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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 6: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

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LISTE DES CHAPITRES
DESTINÉS À COMPLÉTER LES
HARMONIES ÉCONOMIQUES[26]

PHÉNOMÈNES NORMAUX.

  • 1. Producteur, consommateur.
  • 2. Les deux devises.
  • 3. Théorie de la Rente.
  • 4. * De la monnaie.
  • 5. * Du crédit.
  • 6. Des salaires.
  • 7. De l'épargne.
  • 8. De la population.
  • 9. Services privés, services publics.
  • 10. * De l'impôt.

COROLLAIRES.

  • 11. * Des machines.
  • 12. * Liberté des échanges.
  • 13. * Des intermédiaires.
  • 14. * Matières premières,—produits ouvrés.
  • 15. * Du luxe.

PHÉNOMÈNES PERTURBATEURS.

  • 16. Spoliation.
  • 17. Guerre.
  • 18. * Esclavage.
  • 19. * Théocratie.
  • 20. * Monopole.
  • 21. * Exploitation gouvernementale.
  • 22. * Fausse fraternité ou communisme.

VUES GÉNÉRALES.

  • 23. Responsabilité,—solidarité.
  • 24. Intérêt personnel ou moteur social.
  • 25. Perfectibilité.
  • 26. * Opinion publique.
  • 27. * Rapport de l'économie politique avec la morale,
  • 28. * Avec la politique,
  • 29. * Avec la législation,
  • 30. Avec la religion.

XI
PRODUCTEUR.-CONSOMMATEUR

Si le niveau de l'humanité ne s'élève pas sans cesse, l'homme n'est pas perfectible.

Si la tendance sociale n'est pas une approximation constante de tous les hommes vers ce niveau progressif, les lois économiques ne sont pas harmoniques.

Or comment le niveau humain peut-il s'élever si chaque quantité donnée de travail ne donne pas une proportion toujours croissante de satisfactions, phénomène qui ne peut s'expliquer que par la transformation de l'utilité onéreuse en utilité gratuite?

Et, d'un autre côté, comment cette utilité, devenue gratuite, rapprocherait-elle tous les hommes d'un commun niveau, si en même temps elle ne devenait commune?

Voilà donc la loi essentielle de l'harmonie sociale.

Je voudrais, pour beaucoup, que la langue économique me fournît, pour désigner les services rendus et reçus, deux autres mots que production et consommation, lesquels sont trop entachés de matérialité. Évidemment il y a des services qui, comme ceux du prêtre, du professeur, du militaire, de l'artiste, engendrent la moralité, l'instruction, la sécurité, le sentiment du beau, et qui n'ont rien de commun avec l'industrie proprement dite, si ce n'est qu'ils ont pour fin des satisfactions.

Les mots sont admis, et je ne veux pas me faire néologiste. Mais qu'il soit au moins bien entendu que par production j'entends ce qui confère l'utilité, et par consommation, la jouissance produite par cette utilité.

Que l'école protectioniste,—variété du communisme,—veuille bien nous croire. Quand nous prononçons les mots producteur, consommateur, nous ne sommes pas assez absurdes pour nous figurer, ainsi qu'elle nous en accuse, le genre humain partagé en deux classes distinctes, l'une ne s'occupant que de produire, l'autre que de consommer. Le naturaliste peut diviser l'espèce humaine en blancs et noirs, en hommes et femmes, et l'économiste ne la peut classer en producteurs et consommateurs, parce que, comme le disent avec une grande profondeur de vues MM. les protectionistes, le producteur et le consommateur ne font qu'un.

Mais c'est justement parce qu'ils ne font qu'un que chaque homme doit être considéré par la science en cette double qualité. Il ne s'agit pas de diviser le genre humain, mais d'étudier deux aspects très-différents de l'homme. Si les protectionistes défendaient à la grammaire d'employer les pronom je et tu, sous prétexte que chacun de nous est tour à tour celui à qui l'on parle et celui qui parle, on leur ferait observer qu'encore qu'il soit parfaitement vrai que l'on ne peut mettre toutes les langues d'un côté et toutes les oreilles de l'autre, puisque nous avons tous oreilles et langue, il ne s'ensuit pas que, relativement à chaque proposition émise, la langue n'appartienne à un homme et l'oreille à un autre. De même, relativement à tout service, celui qui le rend est parfaitement distinct de celui qui le reçoit. Le producteur et le consommateur sont en présence, et tellement en présence qu'ils se disputent toujours.

Les mêmes personnes, qui ne veulent pas nous permettre d'étudier l'intérêt humain, au double point de vue du producteur et du consommateur, ne se gênent pas pour faire cette distinction quand elles s'adressent aux assemblées législatives. On les voit alors demander le monopole ou la liberté, selon qu'il s'agit de la chose qu'elles vendent ou de la chose qu'elles achètent.

Sans donc nous arrêter à la fin de non-recevoir des protectionistes, reconnaissons que, dans l'ordre social, la séparation des occupations a fait à chacun deux situations assez distinctes pour qu'il en résulte un jeu et des rapports dignes d'être étudiés.

En général, nous nous adonnons à un métier, à une profession, à une carrière; et ce n'est pas à elle que nous demandons directement les objets de nos satisfactions. Nous rendons et nous recevons des services; nous offrons et demandons des valeurs; nous faisons des achats et des ventes; nous travaillons pour les autres, et les autres travaillent pour nous: en un mot, nous sommes producteurs et consommateurs.

Selon que nous nous présentons sur le marché en l'une ou l'autre de ces qualités, nous y apportons un esprit fort différent, on peut même dire tout opposé. S'agit-il de blé, par exemple, le même homme ne fait pas les mêmes vœux quand il va en acheter que lorsqu'il va en vendre. Acheteur, il souhaite l'abondance; vendeur, la disette. Ces vœux ont leur racine dans le même fond, l'intérêt personnel; mais comme vendre ou acheter, donner ou recevoir, offrir ou demander, sont des actes aussi opposés que possible, il ne se peut pas qu'ils ne donnent lieu, en vertu du même mobile, à des vœux opposés.

Des vœux qui se heurtent ne peuvent pas coïncider à la fois avec le bien général. J'ai cherché à faire voir, dans un autre ouvrage[27], que ce sont les vœux que font les hommes en qualité de consommateurs qui s'harmonisent avec l'intérêt public, et cela ne peut être autrement. Puisque la satisfaction est le but du travail, puisque le travail n'est déterminé que par l'obstacle, il est clair que le travail est le mal, et que tout doit tendre à le diminuer;—que la satisfaction est le bien, et que tout doit concourir à l'accroître.

Ici se présente la grande, l'éternelle, la déplorable illusion qui est née de la fausse définition de la valeur et de la confusion qui en a été faite avec l'utilité.

La valeur n'étant qu'un rapport, autant elle a d'importance pour chaque individu, autant elle en a peu pour la masse.

Pour la masse, il n'y a que l'utilité qui serve; et la valeur n'en est nullement la mesure.

Pour l'individu, il n'y a non plus que l'utilité qui serve. Mais la valeur en est la mesure; car, avec toute valeur déterminée, il puise dans le milieu social l'utilité de son choix, dans la mesure de cette valeur.

Si l'on considérait l'homme isolé, il serait clair comme le jour que la consommation est l'essentiel, et non la production; car consommation implique suffisamment travail, mais travail n'implique pas consommation.

La séparation des occupations a amené certains économistes à mesurer le bien-être général non par la consommation, mais par le travail. Et l'on est arrivé, en suivant leurs traces, à cet étrange renversement des principes: favoriser le travail aux dépens de ses résultats.

On a raisonné ainsi:

Plus il y a de difficultés vaincues, mieux cela vaut. Donc augmentons les difficultés à vaincre.

Le vice de ce raisonnement saute aux yeux.

Oui, sans doute, une somme de difficultés étant donnée, il est heureux qu'une quantité aussi donnée de travail en surmonte le plus possible.—Mais diminuer la puissance du travail ou augmenter celle des difficultés, pour accroître la valeur, c'est une monstruosité.

L'individu, dans la société, est intéressé à ce que ses services, même en conservant le même degré d'utilité, augmentent de valeur. Supposons ses désirs réalisés, il est aisé de voir ce qui arrive. Il a plus de bien-être, mais ses frères en ont moins, puisque l'utilité totale n'est pas accrue.

On ne peut donc conclure du particulier au général et dire: Prenons telle mesure dont le résultat satisfasse l'inclination de tous les individus à voir augmenter la valeur de leurs services.

Valeur étant rapport,—on n'aurait rien fait si l'accroissement était proportionnel partout à la valeur antérieure;—s'il était arbitraire et inégal pour les services différents, on n'aurait fait qu'introduire l'injustice dans la répartition des utilités.

Il est dans la nature de chaque transaction de donner lieu à un débat. Grand Dieu! quel mot viens-je de prononcer? Ne me suis-je pas mis sur les bras toutes les écoles sentimentalistes, si nombreuses de nos jours? Débat implique antagonisme, diront-elles. Vous convenez donc que l'antagonisme est l'état naturel des sociétés.—Me voilà forcé de rompre encore une lance. En ce pays-ci la science économique est si peu sue, qu'elle ne peut prononcer un mot sans faire surgir un adversaire.

On m'a reproché, avec raison, d'avoir écrit cette phrase: «Entre le vendeur et l'acheteur, il existe un antagonisme radical.» Le mot antagonisme, surtout renforcé du mot radical, dépasse de beaucoup ma pensée. Il semble impliquer une opposition permanente d'intérêts, et par conséquent une indestructible dissonance sociale,—tandis que je ne voulais parler que de ce débat passager qui précède tout marché, et qui est inhérent à l'idée même de la transaction.

Tant qu'il restera, au grand chagrin de l'utopiste sentimental, l'ombre d'une liberté en ce monde, le vendeur et l'acheteur discuteront leurs intérêts, débattront leurs prix, marchanderont, comme on dit,—sans que pour cela les lois sociales cessent d'être harmoniques. Est-il possible de concevoir que l'offreur et le demandeur d'un service s'abordent sans avoir une pensée momentanément différente relativement à sa valeur? Et pense-t-on que, pour cela, le monde sera en feu? Ou il faut bannir toute transaction, tout échange, tout troc, toute liberté de cette terre, ou il faut admettre que chacun des contractants défende sa position, fasse valoir ses motifs. C'est même de ce libre débat tant décrié, que sort l'équivalence des services et l'équité des transactions. Comment les organisateurs arriveront-ils autrement à cette équité si désirable? Enchaîneront-ils par leurs lois la liberté de l'une des parties seulement? Alors elle sera à la discrétion de l'autre. Les dépouilleront-ils toutes deux de la faculté de régler leurs intérêts, sous prétexte qu'elles doivent désormais vendre et acheter sur le principe de la fraternité? Mais que les socialistes permettent qu'on le leur dise, c'est là du galimatias; car enfin il faut bien que ces intérêts se règlent. Le débat aura-t-il lieu en sens inverse, l'acheteur prenant fait et cause pour le vendeur et réciproquement? Les transactions seront fort divertissantes, il faut en convenir. «Monsieur, ne me donnez que 10 fr. de ce drap.—Que dites-vous? je veux vous en donner 20 fr.—Mais, Monsieur, il ne vaut rien; il est passé de mode; il sera usé dans quinze jours, dit le marchand.—Il est des mieux portés et durera deux hivers, répond le client.—Eh bien! Monsieur, pour vous complaire, j'y ajouterai 5 fr.; c'est tout ce que la fraternité me permet de faire.—Il répugne à mon socialisme de le payer moins de 20 fr.; mais il faut savoir faire des sacrifices, et j'accepte.» Ainsi la bizarre transaction arrivera juste au résultat ordinaire, et les organisateurs auront le regret de voir cette maudite liberté survivre encore, quoique se manifestant à rebours et engendrant un antagonisme retourné.

Ce n'est pas là ce que nous voulons, disent les organisateurs, ce serait de la liberté.—Que voulez-vous donc, car encore faut-il que les services s'échangent et que les conditions se règlent?—Nous entendons que le soin de les régler nous soit confié.—Je m'en doutais...

Fraternité! lien des âmes, étincelle divine descendue du ciel dans le cœur des hommes, a-t-on assez abusé de ton nom? C'est en ton nom qu'on prétend étouffer toute liberté. C'est en ton nom qu'on prétend élever un despotisme nouveau et tel que le monde n'en a jamais vu; et l'on pourrait craindre qu'après avoir servi de passe-port à tant d'incapacités, de masque à tant d'ambitions, de jouet à tant d'orgueilleux mépris de la dignité humaine, ce nom souillé ne finisse par perdre sa grande et noble signification.

N'ayons donc pas la prétention de tout bouleverser, de tout régenter, de tout soustraire, hommes et choses, aux lois de leur propre nature. Laissons le monde tel que Dieu l'a fait. Ne nous figurons pas, nous, pauvres écrivassiers, que nous soyons autre chose que des observateurs plus ou moins exacts. Ne nous donnons pas le ridicule de prétendre changer l'humanité, comme si nous étions en dehors d'elle, de ses erreurs, de ses faiblesses. Laissons les producteurs et les consommateurs avoir des intérêts, les discuter, les débattre, les régler par de loyales et paisibles conventions. Bornons-nous à observer leurs rapports et les effets qui en résultent. C'est ce que je vais faire, toujours au point de vue de cette grande loi que je prétends être celle des sociétés humaines: l'égalisation graduelle des individus et des classes combinée avec le progrès général.

Une ligne ne ressemble pas plus à une force, à une vitesse qu'à une valeur ou une utilité. Néanmoins le mathématicien s'en sert avec avantage. Pourquoi l'économiste n'en ferait-il pas de même?

Il y a des valeurs égales, il y a des valeurs qui ont entre elles des rapports connus, la moitié, le quart, le double, le triple. Rien n'empêche de représenter ces différences par des lignes de diverses longueurs.

Il n'en est pas ainsi de l'utilité. L'utilité générale, nous l'avons vu, se décompose en utilité gratuite et utilité onéreuse; celle qui est due à l'action de la nature, celle qui est le résultat du travail humain. Cette dernière s'évaluant, se mesurant, peut être représentée par une ligne à dimension déterminée; l'autre n'est pas susceptible d'évaluation, de mesure. Il est certain que la nature fait beaucoup pour la production d'un hectolitre de blé, d'une pièce de vin, d'un bœuf, d'un kilogramme de laine, d'un tonneau de houille, d'un stère de bois. Mais nous n'avons aucun moyen de mesurer le concours naturel d'une multitude de forces, la plupart inconnues et agissant depuis la création. De plus, nous n'y avons aucun intérêt. Nous devons donc représenter l'utilité gratuite par une ligne indéfinie.

Soient donc deux produits, dont l'un vaut le double de l'autre, ils peuvent être représentés par les lignes ci-après:

I A B
I C D  
IB, ID, le produit total, l'utilité générale, ce qui satisfait le besoin, la richesse absolue;
IA, IC, le concours de la nature, l'utilité gratuite, la part de la communauté;
AB, CD, le service humain, l'utilité onéreuse, la valeur, la richesse relative, la part de la propriété.

Je n'ai pas besoin de dire que AB, à la place de quoi vous pouvez mettre, par la pensée, ce que vous voudrez, une maison, un meuble, un livre, une cavatine chantée par Jenny Lind, un cheval, une pièce d'étoffe, une consultation de médecin, etc., s'échangera contre deux fois CD, et que les deux contractants se donneront réciproquement, par-dessus le marché, sans même s'en apercevoir, l'un une fois IA, l'autre deux fois IC.

L'homme est ainsi fait que sa préoccupation perpétuelle est de diminuer le rapport de l'effort au résultat, de substituer l'action naturelle à sa propre action, en un mot, de faire plus avec moins. C'est l'objet constant de son habileté, de son intelligence et de son ardeur.

Supposons donc que Jean, producteur de IB, trouve un procédé au moyen duquel il accomplisse son œuvre avec la moitié du travail qu'il y mettait avant, en calculant tout, même la confection de l'instrument destiné à faire concourir une force naturelle.

Tant qu'il conservera son secret, il n'y aura rien de changé dans les figures ci-dessus. AB et CD représenteront les mêmes valeurs, les mêmes rapports; car, connaissant seul au monde le procédé expéditif, Jean le fera tourner à son seul avantage. Il se reposera la moitié de la journée, ou bien il fera deux IB par jour au lieu d'un; son travail sera mieux rémunéré. La conquête sera faite au profit de l'humanité, mais l'humanité sera représentée, sous ce rapport, par un seul homme.

Pour le dire en passant, le lecteur doit voir ici combien est glissant l'axiome des économistes anglais:—la valeur vient du travail,—s'il a pour objet de donner à penser que valeur et travail soient choses proportionnelles. Voici un travail diminué de moitié, sans que la valeur ait changé, et cela arrive à chaque instant. Pourquoi? Parce que le service est le même. Avant comme après l'invention, tant qu'elle est un secret, celui qui cède IB rend un service identique. Il n'en sera plus de même le jour où Pierre, producteur de ID, pourra lui dire: «Vous me demandez deux heures de mon travail contre une du vôtre; mais je connais votre procédé, et, si vous mettez votre service à si haut prix, je me le rendrai à moi-même.»

Or ce jour arrivera nécessairement. Un procédé réalisé n'est pas longtemps un mystère. Alors la valeur du produit IB baissera de moitié, et nous aurons les deux figures:

I A B,
I   C D.

AA´, valeur anéantie, richesse relative disparue, propriété devenue communauté, utilité autrefois onéreuse, aujourd'hui gratuite.

Car, quant à Jean, qui est ici le symbole du producteur, il est replacé dans sa condition première. Avec le même effort qu'il mettait jadis à faire IB, il le fait maintenant deux fois. Pour avoir deux fois ID, le voilà contraint de donner deux fois IB, soit le meuble, le livre, la maison, etc.

Qui profite en tout ceci? C'est évidemment Pierre, le producteur de ID, symbole ici de tous les consommateurs, y compris Jean lui-même. Si, en effet, Jean veut consommer son propre produit, il recueillera l'économie de temps représentée par la suppression de AA´. Quant à Pierre, c'est-à-dire quant à tous les consommateurs du monde, ils achèteront IB avec la moitié du temps, de l'effort, du travail, de la valeur qu'il fallait y mettre avant l'intervention de la force naturelle. Donc cette force est gratuite, et, de plus, commune.

Puisque je me suis hasardé dans les figures géométriques, qu'il me soit permis d'en faire encore une fois usage, heureux si ce procédé un peu bizarre, j'en conviens, en économie politique, facilitait au lecteur l'intelligence du phénomène que j'ai à décrire.

Comme producteur ou comme consommateur tout homme est un centre d'où rayonnent les services qu'il rend, et auquel aboutissent les services qu'il reçoit en échange.

Soit donc placé en A (fig. 1) un producteur, par exemple un copiste, symbole de tous les producteurs ou de la production en général. Il livre à la société quatre manuscrits. Si, au moment où nous faisons l'observation, la valeur du chacun de ces manuscrits est de 15, il rend des services égaux à 60, et reçoit une valeur égale, diversement répartie sur une multitude de services. Pour simplifier la démonstration, je n'en mets que quatre partant des quatre points de la circonférence BCDE.

 
Fig. 1.   Fig. 2.
Valeur produite = 60   Valeur produite = 60
Valeur reçue = 60   Valeur reçue = 60
Utilité produite. = 4   Utilité produite. = 6

Cet homme invente l'imprimerie. Il fait désormais en quarante heures ce qui en exigeait soixante. Admettons que la concurrence l'a forcé à réduire proportionnellement le prix de ses livres; au lieu de 15, ils ne valent plus que 10. Mais aussi, au lieu de quatre, notre travailleur en peut faire six. D'un autre côté, le fonds rémunératoire, parti de la circonférence, et qui était de 60, n'a pas changé. Il y a donc de la rémunération pour six livres, valant chacun 10, par la raison qu'il y en avait avant pour quatre manuscrits valant chacun 15.

Je ferai remarquer brièvement que c'est là ce qu'on perd toujours de vue dans la question des machines, du libre échange et à propos de tout progrès. On voit du travail rendu disponible par le procédé expéditif, et l'on s'alarme. On ne voit pas qu'une proportion semblable de rémunération est rendue disponible aussi du même coup.

Les nouvelles transactions seront donc représentées par la figure 2, où nous voyons rayonner du centre A une valeur totale de 60, répartie sur six livres au lieu de quatre manuscrits. De la circonférence continue à partir une valeur égale de 60, nécessaire aujourd'hui comme autrefois pour la balance.

Qui a donc gagné à ce changement? Au point de vue de la valeur, personne. Au point de vue de la richesse réelle, des satisfactions effectives, la classe innombrable des consommateurs rangés à la circonférence. Chacun d'eux achète un livre avec une quantité de travail réduite d'un tiers.—Mais les consommateurs, c'est l'humanité.—Car remarquez que A lui-même, s'il ne gagne rien en tant que producteur, s'il est tenu, comme avant, à soixante heures de travail pour obtenir l'ancienne rémunération, gagne cependant, en tant que consommateur de livres, c'est-à-dire au même titre que les autres hommes. Comme eux tous, s'il veut lire, il peut se procurer cette satisfaction avec une économie de travail égale au tiers.

Que si, en qualité de producteur, il voit le bénéfice de ses propres inventions lui échapper à la longue, par le fait de la concurrence, où donc est pour lui la compensation?

Elle consiste 1o en ce que, tant qu'il a pu garder son secret, il a continué de vendre quinze ce qui ne lui coûtait plus que dix;

2o En ce qu'il obtient des livres pour son propre usage, à moins de frais, et participe ainsi aux avantages qu'il a procurés à la société.

3o Mais sa compensation consiste surtout en ceci: de même qu'il a été forcé de faire profiter l'humanité de ses progrès, il profite des progrès de l'humanité.

Fig. 3.

De même que les progrès accomplis en A ont profité à B, C, D, E, les progrès réalisés en B, C, D, E profiteront à A. Tour à tour A se trouve au centre et à la circonférence de l'industrie universelle, car il est tour à tour producteur et consommateur. Si B, par exemple, est un fileur de coton qui substitue la broche au fuseau, le profit ira en A comme en C, D.—Si C est un marin qui remplace la rame par la voile, l'économie profitera à B, A, E.

En définitive, le mécanisme repose sur cette loi:

Le progrès ne profite au producteur, en tant que tel, que le temps nécessaire pour récompenser son habileté. Bientôt il amène une baisse de valeur, qui laisse aux premiers imitateurs une juste quoique moindre récompense. Enfin la valeur se proportionne au travail réduit, et toute l'économie est acquise à l'humanité.

Ainsi tous profitent du progrès de chacun, chacun profite du progrès de tous.—Le chacun pour tous, tous pour chacun, mis en avant par les socialistes, et qu'ils donnent au monde comme une nouveauté contenue en germe dans leurs organisations fondées sur l'oppression et la contrainte, Dieu même y a pourvu; il a su le faire sortir de la liberté.

Dieu, dis-je, y a pourvu; et il ne fait pas prévaloir sa loi dans une commune modèle, dirigée par M. Considérant, ou dans un phalanstère de six cents harmoniens, ou dans une Icarie à l'essai, sous la condition que quelques fanatiques se soumettent au pouvoir discrétionnaire d'un monomane, et que les incrédules payent pour les croyants. Non, Dieu y a pourvu d'une manière générale, universelle, par un mécanisme merveilleux dans lequel la justice, la liberté, l'utilité, la sociabilité se combinent et se concilient à un degré qui devrait décourager les entrepreneurs d'organisations sociales.

Remarquez que cette grande loi, chacun pour tous, tous pour chacun, est beaucoup plus universelle que ma démonstration ne le suppose. Les paroles sont lourdes et la plume plus lourde encore. L'écrivain est réduit à montrer successivement l'un après l'autre, avec une désespérante lenteur, des phénomènes qui ne s'imposent à l'admiration que par leur ensemble.

Ainsi je viens de parler d'inventions. On pourrait en conclure que c'est le seul cas où le progrès réalisé échappe au producteur pour aller grossir le fonds commun de l'humanité. Il n'en est pas ainsi. C'est une loi générale que tout avantage quelconque, provenant de la situation des lieux, du climat ou de quelque libéralité naturelle que ce soit, glisse rapidement entre les mains de celui qui le premier l'aperçoit et s'en empare, sans être perdu pour cela, mais pour aller alimenter l'immense réservoir où se puisent les communes satisfactions des hommes. Une seule condition est attachée à ce résultat: c'est que le travail et les transactions soient libres. Contrarier la liberté, c'est contrarier le vœu de la Providence, c'est suspendre l'effet de sa loi, c'est borner le progrès dans ses deux sens.

