Œuvres complètes de lord Byron, Tome 01: avec notes et commentaires, comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
[28] On sait qu'en Angleterre les délits contre la pudeur, les adultères et les viols, sont soumis à des amendes pécuniaires, énormes il est vrai, mais qui entraînent la prison dans les cas seulement où le coupable se trouve dans l'impossibilité de les acquitter.
65. Alphonso, c'était le nom du mari de Julia, était un homme encore de bonne mine, et qui, sans être fort chéri, n'était pas non plus détesté. Ils vivaient ensemble comme le plus grand nombre, supportant d'un commun accord leurs mutuels défauts, et n'étant exactement ni un ni deux. Cependant, Alphonso était jaloux, mais il se gardait de le paraître; car la jalousie tremble toujours qu'on ne la reconnaisse.
66. Julia était,—je n'ai jamais su pourquoi,—l'amie intime de Donna Inès. Il y avait peu de rapports dans leurs goûts, car Julia n'avait jamais écrit une ligne. Aucuns disent (sans doute ils mentent, car la méchanceté veut tout expliquer) qu'Inès, avant le mariage de Don Alphonse, avait oublié avec lui quelque chose de sa vertu habituelle;
67. Et que, conservant cette ancienne connaissance, dont le tems avait bien purifié les sentimens, elle avait témoigné la même affection à l'épouse d'Alphonso: certainement elle ne pouvait mieux faire. Elle flattait Julia en lui accordant sa sage protection, et elle faisait l'éloge du bon goût d'Alphonso. De cette manière, si elle ne faisait pas taire la médisance (chose impossible), au moins rendait-elle ses coups moins redoutables.
68. Je ne raconterai pas comment Julia vit l'affaire, par les yeux du monde ou par les siens propres: on ne peut le deviner; du moins elle ne le laissa pas soupçonner: peut-être ne sut-elle rien, ou ne s'en embarrassa-t-elle pas, soit par indifférence ou par habitude. Je ne sais vraiment qu'en dire et penser, tant ses sentimens furent secrets dans cette occasion.
69. Elle vit Don Juan, et, comme un bel enfant, souvent elle le caressait; c'était une chose bien naturelle et nullement inquiétante, quand elle avait vingt ans et lui treize; mais je ne sais pas si j'en aurais également souri quand elle eut vingt-trois ans et lui seize. Ce léger surcroît d'années opère de singuliers changemens, surtout chez les peuples brûlés du soleil.
70. Quelle qu'en fût la cause, il est sûr qu'ils étaient changés. La jeune dame restait à quelque distance, et le jeune homme était devenu timide. Leurs regards étaient baissés, leurs salutations presque muettes, leurs yeux singulièrement embarrassés. Sans doute bien des gens croiront que Julia devinait bien ce que signifiait tout cela; pour Juan, il n'en avait pas plus l'idée que de l'Océan ceux qui ne l'ont jamais vu.
71. Cependant, il y avait quelque chose de tendre dans la froideur de Julia; quand sa jolie main tremblante s'éloignait de celle de Juan, elle y laissait un demi-serrement vif, caressant et léger, si léger, que l'esprit hésitait encore à le croire; mais il n'est pas de magicien qui ait opéré, avec la baguette et tout le savoir d'Armide, un changement comparable à celui que ce léger toucher produisait sur le cœur de Juan.
72. Le rencontrait-elle? elle ne lui souriait plus, et son regard avait une tristesse bien plus douce que son sourire; il semblait dire que son ame brûlante nourrissait mille pensées qu'elle ne pouvait avouer, mais qu'elle chérissait à mesure qu'elles y étaient plus comprimées. L'innocence elle-même a ses ruses; elle n'ose mettre dans ses aveux une entière franchise, et le premier maître de l'amour c'est l'hypocrisie.
73. Mais c'est en vain que la passion s'entoure d'obscurité, elle finit par se trahir. Semblable aux sombres nuages qui présagent une tempête affreuse, la discrétion de ses yeux signale ses sentimens intimes. On aperçoit de l'hypocrisie dans tous ses mouvemens; et la froideur, la colère, le dédain ou la haine, sont des masques dont elle se couvre bien souvent, et cependant toujours trop tard.
74. Ils en vinrent bientôt aux soupirs, et la résistance les rendit plus profonds; aux œillades, plus délicieuses parce qu'elles étaient dérobées. Leurs joues brûlantes se colorèrent quand leur cœur ne pouvait rien se reprocher encore. À son arrivée on éprouvait de l'émotion; à son départ, de l'inquiétude, et tout cela était autant de légers préludes à la possession, que les jeunes amans ne peuvent éviter, et qui servent seulement à prouver que l'amour est fort embarrassé pour s'introduire chez un novice.
