Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 6: Trois contes, suivis de mélanges inédits
A BORD DE LA «CANGE»
Les notes laissées par Gustave Flaubert sur le voyage qu’il fit en Orient, en 1850, abondent en descriptions colorées, étincelantes d’originalité, d’imprévu.
Cependant, la crainte d’être accusé de publier, dans notre édition, des pages négligées de l’écrivain qui se montra si correct et si minutieux dans ses œuvres, fait que nous nous bornons à donner ici les fragments parus dans le Gaulois en 1881.
Maxime Ducamp passe une partie de la nuit à écrire des lettres. Bouilhet dort sur sa peau d’ours noir. Ce matin, je le reconduis au chemin de fer de Rouen. Nous nous embrassons, pâles. Il me quitte. Je tourne les talons. Dieu soit loué! C’est fini! Plus de séparation avec personne. J’ai le cœur soulagé d’un grand poids.
Il y a encombrement chez Maxime. On déménage ses meubles. Ses amis viennent lui dire adieu. Cormenin, assis sur une table, est noyé de larmes.
J’intercale les quelques pages que j’ai écrites sur le Nil, à bord de notre «Cange». J’avais l’intention d’écrire ainsi mon voyage par paragraphes, en forme de petits chapitres, au fur et à mesure, quand j’aurais le temps. C’était inexécutable. Il a fallu y renoncer, dès que le Rhamsin s’est passé et que nous avons pu mettre le nez dehors. J’avais intitulé cela: «La Cange».
I
6 février 1850, à bord de la «Cange».
C’était, je crois, le 12 novembre de l’année 1840. J’avais dix-huit ans. Je revenais de la Corse (mon premier voyage). La narration écrite en était achevée, et je considérais, sans les voir, tout étalées sur ma table, quarante-cinq feuilles de papier dont je ne savais plus que faire. Autant qu’il m’en souvient, c’était du papier à lettres, à teinte bleue et encore tout divisé par cahiers pour pouvoir tenir dans les ficelles de mon portefeuille de voyage.
Ils avaient été achetés à Toulon, par un de ces matins d’appétit littéraire où il semble que l’on a les dents assez longues pour écrire démesurément sur n’importe quoi. J’ai jeté sur les pages noircies un long regard d’adieu; puis, les repoussant, j’ai reculé ma chaise de ma table et je me suis levé. Alors j’ai marché de long en large dans ma chambre, les mains dans les poches, le cou dans les épaules, les pieds dans mes chaussons, le cœur dans ma tristesse.
C’était fini. J’étais sorti du collège. Qu’allais-je faire? J’avais beaucoup de plans, beaucoup de projets, cent espérances, mille dégoûts déjà. J’avais envie d’apprendre le grec. Je regrettais de n’être pas corsaire. J’éprouvais des tentations de me faire renégat, muletier ou camaldule. Je voulais sortir de chez moi, de mon moi. Aller n’importe où, partout, avec la fumée de ma cheminée et les feuilles de mon acacia.
Enfin, poussant un long soupir, je me suis rassis à ma table, j’ai enfermé sous un quadruple cachet les cahiers de papier blanc, j’ai écrit dessus, avec la date du jour, «papier réservé pour mon prochain voyage», suivi d’un large point d’interrogation, j’ai poussé cela dans mon tiroir et j’ai tourné la clef.
Dors en paix, sous ta couverture, pauvre papier blanc, qui devait contenir les débordements d’enthousiasme et les cris de joie de la fantaisie libre. Ton format était trop petit et ta couleur trop tendre. Mes mains plus vieilles rompront un jour tes cachets poudreux. Mais qu’écrirais-je sur toi?
II
Il y a déjà dix ans de cela. Aujourd’hui je suis sur le Nil et nous venons de dépasser Memphis.
Nous sommes partis du vieux Caire par un bon vent de nord. Nos deux voiles, entre-croisant leurs angles, se gonflaient dans toute leur largeur; la «Cange» allait penchée, sa carène fendait l’eau. Je l’entends maintenant qui coule plus doucement. A l’avant notre raiz Ibrahim, accroupi à la turque, regardait devant lui, et sans se détourner, de temps en temps, criait la manœuvre à ses matelots. Debout sur la dunette qui fait le toit de notre chambre, le second tenait la barre tout en fumant sa chibouque de bois noir. Il y avait beaucoup de soleil, le ciel était bleu. Avec nos lorgnettes nous avons vu de loin en loin, sur la rive, des hérons ou des cigognes.