Ce que je viens de dire des biens est vrai aussi des maux. Rien ne s'arrête sur le producteur, ni avantages, ni inconvénients. Les uns comme les autres tendent à se répartir sur la société tout entière.

Nous venons de voir avec quelle avidité le producteur recherche ce qui peut faciliter son œuvre, et nous nous sommes assurés qu'en très-peu de temps le profit lui en échappe. Il semble qu'il ne soit entre les mains d'une intelligence supérieure que l'aveugle et docile instrument du progrès général.

C'est avec la même ardeur qu'il évite tout ce qui entrave son action, et cela est heureux pour l'humanité, car c'est à elle, à la longue, que nuisent ces obstacles. Par exemple, supposons qu'on frappe A, le producteur d'un livre, d'une forte taxe. Il faudra qu'il l'ajoute au prix de ses livres. Elle entrera, comme partie constitutive, dans leur valeur, ce qui veut dire que B, C, D, E devront donner plus de travail pour acheter une satisfaction égale. La compensation sera pour eux dans l'emploi que le gouvernement fera de la taxe. S'il en fait un bon usage, ils pourront ne pas perdre, ils pourront même gagner à l'arrangement. S'il s'en sert pour les opprimer, ce sera deux vexations multipliées l'une par l'autre. Mais A, quant à lui, s'est débarrassé de la taxe, encore qu'il en fasse l'avance.

Ce n'est pas à dire que le producteur ne souffre souvent beaucoup des obstacles quels qu'ils soient, et entre autres des taxes. Il en souffre quelquefois jusqu'à en mourir, et c'est justement pour cela qu'elles tendent à se déplacer et à retomber en définitive sur la masse.

Ainsi, en France, on a soumis le vin à une foule d'impôts et d'entraves. Ensuite on a inventé pour lui un régime qui l'empêche de se vendre au dehors.

Voici par quels ricochets le mal tend à passer du producteur au consommateur. Immédiatement après que l'impôt et l'entrave sont mis en œuvre, le producteur tend à se faire dédommager. Mais la demande des consommateurs, ainsi que la quantité de vin, restant la même, il ne peut en hausser le prix. Il n'en tire d'abord pas plus après la taxe qu'avant. Et comme, avant la taxe, il n'en obtenait qu'une rémunération normale, déterminée par la valeur des services librement échangés, il se trouve en perte de tout le montant de la taxe. Pour que les prix s'élèvent; il faut qu'il y ait diminution dans la quantité de vin produite[28].....

........................

Le consommateur, le public est donc, relativement à la perte ou au bénéfice qui affectent d'abord telle ou telle classe de producteurs, ce que la terre est à l'électricité: le grand réservoir commun. Tout en sort; et, après quelques détours plus ou moins longs, après avoir engendré des phénomènes plus ou moins variés, tout y rentre.

Nous venons de constater que les résultats économiques ne font que glisser, pour ainsi dire, sur le producteur pour aboutir au consommateur, et que, par conséquent, toutes les grandes questions doivent être étudiées au point de vue du consommateur, si l'on veut en saisir les conséquences générales et permanentes.

Cette subordination du rôle de producteur à celui de consommateur, que nous avons déduite de la considération d'utilité, est pleinement confirmée par la considération de moralité.

En effet, la responsabilité partout incombe à l'initiative. Or où est l'initiative? Dans la demande.

La demande (qui implique les moyens de rémunération) détermine tout: la direction du capital et du travail, la distribution de la population, la moralité des professions, etc. C'est que la demande répond au Désir, tandis que l'offre répond à l'Effort.—Le Désir est raisonnable ou déraisonnable, moral ou immoral.—L'Effort, qui n'est qu'un effet, est moralement neutre ou n'a qu'une moralité réfléchie.

La demande ou consommation dit au producteur: «Fais ceci pour moi.» Le producteur obéit à l'impulsion d'autrui.—Et cela serait évident pour tous, si toujours et partout le producteur attendait la demande.

Mais en fait les choses se passent différemment.

Que ce soit l'échange qui ait amené la division du travail, ou la division du travail qui ait déterminé l'échange,—c'est une question subtile et oiseuse. Disons que l'homme échange parce qu'étant intelligent et sociable, il comprend que c'est un moyen d'augmenter le rapport du résultat à l'effort. Ce qui résulte seulement de la division du travail et de la prévoyance, c'est qu'un homme n'attend pas la proposition de travailler pour autrui. L'expérience lui enseigne qu'elle est tacite dans les relations humaines et que la demande existe.

Il fait d'avance l'effort qui doit y satisfaire, et c'est ainsi que naissent les professions. D'avance on fabrique des souliers, des chapeaux; on se prépare à bien chanter, à enseigner, à plaider, à guérir, etc. Mais est-ce réellement l'offre qui prévient ici la demande et la détermine?

Non.—C'est parce qu'il y a certitude suffisante que ces différents services seront demandés qu'on s'y prépare, encore qu'on ne sache pas toujours précisément de qui viendra la demande. Et la preuve, c'est que le rapport entre ces différents services est assez connu, c'est que leur valeur est assez généralement expérimentée, pour qu'on se livre avec quelque sécurité à telle fabrication, pour qu'on embrasse telle ou telle carrière.

L'impulsion de la demande est donc préexistante, puisqu'on a pu en calculer la portée avec tant de précision.

Aussi, quand un homme prend un état, une profession, quand il se met à produire, de quoi se préoccupe-t-il? Est-ce de l'utilité de la chose qu'il produit, de ses résultats bons ou mauvais, moraux ou immoraux?—Pas du tout; il ne pense qu'à sa valeur: c'est le demandeur qui regarde à l'utilité. L'utilité répond à son besoin, à son désir, à son caprice. La valeur, au contraire, ne répond qu'à l'effort cédé, au service transmis. C'est seulement lorsque, par l'échange, l'offreur devient demandeur à son tour, que l'utilité l'intéresse. Quand je me décide à faire des souliers plutôt que des chapeaux, ce n'est pas que je me sois posé cette question: Les hommes ont-ils plus d'intérêt à garantir leurs pieds que leur tête? Non; cela regarde le demandeur et détermine la demande.—La demande, à son tour, détermine la Valeur ou l'estime en laquelle le public tient le service.—La valeur, enfin, décide l'effort ou l'offre.

De là résultent des conséquences morales très-remarquables. Deux nations peuvent être également pourvues de valeurs, c'est-à-dire de richesses relatives (Voir chap. VI), et très-inégalement pourvues d'utilités réelles, de richesses absolues; cela arrive quand l'une forme des désirs plus déraisonnables que l'autre, quand celle-ci pense à ses besoins réels, et que celle-là se crée des besoins factices ou immoraux.

Chez un peuple peut dominer le goût de l'instruction, chez l'autre celui de la bonne chère. En ce cas, on rend service au premier quand on a quelque chose à lui enseigner; au second, quand on sait flatter son palais.

Or les hommes rémunèrent les services selon l'importance qu'ils y attachent. S'ils n'échangeaient pas, ils se rendraient le service à eux-mêmes; et par quoi seraient-ils déterminés, si ce n'est par la nature et l'intensité de leurs désirs?

Chez l'une de ces nations, il y aura beaucoup de professeurs; chez l'autre, beaucoup de cuisiniers.

Dans l'une et dans l'autre les services échangés peuvent être égaux en somme, et par conséquent représenter des valeurs égales, la même richesse relative, mais non la même richesse absolue. Cela ne veut pas dire autre chose, si ce n'est que l'une emploie bien son travail et l'autre mal.

Et le résultat, sous le rapport des satisfactions, sera celui-ci: l'un de ces peuples aura beaucoup d'instruction, l'autre fera de bons repas. Les conséquences ultérieures de cette diversité de goûts auront une très-grande influence, non-seulement sur la richesse réelle, mais même sur la richesse relative; car l'instruction, par exemple, peut développer des moyens nouveaux de rendre des services, ce que les bons repas ne peuvent faire.

On remarque, parmi les nations, une prodigieuse diversité de goûts, fruit de leurs précédents, de leur caractère, de leurs convictions, de leur vanité, etc.

Sans doute, il y a des besoins si impérieux, par exemple celui de boire et de manger, qu'on pourrait presque les considérer comme des quantités données. Cependant il n'est pas rare de voir un homme se priver de manger à sa faim pour avoir des habits propres, et un autre ne songer à la propreté des vêtements qu'après avoir satisfait ses appétits.—Il en est de même des peuples.

Mais une fois ces besoins impérieux satisfaits, tout ce qui est au delà dépend beaucoup plus de la volonté; c'est affaire de goût, et c'est dans cette région que l'empire de la moralité et du bon sens est immense.

L'énergie des divers désirs nationaux détermine toujours la quantité de travail que chaque peuple prélève sur l'ensemble de ses efforts pour satisfaire chacun de ses désirs. L'Anglais veut avant tout être bien nourri. Aussi consacre-t-il une énorme quantité de son travail à produire des subsistances; et s'il fait autre chose, c'est pour l'échanger au dehors, contre des aliments; en définitive, ce qui se consomme en Angleterre de blé, de viande, de beurre, de lait, de sucre, etc., est effrayant. Le Français veut être amusé. Il aime ce qui flatte les yeux et se plaît au changement. La direction de ses travaux obéit docilement à ses désirs. En France, il y a beaucoup de chanteuses, de baladins, de modistes, d'estaminets, de boutiques élégantes, etc. En Chine, on aspire à se donner des rêves agréables par l'usage de l'opium. C'est pourquoi une grande quantité de travail national est consacrée à se procurer, soit directement, par la production, soit indirectement, par l'échange, ce précieux narcotique. En Espagne, où l'on est porté vers la pompe du culte, les efforts des populations viennent en grand nombre aboutir à la décoration des édifices religieux, etc.

Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il n'y a jamais d'immoralité dans l'Effort qui a pour but de rendre des services correspondant à des désirs immoraux ou dépravés. Mais il est évident que le principe de l'immoralité est dans le désir même.

Cela ne ferait pas matière de doute si l'homme était isolé. Cela ne peut non plus être douteux pour l'humanité associée, car l'humanité associée, c'est l'individualité élargie.

Aussi, voyez: qui songe à blâmer nos travailleurs méridionaux de faire de l'eau-de-vie? Ils répondent à une demande. Ils bêchent la terre, soignent leurs vignes, vendangent, distillent le raisin sans se préoccuper de ce qu'on fera du produit. C'est à celui qui recherche la satisfaction à savoir si elle est honnête, morale, raisonnable, bienfaisante. La responsabilité lui incombe. Le monde ne marcherait pas sans cela. Où en serions-nous si le tailleur devait se dire: «Je ne ferai pas un habit de cette forme qui m'est demandée, parce qu'elle pèche par excès de luxe, ou parce qu'elle compromet la respiration, etc., etc.?»

Est-ce que cela regarde nos pauvres vignerons, si les riches viveurs de Londres s'enivrent avec les vins de France? Et peut-on plus sérieusement accuser les Anglais de récolter de l'opium dans l'Inde avec l'idée bien arrêtée d'empoisonner les Chinois?

Non, un peuple futile provoque toujours des industries futiles, comme un peuple sérieux fait naître des industries sérieuses. Si l'humanité se perfectionne, ce n'est pas par la moralisation du producteur, mais par celle du consommateur.

C'est ce qu'a parfaitement compris la religion, quand elle a adressé au riche,—au grand consommateur, un sévère avertissement sur son immense responsabilité. D'un autre point de vue, et dans une autre langue, l'Économie politique formule la même conclusion. Elle affirme qu'on ne peut pas empêcher d'offrir ce qui est demandé; que le produit n'est pour le producteur qu'une valeur, une sorte de numéraire qui ne représente pas plus le mal que le bien, tandis que, dans l'intention du consommateur, il est utilité, jouissance morale ou immorale; que, par conséquent, il incombe à celui qui manifeste le désir et fait la demande d'en assumer les conséquences utiles ou funestes, et de répondre devant la justice de Dieu, comme devant l'opinion des hommes, de la direction bonne ou mauvaise qu'il a imprimée au travail.

Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, on voit que la consommation est la grande fin de l'économie politique; que le bien et le mal, la moralité et l'immoralité, les harmonies et les discordances, tout vient se résoudre dans le consommateur, car il représente l'humanité[29].

XII
LES DEUX DEVISES

Les modernes moralistes qui opposent l'axiome: Chacun pour tous, tous pour chacun, à l'antique proverbe: Chacun pour soi, chacun chez soi, se font de la Société une idée bien incomplète, et, par cela seul, bien fausse; j'ajouterai même, ce qui va les surprendre, bien triste.

Éliminons d'abord, de ces deux célèbres devises, ce qui surabonde. Tous pour chacun est un hors-d'œuvre, placé là par l'amour de l'antithèse, car il est forcément compris dans Chacun pour tous. Quant au chacun chez soi, c'est une pensée qui n'a pas de rapport direct avec les trois autres; mais comme elle a une grande importance en économie politique, nous lui demanderons aussi plus tard ce qu'elle contient.

Reste la prétendue opposition entre ces deux membres de proverbes: Chacun pour tous,—chacun pour soi. L'un, dit-on, exprime le principe sympathique; l'autre, le principe individualiste. Le premier unit, le second divise.

Si l'on veut parler seulement du mobile qui détermine l'effort, l'opposition est incontestable. Mais je soutiens qu'il n'en est pas de même, si l'on considère l'ensemble des efforts humains dans leurs résultats. Examinez la Société telle qu'elle est, obéissant en matière de services rémunérables au principe individualiste, et vous vous assurerez que chacun, en travaillant pour soi, travaille en effet pour tous. En fait, cela ne peut pas être contesté. Si celui qui lit ces lignes exerce une profession ou un métier, je le supplie de tourner un moment ses regards sur lui-même. Je lui demande si tous ses travaux n'ont pas pour objet la satisfaction d'autrui, et si, d'un autre côté, ce n'est pas au travail d'autrui qu'il doit toutes ses satisfactions.

Évidemment, ceux qui disent que chacun pour soi et chacun pour tous s'excluent, croient qu'une incompatibilité existe entre l'individualisme et l'association. Ils pensent que chacun pour soi implique isolement ou tendance à l'isolement; que l'intérêt personnel désunit au lieu d'unir, et qu'il aboutit au chacun chez soi, c'est-à-dire à l'absence de toutes relations sociales.

En cela, je le répète, ils se font de la Société une vue tout à fait fausse, à force d'être incomplète. Alors même qu'ils ne sont mus que par leur intérêt personnel, les hommes cherchent à se rapprocher, à combiner leurs efforts, à unir leurs forces, à travailler les uns pour les autres, à se rendre des services réciproques, à socier ou s'associer. Il ne serait pas exact de dire qu'ils agissent ainsi malgré l'intérêt personnel; non, ils agissent ainsi par intérêt personnel. Ils socient, parce qu'ils s'en trouvent bien. S'ils devaient s'en mal trouver, ils ne socieraient pas. L'individualisme accomplit donc ici l'œuvre que les sentimentalistes de notre temps voudraient confier à la Fraternité, à l'abnégation, ou je ne sais à quel autre mobile opposé à l'amour de soi.—Et ceci prouve, c'est une conclusion à laquelle nous arrivons toujours, que la Providence a su pourvoir à la sociabilité beaucoup mieux que ceux qui se disent ses prophètes.—Car, de deux choses l'une: ou l'union nuit à l'individualité, ou elle lui est avantageuse.—Si elle nuit, comment s'y prendront messieurs les Socialistes, et quels motifs raisonnables peuvent-ils avoir pour réaliser ce qui blesse tout le monde? Si, au contraire, l'union est avantageuse, elle s'accomplira en vertu de l'intérêt personnel, le plus fort, le plus permanent, le plus uniforme, le plus universel de tous les mobiles, quoi qu'on dise.

Et voyez comment les choses se passent. Un Squatter s'en va défricher une terre dans le Far-west. Il n'y a pas de jour où il n'éprouve combien l'isolement lui crée de difficultés. Bientôt un second Squatter se dirige aussi vers le désert. Où plantera-t-il sa tente? S'éloignera-t-il naturellement du premier? Non, il s'en rapprochera naturellement. Pourquoi? Parce qu'il sait tous les avantages que les hommes tirent, à efforts égaux, de leur simple rapprochement. Il sait que, dans une multitude de circonstances, ils pourront s'emprunter et se prêter des instruments, unir leur action, vaincre des difficultés inabordables pour des forces individuelles, se créer réciproquement des débouchés, se communiquer leurs idées et leurs vues, pourvoir à la défense commune. Un troisième, un quatrième, un cinquième Squatter pénètrent dans le désert, et invariablement leur tendance est de se laisser attirer par la fumée des premiers établissements. D'autres peuvent alors survenir avec des capitaux plus considérables, sachant qu'ils trouveront des bras à mettre en œuvre. La colonie se forme. On peut varier un peu les cultures; tracer un sentier vers la route où passe la malle-poste; importer et exporter; songer à construire une église, une maison d'école, etc., etc. En un mot, la puissance des colons s'augmente, par le fait seul de leur rapprochement, de manière à dépasser dans des proportions incalculables la somme de leurs forces isolées. C'est là le motif qui les a attirés les uns vers les autres.

Mais, dira-t-on, chacun pour soi est une maxime bien triste, bien froide. Tous les raisonnements, tous les paradoxes du monde n'empêcheront pas qu'elle ne soulève nos antipathies, qu'elle ne sente l'égoïsme d'une lieue; et l'égoïsme, n'est-ce pas plus qu'un mal dans la Société, n'est-ce pas la source de tous les maux?

Entendons-nous, s'il vous plaît.

Si l'axiome chacun pour soi est entendu dans ce sens qu'il doit diriger toutes nos pensées, tous nos actes, toutes nos relations, qu'on doit le trouver au fond de toutes nos affections de père, de fils, de frère, d'époux, d'ami, de citoyen, ou plutôt qu'il doit étouffer toutes ces affections; il est affreux, il est horrible, et je ne crois pas qu'il y ait sur la terre un seul homme, en fît-il la règle de sa propre conduite, qui ose le proclamer en théorie.

Mais les Socialistes se refuseront-ils toujours à reconnaître, malgré l'autorité des faits universels, qu'il y a deux ordres de relations humaines: les unes dépendant du principe sympathique,—et que nous laissons au domaine de la morale; les autres naissant de l'intérêt personnel, accomplies entre gens qui ne se connaissent pas, qui ne se doivent rien que la justice,—réglées par des conventions volontaires et librement débattues? Ce sont précisément les conventions de cette dernière espèce, qui forment le domaine de l'économie politique. Or il n'est pas plus possible de fonder ces transactions sur le principe sympathique qu'il ne serait raisonnable de fonder les rapports de famille et d'amitié sur le principe de l'intérêt. Je dirai éternellement aux Socialistes: Vous voulez confondre deux choses qui ne peuvent pas être confondues. Si vous êtes assez fous, vous ne serez pas assez forts.—Ce forgeron, ce charpentier, ce laboureur, qui s'épuisent à de rudes travaux, peuvent être d'excellents pères, des fils admirables, ils peuvent avoir le sens moral très-développé, et porter dans leur poitrine le cœur le plus expansif; malgré cela, vous ne les déterminerez jamais à travailler du matin au soir, à répandre leurs sueurs, à s'imposer de dures privations sur le principe du dévouement. Vos prédications sentimentalistes sont et seront toujours impuissantes. Que si, par malheur, elles séduisaient un petit nombre de travailleurs, elles en feraient autant de dupes. Qu'un marchand se mette à vendre sur le principe de la fraternité, je ne lui donne pas un mois pour voir ses enfants réduits à la mendicité.

La Providence a donc bien fait de donner à la Sociabilité d'autres garanties. L'homme étant donné, la sensibilité étant inséparable de l'individualité, il est impossible d'espérer, de désirer et de comprendre que l'intérêt personnel puisse être universellement aboli. C'est ce qu'il faudrait cependant, pour le juste équilibre des relations humaines; car si vous ne brisez ce ressort que dans quelques âmes d'élite, vous faites deux classes,—les méchants induits à faire des victimes, les bons à qui le rôle de victimes est réservé.

Puisque, en matière de travail et d'échanges, le principe chacun pour soi devait inévitablement prévaloir comme mobile, ce qui est admirable, ce qui est merveilleux, c'est que l'auteur des choses s'en soit servi pour réaliser au sein de l'ordre social l'axiome fraternitaire chacun pour tous, c'est que son habile main ait fait de l'obstacle l'instrument; que l'intérêt général ait été confié à l'intérêt personnel; et que le premier soit devenu infaillible, par cela même que le second est indestructible. Il me semble que, devant ces résultats, les communistes et autres inventeurs de sociétés artificielles peuvent reconnaître,—sans en être trop humiliés, à la rigueur,—qu'en fait d'organisation, leur rival de là-haut est décidément plus fort qu'eux.

Et remarquez bien que, dans l'ordre naturel des sociétés, le chacun pour tous naissant du chacun pour soi, est beaucoup plus complet, beaucoup plus absolu, beaucoup plus intime qu'il ne le serait au point de vue communiste ou socialiste. Non-seulement nous travaillons pour tous, mais nous ne pouvons pas réaliser un progrès, de quelque nature qu'il soit, que nous n'en fassions profiter la communauté tout entière. (Voir les chapitres X et XI.) Les choses sont arrangées d'une façon si merveilleuse, que lorsque nous avons imaginé un procédé, ou découvert une libéralité de la nature, quelque nouvelle fécondité dans le sol, quelque nouveau mode d'action dans une des lois du monde physique, le profit est pour nous momentanément, passagèrement, comme cela était juste au point de vue de la récompense, utile au point de vue de l'encouragement,—après quoi l'avantage échappe de nos mains, malgré nos efforts pour le retenir; d'individuel il devient social, et tombe pour toujours dans le domaine de la communauté gratuite. Et, en même temps que nous faisons ainsi jouir l'humanité de nos progrès, nous-mêmes nous jouissons des progrès que tous les autres hommes ont accomplis.

En définitive, avec le chacun pour soi, tous les efforts de l'individualisme surexcité agissent dans le sens du chacun pour tous, et chaque progrès partiel vaut à la Société, en utilité gratuite, des millions de fois ce qu'il a rapporté à son inventeur en bénéfices.

Avec le chacun pour tous, personne n'agirait même pour soi. Quel producteur s'aviserait de doubler son travail pour recueillir, en plus, un trente-millionième de son salaire?

On dira peut-être: À quoi bon réfuter l'axiome Socialiste? Quel mal peut-il faire? Sans doute, il ne fera pas pénétrer dans les ateliers, dans les comptoirs, dans les magasins, il ne fera pas prévaloir dans les foires et marchés le principe de l'abnégation. Mais enfin, ou il n'aboutira à rien, et alors vous pouvez le laisser dormir en paix, ou il assouplira quelque peu cette roideur du principe égoïste qui, exclusif de toute sympathie, n'a guère droit à la nôtre.

Ce qui est faux est toujours dangereux. Il est toujours dangereux de représenter comme condamnable et damnable un principe universel, éternel, que Dieu a évidemment préposé à la conservation et à l'avancement de l'humanité; principe, j'en conviens, qui, en tant que mobile, ne parle pas à notre cœur, mais qui, par ses résultats, étonne et satisfait notre intelligence; principe, d'ailleurs, qui laisse le champ parfaitement libre aux autres mobiles d'un ordre plus élevé, que Dieu a mis aussi dans le cœur des hommes.

Mais sait-on ce qui arrive? C'est que le public des socialistes ne prend de leur axiome que la moitié, la dernière moitié, tous pour chacun. On continue comme devant à travailler pour soi, mais on exige en outre que tous travaillent aussi pour soi.

