Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 6: Trois contes, suivis de mélanges inédits
ŒUVRES INÉDITES
PAR LES CHAMPS
ET PAR LES GRÈVES
VOYAGE EN BRETAGNE
(1847)
Gustave Flaubert avait vingt-six ans lorsqu’il entreprit ce voyage. Il le fit à pied, avec M. Maxime Du Camp. Au retour, ils en écrivirent alternativement le récit, dont ils s’étaient d’avance distribué leur part. Celle de G. Flaubert comprenait tous les chapitres impairs, et chacun des deux collaborateurs conservait une copie de l’œuvre commune. De tous les ouvrages inédits dont nous avons donné la liste, c’est le plus considérable et celui où l’auteur s’est le plus abandonné à sa verve personnelle, abondante en descriptions pittoresques et en réflexions historiques.
CHAPITRE PREMIER
Château de Chambord.—Nous nous sommes promenés le long des galeries vides et par les chambres abandonnées où l’araignée étend sa toile sur les salamandres de François Ier. Un sentiment navrant vous prend à cette misère qui n’a rien de beau. Ce n’est pas la ruine de partout, avec le luxe de ses débris noirs et verdâtres, la broderie de ses fleurs coquettes et ses draperies de verdures ondulantes au vent, comme des lambeaux de damas. C’est une misère honteuse qui brosse son habit râpé et fait la décente. On répare le parquet dans cette pièce, on le laisse pourrir dans cette autre. Il y a là un effort inutile à conserver ce qui meurt et à rappeler ce qui a fui. Chose étrange, cela est triste et cela n’est pas grand.
Et puis, on dirait que tout a voulu contribuer à lui jeter l’outrage, à ce pauvre Chambord, que le Primatice avait dessiné, que Germain Pilon et Jean Cousin avaient ciselé et sculpté. Élevé par François Ier, à son retour d’Espagne, après l’humiliant traité de Madrid (1526), monument de l’orgueil qui veut s’étourdir, pour se payer de ses défaites; c’est d’abord Gaston d’Orléans, un prétendant vaincu, qu’on y exile; puis c’est Louis XIV, qui d’un seul étage en fait trois, gâtant ainsi l’admirable escalier double qui allait d’un seul jet, lancé comme une spirale, du sol au faîte. Un jour, c’est Molière qui y joue pour la première fois le Bourgeois gentilhomme, au deuxième étage, côté qui donne sur la façade, sous ce beau plafond couvert de salamandres et d’ornements peints dont les couleurs s’en vont en écailles. Puis on l’a donné au maréchal de Saxe; on l’a donné aux Polignac, on l’a donné à un simple soldat, à Berthier; on l’a racheté par souscription et on l’a donné au duc de Bordeaux. On l’a donné à tout le monde, comme si personne n’en voulait ou ne voulait le garder. Il a l’air de n’avoir jamais presque servi et avoir été toujours trop grand. C’est comme une hôtellerie abandonnée où les voyageurs n’ont pas même laissé leurs noms aux murs.
En allant par une galerie extérieure vers l’escalier d’Orléans, pour examiner les cariatides qui sont censées représenter François Ier, M. de Chateaubriand et Mme d’Etampes, et tournant autour de la fameuse lanterne qui termine le grand escalier, nous avons, à plusieurs reprises, passé la tête à travers la balustrade, pour regarder en bas: dans la cour, un petit ânon qui tétait sa mère, se frottait contre elle, secouait ses oreilles, allongeait son nez, sautait sur ses sabots. Voilà ce qu’il y avait dans la cour d’honneur du château de Chambord; voilà ses hôtes maintenant: un chien qui joue dans l’herbe et un âne qui tette, ronfle et brait, fiente et gambade sur le seuil des rois!...
Château d’Amboise.—Le château d’Amboise, dominant toute la ville, qui semble jetée à ses pieds comme un tas de petits cailloux au bas d’un rocher, a une noble et imposante figure de château-fort, avec ses grandes et grosses tours percées de longues fenêtres étroites, à plein-cintre; sa galerie arcade qui va de l’une à l’autre, et la couleur fauve de ses murs rendue plus sombre par les fleurs qui pendent d’en haut, comme un panache joyeux sur le front bronzé d’un vieux soudard. Nous avons passé un grand quart d’heure à admirer la tour de gauche qui est superbe, qui est bistrée, jaune par places, noire de suie dans d’autres, qui a des ravenelles adorables appendues à ses créneaux et qui est, enfin, un de ces monuments parlants qui semblent vivre et qui vous tiennent tout béants et rêveurs sous leurs regards, ainsi que ces portraits dont on n’a pas connu les originaux et qu’on se met à aimer sans savoir pourquoi.
On monte au château par une pente douce qui mène dans un jardin élevé en terrasse, d’où la vue s’étend en plein sur toute la campagne d’alentour. Elle était d’un vert tendre; les lignes de peupliers s’étendaient sur les rives du fleuve; les prairies s’avançaient au bord, estompant au loin leurs limites grises dans l’horizon bleuâtre et vaporeux qu’enfermaient vaguement le contour des collines. La Loire coulait au milieu, baignant ses îles, mouillant la bordure des prés, faisant tourner les moulins, et laissant glisser sur sa sinuosité argentée les grands bateaux attachés ensemble qui cheminaient, paisibles, côte à côte, à demi-endormis au craquement lent du large gouvernail; et au fond, il y avait deux grandes voiles éclatantes de blancheur au soleil.
Des oiseaux partaient du sommet des tours, du rebord des machicoulis, allaient se nicher ailleurs, volaient, poussaient leurs petits cris dans l’air, et passaient. A cent pieds sous nous, on voyait les toits pointus de la ville, les cours désertes des vieux hôtels et le trou noir des cheminées fumeuses. Accoudés dans l’anfractuosité d’un créneau, nous regardions, nous écoutions, nous aspirions tout cela, jouissant du soleil qui était beau, de l’air qui était doux et tout imbibé de la bonne odeur des ruines. Et là, sans méditer sur rien du tout, sans phraser même intérieurement sur quoi que ce soit, je songeais aux cottes de mailles souples comme des gants, aux baudriers de buffle trempés de sueur, aux visières fermées sous lesquelles brillaient des regards rouges; aux assauts de nuit, hurlants, désespérés, avec des torches qui incendiaient les murs, des haches d’armes qui coupaient les corps; et à Louis XI, à la guerre des amoureux, à d’Aubigné, et aux ravenelles, aux oiseaux, aux beaux lierres lustrés, aux ronces toutes chauves, savourant ainsi dans ma dégustation rêveuse et nonchalante,—des hommes, ce qu’ils ont de plus grand, leur souvenir;—de la nature, ce qu’elle a de plus beau, ses envahissements ironiques et son éternel sourire.
Dans le jardin, au milieu des lilas et des touffes d’arbustes qui retombent dans les allées, s’élève la chapelle, ouvrage du XVIe siècle, ciselée sur tous les angles, vrai bijou d’orfèvrerie lapidaire, plus travaillée encore au dedans qu’au dehors, découpée comme un papier de boîtes à dragées, taillée à jour comme un manche d’ombrelle chinoise. Il y a sur la porte un bas-relief très réjouissant et très gentil: c’est la rencontre de saint Hubert avec le cerf mystique qui porte un crucifix entre les cornes. Le saint est à genoux; plane au-dessus un ange qui va lui mettre une couronne sur son bonnet; à côté, on voit son cheval qui regarde de sa bonne figure d’animal étonné; ses chiens jappent, et, sur la montagne, dont les tranches et les facettes figurent des cristaux, le serpent rampe. On voit sa tête plate s’avancer au pied d’arbres sans feuilles qui ressemblent à des choux-fleurs. C’est l’arbre qu’on rencontre dans les vieilles bibles, sec de feuillage, gros de branches et de tronc, qui a du bois et du fruit, mais pas de verdure, l’arbre symbolique, l’arbre théologique et dévot, presque fantastique dans sa laideur impossible. Tout près de là, saint Christophe porte Jésus sur ses épaules; saint Antoine est dans sa cellule, bâtie sur un rocher; le cochon rentre dans son trou, et on ne voit que son derrière et sa queue terminée en trompette, tandis que près de lui un lapin sort les oreilles de son terrier.
Tout cela est un peu lourd, sans doute, et d’une plastique qui n’est pas rigoureuse. Mais il y a tant de vie et de mouvement dans ce bonhomme et ces animaux, tant de gentillesse dans les détails, qu’on donnerait beaucoup pour emporter ça et pour l’avoir chez soi.
A l’intérieur du château, l’insipide ameublement de l’empire se reproduit dans chaque pièce. Presque toutes sont ornées des bustes de Louis-Philippe et de Mme Adélaïde. La famille régnante actuelle a la rage de se reproduire en portraits. C’est un mauvais goût de parvenu, une manie d’épicier enrichi dans les affaires et qui aime à se considérer lui-même avec du rouge, du blanc et du jaune, avec ses breloques au ventre, ses favoris au menton et ses enfants à ses côtés.
Sur une des tours, on a construit, en dépit du bon sens le plus vulgaire, une rotonde vitrée, qui sert de salle à manger. Il est vrai que la vue qu’on y découvre est superbe. Mais le bâtiment est d’un si choquant effet, vu du dehors, qu’on aimerait mieux, je crois, ne rien voir de la vie ou aller manger à la cuisine.
Pour regagner la ville, nous sommes descendus par une tour qui servait aux voitures à monter presque dans la place. La pente douce et garnie de sable tourne autour d’un axe de pierre comme les marches d’un escalier. La voûte est sombre, éclairée seulement par le jour vif des meurtrières. Les consoles où s’appuie l’extrémité intérieure de l’arc de voûte représentent des sujets grotesques ou obscènes. Une intention dogmatique semble avoir présidé à leur composition. Il faudrait prendre l’œuvre à partir d’en bas, qui commence par l’Aristoteles equitatus (sujet traité déjà sur une des statues du chœur de la cathédrale de Rouen), et l’on arrive, par des dégradations, à un monsieur qui s’amuse avec une dame, dans la posture perfide recommandée par Lucrèce et par l’Amour conjugal. La plupart des sujets intermédiaires ont, du reste, été enlevés, au grand désespoir des chercheurs de fantaisies drolatiques, tels que nous autres, et enlevés de sang-froid, exprès, par décence, et comme nous le disait, d’un ton convaincu, le domestique de Sa Majesté, «parce qu’il y en avait beaucoup qui étaient inconvenants pour les dames».
Château de Chenonceaux.—..... Je ne sais quoi d’une suavité singulière et d’une aristocratique sérénité transpire du château de Chenonceaux. Il est à quelque distance du village qui se tient à l’écart respectueusement. On le voit, au fond d’une grande allée d’arbres, entouré de bois, encadré dans un vaste parc à belles pelouses. Bâti sur l’eau, en l’air, il lève ses tourelles, ses cheminées carrées. Le Cher passe dessous et murmure au bas de ses arches, dont les arêtes pointues brisent le courant. C’est paisible et doux, élégant et robuste. Son calme n’a rien d’ennuyeux et sa mélancolie n’a pas d’amertume.
On entre par le bout d’une longue salle voûtée en ogives, qui servait autrefois de salle d’armes. On y a mis quelques armures qui, malgré la nécessité de semblables ajustements, ne choquent pas et semblent à leur place. Tout l’intérieur est entendu avec goût. Les tentures et les ameublements de l’époque sont conservés et soignés avec intelligence. Les grandes et vénérables cheminées du XVIe siècle ne recèlent pas sous leur manteau les ignobles et économiques cheminées à la prussienne qui savent se nicher sous de moins grandes.
Dans les cuisines, que nous visitâmes également, et qui sont contenues dans une arche du château, une servante épluchait des légumes, un marmiton lavait des assiettes, et debout aux fourneaux, le cuisinier faisait bouillir pour le déjeuner un nombre raisonnable de casseroles luisantes. Tout cela est bien, a un bon air, sent son honnête vie de château, sa paresseuse et intelligente existence d’homme bien né. J’aime les propriétaires de Chenonceaux.
N’y a-t-il pas, d’ailleurs, partout de bons vieux portraits à vous faire passer devant un temps infini, en vous figurant le temps où leurs maîtres vivaient, et les ballets où tournoyaient les vertugadins de toutes ces belles dames roses, et les bons coups d’épée que ces gentilshommes s’allongeaient avec leurs rapières. Voilà des tentations de l’histoire. On voudrait savoir si ces gens-là ont aimé comme nous et les différences qu’il y avait entre leurs passions et les nôtres. On voudrait que leurs lèvres s’ouvrissent, pour nous dire les récits de leur cœur, tout ce qu’ils ont fait autrefois, même de futile, quelles furent leurs angoisses et leurs voluptés. C’est une curiosité irritante et séductrice, une envie rêveuse de savoir, comme on en a pour le passé inconnu d’une maîtresse... Mais ils restent sourds aux questions de nos yeux; ils restent là, muets, immobiles dans leurs cadres de bois, nous passons. Les mites picotent leur toile, on les revernit: ils sourient encore que nous sommes pourris et oubliés. Et puis d’autres viennent aussi les regarder jusqu’au jour où ils tomberont en poussière et où l’on rêvera de même devant nos propres images. Et l’on se demandera ce qu’on faisait dans ce temps-là, de quelle couleur était la vie, et si elle n’était pas plus chaude...
..... Je ne parlerais plus de toutes ces belles dames, si le grand portrait de Mme Deshoulières, en grand déshabillé blanc, debout, (c’est, du reste, une belle figure, et, comme le talent si décrié et si peu lu de ce poète, meilleure au second aspect qu’au premier), ne m’avait rappelé par le caractère infaillible de la bouche, qui est grosse, avancée, charnue et charnelle, la brutalité singulière du portrait de Mme de Staël, par Gérard. Quand je le vis, il y a deux ans, à Coppet, éclairé par le soleil de juin, je ne pus m’empêcher d’être frappé par ces lèvres rouges et vineuses, par ces narines larges, reniflantes, aspirantes. La tête de George Sand offre quelque chose d’analogue. Chez toutes ces femmes à moitié hommes, la spiritualité ne commence qu’à la hauteur des yeux. Tout le reste est resté dans les instincts matériels.
En fait de choses amusantes, il y a encore à Chenonceaux, dans la chambre de Diane de Poitiers, le grand lit à baldaquin de la royale concubine, tout en damas blanc et cerise. S’il m’appartenait, j’aurais bien du mal à m’empêcher de ne m’y pas mettre quelquefois. Coucher dans le lit de Diane de Poitiers, même quand il est vide, cela vaut bien coucher dans celui de beaucoup de réalités plus palpables. N’a-t-on pas dit qu’en ces matières tout le plaisir n’était qu’imagination? Concevez-vous alors, pour ceux qui en ont quelque peu, la volupté singulière, historique et XVIe siècle de poser sa tête sur l’oreiller de la maîtresse de François Ier et de se retourner sur ses matelas? (Oh! que je donnerais volontiers toutes les femmes de la terre pour avoir la momie de Cléopâtre!) Mais je n’oserais pas seulement, de peur de les casser, toucher aux porcelaines de Catherine de Médicis qui sont dans la salle à manger, ni mettre mon pied dans l’étrier de François Ier, de peur qu’il n’y restât, ni poser les lèvres sur l’embouchure de l’énorme trompe qui est dans la salle d’armes, de peur de m’y rompre la poitrine...
CHAPITRE III
Château de Clisson.—..... Sur un coteau au pied duquel se joignent deux rivières, dans un frais paysage égayé par les claires couleurs des toits en tuiles abaissés à l’italienne et groupés là ainsi que dans les croquis d’Hubert, près d’une longue cascade qui fait tourner un moulin tout caché dans le feuillage, le château de Clisson montre sa tête ébréchée par-dessus les grands arbres. A l’entour, c’est calme et doux. Les maisonnettes rient comme sous un ciel chaud; les eaux font leur bruit, la mousse floconne sur un courant où se trempent de molles touffes de verdure. L’horizon s’allonge, d’un côté, dans une perspective fuyante de prairies et, de l’autre, remonte tout à coup, enclos par un vallon boisé dont un flot vert s’écrase et descend jusqu’en bas.
Quand on a passé le pont et qu’on se trouve au pied du sentier raide qui mène au château, on voit, debout, hardi et dur sur le fossé où il s’appuie dans un aspect vivace et formidable, un grand pan de muraille tout couronné de machicoulis éventrés, tout empanaché d’arbres et tout tapissé de lierres dont la masse ample et nourrie, découpée sur la pierre grise en déchirures et en fusées, frissonne au vent dans toute sa longueur et semble un immense voile vert que le géant couché remue en rêvant sur ses épaules. Les herbes sont hautes et sombres, les plantes sont fortes et ardues; le tronc des lierres, noueux, rugueux, tordu, soulève les murs comme avec des leviers, ou les retient dans le réseau de ses branchages. Un arbre, à un endroit, a percé l’épaisseur de la muraille et, sorti horizontalement, suspendu en l’air, a poussé au dehors l’irradiation de ses rameaux. Les fossés, dont la pente s’adoucit par la terre qui s’émiette des bords et par les pierres qui tombent des créneaux, ont une courbe large et profonde, comme la haine et comme l’orgueil; et la porte d’entrée, avec sa vigoureuse ogive un peu cintrée et ses deux baies servant à relever le pont-levis, a l’air d’un grand casque qui regarde par les trous de sa visière.
Entré dans l’intérieur, on est surpris, émerveillé par l’étonnant mélange des ruines et des arbres, la ruine faisant valoir la jeunesse verdoyante des arbres, et cette verdure rendant plus âpre la tristesse de la ruine. C’est bien là l’éternel et beau rire, le rire éclatant de la nature sur le squelette des choses; voilà bien les insolences de sa richesse, la grâce profonde de ses fantaisies, les envahissements mélodieux de son silence. Un enthousiasme grave et songeur vous prend à l’âme; on sent que la sève coule dans les arbres et que les herbes poussent avec la même force et le même rythme que les pierres s’écaillent et que les murailles s’affaissent. Un art sublime a arrangé, dans l’accord suprême des discordances secondaires, la forme vagabonde des lierres au galbe sinueux des ruines, la chevelure des ronces au fouillis des pierres éboulées, la transparence de l’air aux saillies résistantes des masses, la teinte du ciel à la teinte du sol, mirant leur visage l’un dans l’autre, ce qui fut et ce qui est. Toujours l’histoire et la nature révèlent ainsi, en l’accomplissant dans ce coin circonscrit du monde, le rapport incessant, l’hymen sans fin, celui de l’humanité qui s’envole et de la marguerite qui pousse, des étoiles qui s’allument et des hommes qui s’endorment, du cœur qui bat et de la vague qui monte. Et cela est si nettement établi à cette place, si complet, si dialogué, que l’on en tressaille intérieurement, comme si cette double vie fonctionnait en nous-mêmes, tant survient, brutale et immédiate, la perception de ces harmonies et de ces développements; car l’œil aussi a ses orgies et l’idée ses réjouissances.
Au pied de deux grands arbres dont les troncs s’entre-croisent, un jour vert coulant sur la mousse passe comme un flot lumineux et réchauffe toute cette solitude. Sur votre tête, un dôme de feuilles troué par le ciel qui tranche dessus en lambeaux d’azur, vous renvoie une lumière verdâtre et claire qui, contenue par les murs, illumine largement tous ses débris; en creuse les rides, en épaissit les ombres, en dévoile toutes les finesses cachées.
On s’avance enfin, on marche entre ces murs, sous ces arbres, on s’en va, errant le long des barbacanes, passant sous les arcades qui s’éventrent et d’où s’épand quelque large plante frissonnante. Les voûtes comblées qui contiennent des morts résonnent sous vos pas; les lézards courent sous les broussailles, les insectes montent le long des murs, le ciel brille et la ruine assoupie continue son rêve.
Avec sa triple enceinte, ses donjons, ses cours intérieures, ses machicoulis, ses souterrains, ses remparts mis les uns sur les autres, comme écorce sur écorce et cuirasse sur cuirasse, le vieux château des Clisson se peut reconstruire encore et réapparaître. Le souvenir des existences d’autrefois découle de ces murs, avec l’émanation des orties et la fraîcheur des lierres. D’autres hommes que nous ont agité là-dedans leurs passions plus violentes; ils avaient des mains plus fortes, des poitrines plus larges.
De longues traînées noires montent encore en diagonales le long des murs, comme au temps où flambaient les bûches dans les cheminées vastes de dix-huit pieds. Des trous symétriques alignés dans la maçonnerie indiquent la place des étages où l’on montait jadis par les escaliers tournants qui s’écroulent et qui ouvrent sur l’abîme leurs portes vides. Quelquefois un oiseau, débusquant de son nid accroché dans les ronces, au fond d’un angle sombre, s’abaissait, ses ailes étendues, et passait par l’arcade d’une fenêtre pour s’en aller dans la campagne.
Au haut d’un pan de muraille élevé, tout nu, gris, sec, des baies carrées, inégales de grandeur et d’alignement, laissaient éclater à travers leurs barreaux croisés la couleur pure du ciel, dont le bleu vif encadré par la pierre tirait l’œil avec une attraction surprenante. Les moineaux dans les arbres poussaient leur cri aigre et répété. Au milieu de tout cela, une vache broutait, qui marchait là-dedans comme dans un pré, épatant sur l’herbe sa corne fendue.
Il y a une fenêtre, une grande fenêtre qui donne sur une prairie que l’on appelle la prairie des chevaliers. C’était là, de dessus un banc de pierres entablées dans l’épaisseur de la muraille, que les grandes dames d’alors pouvaient voir les chevaliers entre-choquer le poitrail bardé de fer de leurs chevaux et la masse d’armes descendre sur les cimiers, les lances se rompre, les hommes tomber sur le gazon. Par un beau jour d’été, comme aujourd’hui peut-être, quand ce moulin qui claque sa cliquette et met en bruit tout le paysage n’existait pas, quand il y avait des toits au haut de ces murailles, des cuirs de Flandre sur ces parois, des toiles cirées à ces fenêtres, moins d’herbe, et des voix et des rumeurs de vivants, oui, là, plus d’un cœur, serré dans sa gaîne de velours rouge, a battu d’angoisse et d’amour. D’adorables mains blanches ont frémi de peur sur cette pierre que tapissent maintenant les orties, et les barbes brodées des grands hennins ont tressailli dans ce vent qui remue les bouts de ma cravate et qui courbait le panache des gentilshommes.
Nous sommes descendus dans le souterrain où fut enfermé Jean V. Dans la prison des hommes, nous avons vu encore au plafond le grand crochet double qui servait à pendre; et nous avons touché avec des doigts curieux la porte de la prison des femmes. Elle est épaisse de quatre pouces environ, serrée avec des vis, cerclée, plaquée et comme capitonnée de fer. Au milieu, un petit guichet grillé servait à jeter dans la fosse ce qu’il fallait pour que la condamnée ne mourût pas. C’était cela qu’on ouvrait, et non la porte, qui, bouche discrète des plus terribles confidences, était de celles qui se ferment toujours et ne s’ouvrent jamais. C’était le bon temps de la haine. Alors, quand on haïssait quelqu’un, quand on l’avait enlevé dans une surprise, ou pris en trahison dans une entrevue, mais qu’on l’avait enfin, qu’on le tenait, on pouvait à son aise le sentir mourir à toute heure, à toute minute, compter ses angoisses, boire ses larmes. On descendait dans son cachot, on lui parlait, on marchandait son supplice pour rire de ses tortures, on débattait sa rançon; on vivait sur lui, de lui, de sa vie qui s’éteignait, de son or qu’on lui prenait. Toute votre demeure, depuis le sommet des tours jusqu’au pied des douves, pesait sur lui, l’écrasait, l’ensevelissait; et les vengeances de famille s’accomplissaient ainsi, dans la famille, et par la maison elle-même, qui en constituait la force et en symbolisait l’idée.
Quelquefois, cependant, quand ce misérable qui était là était un grand seigneur, un homme riche, quand il allait mourir, quand on en était repu et que toutes les larmes de ses yeux avaient fait à la haine de son maître comme des saignées rafraîchissantes, on parlait de le relâcher. Le prisonnier promettait tout: il rendrait les places fortes, il remettrait les clefs de ses meilleures villes, il donnerait sa fille en mariage, il doterait des églises, il irait à pied au Saint-Sépulcre. Et de l’argent! de l’argent encore! Il en ferait plutôt faire par les Juifs! Alors on signait le traité, on le contresignait, on l’antidatait; on apportait les reliques, on jurait dessus, et le prisonnier revoyait le soleil. Il enfourchait un cheval, partait au galop, rentrait chez lui, faisait baisser la herse, convoquait ses gens et décrochait son épée. Sa haine éclatait au dehors en explosions féroces. C’était le moment des colères terrifiantes et des rages victorieuses. Le serment? Le pape vous en relevait, et, pour la rançon, on ne la payait pas.
Quand Clisson fut enfermé dans le château de l’Hermine, il promit pour en sortir cent mille francs d’or, la restitution des places appartenant au duc de Penthièvre, la non-exécution du mariage de sa fille Marguerite avec le duc de Penthièvre. Et, dès qu’il fut sorti, il commença par attaquer Chatelaudren, Guingamp, Lamballe et Saint-Malo, qui furent pris ou capitulèrent. Le duc de Penthièvre se maria avec sa fille, et quant aux cent mille francs d’or qu’il avait soldés, on les lui rendit. Mais ce furent les peuples de Bretagne qui payèrent.
