consolant accord, les calculs de l'intérêt le plus vigilant avec les inspirations de la morale la plus sublime.

Une seconde conséquence qui découle de cette doctrine, c'est que la société est une véritable communauté. MM. Owen et Cabet peuvent s'épargner le soin de rechercher la solution du grand problème communiste; elle est toute trouvée: elle résulte, non de leurs despotiques combinaisons, mais de l'organisation que Dieu a donnée à l'homme et à la société. Forces naturelles, procédés expéditifs, instruments de production, tout est commun entre les hommes, ou tend à le devenir, tout, hors la peine, le travail, l'effort individuel. Il n'y a, il ne peut y avoir entre eux qu'une inégalité, que les communistes les plus absolus admettent, celle qui résulte de l'inégalité des efforts. Ce sont ces efforts qui s'échangent les uns contre les autres à prix débattu. Tout ce que la nature, le génie des siècles et la prévoyance humaine ont mis d'utilité dans les produits échangés, est donné par-dessus le marché. Les rémunérations réciproques ne s'adressent qu'aux efforts respectifs, soit actuels sous le nom de travail, soit préparatoires sous le nom de capital; c'est donc la communauté dans le sens le plus rigoureux du mot, à moins qu'on ne veuille prétendre que le contingent personnel de la satisfaction doit être égal, encore que le contingent de la peine ne le soit pas, ce qui serait, certes, la plus inique et la plus monstrueuse des inégalités: j'ajoute, et la plus funeste, car elle ne tuerait pas la Concurrence; seulement elle lui donnerait une action inverse; on lutterait encore, mais on lutterait de paresse, d'inintelligence et d'imprévoyance.

Enfin la doctrine si simple, et, selon notre conviction, si vraie que nous venons de développer, fait sortir du domaine de la déclamation, pour le faire entrer dans celui de la démonstration rigoureuse, le grand principe de la perfectibilité humaine.—De ce mobile interne, qui ne se repose jamais dans le sein de l'individualité, et qui la porte à améliorer sa condition, naît le progrès des arts, qui n'est autre chose que le concours progressif de forces étrangères par leur nature à toute rémunération.—De la Concurrence naît l'attribution à la communauté des avantages d'abord individuellement obtenus. L'intensité de la peine requise pour chaque résultat donné va se restreignant sans cesse au profit du genre humain, qui voit ainsi s'élargir, de génération en génération, le cercle de ses satisfactions, de ses loisirs, et s'élever le niveau de son perfectionnement physique, intellectuel et moral; et par cet arrangement, si digne de notre étude et de notre éternelle admiration, on voit clairement l'humanité se relever de sa déchéance.

Qu'on ne se méprenne pas à mes paroles. Je ne dis point que toute fraternité, toute communauté, toute perfectibilité sont renfermées dans la Concurrence. Je dis qu'elle s'allie, qu'elle se combine à ces trois grands dogmes sociaux, qu'elle en fait partie, qu'elle les manifeste, qu'elle est un des plus puissants agents de leur sublime réalisation.

Je me suis attaché à décrire les effets généraux et, par conséquent, bienfaisants de la Concurrence; car il serait impie de supposer qu'aucune grande loi de la nature pût en produire qui fussent à la fois nuisibles et permanents; mais je suis loin de nier que son action ne soit accompagnée de beaucoup de froissements et de souffrances. Il me semble même que la théorie qui vient d'être exposée explique et ces souffrances et les plaintes inévitables qu'elles excitent. Puisque l'œuvre de la Concurrence consiste à niveler, nécessairement elle doit contrarier quiconque élève au-dessus du niveau sa tête orgueilleuse. On comprend que chaque producteur, afin de mettre son travail à plus haut prix, s'efforce de retenir le plus longtemps possible l'usage exclusif d'un agent, d'un procédé, ou d'un instrument de production. Or la Concurrence ayant justement pour mission et pour résultat d'enlever cet usage exclusif à l'individualité pour en faire une propriété commune, il est fatal que tous les hommes, en tant que producteurs, s'unissent dans un concert de malédictions contre la Concurrence. Ils ne se peuvent réconcilier avec elle qu'en appréciant leurs rapports avec la consommation; en se considérant non point en tant que membres d'une coterie, d'une corporation, mais en tant qu'hommes.