Et cela devait être. Lorsque les rêveurs ont voulu changer le grand ressort de l'activité humaine, pour substituer la fraternité à l'individualisme, qu'ont-ils imaginé? Une contradiction doublée d'hypocrisie. Ils se sont mis à crier aux masses: «Étouffez dans votre cœur l'intérêt personnel et suivez-nous; vous en serez récompensés par tous les biens, par tous les plaisirs de ce monde.» Quand on essaye de parodier le ton de l'Évangile, il faut conclure comme lui. L'abnégation de la fraternité implique sacrifice et douleur. «Dévouez-vous,» cela veut dire: «Prenez la dernière place, soyez pauvre et souffrez volontairement.» Mais sous prétexte de renoncement, promettre la jouissance; montrer derrière le sacrifice prétendu le bien-être et la richesse; pour combattre la passion, qu'on flétrit du nom d'égoïsme, s'adresser à ses tendances les plus matérielles,—ce n'était pas seulement rendre témoignage à l'indestructible vitalité du principe qu'on voulait abattre, c'était l'exalter au plus haut point, tout en déclamant contre lui; c'était doubler les forces de l'ennemi au lieu de le vaincre, substituer la convoitise injuste à l'individualisme légitime, et malgré l'artifice de je ne sais quel jargon mystique, surexciter le sensualisme le plus grossier. La cupidité devait répondre à cet appel[30].

Et n'est-ce pas là que nous en sommes? Quel est le cri universel dans tous les rangs, dans toutes les classes? Tous pour chacun.—En prononçant le mot chacun, nous pensons à nous, et ce que nous demandons c'est de prendre une part imméritée dans le travail de tous.—En d'autres termes, nous systématisons la spoliation.—Sans doute, la spoliation naïve et directe est tellement injuste qu'elle nous répugne; mais, grâce à la maxime tous pour chacun, nous apaisons les scrupules de notre conscience. Nous plaçons dans les autres le devoir de travailler pour nous, puis nous mettons en nous le droit de jouir du travail des autres; nous sommons l'État, la loi d'imposer le prétendu devoir, de protéger le prétendu droit, et nous arrivons à ce résultat bizarre de nous dépouiller mutuellement au nom de la fraternité. Nous vivons aux dépens d'autrui, et c'est à ce titre que nous nous attribuons l'héroïsme du sacrifice. Ô bizarrerie de l'esprit humain! Ô subtilité de la convoitise! Ce n'est pas assez que chacun de nous s'efforce de grossir sa part aux dépens de celle des autres, ce n'est pas assez de vouloir profiter d'un travail que nous n'avons pas fait, nous nous persuadons encore que par là nous nous montrons sublimes dans la pratique du dévouement; peu s'en faut que nous ne nous comparions à Jésus-Christ, et nous nous aveuglons au point de ne pas voir que ces sacrifices, qui nous font pleurer d'admiration en nous contemplant nous-mêmes, nous ne les faisons pas, mais nous les exigeons[31].

La manière dont la grande mystification s'opère mérite d'être observée.

Voler! Fi donc, c'est abject; d'ailleurs cela mène au bagne, car la loi le défend.—Mais si la loi l'ordonnait et prêtait son aide, ne serait-ce pas bien commode?... Quelle lumineuse inspiration!...

Aussitôt on demande à la loi un petit privilége, un petit monopole, et comme, pour le faire respecter, il en coûterait quelques peines, on prie l'État de s'en charger. L'État et la loi s'entendent pour réaliser précisément ce qu'ils avaient mission de prévenir ou de punir. Peu à peu, le goût des monopoles gagne. Il n'est pas de classe qui ne veuille le sien. Tous pour chacun, s'écrient-elles, nous voulons aussi nous montrer philanthropes et faire voir que nous comprenons la solidarité.

Il arrive que les classes privilégiées, se volant réciproquement, perdent au moins autant, par les exactions qu'elles subissent, qu'elles gagnent aux exactions qu'elles exercent. En outre, la grande masse des travailleurs, à qui l'on n'a pas pu accorder de priviléges, souffre, dépérit et n'y peut résister. Elle s'insurge, couvre les rues de barricades et de sang, et voici qu'il faut compter avec elle.

Que va-t-elle demander? Exigera-t-elle l'abolition des abus, des priviléges, des monopoles, des restrictions sous lesquels elle succombe? Pas du tout. On l'a imbue, elle aussi, de philanthropisme. On lui a dit que le fameux tous pour chacun, c'était la solution du problème social; on lui a démontré, par maint exemple, que le privilége (qui n'est qu'un vol) est néanmoins très-moral s'il s'appuie sur la loi. En sorte qu'on voit le peuple demander... Quoi?...—Des priviléges!... Lui aussi somme l'État de lui fournir de l'instruction, du travail, du crédit, de l'assistance, aux dépens du peuple.—Oh! quelle illusion étrange! et combien de temps durera-t-elle?—On conçoit bien que toutes les classes élevées, à commencer par la plus haute, puissent venir l'une après l'autre réclamer des faveurs, des priviléges. Au-dessous d'elles, il y a la grande masse populaire sur qui tout cela retombe. Mais que le peuple, une fois vainqueur, se soit imaginé d'entrer lui aussi tout entier dans la classe des privilégiés, de se créer des monopoles à lui-même et sur lui-même, d'élargir la base des abus pour en vivre; qu'il n'ait pas vu qu'il n'y a rien au-dessous de lui pour alimenter ces injustices, c'est là un des phénomènes les plus étonnants de notre époque et d'aucune époque.

Qu'est-il arrivé? C'est que sur cette voie la Société était conduite à un naufrage général. Elle s'est alarmée avec juste raison. Le peuple a bientôt perdu sa puissance, et l'ancien partage des abus a provisoirement repris son assiette ordinaire.

Cependant la leçon n'a pas été tout à fait perdue pour les classes élevées. Elles sentent qu'il faut faire justice aux travailleurs. Elles désirent vivement y parvenir, non-seulement parce que leur propre sécurité en dépend, mais encore, il faut le reconnaître, par esprit d'équité. Oui, je le dis avec conviction entière, la classe riche ne demande pas mieux que de trouver la grande solution. Je suis convaincu que si l'on réclamait de la plupart des riches l'abandon d'une portion considérable de leur fortune, en garantissant que désormais le peuple sera heureux et satisfait, ils en feraient avec joie le sacrifice. Ils cherchent donc avec ardeur le moyen de venir, selon l'expression consacrée, au secours des classes laborieuses. Mais pour cela qu'imaginent-ils?... Encore le communisme des priviléges; un communisme mitigé toutefois, et qu'ils se flattent de soumettre au régime de la prudence. Voilà tout; ils ne sortent pas de là.

...................

XIII
DE LA RENTE[32]

Quand la valeur du sol augmente, si une augmentation correspondante se faisait sentir sur le prix des produits du sol, je comprendrais l'opposition que rencontre la théorie exposée dans ce livre (chapitre IX). On pourrait dire: «A mesure que la civilisation se développe, la condition du travailleur empire relativement à celle du propriétaire. C'est peut-être une nécessité fatale, mais assurément ce n'est pas une loi harmonique.»

Heureusement il n'en est pas ainsi. En général, les circonstances qui font augmenter la valeur du sol diminuent en même temps le prix des subsistances... Expliquons ceci par un exemple.

Soit à dix lieues de la ville un champ valant 100 fr.; on fait une route qui passe près de ce champ, c'est un débouché ouvert aux récoltes, et aussitôt la terre vaut 150 fr.—Le propriétaire, ayant acquis par là des facilités soit pour y amener des amendements, soit pour en extraire des produits plus variés, fait des améliorations à sa propriété, et elle arrive à valoir 200 fr.

La valeur du champ est donc doublée. Examinons cette plus-value, au point de vue—de la justice d'abord,—ensuite de l'utilité recueillie, non par le propriétaire, mais par les consommateurs de la ville.

Quant à l'accroissement de valeur provenant des améliorations que le propriétaire a faites à ses frais, pas de doute. C'est un capital qui suit la loi de tous les capitaux.

J'ose dire qu'il en est ainsi de la route. L'opération fait un circuit plus long, mais le résultat est le même.

En effet, le propriétaire concourt, à raison de son champ, aux dépenses publiques; pendant bien des années, il a contribué à des travaux d'utilité générale exécutés sur des portions éloignées du territoire; enfin une route a été faite dans une direction qui lui est favorable. La masse des impôts par lui payés peut être assimilée à des actions qu'il aurait prises dans les entreprises gouvernementales, et la rente annuelle, qui lui arrive par suite de la nouvelle route, comme le dividende de ces actions.

Dira-t-on qu'un propriétaire doit toujours payer l'impôt pour n'en jamais rien retirer?... Ce cas rentre donc dans le précédent; et l'amélioration, quoique faite par la voie compliquée et plus ou moins contestable de l'impôt, peut être considérée comme exécutée par le propriétaire et à ses frais, dans la mesure de l'avantage partiel qu'il en retire.

J'ai parlé d'une route: remarquez que j'aurais pu citer toute autre intervention gouvernementale. La sécurité, par exemple, contribue à donner de la valeur aux terres, comme aux capitaux, comme au travail. Mais qui paye la sécurité? Le propriétaire, le capitaliste, le travailleur.—Si l'État dépense bien, la valeur dépensée doit se reformer et se retrouver, sous une forme quelconque, entre les mains du propriétaire, du capitaliste, du travailleur. Pour le propriétaire, elle ne peut apparaître que sous forme d'accroissement du prix de sa terre.—Que si l'État dépense mal, c'est un malheur; l'impôt est perdu, c'était aux contribuables à y veiller. En ce cas, il n'y a pas pour la terre accroissement de valeur, et certes la faute n'en est pas au propriétaire.

Mais les produits du sol qui a ainsi augmenté de valeur, et par l'action gouvernementale, et par l'industrie particulière,—ces produits sont-ils payés plus cher par les acheteurs de la ville? en d'autres termes, l'intérêt de ces cent francs vient-il grever chaque hectolitre de froment qui sortira du champ? Si on le payait 15 fr., le payera-t-on désormais 15 fr. plus une fraction?—C'est là une question des plus intéressantes, puisque la justice et l'harmonie universelle des intérêts en dépendent.

Or je réponds hardiment: non.

Sans doute, le propriétaire recouvrera désormais 5 fr. de plus (je suppose le taux du profit à 5 p. 100); mais il ne les recouvrera aux dépens de personne. Bien au contraire, l'acheteur, de son côté, fera un bénéfice plus grand encore.

En effet, le champ que nous avons pris pour exemple était autrefois éloigné des débouchés, on lui faisait peu produire; à cause des difficultés du transport, les produits parvenus sur le marché se vendaient cher.—Aujourd'hui la production est activée, le transport économique; une plus grande quantité de froment arrive sur le marché, y arrive à moins de frais et s'y vend à meilleur compte. Tout en laissant au propriétaire un profit total de 5 fr., l'acheteur peut faire un bénéfice encore plus fort.

En un mot, une économie de forces a été réalisée.—Au profit de qui? au profit des deux parties contractantes.—Quelle est la loi du partage de ce gain sur la nature? La loi que nous avons souvent citée à propos des capitaux, puisque cette augmentation de valeur est un capital.

Quand le capital augmente, la part du propriétaire ou capitaliste—augmente en valeur absolue,—diminue en valeur relative; la part du travailleur (ou du consommateur) augmente—et en valeur absolue et en valeur relative...

Remarquez comment les choses se passent. À mesure que la civilisation se fait, les terres les plus rapprochées du centre d'agglomération augmentent de valeur. Les productions d'un ordre inférieur y font place à des productions d'un ordre plus élevé. D'abord le pâturage disparaît devant les céréales; puis celles-ci sont remplacées par le jardinage. Les approvisionnements arrivent de plus loin à moindres frais, de telle sorte,—et c'est un point de fait incontestable,—que la viande, le pain, les légumes, même les fleurs, y sont à un prix moindre que dans les contrées moins avancées, malgré que la main-d'œuvre y soit mieux rétribuée qu'ailleurs...

LE CLOS-VOUGEOT.

..... Les services s'échangent contre les services. Souvent des services préparés d'avance s'échangent contre des services actuels ou futurs.

Les services valent, non pas suivant le travail qu'ils exigent ou ont exigé, mais suivant le travail qu'ils épargnent.

Or il est de fait que le travail humain se perfectionne.

De ces prémisses se déduit un phénomène très-important en Économie sociale: C'est qu'en général le travail antérieur perd dans l'échange avec le travail actuel[33].

J'ai fait, il y a vingt ans, une chose qui m'a coûté cent journées de travail. Je propose un échange, et je dis à mon acheteur: Donnez-moi une chose qui vous coûte également cent journées. Probablement il sera en mesure de me répondre: Depuis vingt ans on a fait des progrès. Ce qui vous avait demandé cent journées, on le fait à présent avec soixante-dix. Or je ne mesure pas votre service par le temps qu'il vous a coûté, mais par le service qu'il me rend: ce service n'est plus que de soixante-dix journées, puisque avec ce temps je puis me le rendre à moi-même, ou trouver qui me le rende.

Il résulte de là que la valeur des capitaux se détériore incessamment, et que le capital ou le travail antérieur n'est pas aussi favorisé que le croient les Économistes superficiels.

Il n'y a pas de machine un peu vieille qui ne perde, abstraction faite du dépérissement à l'user, par ce seul motif qu'on en fabrique aujourd'hui de meilleures.

Il en est de même des terres. Et il y en a bien peu qui, pour être amenées à l'état de fertilité où elles sont, n'aient coûté plus de travail qu'il n'en faudrait aujourd'hui, où l'on a des moyens d'action plus énergiques.

Telle est la marche générale, mais non nécessaire.

Un travail antérieur peut rendre aujourd'hui de plus grands services qu'autrefois. C'est rare, mais cela se voit. Par exemple, j'ai gardé du vin qui représente vingt journées de travail.—Si je l'avais vendu tout de suite, mon travail aurait reçu une certaine rémunération. J'ai gardé mon vin; il s'est amélioré, la récolte suivante a manqué, bref, le prix a haussé, et ma rémunération est plus grande. Pourquoi? Parce que je rends plus de services,—que les acquéreurs auraient plus de peine à se procurer ce vin que je n'en ai eu,—que je satisfais à un besoin devenu plus grand, plus apprécié, etc...

C'est ce qu'il faut toujours examiner.

Nous sommes mille. Chacun a son hectare de terre et le défriche; le temps s'écoule, et l'on vend. Or, il arrive que sur 1,000 il y en a 998 qui ne reçoivent ou ne recevront jamais autant de journées de travail actuel, en échange de la terre, qu'elle leur en a coûté autrefois; et cela parce que le travail antérieur plus grossier ne rend pas comparativement autant de services que le travail actuel. Mais il se trouve deux propriétaires dont le travail a été plus intelligent ou, si l'on veut, plus heureux. Quand ils l'offrent sur le marché, il se trouve qu'il y représente d'inimitables services. Chacun se dit: Il m'en coûterait beaucoup de me rendre ce service à moi-même: donc je le payerai cher; et pourvu qu'on ne me force pas, je suis toujours bien sûr qu'il ne me coûtera pas autant que si je me le rendais par tout autre moyen.

C'est l'histoire du Clos-Vougeot. C'est le même cas que l'homme qui trouve un diamant, qui possède une belle voix, ou une taille à montrer pour cinq sous, etc.

..............


Dans mon pays il y a beaucoup de terres incultes. L'étranger ne manque pas de dire: Pourquoi ne cultivez-vous pas cette terre?—Parce qu'elle est mauvaise.—Mais voilà à côté de la terre absolument semblable et qui est cultivée.—À cette objection, le naturel du pays ne trouve pas de réponse.

C'est qu'il s'est trompé dans la première: Elle est mauvaise?

Non; la raison qui fait qu'on ne défriche pas de nouvelles terres, ce n'est pas qu'elles soient mauvaises, et il y en a d'excellentes qu'on ne défriche pas davantage. Voici le motif: c'est qu'il en coûte plus pour amener cette terre inculte à un état de productivité pareille à celle du champ voisin qui est cultivé, que pour acheter ce champ voisin lui-même.

Or, pour qui sait réfléchir, cela prouve invinciblement que la terre n'a pas de valeur par elle-même...

(Développer tous les points de vue de cette idée..... [34]).

DE LA MONNAIE[35]


DU CRÉDIT[36]


XIV
DES SALAIRES

Les hommes aspirent avec ardeur à la fixité: Il se rencontre bien dans le monde quelques individualités inquiètes, aventureuses, pour lesquelles l'aléatoire est une sorte de besoin. On peut affirmer néanmoins que les hommes pris en masse aiment à être tranquilles sur leur avenir, à savoir sur quoi compter, à pouvoir disposer d'avance tous leurs arrangements. Pour comprendre combien ils tiennent la fixité pour précieuse, il suffit de voir avec quel empressement ils se jettent sur les fonctions publiques. Qu'on ne dise pas que cela tient à l'honneur qu'elles confèrent. Certes, il y a des places dont le travail n'a rien de très-relevé. Il consiste, par exemple, à surveiller, fouiller, vexer les citoyens. Elles n'en sont pas moins recherchées. Pourquoi? Parce qu'elles constituent une position sûre. Qui n'a entendu le père de famille dire de son fils: «Je sollicite pour lui une aspirance au surnumérariat de telle administration. Sans doute il est fâcheux qu'on exige de lui une éducation qui m'a coûté fort cher. Sans doute encore, avec cette éducation, il eût pu embrasser une carrière plus brillante. Fonctionnaire, il ne s'enrichira pas, mais il est certain de vivre. Il aura toujours du pain. Dans quatre ou cinq ans, il commencera à toucher 800 fr. de traitement; puis il s'élèvera par degrés jusqu'à 3 ou 4,000 fr. Après trente années de service, il aura droit à sa retraite. Son existence est donc assurée: c'est à lui de savoir la tenir dans une obscure modération, etc.»

La fixité a donc pour les hommes un attrait tout-puissant.

Et cependant, en considérant la nature de l'homme et de ses travaux, il semble que la fixité soit incompatible avec elle.

Quiconque se placera, par la pensée, au point de départ des sociétés humaines aura peine à comprendre comment une multitude d'hommes peuvent arriver à retirer du milieu social une quantité déterminée, assurée, constante de moyens d'existence. C'est encore là un de ces phénomènes qui ne nous frappent pas assez, précisément parce que nous les avons toujours sous les yeux. Voilà des fonctionnaires qui touchent des appointements fixes, des propriétaires qui savent d'avance leurs revenus, des rentiers qui peuvent calculer exactement leurs rentes, des ouvriers qui gagnent tous les jours le même salaire.—Si l'on fait abstraction de la monnaie, qui n'intervient là que pour faciliter les appréciations et les échanges, on apercevra que ce qui est fixe, c'est la quantité de moyens d'existence, c'est la valeur des satisfactions reçues par ces diverses catégories de travailleurs. Or, je dis que cette fixité, qui peu à peu s'étend à tous les hommes, à tous les ordres de travaux, est un miracle de la civilisation, un effet prodigieux de cette société si sottement décriée de nos jours.

Car reportons-nous à un état social primitif; supposons que nous disions à un peuple chasseur, ou pêcheur, ou pasteur, ou guerrier, ou agriculteur: «À mesure que vous ferez des progrès, vous saurez de plus en plus d'avance quelle somme de jouissance vous sera assurée pour chaque année.» Ces braves gens ne pourraient nous croire. Ils nous répondraient: «Cela dépendra toujours de quelque chose qui échappe au calcul,—l'inconstance des saisons, etc.» C'est qu'ils ne pourraient se faire une idée des efforts ingénieux au moyen desquels les hommes sont parvenus à établir une sorte d'assurance entre tous les lieux et tous les temps.

Or cette mutuelle assurance contre les chances de l'avenir est tout à fait subordonnée à un genre de science humaine que j'appellerai statistique expérimentale. Et cette statistique faisant des progrès indéfinis, puisqu'elle est fondée sur l'expérience, il s'ensuit que la fixité fait aussi des progrès indéfinis. Elle est favorisée par deux circonstances permanentes: 1o les hommes y aspirent; 2o ils acquièrent tous les jours les moyens de la réaliser.

Avant de montrer comment la fixité s'établit dans les transactions humaines, où l'on semble d'abord ne point s'en préoccuper, voyons comment elle résulte de cette transaction dont elle est spécialement l'objet. Le lecteur comprendra ainsi ce que j'entends par statistique expérimentale.

Des hommes ont chacun une maison. L'une vient à brûler, et voilà le propriétaire ruiné. Aussitôt l'alarme se répand chez tous les autres. Chacun se dit: «Autant pouvait m'en arriver.» Il n'y a donc rien de bien surprenant à ce que tous les propriétaires se réunissent et répartissent autant que possible les mauvaises chances, en fondant une assurance mutuelle contre l'incendie. Leur convention est très-simple. En voici la formule: «Si la maison de l'un de nous brûle, les autres se cotiseront pour venir en aide à l'incendié.»

Par là, chaque propriétaire acquiert une double certitude: d'abord, qu'il prendra une petite part à tous les sinistres de cette espèce; ensuite, qu'il n'aura jamais à essuyer le malheur tout entier.

Au fond, et si l'on calcule sur un grand nombre d'années, on voit que le propriétaire fait, pour ainsi dire, un arrangement avec lui-même. Il économise de quoi réparer les sinistres qui le frappent.

Voilà l'association. C'est même à des arrangements de cette nature que les socialistes donnent exclusivement le nom d'association. Sitôt que la spéculation intervient, selon eux, l'association disparaît. Selon moi, elle se perfectionne, ainsi que nous allons le voir.

Ce qui a porté nos propriétaires à s'associer, à s'assurer mutuellement, c'est l'amour de la fixité, de la sécurité. Ils préfèrent des chances connues à des chances inconnues, une multitude de petits risques à un grand.

Leur but n'est pas cependant complétement atteint, et il est encore beaucoup d'aléatoire dans leur position. Chacun d'eux peut se dire: «Si les sinistres se multiplient, ma quote-part ne deviendra-t-elle pas insupportable? En tout cas, j'aimerais bien à la connaître d'avance, et faire assurer par le même procédé mon mobilier, mes marchandises, etc.»

Il semble que ces inconvénients tiennent à la nature des choses et qu'il est impossible à l'homme de s'y soustraire.

On est tenté de croire, après chaque progrès, que tout est accompli. Comment, en effet, supprimer cet aléatoire dépendant de sinistres qui sont encore dans l'inconnu?

Mais l'assurance mutuelle a développé au sein de la société une connaissance expérimentale, à savoir: la proportion, en moyenne annuelle, entre les valeurs perdues par sinistres et les valeurs assurées.

Sur quoi un entrepreneur ou une société, ayant fait tous ses calculs, se présente aux propriétaires et leur dit:

«En vous assurant mutuellement, vous avez voulu acheter votre tranquillité; et la quote-part indéterminée que vous réservez annuellement pour couvrir les sinistres est le prix que vous coûte un bien si précieux. Mais ce prix ne vous est jamais connu d'avance; d'un autre côté, votre tranquillité n'est point parfaite. Eh bien! je viens vous proposer un autre procédé. Moyennant une prime annuelle fixe que vous me payerez, j'assume toutes vos chances de sinistres; je vous assure tous, et voici le capital qui vous garantit l'exécution de mes engagements.»

Les propriétaires se hâtent d'accepter, même alors que cette prime fixe coûterait un peu plus que le quantum moyen de l'assurance mutuelle; car ce qui leur importe le plus, ce n'est pas d'économiser quelques francs, c'est d'acquérir le repos, la tranquillité complète.

Ici les socialistes prétendent que l'association est détruite. J'affirme, moi, qu'elle est perfectionnée et sur la voie d'autres perfectionnements indéfinis.

Mais, disent les socialistes, voilà que les assurés n'ont plus aucun lien entre eux. Ils ne se voient plus, ils n'ont plus à s'entendre. Des intermédiaires parasites sont venus s'interposer au milieu d'eux, et la preuve que les propriétaires payent maintenant plus qu'il ne faut pour couvrir les sinistres, c'est que les assureurs réalisent de gros bénéfices.

Il est facile de répondre à cette critique.

D'abord, l'association existe sous une autre forme. La prime servie par les assurés est toujours le fonds qui réparera les sinistres. Les assurés ont trouvé le moyen de rester dans l'association sans s'en occuper. C'est là évidemment un avantage pour chacun d'eux, puisque le but poursuivi n'en est pas moins atteint; et la possibilité de rester dans l'association, tout en recouvrant l'indépendance des mouvements, le libre usage des facultés, est justement ce qui caractérise le progrès social.