Quand Jean V fut enlevé, au pont de Loroux, par le comte de Penthièvre, il promit une rançon d’un million; il promit sa fille aînée, fiancée déjà au roi de Sicile. Il promit Montcontour, Sesson et Jugan, etc., ne donna ni sa fille, ni l’argent, ni les places fortes. Il avait fait vœu d’aller au Saint-Sépulcre. Il s’en acquitta par procureur. Il avait fait vœu de ne plus lever ni tailles ni subsides; le pape l’en dégagea. Il avait fait vœu de donner à Notre-Dame de Nantes, son pesant d’or; mais comme il pesait près de deux cents livres, il resta fort endetté. Avec tout ce qu’il put ramasser et prendre, il forma bien vite une ligue et força les Penthièvre à lui acheter cette paix, qu’ils lui avaient vendue.
De l’autre côté de la Sèvre, et s’y trempant les pieds, un bois couvre la colline de sa masse verte et fraîche; c’est la Garenne, parc très beau de lui-même, malgré les beautés factices qu’on y a voulu introduire. M. Semot (le père du propriétaire actuel), qui était un peintre de l’empire et un artiste lauréat, a travaillé là, du mieux qu’il a pu, à reproduire ce froid goût italien, républicain, romain, qui était fort à la mode du temps de Canova et de Mme de Staël. On était pompeux, grandiose et noble. C’était le temps où on sculptait des urnes sur les tombeaux, où l’on peignait tout le monde en manteau et chevelure au vent, où Corinne chantait sur sa lyre, à côté d’Oswald qui a des bottes à la russe, et où il fallait enfin qu’il y eût sur toutes les têtes beaucoup de cheveux épars et dans tous les paysages beaucoup de ruines.
Ce genre de beautés ne manque pas à la Garenne. Il y a un temple de Vesta, et, en face, un temple à l’Amitié.
.... Les inscriptions, les rochers composés, les ruines factices sont prodigués ici avec naïveté et conviction..... Mais toutes les richesses poétiques sont réunies dans la grotte d’Héloïse, sorte de dolmen naturel sur le bord de la Sèvre.
..... Pourquoi donc a-t-on fait de cette figure d’Héloïse, qui était une si noble et si haute figure, quelque chose de banal et de niais, le type fade de tous les amours contrariés et comme l’idéal étroit de la fillette sentimentale? Elle méritait mieux pourtant, cette pauvre maîtresse du grand Abélard, celle qui l’aimait d’une admiration si dévouée, quoi qu’il fût dur, quoi qu’il fût sombre et qu’il ne lui épargnât ni les amertumes ni les coups. Elle craignait de l’offenser plus que Dieu même, et désirait lui plaire plus qu’à lui. Elle ne voulait pas qu’il l’épousât, trouvant que: «c’était chose messéante et déplorable que celui que la nature avait créé pour tous... une femme se l’appropriât pour elle seule». Sentant, disait-elle: «plus de douceur à ce nom de maîtresse et de concubine qu’à celui d’épouse, qu’à celui d’impératrice, et s’humiliant en lui, espérant gagner davantage dans son cœur».
Le parc n’en est pas moins un endroit charmant. Les allées serpentent dans le bois taillis, les touffes d’arbres retombent dans la rivière. On entend l’eau couler, on sent la fraîcheur des feuilles. Si nous avons été irrités du mauvais goût qui s’y trouve, c’est que nous sortions de Clisson, qui est d’une beauté vraie, si solide et si simple, et puis que ce mauvais goût, après tout, n’est plus notre mauvais goût à nous autres. Mais, d’ailleurs, qu’est-ce donc que le mauvais goût? C’est invariablement le goût de l’époque qui nous a précédés. Le mauvais goût du temps de Ronsard, c’était Marot; du temps de Boileau, c’était Ronsard; du temps de Voltaire, c’était Corneille, et c’était Voltaire du temps de Chateaubriand que beaucoup de gens, à cette heure, commencent à trouver un peu faible. O gens de goût des siècles futurs, je vous recommande les gens de goût de maintenant! Vous rirez un peu de leurs crampes d’estomac, de leurs dédains superbes, de leur prédilection pour le veau et pour le laitage, et des grimaces qu’ils font quand on leur sert de la viande saignante et des poésies trop chaudes.
Comme ce qui est beau sera laid, comme ce qui est gracieux paraîtra sot, comme ce qui est riche semblera pauvre, nos délicieux boudoirs, nos charmants salons, nos ravissants costumes, nos intéressants feuilletons, nos drames palpitants, nos livres sérieux, oh! oh! comme on nous fourrera au grenier, comme on en fera de la bourre, du papier, du fumier, de l’engrais! O postérité! n’oublie pas surtout nos parloirs gothiques, nos ameublements renaissance, les discours de M. Pasquier, la forme de nos chapeaux et l’esthétique de la Revue des Deux Mondes!
C’est en nous laissant aller à ces hautes considérations philosophiques que notre carriole nous traîna jusqu’à Tiffanges. Placés tous deux dans une espèce de cuve en fer-blanc, nous écrasions de notre poids l’imperceptible cheval qui ondulait dans les brancards. C’était le frétillement d’une anguille dans le corps d’un rat de barbarie. Les descentes le poussaient en avant, les montées le tiraient en arrière, les débords le jetaient de côté et le vent l’agitait sous la grêle des coups de fouet. Pauvre bête! Je ne puis y penser sans de certains remords.
La route taillée dans la côte descend en tournant, couverte sur ses bords par des massifs d’ajoncs ou par de larges langues d’une mousse roussâtre. A droite, au pied de la colline, sur un mouvement de terrain qui se soulève du fond du vallon en s’arrondissant comme la carapace d’une tortue, on voit de grands pans de muraille inégaux qui allongent, les uns par-dessus les autres, leurs sommets ébréchés.
On longe une haie, on grimpe un petit chemin, on entre sous un porche tout ouvert qui s’est enfoncé dans le sol jusqu’aux deux tiers de son ogive. Les hommes qui y passaient jadis à cheval n’y passeraient plus qu’en se courbant maintenant. (Quand la terre s’ennuie de porter un monument trop longtemps, elle s’enfle de dessous, monte sur lui comme une marée et, pendant que le ciel lui rogne la tête, elle lui enfouit les pieds.) La cour est déserte, l’enceinte est vide, les herses ne remuent pas, l’eau dormante des fossés reste plate et immobile sous les ronds nénuphars.
Le ciel était blanc, sans nuages, mais sans soleil. Sa courbe pâle s’étendait au large, couvrait la campagne d’une monotonie froide et dolente. On n’entendait aucun bruit, les oiseaux ne chantaient pas, l’horizon même n’avait point de murmure, et les sillons vides ne nous envoyaient ni les glapissements des corneilles qui s’envolent, ni le bruit doux du fer des charrues. Nous sommes descendus à travers les ronces et les broussailles dans une douve profonde et sombre cachée au pied d’une grande tour qui se baigne dans l’eau et dans les roseaux. Une seule fenêtre s’ouvre sur un de ses pans: un carré d’ombre coupé par la raie grise de son croisillon de pierre. Une touffe folâtre de chèvrefeuille sauvage s’est pendue sur le rebord et passe au dehors sa bouffée verte et parfumée. Les grands machicoulis, quand on lève la tête, laissent voir d’en bas, par leurs ouvertures béantes, le ciel seulement, ou quelque petite fleur inconnue qui s’est nichée là, apportée par le vent, un jour d’orage, et dont la graine aura poussé à l’abri, dans la fente des pierres.
Tout à coup, un souffle est venu, doux et long, comme un soupir qui s’exhale, et les arbres dans les fossés, les herbes sur les pierres, les joncs dans l’eau, les plantes des ruines et les gigantesques lierres qui, de la base au faîte, revêtissaient la tour sous leur couche uniforme de verdure luisante, ont tous frémi et clapoté leur feuillage; les blés dans les champs ont roulé leurs vagues blondes, qui s’allongeaient, s’allongeaient toujours sur les têtes mobiles des épis; la mare d’eau s’est ridée et a poussé un flot sur le pied de la tour; les feuilles de lierre ont toutes frissonné ensemble, et un pommier en fleur a laissé tomber ses boutons roses.
Rien, rien! Le vent qui passe, l’herbe qui pousse, le ciel à découvert. Pas d’enfant en guenille gardant une vache qui broute la mousse dans les cailloux; pas même, comme ailleurs, quelque chèvre solitaire sortant sa tête barbue par une crevasse de remparts et qui s’enfuit tout effrayée en faisant remuer les broussailles; pas un oiseau chantant, pas un nid, pas un bruit! Ce château est comme un fantôme: muet, froid, abandonné dans cette campagne déserte; il a l’air maudit et plein de ressouvenances farouches. Il fut habité pourtant, le séjour triste dont les hiboux semblent maintenant ne pas vouloir. Dans le donjon, entre quatre murs livides comme le fond des vieux abreuvoirs, nous avons compté la trace de cinq étages. A trente pieds en l’air, une cheminée est restée suspendue avec ses deux piliers ronds et sa plaque noircie; il est venu de la terre dessus, et des plantes y ont poussé comme dans une jardinière qui serait restée là.
Au delà de la seconde enceinte, dans un champ labouré, on reconnaît les restes d’une chapelle, aux fûts brisés d’un portail ogival. L’avoine y a poussé, et les arbres ont remplacé les colonnes. Cette chapelle, il y a quatre cents ans, était remplie d’ornements de drap d’or et de soie, d’encensoirs, de chandeliers, de calices, de croix, de pierreries, de plats de vermeil, de burettes d’or; un chœur de trente chanteurs, chapelains, musiciens, enfants, y poussaient des hymnes aux sons d’un orgue qui les suivait quand ils allaient en voyage. Ils étaient couverts d’habits d’écarlate fourrés de gris perle et de menu-vair. Il y en avait un que l’on appelait l’archidiacre, un autre que l’on appelait l’évêque, et on demandait au pape qu’il leur fût permis de porter la mitre comme à des chanoines; car cette chapelle était la chapelle, et ce château était un des châteaux de Gilles de Laval, sire de Rouci, de Montmorency, de Raiz et de Craon, lieutenant général du duc de Bretagne et maréchal de France, brûlé à Nantes, le 25 octobre 1440, dans la Prée de la Madeleine, comme faux monnayeur, assassin, sorcier, sodomite et athée.
Il avait en meubles plus de cent mille écus d’or, trente mille livres de rente, et les profits de ses fiefs et les gages de son office de maréchal; cinquante hommes magnifiquement vêtus l’escortaient à cheval. Il tenait table ouverte, on y servait les viandes les plus rares, les vins les plus lointains, et l’on jouait chez lui des mystères, comme dans les villes aux entrées des rois. Quand il n’eut plus d’argent, il vendit ses terres; quand il eut vendu ses terres, il chercha l’or, et quand il eut détruit ses fourneaux, il appela le diable. Il lui écrivit qu’il lui donnerait tout, sauf son âme et sa vie. Il fit des sacrifices, des encensements, des aumônes et des solennités en son honneur. Les murs déserts s’illuminaient la nuit à l’éclat des torches qui brûlaient au milieu des hanaps pleins de vin des îles, et parmi les jongleurs bohêmes; ils rougissaient sous le vent incessant des soufflets magiques. On invoquait l’enfer, on se régalait avec la mort, on égorgeait des enfants, on avait d’épouvantables joies et d’atroces plaisirs; le sang coulait, les instruments jouaient, tout retentissait de voluptés, d’horreurs et de délires.
Quand il fut mort, quatre ou cinq demoiselles firent ôter son corps du bûcher, l’ensevelirent et le firent porter aux Carmes, où, après des obsèques fort honorables, il fut inhumé solennellement.
On lui éleva sur un des ponts de la Loire, en face de l’hôtel de la Boule-d’Or, dit Guépin, un monument expiatoire. C’était une niche dans laquelle se trouvait la statue de la bonne Vierge de crée-lait, qui avait la vertu d’accorder du lait aux nourrices; on y apportait du beurre et d’autres offrandes rustiques. La niche y est encore, mais la statue n’y est plus; de même qu’à l’hôtel de ville, la boîte qui contenait le cœur de la reine Anne est vide aussi. Mais nous étions peu curieux de voir cette boîte; nous n’y avons seulement pas songé. J’aurais préféré contempler la culotte du maréchal de Raiz que le cœur de madame Anne de Bretagne. Il y a eu plus de passions dans l’une que de grandeur dans l’autre.
CHAPITRE V
..... Le champ de Carnac[9] est un large espace dans la campagne, où l’on voit onze files de pierres noires, alignées à intervalles symétriques et qui vont diminuant de grandeur à mesure qu’elles s’éloignent de la mer. Cambry soutient qu’il y en avait quatre mille, et Freminville en a compté douze cents. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elles sont nombreuses.
A quoi cela était-il bon? Était-ce un temple?
Un jour, saint Cornille, poursuivi sur le rivage par des soldats, allait tomber dans le gouffre des flots, quand il imagina de les changer tous en autant de pierres, et les soldats furent pétrifiés. Mais cette explication n’était bonne que pour les niais, pour les petits enfants et pour les poètes. On en chercha d’autres.
Au XVIe siècle, Olaüs Magnus, archevêque d’Upsal (et qui, exilé à Rome, composa sur les antiquités de sa patrie un livre fort estimé partout, si ce n’est dans son pays même, la Suède, où il n’eut pas un traducteur), avait découvert que «quand les pierres forment une seule et longue file droite, c’est qu’il y a dessous des guerriers morts en se combattant en duel; que celles qui sont disposées en carré sont consacrées à des héros ayant péri dans une bataille; que celles qui sont rangées circulairement sont des sépultures de famille, et que celles qui sont en coin ou sur un ordre angulaire sont les tombeaux des cavaliers, ou même des fantassins, ceux surtout dont le parti avait triomphé». Voilà qui est clair; mais Olaüs Magnus a oublié de nous dire comment s’y prendre pour enterrer deux cousins ayant fait coup double, dans un duel, à cheval. Le duel voulait que les pierres fussent droites; la sépulture de famille exigeait qu’elles fussent circulaires; mais comme il s’agissait de cavaliers, on devait les disposer en coin, prescription, il est vrai, qui n’était pas formelle, puisqu’on n’employait ce système que «pour ceux surtout dont le parti avait triomphé». O brave Olaüs Magnus! vous aimiez donc bien fort le Monte-Pulciano? Et combien vous en a-t-il fallu de rasades, pour vous apprendre toutes ces belles choses?
Selon un certain docteur Borlase, Anglais, qui avait observé en Cornouailles des pierres pareilles, «on a enterré là des soldats, à l’endroit même où ils avaient péri». Comme si, d’habitude, on les charriait au cimetière! Et il appuie son hypothèse sur cette comparaison: leurs tombeaux sont rangés en ligne droite, tels que le front d’une armée dans les plaines qui furent le théâtre de quelque grand exploit.
Puis on alla chercher les Grecs, les Égyptiens et les Cochinchinois! Il y a un Karnac en Égypte, s’est-on dit, il y en a un en Basse-Bretagne. Or, il est probable que le Carnac d’ici descend du Karnac de là-bas; cela est sûr! Car là-bas, ce sont des sphinx; ici, des blocs; des deux côtés, c’est de la pierre. D’où il résulte que les Égyptiens (peuple qui ne voyageait pas) sont venus sur ces côtes (dont ils ignoraient l’existence), y auront fondé une colonie (car ils n’en fondaient nulle part), et qu’ils y auront laissé ces statues brutes (eux qui en faisaient de si belles), témoignage positif de leur passage (dont personne ne parle).
Ceux qui aiment la mythologie ont vu là les colonnes d’Hercule; ceux qui aiment l’histoire naturelle y ont vu une représentation du serpent Python, parce que, d’après Pausanias, un amas de pierres semblables, sur la route de Thèbes à Elissonte, s’appelait la tête du serpent, «et d’autant plus que les alignements de Carnac offrent des sinuosités comme un serpent». Ceux qui aiment la cosmographie ont vu un zodiaque, comme M. de Cambry, qui a reconnu dans ces onze rangées de pierres les douze signes du Zodiaque, «car il faut dire, ajoute-t-il, que les anciens Gaulois n’avaient que onze signes au Zodiaque».
Ensuite, un membre de l’Institut a conjecturé «que ce pouvait bien être le cimetière des Venètes», qui habitaient Vannes, à six lieues de là, et lesquels fondèrent Venise, comme chacun sait. Un autre a écrit que ces bons Venètes, vaincus par César, élevèrent tous ces blocs uniquement par esprit d’humilité et pour honorer César. Mais on était las du cimetière, du serpent et du Zodiaque; on se mit en quête et l’on trouva un temple druidique.
Le peu de documents que nous ayons, épars dans Pline et dans Dion-Cassius, s’accordent à dire que les Druides choisissaient pour leurs cérémonies des lieux sombres, le fond des bois «et leur vaste silence». Aussi, comme Carnac est au bord de la mer, dans une campagne stérile, où jamais il n’a poussé autre chose que les conjectures de ces messieurs, le premier grenadier de France, qui ne me paraît pas en avoir été le premier homme d’esprit, suivi de Pelloutier et de M. Mahé (chanoine de la cathédrale de Vannes), a conclu «que c’était un temple des druides dans lequel on devait aussi convoquer les assemblées politiques».
Tout cependant n’était pas fini, et il fallait démontrer un peu à quoi servaient dans l’alignement les espaces vides. «Cherchons-en la raison, ce que personne ne s’est avisé de faire», s’est écrié M. Mahé, et s’appuyant sur une phrase de Pomponius Méla: «Les druides enseignent beaucoup de choses à la noblesse, qu’ils instruisent secrètement en des cavernes et en des forêts écartées;» et sur cette autre de Lucain: «Vous habitez de hautes forêts,» il établit, en conséquence, que les druides, non seulement desservaient les sanctuaires, mais encore y faisaient leur demeure et y tenaient des collèges: «Puis donc que le monument de Carnac est un sanctuaire comme l’étaient les forêts gauloises (ô puissance de l’induction, où pousses-tu le Père Mahé, chanoine de Vannes et correspondant de l’Académie d’agriculture de Poitiers!), il y a lieu de croire que les intervalles vides qui coupent les lignes des pierres renfermaient des files de maisons où les druides habitaient avec leurs familles et leurs nombreux élèves, et où les principaux de la nation, qui se rendaient au sanctuaire au jour de grande solennité, trouvaient des logements préparés.» Bons druides! excellents ecclésiastiques! comme on les a calomniés! Eux qui habitaient là, si honnêtement, avec leurs familles et leurs nombreux élèves, et qui même poussaient l’amabilité jusqu’à préparer des logements pour les principaux de la nation!
Mais un homme enfin, un homme est venu, pénétré du génie des choses antiques et dédaigneux des routes battues.
Il a su reconnaître, lui, les restes d’un camp romain, et précisément d’un camp de César, qui n’avait fait élever ces pierres que pour servir d’appui aux tentes de ses soldats et les empêcher d’être emportées par le vent. Quelles bourrasques il devait y avoir autrefois sur les côtes de l’Armorique!
Le littérateur honnête qui retrouva, pour la gloire du grand Julius, cette précaution sublime (ainsi restituant à César ce qui jamais n’appartint à César), était un ancien élève de l’École polytechnique, un capitaine du génie, le sieur de la Sauvagère.
L’amas de toutes ces gentillesses constitue ce qu’on appelle l’Archéologie celtique, dont nous allons immédiatement vous découvrir les arcanes.
Une pierre posée sur d’autres se nomme un dolmen, qu’elle soit horizontale ou verticale. Un rassemblement de pierres debout et recouvertes au sommet par des dalles consécutives, formant ainsi une série de dolmens, est une grotte aux fées, roche aux fées, table du diable ou palais des géants; car, semblables à ces bourgeois qui vous servent un même vin sous des étiquettes différentes, les celtomanes, qui n’avaient presque rien à vous offrir, ont décoré de noms divers des choses pareilles.
Quand ces pierres sont rangées en ellipse, sans aucun chapeau sur les oreilles, il faut dire: Voilà un cromlech; lorsqu’on aperçoit une pierre étalée horizontalement sur deux autres verticales, on a affaire à un lichaven ou trilithe. Parfois deux blocs énormes sont superposés l’un sur l’autre, ne se touchant que par un seul point, et vous lisez dans les livres «qu’ils sont équilibrés de telle manière que le vent suffit pour imprimer au bloc supérieur une oscillation marquée», assertion que je ne nie pas, tout en me méfiant quelque peu du vent celtique, et bien que ces pierres prétendues branlantes soient constamment restées inébranlables à tous les coups de pied furieux que j’ai eu la candeur de leur donner, elles s’appellent alors pierres roulantes ou roulées, pierres retournées ou transportées, pierres qui dansent ou pierres dansantes, pierres qui virent ou pierres virantes. Il reste à vous faire connaître ce qu’est une pierre fichade, une pierre fiche, une pierre fixée, ce qu’on entend par haute borne, pierre latte et pierre lait, en quoi une pierre fonte diffère d’une pierre fiette, et quels rapports existent entre une chaire au diable et une pierre droite; après quoi vous en saurez à vous seul aussi long que jamais n’en surent ensemble Pelloutier, Deric, Latour-d’Auvergne, Penhoet et autres, doublés de Mahé et renforcés de Freminville. Apprenez donc que tout cela signifie un peulvan, autrement dit un men-hir, et n’exprime autre chose qu’une borne, plus ou moins grande, placée toute seule au milieu des champs.
J’allais oublier les tumulus! Ceux qui sont composés à la fois de silex et de terre s’appellent barrows en haut style, et les simples monceaux de cailloux, galgals.
On a prétendu que les dolmens et les trilithes étaient des autels, quand ils n’étaient pas des tombeaux, que les roches aux fées étaient des lieux de réunion ou des sépultures, et que les conseils de fabrique, au temps des druides, se rassemblaient dans les cromlechs. M. de Cambry a entrevu dans les pierres branlantes les emblèmes du monde suspendu. Les barrows et les galgals ont été sans doute des tombeaux; et quant aux men-hirs, on a poussé le bon vouloir jusqu’à leur trouver une forme d’où l’on a induit le règne d’un culte ithyphallique dans toute la basse Bretagne. O chaste impudeur de la science, tu ne respectes rien, pas même les peulvens!
Une rêverie, si vague qu’elle soit, peut vous conduire en des créations splendides, quand elle part d’un point fixe. Alors, l’imagination, comme un hippogriffe qui s’envole, frappe la terre de tous ses pieds, et voyage en ligne droite vers les espaces infinis. Mais lorsque, s’acharnant sur un objet dénué de plastique et vide d’histoire, elle essaie d’en extraire une science et de recomposer un monde, elle demeure elle-même plus stérile et pauvre que cette matière brute à qui la vanité des bavards prétend trouver une forme et donner des chroniques.
Pour en revenir aux pierres de Carnac (ou plutôt les quitter), que si l’on me demande, après tant d’opinions, quelle est la mienne, j’en émettrai une, irréfutable, irréfragable, irrésistible, une opinion qui ferait reculer les tentes de M. de la Sauvagère et pâlir l’Égyptien Penhoët, qui casserait le zodiaque de Cambry et hacherait le serpent Python en mille morceaux. Cette opinion la voici: les pierres de Carnac sont de grosses pierres!...
..... Nous nous en retournâmes donc à l’auberge où, servis par notre hôtesse qui avait de grands yeux bleus, de fines mains qu’on achèterait cher et une douce figure d’une pudeur monacale, nous dînâmes d’un bel appétit qu’avaient creusé nos cinq heures de marche. Il ne faisait pas encore nuit pour dormir, on n’y voyait plus pour rien faire; nous allâmes à l’église.
Elle est petite, quoique portant nef et bas-côtés, comme une grande dame d’église de ville. De gros piliers de pierre, trapus et courts, soutiennent sa voûte de bois bleu, d’où pendent de petits navires, ex-voto promis dans les tempêtes. Les araignées courent sur leurs voiles et la poussière pourrit leurs cordages.
On ne disait aucun office, la lampe du chœur brûlait seule dans son godet d’huile jaune, et en haut, dans l’épaisseur de la voûte, les fenêtres non fermées laissaient passer de larges rayons blancs, avec le bruit du vent qui courbait les arbres. Un homme est venu, a rangé les chaises, a mis deux chandelles dans des girandoles de fer accrochées au pilier et a tiré dans le milieu une façon de brancard à pied dont le bois noir avait de grosses taches blanches. D’autres gens sont entrés dans l’église, un prêtre en surplis a passé devant nous; on a entendu un bruit de clochettes s’arrêtant et reprenant par intervalles, et la porte de l’église s’est ouverte toute grande. Le son saccadé de la petite cloche s’est mêlé à un autre qui lui répondait, et toutes deux, s’approchant en grandissant, redoublaient leurs battements secs et cuivrés.
Une charrette traînée par des bœufs a paru dans la place et s’est arrêtée devant le portail. Un mort était dessus. Ses pieds pâles et mats, comme de l’albâtre lavé, dépassaient le bout du drap blanc qui l’enveloppait de cette forme indécise qu’ont tous les cadavres en costume. La foule survenue se taisait. Les hommes restaient découverts; le prêtre secouait son goupillon et marmottait des oraisons, et les bœufs accouplés, remuant lentement la tête, faisaient crier leur gros joug de cuir. L’église, où brillait une étoile au fond, ouvrait sa grande ombre noire que refoulait du dehors le jour vert des crépuscules pluvieux, et l’enfant qui éclairait sur le seuil passait toujours la main sur sa chandelle, pour empêcher le vent de l’éteindre.
On l’a descendu de la charrette; sa tête s’est cognée contre le timon. On l’a entré dans l’église, on l’a mis sur le brancard. Un flot d’hommes et de femmes a suivi. On s’est agenouillé sur le pavé, les hommes près du mort, les femmes plus loin, vers la porte, et le service a commencé.