L'économie politique, il faut le dire, n'a pas encore assez fait pour dissiper cette funeste illusion, source de tant de haines, de calamités, d'irritations et de guerres; elle s'est épuisée, par une préférence peu scientifique, à analyser les phénomènes de la production; sa nomenclature même, toute commode qu'elle est, n'est pas en harmonie avec son objet. Agriculture, manufacture, commerce, c'est là une classification excellente peut-être, quand il s'agit de décrire les procédés des arts; mais cette description, capitale en technologie, est à peine accessoire en économie sociale: j'ajoute qu'elle y est essentiellement dangereuse. Quand on a classé les hommes en agriculteurs, fabricants et négociants, de quoi peut-on leur parler, si ce n'est de leurs intérêts de classe, de ces intérêts spéciaux que heurte la Concurrence et qui sont mis en opposition avec le bien général? Ce n'est pas pour les agriculteurs qu'il y a une agriculture, pour les manufacturiers qu'il y a des manufactures, pour les négociants qu'il se fait des échanges, mais afin que les hommes aient à leur disposition le plus possible de produits de toute espèce. Les lois de la consommation, ce qui la favorise, l'égalise et la moralise: voilà l'intérêt vraiment social, vraiment humanitaire; voilà l'objet réel de la science; voilà sur quoi elle doit concentrer ses vives clartés: car c'est là qu'est le lien des classes, des nations, des races, le principe et l'explication de la fraternité humaine. C'est donc avec regret que nous voyons les économistes vouer des facultés puissantes, dépenser une somme prodigieuse de sagacité à l'anatomie de la production, rejetant au fond de leurs livres, dans des chapitres complémentaires, quelques brefs lieux communs sur les phénomènes de la consommation. Que dis-je! on a vu naguère un professeur, célèbre à juste titre, supprimer entièrement cette partie de la science, s'occuper des moyens sans jamais parler du résultat, et bannir de son cours tout ce qui concerne la consommation des richesses, comme appartenant, disait-il, à la morale, et non à l'économie politique. Faut-il être surpris que le public soit plus frappé des inconvénients de la Concurrence que de ses avantages, puisque les premiers l'affectent au point de vue spécial de la production dont on l'entretient sans cesse, et les seconds au point de vue général de la consommation dont on ne lui dit jamais rien?

Au surplus, je le répète, je ne nie point, je ne méconnais pas et je déplore comme d'autres les douleurs que la Concurrence inflige aux hommes; mais est-ce une raison pour fermer les yeux sur le bien qu'elle réalise? Ce bien, il est d'autant plus consolant de l'apercevoir, que la Concurrence, je le crois, est, comme les grandes lois de la nature, indestructible; si elle pouvait mourir, elle aurait succombé sans doute sous la résistance universelle de tous les hommes qui ont jamais concouru à la création d'un produit, depuis le commencement du monde, et spécialement sous la levée en masse de tous les réformateurs modernes. Mais s'ils ont été assez fous, ils n'ont pas été assez forts.

Et quel est, dans le monde, le principe progressif dont l'action bienfaisante ne soit pas mêlée, surtout à l'origine, de beaucoup de douleurs et de misères?—Les grandes agglomérations d'êtres humains favorisent l'essor de la pensée, mais souvent elles dérobent la vie privée au frein de l'opinion, et servent d'abri à la débauche et au crime.—La richesse unie au loisir enfante la culture de l'intelligence, mais elle enfante aussi le luxe et la morgue chez les grands, l'irritation et la convoitise chez les petits.—L'imprimerie fait pénétrer la lumière et la vérité dans toutes les couches sociales, mais elle y porte aussi le doute douloureux et l'erreur subversive.—La liberté politique a déchaîné assez de tempêtes et de révolutions sur le globe, elle a assez profondément modifié les simples et naïves habitudes des peuples primitifs, pour que de graves esprits se soient demandé s'ils ne préféraient pas la tranquillité à l'ombre du despotisme.—Et le christianisme lui-même a jeté la grande semence de l'amour et de la charité sur une terre abreuvée du sang des martyrs.