Quant au profit des intermédiaires, il s'explique et se justifie parfaitement. Les assurés restent associés pour la réparation des sinistres. Mais une compagnie est intervenue, qui leur offre les avantages suivants: «1o elle ôte à leur position ce qu'il y restait d'aléatoire; 2o elle les dispense de tout soin, de tout travail, à l'occasion des sinistres. Ce sont des services. Or, service pour service. La preuve que l'intervention de la compagnie est un service pourvu de valeur, c'est qu'il est librement accepté et payé. Les socialistes ne sont que ridicules quand ils déclament contre les intermédiaires. Est-ce que ces intermédiaires s'imposent par la force? Est-ce que leur seul moyen de se faire accepter n'est pas de dire: «Je vous coûterai quelque peine, mais je vous en épargnerai davantage?» Or, s'il en est ainsi, comment peut-on les appeler parasites, ou même intermédiaires?

Enfin, je dis que l'association ainsi transformée est sur la voie de nouveaux progrès en tous sens.

En effet, les compagnies, qui espèrent des profits proportionnels à l'étendue de leurs affaires, poussent aux assurances. Elles ont pour cela des agents partout, elles font des crédits, elles imaginent mille combinaisons pour augmenter le nombre des assurés, c'est-à-dire des associés. Elles assurent une multitude de risques qui échappaient à la primitive mutualité. Bref, l'association s'étend progressivement sur un plus grand nombre d'hommes et de choses. À mesure que ce développement s'opère, il permet aux compagnies de baisser leurs prix; elles y sont même forcées par la concurrence. Et ici nous retrouvons la grande loi: le bien glisse sur le producteur pour aller s'attacher au consommateur.

Ce n'est pas tout. Les compagnies s'assurent entre elles par les réassurances, de telle sorte qu'au point de vue de la réparation des sinistres, qui est le fond du phénomène, mille associations diverses, établies en Angleterre, en France, en Allemagne, en Amérique, se fondent en une grande et unique association. Et quel est le résultat? Si une maison vient à brûler à Bordeaux, Paris, ou partout ailleurs,—les propriétaires de l'univers entier, anglais, belges, hambourgeois, espagnols, tiennent leur cotisation disponible et sont prêts à réparer le sinistre.

Voilà un exemple du degré de puissance, d'universalité, de perfection où peut parvenir l'association libre et volontaire. Mais, pour cela, il faut qu'on lui laisse la liberté de choisir ses procédés. Or qu'est-il arrivé quand les socialistes, ces grands partisans de l'association, ont eu le pouvoir? Ils n'ont rien eu de plus pressé que de menacer l'association, quelque forme qu'elle affecte, et notamment l'association des assurances. Et pourquoi? Précisément parce que, pour s'universaliser, elle emploie ce procédé qui permet à chacun de ses membres de rester dans l'indépendance.—Tant ces malheureux socialistes comprennent peu le mécanisme social! Les premiers vagissements, les premiers tâtonnements de la société, les formes primitives et presque sauvages d'association, voilà le point auquel ils veulent nous ramener. Tout progrès, ils le suppriment sous prétexte qu'il s'écarte de ces formes.

Nous allons voir que c'est par suite des mêmes préventions, de la même ignorance, qu'ils déclament sans cesse, soit contre l'intérêt, soit contre le salaire, formes fixes et par conséquent très-perfectionnées de la rémunération qui revient au capital et au travail.

Le salariat a été particulièrement en butte aux coups des socialistes. Peu s'en faut qu'ils ne l'aient signalé comme une forme à peine adoucie de l'esclavage ou du servage. En tout cas, ils y ont vu une convention abusive et léonine, qui n'a de liberté que l'apparence, une oppression du faible par le fort, une tyrannie exercée par le capital sur le travail.

Éternellement en lutte sur les institutions à fonder, ils montrent dans leur commune haine des institutions existantes, et notamment du salariat, une touchante unanimité; car s'ils ne peuvent se mettre d'accord sur l'ordre social de leur préférence, il faut leur rendre cette justice qu'ils s'entendent toujours pour déconsidérer, décrier, calomnier, haïr et faire haïr ce qui est. J'en ai dit ailleurs la raison[37].

Malheureusement, tout ne s'est point passé dans le domaine de la discussion philosophique; et la propagande socialiste, secondée par une presse ignorante et lâche, qui, sans s'avouer socialiste, n'en cherchait pas moins la popularité dans des déclamations à la mode, est parvenue à faire pénétrer la haine du salariat dans la classe même des salariés. Les ouvriers se sont dégoûtés de cette forme de rémunération. Elle leur a paru injuste, humiliante, odieuse. Ils ont cru qu'elle les frappait du sceau de la servitude. Ils ont voulu participer selon d'autres procédés à la répartition de la richesse. De là à s'engouer des plus folles utopies, il n'y avait qu'un pas, et ce pas a été franchi. À la révolution de Février, la grande préoccupation des ouvriers a été de se débarrasser du salaire. Sur le moyen, ils ont consulté leurs dieux; mais quand leurs dieux ne sont pas restés muets, ils n'ont, selon l'usage, rendu que d'obscurs oracles, dans lesquels on entendait dominer le grand mot association, comme si association et salaire étaient incompatibles. Alors, les ouvriers ont voulu essayer toutes les formes de cette association libératrice, et, pour lui donner plus d'attraits, ils se sont plu à la parer de tous les charmes de la Solidarité, à lui attribuer tous les mérites de la Fraternité. Un moment, on aurait pu croire que le cœur humain lui-même allait subir une grande transformation et secouer le joug de l'intérêt pour n'admettre que le principe du dévouement. Singulière contradiction! On espérait recueillir dans l'association tout à la fois la gloire du sacrifice et des profits inconnus jusque-là. On courait à la fortune, et on sollicitait, on se décernait à soi-même les applaudissements dus au martyre. Il semble que ces ouvriers égarés, sur le point d'être entraînés dans une carrière d'injustice, sentaient le besoin de se faire illusion, de glorifier les procédés de spoliation qu'ils tenaient de leurs apôtres, et de les placer couverts d'un voile dans le sanctuaire d'une révélation nouvelle. Jamais peut-être tant d'aussi dangereuses erreurs, tant d'aussi grossières contradictions n'avaient pénétré aussi avant dans l'esprit humain.

Voyons donc ce qu'est le salaire. Considérons-le dans son origine, dans sa forme, dans ses effets. Reconnaissons sa raison d'être; assurons-nous s'il fut, dans le développement de l'humanité, une rétrogradation ou un progrès. Vérifions s'il porte en lui quelque chose d'humiliant, de dégradant, d'abrutissant, et s'il est possible d'apercevoir sa filiation prétendue avec l'esclavage.

Les services s'échangent contre des services. Ce que l'on cède comme ce qu'on reçoit, c'est du travail, des efforts, des peines, des soins, de l'habileté naturelle ou acquise; ce que l'on se confère l'un à l'autre, ce sont des satisfactions; ce qui détermine l'échange, c'est l'avantage commun, et ce qui le mesure, c'est la libre appréciation des services réciproques. Les nombreuses combinaisons auxquelles ont donné lieu les transactions humaines ont nécessité un volumineux vocabulaire économique; mais les mots Profits, Intérêts, Salaires, qui expriment des nuances, ne changent pas le fond des choses. C'est toujours le do ut des, ou plutôt le facio ut facias, qui est la base de toute l'évolution humaine au point de vue économique.

Les salariés ne font pas exception à cette loi. Examinez bien. Rendent-ils des services? cela n'est pas douteux. En reçoivent-ils? ce ne l'est pas davantage. Ces services s'échangent-ils volontairement, librement? Aperçoit-on dans ce mode de transaction la présence de la fraude, de la violence? C'est ici peut-être que commencent les griefs des ouvriers. Ils ne vont pas jusqu'à se prétendre dépouillés de la liberté, mais ils affirment que cette liberté est purement nominale et même dérisoire, parce que celui dont la nécessité force les déterminations n'est pas réellement libre. Reste donc à savoir si le défaut de la liberté ainsi entendue ne tient pas plutôt à la situation de l'ouvrier qu'au mode selon lequel il est rémunéré.

Quand un homme met ses bras au service d'un autre, sa rémunération peut consister en une part de l'œuvre produite, ou bien en un salaire déterminé. Dans un cas comme dans l'autre, il faut qu'il traite de cette part,—car elle peut être plus ou moins grande,—ou de ce salaire,—car il peut être plus ou moins élevé. Et si cet homme est dans le dénûment absolu, s'il ne peut attendre, s'il est sous l'aiguillon d'une nécessité urgente, il subira la loi, il ne pourra se soustraire aux exigences de son associé. Mais il faut bien remarquer que ce n'est pas la forme de la rémunération qui crée pour lui cette sorte de dépendance. Qu'il coure les chances de l'entreprise ou qu'il traite à forfait, sa situation précaire est ce qui le place dans un état d'infériorité à l'égard du débat qui précède la transaction. Les novateurs qui ont présenté aux ouvriers l'association comme un remède infaillible, les ont donc égarés et se sont trompés eux-mêmes. Ils peuvent s'en convaincre en observant attentivement des circonstances où le travailleur pauvre reçoit une part du produit et non un salaire. Assurément il n'y a pas en France d'hommes plus misérables que les pêcheurs ou les vignerons de mon pays, encore qu'ils aient l'honneur de jouir de tous les bienfaits de ce que les socialistes nomment exclusivement l'association.

Mais, avant de rechercher ce qui influe sur la quotité du salaire, je dois définir ou plutôt décrire la nature de cette transaction.

C'est une tendance naturelle aux hommes,—et par conséquent cette tendance est favorable, morale, universelle, indestructible,—d'aspirer à la sécurité relativement aux moyens d'existence, de rechercher la fixité, de fuir l'aléatoire.

Cependant, à l'origine des sociétés, l'aléatoire règne pour ainsi dire sans partage; et je me suis étonné souvent que l'économie politique ait négligé de signaler les grands et heureux efforts qui ont été faits pour le restreindre dans des limites de plus en plus étroites.

Et voyez: Dans une peuplade de chasseurs, au sein d'une tribu nomade ou d'une colonie nouvellement fondée, y a-t-il quelqu'un qui puisse dire avec certitude ce que lui vaudra le travail du lendemain? Ne semble-t-il pas même qu'il y ait incompatibilité entre ces deux idées, et que rien ne soit de nature plus éventuelle que le résultat du travail, qu'il s'applique à la chasse, à la pêche ou à la culture?

Aussi serait-il difficile de trouver, dans l'enfance des sociétés, quelque chose qui ressemble à des traitements, des appointements, des gages, des salaires, des revenus, des rentes, des intérêts, des assurances, etc., toutes choses qui ont été imaginées pour donner de plus en plus de fixité aux situations personnelles, pour éloigner de plus en plus de l'humanité ce sentiment pénible: la terreur de l'inconnu en matière de moyens d'existence.

Et, vraiment, le progrès qui a été fait dans ce sens est admirable, bien que l'accoutumance nous ait tellement familiarisés avec ce phénomène qu'elle nous empêche de l'apercevoir. En effet, puisque les résultats du travail, et par suite les jouissances humaines, peuvent être si profondément modifiés par les événements, les circonstances imprévues, les caprices de la nature, l'incertitude des saisons et les sinistres de toute sorte, comment se fait-il qu'un si grand nombre d'hommes se trouvent affranchis pour un temps, et quelques-uns pour toute leur vie, par des salaires fixes, des rentes, des traitements, des pensions de retraite, de cette part d'éventualité qui semble être l'essence même de notre nature?

La cause efficiente, le moteur de cette belle évolution du genre humain, c'est la tendance de tous les hommes vers le bien-être, dont la Fixité est une partie si essentielle. Le moyen c'est le traité à forfait pour les chances appréciables, ou l'abandon graduel de cette forme primitive de l'association qui consiste à attacher irrévocablement tous les associés à toutes les chances de l'entreprise,—en d'autres termes, le perfectionnement de l'association. Il est au moins singulier que les grands réformateurs modernes nous montrent l'association comme brisée juste par l'élément qui la perfectionne.

Pour que certains hommes consentent à assumer sur eux-mêmes, à forfait, des risques qui incombent naturellement à d'autres, il faut qu'un certain genre de connaissances, que j'ai appelé statistique expérimentale, ait fait quelque progrès; car il faut bien que l'expérience mette à même d'apprécier, au moins approximativement, ces risques, et par conséquent la valeur du service qu'on rend à celui qu'on en affranchit. C'est pourquoi les transactions et les associations des peuples grossiers et ignorants n'admettent pas de clauses de cette nature, et, dès lors, ainsi que je le disais, l'aléatoire exerce sur eux tout son empire. Qu'un sauvage, déjà vieux, ayant quelque approvisionnement en gibier, prenne un jeune chasseur à son service, il ne lui donnera pas un salaire fixe, mais une part dans les prises. Comment, en effet, l'un et l'autre pourraient-ils statuer du connu sur l'inconnu? Les enseignements du passé n'existent pas pour eux au degré nécessaire pour permettre d'assurer l'avenir d'avance.

Dans les temps d'inexpérience et de barbarie, sans doute les hommes socient, s'associent, puisque, nous l'avons démontré, ils ne peuvent pas vivre sans cela; mais l'association ne peut prendre chez eux que cette forme primitive, élémentaire, que les socialistes nous donnent comme la loi et le salut de l'avenir.

Plus tard, quand deux hommes ont longtemps travaillé ensemble à chances communes, il arrive un moment où le risque pouvant être apprécié, l'un d'eux l'assume tout entier sur lui-même, moyennant une rétribution convenue.

Cet arrangement est certainement un progrès. Pour en être convaincu, il suffit de savoir qu'il se fait librement, du consentement des deux parties, ce qui n'arriverait pas s'il ne les accommodait toutes deux. Mais il est aisé de comprendre en quoi il est avantageux. L'une y gagne, en prenant tous les risques de l'entreprise, d'en avoir le gouvernement exclusif; l'autre, d'arriver à cette fixité de position si précieuse aux hommes. Et quant à la société, en général, elle ne peut que se bien trouver de ce qu'une entreprise, autrefois tiraillée par deux intelligences et deux volontés, va désormais être soumise à l'unité de vues et d'action.

Mais, parce que l'association est modifiée, peut-on dire qu'elle est dissoute, alors que le concours de deux hommes persiste et qu'il n'y a de changé que le mode selon lequel le produit se partage? Peut-on dire surtout qu'elle s'est dépravée, alors que la novation est librement consentie et satisfait tout le monde?

Pour réaliser de nouveaux moyens de satisfaction, il faut presque toujours, je pourrais dire toujours, le concours d'un travail antérieur et d'un travail actuel. D'abord, en s'unissant dans une œuvre commune, le Capital et le Travail sont forcés de se soumettre, chacun pour sa part, aux risques de l'entreprise. Cela dure jusqu'à ce que ces risques puissent être expérimentalement appréciés. Alors deux tendances aussi naturelles l'une que l'autre au cœur humain se manifestent; je veux parler des tendances à l'unité de direction et à la fixité de situation. Rien de plus simple que d'entendre le Capital dire au Travail: «L'expérience nous apprend que ton profit éventuel constitue pour toi une rétribution moyenne de tant. Si tu veux, je t'assurerai ce quantum et dirigerai l'opération, dont m'appartiendront les chances bonnes ou mauvaises.»

Il est possible que le Travail réponde: «Cette proposition m'arrange. Tantôt, dans une année, je ne gagne que 300 fr.; une autre fois, j'en gagne 900. Ces fluctuations m'importunent; elles m'empêchent de régler uniformément mes dépenses et celles de ma famille. C'est un avantage pour moi de me soustraire à cet imprévu perpétuel et de recevoir une rétribution fixe de 600 fr.»

Sur cette réponse, les termes du contrat sont changés. On continuera bien d'unir ses efforts, d'en partager les produits, et par conséquent l'association ne sera pas dissoute; mais elle sera modifiée, en ce sens que l'une des parties, le Capital, prendra la charge de tous les risques et la compensation de tous les profits extraordinaires, tandis que l'autre partie, le Travail, s'assurera les avantages de la fixité. Telle est l'origine du Salaire.

La convention peut s'établir en sens inverse. Souvent, c'est l'entrepreneur qui dit au capitaliste: «Nous avons travaillé à chances communes. Maintenant que ces chances nous sont plus connues, je te propose d'en traiter à forfait. Tu as 20,000 fr. dans l'entreprise, pour lesquels tu as reçu une année 500 fr., une autre 1,500 fr. Si tu y consens, je te donnerai 1,000 par an, ou 5 pour 100, et je te dégagerai de tout risque, à condition que je gouvernerai l'œuvre comme je l'entendrai.»

Probablement, le capitaliste répondra: «Puisqu'à travers de grands et fâcheux écarts, je ne reçois pas, en moyenne, plus de 1,000 fr. par an, j'aime mieux que cette somme me soit régulièrement assurée. Ainsi je resterai dans l'association par mon capital, mais affranchi de toutes chances. Mon activité, mon intelligence peuvent désormais, avec plus de liberté, se livrer à d'autres soins.»

Au point de vue social, comme au point de vue individuel, c'est un avantage.

On le voit, il est au fond de l'humanité une aspiration vers un état stable, il se fait en elle un travail incessant pour restreindre et circonscrire de toute part l'aléatoire. Quand deux personnes participent à un risque commun, ce risque existant par lui-même ne peut être anéanti, mais il y a tendance à ce qu'une de ces deux personnes s'en charge à forfait. Si le capital le prend pour son compte, c'est le travail dont la rémunération se fixe sous le nom de salaire. Si le travail veut assumer les chances bonnes et mauvaises, alors c'est la rémunération du capital qui se dégage et se fixe sous le nom d'intérêt.

Et comme les capitaux ne sont autre chose que des services humains, on peut dire que capital et travail sont deux mots qui, au fond, expriment une idée commune; par conséquent, il en est de même des mots intérêt et salaire. Là donc où la fausse science ne manque jamais de trouver des oppositions, la vraie science arrive toujours à l'identité.

Ainsi, considéré dans son origine, sa nature et sa forme, le salaire n'a en lui-même rien de dégradant, rien d'humiliant, pas plus que l'intérêt. L'un et l'autre sont la part revenant au travail actuel et au travail antérieur dans les résultats d'une entreprise commune. Seulement il arrive presque toujours, à la longue, que les deux associés traitent à forfait pour une de ces parts. Si c'est le travail actuel qui aspire à une rémunération uniforme, il cède sa part aléatoire contre un salaire. Si c'est le travail antérieur, il cède sa part éventuelle contre un intérêt.

Pour moi, je suis convaincu que cette stipulation nouvelle, intervenue postérieurement à l'association primitive, loin d'en être la dissolution, en est le perfectionnement. Je n'ai aucun doute à cet égard quand je considère qu'elle naît d'un besoin très-senti, d'un penchant naturel à tous les hommes vers la stabilité, et que, de plus, elle satisfait toutes les parties sans blesser, bien au contraire, en servant l'intérêt général.

Les réformateurs modernes qui, sous prétexte d'avoir inventé l'association, voudraient nous ramener à ses formes rudimentaires, devraient bien nous dire en quoi les traités à forfait blessent le droit ou l'équité; comment ils nuisent au progrès, et en vertu de quel principe ils prétendent les interdire. Ils devraient aussi nous dire comment, si de telles stipulations sont empreintes de barbarie, ils en concilient l'intervention constante et progressive avec ce qu'ils proclament de la perfectibilité humaine.

À mes yeux, ces stipulations sont une des plus merveilleuses manifestations comme un des plus puissants ressorts du progrès. Elles sont à la fois le couronnement, la récompense d'une civilisation fort ancienne dans le passé, et le point de départ d'une civilisation illimitée dans l'avenir. Si la société s'en fût tenue à cette forme primitive de l'association qui attache aux risques de l'entreprise tous les intéressés, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des transactions humaines n'auraient pu s'accomplir. Celui qui aujourd'hui participe à vingt entreprises aurait été enchaîné pour toujours à une seule. L'unité de vues et de volonté aurait fait défaut à toutes les opérations. Enfin, l'homme n'eût jamais goûté ce bien si précieux qui peut être la source du génie,—la stabilité.

C'est donc d'une tendance naturelle et indestructible qu'est né le salariat. Remarquons toutefois qu'il ne satisfait qu'imparfaitement à l'aspiration des hommes. Il rend plus uniforme, plus égale, plus rapprochée d'une moyenne la rémunération des ouvriers; mais il est une chose qu'il ne peut pas faire, pas plus que n'y parviendrait d'ailleurs l'association des risques, c'est de leur assurer le travail.

Et ici je ne puis m'empêcher de faire remarquer combien est puissant le sentiment que j'invoque dans tout le cours de cet article, et dont les modernes réformateurs ne semblent pas soupçonner l'existence: je veux parler de l'aversion pour l'incertitude. C'est précisément ce sentiment qui a rendu si facile aux déclamateurs socialistes la tâche de faire prendre aux ouvriers le salaire en haine.

On peut concevoir trois degrés dans la condition de l'ouvrier: la prédominance de l'aléatoire; la prédominance de la stabilité; un état intermédiaire, d'où l'aléatoire, en partie exclu, ne laisse pas encore à la stabilité une place suffisante.

Ce que les ouvriers n'ont pas compris, c'est que l'association, telle que les socialistes la leur prêchent, c'est l'enfance de la société, la période des tâtonnements, l'époque des brusques écarts, des alternatives de pléthore et de marasme, en un mot, le règne absolu de l'aléatoire. Le salariat, au contraire, est ce degré intermédiaire qui sépare l'aléatoire de la stabilité.

Or les ouvriers ne se sentant pas encore, à beaucoup près, dans la stabilité, mettaient, comme tous les hommes soumis à un malaise, leurs espérances dans un changement quelconque de position. C'est pourquoi il a été très-facile au socialisme de leur en imposer avec le grand mot d'association. Les ouvriers se croyaient poussés en avant, quand, en réalité, ils étaient refoulés en arrière.

Oui, les malheureux étaient refoulés vers les premiers tâtonnements de l'évolution sociale: car l'association telle qu'on la leur prêchait, qu'est-ce autre chose que l'enchaînement de tous à tous les risques?—Combinaison fatale dans les temps d'ignorance absolue, puisque le traité à forfait suppose au moins un commencement de statistique expérimentale.—Qu'est-ce autre chose que la restauration pure et simple du règne de l'aléatoire?

Aussi les ouvriers qui s'étaient enthousiasmés pour l'association, tant qu'ils ne l'avaient aperçue qu'à l'état théorique, se sont-ils ravisés dès que la révolution de Février a paru rendre la pratique possible.

À ce moment, beaucoup de patrons, soit qu'ils fussent sous l'influence de l'engouement universel, soit qu'ils cédassent à la peur, offrirent de substituer au salaire le compte en participation. Mais les ouvriers reculèrent devant cette solidarité des risques. Ils comprirent que ce qu'on leur offrait, pour le cas où l'entreprise serait en perte, c'était l'absence de toute rémunération sous une forme quelconque, c'était la mort.

On vit alors une chose qui ne serait pas honorable pour la classe ouvrière de notre pays, si le blâme ne devait pas être reporté aux prétendus réformateurs, en qui malheureusement elle avait mis sa confiance. On vit la classe ouvrière réclamer une association bâtarde où le salaire serait maintenu, et selon laquelle la participation aux profits n'entraînerait nullement la participation aux pertes.

Il est fort douteux que jamais les ouvriers eussent songé d'eux-mêmes à mettre en avant de telles prétentions. Il y a dans la nature humaine un fonds de bon sens et de justice qui répugne à l'iniquité évidente. Pour dépraver le cœur de l'homme, il faut commencer par fausser son esprit.

C'est ce que n'avaient pas manqué de faire les chefs de l'École socialiste, et, à ce point de vue, je me suis souvent demandé s'ils n'avaient pas des intentions perverses. L'intention est un asile que je suis toujours disposé à respecter; cependant il est bien difficile d'exonérer complétement, en cette circonstance, celle des chefs socialistes.