Il ne dura pas longtemps, pour nous du moins, car les psalmodies basses bourdonnaient vite, couvertes de temps à autre par un sanglot faible qui partait de dessous les capes noires, en bas de la nef. Une main m’a effleuré, et je me suis effacé pour laisser passer une femme courbée. Serrant les poings sur la poitrine, baissant la face, allant en avant sans remuer les pieds, essayant de regarder, tremblant de voir, elle s’est avancée vers la ligne des lumières qui brûlaient le long du brancard. Lentement, lentement, en levant son bras comme pour se cacher dessous, elle a tourné la tête sur le coin de son épaule et elle est tombée sur une chaise, affaissée, aussi morte et molle que ses vêtements même.
A la lueur des cierges, j’ai vu ses yeux fixes dans leurs paupières rouges, éraillés comme par une brûlure vive, sa bouche idiote et crispée, grelottante de désespoir, et toute sa pauvre figure qui pleurait comme un orage.
C’était son mari, perdu à la mer, que l’on venait de retrouver sur la grève et qu’on allait enterrer tout à l’heure.
Le cimetière touchait à l’église. On y passa par une porte à côté, et chacun y reprit son rang, tandis que, dans la sacristie, on clouait le mort en son cercueil. Une pluie fine mouillait l’air; on avait froid; il faisait gras marcher, et les fossoyeurs, qui n’avaient pas fini, rejetaient avec peine la terre lourde qui collait sur leurs louchets. Au fond, les femmes, à genoux dans l’herbe, avaient découvert leurs capuchons et leurs grands bonnets blancs, dont les pans empesés se soulevaient au vent, faisaient de loin comme un grand linceul qui se lève de terre et qui ondoie.
Le mort a reparu, les prières ont recommencé, les sanglots ont repris. On les entendait à travers le bruit de la pluie qui tombait.
Près de nous sortait par intervalles égaux une sorte de gloussement étouffé qui ressemblait à un rire. Partout ailleurs, en l’écoutant, on l’eût pris pour l’explosion réprimée de quelque joie violente ou pour le paroxysme contenu d’un délire de bonheur. C’était la veuve qui pleurait. Puis, elle s’approcha jusqu’au bord, fit comme les autres, et la terre peu à peu reprit son niveau et chacun s’en retourna.
Comme nous enjambions l’escalier du cimetière, un jeune homme qui passait à côté de nous dit en français à un autre: «Le bougre puait-il! Il est presque tout pourri! Depuis trois semaines qu’il est à l’eau, c’est pas étonnant!...»
..... Un matin pourtant, nous partîmes comme les autres matins; nous prîmes le même sentier, nous traversâmes la haie d’ormeaux et la prairie inclinée où nous avions vu, la veille, une petite fille chassant ses bestiaux vers l’abreuvoir; mais ce fut le dernier jour et la dernière fois peut-être que nous passâmes par là.
Un terrain vaseux où nous enfoncions jusqu’aux chevilles s’étend de Carnac jusqu’au village de Pô. Un canot nous attendait; nous montâmes dedans; on poussa du fond avec la rame et on hissa la voile.
Notre marin, vieillard à figure gaie, s’assit à l’arrière, attacha au plat-bord une ligne pour prendre du poisson, et laissa partir sa barque tranquille. A peine s’il faisait du vent; la mer toute bleue n’avait pas de rides et gardait longtemps sur elle le sillage étroit du gouvernail. Le bonhomme causait; il nous parlait des prêtres qu’il n’aime pas, de la viande qui est une bonne chose à manger, même les jours maigres, du mal qu’il avait quand il était au service, des coups de fusil qu’il a reçus quand il était douanier..... Nous allions doucement; la ligne tendue suivait toujours et le bout du tape-cul trempait dans l’eau.
La lieue qui nous resta à faire à pied pour aller de Saint-Pierre à Quiberon fut lestement avalée, malgré une route montueuse à travers des sables, malgré le soleil qui faisait crier sur nos épaules la bretelle de nos sacs, et nonobstant quantité de menhirs qui se dressaient dans la campagne.
A Quiberon nous déjeunâmes chez le vieux Rohan Belle-Isle qui tient l’hôtel Penthièvre. Ce gentilhomme était nu-pieds dans ses savates, vu la chaleur, et trinquait avec un maçon, ce qui ne l’empêche pas d’être le descendant d’une des premières familles d’Europe; un noble de vieille race! un vrai noble! Vive Dieu! qui nous a tout de suite fait cuire des homards et s’est mis à nous battre des biftecks. Notre orgueil en fut flatté dans sa fibre la plus reculée....
Le passé de Quiberon se résume dans un massacre. Sa plus rare curiosité est un cimetière; il est plein, il regorge; il fait craquer ses murs, il déborde dans la rue. Les pierres tassées se brisent aux angles, montent les unes sur les autres, s’envahissent, se submergent et se confondent, comme si les morts gênés dessous soulevaient leurs épaules pour sortir de leurs tombeaux. On dirait de quelque océan pétrifié dont ces tombes sont les vagues et où les croix seraient les mâts des vaisseaux perdus.
Au milieu un grand ossuaire tout ouvert reçoit les squelettes de ceux que l’on désensevelit pour faire place aux autres. De qui donc cette pensée: «la vie est une hôtellerie, c’est le cercueil qui est la maison?» Ceux-ci ne restent pas dans la leur, ils n’en sont que les locataires et on les en chasse à la fin du bail. Autour de cet ossuaire, où cet amas d’ossements ressemble à un fouillis de bourrées, est rangée, à hauteur d’homme, une série de petites boîtes noires, de six pouces carrés chacune, recouvertes d’un toit, surmontées d’une croix et percées sur la face extérieure d’un cœur à jour qui laisse voir dedans une tête de mort. Au-dessus du cœur, on lit en lettres peintes: «Ceci est le chef de ***, décédé tel an, tel jour.» Ces têtes n’ont appartenu qu’à des gens d’un certain rang, et l’on passerait pour mauvais fils, si, au bout de sept ans, on ne donnait au crâne de ses parents le luxe de ce petit coffre. Quant au reste du corps, on le rejette dans l’ossuaire; vingt-cinq ans après, on y jette aussi la tête. Il y a quelques années, on voulut abolir cette coutume. Une émeute se fit, elle resta.
Il peut être mal de jouer ainsi avec ces boules rondes qui ont contenu la pensée, avec ces cercles vides où battait l’amour. Toutes ces boîtes, le long de l’ossuaire, sur les tombes, dans l’herbe, sur le mur, pêle-mêle, peuvent sembler horribles à plusieurs, ridicules à d’autres; mais ces bois noirs se pourrissant à mesure que les os qu’ils renferment blanchissent et s’égrènent; ces têtes vous regardant avec leur nez rongé, leurs orbites creuses et leur front qui luit par place sous la traînée gluante des limaçons; ces fémurs entassés là comme dans les grands charniers de la Bible; ces fragments de crânes qui roulent pleins de terre, et où parfois, comme dans un pot de porcelaine, a poussé quelque fleur qui sort par le trou des yeux; la vulgarité même de ces inscriptions pareilles les unes aux autres, comme le sont entre eux les morts qu’elles désignent, toute cette pourriture humaine, disposée de cette façon nous a paru fort belle et nous a procuré un solide et bon spectacle.
Si la poste d’Auray eût été arrivée, nous fussions partis tout de suite pour Belle-Isle; mais on attendait la poste d’Auray. Assis dans la cuisine de l’auberge, en chemise et les bras nus, les marins de passage patientaient en buvant chopine.
«A quelle heure arrive-t-elle donc, la poste d’Auray?
—C’est selon; à dix heures, d’ordinaire, répondit le patron.
—Non, à onze heures, dit un autre.
—A midi, fit M. de Rohan.
—A une heure.
—A une heure et demie.
—Souvent, elle n’est pas ici avant deux heures.
—C’est pas régulier!»
Nous en étions convaincus; il en était trois.
On ne pouvait partir avant l’arrivée de ce malencontreux courrier qui apporte pour Belle-Isle les dépêches de la terre ferme. Il fallait se résigner. On allait sur le devant de la porte, on regardait dans la rue, on rentrait, on ressortait. «Ah! il ne viendra pas aujourd’hui.—Il sera resté en route.—Faut nous en aller.—Non, attendons-le.—Si ces messieurs s’ennuient trop après tout...—Au fait, peut-être n’y a-t-il pas de lettres?—Non, encore un petit quart d’heure.—Ah! c’est lui!» Ce n’était pas lui, et le dialogue recommençait.
Enfin, un trot de cheval fatigué qui bat le briquet, un bruit de grelots, un coup de fouet, un homme qui crie: «Ho! ho! voilà la poste! voilà la poste!»
Le cheval s’arrêta net à la porte, rentra son échine, tendit le cou, allongea le museau en montrant les dents, écarta les jambes de derrière et se leva sur ses jarrets.
La rosse était haute, cagneuse, osseuse, sans poils à la crinière, le sabot rongé, les fers battants; la croupière lui déchirait la queue; un séton sautait à son poitrail. Perdu dans une selle qui l’engouffrait, retenu en arrière par une valise, en avant par le grand portefeuille aux lettres passé dans l’arçon, son cavalier, huché dessus, se tenait ratatiné comme un singe. Sa petite figure à poils rares et blonds, ridée et racornie comme une pomme de rainette, disparaissait sous un chapeau de toile cirée doublé de feutre; une sorte de paletot de coutil gris lui remontait jusqu’aux hanches et lui entourait le ventre d’un cercle de plis ramassés, tandis que son pantalon sans sous-pieds, qui se relevait et s’arrêtait aux genoux, laissait voir à nu ses mollets rougis par le frottement des étrivières, avec ses bas bleus descendus sur le bord de ses souliers. Des ficelles rattachaient les harnais de la bête; des bouts de fil noir ou rouge avaient recousu le vêtement du cavalier; des reprises de toutes couleurs, des taches de toutes formes, de la toile en lambeaux, du cuir gras, de la crotte séchée, de la poussière nouvelle, des cordes qui pendaient, des guenilles qui brillaient, de la crasse sur l’homme, de la gale sur la bête, l’un chétif et suant; l’autre étique et soufflant, le premier avec son fouet, le second avec ses grelots; tout cela ne faisait qu’une même chose ayant même teinte et même mouvement, exécutant presque mêmes gestes, servant au même usage, dont l’ensemble s’appelle la poste d’Auray.
Au bout d’une heure encore, quand on eut pris dans le pays nombre de paquets et de commissions, et qu’on eut, de plus, attendu quelques passagers qui devaient venir, on quitta enfin l’auberge et l’on avisa à s’embarquer. Ce fut d’abord un pêle-mêle de bagages et de gens, d’avirons qui vous barraient les jambes, de voiles qui vous retombaient sur le nez, l’un s’embarrassant dans l’autre et ne trouvant pas où se mettre; puis, tout se calma, chacun prit son coin, trouva sa place, les bagages au fond, les marins debout sur les bancs, les passagers où ils purent.
Nulle brise ne soufflait, et les voiles pendaient droites le long des mâts. La lourde chaloupe se soulevait à peine sur la mer presque immobile, qui se gonflait et s’abaissait avec le doux mouvement d’une poitrine endormie.
Appuyés sur l’un des plats-bords, nous regardions l’eau qui était bleue comme le ciel et calme comme lui, et nous écoutions le bruit des grands avirons, qui battaient l’onde et criaient dans les tolets. A l’ombre des voiles, les six rameurs entre-croisés les levaient lentement en mesure et les poussaient devant eux; ils tombaient et se relevaient, égrenant des perles au bout de leurs palettes.
Couchés dans la paille, sur le dos, assis sur les bancs, les jambes ballantes et le menton dans les mains ou postés contre les parois du bateau, entre les gros jambages de la membrure dont le goudron se fondait à la chaleur, les passagers silencieux baissaient la tête et fermaient les yeux à l’éclat du soleil frappant sur la mer plate comme un miroir.
Un homme à cheveux blancs dormait par terre à mes pieds, un gendarme suait sous son tricorne, deux soldats avaient ôté leurs sacs et s’étaient couchés dessus. Près du beaupré, le mousse regardait dans le foc et sifflait pour appeler le vent; debout, à l’arrière, le patron faisait tourner la barre.
Le vent ne venait pas. On abattit les voiles qui descendirent tout doucement en faisant sonner le fer des rocambots et affaissèrent sur les bancs leur draperie lourde; puis, chaque matelot défit sa veste, la serra sous l’avant, et tous alors recommencèrent, en poussant de la poitrine et des bras, à mouvoir les immenses avirons qui se ployaient dans leur longueur.
..... On avait tant tardé à partir, qu’à peine s’il y avait de l’eau dans le port, et nous eûmes grand mal à y entrer. Notre quille frôlait contre les petits cailloux du fond, et pour descendre à terre il nous fallut marcher sur une rame comme sur la corde raide.
Resserré entre la citadelle et ses remparts et coupé au milieu par un port presque vide, le Palay nous parut une petite ville assez sotte qui transsude un ennui de garnison et a je ne sais quoi d’un sous-officier qui bâille.
Ici, on ne voit plus les chapeaux de feutre noir du Morbihan, bas de forme, immenses d’envergure et abritant les épaules. Les femmes n’ont pas ces grands bonnets blancs qui s’avancent devant leur visage comme ceux des religieuses et, par derrière, retombent jusqu’au milieu du dos, vêtant ainsi chez les petites filles la moitié du corps. Leurs robes sont privées du large galon de velours appliqué sur l’épaule qui, dessinant le contour de l’omoplate, va se perdre sous les aisselles. Leurs pieds non plus ne portent point ces souliers découverts, ronds du bout, hauts de talon et ornés de longs rubans noirs qui frôlent la terre. C’est, comme partout, des figures qui se ressemblent, des costumes qui n’en sont pas, des bornes, des pavés et même un trottoir.
Était-ce la peine de s’être exposés au mal de mer, que nous n’avions pas eu d’ailleurs, ce qui nous rendait indulgents, pour n’avoir à contempler que la citadelle, dont nous nous soucions fort peu, le phare, dont nous nous inquiétions encore moins, ou le rempart de Vauban qui nous ennuyait déjà. Mais on nous avait parlé des roches de Belle-Isle. Incontinent donc, nous dépassâmes les portes et, coupant net à travers champs, rabattîmes sur le bord de la mer.
Nous ne vîmes qu’une grotte, une seule (le jour baissait), mais qui nous parut si belle (elle était tapissée de varechs et de coquilles et avait des gouttes d’eau qui tombaient d’en haut) que nous résolûmes de rester le lendemain à Belle-Isle pour en chercher de pareilles, s’il y en avait, et nous repaître à loisir les yeux du régal de toutes ces couleurs.
Le lendemain, sitôt qu’il fit jour, ayant rempli une gourde, fourré dans un de nos sacs un morceau de pain avec une tranche de viande, nous prîmes la clef des champs, et, sans guide ni renseignement quelconque (c’est là la bonne façon), nous nous mîmes à marcher, décidés à aller n’importe où, pourvu que ce fût loin, et à rentrer n’importe quand, pourvu que ce fût tard.
Nous commençâmes par un sentier dans les herbes; il suivait le haut de la falaise, montait sur ses pointes, descendait dans ses vallons et se continuait dessus en faisant comme elle le tour de l’île.
Quand un éboulement l’avait coupé, nous remontions plus loin dans la campagne, et, nous réglant sur l’horizon de la mer, dont la barre bleue touchait le ciel, nous regagnions ensuite le haut de la crête que nous retrouvions à l’improviste ouvrant son abîme à nos côtés. La pente à pic sur le sommet de laquelle nous marchions ne nous laissait rien voir du flanc des rochers; nous entendions seulement au-dessous de nous le grand bruit battant de la mer.
Quelquefois la roche s’ouvrait dans toute sa grandeur, montrait subitement ses deux pans presque droits que rayaient des couches de silex et où avaient poussé de petits bouquets jaunes. Si on jetait une pierre, elle semblait quelque temps suspendue, puis se heurtait aux parois, déboulait en ricochant, se brisait en éclats, faisait rouler de la terre, entraînait des cailloux, finissait sa course en s’enfouissant dans les graviers, et on entendait crier les cormorans qui s’envolaient.
Souvent les pluies d’orage et les dégels avaient chassé dans ces gorges une partie des terrains supérieurs qui, s’y étant écoulés graduellement, en avaient adouci la pente, de manière à y pouvoir descendre. Nous nous risquâmes dans l’une d’elles, et, nous laissant glisser sur le derrière en nous enrayant des pieds et nous retenant des mains, nous arrivâmes enfin au bas du beau sable mouillé.
La marée baissait, mais il fallait pour passer attendre le retrait des vagues. Nous les regardions venir. Elles écumaient dans les roches, à fleur d’eau, tourbillonnaient dans les creux, sautaient comme des écharpes qui s’envolent, retombaient en cascades et en perles, et dans un long balancement ramenaient à elles leur grande nappe verte. Quand une vague s’était retirée sur le sable, aussitôt les courants s’entre-croisaient en fuyant vers des niveaux plus bas. Les varechs remuaient leurs lanières gluantes; l’eau débordait des petits cailloux, sortait par les fentes des pierres, faisait mille clapotements, mille jets. Le sable trempé buvait son onde, et, se séchant au soleil, blanchissait sa teinte jaune.
Dès qu’il y avait de la place pour nos pieds, sautant par-dessus les roches, nous continuions devant nous. Elles augmentaient bientôt leur amoncellement désordonné, bousculées, entassées, renversées l’une sur l’autre. Nous nous cramponnions de nos mains qui glissaient, de nos pieds qui se crispaient en vain sur leurs aspérités visqueuses.
La falaise était haute, si haute qu’on en avait presque peur quand on levait la tête. Elle nous écrasait de sa placidité formidable et elle nous charmait pourtant; car on la contemplait malgré soi et les yeux ne s’en lassaient pas.
Il passa une hirondelle, nous la regardâmes voler; elle venait de la mer; elle montait doucement, coupant au tranchant de ses plumes l’air fluide et lumineux où ses ailes nageaient en plein et semblaient jouir de se développer toutes libres. Elle monta encore, dépassa la falaise, monta toujours et disparut.
Cependant nous rampions sur les rochers, dont chaque détour de la côte nous renouvelait la perspective. Ils s’interrompaient par moment, et alors nous marchions sur des pierres carrées, plates comme des dalles, où des fentes se prolongeant presque symétriques semblaient les ornières de quelque antique voie d’un autre monde.
De place en place, immobiles comme leur fond verdâtre, s’étendaient de grandes flaques d’eau qui étaient aussi limpides, aussi tranquilles, et ne remuaient pas plus qu’au fond des bois, sur son lit de cresson, à l’ombre des saules, la source la plus pure; puis, de nouveau, les rochers se présentaient plus serrés, plus accumulés. D’un côté, c’était la mer dont les flots sautaient dans les basses roches; de l’autre, la côte droite, ardue, infranchissable.
Fatigués, étourdis, nous cherchions une issue; mais toujours la falaise s’avançait devant nous, et les rochers, étendant à l’infini leurs sombres masses de verdure, faisaient succéder de l’un à l’autre leurs têtes inégales qui grandissaient en se multipliant comme des fantômes noirs sortant de dessous terre.
Nous roulions ainsi à l’aventure, quand nous vîmes tout à coup, serpentant en zigzag dans la roche, une valleuse qui nous permettait, comme par une échelle, de regagner la rase campagne.
..... N’importe, c’est toujours un plaisir, même quand la campagne est laide, que de se promener à deux tout au travers, en marchant dans les herbes, en traversant les haies, en sautant les fossés, abattant des chardons avec votre bâton, arrachant avec vos mains les feuilles et les épis, allant au hasard comme l’idée vous pousse, comme les pieds vous portent, chantant, sifflant, causant, rêvant, sans oreille qui vous écoute, sans bruit de pas derrière vos pas, libres comme au désert!
Ah! de l’air! de l’air! de l’espace encore! Puisque nos âmes serrées étouffent et se meurent sur le bord de la fenêtre, puisque nos esprits captifs, comme l’ours dans sa fosse, tournent toujours sur eux-mêmes et se heurtent contre ses murs, donnez au moins à nos narines le parfum de tous les vents de la terre, laissez s’en aller mes yeux vers tous les horizons!
Aucun clocher ne montrait au loin son toit reluisant d’ardoises, pas un hameau n’apparaissait au revers d’un pli de terrain, ajustant dans un bouquet d’arbres ses toits de chaume et ses cours carrées; on ne rencontrait personne, ni paysan qui passe, ni mouton qui broute, ni chien qui rôde.
Tous ces champs cultivés n’avaient pas l’air habité; on y travaille, on n’y vit point. On dirait que tous ceux qui les ont en profitent, mais ne les aiment pas.
Nous avons vu une ferme, nous sommes entrés dedans; une femme en guenilles nous a servi dans des tasses de grès du lait frais comme la glace. C’était un silence singulier. Elle nous regardait avidement, et nous sommes repartis.
Nous sommes descendus dans un vallon dont la gorge étroite semblait s’étendre vers la mer. De longues herbes à fleurs jaunes nous montaient jusqu’au ventre. Nous avancions en faisant de grandes enjambées. Nous entendions de l’eau couler près de nous et nous enfoncions dans la terre marécageuse. Les deux collines vinrent à s’écarter, portant toujours sur leurs versants arides un gazon ras que des lichens plaquaient par intervalles comme de grandes taches jaunes. Au pied de l’une d’elles un ruisseau passait parmi les bas rameaux des arbrisseaux rabougris qui avaient poussé sur ses bords et s’allait perdre plus loin dans une mare immobile où des insectes à grandes pattes se promenaient sur la feuille des nénuphars.
Le soleil dardait. Les moucherons bruissaient leurs ailes et faisaient courber la pointe des joncs sous le poids de leurs corps légers. Nous étions seuls tous les deux dans la tranquillité de cette solitude.
En cet endroit le vallon s’arrondissait en s’élargissant et faisait un coude sur lui-même. Nous montâmes sur une butte pour découvrir au delà; mais l’horizon s’arrêtait vite, enclos par une autre colline, ou bien étendait de nouvelles plaines. Nous prîmes courage cependant et continuâmes à avancer, tout en pensant à ces voyageurs abandonnés dans les îles, qui grimpent sur les promontoires pour apercevoir au loin quelque voile venant à eux.
Le terrain devint plus sec, les herbes moins hautes; la mer tout à coup se présenta devant nous, resserrée dans une anse étroite, et bientôt sa grève, faite de débris de madrépores et de coquilles, se mit à crier sous nos pas. Nous nous laissâmes tomber par terre, nous nous y endormîmes, épuisés de fatigue. Une heure après, réveillés par le froid, nous nous remîmes en marche, sûrs cette fois de ne pas nous perdre; nous étions sur la côte qui regarde la France, et nous avions le Palay à notre gauche. C’était sur ce rivage que nous avions vu la veille la grotte qui nous avait tant charmés. Nous ne fûmes pas longtemps à en trouver d’autres, plus hautes encore et plus profondes.
Elles s’ouvraient toujours par de grandes ogives, droites ou penchées, poussant leurs jets hardis sur d’énormes pans de rocs. Noires et veinées de violet, rouges comme du feu, brunes avec des lignes blanches, elles découvraient pour nous qui les venions voir toutes les variétés de leurs teintes et de leurs formes, leurs grâces, leurs fantaisies grandioses. Il y en avait une couleur d’argent que traversaient des veines de sang; dans une autre des touffes de fleurs ressemblant à des primevères s’étaient écloses sur des glacis de granit rougeâtre et du plafond tombaient sur le sable fin des gouttes lentes qui recommençaient toujours. Au fond de l’une d’elles, sous un cintre allongé, un lit de gravier blanc et poli, que la marée sans doute retournait et refaisait chaque jour, semblait être là pour recevoir au sortir des flots le corps de la naïade; mais sa couche est vide et pour toujours l’a perdue! Il ne reste que ces varechs encore humides où elle étendait ses beaux membres nus fatigués de la nage et sur lesquels, jusqu’à l’aurore, elle dormait au clair de lune.
Le soleil se couchait. La marée montait au fond sur les roches, qui s’effaçaient dans le brouillard bleu du soir, que blanchissait sur le niveau de la mer l’écume des vagues rebondissantes; à l’autre partie de l’horizon, le ciel rayé de longues lignes orange avait l’air balayé comme par de grands coups de vent. Sa lumière, reflétée sur les flots, les dorait d’une moire chatoyante; se projetant sur le sable, elle le rendait brun et faisait briller dessus un semis d’acier.
A une demi-lieue vers le sud, la côte allongeait vers la mer une file de rochers. Il fallait pour les joindre recommencer une marche pareille à celle que nous avions faite le matin. Nous étions fatigués, il y avait loin; mais une tentation nous poussait vers là-bas, derrière cet horizon. La brise arrivait dans le creux des pierres; les flaques d’eau se ridaient; les goémons, accrochés aux flancs des falaises, tressaillaient, et du côté d’où la lune allait venir, une clarté pâle montait de dessous les eaux.
C’était l’heure où les ombres sont longues. Les rochers étaient plus grands, les vagues plus vertes. On eût dit aussi que le ciel s’agrandissait et que toute la nature changeait de visage.