75. Pauvre Julia! son cœur était dans une situation désespérée; elle sentit qu'il s'en allait, et résolut de faire la plus noble résistance pour son bien et celui de son époux, de son honneur, de sa gloire, de sa religion, de sa vertu. Il y avait vraiment de la grandeur d'ame dans ces projets, et ils auraient attendri un Tarquin. Elle implora les grâces de la vierge Marie, comme de celle qui se connaissait le mieux aux cas féminins.
76. Elle fit vœu de ne plus voir Juan, et le jour suivant elle rendit à sa mère une visite. Ses regards se portèrent vivement sur la porte quand elle s'ouvrit; grâces à la Vierge, c'était un autre qui entrait. Elle en remercia Marie, non pourtant sans quelque tristesse.—On ouvre encore, ce ne peut être que lui; c'est sans doute Juan?—Non! J'ai peur que la nuit suivante on ait oublié de prier la sainte Vierge.
77. Maintenant elle trouve plus convenable à une femme vertueuse de lutter en face contre les tentations; la fuite lui semble un expédient honteux et inutile. Nul ne pourra jamais produire la moindre sensation sur son cœur; c'est-à-dire quelque chose au-delà de ce sentiment de préférence ordinaire, qu'inspirent toujours certaines personnes plus aimables que les autres; mais alors on suppose qu'ils sont simplement des frères.
78. Et si, même par hasard (que sait-on? le diable est bien fin), elle découvrait que tout en elle n'est pas absolument calme; si, libre encore, tel ou tel amant venait à lui plaire, une femme vertueuse réprime de telles idées, il est plus beau pour elle de savoir les gouverner. Mais si l'on demande? il suffit de refuser. Je conseille aux jeunes dames d'en faire l'épreuve.
79. D'ailleurs, il est des sentimens semblables à l'amour divin, ravissans, immaculés, purs et sans mélange, aussi déliés que la pensée des anges, et des matrones qui les prennent le plus pour modèles. Il existe un amour platonique, parfait, «tel enfin que le mien.» Ainsi parlait Julia; ainsi vraiment pensait-elle, et ainsi l'aurais-je pensé, si j'eusse été l'objet de ses célestes rêveries.
80. Un tel amour est innocent; il peut unir un jeune couple sans danger. On peut baiser une main, puis même une lèvre: pour moi, je suis étranger à ces procédés-là; mais écoutez! Ces libertés sont les dernières qu'un amour semblable puisse permettre; si l'on va plus loin, on commet un crime. Ce ne sera pas ma faute, je les en avertis bien à tems.
81. L'innocent projet de Julia fut donc de conserver l'amour, mais l'amour dans ses bornes convenables, en faveur du jeune Don Juan. Celui-ci, dans l'occasion, pourrait en faire son profit; nourri d'une flamme trop pure pour jamais perdre de sa divine ardeur, avec quelle douce persuasion l'amour et elle-même lui apprendraient—je ne sais vraiment quoi, et Julia non plus.
82. Forte de ces belles intentions, et ayant armé contre toutes les épreuves la pureté de son ame, persuadée qu'à l'avenir elle serait invincible, et que son honneur était un rocher ou une digue inattaquable, Julia, dès cette heure, eut l'extrême sagesse de déposer toute espèce d'inquiétans remords; mais si elle fut toujours maîtresse d'elle-même, c'est ce que nous ferons voir par la suite.
83. Son plan lui paraissait aussi facile qu'innocent. Il est certain qu'un jouvenceau de seize ans ne pouvait guère appeler les griffes du scandale, et dans ce cas-là même, satisfaite de n'avoir rien fait de blâmable, son cœur était tranquille. Le repos de la conscience donne tant de sérénité! Les chrétiens se sont mutuellement rôtis, bien persuadés que les apôtres en eussent fait autant qu'eux.
84. Et si, pendant ce tems, son mari venait à mourir, mais le ciel la préserve d'en avoir pu concevoir l'idée, même en songe (et alors elle soupirait). Jamais elle n'aurait la force de soutenir une telle perte; mais enfin, supposé que ce moment pût arriver. Je dis seulement supposons,—inter nos (c'est-à-dire entre nous, car Julia pensait en français; mais alors il aurait fallu compter la rime pour rien).
85. Je dis donc supposé cette supposition: Juan, ayant alors l'importance d'un homme fait, conviendrait parfaitement à une dame de condition; dans sept ans il ne serait pas encore trop tard, et, en attendant (pour continuer le songe), le mal ne serait pas après tout bien grand, quand il apprendrait les élémens de l'amour; j'entends les élémens séraphiques des habitans du ciel.