Après avoir, par les déclamations aussi injustes que persévérantes dont leurs livres abondent, irrité contre les patrons la classe ouvrière; après lui avoir persuadé qu'il s'agissait d'une guerre, et qu'en temps de guerre tout est permis contre l'ennemi; ils ont, pour le faire passer, enveloppé l'ultimatum des ouvriers dans des subtilités scientifiques et même dans les nuages du mysticisme. Ils ont imaginé un être abstrait, la Société, devant à chacun de ses membres un minimum, c'est-à-dire des moyens d'existence assurés. «Vous avez donc le droit, ont-ils dit aux ouvriers, de réclamer un salaire fixe.» Par là ils ont commencé à satisfaire le penchant naturel des hommes vers la stabilité. Ensuite ils ont enseigné qu'indépendamment du salaire, l'ouvrier devait avoir une part dans les bénéfices; et quand on leur a demandé s'il devait aussi supporter une part des pertes, ils ont répondu qu'au moyen de l'intervention de l'État et grâce à la garantie du contribuable, ils avaient imaginé un système d'industrie universelle à l'abri de toute perte. C'était le moyen de lever les derniers scrupules des malheureux ouvriers, qu'on vit, ainsi que je l'ai dit, à la révolution de Février, très-disposés à stipuler en leur faveur ces trois clauses:

1o Continuation du salaire,

2o Participation aux profits,

3o Affranchissement de toute participation aux pertes.

On dira peut-être que cette stipulation n'est ni si injuste ni si impossible qu'elle le paraît, puisqu'elle s'est introduite et maintenue dans beaucoup d'entreprises de journaux, de chemins de fer, etc.

Je réponds qu'il y a quelque chose de véritablement puéril à se duper soi-même, en donnant de très-grands noms à de très-petites choses. Avec un peu de bonne foi, on conviendra sans doute que cette répartition des profits, que quelques entreprises font aux ouvriers salariés, ne constitue pas l'association, n'en mérite pas le titre, et n'est pas une grande révolution survenue dans les rapports de deux classes sociales. C'est une gratification ingénieuse, un encouragement utile donné aux salariés, sous une forme qui n'est pas précisément nouvelle, bien qu'on veuille la faire passer pour une adhésion au socialisme. Les patrons qui, adoptant cet usage, consacrent un dixième, un vingtième, un centième de leurs profits, quand ils en ont, à cette largesse, peuvent en faire grand bruit et se proclamer les généreux rénovateurs de l'ordre social; mais cela ne vaut réellement pas la peine de nous occuper.—Et je reviens à mon sujet.

Le Salariat fut donc un progrès. D'abord le travail antérieur et le travail actuel s'associèrent, à risques communs, pour des entreprises communes dont le cercle, sous une telle formule, dut être bien restreint. Si la Société n'avait pas trouvé d'autres combinaisons, jamais œuvre importante ne se fût exécutée dans le monde. L'humanité en serait restée à la chasse, à la pêche et à quelques ébauches d'agriculture.

Plus tard, obéissant à un double sentiment, celui qui nous fait aimer et rechercher la stabilité, celui qui nous porte à vouloir diriger les opérations dont nous courons les chances, les deux associés, sans rompre l'association, traitèrent à forfait du risque commun. Il fut convenu que l'une des parties donnerait à l'autre une rémunération fixe, et qu'elle assumerait sur elle-même tous les risques comme la direction de l'entreprise. Quand cette fixité échoit au travail antérieur, au capital, elle s'appelle Intérêt; quand elle échoit au travail actuel, elle se nomme Salaire.

Mais, ainsi que je l'ai fait observer, le salaire n'atteint qu'imparfaitement le but de constituer, pour une certaine classe d'hommes, un état de stabilité ou de sécurité relativement aux moyens d'existence. C'est un degré, c'est un pas très-prononcé, très-difficile, qu'à l'origine on aurait pu croire impossible, vers la réalisation de ce bienfait; mais ce n'est pas son entière réalisation.

Il n'est peut-être pas inutile de le dire en passant, la fixité des situations, la stabilité ressemble à tous les grands résultats que l'humanité poursuit. Elle en approche toujours, elle ne les atteindra jamais. Par cela seul que la stabilité est un bien, nous ferons toujours des efforts pour étendre de plus en plus parmi nous son empire; mais il n'est pas dans notre nature d'en avoir jamais la possession complète. On peut même aller jusqu'à dire que cela n'est pas désirable, au moins pour l'homme tel qu'il est. En quelque genre que ce soit, le bien absolu serait la mort de tout désir, de tout effort, de toute combinaison, de toute pensée, de toute prévoyance, de toute vertu; la perfection exclut la perfectibilité.

Les classes laborieuses s'étant donc élevées, par la suite des temps, et grâce au progrès de la civilisation, jusqu'au Salariat, ne se sont pas arrêtées là dans leurs efforts pour réaliser la stabilité.

Sans doute le salaire arrive avec certitude à la fin d'un jour occupé; mais quand les circonstances, les crises industrielles ou simplement les maladies ont forcé les bras de chômer, le salaire chôme aussi, et alors l'ouvrier devrait-il soumettre au chômage son alimentation, celle de sa femme et de ses enfants?

Il n'y a qu'une ressource pour lui. C'est d'épargner, aux jours de travail, de quoi satisfaire aux besoins des jours de vieillesse et de maladie.

Mais qui peut d'avance, eu égard à l'individu, mesurer comparativement la période qui doit aider et celle qui doit être aidée?

Ce qui ne se peut pour l'individu devient plus praticable pour les masses, en vertu de la loi des grands nombres. Voilà pourquoi ce tribut, payé par les périodes de travail aux périodes de chômage, atteint son but avec beaucoup plus d'efficacité, de régularité, de certitude, quand il est centralisé par l'association que lorsqu'il est abandonné aux chances individuelles.

De là les sociétés de secours mutuels, institution admirable, née des entrailles de l'humanité longtemps avant le nom même de Socialisme. Il serait difficile de dire quel est l'inventeur de cette combinaison. Je crois que le véritable inventeur c'est le besoin, c'est cette aspiration des hommes vers la fixité, c'est cet instinct toujours inquiet, toujours agissant, qui nous porte à combler les lacunes que l'humanité rencontre dans sa marche vers la stabilité des conditions.

Toujours est-il que j'ai vu surgir spontanément des sociétés de secours mutuels, il y a plus de vingt-cinq ans, parmi les ouvriers et les artisans les plus dénués, dans les villages les plus pauvres du département des Landes.

Le but de ces sociétés est évidemment un nivellement général de satisfaction, une répartition sur toutes les époques de la vie des salaires gagnés dans les bons jours. Dans toutes les localités où elles existent, elles ont fait un bien immense. Les associés s'y sentent soutenus par le sentiment de la sécurité, un des plus précieux et des plus consolants qui puisse accompagner l'homme dans son pèlerinage ici-bas. De plus, ils sentent tous leur dépendance réciproque, l'utilité dont ils sont les uns pour les autres; ils comprennent à quel point le bien et le mal de chaque individu ou de chaque profession deviennent le bien et le mal communs; ils se rallient autour de quelques cérémonies religieuses prévues par leurs statuts; enfin ils sont appelés à exercer les uns sur les autres cette surveillance vigilante, si propre à inspirer le respect de soi-même en même temps que le sentiment de la dignité humaine, ce premier et difficile échelon de toute civilisation.

Ce qui a fait jusqu'ici le succès de ces sociétés,—succès lent à la vérité comme tout ce qui concerne les masses,—c'est la liberté, et cela s'explique.

Leur écueil naturel est dans le déplacement de la Responsabilité. Ce n'est jamais sans créer pour l'avenir de grands dangers et de grandes difficultés qu'on soustrait l'individu aux conséquences de ses propres actes[38]. Le jour où tous les citoyens diraient: «Nous nous cotisons pour venir en aide à ceux qui ne peuvent travailler ou ne trouvent pas d'ouvrage,» il serait à craindre qu'on ne vît se développer, à un point dangereux, le penchant naturel de l'homme vers l'inertie, et que bientôt les laborieux ne fussent réduits à être les dupes des paresseux. Les secours mutuels impliquent donc une mutuelle surveillance, sans laquelle le fonds des secours serait bientôt épuisé. Cette surveillance réciproque, qui est pour l'association une garantie d'existence, pour chaque associé une certitude qu'il ne joue pas le rôle de dupe, fait en outre la vraie moralité de l'institution. Grâce à elle, on voit disparaître peu à peu l'ivrognerie et la débauche, car quel droit aurait au secours de la caisse commune un homme à qui l'on pourrait prouver qu'il s'est volontairement attiré la maladie et le chômage, par sa faute et par suite d'habitudes vicieuses? C'est cette surveillance qui rétablit la Responsabilité, dont l'association, par elle-même, tendait à affaiblir le ressort.

Or, pour que cette surveillance ait lieu et porte ses fruits, il faut que les sociétés de secours soient libres, circonscrites, maîtresses de leurs statuts comme de leurs fonds. Il faut qu'elles puissent faire plier leurs règlements aux exigences de chaque localité.

Supposez que le gouvernement intervienne. Il est aisé de deviner le rôle qu'il s'attribuera. Son premier soin sera de s'emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser; et, pour colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des ressources prises sur le contribuable[39]. «Car, dira-t-il, n'est-il pas bien naturel et bien juste que l'État contribue à une œuvre si grande, si généreuse, si philanthropique, si humanitaire?» Première injustice: faire entrer de force dans la société, et par le côté des cotisations, des citoyens qui ne doivent pas concourir aux répartitions de secours. Ensuite, sous prétexte d'unité, de solidarité (que sais-je?), il s'avisera de fondre toutes les associations en une seule soumise à un règlement uniforme.

Mais, je le demande, que sera devenue la moralité de l'institution quand sa caisse sera alimentée par l'impôt; quand nul, si ce n'est quelque bureaucrate, n'aura intérêt à défendre le fonds commun; quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, se fera un plaisir de les favoriser; quand aura cessé toute surveillance mutuelle, et que feindre une maladie ce ne sera autre chose que jouer un bon tour au gouvernement? Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, est enclin à se défendre; mais ne pouvant plus compter sur l'action privée, il faudra bien qu'il y substitue l'action officielle. Il nommera des vérificateurs, des contrôleurs, des inspecteurs. On verra des formalités sans nombre s'interposer entre le besoin et le secours. Bref, une admirable institution sera, dès sa naissance, transformée en une branche de police.

L'État n'apercevra d'abord que l'avantage d'augmenter la tourbe de ses créatures, de multiplier le nombre des places à donner, d'étendre son patronage et son influence électorale. Il ne remarquera pas qu'en s'arrogeant une nouvelle attribution, il vient d'assumer sur lui une responsabilité nouvelle, et, j'ose le dire, une responsabilité effrayante. Car bientôt qu'arrivera-t-il? Les ouvriers ne verront plus dans la caisse commune une propriété qu'ils administrent, qu'ils alimentent, et dont les limites bornent leurs droits. Peu à peu, ils s'accoutumeront à regarder le secours en cas de maladie ou de chômage, non comme provenant d'un fonds limité préparé par leur propre prévoyance, mais comme une dette de la Société. Ils n'admettront pas pour elle l'impossibilité de payer, et ne seront jamais contents des répartitions. L'État se verra contraint de demander sans cesse des subventions au budget. Là, rencontrant l'opposition des commissions de finances, il se trouvera engagé dans des difficultés inextricables. Les abus iront toujours croissant, et on en reculera le redressement d'année en année, comme c'est l'usage, jusqu'à ce que vienne le jour d'une explosion. Mais alors on s'apercevra qu'on est réduit à compter avec une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout d'un ministre ou d'un préfet, même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point d'avoir perdu jusqu'à la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice.

Telles sont quelques-unes des raisons qui m'ont alarmé, je l'avoue, quand j'ai vu qu'une commission de l'assemblée législative était chargée de préparer un projet de loi sur les sociétés de secours mutuels. J'ai cru que l'heure de la destruction avait sonné pour elles, et je m'en affligeais d'autant plus qu'à mes yeux un grand avenir les attend, pourvu qu'on leur conserve l'air fortifiant de la liberté. Eh quoi! est-il donc si difficile de laisser les hommes essayer, tâtonner, choisir, se tromper, se rectifier, apprendre, se concerter, gouverner leurs propriétés et leurs intérêts, agir pour eux-mêmes, à leurs périls et risques, sous leur propre responsabilité; et ne voit-on pas que c'est ce qui les fait hommes? Partira-t-on toujours de cette fatale hypothèse, que tous les gouvernants sont des tuteurs et tous les gouvernés des pupilles?

Je dis que, laissées aux soins et à la vigilance des intéressés, les sociétés de secours mutuels ont devant elles un grand avenir, et je n'en veux pour preuve que ce qui se passe de l'autre côté de la Manche.

«En Angleterre la prévoyance individuelle n'a pas attendu l'impulsion du gouvernement pour organiser une assistance puissante et réciproque entre les deux classes laborieuses. Depuis longtemps, il s'est fondé dans les principales villes de la Grande-Bretagne des associations libres, s'administrant elles-mêmes, etc...

«Le nombre total de ces associations, pour les trois royaumes, s'élève à 33,223, qui ne comprennent pas moins de trois millions cinquante-deux mille individus. C'est la moitié de la population adulte de la Grande-Bretagne...

«Cette grande confédération des classes laborieuses, cette institution de fraternité effective et pratique, repose sur les bases les plus solides. Leur revenu est de 125 millions, et leur capital accumulé atteint 280 millions.

«C'est dans ce fonds que puisent tous les besoins quand le travail diminue ou s'arrête. On s'est étonné quelquefois de voir l'Angleterre résister au contre-coup des immenses et profondes perturbations qu'éprouve de temps en temps et presque périodiquement sa gigantesque industrie. L'explication de ce phénomène est, en grande partie, dans le fait que nous signalons.

«M. Roebuck[40] voulait qu'à cause de la grandeur de la question, le gouvernement fît acte d'initiative et de tutelle en prenant lui-même cette question en main... Le chancelier de l'Échiquier s'y est refusé.

«Là où les intérêts individuels suffisent à se gouverner librement eux-mêmes, le pouvoir, en Angleterre, juge inutile de faire intervenir son action. Il veille de haut à ce que tout se passe régulièrement; mais il laisse à chacun le mérite de ses efforts et le soin d'administrer sa propre chose, selon ses vues et ses convenances. C'est à cette indépendance des citoyens que l'Angleterre doit certainement une partie de sa grandeur comme nation[41]

L'auteur aurait pu ajouter: C'est encore à cette indépendance que les citoyens doivent leur expérience et leur valeur personnelle. C'est à cette indépendance que le gouvernement doit son irresponsabilité relative, et par suite sa stabilité.

Parmi les institutions qui peuvent naître des sociétés de secours mutuels, quand celles-ci auront accompli l'évolution qu'elles commencent à peine, je mets au premier rang, à cause de son importance sociale, la caisse de retraite des travailleurs.

Il y a des personnes qui traitent une telle institution de chimère. Ces personnes, sans doute, ont la prétention de savoir où sont, en fait de Stabilité, les bornes qu'il n'est pas permis à l'Humanité de franchir. Je leur adresserai ces simples questions: Si elles n'avaient jamais connu que l'état social des peuplades qui vivent de chasse ou de pêche, auraient-elles pu prévoir, je ne dis pas les revenus fonciers, les rentes sur l'État, les traitements fixes, mais même le Salariat, ce premier degré de fixité dans la condition des classes les plus pauvres? Et plus tard, si elles n'avaient jamais vu que le salariat, tel qu'il existe dans les pays où ne s'est pas encore montré l'esprit d'association, auraient-elles osé prédire les destinées réservées aux sociétés de secours mutuels, telles que nous venons de les voir fonctionner en Angleterre? Ou bien ont-elles quelque bonne raison de croire qu'il était plus facile aux classes laborieuses de s'élever d'abord au salariat, puis aux sociétés de secours, que de parvenir aux caisses de retraite? Ce troisième pas serait-il plus infranchissable que les deux autres?

Pour moi, je vois que l'Humanité a soif de stabilité; je vois que, de siècle en siècle, elle ajoute à ses conquêtes incomplètes, au profit d'une classe ou d'une autre, par des procédés merveilleux, qui semblent bien au-dessus de toute invention individuelle, et je n'oserais certes pas dire où elle s'arrêtera dans cette voie.

Ce qu'il y a de positif, c'est que la Caisse de retraite est l'aspiration universelle, unanime, énergique, ardente de tous les ouvriers; et c'est bien naturel.

Je les ai souvent interrogés, et j'ai toujours reconnu que la grande douleur de leur vie ce n'est ni le poids du travail, ni la modicité du salaire, ni même le sentiment d'irritation que pourrait provoquer dans leur âme le spectacle de l'inégalité. Non; ce qui les affecte, ce qui les décourage, ce qui les déchire, ce qui les crucifie, c'est l'incertitude de l'avenir. À quelque profession que nous appartenions, que nous soyons fonctionnaires, rentiers, propriétaires, négociants, médecins, avocats, militaires, magistrats, nous jouissons, sans nous en apercevoir, par conséquent sans en être reconnaissants, des progrès réalisés par la Société, au point de ne plus comprendre, pour ainsi dire, cette torture de l'incertitude. Mais mettons-nous à la place d'un ouvrier, d'un artisan que hante tous les matins, à son réveil, cette pensée:

«Je suis jeune et robuste; je travaille, et même il me semble que j'ai moins de loisirs, que je répands plus de sueurs que la plupart de mes semblables. Cependant c'est à peine si je puis arriver à pourvoir à mes besoins, à ceux de ma femme et de mes enfants. Mais que deviendrai-je, que deviendront-ils, quand l'âge ou la maladie auront énervé mes bras? Il me faudrait un empire sur moi-même, une force, une prudence surhumaines pour épargner sur mon salaire de quoi faire face à ces jours de malheur. Encore, contre la maladie, j'ai la chance de jouer de bonheur; et puis il y a des sociétés de secours mutuels. Mais la vieillesse n'est pas une éventualité; elle arrivera fatalement. Tous les jours je sens son approche, elle va m'atteindre; et alors, après une vie de probité et de labeur, quelle est la perspective que j'ai devant les yeux? L'hospice, la prison ou le grabat pour moi; pour ma femme, la mendicité; pour ma fille, pis encore. Oh! que n'existe-t-il quelque institution sociale qui me ravisse, même de force, pendant ma jeunesse, de quoi assurer du pain à mes vieux jours!»

Il faut bien nous dire que cette pensée, que je viens d'exprimer faiblement, tourmente, au moment où j'écris, et tous les jours, et toutes les nuits, et à toute heure, l'imagination épouvantée d'un nombre immense de nos frères.—Et quand un problème se pose dans de telles conditions devant l'humanité, soyons-en bien assurés, c'est qu'il n'est pas insoluble.

Si, dans leurs efforts pour donner plus de stabilité à leur avenir, les ouvriers ont semé l'alarme parmi les autres classes de la société, c'est qu'ils ont donné à ces efforts une direction fausse, injuste, dangereuse. Leur première pensée,—c'est l'usage en France,—a été de faire irruption sur la fortune publique; de fonder la caisse des retraites sur le produit des contributions; de faire intervenir l'État ou la Loi, c'est-à-dire d'avoir tous les profits de la spoliation sans en avoir ni les dangers ni la honte.

Ce n'est pas de ce côté de l'horizon social que peut venir l'institution tant désirée par les ouvriers. La caisse de retraite, pour être utile, solide, louable, pour que son origine soit en harmonie avec sa fin, doit être le fruit de leurs efforts, de leur énergie, de leur sagacité, de leur expérience, de leur prévoyance. Elle doit être alimentée par leurs sacrifices; elle doit croître arrosée de leurs sueurs. Ils n'ont rien à demander au gouvernement, si ce n'est liberté d'action et répression de toute fraude.

Mais le temps est-il arrivé où la fondation d'une caisse de retraite pour les travailleurs est possible? Je n'oserais l'affirmer; j'avoue même que je ne le crois pas. Pour qu'une institution qui réalise un nouveau degré de stabilité en faveur d'une classe puisse s'établir, il faut qu'un certain progrès, qu'un certain degré de civilisation se soit réalisé dans le milieu social où cette institution aspire à la vie. Il faut qu'une atmosphère vitale lui soit préparée. Si je ne me trompe, c'est aux sociétés de secours mutuels, par les ressources matérielles qu'elles créeront, par l'esprit d'association, l'expérience, la prévoyance, le sentiment de la dignité qu'elles feront pénétrer dans les classes laborieuses, c'est, dis-je, aux sociétés de secours qu'il est réservé d'enfanter les caisses de retraite.

Car voyez ce qui se passe en Angleterre, et vous resterez convaincu que tout se lie, et qu'un progrès, pour être réalisable, veut être précédé d'un autre progrès.

En Angleterre, tous les adultes que cela intéresse sont successivement arrivés, sans contrainte, aux sociétés de secours, et c'est là un point très-important quand il s'agit d'opérations qui ne présentent quelque justesse que sur une grande échelle, en vertu de la loi des grands nombres.

Ces sociétés ont des capitaux immenses, et recueillent en outre tous les ans des revenus considérables.

Il est permis de croire, ou il faudrait nier la civilisation, que l'emploi de ces prodigieuses sommes à titre de secours se restreindra proportionnellement de plus en plus.

La salubrité est un des bienfaits que la civilisation développe. L'hygiène, l'art de guérir font quelque progrès; les machines prennent à leur charge la partie la plus pénible du travail humain; la longévité s'accroît. Sous tous ces rapports, les charges des associations de secours tendent à diminuer.

Ce qui est plus décisif et plus infaillible encore, c'est la disparition des grandes crises industrielles en Angleterre. Elles ont eu pour cause tantôt ces engouements subits, qui de temps en temps saisissent les Anglais, pour des entreprises plus que hasardées et qui entraînent une dissipation immense de capitaux; tantôt les écarts de prix qu'avaient à subir les moyens de subsistance, sous l'action du régime restrictif: car il est bien clair que, quand le pain et la viande sont fort chers, toutes les ressources du peuple sont employées à s'en procurer, les autres consommations sont délaissées, et le chômage des fabriques devient inévitable.

La première de ces causes, on la voit succomber aujourd'hui sous les leçons de la discussion publique, sous les leçons plus rudes de l'expérience; et l'on peut déjà prévoir que cette nation, qui se jetait naguère dans les emprunts américains, dans les mines du Mexique, dans les entreprises de chemins de fer avec une si moutonnière crédulité, sera beaucoup moins dupe que d'autres des illusions californiennes.

Que dirai-je du Libre Échange, dont le triomphe est dû à Cobden[42], non à Robert Peel; car l'apôtre aurait toujours fait surgir un homme d'État, tandis que l'homme d'État ne pouvait se passer de l'apôtre? Voilà une puissance nouvelle dans le monde, et qui portera, j'espère, un rude coup à ce monstre qu'on nomme chômage. La restriction a pour tendance et pour effet (elle ne le nie pas) de placer plusieurs industries du pays, et par suite une partie de sa population, dans une situation précaire. Comme ces vagues amoncelées, qu'une force passagère tient momentanément au-dessus du niveau de la mer, aspirent incessamment à descendre, de même ces industries factices, environnées de toute part d'une concurrence victorieuse, menacent sans cesse de s'écrouler. Que faut-il pour déterminer leur chute? Une modification dans l'un des articles d'un des innombrables tarifs du monde. De là une crise. En outre, les variations de prix sur une denrée sont d'autant plus grandes que le cercle de la concurrence est plus étroit. Si l'on entourait de douanes un département, un arrondissement, une commune, on rendrait les fluctuations des prix considérables. La liberté agit sur le principe des assurances. Elle compense, pour les divers pays et pour les diverses années, les mauvaises récoltes par les bonnes. Elle maintient les prix rapprochés d'une moyenne; elle est donc une force de nivellement et d'équilibre. Elle concourt à la stabilité; donc elle combat l'instabilité, cette grande source des crises et des chômages. Il n'y a aucune exagération à dire que la première partie de l'œuvre de Cobden affaiblira beaucoup les dangers qui ont fait naître, en Angleterre, les sociétés de secours mutuels.