Donc nous partîmes en avant, au delà, sans nous soucier de la marée, ni s’il y aurait plus tard un passage pour gagner terre. Nous avions besoin jusqu’au bout d’abuser de notre plaisir et de le savourer sans en rien perdre. Plus légers que le matin, nous sautions, nous courions sans fatigue, sans obstacle. Une verve de corps nous emportait malgré nous et nous éprouvions dans les muscles des espèces de tressaillements d’une volupté robuste et singulière. Nous secouions nos têtes au vent et nous avions du plaisir à toucher les herbes avec nos mains. Aspirant l’odeur des flots, nous humions, nous évoquions à nous tout ce qu’il y avait de couleurs, de rayons, de murmures: le dessin des varechs, la douceur des grains de sable, la dureté du roc qui sonnait sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la frange des vagues, les découpures du rivage, la voix de l’horizon; et puis, c’était la brise qui passait comme d’invisibles baisers qui nous coulaient sur la figure, le ciel où il y avait des nuages allant vite, roulant une poudre d’or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient. Nous nous roulions l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux; nous en écartions les narines, nous en ouvrions les oreilles; quelque chose de la vie des éléments émanant d’eux-mêmes, sans doute, à l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous et, s’y assimilant, faisait que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce à cette union plus complexe. A force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature aussi, nous nous diffusions en elle, elle nous reprenait, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou l’emporter en nous. Ainsi que dans les transports de l’amour, on souhaite plus de mains pour palper, plus de lèvres pour baiser, plus d’yeux pour voir, plus d’âme pour aimer; nous étalant dans la nature dans un ébattement plein de délire et de joies, nous regrettions que nos yeux ne pussent aller jusqu’au sein des rochers, jusqu’au fond des mers, jusqu’au bout du ciel, pour voir comment poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles; que nos oreilles ne pussent entendre graviter dans la terre la fermentation des granits, la sève pousser dans les plantes, les coraux rouler dans les solitudes de l’Océan. Et dans la sympathie de cette effusion contemplative, nous aurions voulu que notre âme, irradiant partout, allât vivre dans toute cette vie pour revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et, se variant toujours, toujours pousser au soleil de l’éternité ses métamorphoses!
Mais l’homme n’est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture, de couleurs, de sons, de sentiments, d’idées. Ce qui dépasse la mesure le fatigue ou le grise; c’est l’idiotisme de l’ivrogne, c’est la folie de l’extatique. Ah! que notre verre est petit, mon Dieu! que notre soif est grande! que notre tête est faible!
..... Pour nous en retourner à Quiberon, il fallut, le lendemain, nous lever avant sept heures, ce qui exigea du courage. Encore raides de fatigue et tout grelottants de sommeil, nous nous empilâmes dans la barque, en compagnie d’un cheval blanc, de deux voyageurs pour le commerce, du même gendarme borgne et du même fusilier qui, cette fois, ne moralisait personne. Gris comme un cordelier et roulant sous les bancs, il avait fort à faire pour retenir son shako qui lui vacillait sur la tête et pour se défendre de son fusil qui lui cabriolait dans les jambes. Je ne sais qui de lui ou du gendarme était le plus bête des deux. Le gendarme n’était pas ivre, mais il était stupide. Il déplorait le peu de tenue du soldat, il énumérait les punitions qu’il allait recevoir, il se scandalisait de ses hoquets, il se formalisait de ses manières. Vu de trois quarts, du côté de l’œil absent, avec son tricorne, son sabre et ses gants jaunes, c’était, certes, un des plus tristes aspects de la vie humaine. Un gendarme est, d’ailleurs, quelque chose d’essentiellement bouffon, que je ne puis considérer sans rire; effet grotesque et inexplicable, que cette base de la sécurité publique a l’avantage de m’occasionner, avec les procureurs du roi, les magistrats quelconques et les professeurs de belles-lettres.
Incliné sur le flanc, le bateau coupait les vagues qui filaient le long du bordage en tordant de l’écume. Les trois voiles bien gonflées arrondissaient leur courbe douce. La mâture criait, l’air sifflait dans les poulies. A la proue, le nez dans la brise, un mousse chantait. Nous n’entendions pas les paroles, mais c’était un air lent, tranquille et monotone qui se répétait toujours, ni plus haut, ni plus bas, et qui se prolongeait en mourant, avec des ondulations traînantes.
Cela s’en allait doux et triste sur la mer, comme dans une âme un souvenir confus qui passe.
Le cheval se tenait debout, du mieux qu’il pouvait sur ses quatre pieds et mordillait sa botte de foin. Les matelots, les bras croisés, souriaient en regardant dans les voiles.
..... Donc, nous allions sans mot dire, du mieux que nous pouvions, sans jamais atteindre au fond de la baie où avait l’air de se trouver Plouharnel. Nous y arrivâmes cependant. Mais là, nous tombions dans la mer. Nous avions pris le côté droit du rivage, tandis qu’on devait suivre le gauche. Il fallut rebrousser chemin et recommencer une partie de la route.
Un bruit étouffé se fit entendre. Un grelot sonna, un chapeau parut. C’était la poste d’Auray. Toujours même homme, même cheval, même sac aux lettres. Il s’en allait tranquillement vers Quiberon dont il reviendra tantôt pour s’en retourner demain. C’est l’hôte du rivage; il le passe le matin, il le repasse le soir. Sa vie est de le parcourir; lui seul l’anime, il en fait l’épisode, j’allais presque dire la grâce.
Il s’arrête; nous lui parlons deux minutes, il nous salue et il repart.
Quel ensemble que celui-là? Quel homme et quel cheval! Quel tableau! Callot, sans doute, l’aurait reproduit; il n’y avait que Cervantès pour l’écrire.
Après avoir passé sur de grandes parties de roc qu’on a essayé d’aligner dans la mer, pour raccourcir la route, en coupant le fond de la baie, nous arrivâmes enfin à Plouharnel.
Le village était tranquille, les poules gloussaient dans les rues et, dans les jardins enclos de murs de pierres sèches, les orties ont poussé au milieu de carrés d’avoine.
Comme nous étions devant la maison de notre hôte, assis à prendre l’air, un vieux mendiant a passé. Il était en guenilles, grouillant de vermine, rouge comme du vin, hérissé, suant, la poitrine débraillée, la bouche baveuse. Le soleil reluisait sur ses haillons, sa peau violette et presque noire semblait transsuder du sang. Il beuglait d’une voix terrible en frappant à coups redoublés contre la porte d’une maison voisine.
CHAPITRE VII
..... Quimper, quoique centre de la vraie Bretagne, est distinct d’elle. Sa promenade d’ormeaux, le long de la rivière, qui coule entre quais et porte bateaux, la rend fort coquette, et le grand hôtel de la préfecture, recouvrant à lui seul le petit delta de l’ouest, lui donne une tournure toute française et administrative. Vous vous apercevez que vous êtes dans un chef-lieu de département, ce qui vous rappelle aussitôt les divisions par arrondissements, avec les grandes, moyennes et petites vicinalités, les comités d’instruction primaire, les caisses d’épargne, les conseils généraux et autres inventions modernes qui enlèvent toujours aux lieux qui en sont doués quelque peu de couleur locale pour le voyageur naïf qui la rêve.
N’en déplaise aux gens qui prononcent ce nom de Quimper-Corentin, comme le nom même du ridicule et de l’encroûtement provincial, c’est un charmant petit endroit et qui en vaut beaucoup d’autres plus respectés. Vous n’y retrouvez pas, il est vrai, les fantaisies de Quimperlé, le luxe de ses herbes, le tapage de ses couleurs; mais je sais peu de choses d’un aspect aussi agréable que cette allée qui s’en va indéfiniment au bord de l’eau et sur laquelle l’escarpement presque à pic d’une montagne toute proche déverse l’ombre foncée de sa verdure plantureuse.
On n’est pas longtemps à faire le tour de semblables cités, à les connaître jusque dans leurs replis les plus intimes et l’on y découvre parfois des coins qui arrêtent et vous mettent le cœur en joie. Les petites villes, en effet, comme les petits appartements, paraissent d’abord plus chaudes et plus commodes à vivre. Mais restez sur votre illusion. Les seconds ont plus de vents coulis qu’un palais, et dans les premières il y a plus d’ennui qu’au désert.
En revenant vers l’hôtel par un de ces bons sentiers comme nous les aimons, un de ces sentiers qui montent, descendent, tournent et reviennent, tantôt le long des murs, tantôt dans un champ, puis entre des broussailles et dans le gazon, ayant tour à tour des cailloux, des marguerites et des orties, sentiers vagabonds faits pour les pensées flâneuses et les causeries à arabesques; en revenant donc vers la ville, nous avons entendu sortir de dessous le toit d’ardoises d’un bâtiment carré des gémissements et des bêlements plaintifs. C’était l’abattoir.
Sur le seuil, un grand chien lapait dans une mare de sang et tirait lentement du bout des dents le cordon bleu des intestins d’un bœuf qu’on venait de lui jeter. La porte des cabines était ouverte. Les bouchers besognaient, les bras retroussés. Suspendu, la tête en bas, et les pieds passés par un tendon dans un bâton, tombant du plafond, un bœuf, soufflé et gonflé comme une outre, avait la peau du ventre fendue en deux lambeaux. On voyait s’écarter doucement avec elle la couche de graisse qui la doublait et successivement apparaître dans l’intérieur, au tranchant du couteau, un tas de choses vertes, rouges et noires, qui avaient des couleurs superbes. Les entrailles fumaient; la vie s’en échappait dans une fumée tiède et nauséabonde. Près de là, un veau couché par terre fixait sur la rigole de sang ses gros yeux ronds épouvantés, et tremblait convulsivement malgré les liens qui lui serraient les pattes. Ses flancs battaient, ses narines s’ouvraient. Les autres loges étaient remplies de râles prolongés, de bêlements chevrotants, de beuglements rauques. On distinguait la voix de ceux qu’on tuait, celle de ceux qui se mouraient, celle de ceux qui allaient mourir. Il y avait des cris singuliers, des intonations d’une détresse profonde qui semblaient dire des mots qu’on aurait presque pu comprendre. En ce moment, j’ai eu l’idée d’une ville terrible, de quelque ville épouvantable et démesurée, comme serait une Babylone ou une Babel de cannibales où il y aurait des abattoirs d’hommes; et j’ai cherché à retrouver quelque chose des agonies humaines, dans ces égorgements qui bramaient et sanglotaient. J’ai songé à des troupeaux d’esclaves amenés là, la corde au cou, et noués à des anneaux, pour nourrir des maîtres qui les mangeaient sur des tables d’ivoire, en s’essuyant les lèvres à des nappes de pourpre. Auraient-ils des poses plus abattues, des regards plus tristes, des prières plus déchirantes?
..... Étant à Quimper, nous sortîmes un jour par un côté de la ville et rentrâmes par l’autre, après avoir marché dans la campagne pendant huit heures environ.
Sous le porche de l’hôtel notre guide nous attendait. Il se mit aussitôt à courir devant nous, et nous le suivîmes. C’était un petit bonhomme en cheveux blancs, coiffé d’une casquette de toile, chaussé de souliers percés et vêtu d’une vieille redingote brune trop large qui lui flottait autour de la taille. Il bredouillait en parlant, se cognait les genoux en marchant et roulait sur lui-même; néanmoins il avançait vite et avec une opiniâtreté nerveuse, presque fébrile. De temps à autre, seulement, il arrachait une feuille d’arbre et se la collait contre la bouche pour se rafraîchir. Son métier est de courir les environs, pour aller porter les lettres ou faire des commissions. Il va ainsi à Douarnenez, à Quimperlé, à Brest, jusqu’à Rennes qui est à quarante lieues de là (voyage qu’il a exécuté une fois en quatre journées, y compris l’aller et le retour). «Toute son ambition, disait-il, est de retourner encore une fois dans sa vie à Rennes.» Et cela, sans autre but que d’y retourner, pour y retourner, afin de faire une longue course et pour pouvoir s’en vanter ensuite. Il sait toutes les routes, il connaît toutes les communes avec leurs clochers; il prend des chemins de traverse à travers champs, ouvre les barrières des cours et, en passant devant les maisons, souhaite le bonjour aux maîtres. A force d’entendre chanter les oiseaux, il s’est appris à imiter leurs cris, et, tout en marchant sous les arbres, il siffle comme eux pour charmer sa solitude.
Nous nous arrêtâmes d’abord à un quart de lieue de la ville, à Loc-Maria, ancien prieuré, jadis donné à l’abbaye de Fontevrault par Conan III. Le prieuré n’a pas, comme l’abbaye du pauvre Robert d’Arbrissel[10], été utilisé d’une ignoble manière. Il est abandonné, mais sans souillures. Son portail gothique ne retentit pas de la voix des garde-chiourmes, et s’il en reste peu de chose, l’esprit, du moins, n’éprouve ni révolte ni dégoût. Il n’y a de curieux comme détail, dans cette petite chapelle d’un vieux roman sévère, qu’un grand bénitier posé sans pilier sur le sol et dont le granit taillé à pans est devenu presque noir. Large, profond, il représente bien le vrai bénitier catholique, fait pour y plonger tout entier le corps d’un enfant, et non pas ces cuvettes étroites de nos églises dans lesquelles on trempe le bout du doigt. Avec son eau claire rendue plus limpide encore par la couche verdâtre du fond, cette végétation qui a sourdi dans le calme religieux des siècles, ses angles usés, sa lourde masse à couleur de bronze, il ressemble à un de ces rochers creusés d’eux-mêmes dans lesquels on trouve de l’eau de mer.
Quand nous eûmes bien tourné autour, nous redescendîmes vers la rivière que nous traversâmes en bateau et nous nous enfonçâmes dans la campagne.
Elle est déserte et singulièrement vide. Des arbres, des genêts, des ajoncs, des tamaris au bord des fossés, des landes qui s’étendent, et d’hommes nulle part. Le ciel était pâle; une pluie fine, mouillant l’air, mettait sur le pays comme un voile uni qui l’enveloppait d’une teinte grise. Nous allions dans des chemins creux qui s’engouffraient sous des berceaux de verdure, dont les branches réunies, s’abaissant en voûtes sur nos têtes, nous permettaient à peine d’y passer debout. La lumière arrêtée par le feuillage était verdâtre et faible comme celle d’un soir d’hiver. Tout au fond cependant on voyait jaillir un jour vif qui jouait au bord des feuilles et en éclairait les découpures. Puis on se trouvait au haut de quelque pente aride, descendant toute plate et unie, sans un brin d’herbe qui tranchât sur l’uniformité de sa couleur jaune. Quelquefois, au contraire, s’élevait une longue avenue de hêtres dont les gros troncs luisants avaient de la mousse à leurs pieds. Des traces d’ornières passaient là, comme pour mener à quelque château qu’on s’attendait à voir; mais l’avenue s’arrêtait tout à coup et la rase campagne s’étalait au bout. Dans l’écartement de deux vallons, elle développait sa verte étendue sillonnée en balafres noires par les lignes capricieuses des haies, tachée çà et là par le massif d’un bois, enluminée par des bouquets d’ajoncs, ou blanchie par quelque champ cultivé au bord des prairies qui remontaient lentement vers les collines et se perdaient dans l’horizon. Au-dessus d’elles, bien loin à travers la brume, dans un trou du ciel, apparaissait un méandre bleu, c’était la mer.
Les oiseaux se taisent ou sont absents; les feuilles sont épaisses, l’herbe étouffe le bruit des pas, et la contrée muette vous regarde comme un triste visage. Elle semble faite exprès pour recevoir les existences en ruines, les douleurs résignées. Elles pourront solitairement y nourrir leurs amertumes à ce lent murmure des arbres et des genêts et sous ce ciel qui pleure. Dans les nuits d’hiver, quand le renard se glisse sur les feuilles sèches, quand les tuiles tombent des colombiers, que la lande fouette ses joncs, que les hêtres se courbent, et qu’au clair de lune le loup galope sur la neige, assis tout seul près du foyer qui s’éteint, en écoutant le vent hurler dans les longs corridors sonores, c’est là qu’il doit être doux de tirer du fond de son cœur ses désespoirs les plus chéris avec ses amours les plus oubliées.
Nous avons vu une masure en ruines où l’on entrait par un portail gothique; plus loin se dressait un vieux pan de mur troué d’une porte en ogive; une ronce dépouillée s’y balançait à la brise. Dans la cour, le terrain inégal est couvert de bruyères, de violettes et de cailloux. On distingue vaguement des anciens restes de douves; on entre quelques pas dans un souterrain comblé; on se promène là dedans, on regarde et on s’en va. Ce lieu s’appelle le temple des faux Dieux et était, à ce que l’on suppose, une commanderie de templiers.
Notre guide est reparti devant nous, nous avons continué à le suivre.
Un clocher est sorti d’entre les arbres; nous avons traversé un champ en friche, escaladé le haut bord d’un fossé; deux ou trois maisons ont paru: c’était le village de Pomelin. Un sentier fait la rue; quelques maisons, séparées entre elles par des cours plantées, composent le village. Quel calme! quel abandon plutôt! les seuils sont vides, les cours sont désertes.
Où sont les maîtres? On les dirait tous partis à l’affût, se tapir derrière les genêts pour guetter le bleu qui doit passer dans la ravine.
L’église est pauvre et d’une nudité sans pareille. Pas de beaux saints peinturlurés, pas de toiles aux murs ni au plafond, de lampe suspendue, oscillant au bout de sa longue corde droite. En un coin du chœur, une mèche, par terre, brûle dans un verre rempli d’huile. Des piliers ronds supportent la voûte de bois dont la couleur bleue est reteinte. Par les fenêtres à vitrail blanc arrive le grand jour des champs verdi par le feuillage d’alentour qui recouvre le toit de l’église. La porte (une petite porte en bois que l’on ferme avec un loquet) était ouverte; une volée d’oiseaux est entrée, voletant, caquetant, se collant aux murs; ils ont tourbillonné sous la voûte, sont allés se jouer autour de l’autel. Deux ou trois se sont abattus sur le bénitier, y ont trempé leur bec, et puis, tous, comme ils étaient venus, sont repartis ensemble. Il n’est pas rare en Bretagne de les voir ainsi dans les églises; plusieurs y habitent et accrochent leur nid aux pierres de la nef; on les y laisse en paix. Lorsqu’il pleut, ils accourent; mais dès que le soleil reparaît dans les vitraux et que les gouttières s’égouttent, ils regagnent les champs. De sorte que pendant l’orage deux créatures frêles entrent souvent à la fois dans la demeure bénie: l’homme, pour y faire sa prière et y abriter ses terreurs, l’oiseau, pour y attendre que la pluie soit passée et réchauffer les plumes naissantes de ses petits engourdis.
Un charme singulier transpire de ces pauvres églises. Ce n’est pas leur misère qui émeut, puisqu’alors même qu’il n’y a personne, on dirait qu’elles sont habitées. N’est-ce pas plutôt leur pudeur qui ravit? Car, avec leur clocher bas, leur toit qui se cache sous les arbres, elles semblent se faire petites et s’humilier sous le grand ciel de Dieu. Ce n’est point, en effet, une pensée d’orgueil qui les a bâties, ni la fantaisie pieuse de quelque grand de la terre en agonie. On sent, au contraire, que c’est l’impression simple d’un besoin, le cri naïf d’un appétit, et comme le lit de feuilles sèches du pâtre, la hutte que l’âme s’est faite pour s’y étendre à l’aise à ses heures de fatigue. Plus que celle des villes, ces églises de village ont l’air de tenir au caractère du pays qui les porte et de participer davantage à la vie des familles qui, de père en fils, viennent à la même place y poser les genoux sur la même dalle. Chaque dimanche, chaque jour, en entrant et en partant, ne revoient-ils pas les tombes de leurs parents, qu’ils ont ainsi près d’eux dans la prière, comme à un foyer plus élargi d’où ils ne sont pas absents tout à fait? Ces églises ont donc un sens harmonique où, comprise entre le baptistère et le cimetière, s’accomplit la vie de ces hommes. Il n’en est pas ainsi chez nous qui, reléguant l’éternité hors barrière, exilons nos morts dans les faubourgs, pour les loger dans le quartier des équarrisseurs et des fabriques de soude, à côté des magasins de poudrette.
Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes près les portes de Quimper, à la chapelle de Kerfeunteun. Il y a, au fond, une belle verrière du XVIe siècle, représentant l’arbre généalogique de la Trinité. Jacob en forme la souche et la croix du Christ, le sommet surmonté du Père éternel qui a la tiare au front. Le clocher carré figure sur chaque face un quadrilatère percé à jour, comme une lanterne, par une longue baie droite. Il ne pose pas immédiatement sur la toiture, mais, à l’aide d’une base amincie dont les quatre côtés se rétrécissent et se touchent presque, forme un angle obtus vers la crête du toit. En Bretagne, presque toutes les églises de village ont de ces clochers-là.
Avant de rentrer dans la ville, nous fîmes un détour pour aller visiter la chapelle de la Mère-Dieu. Comme d’ordinaire on la ferme, notre guide prit en route le gardien qui en a la clef. Il vint avec nous, emmenant par la main sa petite nièce qui s’arrêtait tout le long du chemin pour ramasser des bouquets. Il marchait devant dans le sentier. Sa mince taille d’adolescent à cambrure flexible, un peu molle, était serrée dans une veste de drap bleu ciel, et sur son dos s’agitaient les trois rubans de velours de son petit chapeau noir qui, posé soigneusement sur le derrière de la tête, retenait ses cheveux tordus en chignon.
Au fond d’un vallon, d’un ravin plutôt, l’église de la Mère-Dieu se voile sous le feuillage des hêtres. A cette place, dans le silence de cette grande verdure, à cause sans doute de son petit portail gothique que l’on croirait du XIIIe siècle et qui est du XVIe, elle a je ne sais quel air qui rappelle ces chapelles discrètes des vieux romans et des vieilles romances, où l’on armait chevalier le page qui partait pour la Terre-Sainte, un matin, au chant de l’alouette, quand les étoiles pâlissaient, et qu’à travers la grille passait la main blanche de la châtelaine que le baiser du départ trempait aussitôt de mille pleurs d’amour.
Nous sommes entrés. Le jeune homme s’est agenouillé en ôtant son chapeau, et la grosse torsade de sa chevelure blonde s’est échappée et s’est dépliée dans une secousse en tombant le long de son dos. Un instant accrochée au drap rude de sa veste, elle a gardé la trace des plis qui la roulaient tout à l’heure, peu à peu est descendue, s’est écartée, étalée, répandue comme une vraie chevelure de femme. Séparée sur le milieu par une raie, elle coulait à flots égaux sur ses deux épaules et couvrait son cou nu. Toute cette nappe d’un ton doré avait des ondoiements de lumière qui changeaient et fuyaient à chaque mouvement de tête qu’il faisait en priant. A ses côtés, la petite fille, à genoux comme lui, avait laissé tomber son bouquet par terre. Là seulement, et pour la première fois, j’ai compris la beauté de la chevelure de l’homme et le charme qu’elle peut avoir pour des bras nus qui s’y plongent. Étrange progrès que celui qui consiste à s’écourter partout les superfétations grandioses de la nature, si bien que lorsque nous la découvrons dans toute sa vierge plénitude, nous nous en étonnons comme d’une merveille révélée.
..... A cinq heures du soir, enfin, nous arrivâmes à Pont-l’Abbé, enduits d’une respectable couche de poussière et de boue qui se répandit de nos vêtements sur le parquet de la chambre de notre auberge, avec une prodigalité si désastreuse, que nous étions presque humiliés du gâchis que nous faisions, rien qu’en nous posant quelque part.
Pont-l’Abbé est une petite ville fort paisible, coupée dans sa longueur par une large rue pavée. Les maigres rentiers qui l’habitent ne doivent pas avoir l’air plus nul, plus modeste et plus bête.
Il y a à voir, pour ceux qui partout veulent voir quelque chose, les restes insignifiants du château et l’église; une église qui serait passable d’ailleurs, si elle n’était encroûtée par le plus épais des badigeons qu’aient jamais rêvés les conseils de fabrique. La chapelle de la Vierge était remplie de fleurs: bouquets de jonquilles, juliennes, pensées, roses, chèvrefeuilles et jasmins, mis dans des vases de porcelaine blanche ou dans des verres bleus, étalaient leurs couleurs sur l’autel et montaient entre les grands flambeaux vers le visage de la Vierge, jusque par dessus sa couronne d’argent, d’où retombait un voile de mousseline à longs plis qui s’accrochait à l’étoile d’or du bambino de plâtre suspendu dans ses bras. On sentait l’eau bénite et le parfum des fleurs. C’était un petit coin embaumé, mystérieux, doux, à l’écart dans l’église, retraite cachée, ornée avec amour, toute propice aux exhalaisons du désir mystique et au long épanchement des oraisons éplorées.
Comprimée par le climat, amortie par la misère, l’homme reporte ici toute la sensualité de son cœur; il la dépose aux pieds de Marie, sous le regard de la femme céleste et il y satisfait, en l’excitant, cette inextinguible soif de jouir et d’aimer. Que la pluie entre par le toit, qu’il n’y ait ni bancs ni chaises dans la nef, partout vous n’en découvrirez pas moins luisante, frottée et coquette, cette chapelle de la Vierge, avec des fleurs fraîches et des cierges allumés. Là, semble se concentrer toute la tendresse religieuse de la Bretagne; voilà le repli le plus mol de son cœur; c’est là sa faiblesse, sa passion, son trésor. Il n’y a pas de fleurs dans la campagne, mais il y en a dans l’église; on est pauvre, mais la Vierge est riche, toujours belle: elle sourit pour vous, et les âmes endolories vont se réchauffer sur ses genoux, comme à un foyer qui ne s’éteint pas. On s’étonne de l’acharnement de ce peuple à ses croyances; mais sait-on tout ce qu’elles lui donnent de délectation et de voluptés, tout ce qu’il en retire de plaisir? L’ascétisme n’est-il pas un épicurisme supérieur, le jeûne, une gourmandise raffinée? La religion comporte en soi des sensations presque charnelles; la prière a ses débauches; la mortification, son délire, et les hommes qui le soir viennent s’agenouiller devant cette statue habillée y éprouvent aussi des battements de cœur et des enivrements vagues, pendant que, dans les rues, les enfants des villes, revenant de la classe, s’arrêtent rêveurs et troublés à contempler sur sa fenêtre la femme ardente qui leur fait les doux yeux.