L’eau du Nil est toute jaune, elle roule beaucoup de terre; elle semble comme fatiguée de tous les pays qu’elle a traversés et murmurer toujours la plainte monotone de je ne sais quelle lassitude de voyage. Si le Niger et le Nil ne sont qu’un même fleuve, d’où viennent ces flots? qu’ont-ils vu? Ce fleuve-là, tout comme l’Océan, laisse remonter la pensée jusqu’à des distances presque incalculables; et puis, ajoutez par là-dessus l’éternelle rêverie de Cléopâtre et comme un grand reflet de soleil, le soleil doré des Pharaons. A la tombée du jour le ciel est devenu tout rouge à droite et tout rose à gauche. Les pyramides de Sakkara tranchaient en gris dans le fond vermeil de l’horizon. C’était une incandescence qui tenait tout ce côté-là du ciel et le trempait d’une lumière d’or. Sur l’autre rive, à gauche, c’était une teinte rose: plus c’était rapproché de terre, plus c’était rose. Le rose allait montant et s’affaiblissant; il devenait jaune, puis un peu vert; le vert pâlissait et, par un blanc insensible, gagnait le bleu qui faisait la voûte de nos têtes, où se fondait la transition (brusque) des deux grandes couleurs.
III
Là-bas, sur un fleuve plus doux, moins antique, j’ai quelque part une maison blanche dont les volets sont fermés, maintenant que je n’y suis plus. Les peupliers sans feuilles frémissent dans le brouillard froid, et les monceaux de glace que charrie la rivière viennent se heurter aux rives durcies. Les vaches sont à l’étable, les paillassons sur les espaliers, la fumée de la ferme monte lentement dans le ciel gris.
J’ai laissé la longue terrasse Louis XIV, bordée de tilleuls, où, l’été, je me promène en peignoir blanc. Dans six semaines on verra leurs bourgeons. Chaque branche alors aura des boutons rouges; puis viendront les primevères, qui sont jaunes, vertes, roses, iris. Elles garnissent l’herbe des cours. O primevères, mes petites, ne perdez pas vos graines, que je vous revoie à l’autre printemps.
J’ai laissé le grand mur tapissé de roses et le pavillon au bord de l’eau. Une touffe de chèvrefeuille pousse en dehors sur le balcon de fer. A une heure du matin, en juillet, par le clair de lune, il y fait bon venir voir pêcher les caluyots.
IV
Vous raconter ce qu’on éprouve, à l’instant du départ, et comme votre cœur se brise à la rupture subite de ses plus tendres habitudes, ce serait trop long, je saute tout cela.
Entre nous deux, dans le coupé, se tenait, sans mot dire, une dame d’une cinquantaine d’années, la figure emmitouflée de voiles, le corps enveloppé dans une pelisse de soie. Une jeune femme et un monsieur l’avaient conduite jusqu’au bureau. Quand on a tourné la borne de la rue Saint-Honoré, elle a pleuré. Elle allait en Bourgogne, elle devait s’arrêter le soir ou dans la nuit. Son voyage finissait dans quelques heures et elle pleurait. Mais je ne pleurais pas, moi, qui allais plus loin et qui sans doute quittais plus. Pourquoi m’a-t-elle indigné? pourquoi m’a-t-elle fait pitié? pourquoi avais-je envie de lui dire des injures, à cette bonne femme? Serait-ce que notre joie est la seule joie légitime, notre amour, le seul amour vrai, notre douleur, la seule douleur?
A ma droite était un monsieur maigre, en chapeau blanc; à ma gauche, deux conducteurs de diligence qui, par-dessus leur veste, avaient passé leur blouse bleue. Le premier, marqué de petite vérole et portant pour toute barbe une large «mazagran» noire, était notre conducteur à nous. Son compagnon, gros gaillard à figure réjouie, venait depuis quelques jours de donner sa démission et s’en allait à Lyon faire un voyage d’agrément et se livrer à l’exercice de la chasse. Quel mélange d’idées plaisantes ne s’offre-t-il pas à l’esprit dans la personne du conducteur? N’y retrouvez-vous pas, comme moi, le souvenir chéri de la joie bruyante des vacances, le vagabondage de la dix-septième année, la rêverie au grand air, avec cinq chevaux qui galopent devant vous sur une belle route et des paysages à l’horizon, la senteur des foins, du vent sur votre front, et les conversations faciles, les rêves tout haut, les interminables pipes que l’on rebourre et que l’on rallume, tout ce que comporte en soi la fraternité du petit verre, sans oublier non plus ces mystérieuses bourriches inattendues qui entrent chez vous, vers le jour de l’an, dans votre salle à manger chauffée, le matin, vers dix heures, pendant que vous êtes à déjeuner? L’avez-vous jamais talonné de questions sur la longueur de la route, cet homme patient qui vous écoutait toujours. Dans le coin de votre mémoire, n’y a-t-il pas le souvenir encore ému d’une montée quelconque dominant un pays désiré?
V
J’ai souvenir, pendant la première nuit, d’une côte que nous avons montée. C’était au milieu des bois. La lune, par places, donnait sur la route. A gauche, il devait y avoir une grande vallée. La lanterne qui est sur le siège du postillon éclairait la croupe des deux premiers chevaux. Ma voisine, endormie la bouche ouverte, ronflait sur mon épaule. Nous ne disions rien; on roulait.