Comment est-il entré dans les desseins de la bonté et de la justice infinies que le bonheur, d'une région ou d'un siècle soit acheté par les souffrances d'un autre siècle ou d'une autre région? Quelle est la pensée divine qui se cache sous cette grande et irrécusable loi de la solidarité, dont la Concurrence n'est qu'un des mystérieux aspects? La science humaine l'ignore. Ce qu'elle sait, c'est que le bien s'étend toujours et le mal se restreint sans cesse. À partir de l'état social, tel que la conquête l'avait fait, où il n'y avait que des maîtres et des esclaves, et où l'inégalité des conditions était extrême, la Concurrence n'a pu travailler à rapprocher les rangs, les fortunes, les intelligences, sans infliger des maux individuels dont, à mesure que l'œuvre s'accomplit, l'intensité va toujours s'affaiblissant comme les vibrations du son, comme les oscillations du pendule. Aux douleurs qu'elle lui réserve encore, l'humanité apprend chaque jour à opposer deux puissants remèdes, la prévoyance, fruit de l'expérience et des lumières, et l'association, qui est la prévoyance organisée.


Dans cette première partie de l'œuvre, hélas! trop hâtive, que je soumets au public, je me suis efforcé de tenir son attention fixée sur la ligne de démarcation, toujours mobile, mais toujours distincte, qui sépare les deux régions du monde économique:—La collaboration naturelle et le travail humain,—la libéralité de Dieu et l'œuvre de l'homme,—la gratuité et l'onérosité,—ce qui dans l'échange se rémunère et ce qui se cède sans rémunération,—l'utilité totale et l'utilité fractionnelle et complémentaire qui constitue la Valeur,—la richesse absolue et la richesse relative,—le concours des forces chimiques ou mécaniques, contraintes d'aider la production par les instruments qui les asservissent, et la juste rétribution due au travail qui a créé ces instruments eux-mêmes,—la Communauté et la Propriété.

Il ne suffisait pas de signaler ces deux ordres de phénomènes, si essentiellement différents par nature, il fallait encore décrire leurs relations, et, si je puis m'exprimer ainsi, leurs évolutions harmoniques. J'ai essayé d'expliquer comment l'œuvre de la Propriété consistait à conquérir pour le genre humain de l'utilité, à la jeter dans le domaine commun, pour voler à de nouvelles conquêtes,—de telle sorte que chaque effort donné, et, par conséquent, l'ensemble de tous les efforts—livre sans cesse à l'humanité des satisfactions toujours croissantes. C'est en cela que consiste le progrès, que les services humains échangés, tout en conservant leur valeur relative, servent de véhicule à une proportion toujours plus grande d'utilité gratuite et, partant, commune. Bien loin donc que les possesseurs de la valeur, quelque forme qu'elle affecte, usurpent et monopolisent les dons de Dieu, ils les multiplient sans leur faire perdre ce caractère de libéralité qui est leur destination providentielle,—la Gratuité.

À mesure que les satisfactions, mises par le progrès à la charge de la nature, tombent à raison de ce fait même dans le domaine commun, elles deviennent égales, l'inégalité ne se pouvant concevoir que dans le domaine des services humains qui se comparent, s'apprécient les uns par les autres et s'évaluent pour s'échanger.—D'où il résulte que l'Égalité, parmi les hommes, est nécessairement progressive.—Elle l'est encore sous un autre rapport, l'action de la Concurrence ayant pour résultat inévitable de niveler les services eux-mêmes et de proportionner de plus en plus leur rétribution à leur mérite.

Jetons maintenant un coup d'œil sur l'espace qu'il nous reste à parcourir.

À la limite de la théorie dont les bases ont été jetées dans ce volume, nous aurons à approfondir:

Les rapports de l'homme, considéré comme producteur et comme consommateur, avec les phénomènes économiques;

La loi de la Rente foncière;

Celle des Salaires;

Celle du Crédit;

Celle de l'Impôt, qui, nous initiant dans la Politique proprement dite, nous conduira à comparer les services privés et volontaires aux services publics et contraints;

Celle de la population.