Il faut assister à ce qu’on appelle ses fêtes, pour se convaincre du caractère sombre de ce peuple. Il ne danse pas, il tourne; il ne chante pas, il siffle. Ce soir même, nous allâmes dans un village des environs voir l’inauguration d’une aire à battre. Deux joueurs de biniou, montés sur le mur de la cour, poussaient sans discontinuer le souffle criard de leur instrument, au son duquel couraient au petit trot, en se suivant à la queue du loup, deux longues files d’hommes et de femmes qui serpentaient et s’entre-croisaient. Les files revenaient sur elles-mêmes, tournaient, se coupaient et se renouaient à des intervalles inégaux. Les pas lourds battaient le sol, sans souci de la mesure, tandis que les notes aiguës de la musique se précipitaient l’une sur l’autre dans une monotonie glapissante. Ceux qui ne voulaient plus danser s’en allaient, sans que la danse en fût troublée, et ils rentraient ensuite quand ils avaient repris haleine. Pendant près d’une heure que nous considérâmes cet étrange exercice, la foule ne s’arrêta qu’une fois, les musiciens s’étant interrompus pour boire un verre de cidre; puis les longues lignes s’ébranlèrent de nouveau et se remirent à tourner. A l’entrée de la cour, sur une table, on vendait des noix; à côté était un broc d’eau-de-vie; par terre, une barrique de cidre; non loin se tenait un particulier en casquette de cuir et en redingote verte; près de lui, un homme en veste avec un sabre suspendu par un baudrier blanc: c’était le commissaire de police de Pont-l’Abbé avec son garde-champêtre.
Bientôt M. le commissaire tira sa montre de sa poche, fit un signe au garde, qui alla parler à quelques paysans, et l’assemblée se dispersa.
Nous nous en revînmes tous quatre de compagnie à la ville, et nous eûmes dans ce trajet le loisir d’admirer encore ici une de ces combinaisons harmoniques de la Providence qui avait fait ce commissaire de police pour ce garde-champêtre et ce garde-champêtre pour ce commissaire de police. Ils étaient emboîtés, engrenés l’un dans l’autre. Le même fait leur occasionnait la même réflexion; de la même idée ils tiraient des déductions parallèles. Quand le commissaire riait, le garde souriait; quand il prenait un air grave, l’autre avait un air sombre; si la redingote disait: «il faut faire cela», la veste répondait: «j’y avais songé»; si elle continuait: «c’est nécessaire», celle-ci ajoutait: «c’est indispensable». Et les rapports de rang et d’autorité n’en restaient pas moins, malgré cette adhésion intime, respectivement distincts. Ainsi, le garde élevait la voix moins haut que le commissaire, était un peu plus petit et marchait derrière. Le commissaire, poli, important, beau parleur, se consultait, ruminait à part, causait tout seul et faisait claquer sa langue; le garde était doux, attentif, pensif, observait de son côté, poussait des interjections et se grattait le bout du nez. Chemin faisant, il s’informait des nouvelles, lui demandait des avis, sollicitait ses ordres, et le commissaire questionnait, méditait, donnait des commandements.
Nous touchions aux premières maisons de la ville, quand nous entendîmes de l’une d’elles partir des cris aigus. La rue était pleine d’une foule agitée et des gens accourus vers le commissaire en lui disant: «Arrivez, arrivez, monsieur, on se bat! Il y a deux femmes de tuées!
—Par qui?—On n’en sait rien.—Pourquoi?—Elles saignent.—Mais comment?—Avec un râteau.—Où est l’assassin?—L’une à la tête, l’autre au bras. Entrez, on vous attend, elles sont là.
Le commissaire entra donc, et nous à sa suite. C’était un bruit de sanglots, de cris, de paroles, une houle qui se poussait et s’étouffait. On se marchait sur les pieds, on se coudoyait, on jurait, on ne voyait rien.
Le commissaire commença par se mettre en colère. Mais comme il ne parlait pas le breton, ce fut le garde qui se mit en colère pour lui et qui chassa le public de céans, en prenant tout le monde par les épaules et en le poussant à la porte.
Lorsqu’il n’y eut plus dans la pièce qu’une douzaine de personnes environ, nous parvînmes à distinguer dans un coin un lambeau de chair qui pendait à un bras et une masse noire comme une chevelure sur laquelle coulaient des gouttes de sang. C’étaient la vieille femme et la jeune fille blessées dans la bagarre. La vieille, qui était sèche et grande et portait une peau bistrée, plissée comme du parchemin, se tenait debout avec son bras gauche dans sa main droite, geignait à peine et n’avait pas l’air de souffrir; mais la jeune fille pleurait. Assise, écartant les lèvres, baissant la tête, et les mains à plat sur les genoux, elle tremblait convulsivement et sanglotait tout bas. A toutes les questions qu’on leur faisait, elles ne répondaient que par des plaintes, et les témoignages de ceux qui avaient vu donner les coups ne concordant même pas entre eux, il fut impossible de connaître ni qui avait battu, ni pourquoi on avait battu. Les uns disaient que c’était un mari qui avait surpris sa femme; d’autres, que c’étaient les femmes qui s’étaient disputées et que le maître de la maison avait voulu les assommer pour les faire taire. On ne savait rien de précis. M. le commissaire en était fort perplexe et le garde tout interdit.
Le médecin du pays étant absent, ou ces bonnes gens ne voulant pas s’en servir, parce que cela coûtait trop cher, nous eûmes l’aplomb d’offrir «le secours de nos faibles talents», et nous courûmes chercher notre nécessaire de voyage avec un bout de sparadrap, une bande et de la charpie que nous avions, en prévision d’accident, fourrés au fond de notre sac.
C’eût été, ma foi, un beau spectacle pour nos amis que de nous voir étalant doctoralement sur la table de ce gîte notre bistouri, nos pinces et nos trois paires de ciseaux, dont une à branches de vermeil. Le commissaire admirait notre philanthropie, les commères nous regardaient en silence, la chandelle jaune coulait dans son chandelier de fer et allongeait sa mèche, que le garde mouchait avec ses doigts. La bonne femme fut pansée la première. Le coup avait été consciencieusement donné: le bras dénudé montrait l’os, et un triangle de chair d’environ quatre pouces de longueur retombait en manchette. Nous tâchâmes de remettre le morceau à sa place en l’ajustant exactement sur les bords de la plaie, puis nous serrâmes le tout avec une bande. Il est très possible que cette compression violente ait causé la gangrène et que la patiente en soit morte.
On ne savait au juste ce qu’avait la jeune fille. Le sang coulait dans ses cheveux, sans qu’on pût voir d’où il venait; il se figeait dessus par plaques huileuses et filait le long de la nuque. Le garde, notre interprète, lui dit d’ôter le bandeau de laine qui la coiffait; elle le dénoua par un seul mouvement de main, et toute sa chevelure, d’un noir mat et sombre, se déroula comme une cascade avec les fils sanglants qui la rayaient en rouge. Écartant délicatement ses beaux cheveux mouillés qui étaient doux, épais, abondants, nous aperçûmes en effet, sur l’occiput, une bosse grosse comme une noix, percée d’un trou ovale. Nous rasâmes la peau tout à l’entour; après avoir lavé et étanché la plaie, nous fîmes fondre du suif sur de la charpie et nous l’adaptâmes sur la blessure à l’aide de bandelettes de diachylon. Une compresse mise par-dessus fut retenue par le bandeau, recouvert lui-même par le bonnet.
Sur ces entrefaites, le juge de paix survint. La première chose qu’il fit fut de demander le râteau, et la seule dont il s’inquiéta fut de le regarder et de le contempler sous tous les sens. Il le prenait par le manche, il en comptait les dents, il le brandissait, l’essayait, en faisait sonner le fer et ployer le bois.
—Est-ce bien là, disait-il, l’instrument de l’attentat? Jérôme, en êtes-vous convaincu?
—On le dit, monsieur.
—Vous n’y étiez pas, monsieur le commissaire?
—Non, monsieur le juge de paix.
—Je voudrais savoir si c’est avec un râteau que les coups ont été portés, ou si ce n’est pas plutôt avec un instrument contondant. Quel est le malfaiteur? Ce râteau, d’abord, lui appartenait-il ou était-il à un autre? Est-ce bien avec cela qu’on a blessé ces femmes? N’est-ce pas plutôt, comme je le répète, avec un instrument contondant? Veulent-elles porter plainte? Dans quel sens dois-je faire mon rapport? Qu’en dites-vous, monsieur le commissaire?
Les malheureuses ne répondaient rien, si ce n’est qu’elles souffraient toujours; et quant à requérir la vengeance des lois, on leur laissa la nuit pour y réfléchir. La jeune fille pouvait à peine parler et la vieille avait également les idées fort confuses, vu qu’elle était ivre, à ce que disaient les voisins; ce qui nous expliqua l’insensibilité qu’elle avait montrée pendant que nous la soulagions.
Après nous avoir fouillé des yeux le mieux qu’ils purent, pour savoir qui nous étions, les autorités de Pont-l’Abbé nous souhaitèrent le bonsoir, en nous remerciant «des services que nous avions rendus au pays». Nous remîmes notre nécessaire dans notre poche, et le commissaire s’en alla avec son garde, le garde avec son sabre, le juge de paix avec le râteau...
CHAPITRE IX
En route! le ciel est bleu, le soleil brille, et nous nous sentons dans les pieds des envies de marcher sur l’herbe.
De Crozon à Lendevenec, la campagne est découverte, sans arbres ni maisons; une mousse rousse comme du velours râpé s’étend à perte de vue sur un sol plat. Parfois des champs de blés mûrs s’élèvent au milieu de petits ajoncs rabougris. Les ajoncs ne sont plus en fleurs; les voilà redevenus comme avant le printemps.
Des ornières de charrettes profondes et bordées sur leurs bords d’un bourrelet de boue sèche, se multipliant irrégulièrement les unes près des autres, apparaissent devant vous, se continuent longtemps, font des coudes et se perdent à l’œil. L’herbe pousse par grandes places entre ces sillons effondrés. Le vent siffle sur la lande; nous avançons; la brise joyeuse se roule dans l’air, elle sèche de ses bouffées la sueur qui perle sur nos joues et, quand nous faisons halte, nous entendons, malgré le battement de nos artères, son bruit qui coule sur la mousse.
De temps à autre, pour nous dire la route, surgit un moulin tournant rapidement dans l’air ses grandes ailes blanches. Le bois de leur membrure craque en gémissant; elles descendent, rasent le sol, et remontent. Debout sur sa lucarne tout ouverte, le meunier nous regarde passer.
Nous continuons, nous allons; en longeant une haie d’ormeaux qui doit cacher un village, dans une cour plantée, nous avons entrevu un homme monté dans un arbre; au bas se tenait une femme qui recevait dans son tablier bleu les prunes qu’il lui jetait d’en haut. Je me souviens d’une masse de cheveux noirs tombant à flots sur ses épaules, de deux bras levés en l’air, d’un mouvement de cou renversé et d’un rire sonore qui m’est arrivé à travers le branchage de la haie.
Le sentier que l’on suit devient plus étroit. Tout à coup, la lande disparaît et l’on est sur la crête d’un promontoire qui domine la mer. Se perdant du côté de Brest, elle semble ne pas finir, tandis que, de l’autre, elle avance ses sinuosités dans la terre qu’elle découpe, entre des coteaux couverts de bois taillis. Chaque golfe est resserré entre deux montagnes; chaque montagne a deux golfes à ses flancs, et rien n’est beau comme ces grandes pentes vertes dressées presque d’aplomb sur l’étendue de la mer. Les collines se bombent à leur faîte, épatent leur base, se creusent à l’horizon dans un évasement élargi qui regagne les plateaux, et, avec la courbe gracieuse d’un plein-cintre moresque, se relient l’une à l’autre, continuant ainsi, en le répétant sur chacune, la couleur de leur verdure et le mouvement de leurs terrains. A leurs pieds, les flots, poussés par le vent du large, pressaient leurs plis. Le soleil frappait dessus, en faisait briller l’écume; sous les feux, les vagues miroitaient en étoiles d’argent et tout le reste était une immense surface unie dont on ne se rassasiait pas de contempler l’azur.
Sur les vallons, on voyait passer les rayons du soleil. Un d’eux, abandonné déjà par lui, estompait plus vaguement la masse de ses bois, et sur un autre une barre d’ombre large et noire s’avançait.
A mesure que nous descendions le sentier, et qu’ainsi nous nous rapprochions du niveau du rivage, les montagnes en face desquelles nous étions tout à l’heure semblaient devenir plus hautes, les golfes plus profonds; la mer s’agrandissait. Laissant nos regards courir à l’aventure, nous marchions sans prendre garde, et les cailloux chassés devant nous déroulaient vite et allaient se perdre dans les bouquets de broussailles, aux bords du chemin...
..... Les chemins tournaient le long des haies fournies, plus compactes que des murs. Nous montions, nous descendions; cependant les sentiers s’emplissaient d’ombre et la campagne s’assoupissait déjà dans ce beau silence des nuits d’été.
Ne rencontrant personne enfin qui pût nous dire notre route, et deux ou trois paysans à qui nous nous étions adressés ne nous ayant répondu que par des cris inintelligibles, nous tirâmes notre carte, atteignîmes notre compas, et, nous orientant d’après le coucher du soleil, nous résolûmes de piquer sur Daoulas à vol d’oiseau. Donc, la vigueur aussitôt nous revint aux membres, et nous nous lançâmes dans les champs à travers les haies, par-dessus les fossés, abattant, renversant, bousculant, cassant tout, sans souci aucun des barrières restant ouvertes et des récoltes endommagées.
Au haut d’une montée, nous aperçûmes le village de l’Hôpital couché dans une prairie où passait une rivière. Un pont la traverse; sur ce pont, il y a un moulin qui tourne; après la prairie, la colline remonte; nous la gravissions gaillardement quand, sur le talus d’un haut-bord, à la lueur d’un rayon du jour, entre les pieds d’une haie vive, nous avons vu une belle salamandre noire et jaune qui s’avançait de ses pattes dentelées et traînait sur la poussière sa longue queue mince remuant aux ondulations de son corsage tacheté. C’était son heure; elle sortait de sa caverne qui est au fond de quelque gros caillou enfoui sous la mousse et s’en allait faire la chasse aux insectes dans le tronc pourri des vieux chênes.
Un pavé à pointes aiguës sonna sous nos pas, une rue se dressa devant nous; nous étions à Daoulas. Il faisait encore assez clair pour distinguer, à l’une des maisons, une enseigne carrée pendue à sa barre de fer scellée dans la muraille. Sans enseigne, d’ailleurs, nous aurions bien reconnu l’auberge, les maisons ayant, ainsi que les hommes, leur métier écrit sur la figure. Donc, nous y entrâmes fort affamés et demandant surtout qu’on ne nous fît pas languir.
Pendant que nous étions assis sur la porte à attendre notre dîner, une petite fille en guenilles est entrée dans l’auberge avec une corbeille de fraises qu’elle portait sur la tête. Elle en est sortie bientôt tenant à la place un gros pain qu’elle maintenait de ses deux mains. Elle s’enfuyait avec la vivacité d’un chat en poussant des cris aigus. Ses cheveux d’enfant, hérissés, gris de poussière, se levaient dans le vent autour de sa figure maigre, et ses petits pieds nus, frappant d’aplomb sur la terre, disparaissaient, en courant, sous les lambeaux déchiquetés qui lui battaient les genoux.
Après notre repas, qui, outre l’inévitable omelette et le veau fatal, se composa en grande partie des fraises de la petite fille, nous montâmes dans nos appartements.
L’escalier tournant, à marches de bois vermoulues, gémissait et craquait sous nos pas comme l’âme d’une femme sensible sous une désillusion nouvelle. En haut se trouvait une chambre dont la porte, comme celle des granges, se fermait avec un crochet qu’on mettait du dehors. C’est là que nous gîtâmes. Le plâtre des murs, jadis peints en jaune, tombait en écailles; les poutres du plafond ployaient sous le poids des tuiles de la toiture, et, sur les carreaux de la fenêtre à guillotine, un enduit de crasse grisâtre adoucissait la lumière comme à travers des verres dépolis. Les lits, faits à quatre planches de noyer mal jointes, avaient de gros pieds ronds piqués de mites et tout fendus de sécheresse. Sur chacun d’eux étaient une paillasse et un matelas recouverts d’une couverture verte trouée par des morsures de souris et dont la frange était faite par les fils qui s’effilaient. Un morceau de miroir cassé dans son cadre déteint; à un clou, un carnier suspendu, et, près de là, une vieille cravate de soie dont on reconnaissait le pli des nœuds, indiquaient que ce lit était habité par quelqu’un, et, sans doute, qu’on y couchait tous les soirs.
Sous l’un des oreillers de coton rouge, une chose hideuse se découvrait, à savoir un bonnet de même couleur que la couverture des lits, mais dont un glacis gras empêchait de reconnaître la trame, usé, élargi, avachi, huileux, froid au toucher. J’ai la conviction que son maître y tient beaucoup et qu’il le trouve plus chaud que tout autre. La vie d’un homme, la sueur d’une existence entière est concrétée là en cette couche de cérat ranci. Combien de nuits n’a-t-il pas fallu pour la former si épaisse? Que de cauchemars se sont agités là-dessous, que de rêves y ont passé! Et de beaux, peut-être, pourquoi pas?
..... Quant vous n’êtes pas ingénieur, constructeur ou forgeron, Brest ne vous amuse pas considérablement. Le port est beau, j’en conviens; magnifique, c’est possible; gigantesque, si l’on y tient. Ça impose, comme on dit, et ça donne l’idée d’une grande nation. Mais toutes ces piles de canons, de boulets, d’ancres, le prolongement indéfini de ces quais qui contiennent une mer sans mouvement et sans accident, une mer assujettie qui semble aux galères, et ces grands ateliers droits où grincent les machines, le bruit continuel des chaînes des forçats qui passent en rang et travaillent en silence, tout ce mécanisme sombre, impitoyable, forcé, cet entassement de défiances organisées, bien vite vous encombre l’âme d’ennui et lasse la vue. Elle se promène à satiété sur des pavés, sur des obus, sur les rochers dans lesquels le port est entaillé, sur des monceaux de fer, sur des madriers cerclés, sur des bassins à sec renfermant la carcasse nue des vaisseaux et toujours se heurte aux murailles grises du bagne, où un homme, penché aux fenêtres, éprouve le scellement de leurs barreaux en les faisant sonner avec un marteau.
Ici la nature est absente, proscrite, comme nulle part ailleurs sur la terre; c’en est la négation, la haine entêtée, et dans le levier de fer qui casse la roche, et dans le sabre du garde-chiourme qui chasse les galériens.
En dehors de l’arsenal et du bagne, ce ne sont encore que casernes, corps-de-garde, fortifications, fossés, uniformes, baïonnettes, sabres et tambours. Du matin au soir, la musique militaire retentit sous vos fenêtres, les soldats passent dans les rues, repassent, vont, reviennent, manœuvrent; toujours le clairon sonne et la troupe marche au pas. Vous comprenez tout de suite que la vraie ville est l’arsenal, que l’autre ne vit que par lui, qu’il déborde sur elle. Sous toutes les formes, en tous lieux, à tous les coins, réapparaît l’administration, la discipline, la feuille de papier rayé, le cadre, la règle. On admire beaucoup la symétrie factice et la propreté imbécile. A l’hôpital de la marine, par exemple, les salles sont cirées de telle façon qu’un convalescent, essayant de marcher sur sa jambe remise, doit se casser l’autre en tombant. Mais c’est beau, ça brille, on s’y mire. Entre chaque salle est une cour, mais où le soleil ne vient jamais et dont soigneusement on arrache l’herbe. Les cuisines sont superbes, mais à une telle distance qu’en hiver tout doit parvenir glacé aux malades. Il s’agit bien d’eux! Les casseroles ne sont-elles pas luisantes? Nous vîmes un homme qui s’était cassé le crâne en tombant d’une frégate et qui depuis dix-huit heures n’avait pas encore reçu de secours; mais ses draps étaient très blancs, car la lingerie est fort bien tenue.
A l’hôpital du bagne, j’ai été ému comme un enfant en voyant sur le lit d’un forçat une portée de petits chats qui jouaient sur ses genoux. Il leur faisait des boulettes de papier et ils couraient après sur la couverture, en se retenant aux bords avec leurs griffes pointues. Puis il les retournait sur le dos, les caressait, les embrassait, les mettait dans sa chemise. Renvoyé au travail, plus d’une fois, sans doute, sur son banc, quand il sera bien triste et bien las, il rêvera à ces heures tranquilles qu’il passait, seul avec eux, à sentir dans ses mains rudes la douceur de leur duvet et leurs petits corps chauds tapis sur son cœur.
J’aime à croire cependant que le règlement interdit ces récréations, et que c’était, sans doute, une charité de la religieuse.
Au reste, pas plus là qu’ailleurs, la règle n’est sans exception, outre que d’abord la distinction des rangs ne s’efface pas, quoiqu’on dise (l’égalité étant un mensonge, même au bagne). Car du bonnet numéroté sort parfois quelque chevelure finement parfumée, comme sur le bord de la chemise rouge se relève souvent un bout de manchette entourant une main blanche. Il y a de plus des faveurs spéciales pour certaines professions, pour certains hommes. Comment ont-ils pu, malgré la loi et la jalousie de leurs camarades, conquérir cette position excentrique qui en fait presque des galériens amateurs et qu’ils gardent cependant comme un fait acquis, sans que personne la leur dispute? A l’entrée du chantier où l’on construit des canots, vous trouvez une table de dentiste munie de tous les ustensiles de la profession. Sur la muraille, dans un joli cadre vitré, s’alignent des râteliers entre-bâillés auprès desquels l’artiste, debout, vous fait sa petite réclame, quand vous passez. Il reste là, toute la journée, dans son établissement, occupé à polir ses outils et à enfiler des chapelets de molaires. Il y peut, loin de tout gardien, causer à l’aise avec les promeneurs, apprendre les nouvelles du monde médical, exercer son industrie comme un homme patenté. A l’heure qu’il est, il doit éthériser. Un peu plus, il aurait des élèves et ferait des cours. Mais l’homme le mieux posé est le curé Delacollonge[11]. Médiateur entre la chiourme et le ban, le pouvoir s’en sert pour agir sur les galériens, qui, de leur côté, s’adressent à lui pour obtenir des grâces. Il habite à part, dans une petite chambre fort propre, a un domestique pour le servir, mange de grands saladiers de fraises de Plougastel, prend son café et lit les journaux.
Si Delacollonge est la tête du bagne, c’est Ambroise qui en est le bras.
Ambroise est un magnifique nègre de près de six pieds de haut et qui eût fait, au XVIe siècle, un admirable bravo pour un homme de qualité. Héliogabale devait nourrir chez lui quelque drôle de cette façon, pour s’amuser, en soupant, à le voir étouffer à bras-le-corps un lion de Numidie, ou assommer à coups de poing les gladiateurs. Il a une peau luisante d’un noir uni, avec un reflet bleu d’acier, une taille mince, vigoureuse comme celle d’un tigre, et des dents si blanches qu’elles en font presque peur.
Roi du bagne de par le droit des muscles, on le redoute, on l’admire; sa réputation d’hercule lui fait un devoir d’essayer les arrivants, et jusqu’à présent ces épreuves ont toutes tourné à sa gloire. Il ploie des barres de fer sur son genou, lève trois hommes au bout du poing, en renverse huit en écartant les bras, et quotidiennement mange triple portion, car il a un appétit démesuré, des appétits de toute nature, une constitution héroïque.
Nous le vîmes au jardin botanique en train d’arroser les plantes. On le trouve toujours par là, dans sa serre chaude, derrière les aloès et les palmiers nains, occupé à remuer le terreau des couches, ou à nettoyer les châssis. Le jeudi, jour d’entrées publiques, Ambroise y reçoit des maîtresses derrière les caisses d’oranger, et il en a plusieurs, plus qu’il n’en veut. Il sait, en effet, s’en procurer, soit par ses séductions, soit par sa force ou par son argent, dont il porte habituellement quantité sur lui et qu’il jette royalement dès qu’il s’agit de réjouir sa peau noire. Aussi est-il fort couru d’une certaine classe de dames, et peut-être que les gens qui l’ont mis là n’ont jamais été si fort aimés.
Au milieu du jardin, dans un bassin d’eau claire, couvert de plantes sur les bords et qu’ombrage un saule-pleureur, il y a un cygne. Il s’y promène, d’un coup de patte le traverse en entier, en fait cent fois le tour et ne songe pas à en sortir. Pour passer son temps, il s’amuse à gober les poissons rouges.
Plus loin, le long du mur, on a bâti quelques cages pour recevoir les animaux rares, venus d’outre-mer, destinés au Museum de Paris. Elles étaient vides la plupart. Devant l’une d’elles, dans une étroite cour grillée, un forçat chaussé de bottes fines instruisait un petit chat-tigre et lui apprenait comme à un chien à obéir à la parole. Il n’a donc pas assez de la servitude, celui-là? Il la déverse sur un autre. Les coups de gourdin dont on le menace, il les donne au chat-tigre, qui, un beau jour, sans doute, s’en vengera en sautant par-dessus son grillage et en allant étrangler le cygne.
Un soir que la lune brillait sur les pavés, nous nous mîmes en devoir d’aller nous promener dans les rues dites infâmes. Elles sont nombreuses. La troupe de ligne, la marine, l’artillerie ont chacune la leur, sans compter le bagne, qui, à lui seul, a tout un quartier de la ville. Sept ruelles parallèles, aboutissant derrière ses murs, composent ce qu’on appelle Keravel, qui n’est rempli que par les maîtresses des gardes-chiourmes et des forçats. Ce sont de vieilles maisons de bois tassées l’une sur l’autre, ayant toutes leurs portes fermées, leurs fenêtres bien closes, leurs auvents bouchés. On n’y entend rien, on n’y voit personne; pas une lumière aux lucarnes; au fond de chaque ruelle seulement, un reverbère que le vent balance fait osciller sur le pavé ses longs rayons jaunes. Le reste n’en est que plus noir. Au clair de lune, ces maisons muettes à toits inégaux projetaient des lueurs étranges.