Cobden a entrepris une autre tâche (et elle réussira, parce que la vérité bien servie triomphe toujours) qui n'exercera pas moins d'influence sur la fixité du sort des travailleurs. Je veux parler de l'abolition de la guerre, ou plutôt (ce qui revient au même) de l'infusion de l'esprit de paix dans l'opinion qui décide de la paix et de la guerre. La guerre est toujours la plus grande des perturbations que puisse subir un peuple dans son industrie, dans le courant de ses affaires, la direction de ses capitaux, même jusque dans ses goûts. Par conséquent, c'est une cause puissante de dérangement, de malaise, pour les classes qui peuvent le moins changer la direction de leur travail. Plus cette cause s'affaiblira, moins seront onéreuses les charges des sociétés de secours mutuels.

Et d'un autre côté, par la force du progrès, par le seul bénéfice du temps, leurs ressources deviendront de plus en plus abondantes. Le moment arriva donc où elles pourront entreprendre, sur l'instabilité inhérente aux choses humaines, une nouvelle et décisive conquête, en se transformant, en s'instituant caisses de retraite; et c'est ce qu'elles feront sans doute, puisque c'est là l'aspiration ardente et universelle des travailleurs.

Il est à remarquer qu'en même temps que les circonstances matérielles préparent cette création, les circonstances morales y sont aussi inclinées par l'influence même des sociétés de secours. Ces sociétés développent chez les ouvriers des habitudes, des qualités, des vertus dont la possession et la diffusion sont, pour les caisses de retraite, comme un préliminaire indispensable. Qu'on y regarde de près, on se convaincra que l'avénement de cette institution suppose une civilisation très-avancée. Il en doit être à la fois l'effet et la récompense. Comment serait-il possible, si les hommes n'avaient pas l'habitude de se voir, de se concerter, d'administrer des intérêts communs; ou bien s'ils étaient livrés à des vices qui les rendraient vieux avant l'âge; ou encore s'ils en étaient à penser que tout est permis contre le public et qu'un intérêt collectif est légitimement le point de mire de toutes les fraudes?

Pour que l'établissement des caisses de retraite ne soit pas un sujet de trouble et de discorde, il faut que les travailleurs comprennent bien qu'ils ne doivent en appeler qu'à eux-mêmes, que le fonds collectif doit être volontairement formé par ceux qui ont chance d'y prendre part; qu'il est souverainement injuste et antisocial d'y faire concourir par l'impôt, c'est-à-dire par la force, les classes qui restent étrangères à la répartition. Or nous n'en sommes pas là, de beaucoup s'en faut, et les fréquentes invocations à l'État ne montrent que trop quelles sont les espérances et les prétentions des travailleurs. Ils pensent que leur caisse de retraite doit être alimentée par des subventions de l'État, comme l'est celle des fonctionnaires. C'est ainsi qu'un abus en provoque toujours un autre.

Mais si les caisses de retraite doivent être entretenues exclusivement par ceux qu'elles intéressent, ne peut-on pas dire qu'elles existent déjà, puisque les compagnies d'assurances sur la vie présentent des combinaisons qui permettent à tout ouvrier de faire profiter l'avenir de tous les sacrifices du présent?

Je me suis longuement étendu sur les sociétés de secours et les caisses de retraite, encore que ces institutions ne se lient qu'indirectement au sujet de ce chapitre. J'ai cédé au désir de montrer l'Humanité marchant graduellement à la conquête de la stabilité, ou plutôt (car stabilité implique quelque chose de stationnaire) sortant victorieuse de sa lutte contre l'aléatoire; l'aléatoire, cette menace incessante qui suffit à elle seule pour troubler toutes les jouissances de la vie; cette épée de Damoclès qui semblait si inévitablement suspendue sur les destinées humaines. Que cette menace puisse être progressivement et indéfiniment écartée, par la réduction à une moyenne des chances de tous les temps, de tous les lieux et de tous les hommes, c'est certainement une des plus admirables harmonies sociales qui puissent s'offrir à la contemplation de l'économiste philosophe.

Et il ne faut pas croire que cette victoire dépende de deux institutions plus ou moins contingentes. Non; l'expérience les montrerait impraticables, que l'Humanité n'en trouverait pas moins sa voie vers la fixité. Il suffit que l'incertitude soit un mal pour être assuré qu'il sera incessamment et, tôt ou tard, efficacement combattu, car telle est la loi de notre nature.

Si, comme nous l'avons vu, le salariat a été, au point de vue de la stabilité, une forme plus avancée de l'association entre le capital et le travail, il laisse encore une trop grande place à l'aléatoire. À la vérité, tant qu'il travaille, l'ouvrier sait sur quoi il peut compter. Mais jusqu'à quand aura-t-il de l'ouvrage, et pendant combien de temps aura-t-il la force de l'accomplir? Voilà ce qu'il ignore et ce qui met dans son avenir un affreux problème. L'incertitude du capitaliste est autre. Elle n'implique pas une question de vie et de mort. «Je tirerai toujours un intérêt de mes fonds; mais cet intérêt sera-t-il plus ou moins élevé?» Telle est la question que se pose le travail antérieur.

Les philanthropes sentimentalistes, qui voient là une inégalité choquante, qu'ils voudraient faire disparaître par des moyens artificiels, et je pourrais dire injustes et violents, ne font pas attention qu'après tout on ne peut empêcher la nature des choses d'être la nature des choses. Il ne se peut pas que le travail antérieur n'ait plus de sécurité que le travail actuel, parce qu'il ne se peut pas que des produits créés n'offrent des ressources plus certaines que des produits à créer; que des services déjà rendus, reçus et évalués ne présentent une base plus solide que des services encore à l'état d'offre. Si vous n'êtes pas surpris que, de deux pêcheurs, celui-là soit plus tranquille sur son avenir, qui, ayant travaillé et épargné depuis longtemps, possède lignes, filets, bateaux et approvisionnement de poisson, tandis que l'autre n'a absolument rien que la bonne volonté de pêcher, pourquoi vous étonnez-vous que l'ordre social manifeste, à un degré quelconque, les mêmes différences? Pour que l'envie, la jalousie, le simple dépit de l'ouvrier à l'égard du capitaliste fussent justifiables, il faudrait que la stabilité relative de l'un fut une des causes de l'instabilité de l'autre. Mais c'est le contraire qui est vrai, et c'est justement ce capital existant entre les mains d'un homme qui réalise pour un autre la garantie du salaire, quelque insuffisante qu'elle vous paraisse. Certes, sans le capital, l'aléatoire serait bien autrement imminent et rigoureux. Serait-ce un avantage pour les ouvriers que sa rigueur s'accrût, si elle devenait commune à tous, égale pour tous?

Deux hommes couraient des risques égaux, pour chacun, à 40. L'un fit si bien par son travail et sa prévoyance, qu'il réduisit à 10 les risques qui le regardaient. Ceux de son compagnon se trouvèrent, du même coup, et par suite d'une mystérieuse solidarité, réduits non pas à 10, mais à 20. Quoi de plus juste que l'un, celui qui avait le mérite, recueillît une plus grande part de la récompense? quoi de plus admirable que l'autre profitât des vertus de son frère? Eh bien! voilà ce que repousse la philanthropie sous prétexte qu'un tel ordre blesse l'égalité.

Le vieux pêcheur dit un jour à son camarade:

«Tu n'as ni barque, ni filets, ni d'autre instrument que tes mains pour pêcher, et tu cours grand risque de faire une triste pêche. Tu n'as pas non plus d'approvisionnement, et cependant, pour travailler, il ne faut pas avoir l'estomac vide. Viens avec moi; c'est ton intérêt comme le mien. C'est le tien, car je te céderai une part de notre pêche, et, quelle qu'elle soit, elle sera toujours plus avantageuse pour toi que le fruit de tes efforts isolés. C'est aussi le mien, car ce que je prendrai de plus, grâce à ton aide, dépassera la portion que j'aurai à te céder. En un mot, l'union de ton travail, du mien et de mon capital, comparativement à leur action isolée, nous vaudra un excédant, et c'est le partage de cet excédant qui explique comment l'association peut nous être à tous deux favorable.»

Cela fut fait ainsi. Plus tard le jeune pêcheur préféra recevoir, chaque jour, une quantité fixe de poisson. Son profit aléatoire fut ainsi converti en salaire, sans que les avantages de l'association fussent détruits, et, à plus forte raison, sans que l'association fût dissoute.

Et c'est dans de telles circonstances que la prétendue philanthropie des socialistes vient déclamer contre la tyrannie des barques et des filets, contre la situation naturellement moins incertaine de celui qui les possède, parce qu'il les a fabriqués précisément pour acquérir quelque certitude! C'est dans ces circonstances qu'elle s'efforce de persuader au pauvre dénué qu'il est victime de son arrangement volontaire avec le vieux pêcheur, et qu'il doit se hâter de rentrer dans l'isolement!

Oui, l'avenir du capitaliste est moins chanceux que celui de l'ouvrier; ce qui revient à dire que celui qui possède déjà est mieux que celui qui ne possède pas encore. Cela est ainsi et doit être ainsi, car c'est la raison pour laquelle chacun aspire à posséder.

Les hommes tendent donc à sortir du salariat pour devenir capitalistes. C'est la marche conforme à la nature du cœur humain. Quel travailleur ne désire avoir un outil à lui, des avances à lui, une boutique, un atelier, un champ, une maison à lui? Quel ouvrier n'aspire à devenir patron? Qui n'est heureux de commander après avoir longtemps obéi? Reste à savoir si les grandes lois du monde économique, si le jeu naturel des organes sociaux favorisent ou contrarient cette tendance. C'est la dernière question que nous examinerons à propos des salaires.

Et peut-il à cet égard exister quelque doute?

Qu'on se rappelle l'évolution nécessaire de la production: l'utilité gratuite se substituant incessamment à l'utilité onéreuse; les efforts humains diminuant sans cesse pour chaque résultat, et, mis en disponibilité, s'attaquant à de nouvelles entreprises; chaque heure de travail correspondant à une satisfaction toujours croissante. Comment de ces prémisses ne pas déduire l'accroissement progressif des effets utiles à répartir, par conséquent l'amélioration soutenue des travailleurs, et par conséquent encore une progression sans fin dans cette amélioration?

Car ici, l'effet devenant cause, nous voyons le progrès non-seulement marcher, mais s'accélérer par la marche: vires acquirere eundo. En effet, de siècle en siècle, l'épargne devient plus facile, puisque la rémunération du travail devient plus féconde. Or l'épargne accroît les capitaux, provoque la demande des bras et détermine l'élévation des salaires. L'élévation des salaires, à son tour, facilite l'épargne et la transformation du salarié en capitaliste. Il y a donc entre la rémunération du travail et l'épargne une action et une réaction constantes, toujours favorables à la classe laborieuse, toujours appliquées à alléger pour elle le joug des nécessités urgentes.

On dira peut-être que je rassemble ici tout ce qui peut faire luire l'espérance aux yeux des prolétaires, et que je dissimule ce qui est de nature à les plonger dans le découragement. S'il y a des tendances vers l'égalité, me dira-t-on, il en est aussi vers l'inégalité. Pourquoi ne les analysez-vous pas toutes, afin d'expliquer la situation vraie du prolétariat, et de mettre ainsi la science d'accord avec les tristes faits qu'elle semble refuser de voir? Vous nous montrez l'utilité gratuite se substituant à l'utilité onéreuse, les dons de Dieu tombant de plus en plus dans le domaine de la communauté, et, par ce seul fait, le travail humain obtenant une récompense toujours croissante. De cet accroissement de rémunération vous déduisez une facilité croissante d'épargne; de cette facilité d'épargne, un nouvel accroissement de rémunération amenant de nouvelles épargnes plus abondantes encore, et ainsi de suite à l'infini. Il se peut que ce système soit aussi logique qu'il est optimiste, il se peut que nous ne soyons pas en mesure de lui opposer une réfutation scientifique. Mais où sont les faits qui le confirment? Où voit-on se réaliser l'affranchissement du prolétariat? Est-ce dans les grands centres manufacturiers? Est-ce parmi les manouvriers des campagnes? Et, si vos prévisions théoriques ne s'accomplissent pas, ne serait-ce point qu'à côté des lois économiques que vous invoquez, il y a d'autres lois, qui agissent en sens contraire, et dont vous ne parlez pas? Par exemple, pourquoi ne nous dites-vous rien de cette concurrence que les bras se font entre eux et qui les force de se louer au rabais; de ce besoin urgent de vivre, qui presse le prolétaire et l'oblige à subir les conditions du capital, de telle sorte que c'est l'ouvrier le plus dénué, le plus affamé, le plus isolé, et par suite le moins exigeant, qui fixe pour tous le taux du salaire? Et si, à travers tant d'obstacles, la condition de nos malheureux frères vient cependant à s'adoucir, pourquoi ne nous montrez-vous pas la loi de la population venant interposer son action fatale, multiplier la multitude, raviver la concurrence, accroître l'offre des bras, donner gain de cause au capital, et réduire le prolétaire à ne recevoir, contre un travail de douze ou seize heures, que ce qui est indispensable (c'est le mot consacré) au maintien de l'existence?

Si je n'ai pas abordé toutes ces faces de la question, c'est qu'il n'est guère possible de tout accumuler dans un chapitre. J'ai déjà exposé la loi générale de la Concurrence, et on a pu voir qu'elle était loin de fournir à aucune classe, surtout à la moins heureuse, des motifs sérieux de découragement. Plus tard j'exposerai celle de la Population, et l'on s'assurera, j'espère, que dans ses effets généraux elle n'est pas impitoyable. Ce n'est pas ma faute si chaque grande solution, comme est, par exemple, la destinée future de toute une portion de l'humanité, résulte non d'une loi économique isolée, et, par suite, d'un chapitre de cet ouvrage, mais de l'ensemble de ces lois ou de l'ouvrage tout entier.

—Ensuite, et j'appelle l'attention du lecteur sur cette distinction, qui n'est certes pas une subtilité; quand on est en présence d'un effet, il faut bien se garder de l'attribuer aux lois générales et providentielles, s'il provient au contraire de la violation de ces lois.

Je ne nie certes pas les calamités qui, sous toutes les formes,—labeur excessif, insuffisance de salaire, incertitude de l'avenir, sentiment d'infériorité,—frappent ceux de nos frères qui n'ont pu s'élever encore, par la Propriété, à une situation plus douce. Mais il faut bien reconnaître que l'incertitude, le dénûment et l'ignorance, c'est le point de départ de l'humanité tout entière. Cela étant ainsi, la question, ce me semble, est de savoir: 1o si les lois générales providentielles ne tendent pas à alléger, pour toutes les classes, ce triple joug; 2o si les conquêtes accomplies par les classes les plus avancées ne sont pas une facilité préparée aux classes attardées. Que si la réponse à ces questions est affirmative, on peut dire que l'harmonie sociale est constatée, et que la Providence serait justifiée à nos yeux, si elle avait besoin de l'être.

Après cela, l'homme étant doué de volonté et de libre arbitre, il est certain que les bienfaisantes lois de la Providence ne lui profitent qu'autant qu'il s'y conforme; et, quoique j'affirme sa nature perfectible, je n'entends certes pas dire qu'il progresse même alors qu'il méconnaît ou viole ces lois. Ainsi, je dis que les transactions mutuelles, libres, volontaires, exemptes de fraude et de violence portent en elles-mêmes un principe progressif pour tout le monde. Mais ce n'est pas là affirmer que le progrès est inévitable et qu'il doit jaillir de la guerre, du monopole et de l'imposture. Je dis que le salaire tend à s'élever, que cette élévation facilite l'épargne, et que l'épargne, à son tour, élève le salaire. Mais si le salarié, par des habitudes de dissipation et de débauche, neutralise à l'origine cette cause d'effets progressifs, je ne dis pas que les effets se manifesteront de même, car le contraire est impliqué dans mon affirmation.

Pour soumettre à l'épreuve des faits la déduction scientifique, il faudrait prendre deux époques: par exemple 1750 et 1850.

Il faudrait d'abord constater quelle est, à ces deux époques, la proportion des prolétaires aux propriétaires. On trouverait, je le présume, que, depuis un siècle, le nombre des gens qui ont quelques avances s'est beaucoup accru, relativement au nombre de ceux qui n'en ont pas du tout.

Il faudrait ensuite établir la situation spécifique de chacune de ces deux classes, ce qui ne se peut qu'en observant leurs satisfactions. Très-probablement on trouverait que, de nos jours, elles tirent beaucoup plus de satisfactions réelles, l'une de son travail accumulé, l'autre de son travail actuel, que cela n'était possible sous la régence.

Si ce double progrès respectif et relatif n'a pas été ce que l'on pourrait désirer, surtout pour la classe ouvrière, il faut se demander s'il n'a pas été plus ou moins retardé par des erreurs, des injustices, des violences, des méprises, des passions, en un mot par la faute de l'Humanité, par des causes contingentes qu'on ne peut confondre avec ce que je nomme les grandes et constantes lois de l'économie sociale. Par exemple, n'y a-t-il pas eu des guerres et des révolutions qui auraient pu être évitées? Ces atrocités n'ont-elles pas absorbé d'abord, dissipé ensuite une masse incalculable de capitaux, par conséquent diminué le fonds des salaires et retardé pour beaucoup de familles de travailleurs l'heure de l'affranchissement? N'ont-elles pas en outre détourné le travail de son but, en lui demandant, non des satisfactions, mais des destructions? N'y a-t-il pas eu des monopoles, des priviléges, des impôts mal répartis? N'y a-t-il pas eu des consommations absurdes, des modes ridicules, des déperditions de force qu'on ne peut attribuer qu'à des sentiments et à des préjugés puérils?

Et voyez quelles sont les conséquences de ces faits.

Il y a des lois générales auxquelles l'homme peut se conformer ou qu'il peut violer.

S'il est incontestable que les Français ont souvent contrarié, depuis cent ans, l'ordre naturel du développement social; si l'on ne peut s'empêcher de rattacher à des guerres incessantes, à des révolutions périodiques, à des injustices, des priviléges, des dissipations, des folies de toutes sortes une déperdition effrayante de forces, de capitaux et de travail;

Et si, d'un autre côté, malgré ce premier fait bien manifeste, on a constaté un autre fait, à savoir que pendant cette même période de cent ans la classe propriétaire s'est recrutée dans la classe prolétaire, et qu'en même temps toutes deux ont à leur disposition plus de satisfactions respectives; n'arrivons-nous pas rigoureusement à cette conclusion:

Les lois générales du monde social sont harmoniques, elles tendent dans tous les sens au perfectionnement de l'humanité?

Car enfin, puisque, après une période de cent ans, pendant laquelle elles ont été si fréquemment et si profondément violées, l'Humanité se trouve plus avancée, il faut que leur action soit bienfaisante, et même assez pour compenser encore l'action des causes perturbatrices.

Comment, d'ailleurs, en pourrait-il être autrement? N'y a-t-il pas une sorte d'équivoque ou plutôt de pléonasme sous ces expressions: Lois générales bienfaisantes? Peuvent-elles ne pas l'être?... Quand Dieu a mis dans chaque homme une impulsion irrésistible vers le bien, et, pour le discerner, une lumière susceptible de se rectifier, dès cet instant il a été décidé que l'Humanité était perfectible et qu'à travers beaucoup de tâtonnements, d'erreurs, de déceptions, d'oppressions, d'oscillations, elle marcherait vers le mieux indéfini. Cette marche de l'Humanité, en tant que les erreurs, les déceptions, les oppressions en sont absentes, c'est justement ce qu'on appelle les lois générales de l'ordre social. Les erreurs, les oppressions, c'est ce que je nomme la violation de ces lois ou les causes perturbatrices. Il n'est donc pas possible que les unes ne soient bienfaisantes et les autres funestes, à moins qu'on n'aille jusqu'à mettre en doute si les causes perturbatrices ne peuvent agir d'une manière plus permanente que les lois générales. Or cela est contradictoire à ces prémisses: notre intelligence, qui peut se tromper, est susceptible de se rectifier. Il est clair que le monde social étant constitué comme il l'est, l'erreur rencontre tôt ou tard pour limite la Responsabilité, l'oppression se brise tôt ou tard à la Solidarité; d'où il suit que les causes perturbatrices ne sont pas d'une nature permanente, et c'est pour cela que ce qu'elles troublent mérite le nom de lois générales.

Pour se conformer à des lois générales, il faut les connaître. Qu'il me soit donc permis d'insister sur les rapports, si mal compris, du capitaliste et du travailleur.

Le capital et le travail ne peuvent se passer l'un de l'autre. Perpétuellement en présence, leurs arrangements sont un des faits les plus importants et les plus intéressants que l'économiste puisse observer. Et qu'on y songe bien, des haines invétérées, des luttes ardentes, des crimes, des torrents de sang peuvent sortir d'une observation mal faite, si elle se popularise.

Or, je le dis avec la conviction la plus entière, on a saturé le public, depuis quelques années, des théories les plus fausses sur cette matière. On a professé que, des transactions libres du capital et du travail, il devait sortir, non pas accidentellement, mais nécessairement, le monopole pour le capitaliste, l'oppression pour le travailleur, d'où l'on n'a pas craint de conclure que la liberté devait être partout étouffée; car, je le répète, quand on a accusé la liberté d'avoir engendré le monopole, on n'a pas seulement prétendu constater un fait, mais exprimer une Loi. À l'appui de cette thèse, on a invoqué l'action des machines et celle de la concurrence. M. de Sismondi, je crois, a été le fondateur, et M. Buret, le propagateur de ces tristes doctrines, bien que celui-ci n'ait conclu que fort timidement et que le premier n'ait pas osé conclure du tout. Mais d'autres sont venus qui ont été plus hardis. Après avoir soufflé la haine du capitalisme et du propriétarisme, après avoir fait accepter des masses comme un axiome incontestable cette découverte: La liberté conduit fatalement au monopole, ils ont, volontairement ou non, entraîné le peuple à mettre la main sur cette liberté maudite[43]. Quatre jours d'une lutte sanglante l'ont dégagée, mais non rassurée; car ne voyons-nous pas, à chaque instant, la main de l'État, obéissant aux préjugés vulgaires, toujours prête à s'immiscer dans les rapports du capital et du travail?

L'action de la concurrence a déjà été déduite de notre théorie de la valeur. Nous ferons voir de même l'effet des machines. Ici nous devons nous borner à exposer quelques idées générales sur les rapports du capitaliste et du travailleur.

Le fait qui frappe d'abord beaucoup nos réformateurs pessimistes, c'est que les capitalistes sont plus riches que les ouvriers, qu'ils se procurent plus de satisfactions, d'où il résulte qu'ils s'adjugent une part plus grande, et par conséquent injuste, dans le produit élaboré en commun. C'est à quoi aboutissent les statistiques plus ou moins intelligentes, plus ou moins impartiales, dans lesquelles ils exposent la situation des classes ouvrières.

Ces messieurs oublient que la misère absolue est le point de départ fatal de tous les hommes, et qu'elle persiste fatalement tant qu'ils n'ont rien acquis ou que personne n'a rien acquis pour eux. Remarquer en bloc que les capitalistes sont mieux pourvus que les simples ouvriers, c'est constater simplement que ceux qui ont quelque chose ont plus que ceux qui n'ont rien.

Les questions que l'ouvrier doit se poser ne sont pas celles-ci:

«Mon travail me produit-il beaucoup? me produit-il peu? me produit-il autant qu'à un autre? me produit-il ce que je voudrais?»

Mais bien celles-ci:

«Mon travail me produit-il moins parce que je l'ai mis au service du capitaliste? Me produirait-il plus, si je l'isolais, ou bien si je l'associais à celui d'autres travailleurs dénués comme moi? Je suis mal, mais serais-je mieux s'il n'y avait pas de capital au monde? Si la part que j'obtiens, par mon arrangement avec le capital, est plus grande que celle que j'obtiendrais sans cet arrangement, en quoi suis-je fondé à me plaindre? Et puis, selon quelles lois nos parts respectives vont-elles augmentant ou diminuant dans le cas des transactions libres? S'il est dans la nature de ces transactions de faire que, à mesure que le total à partager s'accroît, j'aie à prendre dans l'excédant une proportion toujours croissante (chapitre VII, page 249), au lieu de vouer haine au capital, n'ai-je pas à le traiter en bon frère? S'il est bien avéré que la présence du capital me favorise, et que son absence me ferait mourir, suis-je bien prudent et bien avisé quand je le calomnie, l'épouvante, le force à se dissiper ou à fuir?»