86. Assez pour Julia. Revenons maintenant à Don Juan. Pauvre enfant! il n'avait nulle idée de ce qu'il éprouvait; il ne pouvait en deviner la cause. Ardent dans ses sentimens, comme la miss Medea d'Ovide, il se jetait avidement sur une chose toute nouvelle pour lui, mais il n'imaginait pas qu'elle fût naturelle, et que, loin d'être redoutable, elle pût, avec un peu de patience, devenir ravissante.
87. Silencieux et pensif, languissant, inquiet, accablé, il quittait sa demeure pour la solitude des bois: tourmenté d'une blessure qu'il n'apercevait pas, il recherchait, comme tous les chagrins profonds, les plus noires solitudes. Et moi aussi j'aime la solitude, mais alors il faut que vous m'entendiez bien; je veux parler de la solitude d'un sultan dans son harem, et non de celle d'un ermite dans sa grotte.
88. «Oh! amour, c'est dans un tel désert où s'entrelacent le transport et la sécurité, que ton empire est vraiment enchanteur, et que tu es un dieu vraiment divin.» Les vers du poète, que je cite[29] ne sont pas mauvais, à l'exception du second, où l'entrelacement du transport et de la sécurité s'entrelace à une phrase de quelque obscurité.
[29] Campbell (Gertrude de Wyomyng).
89. Le poète, sans doute, et c'est ainsi qu'il en appelle au bon sens et aux sens de tout le monde, voulait parler d'une chose que chacun a, ou pourra dans l'occasion éprouver, savoir que l'on n'aime pas à être dérangé à la table ni au lit.—Je n'en dirai pas davantage sur l'entrelacement ou le transport, nous les connaissons suffisamment; mais je désire ici fermer la porte par la sécurité[30].
[30] C'est-à-dire: «Je désire terminer cette digression par le mot sécurité.» M. A. P. n'a pas entendu ce jeu de mots.
90. Errant sur les bords de frais ruisseaux, le jeune Juan se livrait à des pensées inénarrables; ensuite il se perdait dans les sombres réduits où se croisent les énormes rameaux du liége. C'est là que les poètes trouvent des sujets pour leurs chants; c'est là que nous tous nous allons les relire, et juger du mérite de nos sujets et de nos vers, à moins que, comme ceux de Wordsworth, ils ne soient inintelligibles.
91. Il continuait ainsi (Juan, et non pas Wordsworth) à s'entretenir avec sa belle ame, afin d'adoucir, sinon de surmonter entièrement les peines de son cœur. Il avait recours, autant qu'il le pouvait, à des idées qui n'offraient aucune prise aux remords, et comme Coleridge, il devenait métaphysicien avant de s'être lui-même sondé.
92. Il jetait les yeux sur lui, sur toute la terre, sur la merveille de l'homme et du firmament; il se demandait comment tous deux avaient été créés; il songeait aux tremblemens de terre et à la guerre, au nombre de milles qui pouvaient former la circonférence de la lune; aux ballons, aux obstacles nombreux qui s'opposent à la connaissance exacte des cieux, et après tout cela, il revenait aux yeux de Donna Julia.
93. La vraie sagesse peut voir, dans les pensées de cette espèce, une noble curiosité et une avidité sublime dont quelques-uns apportent le germe en naissant; mais la plupart ont appris à s'en troubler l'esprit, on ne sait pourquoi. Il était étonnant qu'une si jeune tête pût se soucier de la marche du firmament; mais si, selon vous, la philosophie l'inspirait alors, elle fut bientôt, selon moi, secondée par la voix de la puberté.
94. Il s'occupait des feuilles et des fleurs. Il entendait une voix dans tous les vents; alors il pensait aux nymphes des bois, aux ombrages sacrés, au tems où les déesses se montraient aux hommes. Il oubliait son chemin aussi bien que les heures, et quand il interrogeait sa montre, il s'apercevait que le vieux Saturne avait beaucoup gagné,—et que pour lui, il avait perdu son dîner.
95. Quelquefois il revenait à ses livres, Boscan ou Garcilasso.—Mais comme le vent fait parfois trembler les pages que nous lisons, ainsi, l'imagination venait agiter son ame au milieu de sa lecture mystique: on eût dit que les magiciens dirigeaient sur lui leurs enchantemens, et qu'ils chargeaient le vent de les lui porter, comme dans quelques contes de bonnes vieilles femmes.
96. C'est ainsi qu'il passait les heures dans la solitude; toujours triste et toujours ignorant ce qui lui manquait. Les tendres rêveries, les chants des poètes, ne pouvaient lui offrir ce dont il avait réellement besoin: un sein sur lequel il pût reposer sa tête..., entendre un cœur battre d'amour; et—bien d'autres choses que j'ai oubliées, ou que, du moins, je n'ai pas besoin de mentionner.