Quand s’ouvrent-elles? A des heures inconnues, au moment le plus silencieux des nuits les plus sombres. Alors y entre le garde-chiourme qui s’esquive de son poste, ou le forçat qui s’échappe de son ban, souvent tous deux de compagnie, s’aidant, se protégeant; puis, quand le jour revient, le forçat escalade le mur, le garde-chiourme détourne la tête et personne n’a rien vu.
Dans le quartier des matelots, au contraire, tout se montre, tout s’étale. Il flamboie, il grouille. Les joyeuses maisons vous jettent, quand vous passez, leurs bourdonnements et leurs lumières. On crie, on danse, on se dispute. Dans de grandes salles basses, au rez-de-chaussée, des femmes, en camisole de nuit, sont assises sur des bancs, le long de la muraille blanchie où un quinquet est accroché; d’autres, sur le seuil, vous appellent, et leurs têtes animées se détachent sur le fond du bouge éclairé où retentit le choc des verres avec les grosses caresses des hommes du peuple. Vous entendez sonner les baisers sur des épaules charnues, et rire de plaisir, aux bras de quelque matelot bruni qui la tient sur les genoux, la bonne fille rousse dont la gorge débraillée s’en va de sa chemise, comme sa chevelure de son bonnet. La rue est pleine, le bouge est plein, la porte est ouverte, on entre. Ceux qui sont dehors viennent regarder à travers les carreaux ou causent doucement avec quelque égrillarde à moitié nue qui se penche vers leur visage. Les groupes stationnent, ils attendent. Cela se fait sans façon et comme l’envie vous y pousse.
En voyageurs consciencieux et qui veulent étudier les choses de près, nous entrâmes.
Dans un salon, tendu de papier rouge, trois ou quatre demoiselles étaient assises autour d’une table ronde, et un amateur en casquette, qui fumait sa pipe sur le sofa, nous salua poliment quand nous entrâmes. Elles avaient des tenues modestes et des robes parisiennes. Les meubles d’acajou étaient couverts d’Utrecht rouge, le pavé ciré et les murs ornés des batailles de l’empire. O vertu, tu es belle, car le vice est bien bête! Ayant près de moi une femme dont les mains auraient suffi pour faire oublier son sexe, et ne sachant que faire, nous payâmes à boire à la compagnie. Or, j’allumai un cigare, m’étendis dans un coin et là fort triste et la mort dans l’âme, pendant que la voix éraillée des femelles glapissait et que les petits verres se vidaient, je me disais:
Où est-elle? où est-elle? Est-ce qu’elle est morte au monde, et les hommes ne la reverront-ils plus?
Elle était belle, jadis, au bord des promontoires, montant le péristyle des temples, quand sur ses pieds roses traînait la frange d’or de sa tunique blanche, ou lorsque assise sur des coussins persiques, elle devisait avec les sages en tournant dans ses doigts son collier de camées.
Elle était belle, debout, nue sur le seuil de sa cella, dans la rue de Suburre, sous la torche de résine qui pétillait dans la nuit, quand elle chantait lentement sa complainte campanienne et qu’on entendait sur le Tibre de longs refrains d’orgie.
Elle était belle aussi dans sa vieille maison de la Cité, derrière son vitrage de plomb, entre les étudiants tapageurs et les moines débauchés, quand, sans peur des sergents, on frappait fort sur les tables de chêne les grands pots d’étain, et que les lits vermoulus se cassaient sous le poids des corps.
Elle était belle, accoudée sur un tapis vert et guignant l’or des provinciaux, avec ses hauts talons, sa taille de guêpe, sa perruque à frimas dont la poudre odorante lui tombait sur les épaules, avec une rose de côté, avec une mouche sur la joue.
Elle était belle encore parmi les peaux de bique des cosaques et les uniformes anglais, se poussant dans la foule des hommes et faisant luire sa poitrine sur la marche des maisons de jeu, sous l’étalage des orfèvres, à la lueur des cafés, entre la faim et l’argent.
Que pleurez-vous?... Moi, je regrette la fille de joie!
Sur le boulevard, un soir encore, je l’ai vue passer, aux feux du gaz, alerte, lançant ses yeux et glissant sur le trottoir sa semelle traînante. J’ai vu sa figure pâle aux coins des rues et la pluie tomber sur les fleurs de sa chevelure, quand sa voix douce appelait les hommes et que sa chair grelottait sur le bord du satin noir.
Ce fut son dernier jour; le lendemain, elle ne reparut plus.
Ne craignez pas qu’elle revienne, car elle est morte maintenant, bien morte! Sa robe est haute, elle a des mœurs, elle s’effarouche des mots grossiers et met à la Caisse d’épargne les sous qu’elle gagne.
La rue balayée de sa présence a perdu la seule poésie qui lui restât encore; on a filtré le ruisseau, tamisé l’ordure...
..... Dans quelque temps, les saltimbanques aussi auront disparu, pour faire place aux séances magnétiques et aux banquets réformistes, et la danseuse de corde bondissant dans l’air, avec sa robe pailletée et son grand balancier, sera aussi loin de nous que la bayadère du Gange.
De tout ce beau monde coloré, bruissant comme la fantaisie même, si mélancolique et si sonore, si amer et si folâtre, plein de pathétique intime et d’ironies éclatantes, où la misère était chaude, où la grâce était triste, dernier cri d’un âge perdu, race lointaine qu’on disait venue de l’autre bout de la terre, et qui nous apportait dans le bruit de ses grelots comme la vague souvenance et l’écho mourant des joies idolâtrées; quelque fourgon qui s’en va sur la grande route, ayant des toiles roulées sur son toit et des chiens crottés sous sa caisse, un homme en veste jaune escamotant la muscade dans ses gobelets de fer-blanc, les pauvres marionnettes des Champs-Élysées et les joueurs de guitare des cabarets hors barrière, voilà tout ce qui en reste.
Il est vrai qu’il nous est survenu en revanche beaucoup de facéties d’un comique plus relevé. Mais le nouveau grotesque vaut-il l’ancien? Est-ce que vous préférez Tom-Pouce ou le musée de Versailles?
Sur une estrade de bois qui faisait le balcon d’une tente carrée de toile grise, un homme en blouse jouait du tambour; derrière lui se dressait une large pancarte peinte représentant un mouton, une vache, des dames, des messieurs et des militaires. C’étaient les deux jeunes phénomènes de Guérande, porteurs d’un bras, quatre épaules. Leur même montreur ou éditeur criait à se lancer les poumons par la bouche et annonçait, outre ces deux belles choses, des combats d’animaux féroces qui allaient commencer à l’heure même. Sous l’estrade, on voyait un âne; trois ours roupillaient à côté, et des aboiements de chiens, partant de l’intérieur de la baraque, se mêlaient au bruit sourd du tambour, au cri saccadé du propriétaire des jeunes phénomènes et à ceux d’un autre drôle, non pas trapu, carré, jovial et égrillard comme lui, mais grand et maigre, de figure sinistre et vêtu d’un plaid en lambeaux: c’est son associé; ils se sont rencontrés en route et ont uni leurs commerces. L’un a apporté les ours, l’âne et les chiens; l’autre, les deux phénomènes et un chapeau de feutre gris qui sert dans les représentations.
Le théâtre, à découvert sous le ciel, a pour muraille la toile grise qui frissonne au vent et s’en irait sans les pieux qui la retiennent. Une balustrade contenant les spectateurs règne le long des côtés de l’arène où, dans un coin à part, grignotant une botte de foin déliée, nous reconnaissons en effet les deux jeunes phénomènes recouverts de leur housse magnifique. Au milieu est fiché en terre un long poteau et, de place en place, à d’autres morceaux de bois plus petits, des chiens sont attachés avec des ficelles, s’y démènent et tirent dessus en aboyant. Le tambour bat toujours, on crie sur l’estrade, les ours grognent, la foule arrive.
On commença par amener un pauvre ours aux trois quarts paralytique et qui semblait considérablement ennuyé. Muselé, il avait de plus autour du cou un collier d’où pendait une chaîne de fer, un cordon passé dans les narines pour le faire docilement manœuvrer, et sur la tête une sorte de capuchon de cuir qui lui protégeait les oreilles. On l’attacha au mât du milieu; alors ce fut un redoublement d’aboiements aigus, enroués, furieux. Les chiens se dressaient, se hérissaient, grattaient la terre, la croupe en haut, la gueule basse, les pattes écartées et, dans un angle, vis-à-vis l’un de l’autre, les deux maîtres hurlaient pour les mieux exciter. On lâcha d’abord trois dogues; ils se ruèrent sur l’ours qui commença à tourner autour du poteau et les chiens couraient après, se bousculant, gueulant, tantôt renversés, à demi écrasés sous ses pattes, puis, se relevant aussitôt et bondissant, se suspendre à sa tête qu’il secouait, sans pouvoir se débarrasser de cette couronne de corps endiablés qui s’y tordaient et le mordaient. L’œil fixé sur eux, les deux maîtres guettaient le moment précis où l’ours allait être étranglé; alors ils se précipitaient dessus, les en arrachaient, les tiraient par le cou et, pour leur faire lâcher prise, leur mordaient la queue. Ils geignaient de douleur, mais ne cédaient pas. L’ours se débattait sous les chiens, les chiens mordaient l’ours, les hommes mordaient les chiens. Un jeune bouledogue, entre autres, se distinguait par son acharnement; cramponné par les crocs à l’échine de l’ours, on avait beau lui mâcher la queue, la lui plier en double, lui presser les testicules, lui déchirer les oreilles, il ne lâchait point, et l’on fut obligé d’aller chercher un louchet pour lui desserrer les dents. Quand tout était séparé, chacun se reposait, l’ours se couchait, les chiens haletaient, la langue pendante, les hommes, en sueur, se retiraient d’entre les dents les brins de poils qui y étaient restés, et la poussière soulevée par la mêlée s’éparpillait dans l’air et retombait à l’entour sur les têtes du public.
On amena successivement deux autres ours, dont l’un imitait le jardinier, allait à la chasse, valsait, mettait un chapeau, saluait la compagnie et faisait le mort. Après lui vint le tour de l’âne. Il se défendit bien; ses ruades lançaient au loin les chiens comme des ballons; serrant la queue, baissant les oreilles, allongeant le museau, il courait vite et tâchait toujours de les ramener sous ses pieds de devant, pendant qu’ils tournaient autour de lui et lui sautaient sous la mâchoire. On le retira néanmoins fort essoufflé, grelottant de peur et couvert de gouttes de sang qui coulaient le long de ses jambes, rendues galeuses par les cicatrices de ses blessures, et mouillaient avec la sueur la corne usée de ses sabots.
Mais le plus beau fut le combat général des chiens entre eux; tous y étaient, grands, petits, chiens-loups, bouledogues, les noirs, les blancs, les tachetés et les roux. Un bon quart d’heure se passa préalablement à les animer l’un contre l’autre. Les maîtres, les tenant dans leurs jambes, leur tournaient la tête vers leurs adversaires et la leur choquaient avec violence. L’homme maigre surtout travaillait de tout cœur; il tirait de sa poitrine, par une secousse brutale, un jet de voix rauque, éraillée, féroce, qui inspirait la colère à toute la bande irritée. Aussi sérieux qu’un chef d’orchestre à son pupitre, il absorbait à lui cette harmonie discordante, la dirigeait, la renforçait; mais quand les dogues étaient déchaînés et qu’ils s’entre-déchiraient tous en hurlant, l’enthousiasme le prenait, il se délectait, ne se reconnaissait plus, il aboyait, applaudissait, se tordait, battait du pied, faisait le geste d’un chien qui attaque, se lançait le corps en avant comme eux, secouait la tête comme eux; il aurait voulu mordre aussi, qu’on le mordît, être chien, avoir une gueule, pour se rouler là-dedans, au milieu de la poussière, des cris et du sang; pour sentir ses crocs dans les peaux velues, dans la chair chaude, pour nager en plein dans ce tourbillon, pour s’y débattre de tout son cœur.
Il y eut un moment critique, quand tous les chiens l’un sur l’autre, tas grouillant de pattes, de reins, de queues et d’oreilles, qui oscillait dans l’arène sans se désunir, allèrent donner contre la balustrade, la cassèrent et menacèrent d’endommager dans leur coin les deux jeunes phénomènes. Leur maître pâlit, fit un bond, et l’associé accourut. C’est là qu’on mordit bien vite les queues! qu’on donna des coups de poing, des coups de pied! qu’on se dépêchait, qu’on allait! Les chiens empoignés n’importe par où, tirés du groupe et jetés par-dessus l’épaule, passaient dans l’air comme des bottes de foin qu’on engrange. Ce fut un éclair; mais j’ai vu l’instant où les deux jeunes phénomènes allaient être ravalés à l’état de biftecks, et j’ai tremblé pour le bras qu’ils portent sur le dos.
Émus de cette algarade, sans doute, ils firent des façons pour se laisser voir. La vache reculait, le mouton donnait des coups de cornes; enfin, on releva leurs housses vertes à franges jaunes; leur appendice fut exhibé, et ainsi se termina la représentation...
Au phare de Brest.—Ici se termine l’ancien monde; voilà son point le plus avancé, sa limite extrême. Derrière vous est toute l’Europe, toute l’Asie; devant vous, c’est la mer et toute la mer. Si grands qu’à nos yeux soient les espaces, ne sont-ils pas bornés toujours, dès que nous leur savons une limite? Ne voyez-vous pas de nos plages, par delà la Manche, les trottoirs de Brighton et les bastides de Provence, n’embrassez-vous pas la Méditerranée entière, comme un immense bassin d’azur dans une conque de rochers que cisèlent, sur ses bords, les promontoires couverts de marbres qui s’éboulent, les sables jaunes, les palmiers qui pendent, les golfes qui s’évasent? Mais ici plus rien n’arrête. Rapide comme le vent, la pensée peut courir et, s’étalant, divaguant, se perdant, elle ne rencontre que des flots, puis, au fond, il est vrai, tout au fond, là-bas, dans l’horizon des rêves, la vague Amérique peut-être, des îles sans noms, quelque pays à fruits rouges, à colibris et à sauvages, ou le crépuscule muet des pôles, avec le jet d’eau des baleines qui soufflent, ou les grandes villes éclairées en verre de couleur, le Japon aux toits de porcelaine, la Chine avec les escaliers à jour, dans des pagodes à clochettes d’or.
C’est ainsi que l’esprit, pour rétrécir cet infini dont il se lasse sans cesse, le peuple et l’anime. On ne songe pas au désert sans les caravanes, à l’océan sans les vaisseaux, au sein de la terre sans les trésors qu’on lui suppose.
Nous nous en revînmes au Conquet par la Falaise. Les vagues bondissaient à sa base. Accourant du large, elles se heurtaient contre et couvraient ensuite de leurs nappes oscillantes les grands blocs immobiles. Une demi-heure après, emportés dans notre char-à-bancs par deux petits chevaux presque sauvages, nous regagnions Brest, d’où le surlendemain nous partîmes avec beaucoup de plaisir. En s’écartant du littoral et en remontant vers la Manche, la contrée change d’aspect, elle devient moins rude, moins celtique, les dolmens se font plus rares, la lande diminue à mesure que les blés s’étendent, et peu à peu on entre ainsi dans ce fertile et plat pays de Léon, qui est, comme l’a si aimablement dit M. Pitre-Chevalier, «l’Attique de la Bretagne».
Landerneau est un pays où il y a une promenade d’ormeaux, au bord de la rivière, et où nous vîmes courir dans les rues un chien effrayé qui traînait à sa queue une casserole attachée.
Pour aller au château de la Joyeuse-Garde, il faut d’abord suivre la rive de l’Eilorn, et ensuite marcher longtemps dans un bois par un chemin creux où personne ne passe. Quelquefois le taillis s’éclaircit; alors, à travers les branches, la prairie paraît ou bien la voile de quelque navire qui remonte la rivière. Notre guide était devant nous, loin, écarté. Seuls ensemble, nous foulions ce bon sol des bois où les bouquets violets des bruyères poussent dans le gazon tendre, parmi les feuilles tombées. On sentait les fraises et la violette; sur le tronc des arbres, les longues fougères étendaient leurs palmes grêles. Il faisait lourd; la mousse était tiède. Caché sous la feuillée, le coucou poussait son cri prolongé; dans les clairières, des moucherons bourdonnaient en tournoyant leurs ailes.
Tranquilles d’âme et balancés par la marche, épanchant à l’aise nos fantaisies causeuses qui s’en allaient comme des fleuves par de larges embouchures, nous devisions des sons, des couleurs, nous parlions des maîtres, de leurs œuvres, des joies de l’idée, nous songions à des tournures de style, à des coins de tableau, à des airs de tête, à des façons de draperie; nous nous redisions quelques grands vers énormes, beauté inconnue pour les autres qui nous délectait sans fin, et nous en répétions le rythme, nous en creusions les mots, le cadençant si fort qu’il en était chanté. Puis c’étaient les lointains paysages qui se déroulaient, quelque splendide figure qui venait, des saisissements d’amour pour un clair de lune d’Asie se mirant sur des coupoles, des attendrissements d’admiration à propos d’un nom sonore, ou la dégustation naïve de quelque phrase en relief trouvée dans un vieux livre.
Et couchés dans la cour de Joyeuse-Garde, près le souterrain comblé, sous le plein-cintre de son arcade unique que revêtissent les lierres, nous causions de Shakespeare et nous nous demandions s’il y avait des habitants dans les étoiles.
Puis nous partîmes, n’ayant guère donné qu’un coup d’œil à la demeure ruinée du bon Lancelot, celui qu’une fée enleva à sa mère et qu’elle nourrit au fond d’un lac dans un palais de pierreries. Les nains enchanteurs ont disparu; le pont-levis s’est envolé et le lézard se traîne où se promenait la belle Geneviève, songeant à son amant parti en Trébizonde combattre les géants.
Nous revînmes dans la forêt par les mêmes sentiers; les ombres s’allongeaient, les broussailles et les fleurs ne se distinguaient plus, et les montagnes basses d’en face grandissaient leurs sommets bleuâtres dans le ciel qui blanchissait. La rivière, contenue jusqu’à une demi-lieue en deçà de la ville dans des rives factices, s’en va ensuite comme elle veut et déborde librement dans la prairie qu’elle traverse; sa longue courbure s’étalait au loin, et les flaques d’eau que colorait le soleil couchant avaient l’air de grands plats d’or oubliés sur l’herbe.
Jusqu’à la Roche-Maurice, l’Eilorn serpente à côté de la route qui contourne la base des collines rocheuses dont les mamelons inégaux s’avancent dans la vallée. Nous la parcourions au petit trot, dans un cabriolet paisible qu’un enfant conduisait, assis sur le brancard. Son chapeau, sans cordons, s’envolait au vent, et dans les stations qu’il fallait faire pour descendre le ramasser, nous avions tout le loisir d’admirer le paysage.
Le château de la Roche-Maurice était un vrai château de burgrave, un nid de vautour au sommet d’un mont. On y atteint par une pente presque à pic, le long de laquelle des blocs de maçonnerie éboulés servent de marches. Tout en haut, par un pan de mur fait de quartiers plats posés l’un sur l’autre et où tiennent encore de larges arcs de fenêtres, on voit toute la campagne; des bois, des champs, la rivière qui coule vers la mer, le ruban blanc de la route qui s’allonge, les montagnes dentelant leurs crêtes inégales et la grande prairie qui les sépare en se répandant au milieu.
Un fragment d’escalier mène à une tour démantelée. Çà et là, les pierres sortent d’entre les herbes et la roche se montre entre les pierres. Il semble parfois qu’elle a d’elle-même des formes artificielles, et que la ruine, au contraire, plus elle s’éboule, revêt des apparences naturelles et rentre dans la matière.
D’en bas, sur un grand morceau de muraille, monte un lierre; mince à sa racine, il va s’élargissant en pyramide renversée et, à mesure qu’il s’élève, assombrit sa couleur verte, qui est claire à la base et noire au sommet. A travers une ouverture dont les bords se cachaient dans le feuillage, le bleu du ciel passait.
C’était dans ces parages que vivait le fameux dragon tué jadis par le chevalier Derrien, qui s’en revenait de la Terre-Sainte avec son ami Neventer. Il se mit à l’attaquer, dès qu’il eut, il est vrai, retiré de l’eau l’infortuné Eilorn, qui, après avoir livré successivement ses esclaves, ses vassaux, ses serviteurs, (il ne lui restait plus que sa femme et son fils), venait de se jeter lui-même du haut de sa tour, la tête en bas, dans la rivière; mais le monstre, mortellement blessé et lié par l’écharpe de son vainqueur, alla bientôt se noyer dans la mer, à Poulbeunzual[12], ainsi que l’avait exécuté, sur le commandement de saint Pol de Léon, le crocodile de l’île de Batz, lié par l’étole du saint breton, comme le fut plus tard la gargouille de Rouen par celle de saint Romain.
Qu’ils étaient beaux vraiment ces vieux dragons horrifiques, endentés jusqu’au fond de la gueule, vomissant des flammes, couverts d’écailles, avec une queue de serpent, des ailes de chauve-souris, des griffes de lion, un corps de cheval, une tête de coq, et retirant au basilic! Et le chevalier aussi qui les combattait était un rude sire! Son cheval, d’abord, se cabrait et avait peur, sa lance se brisait en morceaux contre les écailles de la bête et la fumée de ses naseaux l’aveuglait. Il mettait enfin pied à terre, et après un grand jour, l’atteignait sous le ventre d’un bon coup d’épée, laquelle restait enfoncée jusqu’à la garde. Un sang noir sortait à gros bouillons, puis le peuple reconduisait triomphalement le chevalier, qui devenait ensuite roi du pays et épousait une belle dame.
Mais eux, d’où venaient-ils? Qui les a faits? Était-ce le confus souvenir des monstres d’avant le déluge? Est-ce sur la carcasse des ichthyosaures et des ptéropodes qu’ils furent rêvés jadis, et que l’épouvante des hommes a entendu dans les grands roseaux marcher le bruit de leurs pieds et le vent mugir quand leur voix s’engouffrait dans les cavernes? Ne sommes-nous pas, d’ailleurs, dans le pays des chevaliers de la Table-Ronde, dans la contrée des fées, dans la patrie de Merlin, au berceau mythologique des épopées disparues? Sans doute qu’elles révélaient ces vieux mondes devenus fantastiques, qu’elles nous disaient quelque chose des villes englouties, Is, Herbadilla, lieux splendides et féroces, pleins des amours des reines enchanteresses, et qu’ont doublement effacés à tout jamais la mer qui a passé dessus avec la religion qui en a maudit la mémoire.
Il y aurait là beaucoup à dire. Sur quoi, en effet, n’y a-t-il pas à dire? Si ce n’est sur Landivisiau, toutefois, l’homme le plus prolixe étant forcé d’être concis quand la matière manque. Je remarque que les bons pays sont généralement les plus laids. Ils ressemblent aux femmes vertueuses: on les estime, mais on passe outre pour en trouver d’autres. Voici, certes, le coin le plus fertile de la Bretagne; les paysans sont moins pauvres, les champs mieux cultivés, les colzas magnifiques, les routes bien entretenues, et c’est ennuyeux à périr.
Des choux, des navets, beaucoup de betteraves et démesurément de pommes de terre, tous régulièrement enclos dans des fossés, couvrent la campagne, depuis Saint-Pol de Léon jusqu’à Roscoff. On en expédie à Brest, à Rennes, jusqu’au Havre; c’est l’industrie du pays; il s’en fait un commerce considérable.
A Roscoff, la mer découvre, devant les maisons, sa grève vaseuse, se courbe ensuite dans un golfe étroit et, au large, est toute tachetée d’îlots noirs, bombés comme des dos de tortue.
La campagne des environs de Saint-Pol est d’une tristesse froide. La teinte morne des terres lentement onduleuses se fond sans transition dans la pâleur du ciel, et la courte perspective n’a pas de grandes lignes dans ses proportions, ni de changement de couleur sur ses bords. Çà et là, en allant dans les champs, vous rencontrez derrière un mur de pierres grises quelque ferme silencieuse, manoir abandonné où les maîtres ne viennent pas. Dans la cour, sur le fumier, les pourceaux dorment, les poules grignotent l’avoine, entre les dalles disjointes, sous le plein-cintre de l’entrée, dont l’écusson ciselé est rongé par le grand air. Dans les pièces vides qui servent de grenier, le plâtre des plafonds s’en va avec des restes de peintures ternies par la toile des araignées, que l’on voit courir sur les lambourdes. Le réséda sauvage a poussé sur la porte de Kersalion, où se dresse encore, près de la tourelle, une fenêtre à pinacle flanquée d’un lion et d’un hercule, sortant du mur comme des gargouilles. A Kerland, dans le grand escalier tournant, j’ai heurté un piège à loup. Des socs de charrue, des fers de bêche rouillés et des graines sèches dans des calebasses, gisent au hasard sur le parquet des chambres, ou encombrent les grands sièges de pierre dans l’embrasure des fenêtres.
Kerouséré a conservé ses trois tourelles à machicoulis, et l’on reconnaît encore dans la cour le large sillon des douves qui, montant petit à petit, en gagne le niveau, ainsi que sur l’onde le sillage d’une barque qui s’efface en s’étalant. De la plate-forme de l’une des tours (les autres ont des toits pointus), on découvre la mer au bout d’un champ, entre deux collines basses couvertes par des bois. Les fenêtres du premier étage, à moitié bouchées pour que la pluie n’entre pas, plongent sur un jardin clos de grands murs. Le chardon couvre le gazon, et dans les plates-bandes on a semé du blé qu’entourent des bordures de rosiers.