Nous serons alors en mesure de résoudre quelques problèmes pratiques encore controversés: Liberté commerciale, Machines, Luxe, Loisir, Association, Organisation du travail, etc.

Je ne crains pas de dire que le résultat de cette exposition peut s'exprimer d'avance en ces termes: Approximation constante de tous les hommes vers un niveau qui s'élève toujours,—en d'autres termes: Perfectionnement et égalisation,—en un seul mot: Harmonie.

Tel est le résultat définitif des arrangements providentiels, des grandes lois de la nature, alors qu'elles règnent sans obstacles, quand on les considère en elles mêmes et abstraction faite du trouble que font subir à leur action l'erreur et la violence. À la vue de cette Harmonie, l'économiste peut bien s'écrier, comme fait l'astronome au spectacle des mouvements planétaires, ou le physiologiste en contemplant l'ordonnance des organes humains: Digitus Dei est hic!

Mais l'homme est une puissance libre, par conséquent faillible. Il est sujet à l'ignorance, à la passion. Sa volonté, qui peut errer, entre comme élément dans le jeu des lois économiques; il peut les méconnaître, les oblitérer, les détourner de leur fin. De même que le physiologiste, après avoir admiré la sagesse infini dans chacun de nos organes et de nos viscères, ainsi que dans leurs rapports, les étudie aussi à l'état anormal, maladif et douloureux, nous aurons à pénétrer dans un monde nouveau, le monde des perturbations sociales.

Nous nous préparerons à cette nouvelle étude par quelques considérations sur l'homme lui-même. Il nous serait impossible de nous rendre compte du mal social, de son origine, de ses effets, de sa mission, des bornes toujours plus étroites dans lesquelles il se resserre par sa propre action (ce qui constitue ce que j'oserais presque appeler une dissonance harmonique), si nous ne portions notre examen sur les conséquences nécessaires du Libre Arbitre, sur les égarements toujours châtiés de l'Intérêt personnel, sur les grandes lois de la Responsabilité et de la Solidarité humaines.

Nous avons vu toutes les Harmonies sociales contenues en germe dans ces deux principes: Propriété, Liberté.—Nous verrons que toutes les dissonances sociales ne sont que le développement de ces deux autres principes antagoniques aux premiers: Spoliation, Oppression.

Et même, les mots Propriété, Liberté n'expriment que deux aspects de la même idée. Au point de vue économique, la Liberté se rapporte à l'acte de produire, la Propriété aux produits.—Et puisque la Valeur a sa raison d'être dans l'acte humain, on peut dire que la Liberté implique et comprend la Propriété.—Il en est de même de l'Oppression à l'égard de la Spoliation.

Liberté! voilà, en définitive, le principe harmonique. Oppression! voilà le principe dissonant; la lutte de ces deux puissances remplit les annales du genre humain.

Et comme l'Oppression a pour but de réaliser une appropriation injuste, comme elle se résout et se résume en spoliation, c'est la Spoliation que je mettrai en scène.

L'homme arrive sur cette terre attaché au joug du besoin, qui est une peine.

Il n'y peut échapper qu'en s'asservissant au joug du travail, qui est une peine.

Il n'a donc que le choix des douleurs, et il hait la douleur.

C'est pourquoi il jette ses regards autour de lui, et s'il voit que son semblable a accumulé des richesses, il conçoit la pensée de se les approprier. De là la fausse propriété ou la Spoliation.

La Spoliation! voici un élément nouveau dans l'économie des sociétés.

Depuis le jour où il a fait son apparition dans le monde jusqu'au jour, si jamais il arrive, où il aura complétement disparu, cet élément affectera profondément tout le mécanisme social; il troublera, au point de les rendre méconnaissables, les lois harmoniques que nous nous sommes efforcés de découvrir et de décrire.

Notre tâche ne sera donc accomplie que lorsque nous aurons fait la complète monographie de la Spoliation.

Peut-être pensera-t-on qu'il s'agit d'un fait accidentel, anormal, d'une plaie passagère, indigne des investigations de la science.