Le soir, vers dix heures, on s’est arrêté à Nangis-le-Franc pour dîner. Les hommes ont fumé dans la cuisine, autour de la grande cheminée. Des voyageurs pour le commerce ont causé entre eux. L’un d’eux prétendait en reconnaître un autre, ce que cet autre niait: «Pourtant il se souvenait de l’avoir vu chez Goyer, à Clermont. Il y avait bien de cela dix-huit bonnes années, et même il faisait un fameux tapage parce qu’on lui avait donné un lit trop court.—Ah! comme vous étiez en colère.—Oui, pardieu, vous criiez joliment.—C’est possible, monsieur, je ne nie pas; il se peut, mais je n’ai point souvenance.»
VI
Parmi les passagers du bateau de la Saône, nous avons regardé avec attention une jeune et svelte créature qui portait sur sa capote de paille d’Italie un long voile vert.
Quant à moi, tourmenté par ma bosse de la causalité, je me promenais de long en large sur le pont du bateau, cherchant en mon intellect dans quelle catégorie sociale faire rentrer ces gens, et, de temps à autre, pour secourir mon diagnostic, jetant un coup d’œil à la dérobée sur les adresses des caisses, cartons et étuis entassés pêle-mêle au pied de la cheminée. Car j’ai cette manie de bâtir de suite des livres sur les figures que je rencontre. Une invincible curiosité me fait me demander malgré moi quelle peut être la vie du passant que je croise. Je voudrais savoir son métier, son pays, son nom, ce qui l’occupe à cette heure, ce qu’il regrette, ce qu’il espère, amours oubliées, rêves d’à présent, tout, jusqu’à la bordure de ses gilets de flanelle et la mine qu’il a quand il se purge. Et si c’est une femme (d’âge moyen surtout), alors la démangeaison devient cuisante. Comme on voudrait tout de suite la voir nue, avouez-le, et nue jusqu’au cœur. Comme on cherche à connaître d’où elle vient, où elle va, pourquoi elle se trouve ici et pas ailleurs. Tout en promenant vos yeux sur elle, vous lui faites des aventures. Vous lui supposez des sentiments. On pense à la chambre qu’elle doit avoir. A mille choses encore, et que sais-je? aux pantoufles rabattues dans lesquelles elle passe son pied en descendant du lit.
Une diligence de hasard se trouvait là. Nous engloutissons un méchant dîner, nous sautons dans la guimbarde et un quart d’heure après nous roulons sur la route de Marseille.
On sent déjà que l’on a quitté le Nord. Les montagnes au coucher du soleil ont des teintes bleuâtres. La route va toute droite entre des bordures d’oliviers. L’air est plus transparent et pénétré d’une lumière claire.
VII
La première fois que je suis arrivé à Marseille, c’était par un matin de novembre. Le soleil brillait sur la mer; elle était plate comme un miroir, tout azurée, étincelante. Nous étions au haut de la côte qui domine la ville du côté d’Aix. Je venais de me réveiller. Je suis descendu de voiture pour respirer plus à l’aise et me dégourdir les jambes. Je marchais. C’était une volupté virile comme je n’en ai plus retrouvé depuis. Comme je me suis pris d’amour pour cette mer antique dont j’avais tant rêvé! J’admirais la voilure des tartanes, les larges culottes des marins grecs, les bas couleur tabac d’Espagne des femmes du peuple. L’air chaud qui circulait dans les rues sombres entre les hautes maisons m’apportait au cœur les mollesses orientales et les grands pavés de la Canebière qui chauffaient la semelle de mes escarpins, me faisaient tendre le jarret à l’idée des plages brûlantes où j’aurais voulu marcher.
Un soir j’ai été tout seul à l’école de natation de Lansac, du côté de la baie des Oursins, où il y a de grandes madragues pour la pêche du thon, qui sont tendues au fond de l’eau.
J’ai nagé dans l’onde bleue; au-dessous de moi, je voyais les cailloux à travers et le fond de la mer tapissé d’herbes minces. Avec un calme plein de joie, j’étendais mon corps dans la caresse fluide de la naïade qui passait sur moi. Il n’y avait pas de vagues, mais seulement une large ondulation qui vous berçait avec un murmure.
Pour rejoindre l’hôtel, je suis revenu dans une espèce de cabriolet à quatre places, avec le directeur des bains et une jeune personne blonde, dont les cheveux mouillés étaient relevés en tresses sous son chapeau. Elle tenait sur ses genoux un petit carlin de la Havane, auquel elle avait fait prendre un bain avec elle. La bête grelottait. Elle la frottait dans ses mains pour la réchauffer. Le conducteur de la voiture était assis sur le brancard et avait un grand chapeau de feutre gris.
Comme il y a longtemps de cela, mon Dieu!
FIN