Entre un champ, où les têtes mûres des épis se courbaient ensemble, et un rideau d’ormeaux plantés sur le haut bord d’un fossé, un sentier mince s’allongeait parmi les broussailles. Les coquelicots éclataient dans les blés; de la berge du haut bord, des fleurs et des ronces s’échappent; des orties, des églantiers, des tiges garnies de dards, des grosses feuilles à peau luisante, des mûres noires, des digitales pourprées, unissant leurs couleurs, enchevêtrant leurs branches, montraient leurs feuillages divers, lançaient leurs rameaux inégaux, et sur la poudre grise croisaient leurs ombres comme les mailles d’un filet.
Quand on a traversé une prairie, où tourne, embarrassée dans les joncs, la roue d’un vieux moulin, il faut longer la muraille en marchant sur de grosses pierres mises dans l’eau pour servir de pont. On se retrouve bientôt sur la grande route de Saint-Pol, au fond de laquelle se dresse, tailladée sur tous ses angles, la flèche du clocher de Kreisker; fine, élancée et s’appuyant sur une tour surmontée d’une balustrade, de loin elle fait le meilleur effet du monde; mais plus on s’en approche, plus elle se rapetisse et s’enlaidit, et l’on ne trouve enfin qu’une église comme toutes les églises, avec un porche vide dont les statues sont parties. La cathédrale aussi est d’un gothique lourd, empâté d’ornements, chamarré de broderies; mais il y a à Saint-Pol quelque chose, c’est la table d’hôte de son auberge.
Elle était servie par une avenante donzelle qui, avec ses boucles d’oreille d’or sur son cou blanc, son bonnet à barbes retroussées comme les soubrettes de Molière, et ses vifs yeux bleus surtout, vous aurait bien donné envie de lui demander autre chose que des assiettes. Mais les convives! Quels convives! Tous habitués! Le haut bout était tenu par un être revêtu d’une veste de velours et d’un gilet de cachemire. Il aimait à passer sa serviette autour des bouteilles entamées, pour les reconnaître. C’est lui qui sert la soupe. A sa gauche mangeait, le chapeau sur la tête, un monsieur en redingote gris clair, ornée aux parements et au collet d’une laine frisottée en manière de fourrure, et qui est professeur de musique au collège de la ville. Mais la musique le fatigue, il en a assez, il désire trouver une place, n’importe laquelle, de huit cents à douze cents francs, pas davantage. Il tient peu à l’argent, plus à la considération: c’est une position seulement qu’il désire. Comme il arrivait toujours le repas commencé, il se faisait remonter les plats, les renvoyait, puis éternuait fort, crachait loin, se dandinait sur la chaise, chantonnait tout bas, se couchait sur la table et faisait claquer son cure-dents.
Toute la société le respecte, la servante l’admire parler et en est, je suis sûr, amoureuse. La bonne opinion qu’il a de lui-même sort de son sourire, de ses paroles, de son silence, de ses gestes, de sa coiffure et ruisselle comme une sueur sur toute sa sale personne.
En face de nous, un individu grisonnant, frisé, grassouillet et courtaud, à pattes rouges, à lèvres épaisses et salivantes, et dont la voix glapissait, tout en mâchant sa nourriture nous regardait d’une telle façon que nous nous retenions beaucoup pour ne pas lui jeter les carafes sur la tête. Quant au reste, il faisait galerie et contribuait à l’ensemble.
Un soir, l’entretien roula sur une dame des environs qui, ayant jadis décampé du domicile, s’était enfuie en Amérique avec son amant, et qui, la semaine précédente, traversant Saint-Pol pour entrer dans son pays, s’était arrêtée à l’auberge. On s’étonnait de cette audace et l’on accompagnait son nom de toutes sortes d’épithètes. On repassait sa vie entière, on riait de mépris, on l’injuriait quoique absente, on s’animait tout rouge, on aurait voulu la tenir là «pour lui dire un peu son fait, pour voir ce qu’elle aurait répondu». Déclamations contre le luxe et scandales vertueux, haine de la toilette et maximes morales, mots à double entente et haussements d’épaules, tout fut employé à l’envi pour accabler cette femme qui, à en juger au contraire par l’acharnement de ces rustres, devait être de manières élégantes, de nature relevée, avoir des nerfs délicats, et sans doute quelque jolie figure. Malgré nous, le cœur nous battait de colère et, si nous eussions fait à Saint-Pol un dîner de plus, infailliblement il nous serait arrivé quelque aventure...
CHAPITRE XI
Saint-Malo, bâti sur la mer et clos de remparts, semble, lorsqu’on arrive, une couronne de pierres posée sur les flots, dont les machicoulis sont les fleurons. Les vagues battent contre les murs et, quand il est marée basse, déferlent à leurs pieds sur le sable. De petits rochers couverts de varechs surgissent de la grève à ras du sol, comme des taches noires sur cette surface blonde. Les plus grands, dressés à pic et tout unis, supportent de leurs sommets inégaux la base des fortifications, en prolongeant ainsi la couleur grise et en augmentant la hauteur.
Au-dessus de cette ligne uniforme de remparts, que çà et là bombent des tours et que perce ailleurs l’ogive aiguë des portes, on voit les toits des maisons serrés l’un près de l’autre, avec leurs tuiles et leurs ardoises, leurs petites lucarnes ouvertes, leurs girouettes découpées qui tournent et leurs cheminées de poterie rouge dont les fumignons bleuâtres se perdent dans l’air.
Tout à l’entour sur la mer s’élèvent d’arides îlots sans arbres ni gazon, sur lesquels on distingue de loin quelques pans de murs percés de meurtrières tombant en ruines et dont chaque tempête enlève de grands morceaux.
En face de la ville, rattaché à la terre ferme par une longue jetée qui sépare le port de la pleine mer, de l’autre côté du bassin, s’étend le quartier de Saint-Servan, vide, spacieux, presque désert et couché tout à son aise dans une grande prairie vaseuse. A l’entrée se dressent les quatre tours du château de Solidor, reliées entre elles par des courtines, et noires du haut en bas. Cela seul nous récompense d’avoir fait ce long circuit sur la grève, en plein soleil de juillet, au milieu de chantiers, parmi les marmites de goudron qui bouillaient et les feux de copeaux dont on flambait la carcasse des navires.
Le tour de la ville par les remparts est une des plus belles promenades qu’il y ait. Personne n’y vient. On s’asseoit dans l’embrasure des canons, les pieds sur l’abîme. On a devant soi l’embouchure de la Rance, se dégorgeant comme un vallon entre deux vertes collines, et puis les côtes, les rochers, les îlots et partout la mer. Derrière vous se promène la sentinelle, dont le pas régulier marche sur les dalles sonores.
Un soir, nous y restâmes longtemps. La nuit était douce, une belle nuit d’été, sans lune, mais scintillant des feux du ciel, embaumée de brise marine. La ville dormait; les lumières, l’une après l’autre, disparaissaient des fenêtres, les phares éloignés brillaient en taches rouges dans l’ombre qui, sur nos têtes, était bleue et piquée en mille endroits par les étoiles vacillantes et rayonnantes. On ne voyait pas la mer, on l’entendait, on la sentait, et les vagues se fouettant contre les remparts nous envoyaient des gouttes de leur écume par le large trou des machicoulis.
A une place, entre les maisons de la ville et la muraille, dans un fossé sans herbe, des piles de boulets sont alignées.
De là vous pouvez voir écrit sur le second étage d’une maison: «Ici est né Chateaubriand».
Plus loin, la muraille s’arrête contre le ventre d’une grosse tour: c’est la Quiquengrogne; ainsi que sa sœur la Générale, elle est large et haute, ventrue, formidable, renflée au milieu comme une hyperbole, et tient bon toujours.
Intactes encore et comme presque neuves, sans doute qu’elles vaudraient mieux si elles égrenaient dans la mer les pierres de leurs créneaux, et si par leur tête frissonnaient au vent les sombres feuillages amis des ruines. Les monuments, en effet, comme les hommes et comme les passions, ne grandissent-ils pas par le souvenir? ne se complètent-ils pas par la mort?
Nous entrâmes dans le château. La cour déserte, où les tilleuls chétifs arrondissent leur ombre sur la terre, était silencieuse comme celle d’un couvent. La femme du concierge alla chercher les clefs chez le commandant; elle revint en compagnie d’une belle petite fille qui venait s’amuser à voir les étrangers. Elle avait les bras nus et tenait un gros bouquet. Ses cheveux noirs frisés d’eux-mêmes dépassaient sa capote mignonne, et la dentelle de son pantalon frottait sur ses petits souliers de peau de chèvre, rattachés autour de ses chevilles par des cordons noirs. Elle allait devant nous dans l’escalier, en courant et en nous appelant.
On monte longtemps, car la tour est haute. Le jour vif des meurtrières passe comme une flèche à travers le mur. Par leur fente, quand vous mettez la tête, vous voyez la mer qui semble s’enfoncer de plus en plus et la couleur crue du ciel qui grandit toujours, si bien que vous avez peur de vous y perdre. Les navires paraissent des chaloupes et leurs mâts des badines. Les aigles doivent nous croire gros comme des fourmis. Nous voient-ils seulement? Savent-ils que nous avons des villes, des arcs de triomphe, des clochers?
Arrivés sur la plate-forme, quoique le créneau vous vienne jusqu’à la poitrine, on ne peut se défendre de cette émotion qui vous prend sur tous les sommets élancés; malaise voluptueux, mêlé de crainte et de plaisir, d’orgueil et d’effroi, lutte de l’esprit qui jouit et des nerfs qui souffrent. On est heureux singulièrement; on voudrait partir, se jeter, voler, se répandre dans l’air, être soutenu par les vents, et les genoux tremblent, et l’on n’ose approcher du bord.
Des hommes ont pourtant grimpé là, une nuit, avec une corde, mais jadis! Dans ce prodigieux XVIe siècle, époque de convictions féroces et de frénétiques amours. Comme l’instrument humain y a vibré de toutes ses cordes! Comme l’homme y a été large, rempli, fertile! Ne peut-on pas dire de cet âge le mot de Fénelon: «Spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux?» Car, sans parler des premiers plans, croyances qui craquent sur leur base comme des montagnes qui s’écroulent, mondes nouveaux qu’on découvre, mondes perdus qu’on exhume, et Michel-Ange sous son dôme, et Rabelais qui rit, et Shakespeare qui regarde, et Montaigne qui rêve, où trouver ailleurs plus de développement dans les passions, plus de violences dans les courages, plus d’âpreté dans les volontés, une expansion plus complète enfin de la liberté se débattant et tournant sous toutes les fatalités natives? Aussi avec quel relief l’épisode se détache de l’histoire, et comme il y rentre cependant d’une merveilleuse façon pour en faire briller la couleur et en approfondir les horizons! Des figures passent devant vous, vivantes en trois lignes. On ne les rencontre qu’une fois; mais longtemps on les rêve et on s’efforce à les contempler pour les mieux saisir. N’en étaient-ce pas de belles, entre autres, et de terribles, que celles de ces vieux soudards dont la race disparut à peu près vers 1598, à la prise de Vervins, tels que Lamouche, Heurtaud de Saint-Offange, La Tremblaye, qui s’en revenait portant au poing la tête de ses ennemis, ou ce La Fontenelle dont on a parlé? hommes de fer dont les cœurs ne ployaient pas plus que les épées et qui, attirant à eux mille énergies divergentes qu’ils dirigeaient de la leur, réveillaient les villes en entrant au galop, la nuit, dans leurs murs, équipaient des corsaires, brûlaient la campagne, et avec qui l’on capitulait comme avec des rois! Qui a songé à peindre ces violents gouverneurs de province, taillant à même la foule, violant les femmes et râflant l’or, comme d’Épernon, tyran atroce en Provence et mignon parfumé au Louvre; comme Montluc, étranglant les huguenots avec ses mains, ou comme Baligni, ce roi de Cambrai, qui lisait Machiavel pour copier le Valentinois, et dont la femme allait sur la brèche, à cheval, casque en tête et cuirassée.
Un des hommes les plus oubliés de ce temps-là, un de ceux du moins que la plupart des historiens se contentent de nommer, c’est le duc de Mercœur, l’intrépide ennemi de Henri IV, qui lui résista plus longtemps que Mayenne, plus longtemps que la Ligue et que Philippe II. Désarmé à la fin, c’est-à-dire gagné, apaisé (à de telles conditions qu’on tint secrets vingt-trois articles du traité) et ne sachant alors plus que faire, il s’en alla servir en Hongrie, combattit les Turcs, en attaqua un jour toute une armée avec cinq mille hommes, puis, vaincu encore par là et s’en revenant en France, mourut de la fièvre à Nuremberg, dans son lit, à l’âge de quarante-quatre ans.
Saint-Malo vient de me le remettre en mémoire. Il s’y heurta toujours et ne put jamais l’avoir pour sujet ni pour allié. Ils entendaient, en effet, faire la guerre pour leur propre compte, le commerce par leurs propres forces, et, quoique ligueurs au fond, repoussaient le duc tout en ne voulant pas du Béarnais.
Quand le sieur de Fontaines, gouverneur de la ville, leur eut appris la mort de Henri III, ils refusèrent de reconnaître le roi de Navarre. On prit les armes, on fit des barricades. Fontaines se renferma dans le château et chacun resta sur la défensive. Peu à peu, ils empiétèrent. D’abord ils exigèrent de Fontaines qu’il déclarât vouloir les conserver dans leurs franchises. Fontaines céda, espérant gagner du temps. L’année suivante (1589), ils se choisirent quatre généraux indépendants du gouverneur. L’année d’après, ils obtinrent de tendre des chaînes. Fontaines accorda encore. Le roi était à Laval; il l’attendait. Le moment allait venir qu’il se vengerait d’un seul coup de toutes les humiliations qu’il avait reçues, de toutes les concessions qu’il avait faites. Mais il se hâta trop et se découvrit. Quand les Malouins vinrent à lui rappeler ses promesses, il leur répondit que si le roi se présentait il lui ouvrirait les portes. Dès lors, on prit un parti.
Le château avait quatre tours. C’est par la plus haute (la Générale), celle en qui Fontaines se fiait le plus, qu’ils tentèrent l’escalade. Ces audaces alors n’étaient pas rares, témoin l’ascension de la falaise de Fécamp par Bois-Rosé et l’attaque du château de Blein par Guébriant.
On se concerte, on se réunit plusieurs soirs de suite chez un certain Frotet, sieur de la Lanbelle, on s’abouche avec un canonnier écossais de la place et, par une nuit de brouillard, tous partirent en armes, se rendirent sous les murs de la ville, se laissèrent couler en dehors avec des cordages et s’approchèrent du pied de la Générale.
Là ils attendirent. Un frôlement brusque se fit sur la muraille; un peloton de fil tomba, ils y attachèrent vite leur échelle de corde, qui fut hissée le long de la tour et liée en haut par le canonnier, à l’extrémité d’une coulevrine braquée dans l’embrasure d’un créneau.
Michel Frotet monta le premier, puis Charles Anselin, La Blissais et les autres. La nuit était sombre, le vent soufflait; ils grimpaient lentement, le poignard dans les dents, tâtonnant du pied les échelons et avançant les mains. Tout à coup (ils étaient au milieu déjà), ils se sentent descendre, la corde se dénoue. Pas un cri; ils restèrent immobiles. C’était le poids de tous ces corps qui avait fait faire la bascule à la coulevrine; elle s’arrêta sur l’appui de l’embrasure, puis ils se remirent en marche et arrivèrent tous à la file sur la plate-forme de la tour.
Les sentinelles engourdies n’eurent pas le temps de donner l’alarme. La garnison dormait ou jouait aux dés sur les tambours. La terreur la prit, elle se réfugia dans le donjon. Les conjurés l’y poursuivirent; on se battit dans les escaliers, dans les couloirs, dans les chambres, on s’écrasait sous les portes, on tuait, on égorgeait. Les habitants de la ville arrivèrent en renfort; d’autres dressèrent des échelles contre la Quiquengrogne, entrèrent sans résistance et commencèrent le pillage. La Péraudière, lieutenant du château, apercevant La Blissais, lui dit: «Voilà, monsieur, une misérable nuit.» Mais La Blissais lui fit comprendre qu’il n’était pas temps de discourir. On n’avait pas encore vu le comte de Fontaines. On alla à sa chambre; on le trouva mort sur le seuil, percé d’un coup d’arquebuse que lui avait tiré un des habitants, au moment où il sortait, faisant porter un flambeau devant lui. «Au lieu de courir au danger, dit l’auteur de la relation[13], il s’était habillé lentement comme pour aller aux noces, sans qu’aucune aiguillette ne manquât d’être attachée.»
Cette surprise de Saint-Malo qui fit tant de mal au roi n’aida en rien le duc de Mercœur. Il désirait fort que les Malouins acceptassent un gouverneur de sa main, son fils, par exemple, un enfant, c’est-à-dire lui-même, mais ils s’obstinèrent à ne vouloir personne. Il leur envoya des troupes pour les protéger, ils les refusèrent, et les troupes furent contraintes de se loger hors la ville.
Ils n’en devenaient pas cependant plus royalistes pour cela; car quelque temps après, ayant arrêté le marquis de La Noussaie et le vicomte de Denoual, il en coûta pour sortir de prison douze mille écus au marquis et deux mille au vicomte.
Puis craignant que Pont-Brient n’interrompit le commerce avec Dinan et les autres villes de la Ligue, ils s’en emparent.
Supposant que leur évêque, seigneur temporel de la ville, pourrait bien les dépouiller de la liberté qu’ils venaient d’acquérir, ils le mettent en prison et ne le relâchent qu’au bout d’un an.
On sait enfin à quelles conditions ils acceptèrent Henri IV; ils devaient se garder eux-mêmes, ne pas recevoir de garnison, être exempts d’impôts pendant six ans, etc.
Placé entre la Bretagne et la Normandie, ce petit peuple semble avoir à la fois: de la première, la ténacité, la résistance granitique; de la seconde, la fougue, l’élan. Marins ou écrivains, voyageurs de tous océans, ce qui les distingue surtout, c’est l’audace: violentes natures d’homme, poétiques à force d’être brutales, souvent étroites aussi à force d’être obstinées. Il y a cette ressemblance entre ces deux fils de Saint-Malo: Lamennais et Broussais, qu’ils furent toujours également extrêmes dans leurs systèmes, et qu’il ont, avec la même conviction acharnée, employé la seconde partie de leur vie à combattre ce qu’ils avaient soutenu dans la première.
Dans l’intérieur de la ville, vous passez par de petites rues tortueuses, entre des maisons hautes, le long de sales boutiques de voiliers ou de marchands de morue. Point de voiture, aucun luxe; c’est noir et puant comme la cale d’un vaisseau. Ça sent Terre-Neuve et la viande salée, l’odeur rance des longs voyages.
«Le guet et ronde s’y fait chaque nuit avec de gros chiens d’Angleterre, dits dogues, lesquels on met au soir hors la ville, avec un maître qui les mène, et ne fait lors bon s’y trouver à l’entour. Mais, venant le matin, on les ramène en un certain lieu de la ville où ils déposent toute leur fureur qui, de nuit, est étrangement grande[14].»
A part la disparition de cette police quadrupède qui dévora jadis M. du Mollet, et dont voilà l’existence constatée par un texte contemporain, l’extérieur des choses a peu changé, sans doute, et même les gens civilisés qui habitent Saint-Malo prétendent qu’on y est fort arriéré. Le seul tableau que nous ayons remarqué dans l’église est une grande toile représentant la bataille de Lépante et dédiée à Notre-Dame des Victoires. Elle plane, en haut, dans les nuages. Au premier plan, toute la chrétienté est à genoux, princesses et rois, couronnes en tête. Au fond, les deux armées s’entre-choquent. Les Turcs sont précipités dans les flots et les chrétiens lèvent les bras au ciel.
L’église est laide, sèche, sans ornements, presque protestante d’aspect. J’ai remarqué peu d’ex-voto, chose étrange ici en face du péril. Il n’y a ni fleurs ni cierges dans les chapelles, pas de sacré-cœur saignant, de vierge chamarrée, rien enfin de tout ce qui indigne si fort M. Michelet.
En face des remparts, à cent pas de la ville, l’îlot du Grand-Bay se lève au milieu des flots. Là se trouve la tombe de Chateaubriand; ce point blanc taillé dans le rocher est la place qu’il a destinée à son cadavre.
Nous y allâmes un soir, à marée basse. Le soleil se couchait. L’eau coulait encore sur le sable. Au pied de l’île, les varechs dégouttelants s’épandaient comme des chevelures de femmes antiques le long d’un grand tombeau.
L’île est déserte; une herbe rare y pousse où se mêlent de petites touffes de fleurs violettes et de grandes orties. Il y a sur le sommet une casemate délabrée avec une cour dont les vieux murs s’écroulent. En dessous de ce débris, à mi-côte, on a coupé, à même la pente, un espace de quelque dix pieds carrés au milieu duquel s’élève une dalle de granit surmontée d’une croix latine. Le tombeau est fait de trois morceaux: un pour le socle, un pour la dalle, un pour la croix.
Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera comme fut sa vie: déserte des autres et tout entourée d’orages. Les vagues avec les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir; dans les tempêtes, elles bondiront jusqu’à ses pieds, ou les matins d’été, quand les voiles blanches se déploient et que l’hirondelle arrive d’au delà des mers, longues et douces, elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises. Et les jours ainsi s’écoulant, pendant que les flots de la grève natale iront se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le cœur de René devenu froid, lentement, s’éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle.
Nous avons tourné autour du tombeau, nous l’avons touché de nos mains, nous l’avons regardé comme s’il eût contenu son hôte, nous nous sommes assis par terre à ses côtés.
Le ciel était rose, la mer tranquille et la brise endormie. Pas une ride ne plissait la surface immobile de l’Océan sur lequel le soleil à son coucher versait sa lumière d’or. Bleuâtre vers les côtes seulement, et comme s’y évaporant dans la brume, partout ailleurs la mer était rouge et plus enflammée encore au fond de l’horizon, où s’étendait dans toute la longueur de la vue une grande ligne de pourpre. Le soleil n’avait plus ses rayons; ils étaient tombés de sa face et noyant leur lumière dans l’eau semblaient flotter sur elle. Il descendait en tirant à lui du ciel la teinte rose qu’il y avait mise, et à mesure qu’ils dégradaient ensemble, le bleu pâle de l’ombre s’avançait et se répandait sur toute la voûte. Bientôt il toucha les flots, rogna dessus son disque d’or, s’y enfonça jusqu’au milieu. On le vit un instant coupé en deux moitiés par la ligne de l’horizon; l’une dessus, sans bouger, l’autre en dessous qui tremblotait et s’allongeait, puis il disparut complètement; et quand à la place où il avait sombré son reflet n’ondula plus, il sembla qu’une tristesse tout à coup était survenue sur la mer.
La grève parut noire. Un carreau d’une des maisons de la ville, qui tout à l’heure brillait comme du feu, s’éteignit. Le silence redoubla; on entendait des bruits pourtant: la lame heurtait les rochers et retombait avec lourdeur; des moucherons à longues pattes bourdonnaient à nos oreilles, disparaissant dans le tourbillonnement de leur vol diaphane, et la voix confuse des enfants, qui se baignaient au pied des remparts, arrivait jusqu’à nous avec des rires et des éclats.
Nous les voyions de loin qui s’essayaient à nager, entraient dans les flots, couraient sur le rivage.
Nous descendîmes l’îlot, traversâmes la grève à pied. La marée venait et montait vite; les rigoles se remplissaient; dans le creux des rochers, la mousse frémissait, ou, soulevée du bord des lames, elle s’envolait par flocons et sautillait en s’enfuyant.
Les jeunes garçons nus sortaient du bain; ils allaient s’habiller sur le galet où ils avaient laissé leurs vêtements et, de leurs pieds qui n’osaient, s’avançaient sur les cailloux. Lorsque voulant passer leur chemise, le linge se collait sur leurs épaules mouillées, on voyait le torse blanc qui serpentait d’impatience, tandis que la tête et les bras, restant voilés, les manches voltigeaient au vent et claquaient comme des banderoles.
Près de nous passa un homme dont la chevelure trempée tombait droite autour de son cou. Son corps lavé brillait. Des gouttes perlaient aux boucles frisées de sa barbe noire, et il secouait ses cheveux pour en faire tomber l’eau. Sa poitrine large, où un sillon velu lui courait sur le thorax, entre des muscles pleins carrément taillés, haletait encore de la fatigue de la nage, et communiquait un mouvement calme à son ventre plat dont le contour vers les flancs était lisse comme l’ivoire. Ses cuisses nerveuses à plans successifs jouaient sur un genou mince qui, d’une façon ferme et moelleuse, déployait une fine jambe robuste terminée par un pied cambré à talon court et dont les doigts s’écartaient. Il marchait lentement sur le sable.