Mais qu'on y prenne garde. La Spoliation occupe, dans la tradition des familles, dans l'histoire des peuples, dans les occupations des individus, dans les énergies physiques et intellectuelles des classes, dans les arrangements de la société, dans les prévisions des gouvernements, presque autant de place que la Propriété elle-même.

Oh! non, la Spoliation n'est pas un fléau éphémère, affectant accidentellement le mécanisme social, et dont il soit permis à la science économique de faire abstraction.

Cet arrêt a été prononcé sur l'homme dès l'origine: Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. Il semble que, par là, l'effort et la satisfaction sont indissolublement unis, et que l'une ne puisse jamais être que la récompense de l'autre. Mais partout nous voyons l'homme se révolter contre cette loi, et dire à son frère: À toi le travail; à moi le fruit du travail.

Pénétrez dans la hutte du chasseur sauvage, ou sous la tente du nomade pasteur. Quel spectacle s'offre à vos regards? La femme, maigre, défigurée, terrifiée, flétrie avant le temps, porte tout le poids des soins domestiques, pendant que l'homme se berce dans son oisiveté. Où est l'idée que nous pouvons nous faire des Harmonies familiales? Elle a disparu, parce que la Force a rejeté sur la Faiblesse le poids de la fatigue. Et combien faudra-t-il de siècles d'élaboration civilisatrice avant que la Femme soit relevée de cette effroyable déchéance!

La Spoliation, sous sa forme la plus brutale, armée de la torche et de l'épée, remplit les annales du genre humain. Quels sont les noms qui résument l'histoire? Cyrus, Sésostris, Alexandre, Scipion, César, Attila, Tamerlan, Mahomet, Pizarre, Guillaume le Conquérant; c'est la Spoliation naïve par voie de conquêtes. À elle les lauriers, les monuments, les statues, les arcs de triomphe, le chant des poëtes, l'enivrant enthousiasme des femmes!

Bientôt le vainqueur s'avise qu'il y a un meilleur parti à tirer du vaincu que de le tuer, et l'Esclavage couvre la terre. Il a été, presque jusqu'à nos jours, sur toute la surface du globe, le mode d'existence des sociétés, semant après lui des haines, des résistances, des luttes intestines, des révolutions. Et l'Esclavage, qu'est-ce autre chose que l'oppression organisée dans un but de spoliation?

Si la spoliation arme la Force contre la Faiblesse, elle ne tourne pas moins l'Intelligence contre la Crédulité. Quelles sont sur la terre les populations travailleuses qui aient échappé à l'exploitation des théocraties sacerdotales, prêtres égyptiens, oracles grecs, augures romains, druides gaulois, bramines indiens, muphtis, ulémas, bonzes, moines, ministres, jongleurs, sorciers, devins, spoliateurs de tous costumes et de toutes dénominations? Sous cette forme, le génie de la spoliation place son point d'appui dans le ciel, et se prévaut de la sacrilége complicité de Dieu! Il n'enchaîne pas seulement le bras, mais aussi les esprits. Il sait imprimer le fer de la servitude aussi bien sur la conscience de Séide que sur le front de Spartacus, réalisant ce qui semble irréalisable: l'Esclavage Mental.

Esclavage Mental! quelle effrayante association de mots!—Ô liberté! On t'a vue traquée de contrée en contrée, écrasée par la conquête, agonisant sous l'esclavage, insultée dans les cours, chassée des écoles, raillée dans les salons, méconnue dans les ateliers, anathématisée dans les temples. Il semblait que tu devais trouver dans la pensée un refuge inviolable. Mais si tu succombes dans ce dernier asile, que devient l'espoir des siècles et la valeur de la nature humaine?

Cependant, à la longue (ainsi le veut la nature progressive de l'homme), la Spoliation développe, dans le milieu même où elle s'exerce, des résistances qui paralysent sa force et des lumières qui dévoilent ses impostures. Elle ne se rend pas pour cela: elle se fait seulement plus rusée, et, s'enveloppant dans des formes de gouvernement, des pondérations, des équilibres, elle enfante la Politique, mine longtemps féconde. On la voit alors usurper la liberté des citoyens pour mieux exploiter leurs richesses, et tarir leurs richesses pour mieux venir à bout de leur liberté. L'activité privée passe dans le domaine de l'activité publique. Tout se fait par des fonctionnaires; une bureaucratie inintelligente et tracassière couvre le pays. Le trésor public devient un vaste réservoir où les travailleurs versent leurs économies, qui, de là, vont se distribuer entre les hommes à places. Le libre débat n'est plus la règle des transactions, et rien ne peut réaliser ni constater la mutualité des services.

