Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 6: Trois contes, suivis de mélanges inédits
NOVEMBRE
FRAGMENTS DE STYLE QUELCONQUE
«Pour niaiser et fantastiquer.»
(Montaigne)
1842.
Cet opuscule, qui n’excède pas les proportions d’une Nouvelle, est écrit sous la forme d’une biographie complétée plus tard par un ami. Il est presque en entier rempli par une étude psychologique, dont le premier des trois fragments qu’on va lire résume la tendance générale ainsi que les inspirations de l’auteur à cette époque de sa jeunesse. Les deux autres extraits sont empruntés à l’unique épisode qui interrompe l’analyse et dont l’héroïne est une courtisane restée inoubliée.
I
..... Quelquefois, n’en pouvant plus, dévoré de passions sans bornes, plein de la lave ardente qui coulait de mon âme, aimant d’un amour furieux des choses sans nom, regrettant des rêves magnifiques, tenté par toutes les voluptés de la pensée, aspirant à moi toutes les poésies, toutes les harmonies, et écrasé sous le poids de mon cœur et de mon orgueil, je tombais anéanti dans un abîme de douleurs. Le sang me fouettait la figure, mes artères m’étourdissaient, ma poitrine semblait se rompre. Je ne voyais plus rien, je ne sentais plus rien, j’étais ivre, j’étais fou. Je m’imaginais être grand; je m’imaginais contenir une incarnation suprême dont la révélation eût effrayé le monde, et ces déchirements, c’était la vie même du dieu que je portais dans mes entrailles.
A ce dieu magnifique j’ai immolé toutes les heures de ma jeunesse. J’avais fait de moi-même un temple pour renfermer quelque chose de divin. Le temple est resté vide; l’ortie a poussé entre les pierres, les piliers s’écroulent, voilà les hiboux qui y font leurs nids!
N’usant point de l’existence, l’existence m’usait. Mes rêves me fatiguaient plus que de grands travaux; une création entière, immobile, irrévélée à elle-même, vivait sourdement sous ma vie. J’étais un chaos dormant de mille principes féconds qui ne savaient comment se manifester, ni que faire d’eux-mêmes. Ils cherchaient leur forme et attendaient leur moule.
J’étais, dans la variété de mon être, comme une immense forêt de l’Inde où la vie palpite dans chaque atome et apparaît monstrueuse ou adorable sous chaque rayon de soleil. L’air est rempli de parfums et de poisons; les tigres bondissent, les éléphants marchent fièrement comme des pagodes vivantes, les serpents se tapissent sous les bambous, les dieux mystérieux et difformes sont cachés dans le creux des cavernes, parmi de grands monceaux d’or; et au milieu coule le large fleuve, avec ses crocodiles béants qui font claquer leurs écailles dans les lotus du rivage, et ses îles de fleurs que le courant entraîne avec des troncs et des cadavres verdis par la peste.
J’aimais pourtant la vie, mais la vie expansive, radieuse, rayonnante; je l’aimais dans le galop furieux des coursiers, dans le scintillement des étoiles, dans le mouvement des vagues qui courent vers la plage; je l’aimais dans le battement des belles poitrines nues, dans le tremblement des regards amoureux, dans la vibration des cordes du violon, dans le frémissement des chênes, dans le soleil couchant qui dore les vitres et fait penser aux balcons de Babylone où les reines se tenaient accoudées et regardaient l’Asie!
II
..... Il pleuvait. J’écoutais le bruit de la pluie et Marie dormir. Les lumières, près de s’éteindre, pétillaient dans les bobèches de cristal. L’aube parut. Une ligne jaune saillit dans le ciel, s’allongea horizontalement et, prenant de plus en plus des teintes dorées et vineuses, envoya dans l’appartement une faible lueur blanchâtre irrisée de violet qui se jouait encore avec la nuit et avec l’éclat des bougies expirantes reflétées dans la glace.