Oh! que la forme humaine est belle, quand elle apparaît dans sa liberté native, telle qu’elle fut créée au premier jour du monde! Où la trouver, masquée qu’elle est maintenant et condamnée pour toujours à ne plus apparaître au soleil? Ce grand mot de nature, que l’humanité tour à tour a répété avec idolâtrie ou épouvante, que les philosophes sondaient, que les poètes chantaient, comme il se perd! comme il s’oublie! Loin des tréteaux où l’on crie et de la foule où l’on se pousse, s’il y a encore çà et là sur la terre des cœurs avides que tourmente sans relâche le malaise de la beauté, qui toujours sentent en eux ce désespérant besoin de dire ce qui ne se peut dire et de faire ce qui se rêve, c’est là, c’est là pourtant, comme à la patrie de l’idéal, qu’il leur faut courir et qu’il faut vivre. Mais comment? Par quelle chimie? L’homme a coupé les forêts, il bat les mers, et sur les villes le ciel fait les nuages avec la fumée de ses foyers. Sa gloire, sa mission, disent d’autres, n’est-elle pas d’aller toujours ainsi, attaquant l’œuvre de Dieu, gagnant sur elle? Il la nie, il la brise, il l’écrase, et jusque dans ce corps dont il rougit et qu’il cache comme le crime.
L’homme étant ainsi devenu ce qu’il y a de plus rare et de plus difficile à connaître (je ne parle pas de son cœur, ô moralistes!), il en est résulté que l’artiste ignore la forme qu’il a et les qualités qui la font belle. Quel est le poète d’aujourd’hui, parmi les plus savants, qui sache ce que c’est que la femme? Où en aurait-il jamais vu, le pauvre diable? Qu’en a-t-il pu apprendre dans les salons, à travers le corset ou la crinoline, ou dans son lit même, pendant les entr’actes du plaisir?
La plastique cependant, mieux que toutes les rhétoriques du monde, enseigne à celui qui la contemple la gradation des proportions, la fusion des plans, l’harmonie enfin! Les races antiques, par le seul fait de leur existence, ont ainsi détrempé sur les œuvres des maîtres la pureté de leur sang avec la noblesse de leurs attitudes. J’entends confusément dans Juvénal des râles de gladiateurs; Tacite a des tournures qui ressemblaient à des draperies de laticlave, et certains vers d’Horace ont des reins d’esclave grecque avec des balancements de hanche, et des brèves et des longues qui sonnent comme des crotales.
Mais pourquoi s’inquiéter de ces niaiseries? N’allons pas chercher si loin, contentons-nous de ce qui se fabrique. Ce qu’on demande aujourd’hui, n’est-ce pas plutôt tout le contraire du nu, du simple et du vrai? Fortune et succès à ceux qui savent revêtir et habiller les choses! Le tailleur est le roi du siècle, la feuille de vigne en est le symbole; lois, arts, politique, caleçon partout! Libertés menteuses, meubles plaqués, peinture à la détrempe, le public aime ça. Donnez-lui-en, fourrez-lui-en, gorgez cet imbécile!...
..... La route de Pontorson au mont Saint-Michel est tirante à cause des sables. Notre chaise de poste (car nous allons aussi en chaise de poste) était dérangée à tous moments par quantité de charrettes remplies d’une terre grise que l’on prend dans ces parages et que l’on emporte je ne sais où pour servir d’engrais. Elles augmentent à mesure qu’on approche de la mer et défilent ainsi pendant plusieurs lieues, jusqu’à ce que l’on découvre enfin les grèves abandonnées d’où elles viennent. Sur cette étendue blanche où les tas de terre élevés en cônes ressemblaient à des cabanes, tous ces chariots dont la longue file remuante fuyait dans la perspective nous rappelaient quelque émigration des barbares qui se met en branle et quitte ses plaines.
L’horizon vide se prolonge, s’étale et finit par fondre ses terrains crayeux dans la couleur jaune de la plage. Le sol devient plus ferme, une odeur salée vous arrive, on dirait un désert dont la mer s’est retirée. Des langues de sable, longues, aplaties l’une sur l’autre, se continuant indéfiniment par des plans indistincts se rident comme une ombre sous de grandes lignes courbes, arabesques géantes que le vent s’amuse à dessiner sur leur surface. Les flots sont loin, si reculés qu’on ne les voit plus, qu’on n’entend pas leur bruit, mais je ne sais quel vague murmure, insaisissable, aérien, comme la voix même de la solitude, et qui n’est peut-être que l’étourdissement de ce silence.
En face, devant vous, un grand rocher de forme ronde, la base garnie de murailles crénelées, le sommet couronné d’une église se dresse, enfonçant ses tours dans le sable et levant ses clochetons dans l’air. D’énormes contreforts qui retiennent les flancs de l’édifice s’appuient sur une pente abrupte d’où déroulent des quartiers de rocs et des bouquets de verdure sauvage. A mi-côte, étagées comme elles peuvent, quelques maisons, dépassant la ceinture blanche de la muraille et dominées par la masse brune de l’église, clapotent leurs couleurs vives entre ces deux grandes teintes unies.
La chaise de poste allait devant nous; nous la suivions de loin, d’après le sillon de ses roues qui creusaient des ornières; elle s’enfonçait dans l’éloignement, et sa capote que l’on apercevait seule, s’enfuyant, avait l’air d’un gros crabe qui se traînait sur la grève.
Çà et là, des courants d’eau passaient; il fallait remonter plus loin. Ou bien c’étaient des places de vase qui se présentaient à l’improviste, encadrant dans le sable leurs méandres inégaux.
A nos côtés cheminaient deux curés qui venaient aussi voir le mont Saint-Michel. Comme ils avaient peur de salir leurs robes neuves, ils les relevaient autour d’eux pour enjamber les ruisseaux et sautaient en s’appuyant sur leurs bâtons. Leurs boucles d’argent étaient grises de la boue que le soleil y séchait à mesure, et leurs souliers trempés bâillaient en flaquant à tous leurs pas.
Le mont cependant grandissait. D’un même coup d’œil, nous en saisissions l’ensemble et nous voyions, à les pouvoir compter, les tuiles des toits, les tas d’orties dans les rochers et, tout en haut, les lames vertes d’une petite fenêtre qui donne sur le jardin du gouverneur.
La première porte, étroite et faite en ogive, s’ouvre sur une sorte de chaussée de galets descendant à la mer; sur l’écu rongé de la seconde, des lignes onduleuses taillées dans la pierre semblent figurer des flots; par terre, des deux côtés, sont étendus des canons énormes faits de barres de fer reliées avec des cercles pareils. L’un d’eux a gardé dans sa gueule son boulet de granit; pris sur les Anglais, en 1423, par Louis d’Estouteville, depuis quatre siècles ils sont là.
Cinq ou six maisons se regardant en face composent toute la rue; leur alignement s’arrête, et elles continuent par les raidillons et les escaliers qui mènent au château, se succédant au hasard, huchées, jetées l’une par-dessus l’autre.
Pour y aller, on monte d’abord sur la courtine, dont la muraille cache aux logis d’en bas la vue de la mer. La terre paraît sous les dalles fendues; l’herbe verdoie entre les créneaux, et dans les effondrements du sol s’étalent des flaques d’urine qui rongent les pierres. Le rempart contourne l’île et s’élève par des paliers successifs. Quand on a dépassé l’échauguette qui fait angle entre les deux tours, un petit escalier droit se présente; de marche en marche, en grimpant, s’abaissent graduellement les toits des maisons, dont les cheminées délabrées fument à cent pieds sous vous. Vous voyez à la lucarne des greniers le linge suspendu sécher au bout d’une perche avec des haillons rouges recousus, ou se cuire au soleil, entre le toit d’une maison et le rez-de-chaussée d’une autre, quelque petit jardin grand comme une table où les poireaux languissant de soif couchent leurs feuilles sur la terre grise; mais l’autre face du rocher, celle qui regarde la pleine mer, est nue, déserte, si escarpée que les arbustes qui y ont poussé ont du mal à s’y tenir et, tout penchés sur l’abîme, semblent prêts à y tomber.
Bien haut, planant à l’aise quand vous êtes ainsi à jouir d’autant d’étendue que s’en peuvent repaître des yeux humains, que vous regardez la mer, l’horizon des côtes développant son immense courbe bleuâtre, ou, dressée sur sa pente perpendiculaire, la muraille de la Merveille, avec ses trente-six contreforts géants, et qu’un rire d’admiration vous crispe la bouche, tout à coup, vous entendez dans l’air claquer le bruit sec des métiers. On fait de la toile. La navette va, bat, heurte ses coups brusques; tous s’y mettent, c’est un vacarme.
Entre deux fines tourelles représentant deux pièces de canon sur leur culasse, la porte d’entrée du château s’ouvre par une voûte longue où un escalier de granit s’engouffre. Le milieu en reste toujours dans l’ombre, éclairé qu’il est à peine par deux demi-jours, l’un arrivant d’en bas, l’autre tombant d’en haut par l’intervalle de la herse; c’est comme un souterrain qui descendrait vers vous.
Le corps de garde est, en entrant, au haut du grand escalier. Le bruit des crosses de fusil retentissait sous les voûtes avec la voix des sergents qui faisaient l’appel. On battait du tambour.
Cependant un garde-chiourme nous a rapporté nos passeports que M. le gouverneur avait désiré voir; il nous a fait signe de le suivre, il a ouvert des portes, poussé des verrous, nous a conduits à travers un labyrinthe de couloirs, de voûtes, d’escaliers. On s’y perd, une seule visite ne suffisant pas pour comprendre le plan compliqué de toutes ces constructions réunies où, forteresse, église, abbaye, prisons, cachots, tout se trouve, depuis le roman du XIe siècle jusqu’au gothique flamboyant du XVIe. Nous ne pûmes voir que par un carreau, et en nous haussant sur la pointe des pieds, la salle des chevaliers qui, servant maintenant d’atelier de tissage, est par ce motif interdite aux gens. Nous y distinguâmes seulement quatre rangs de colonnes à chapiteaux ornés de trèfles et supportant une voûte sur laquelle filent des nervures saillantes. A deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer, le cloître est bâti sur cette salle des chevaliers. Il se compose d’une galerie quadrangulaire formée par une triple rangée de colonnettes en granit, en tuf, en marbre granitelle ou en stuc fait avec des coquillages broyés. L’acanthe, le chardon, le lierre et le chêne s’enroulent à leurs chapiteaux; entre chaque ogive bonnet d’évêque, une rosace en trèfle se découpe dans la lumière; on en a fait le préau des prisonniers.
La casquette du garde-chiourme passe le long de ces murs où l’on voyait rêver jadis le crâne tonsuré des vieux bénédictins travailleurs; et le sabot du détenu bruit sur ces dalles que frôlaient les robes des moines, soulevées par les grosses sandales de cuir qui se ployaient sous leurs pieds nus.
L’église a un chœur gothique et une nef romane, les deux architectures étant là comme pour lutter de grandeur et d’élégance. Dans le chœur, l’ogive des fenêtres est haute, pointue, élancée comme une aspiration d’amour; dans la nef, les arcades l’une sur l’autre ouvrent rondement leurs demi-cercles superposés, et sur la muraille montent des colonnettes qui grimpent droites comme des troncs de palmier. Elles appuient leurs pieds sur des piliers carrés, couronnent leurs chapiteaux de feuilles d’acanthe, et continuent au delà par de puissantes nervures qui se courbent sous la voûte, s’y croisent et la soutiennent.
Il était midi. Par la porte ouverte, le grand jour entrant faisait ruisseler ses effluves sur les pans sombres de l’édifice.
La nef, séparée du chœur par un grand rideau de toile verte, est garnie de tables et de bancs, car on l’a utilisée en réfectoire.
Quand on dit la messe, on tire le rideau, et les condamnés assistent à l’office divin sans déranger leurs coudes de la place où ils mangent. Cela est ingénieux.
Pour agrandir de douze mètres la plate-forme qui se trouve au couchant de l’église, on a tout bonnement raccourci l’église; mais comme il fallait reconstruire une entrée quelconque, un architecte a imaginé de fermer la nef par une façade de style grec; puis, éprouvant peut-être des remords ou voulant, ce qui est plus croyable, raffiner son œuvre, il a rajusté après coup des colonnes à chapiteaux «assez bien imités du XIe siècle», dit la notice. Taisons-nous, courbons la tête. Chacun des arts a sa lèpre particulière, son ignominie mortelle qui lui ronge le visage. La peinture a le portrait de famille, la musique a la romance, la littérature a la critique et l’architecture a l’architecte.
Les prisonniers marchaient sur la plate-forme, tous en rang, l’un derrière l’autre, les bras croisés, ne parlant pas, dans ce bel ordre enfin que nous avions contemplé à Fontevrault. C’étaient les malades de l’infirmerie auxquels on faisait prendre l’air et qu’on distrait ainsi pour les guérir.
L’un d’eux, relevant les pieds plus haut que les autres et se tenant les mains à la veste du compagnon qui était devant lui, suivait la file en trébuchant. Il était aveugle. Pauvre misérable! Dieu l’empêche de voir et les hommes lui défendent de parler!
Le lendemain, quand la grève se fut découverte de nouveau, nous partîmes du Mont par un ardent soleil qui chauffait sur nos têtes les cuirs de la voiture et faisait suer les chevaux. Nous avançions au pas; les colliers craquaient, les roues enfonçaient dans le sable. Au bout de la grève, quand le gazon a paru, j’ai appliqué mon œil à la petite lucarne qui est au fond des voitures et j’ai dit adieu au mont Saint-Michel...
A Combourg.—Une lettre du vicomte de Vésin devait nous ouvrir l’entrée du château. Aussi, à peine arrivés, nous allâmes chez M. Corvesier, qui en est le régisseur.
On nous introduisit dans une grande cuisine, où une demoiselle en noir, fort marquée de petite vérole et portant des lunettes d’écaillés sur de gros yeux myopes, égrenait des groseilles dans une terrine. La marmite aux confitures était sur le feu et on écrasait du sucre avec des bouteilles. Évidemment nous dérangions. Au bout de quelques minutes, on descendit nous dire que M. Corvesier, malade et grelottant de la fièvre dans son lit, était bien désolé de ne pouvoir nous rendre service, mais qu’il nous présentait ses respects. Cependant, son commis, qui venait de rentrer de course et faisait la collation dans la cuisine en buvant un verre de cidre et en mangeant une tartine de beurre, s’offrit à sa place à nous montrer le château. Il déposa sa serviette, se suça les dents, alluma sa pipe, prit un paquet de clefs accroché à un clou et se mit à marcher devant nous dans le village.
Après avoir longé un grand mur, on entre par une vieille porte ronde dans une cour de ferme silencieuse. Le silex sort ses pointes sur la terre battue, où se montre une herbe rare salie par les fumiers qu’on traîne. Il n’y avait personne; les écuries étaient vides. Dans les hangars, les poules, juchées sur le timon des charrettes, dormaient la tête sous l’aile. Au pied des bâtiments, la poussière de la paille tombée des granges assourdissait le bruit des pas.
Quatre grosses tours, rejointes par des courtines, laissent voir sous leur toit pointu les trous de leurs créneaux, qui ressemblent aux sabords d’un navire, et les meurtrières dans les tours, ainsi que sur le corps du château de petites fenêtres irrégulièrement percées, font des baies noires inégales sur la couleur grise des pierres. Un large perron d’une trentaine de marches monte tout droit au premier étage, devenu le rez-de-chaussée des appartements de l’intérieur depuis qu’on en a comblé les douves.
Le «violier jaune» n’y croissait pas, mais les lentisques et les orties, avec la mousse verdâtre et les lichens. A gauche, à côté de la tourelle, un bouquet de marronniers a gagné jusqu’à son toit et l’abrite de son feuillage.
Quand la clef eut tourné dans la serrure et que la porte, poussée à coups de pieds, eut longtemps grincé sur le pavé collant, nous entrâmes dans un couloir sombre qu’encombraient des planches et des échelles avec des cercles de futailles et des brouettes.
Ce passage vous mène à une petite cour comprise entre les pans intérieurs du château et resserrée par l’épaisseur des murs. Le jour n’arrive que d’en haut, comme dans un préau de prison. Dans les angles, des gouttes humides coulaient le long des pierres.
Une autre porte fut ouverte. C’était une vaste salle dégarnie, sonore; le dallage est brisé en mille endroits; on a repeint le vieux lambris.
Par les grandes fenêtres, la teinte verte des bois d’en face jetait un reflet livide sur la muraille blanchie. Tout à leur pied, le lac est répandu, étalé sur l’herbe parmi les joncs; sous les fenêtres, les troènes, les acacias et les lilas, poussés pêle-mêle dans l’ancien parterre, couvrent de leur taillis sauvage le talus qui descend jusqu’à la grande route; elle passe sur la berge du lac et continue ensuite par la forêt.
Rien ne résonnait dans la salle déserte où jadis, à cette heure, s’asseyait sur le bord de ces fenêtres l’enfant qui fit René. Le commis fumait sa pipe et crachait par terre. Son chien, qu’il avait amené, se promenait en furetant les souris, et les ongles de ses pattes sonnaient sur le pavé.
Nous avons monté les escaliers tournants. Le pied trébuche, on tâtonne des mains. Sur les marches usées, la mousse est venue. Souvent un rayon lumineux, passant par la fente des murs et frappant dessus d’aplomb, en fait briller quelque petit brin vert qui, de loin, dans l’ombre, scintille comme une étoile. Nous avons erré partout: dans les longs couloirs, sur les tours, sur la courtine étroite dont les trous des machicoulis, béants, tirent l’œil en bas, vers l’abîme.
Donnant sur la cour intérieure, au second étage, est une petite pièce basse dont la porte de chêne, ornée de ramures moulées, s’ouvre par un loquet de fer. Les poutrelles du plafond, que l’on touche avec la main, sont vermoulues de vieillesse; les lattes paraissent sous le plâtre de la muraille, qui a de grandes taches sales; les carreaux de la fenêtre sont obscurcis par la toile des araignées et leurs châssis encroûtés dans la poussière. C’était là sa chambre. Elle a vue vers l’ouest, du côté du soleil couchant.
Nous continuâmes; nous allions toujours; quand nous passions près d’une brèche, d’une meurtrière ou d’une fenêtre, nous nous réchauffions à l’air chaud qui venait du dehors, et cette transition subite rendait tous ces délabrements encore plus tristes et plus froids. Dans les chambres, les parquets pourris s’effondrent, le jour descend par les cheminées, le long de la plaque noircie où les pluies ont fait de longues traînées vertes. Le plafond du salon laisse tomber ses fleurs d’or, et l’écusson qui en surmonte le chambranle est cassé en morceaux. Comme nous étions là, une volée d’oiseaux est entrée tout à coup, a tourbillonné avec des cris et s’est enfuie parle trou de la cheminée.
Le soir, nous avons été sur le bord du lac, de l’autre côté, dans la prairie. La terre le gagne, il s’y perd de plus en plus, il disparaîtra bientôt, et les blés pousseront où tremblent maintenant les nénuphars. La nuit tombait. Le château, flanqué de ses quatre tourelles, encadré dans sa verdure et dominant le village qu’il écrase, étendait sa grande masse sombre. Le soleil couchant, qui passait devant sans l’atteindre, le faisait paraître noir, et ses rayons, effleurant la surface du lac, allaient se perdre dans la brume, sur la cime violette des bois immobiles.
Assis sur l’herbe, au pied d’un chêne, nous lisions René. Nous étions devant ce lac où il contemplait l’hirondelle agile sur le roseau mobile, à l’ombre de ces bois où il poursuivait l’arc-en-ciel sur les collines pluvieuses; nous écoutions ce frémissement de feuilles, ce bruit de l’eau sous la brise qui avaient mêlé leur murmure à la mélodie éplorée des ennuis de sa jeunesse. A mesure que l’ombre tombait sur les pages du livre, l’amertume des phrases gagnait nos cœurs, et nous nous fondions avec délices dans ce je ne sais quoi de large, de mélancolique et de doux.
Près de nous une charrette a passé en claquant dans les ornières son essieu sonore. On sentait l’odeur des foins coupés. On entendait le bruit des grenouilles qui coassaient dans le marécage. Nous rentrâmes.
Le ciel était lourd; toute la nuit il y eut de l’orage. A la lueur des éclairs, la façade de plâtre d’une maison voisine s’illuminait et flambait comme embrasée. Haletant, lassé de me retourner sur mon matelas, je me suis levé, j’ai allumé ma chandelle, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai regardé la nuit.
Elle était noire, silencieuse comme le sommeil. Mon flambeau qui brûlait dessinait monstrueusement sur le mur d’en face ma silhouette agrandie. De temps à autre, un éclair muet survenant tout à coup m’éblouissait les yeux.
J’ai pensé à cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur.
Je le voyais d’abord dans ces rues paisibles, vagabondant avec les enfants du village, quand il allait dénicher les hirondelles dans le clocher de l’église ou la fauvette dans les bois. Je me le figurais dans sa petite chambre, triste et le coude sur la table, regardant la pluie courir sur les carreaux et, au delà de la courtine, les nuées qui passaient pendant que ses rêves s’envolaient; je me figurais les longs après-midi rêveurs qu’il y avait eus; je songeais aux amères solitudes de l’adolescence, avec leurs vertiges, leurs nausées et leurs bouffées d’amour qui rendent les cœurs malades. N’est-ce pas ici que fut couvée notre douleur à nous autres, le Golgotha même où le génie qui nous a nourris a sué son angoisse?
Rien ne dira les gestations de l’idée ou les tressaillements que font subir à ceux qui les portent les grandes œuvres futures; mais on s’éprend à voir les lieux où nous savons qu’elles furent conçues, vécues, comme s’ils avaient gardé quelque chose de l’idéal inconnu qui vibra jadis.
Sa chambre! sa chambre! sa pauvre petite chambre d’enfant! C’est là que tourbillonnaient, l’appelaient des fantômes confus qui tourmentaient ses heures en lui demandant à naître: Atala secouant au vent des Florides les magnolias de sa chevelure; Velléda, au clair de lune, courant sur la bruyère; Cymodocée voilant son sein nu sous la griffe des léopards, et la blanche Amélie, et le pâle René!
Un jour, cependant, il la quitte, il s’en arrache, il dit adieu, et pour n’y plus revenir, au vieux foyer féodal. Le voilà perdu dans Paris et se mêlant aux hommes; puis, l’inquiétude le prend, il part.
Penché à la proue de son navire, je le vois cherchant un monde nouveau, en pleurant la patrie qu’il abandonne. Il arrive; il écoute le bruit des cataractes et la chanson des Natchez; il regarde couler l’eau des grands fleuves paresseux et contemple sur les bords briller l’écaille des serpents avec les yeux des femmes sauvages. Il abandonne son âme aux langueurs de la savane. De l’un à l’autre, ils s’épanchent leurs mélancolies natives et il épuise le désert comme il avait tari l’amour. Il revient, il parle, et on se tient suspendu à l’enchantement de ce style magnifique, avec sa cambrure royale et sa phrase ondulante, empanachée, drapée, orageuse comme le vent des forêts vierges, colorée comme le cou des colibris, tendre comme les rayons de la lune à travers le trèfle des chapelles.
Il part encore; il va, remuant de ses pieds la poussière antique; il s’assoit aux Thermopyles et crie: Léonidas! Léonidas! court autour du tombeau d’Achille, cherche Lacédémone, égrène dans ses mains les caroubiers de Carthage, et, comme le pâtre engourdi qui lève la tête au bruit des caravanes, tous ces grands paysages se réveillent quand il passe dans leurs solitudes.
Tour à tour exilé, proscrit, comblé d’honneurs, il dînera ensuite à la table des rois, lui qui s’était évanoui de faim dans les rues; il sera ambassadeur et ministre, essayera de retenir de ses mains la monarchie qui s’écroule et, au milieu des ruines de ses croyances, assistera enfin à sa propre gloire, comme s’il était déjà compté parmi les morts.
Né sur le déclin d’une société et à l’aurore d’une autre, il est venu pour en être la transition et comme pour en résumer en lui les espérances et les souvenirs. Il a été l’embaumeur du catholicisme et l’acclamateur de la liberté. Homme des vieilles traditions et des vieilles illusions, en politique il fut constitutionnel, et en littérature révolutionnaire. Religieux d’instinct et d’éducation, c’est lui qui, avant tous les autres, avant Byron, a poussé le cri le plus sauvage de l’orgueil, exprimé son plus épouvantable désespoir.
Artiste, il eut cela de commun avec ceux du XVIIIe siècle qu’il fut toujours comme eux gêné dans des poétiques étroites, mais qui, débordées à tout instant par l’étendue de son génie, en ont malgré lui craqué dans toute leur circonférence. Comme homme, il a partagé la misère de ceux du XIXe siècle; il a eu leurs préoccupations turbulentes, leurs gravités futiles. Non content d’être grand, il a voulu paraître grandiose, et il s’est trouvé pourtant que cette manie vaniteuse n’a pas effacé sa vraie grandeur. Il n’est point certes de la race des contemplateurs qui ne sont pas descendus dans la vie, maîtres au front serein qui n’ont eu ni siècle, ni patrie, ni famille même. Mais lui, on ne le peut séparer des passions de son temps; elles l’avaient fait et il en a fait plusieurs. L’avenir peut-être ne lui tiendra pas compte de ses entêtements héroïques et ce seront, sans doute, les épisodes de ses livres qui en immortaliseront les titres avec le nom des causes qu’ils défendaient.
Ainsi, tout seul, devisant en moi-même, je restais accoudé, savourant la nuit douce et me trempant avec plaisir dans l’air froid du matin qui rafraîchissait mes paupières. Petit à petit, le jour venait; la chandelle allongeait sa mèche noire dans sa flamme pâlissante. Le pignon des halles a paru au loin, un coq a chanté; l’orage avait fui; quelques gouttes d’eau cependant tombées sur la poussière de la rue y faisaient de grosses taches rondes. Comme je m’assoupissais de fatigue, je me suis recouché et j’ai dormi.
Nous nous en allâmes fort tristes de Combourg, et puis la fin de notre voyage approchait. Bientôt allait finir cette fantaisie vagabonde que nous menions depuis trois mois avec tant de douceur. Le retour aussi, comme le départ, a ses tristesses anticipées qui vous envoient, par avance, la fade exhalaison de la vie qu’on traîne.