Dans cet état de choses, la vraie notion de la Propriété s'éteint, chacun fait appel à la Loi pour qu'elle donne à ses services une valeur factice.

On entre ainsi dans l'ère des priviléges. La Spoliation, toujours plus subtile, se cantonne dans les Monopoles et se cache derrière les Restrictions; elle déplace le courant naturel des échanges, elle pousse dans des directions artificielles le capital, avec le capital le travail, et avec le travail la population elle-même. Elle fait produire péniblement au Nord ce qui se ferait avec facilité au Midi; elle crée des industries et des existences précaires; elle substitue aux forces gratuites de la nature les fatigues onéreuses du travail; elle fomente des établissements qui ne peuvent soutenir aucune rivalité, et invoque contre leurs compétiteurs l'emploi de la force; elle provoque les jalousies internationales, flatte les orgueils patriotiques, et invente d'ingénieuses théories, qui lui donnent pour auxiliaires ses propres dupes; elle rend toujours imminentes les crises industrielles et les banqueroutes; elle ébranle dans les citoyens toute confiance en l'avenir, toute foi dans la liberté, et jusqu'à la conscience de ce qui est juste. Et quand enfin la science dévoile ses méfaits, elle ameute contre la science jusqu'à ses victimes, en s'écriant: À l'Utopie! Bien plus, elle nie non-seulement la science qui lui fait obstacle, mais l'idée même d'une science possible, par cette dernière sentence du scepticisme: Il n'y a pas de principes!

Cependant, sous l'aiguillon de la souffrance, la masse des travailleurs s'insurge, elle renverse tout ce qui est au-dessus d'elle. Gouvernement, impôts, législation, tout est à sa merci, et vous croyez peut-être que c'en est fait du règne de la Spoliation; vous croyez que la mutualité des services va être constituée sur sa seule base possible, et même imaginable, la Liberté.—Détrompez-vous; hélas! cette funeste idée s'est infiltrée dans la masse: Que la Propriété n'a d'autre origine, d'autre sanction, d'autre légitimité, d'autre raison d'être que la Loi; et voici que la masse se prend à se spolier législativement elle-même. Souffrante des blessures qui lui ont été faites, elle entreprend de guérir chacun de ses membres en lui concédant un droit d'oppression sur le membre voisin; cela s'appelle Solidarité, Fraternité.—«Tu as produit; je n'ai pas produit; nous sommes solidaires; partageons.»—«Tu as quelque chose; je n'ai rien; nous sommes frères; partageons.»—Nous aurons donc à examiner l'abus qui a été fait dans ces derniers temps des mots association, organisation du travail, gratuité du crédit, etc. Nous aurons à les soumettre à cette épreuve: Renferment-ils la Liberté ou l'Oppression? En d'autres termes: Sont-ils conformes aux grandes lois économiques, ou sont-ils la perturbation de ces lois?

La spoliation est un phénomène trop universel, trop persistant, pour qu'il soit permis de lui reconnaître un caractère purement accidentel. En cette matière, comme en bien d'autres, on ne peut séparer l'étude des lois naturelles de celle de leur perturbation.

Mais, dira-t-on, si la spoliation entre nécessairement dans le jeu du mécanisme social comme dissonance, comment osez-vous affirmer l'Harmonie des lois économiques?

Je répéterai ici ce que j'ai dit ailleurs: En tout ce qui concerne l'homme, cet être qui n'est perfectible que parce qu'il est imparfait, l'Harmonie ne consiste pas dans l'absence absolue du mal, mais dans sa graduelle réduction. Le corps social, comme le corps humain, est pourvu d'une force curative, vis medicatrix, dont on ne peut étudier les lois et l'infaillible puissance sans s'écrier encore: Digitus Dei est hic[25].

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