Marie, étendue, avait certaines parties du corps dans la lumière, d’autres dans l’ombre. Elle s’était dérangée un peu; sa tête était plus basse que ses seins; le bras droit, le bras du bracelet, pendait hors du lit et touchait presque le plancher. Il y avait sur la table de nuit un bouquet de violettes dans un verre d’eau. J’étendis la main, je le pris, je cassai le fil avec mes doigts, et je les respirais. La chaleur de la chambre, sans doute, ou bien le long temps depuis qu’elles étaient cueillies, les avait fanées. Je leur trouvai une odeur exquise et toute particulière. Je humai un à un leur parfum. Comme elles étaient humides, je me les appliquai sur les yeux pour me rafraîchir, car mon sang bouillait, et mes membres fatigués ressentaient comme une brûlure au contact des draps. Alors, ne sachant que faire, et ne voulant pas l’éveiller, car j’éprouvais un étrange plaisir à la voir dormir, je mis doucement toutes les violettes sur la gorge de Marie; bientôt elle en fut toute couverte, et les belles fleurs fanées sous lesquelles elle dormait la symbolisèrent à mon esprit. Comme elles, en effet, malgré leur fraîcheur enlevée, à cause de cela peut-être, elle m’envoyait un parfum plus âcre et plus irritant. Le malheur qui avait dû passer dessus la rendait plus belle de l’amertume que sa bouche conservait même dans le sommeil, belle des deux rides quelle avait derrière le cou et que le jour, sans doute, elle cachait sous ses cheveux. A voir cette femme si triste dans la volupté et dont les étreintes mêmes avaient une joie lugubre, je devinais mille passions terribles qui l’avaient dû illuminer comme la foudre.
A ce moment-là elle frissonna; toutes les violettes tombèrent. Elle sourit, les yeux encore à demi fermés, en même temps qu’elle étendait ses bras autour de mon cou et m’embrassait d’un long baiser du matin, d’un baiser de colombe qui s’éveille.
III
RÉCIT DE MARIE
..... Bientôt on me connut. Ce fut à qui m’aurait. Mes amants faisaient mille folies pour me plaire. Tous les soirs je lisais les billets doux de la journée, pour y trouver l’expression nouvelle de quelque cœur autrement moulé que les autres et fait pour moi. Mais tous se ressemblaient. Je savais d’avance la fin de leurs phrases et la manière dont ils allaient tomber à genoux. Il y en a deux que j’ai repoussés par caprice et qui se sont tués. Leur mort ne m’a point touchée. Pourquoi mourir? Que n’ont-ils plutôt tout franchi pour m’avoir? Si j’aimais un homme, moi, il n’y aurait pas de mers assez larges ni de montagnes assez hautes pour m’empêcher d’arriver jusqu’à lui. Comme je me serais bien entendue, si j’avais été homme, à corrompre des gardiens, à monter la nuit aux fenêtres, et à étouffer sous ma bouche les cris de ma victime!
Trompée, chaque matin, de l’espoir que j’avais eu la veille, je les chassais avec colère et j’en prenais d’autres. L’uniformité du plaisir me désespérait et je courais à sa poursuite avec une frénésie toujours altérée de jouissances nouvelles et magnifiquement rêvées, semblable aux marins en détresse qui boivent de l’eau de mer et ne peuvent s’empêcher d’en boire, tant la soif les brûle!
Dandys et rustauds, j’ai voulu voir si tous étaient de même. J’ai goûté la passion des hommes aux mains blanches et grasses, aux cheveux teints et collés sur les tempes, j’ai eu de pâles adolescents, blonds, efféminés comme des filles, qui se mouraient sur moi. Les vieillards aussi m’ont salie de leurs joues décrépites, et j’ai contemplé au réveil leur poitrine oppressée et leurs yeux sans flamme. Sur un banc de bois, dans un cabaret de village, entre un pot de vin et une pipe de tabac, l’homme du peuple, encore, m’a embrassée avec violence. Je me suis fait comme lui une joie épaisse et des allures faciles. Mais la canaille ne fait pas mieux l’amour que la noblesse, et la botte de paille n’est pas plus chaude que les sophas. Pour les rendre plus ardents, je me suis dévouée à quelques-uns comme une esclave, et ils ne m’en aimaient pas davantage. J’ai eu pour des sots des bassesses infâmes et, en échange, ils me haïssaient, ils me méprisaient, alors que j’aurais voulu leur centupler mes caresses et les inonder de bonheur. Espérant enfin que les gens difformes pouvaient mieux aimer que les autres, et que les natures rachitiques se raccrocheraient à la vie par la volupté, je me suis donnée à des bossus, à des nègres, à des nains; je leur fis des nuits à rendre jaloux des millionnaires; mais je les épouvantais peut-être, car ils me quittaient vite. Ni les pauvres, ni les riches, ni les beaux, ni les laids n’ont pu assouvir l’amour que je leur demandais à remplir. Tous, faibles, languissants comme dans l’ennui, avortons conçus par des paralytiques que la vie énerve, que la femme tue, craignant de mourir dans des draps comme on meurt à la guerre, il n’en est pas un que je n’aie vu lassé dès la première heure!
Il n’y a donc plus sur la terre de ces jeunesses divines d’autrefois! Plus de Bacchus, plus d’Apollons! Plus de ces héros qui marchaient couronnés de pampres et de lauriers!