On allègue sans cesse que, dans le débat qui précède le traité, les situations ne sont pas égales, parce que le capital peut attendre et que le travail ne le peut pas. Le plus pressé, dit-on, est bien forcé de céder le premier, en sorte que le capitaliste fixe le taux du salaire.

Sans doute, en s'en tenant à la superficie des choses, celui qui s'est créé des approvisionnements, et qui à raison de sa prévoyance peut attendre, a l'avantage du marché. À ne considérer qu'une transaction isolée, celui qui dit: Do ut facias, n'est pas aussi pressé d'arriver à une conclusion que celui qui répond: Facio ut des. Car quand on peut dire, do, on possède et, quand on possède, on peut attendre.

Il ne faut pourtant pas perdre de vue que la valeur a le même principe dans le service que dans le produit. Si l'une des parties dit do, au lieu de facio, c'est qu'elle a eu la prévoyance d'exécuter le facio par anticipation. Au fond, c'est le service de part et d'autre qui mesure la valeur. Or, si pour le travail actuel tout retard est une souffrance, pour le travail antérieur il est une perte. Il ne faut donc pas croire que celui qui dit do, le capitaliste, s'amusera ensuite, surtout si l'on considère l'ensemble de ses transactions, à différer le marché. Au fait, voit-on beaucoup de capitaux oisifs pour cette cause? Sont-ils fort nombreux les manufacturiers qui arrêtent leur fabrication, les armateurs qui arrêtent leurs expéditions, les agriculteurs qui retardent leurs récoltes, uniquement pour déprécier le salaire, en prenant les ouvriers par la famine?

Mais, sans nier ici que la position du capitaliste à l'égard de l'ouvrier ne soit favorable sous ce rapport, n'y a-t-il rien autre chose à considérer dans leurs arrangements? Et, par exemple, n'est-ce pas une circonstance tout en faveur du travail actuel que le travail accumulé perde de sa valeur par la seule action du temps? J'ai déjà fait ailleurs allusion à ce phénomène. Cependant il importe de le soumettre ici de nouveau à l'attention des lecteurs, puisqu'il a une grande influence sur la rémunération du travail actuel.

Ce qui, selon moi, rend fausse ou du moins incomplète cette théorie de Smith, que la valeur vient du travail, c'est qu'elle n'assigne à la valeur qu'un élément, tandis qu'étant un rapport, elle en a nécessairement deux. En outre, si la valeur naissait uniquement du travail et le représentait, elle lui serait proportionnelle, ce qui est contraire à tous les faits.

Non, la valeur vient du service reçu et rendu; et le service dépend autant, si ce n'est plus, de la peine épargnée à celui qui le reçoit que de la peine prise par celui qui le rend. À cet égard, les faits les plus usuels confirment le raisonnement. Quand j'achète un produit, je puis bien me demander: «Combien de temps a-t-on mis à le faire?» Et c'est là sans doute un des éléments de mon évaluation; mais je me demande encore et surtout: «Combien de temps mettrais-je à le faire? Combien de temps ai-je mis à faire la chose qu'on me demande en échange?» Quand j'achète un service, je ne me demande pas seulement: Combien en coûtera-t-il à mon vendeur pour me le rendre? mais encore: Combien m'en coûterait-il pour me le rendre à moi-même?

Ces questions personnelles et les réponses qu'elles provoquent font tellement partie essentielle de l'évaluation, que le plus souvent elles la déterminent.

Marchandez un diamant trouvé par hasard. On vous cédera fort peu ou point de travail; on vous en demandera beaucoup. Pourquoi donc donnerez-vous votre consentement? parce que vous prendrez en considération le travail qu'on vous épargne, celui que vous seriez obligé de subir pour satisfaire, par toute autre voie, le désir de posséder un diamant.

Quand donc le travail antérieur et le travail actuel s'échangent, ce n'est nullement sur le pied de leur intensité ou de leur durée, mais sur celui de leur valeur, c'est-à-dire du service qu'ils se rendent, de l'utilité dont ils sont l'un pour l'autre. Le capital viendrait dire: «Voici un produit qui m'a coûté autrefois dix heures de travail;» si le travail actuel était en mesure de répondre: «Je puis faire le même produit en cinq heures;» force serait au capital de subir cette différence: car, encore une fois, peu importe à l'acquéreur actuel de savoir ce que le produit a demandé jadis de labeur; ce qui l'intéresse, c'est de connaître ce qu'il lui en épargne aujourd'hui, le service qu'il en attend.

Le capitaliste, au sens très-général, est l'homme qui, ayant prévu que tel service serait demandé, l'a préparé d'avance et en a incorporé la mobile valeur dans un produit.

Quand le travail a été ainsi exécuté par anticipation, en vue d'une rémunération future, rien ne nous dit qu'à n'importe quel jour de l'avenir il rendra exactement le même service, épargnera la même peine, et conservera par conséquent une valeur uniforme. C'est même hors de toute vraisemblance. Il pourra être très-recherché, très-difficile à remplacer de toute autre manière, rendre des services mieux appréciés ou appréciés par plus de monde, acquérir une valeur croissante avec le temps, en d'autres termes, s'échanger contre une proportion toujours plus grande de travail actuel. Ainsi, il n'est pas impossible que tel produit, un diamant, un violon de Stradivarius, un tableau de Raphaël, un plant de vignes à Château-Lafitte, s'échange contre mille fois plus de journées de travail qu'il n'en a demandé. Cela ne veut pas dire autre chose, si ce n'est que le travail antérieur est bien rémunéré dans ce cas parce qu'il rend beaucoup de services.

Le contraire est possible aussi. Il se peut que ce qui avait exigé quatre heures de travail ne se vende plus que pour trois heures d'un travail de même intensité.

Mais,—et voici ce qui me paraît extrêmement important au point de vue et dans l'intérêt des classes ouvrières, de ces classes qui aspirent avec tant d'ardeur et de raison à sortir de l'état précaire qui les épouvante,—quoique les deux alternatives soient possibles et se réalisent tour à tour, quoique le travail accumulé puisse quelquefois gagner, quelquefois perdre de sa valeur relativement au travail actuel, cependant le premier cas est assez rare pour être considéré comme accidentel, exceptionnel, tandis que le second est le résultat d'une loi générale inhérente à l'organisation même de l'homme.

Que l'homme, avec ses acquisitions intellectuelles et expérimentales, soit de nature progressive, au moins industriellement parlant (car, au point de vue moral, l'assertion pourrait rencontrer des contradicteurs), cela n'est pas contestable. Que la plupart des choses qui se faisaient jadis avec un travail donné ne demandent plus aujourd'hui qu'un travail moindre, à cause du perfectionnement des machines, de l'intervention gratuite des forces naturelles, cela est certainement hors de doute; et l'on peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu'à chaque période de dix ans, par exemple, une quantité donnée de travail accomplira, dans la plupart des cas, de plus grands résultats que ne pouvait le faire la même quantité de travail à la période décennale précédente.

Et quelle est la conclusion à tirer de là? C'est que le travail antérieur va toujours se détériorant relativement au travail actuel; c'est que dans l'échange, sans nulle injustice, et pour réaliser l'équivalence des services, il faut que le premier donne au second plus d'heures qu'il n'en reçoit. C'est là une conséquence forcée du progrès.

Vous me dites: «Voici une machine; elle a dix ans de date, mais elle est encore neuve. Il en a coûté 1,000 journées de travail pour la faire. Je vous la cède contre un nombre égal de journées.» À quoi je réponds: Depuis dix ans, on a inventé de nouveaux outils, on a découvert de nouveaux procédés, si bien que je puis faire aujourd'hui, ou faire faire, ce qui revient au même, une machine semblable avec 600 journées; donc, je ne vous en donnerai pas davantage.—«Mais je perdrai 400 journées.»—Non, car 6 journées d'aujourd'hui en valent 10 d'autrefois. En tout cas, ce que vous m'offrez pour 1,000, je puis me le procurer pour 600. Ceci finit le débat; si le temps a frappé la valeur de votre travail de détérioration, pourquoi serait-ce à moi d'assumer cette perte?

Vous me dites: «Voilà un champ. Pour l'amener à l'état de productivité où il est, moi et mes ancêtres avons dépensé 1,000 journées. À la vérité, ils ne connaissaient ni hache, ni scie, ni bêche, et faisaient tout à force de bras. N'importe, donnez-moi d'abord 1,000 de vos journées, pour équivaloir aux 1,000 que je vous cède, puis ajoutez-en 300 pour la valeur de la puissance productive du sol, et prenez ma terre.» Je réponds: Je ne vous donnerai pas 1,300 ni même 1,000 journées, et voici mes motifs: Il y a sur la surface du globe une quantité indéfinie de puissances productives sans valeur. D'une autre part, on connaît aujourd'hui la bêche, la hache, la scie, la charrue et bien d'autres moyens d'abréger et féconder le travail; de telle sorte qu'avec 600 journées je puis, soit mettre une terre inculte dans l'état où est la vôtre, soit (ce qui revient absolument au même pour moi) me procurer par l'échange tous les avantages que vous retirez de votre champ. Donc, je vous donnerai 600 journées et pas une heure en sus.—«En ce cas, non-seulement je ne bénéficie pas de la prétendue valeur des forces productives de cette terre, mais encore je ne rentre pas dans le nombre des journées effectives, par moi et mes ancêtres, consacrées à son amélioration. N'est-il pas étrange que je sois accusé par Ricardo de vendre les puissances de la nature; par Senior, d'accaparer au passage les dons de Dieu; par tous les économistes, d'être un monopoleur; par Proudhon, d'être un voleur, alors que c'est moi qui suis dupe?»—Vous n'êtes pas plus dupe que monopoleur. Vous recevez l'équivalent de ce que vous donnez. Or il n'est ni naturel, ni juste, ni possible qu'un travail grossier, exécuté à la main il y a des siècles, s'échange, journée par journée, contre du travail actuel plus intelligent et plus productif.

Ainsi, on le voit, par un admirable effet du mécanisme social, quand le travail antérieur et le travail actuel sont en présence, quand il s'agit de savoir dans quelle proportion sera réparti entre eux le produit de leur collaboration, il est tenu compte à l'un et à l'autre de leur supériorité spécifique; ils participent à cette distribution selon les services comparatifs qu'ils rendent. Or il peut bien arriver quelquefois, exceptionnellement, que cette supériorité soit du côté du travail antérieur. Mais la nature de l'homme, la loi du progrès, font que, dans la presque universalité des cas, elle se manifeste dans le travail actuel. Le progrès profite à celui-ci; la détérioration incombe au capital.

Indépendamment de ce résultat, qui montre combien sont vides et vaines les déclamations inspirées à nos réformateurs modernes par la prétendue tyrannie du capital, il est une considération plus propre encore à éteindre, dans le cœur des ouvriers, cette haine factice et désolante contre les autres classes, qu'on a tenté avec succès d'y allumer.

Cette considération la voici:

Le capital, jusqu'où qu'il porte ses prétentions, et quelque heureux qu'il soit dans ses efforts pour les faire triompher, ne peut jamais placer le travail dans une condition pire que l'isolement. En d'autres termes, le capital favorise toujours plus le travail par sa présence que par son absence.

Rappelons-nous l'exemple que j'invoquais tout à l'heure.

Deux hommes sont réduits à pêcher pour vivre. L'un a des filets, des lignes, une barque et quelques provisions pour attendre les fruits de ses prochains travaux. L'autre n'a rien que ses bras. Il est de leur intérêt de s'associer[44]. Quelles que soient les conditions de partage qui interviendront, elles n'empireront jamais le sort de l'un de ces deux pêcheurs, pas plus du riche que du pauvre, car dès l'instant que l'un d'eux trouverait l'association onéreuse comparée à l'isolement, il reviendrait à l'isolement.

Dans la vie sauvage comme dans la vie pastorale, dans la vie agricole comme dans la vie industrielle, les relations du capital et du travail ne font que reproduire cet exemple.

Ainsi l'absence du capital est une limite qui est toujours à la disposition du travail. Si les prétentions du Capital allaient jusqu'à rendre, pour le Travail, l'action commune moins profitable que l'action isolée, celui-ci serait maître de se réfugier dans l'isolement, asile toujours ouvert (excepté sous l'esclavage) contre l'association volontaire et onéreuse; car le travail peut toujours dire au capital: Aux conditions que tu m'offres, je préfère agir seul.

On objecte que ce refuge est illusoire et dérisoire, que l'action isolée est interdite au travail par une impossibilité radicale, et qu'il ne peut se passer d'instruments sous peine de mort.

Cela est vrai, mais confirme la vérité de mon assertion, à savoir: que le capital, parvînt-il à porter ses exigences jusqu'aux extrêmes limites, fait encore du bien au travail, par cela seul qu'il se l'associe. Le travail ne commence à entrer dans une condition pire que la pire association qu'au moment où l'association cesse, c'est-à-dire quand le capital se retire. Cessez donc, apôtres de malheur, de crier à la tyrannie du capital, puisque vous convenez que son action est toujours,—plus ou moins sans doute, mais toujours bienfaisante. Singulier tyran, dont la puissance est secourable à tous ceux qui en veulent ressentir l'effet, et n'est nuisible que par abstention!

Mais on insiste sur l'objection en disant: Cela pouvait être ainsi dans l'origine des sociétés. Aujourd'hui le capital a tout envahi; il occupe tous les postes; il s'est emparé de toutes les terres. Le prolétaire n'a plus ni air, ni espace, ni sol où mettre ses pieds, ni pierre où poser sa tête, sans la permission du capital. Il en subit donc la loi, vous ne lui donnez pour refuge que l'isolement, qui, vous en convenez, est la mort!

Il y a là une ignorance complète de l'économie sociale et une déplorable confusion.

Si, comme on le dit, le capital s'est emparé de toutes les forces de la nature, de toutes les terres, de tout l'espace, je demande au profit de qui. À son profit sans doute. Mais alors, comment se fait-il qu'un simple travailleur, qui n'a que ses bras, se procure, en France, en Angleterre, en Belgique, mille et un million de fois plus de satisfactions qu'il n'en recueillerait dans l'isolement,—non point dans l'hypothèse sociale qui vous révolte, mais dans cette autre hypothèse que vous chérissez, celle où le capital n'aurait encore rien usurpé?

Je tiendrai toujours le débat sur ce fait, jusqu'à ce que vous l'expliquiez avec votre nouvelle science, car, quant à moi, je crois en avoir donné la raison (chapitre VII).

Oui, prenez à Paris le premier ouvrier venu. Constatez ce qu'il gagne et les satisfactions qu'il se procure. Quand vous aurez bien déblatéré l'un et l'autre contre le maudit capital, j'interviendrai et dirai à cet ouvrier:

Nous allons détruire le capital et tout ce qu'il a créé. Je vais te mettre au milieu de cent millions d'hectares de la terre la plus fertile, que je te donnerai en toute propriété et jouissance, avec tout ce qu'elle contient dessus et dessous. Tu ne seras coudoyé par aucun capitaliste. Tu jouiras pleinement de tes quatre droits naturels, chasse, pêche, cueillette et pâture. Il est vrai que tu n'auras pas de capital; car si tu en avais, tu serais précisément dans cette position que tu critiques chez les autres. Mais enfin tu n'auras plus à te plaindre du propriétarisme, du capitalisme, de l'individualisme, des usuriers, des agioteurs, des banquiers, des accapareurs, etc. La terre entière sera à toi. Vois si tu veux accepter cette position.

D'abord notre ouvrier rêvera le sort d'un monarque puissant. En y réfléchissant néanmoins, il est probable qu'il se dira: Calculons. Même quand on a cent millions d'hectares de bonne terre, encore faut-il vivre. Faisons donc le compte de pain, dans les deux situations.

Maintenant je gagne 3 francs par jour. Le blé étant à 15 francs, je puis avoir un hectolitre de blé tous les cinq jours. C'est comme si je le semais et récoltais moi-même.

Quand je serai propriétaire de cent millions d'hectares de terre, c'est tout au plus si je ferai, sans capital, un hectolitre de blé dans deux ans, et d'ici là, j'ai le temps de mourir de faim cent fois... Donc je m'en tiens à mon salaire.

Vraiment on ne médite pas assez sur le progrès que l'humanité a dû accomplir, même pour entretenir la chétive existence des ouvriers[45] ............

L'amélioration du sort des ouvriers se trouve dans le salaire même et dans les lois naturelles qui le régissent.

1o L'ouvrier tend à s'élever au rang d'entrepreneur capitaliste.

2o Le salaire tend à hausser.

Corollaire.—Le passage du salariat à l'entreprise devient toujours moins désirable et plus facile.....

XV
DE L'ÉPARGNE

Épargner, ce n'est pas accumuler des quartiers de gibier, des grains de blé ou des pièces de monnaie. Cet entassement matériel d'objets fongibles, restreint par sa nature à des bornes fort étroites, ne représente l'épargne que pour l'homme isolé. Tout ce que nous avons dit jusqu'ici de la valeur, des services, de la richesse relative nous avertit que, socialement, l'épargne, quoique née de ce germe, prend d'autres développements et un autre caractère.

Épargner, c'est mettre volontairement un intervalle entre le moment où l'on rend des services à la société et celui où l'on en retire des services équivalents. Ainsi, par exemple, un homme peut tous les jours, depuis l'âge de vingt ans jusqu'à l'âge de soixante, rendre à ses semblables des services dépendant de sa profession, égaux à quatre, et ne leur demander que des services égaux à trois. En ce cas, il s'est donné la faculté de retirer du milieu social, dans sa vieillesse, quand il ne pourra plus travailler, le payement du quart de tout son travail de quarante ans.

La circonstance qu'il a reçu et successivement accumulé des titres de reconnaissance, consistant en lettres de change, billets à ordre, billets de banque, monnaies, est tout à fait secondaire et de forme. Elle n'a de rapport qu'aux moyens d'exécution. Elle ne peut changer la nature ni les effets de l'épargne. L'illusion que nous fait la monnaie à cet égard n'en est pas moins une illusion, encore que nous en soyons presque tous dupes.

En effet, difficilement nous pouvons nous défendre de croire que celui qui épargne retire une valeur de la circulation, et, par conséquent, porte à la société un certain préjudice.

Et là se rencontre une de ces contradictions apparentes qui rebutent la logique, une de ces impasses qui semblent opposer au progrès un obstacle infranchissable, une de ces dissonances qui contristent le cœur en paraissant accuser l'auteur des choses dans sa puissance ou dans sa volonté.

D'un côté, nous savons que l'humanité ne peut s'élargir, s'élever, se perfectionner, réaliser le loisir, la stabilité, par conséquent le développement intellectuel et la culture morale, que par l'abondante création et la persévérante accumulation des capitaux. C'est aussi de la multiplication rapide du capital que dépendent la demande des bras, l'élévation du salaire et par suite le progrès vers l'égalité.

Mais, d'autre part, épargner n'est-ce pas le contraire de dépenser, et si celui qui dépense provoque et active le travail, celui qui épargne ne fait-il pas l'opposé?—Si chacun se prenait à économiser le plus possible, on verrait le travail languir en proportion, et il s'arrêterait entièrement, si l'épargne pouvait être intégrale.

Que faut-il donc conseiller aux hommes? Et quelle base certaine l'économie politique offre-t-elle à la morale, alors que nous n'en voyons sortir que cette alternative contradictoire et funeste:

«Si vous n'épargnez pas, le capital ne se reformera pas, il se dissipera; les bras se multiplieront, mais le moyen de les payer restant stationnaire, ils se feront concurrence, ils s'offriront au rabais, le salaire se déprimera, et l'humanité sera par ce côté sur son déclin. Elle y sera aussi sous un autre aspect, car si vous n'épargnez pas, vous n'aurez pas de pain dans votre vieillesse, vous ne pourrez ouvrir une plus large carrière à votre fils, doter votre fille, agrandir vos entreprises, etc.»

«Si vous épargnez, vous diminuez le fonds des salaires, vous nuisez à un nombre immense de vos frères, vous portez atteinte au travail, ce créateur universel des satisfactions humaines; vous abaissez par conséquent le niveau de l'humanité.»

Ces choquantes contradictions disparaissent devant l'explication que nous donnons de l'épargne, explication fondée sur les idées auxquelles nous ont conduit nos recherches sur la valeur.

Les services s'échangent contre les services.

La valeur est l'appréciation de deux services comparés.

D'après cela, épargner c'est avoir rendu un service, accorder du temps pour recevoir le service équivalent, ou, d'une manière plus générale, c'est mettre un laps de temps entre le service rendu et le service reçu.

Or en quoi celui qui s'abstient de retirer du milieu social un service auquel il a droit fait-il tort à la société ou nuit-il au travail? Je ne retirerai la valeur qui m'est due que dans un an, quand je pourrais l'exiger sur l'heure. Je donne donc à la Société un an de répit. Pendant cet intervalle, le travail continue à s'exécuter, les services à s'échanger comme si je n'existais pas. Je n'y ai porté aucun trouble. Au contraire, j'ai ajouté une satisfaction à celles de mes semblables, et ils en jouissent gratuitement pendant un an.

Gratuitement n'est pas le mot, car il faut achever de décrire le phénomène.

Le laps de temps qui sépare les deux services échangés est lui-même matière à transaction comme à échange, car il a une valeur. C'est là l'origine et l'explication de l'intérêt.

En effet, un homme rend un service actuel. Sa volonté est de ne recevoir que dans dix ans le service équivalent. Voilà une valeur dont il se refuse la jouissance immédiate. Or le caractère de la valeur, c'est de pouvoir affecter toutes les formes possibles. Avec une valeur déterminée, on est sûr d'obtenir tout service imaginable d'une valeur égale, soit improductif, soit productif. Celui qui ajourne à dix ans la rentrée d'une créance, n'ajourne donc pas seulement une jouissance; il ajourne la possibilité d'une production. C'est pour cela qu'il se rencontrera dans le monde des hommes disposés à traiter de cet ajournement. L'un d'eux dira à notre économe: «Vous avez droit à recevoir immédiatement une valeur, et il vous convient de ne la recevoir que dans dix ans. Eh bien! pendant ces dix ans substituez-moi à votre droit, mettez-moi à votre lieu et place. Je toucherai pour vous la valeur dont vous êtes créancier; je l'emploierai pendant dix ans sous une forme productive, et vous la restituerai à l'échéance. Par là vous me rendrez un service, et comme tout service a une valeur, qui s'apprécie en le comparant à un autre service, il ne reste plus qu'à estimer celui que je sollicite de vous, à en fixer la valeur. Ce point débattu et réglé, j'aurai à vous remettre, à l'échéance, non-seulement la valeur du service dont vous êtes créancier, mais encore la valeur du service que vous allez me rendre.»

C'est la valeur de cette cession temporaire de valeurs épargnées qu'on nomme intérêt.

Par la même raison qu'un tiers peut désirer qu'on lui cède, à titre onéreux, la jouissance d'une valeur épargnée, le débiteur originaire peut aussi solliciter la même transaction. Dans l'un et l'autre cas, cela s'appelle demander crédit. Accorder crédit, c'est donner du temps pour l'acquit d'une valeur, c'est se priver en faveur d'autrui de la jouissance de cette valeur, c'est rendre service, c'est acquérir des droits à un service équivalent.

Mais, pour en revenir aux effets économiques de l'épargne, maintenant que nous connaissons tous les détails de ce phénomène, il est bien évident qu'il ne porte aucune atteinte à l'activité générale, au travail humain. Alors même que celui qui réalise l'économie et qui, en échange des services rendus, reçoit des écus, alors même, dis-je, qu'il entasserait des écus les uns sur les autres, il ne ferait aucun tort à la société, puisqu'il n'a pu retirer de son sein ces valeurs qu'en y versant des valeurs équivalentes. J'ajoute que cet entassement est invraisemblable, exceptionnel, anormal, puisqu'il blesse l'intérêt personnel de ceux qui voudraient le pratiquer. Entre les mains d'un homme, les écus signifient: «Celui qui nous possède a rendu des services à la société et n'en a pas été payé. La société nous a remis entre ses mains pour lui servir de titre. Nous sommes à la fois une reconnaissance, une promesse et une garantie. Le jour où il voudra, il pourra, en nous exhibant et restituant, retirer du milieu social les services dont il est créancier.»

Or cet homme n'est pas pressé. Sensuit-il qu'il conservera ses écus? Non, puisque, nous l'avons vu, le laps de temps qui sépare deux services échangés devient lui-même matière à transaction. Si notre économe a l'intention de rester dix ans sans retirer de la Société les services qui lui sont dus, son intérêt est de se substituer un représentant, afin d'ajouter à la valeur dont il est créancier la valeur de ce service spécial.—L'épargne n'implique donc en aucune façon entassement matériel.

Que les moralistes ne soient plus arrêtés par cette considération ......

XVI
DE LA POPULATION

Il me tardait d'aborder ce chapitre, ne fût-ce que pour venger Malthus des violentes attaques dont il a été l'objet. C'est une chose à peine croyable que des écrivains sans aucune portée, sans aucune valeur, d'une ignorance qu'ils étalent à chaque page, soient parvenus, à force de se répéter les uns les autres, à décrier dans l'opinion publique un auteur grave, consciencieux, philanthrope, et à faire passer pour absurde un système qui, tout au moins, mérite d'être étudié avec une sérieuse attention.

Il se peut que je ne partage pas en tout les idées de Malthus. Chaque question a deux faces, et je crois que Malthus a tenu ses regards trop exclusivement fixés sur le côté sombre. Pour moi, je l'avoue, dans mes études économiques, il m'est si souvent arrivé d'aboutir à cette conséquence: Dieu fait bien ce qu'il fait, que, lorsque la logique me mène à une conclusion différente, je ne puis m'empêcher de me défier de ma logique. Je sais que c'est un danger pour l'esprit que cette foi aux intentions finales.—Le lecteur pourra juger plus tard si mes préventions m'ont égaré.—Mais cela ne m'empêchera jamais de reconnaître qu'il y a énormément de vérité dans l'admirable ouvrage de cet économiste; cela ne m'empêchera pas surtout de rendre hommage à cet ardent amour de l'humanité qui en anime toutes les lignes.

Malthus, qui connaissait à fond l'Économie sociale, avait la claire vue de tous les ingénieux ressorts dont la nature a pourvu l'humanité pour assurer sa marche dans la voie du progrès. En même temps, il croyait que le progrès humain pouvait se trouver entièrement paralysé par un principe, celui de la Population. En contemplant le monde il se disait tristement: «Dieu semble avoir pris beaucoup de soin des espèces et fort peu des individus. En effet, de quelque classe d'êtres animés qu'il s'agisse, nous la voyons douée d'une fécondité si débordante, d'une puissance de multiplication si extraordinaire, d'une si surabondante profusion de germes, que la destinée de l'espèce paraît sans doute bien assurée, mais que celle des individus semble bien précaire; car tous les germes ne peuvent être en possession de la vie: il faut qu'ils manquent à naître ou qu'ils meurent prématurément.»

«L'homme ne fait pas exception à cette loi. (Et il est surprenant que cela choque les socialistes, qui ne cessent de répéter que le droit général doit primer le droit individuel.) Il est positif que Dieu a assuré la conservation de l'humanité en la pourvoyant d'une grande puissance de reproduction. Le nombre des hommes arriverait donc naturellement à surpasser ce que le sol en peut nourrir, sans la prévoyance. Mais l'homme est prévoyant, et c'est sa raison, sa volonté qui seules peuvent mettre obstacle à cette progression fatale.»

Partant de ces prémisses, qu'on peut contester si l'on veut, mais que Malthus tenait pour incontestables, il devait nécessairement attacher le plus haut prix à l'exercice de la prévoyance. Car il n'y avait pas de milieu, il fallait que l'homme prévînt volontairement l'excessive multiplication, ou bien qu'il tombât, comme toutes les autres espèces, sous le coup des obstacles répressifs.

Malthus ne croyait donc jamais faire assez pour engager les hommes à la prévoyance; plus il était philanthrope, plus il se sentait obligé de mettre en relief, afin de les faire éviter, les conséquences funestes d'une imprudente reproduction. Il disait: Si vous multipliez inconsidérément, vous ne pourrez vous soustraire au châtiment sous une forme quelconque et toujours hideuse: la famine, la guerre, la peste, etc... L'abnégation des riches, la charité, la justice des lois économiques ne seraient que des remèdes inefficaces.

Dans son ardeur, Malthus laissa échapper une phrase qui, séparée de tout son système et du sentiment qui l'avait dictée, pouvait paraître dure. C'était à la première édition de son livre, qui alors n'était qu'une brochure et depuis est devenu un ouvrage en quatre volumes. On lui fit observer que la forme donnée à sa pensée dans cette phrase pouvait être mal interprétée. Il se hâta de l'effacer, et elle n'a jamais reparu dans les éditions nombreuses du Traité de la population.

Mais un de ses antagonistes, M. Godwin, l'avait relevée.—Qu'est-il arrivé? C'est que M. de Sismondi (un des hommes qui, avec les meilleures intentions du monde, ont fait le plus de mal) a reproduit cette phrase malencontreuse. Aussitôt tous les socialistes s'en sont emparés, et cela leur a suffi pour juger, condamner et exécuter Malthus. Certes ils ont à remercier Sismondi de son érudition; car, quant à eux, ils n'ont jamais lu ni Malthus ni Godwin.

Les socialistes ont donc fait de la phrase retirée par Malthus lui-même la base de son système. Ils la répètent à satiété: dans un petit volume in-18, M. Pierre Leroux la reproduit au moins quarante fois; elle défraye les déclamations de tous les réformateurs de deuxième ordre.

Le plus célèbre et le plus vigoureux de cette école ayant fait un chapitre contre Malthus, un jour que je causais avec lui, je lui citai des opinions exprimées dans le Traité de la population, et je crus m'apercevoir qu'il n'en avait aucune connaissance. Je lui dis: «Vous, qui avez réfuté Malthus, ne l'auriez-vous pas lu d'un bout à l'autre?»—«Je ne l'ai pas lu du tout, me répondit-il. Tout son système est renfermé dans une page et résumé par la fameuse progression arithmétique et géométrique: cela me suffit.»—«Apparemment, lui dis-je, vous vous moquez du public, de Malthus, de la vérité, de la conscience et de vous-même....»

Voilà comment, en France, une opinion prévaut. Cinquante ignares répètent en chœur une méchanceté absurde mise en avant par un plus ignare qu'eux; et, pour peu que cette méchanceté abonde dans le sens de la vogue et des passions du jour, elle devient un axiome.

La science, il faut pourtant le reconnaître, ne peut pas aborder un problème avec la volonté arrêtée d'arriver à une conclusion consolante. Que penserait-on d'un homme qui étudierait la physiologie, bien résolu d'avance à démontrer que Dieu n'a pas pu vouloir que l'homme fût affligé par la maladie? Si un physiologiste bâtissait un système sur ces bases et qu'un autre se contentât de lui opposer des faits, il est assez probable que le premier se mettrait en colère, peut-être qu'il taxerait son confrère d'impiété;—mais il est difficile de croire qu'il allât jusqu'à l'accuser d'être l'auteur des maladies.

C'est cependant ce qui est arrivé pour Malthus. Dans un ouvrage nourri de faits et de chiffres, il a exposé une loi qui contrarie beaucoup d'optimistes. Les hommes qui n'ont pas voulu admettre cette loi ont attaqué Malthus avec un acharnement haineux, avec une mauvaise foi flagrante, comme s'il avait lui-même et volontairement jeté devant le genre humain les obstacles qui, selon lui, découlent du principe de la population.—Il eût été plus scientifique de prouver simplement que Malthus se trompe et que sa prétendue loi n'en est pas une.

La population, il faut bien le dire, est un de ces sujets, fort nombreux du reste, qui nous rappellent que l'homme n'a guère que le choix des maux. Quelle qu'ait été l'intention de Dieu, la souffrance est entrée dans son plan. Ne cherchons pas l'harmonie dans l'absence du mal, mais dans son action pour nous ramener au bien et se restreindre lui-même progressivement. Dieu nous a donné le libre arbitre. Il faut que nous apprenions,—ce qui est long et difficile,—et puis que nous agissions en conformité des lumières acquises, ce qui n'est guère plus aisé. À cette condition, nous nous affranchirons progressivement de la souffrance, mais sans jamais y échapper tout à fait; car même quand nous parviendrions à éloigner le châtiment d'une manière complète, nous aurions à subir d'autant plus l'effort pénible de la prévoyance. Plus nous nous délivrons du mal de la répression, plus nous nous soumettons à celui de la prévention.

Il ne sert à rien de se révolter contre cet ordre de choses; il nous enveloppe, il est notre atmosphère. C'est en restant dans cette donnée de la misère et de la grandeur humaines, dont nous ne nous écarterons jamais, que nous allons, avec Malthus, aborder le problème de la population. Sur cette grande question, nous ne serons d'abord que simple rapporteur, en quelque sorte; ensuite nous dirons notre manière de voir.—Si les lois de la population peuvent se résumer en un court aphorisme, ce sera certes une circonstance heureuse pour l'avancement et la diffusion de la science. Mais si, à raison du nombre et de la mobilité des données du problème, nous trouvons que ces lois répugnent à se laisser renfermer dans une formule brève et rigoureuse, nous saurons y renoncer. L'exactitude même prolixe est préférable à une trompeuse concision.

Nous avons vu que le progrès consiste à faire concourir de plus en plus les forces naturelles à la satisfaction de nos besoins, de manière qu'à chaque nouvelle époque, la même somme d'utilité est obtenue en laissant à la Société—ou plus de loisirs—ou plus de travail à tourner vers l'acquisition de nouvelles jouissances.

D'un autre côté, nous avons démontré que chacune des conquêtes ainsi faites sur la nature, après avoir profité d'abord plus directement à quelques hommes d'initiative, ne tarde pas à devenir, par la loi de la concurrence, le patrimoine commun et gratuit de l'humanité tout entière.

D'après ces prémisses, il semble que le bien-être des hommes aurait dû s'accroître et en même temps s'égaliser rapidement.

Il n'en a pas été ainsi pourtant; c'est un point de fait incontestable. Il y a dans le monde une multitude de malheureux qui ne sont pas malheureux par leur faute.

Quelles sont les causes de ce phénomène?

Je crois qu'il y en a plusieurs. L'une s'appelle spoliation, ou si vous voulez, injustice. Les économistes n'en ont parlé qu'incidemment, et en tant qu'elle implique quelque erreur, quelque fausse notion scientifique. Exposant les lois générales, ils n'avaient pas, pensaient-ils, à s'occuper de l'effet de ces lois quand elles n'agissent pas, quand elles sont violées. Cependant la spoliation a joué et joue encore un trop grand rôle dans le monde pour que, même comme économiste, nous puissions nous dispenser d'en tenir compte. Il ne s'agit pas seulement de vols accidentels, de larcins, de crimes isolés.—La guerre, l'esclavage, les impostures théocratiques, les priviléges, les monopoles, les restrictions, les abus de l'impôt, voilà les manifestations les plus saillantes de la spoliation. On comprend quelle influence des forces perturbatrices d'une aussi vaste étendue ont dû avoir et ont encore, par leur présence ou leurs traces profondes, sur l'inégalité des conditions; nous essayerons plus tard d'en mesurer l'énorme portée.

Mais une autre cause qui a retardé le progrès, et surtout qui l'a empêché de s'étendre d'une manière égale sur tous les hommes, c'est, selon quelques auteurs, le principe de la population.

En effet, si, à mesure que la richesse s'accroît, le nombre des hommes entre lesquels elle se partage s'accroît aussi plus rapidement, la richesse absolue peut être plus grande et la richesse individuelle moindre.

Si, de plus, il y a un genre de services que tout le monde puisse rendre, comme ceux qui n'exigent qu'un effort musculaire, et si c'est précisément la classe à qui est dévolue cette fonction, la moins rétribuée de toutes, qui multiplie avec le plus de rapidité, le travail se fera à lui-même une concurrence fatale. Il y aura une dernière couche sociale qui ne profitera jamais du progrès, si elle s'étend plus vite qu'il ne peut se répandre.

On voit de quelle importance fondamentale est le principe de la population.

Ce principe a été formulé par Malthus en ces termes:

La population tend à se mettre au niveau des moyens de subsistance.

Je ferai observer en passant qu'il est surprenant qu'on ait attribué à Malthus l'honneur ou la responsabilité de cette loi vraie ou fausse. Il n'y a peut-être pas un publiciste, depuis Aristote, qui ne l'ait proclamée, et souvent dans les mêmes termes.

C'est qu'il ne faut que jeter un coup d'œil sur l'ensemble des êtres animés pour apercevoir,—sans conserver à cet égard le moindre doute,—que la nature s'est beaucoup plus préoccupée des espèces que des individus.

Les précautions qu'elle a prises pour la perpétuité des races sont prodigieuses, et parmi ces précautions figure la profusion des germes. Cette surabondance paraît calculée partout en raison inverse de la sensibilité, de l'intelligence et de la force avec laquelle chaque espèce résiste à la destruction.

Ainsi, dans le règne végétal, les moyens de reproduction par semences, boutures, etc., que peut fournir un seul individu, sont incalculables. Je ne serais pas étonné qu'un ormeau, si toutes les graines réussissaient, ne donnât naissance chaque année à un million d'arbres. Pourquoi cela n'arrive-t-il pas? parce que toutes ces graines ne rencontrent pas les conditions qu'exige la vie: l'espace et l'aliment. Elles sont détruites; et comme les plantes sont dépourvues de sensibilité, la nature n'a ménagé ni les moyens de reproduction ni ceux de destruction.

Les animaux dont la vie est presque végétative se reproduisent aussi en nombre immense. Qui ne s'est demandé quelquefois comment les huîtres pouvaient multiplier assez pour suffire à l'étonnante consommation qui s'en fait?

À mesure qu'on s'avance dans l'échelle des êtres, on voit bien que la nature a accordé les moyens de reproduction avec plus de parcimonie.

Les animaux vertébrés ne peuvent pas multiplier aussi rapidement que les autres, surtout dans les grandes espèces. La vache porte neuf mois, ne donne naissance qu'à un petit à la fois, et doit le nourrir quelque temps. Cependant il est évident que, dans l'espèce bovine, la faculté reproductive surpasse ce qui serait absolument nécessaire. Dans les pays riches, comme l'Angleterre, la France, la Suisse, le nombre des animaux de cette race s'accroît, malgré l'énorme destruction qui s'en fait; et si nous avions des prairies indéfinies, il n'est pas douteux que nous pourrions arriver tout à la fois à une destruction plus forte et à une reproduction plus rapide. Je mets en fait que, si l'espace et la nourriture ne faisaient pas défaut, nous pourrions avoir dans quelques années dix fois plus de bœufs et de vaches, quoiqu'en mangeant dix fois plus de viande. La faculté reproductive de l'espèce bovine est donc bien loin de nous avoir donné la mesure de toute sa puissance, abstraction faite de toute limite étrangère à elle-même et provenant du défaut d'espace et d'aliment.

Il est certain que la faculté de reproduction, dans l'espèce humaine, est moins puissante que dans toute autre; et cela devait être. La destruction est un phénomène auquel l'homme ne devait pas être soumis au même degré que les animaux, dans les conditions supérieures de sensibilité, d'intelligence et de sympathie où la nature l'a placé. Mais échappe-t-il physiquement à cette loi, en vertu de laquelle toutes les espèces ont la faculté de multiplier plus que l'espace et l'aliment ne le permettent? c'est ce qu'il est impossible de supposer.

Je dis physiquement, parce que je ne parle ici que de la loi physiologique.

Il existe une différence radicale entre la puissance physiologique de multiplier et la multiplication réelle.

L'une est la puissance absolue organique, dégagée de tout obstacle, de toute limitation étrangère.—L'autre est la résultante effective de cette force combinée avec l'ensemble de toutes les résistances qui la contiennent et la limitent. Ainsi la puissance de multiplication du pavot sera d'un million par an, peut-être,—et dans un champ de pavots la reproduction réelle sera stationnaire; elle pourra même décroître.

C'est cette loi physiologique que Malthus a essayé de formuler. Il a recherché dans quelle période un certain nombre d'hommes pourrait doubler, si l'espace et l'aliment étaient toujours illimités devant eux.

On comprend d'avance que cette hypothèse de la satisfaction complète de tous les besoins n'étant jamais réalisée, la période théorique est nécessairement plus courte qu'aucune période observable de doublement réel.

L'observation, en effet, donne des nombres très-divers. D'après les recherches de M. Moreau de Jonnès, en prenant pour base le mouvement actuel de la population, le doublement exigerait—555 ans en Turquie,—227 en Suisse,—138 en France,—106 en Espagne,—100 en Hollande,—76 en Allemagne,—43 en Russie et en Angleterre,—25 aux États-Unis, en défalquant le contingent fourni par l'immigration.

Pourquoi ces différences énormes? Nous n'avons aucune raison de croire qu'elles tiennent à des causes physiologiques. Les femmes suisses sont aussi bien constituées et aussi fécondes que les femmes américaines.

Il faut que la puissance génératrice absolue soit contenue par des obstacles étrangers. Et ce qui le prouve incontestablement, c'est qu'elle se manifeste aussitôt que quelque circonstance vient à écarter ces obstacles. Ainsi une agriculture perfectionnée, une industrie nouvelle, une source quelconque de richesses locales amène invariablement autour d'elle une génération plus nombreuse. Ainsi, lorsqu'un fléau comme la peste, la famine ou la guerre, détruit une grande partie de la population, on voit aussitôt la multiplication prendre un développement rapide.

Quand donc elle se ralentit ou s'arrête, c'est que l'espace et l'aliment lui manquent ou vont lui manquer; c'est qu'elle se brise contre l'obstacle, ou que, le voyant devant elle, elle recule.

En vérité, ce phénomène, dont l'énoncé a excité tant de clameurs contre Malthus, me paraît hors de contestation.

Si l'on mettait un millier de souris dans une cage, avec ce qui est indispensable chaque jour pour les faire vivre, malgré la fécondité connue de l'espèce, leur nombre ne pourrait pas dépasser mille; ou, s'il allait au delà, il y aurait privation et souffrance, deux choses qui tendent à réduire le nombre. En ce cas, certes, il serait vrai de dire qu'une cause extérieure limite non pas la puissance de fécondité, mais le résultat de la fécondité. Il y aurait certainement antagonisme entre la tendance physiologique et la force limitante d'où résulte la permanence du chiffre. La preuve, c'est que si l'on augmentait graduellement la ration jusqu'à la doubler, on verrait très-promptement deux mille souris dans la cage.

Veut-on savoir ce qu'on répond à Malthus? On lui oppose le fait. On lui dit: La preuve que la puissance de reproduction n'est pas indéfinie dans l'homme, c'est qu'en certains pays la population est stationnaire. Si la loi de progression était vraie, si la population doublait tous les vingt-cinq ans, la France, qui avait 30 millions d'habitants en 1820, en aurait aujourd'hui plus de 60 millions.

Est-ce là de la logique?

Quoi! je commence par constater moi-même que la population, en France, ne s'est accrue que d'un cinquième en vingt-cinq ans, tandis qu'elle a doublé ailleurs. J'en cherche la cause. Je la trouve dans le défaut d'espace et d'aliment. Je vois que, dans les conditions de culture, de population et de mœurs où nous sommes aujourd'hui, il y a difficulté de créer assez rapidement des subsistances pour que des générations virtuelles naissent, ou que, nées, elles subsistent. Je dis que les moyens d'existence ne peuvent pas doubler—ou au moins ne doublent pas—en France tous les vingt-cinq ans. C'est précisément l'ensemble de ces forces négatives qui contient, selon moi, la puissance physiologique;—et vous m'opposez la lenteur de la multiplication pour en conclure que la puissance physiologique n'existe pas! Une telle manière de discuter n'est pas sérieuse.

Est-ce avec plus de raison qu'on a contesté la progression géométrique indiquée par Malthus? Jamais Malthus n'a posé cette inepte prémisse: «Les hommes multiplient, en fait, suivant une progression géométrique.» Il dit au contraire que le fait ne se manifeste pas, puisqu'il cherche quels sont les obstacles qui s'y opposent, et il ne donne cette progression que comme formule de la puissance organique de multiplication.

Recherchant en combien de temps une population donnée pourrait doubler, dans la supposition que la satisfaction de tous les besoins ne rencontrât jamais d'obstacles, il a fixé cette période à vingt-cinq ans. Il l'a fixée ainsi, parce que l'observation directe la lui avait révélée chez le peuple qui, bien qu'infiniment loin de son hypothèse, s'en rapproche le plus,—chez le peuple américain. Une fois cette période trouvée, et comme il s'agit toujours de la puissance virtuelle de propagation, il a dit que la population tendait à augmenter dans une progression géométrique.

On le nie. Mais, en vérité, c'est nier l'évidence.—On peut bien dire que la période de doublement ne serait pas partout de vingt-cinq ans; qu'elle serait de 30, de 40, de 50; qu'elle varierait suivant les races. Tout cela est plus ou moins discutable; mais, à coup sûr, on ne peut pas dire que, dans l'hypothèse, la progression ne serait pas géométrique. Si, en effet, cent couples en produisent deux cents pendant une période donnée, pourquoi deux cents n'en produiront-ils pas quatre cents dans un temps égal?

—Parce que, dit-on, la multiplication sera contenue.

—C'est justement ce que dit Malthus.

Mais par quoi sera-t-elle contenue?

Malthus assigne deux obstacles généraux à la multiplication indéfinie des hommes: il les appelle l'obstacle préventif et l'obstacle répressif.

La population ne pouvant être contenue au-dessous de sa tendance physiologique que par défaut de naissances ou accroissement de décès, il n'est pas douteux que la nomenclature de Malthus ne soit complète.

En outre, quand les conditions de l'espace et de l'aliment sont telles que la population ne peut dépasser un certain chiffre, il n'est pas douteux que l'obstacle destructif a d'autant plus d'action que l'obstacle préventif en a moins. Dire que les naissances peuvent progresser sans que les décès s'accroissent, quand l'aliment est stationnaire, c'est tomber dans une contradiction manifeste.

Il n'est pas moins évident, à priori, et indépendamment d'autres considérations économiques extrêmement graves, que dans cette situation l'abstention volontaire est préférable à la répression forcée.

Jusqu'ici donc, et sur tous les points, la théorie de Malthus est incontestable.

Peut-être Malthus a-t-il eu tort d'adopter comme limite de la fécondité humaine cette période de vingt-cinq ans, constatée aux États-Unis. Je sais bien qu'il a cru par là éviter tout reproche d'exagération ou d'abstraction. Comment osera-t-on prétendre, s'est-il dit, que je donne trop de latitude au possible, si je me fonde sur le réel? Il n'a pas pris garde qu'en mêlant ici le virtuel et le réel, et qu'en donnant pour mesure à la loi de multiplication, abstraction faite de la loi de limitation, une période résultant de faits régis par ces deux lois, il s'exposait à n'être pas compris. Et c'est ce qui est arrivé. On s'est moqué de ses progressions géométriques et arithmétiques; on lui a reproché de prendre les États-Unis pour type du reste du monde; en un mot, on s'est servi de la confusion qu'il a faite de deux lois distinctes pour lui contester l'une par l'autre.

Lorsqu'on cherche quelle est la puissance abstraite de propagation, il faut mettre pour un moment en oubli tout obstacle physique ou moral, provenant du défaut d'espace, d'aliments et de bien-être. Mais la question une fois posée en ces termes, il est véritablement superflu de la résoudre avec exactitude.—Dans l'espèce humaine, comme dans tous les êtres organisés, cette puissance surpasse, dans une proportion énorme, tous les phénomènes de rapide multiplication que l'on a observés dans le passé, ou qui pourront se montrer dans l'avenir.—Pour le froment, en admettant cinq tiges par semence et vingt grains par tige, un grain a la puissance virtuelle d'en produire dix milliards en cinq années.

Pour l'espèce canine, en raisonnant sur ces deux bases, quatre produits par portée et six ans de fécondité, on trouvera qu'un couple peut donner naissance en douze ans à huit millions d'individus.

—Dans l'espèce humaine, en fixant la puberté à seize ans et la cessation de la fécondité à trente ans, chaque couple pourrait donner naissance à huit enfants. C'est beaucoup que de réduire ce nombre de moitié, à raison de la mortalité prématurée, puisque nous raisonnons dans l'hypothèse de tous les besoins satisfaits, ce qui restreint beaucoup l'empire de la mort. Toutefois ces prémisses nous donnent par période de vingt-quatre ans:

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