97. Ces promenades solitaires, ces rêveries profondes, ne pouvaient échapper aux yeux de l'aimable Julia: elle vit bien que Juan n'était pas à son aise; mais ce qui peut et doit surprendre avant tout, c'est que Donna Inès ne fatigua pas son fils de ses questions ou de ses soupçons: soit qu'elle n'eût vu, ou n'eût voulu rien voir, ou soit, comme les plus habiles, qu'elle ne l'eût pas pu.
98. Ceci peut paraître singulier, et pourtant, rien de plus commun. Par exemple:—Les maris dont les femmes outrepassent les droits écrits des épouses, et violent le....—Quel est donc ce commandement qu'elles violent? (Je l'ai oublié, et, selon moi, il ne faut pas citer au hasard, de crainte de se tromper.) Enfin, quand ces mêmes maris sont jaloux, ils font toujours quelque bévue que leurs dames viennent nous raconter.
99. Un véritable époux est toujours soupçonneux; mais il n'en est pas plus clairvoyant. Jaloux de celui qui ne pensait à rien, il devient l'artisan de sa propre disgrâce, en accueillant un intime ami rempli de vices; l'accident est dès-lors inévitable, et quand l'épouse et l'ami ont ensemble disparu, il demeure stupéfait de leur corruption, et non pas de sa propre sottise.
100. Ainsi, quelquefois, s'aveuglent les parens; malgré toute leur vigilance de lynx, ils ne savent pas que le public malin s'amuse de l'histoire de la maîtresse du jeune Hopeful, ou de l'amant de miss Fanny. Enfin, quelque escapade scandaleuse vient déranger le plan de vingt années; tout est perdu: alors la mère crie, le père jure et demande pourquoi diable il a des héritiers.
101. Mais Inès était si soupçonneuse et si clairvoyante, que je suis forcé de penser qu'en cette occasion elle avait quelque motif secret d'abandonner Juan à cette nouvelle tentation. Quel était ce motif? c'est ce que je ne pourrais dire. Peut-être voulait-elle ainsi couronner son éducation, ou bien encore ouvrir les yeux de Don Alphonso, dans le cas où il aurait eu de la vertu de sa femme une opinion exagérée.
102. Un jour, c'était un jour d'été,—c'est vraiment une saison dangereuse que l'été, et même le printems, depuis les derniers jours de mai. Nul doute que le soleil n'en soit la cause efficace; mais en tout cas, on peut dire et demeurer convaincu, non pas de trahison, mais bien de véracité, qu'il est des mois dans lesquels la nature se plaît à répandre les plaisirs. Si celui de mars a ses lièvres, mai doit avoir son héroïne[31].
[31] M. A. P. a traduit: «Il est des mois où la nature se complaît dans certains caprices: mars est renommé pour ses lièvres, mai veut qu'on parle de ses héroïnes.» Byron semble avoir employé l'expression héroïne, parce qu'elle forme un jeu de mots avec celle de hare, lièvre, qu'on prononce hère.
103. C'était donc un jour d'été,—le 6 juin:—J'aime l'exactitude dans les dates; j'en mets non-seulement dans celle des siècles et des années, mais encore dans celle des mois. Les mois sont des espèces de maisons de poste où les destins changent de chevaux, et font changer de ton à l'histoire. Ensuite ils traversent, à bride abattue, les empires et les républiques, et ne laissent guère après eux que la chronologie, si vous en exceptez les post-obits théologiques[32].
[32] C'est-à-dire les messes et recommandises fondées à perpétuité par les moribonds, pour le repos de leur ame.
104. C'était le 6 juin, vers six heures et demie, peut-être même plus près de sept, que Julia s'assit dans un aussi joli berceau que ceux destinés aux houris, dans les profanes cieux décrits par Mahomet et par Anacréon Moore,—Moore, à qui furent accordés la lyre, les lauriers et tous les trophées de la victoire poétique. Il était digne de les obtenir; puisse-t-il les conserver long-tems encore[33]!
[33] C'était à cette époque que Moore recevait en dépôt les Mémoires de Byron, et qu'il jurait de les publier après la mort de son confiant ami.
105. Elle s'y assit, mais elle n'était pas seule. Je ne sais pas au juste comment s'était ménagée une pareille entrevue; je le saurais, d'ailleurs, que je ne le dirais pas.—Il faut toujours savoir se taire. Qu'importe les moyens dont ils se servirent? il suffit d'être sûr que c'est Julia et Juan qui se trouvent là, face à face.—Quand deux semblables visages sont dans cette situation, il serait sage à chacun d'eux, mais aussi bien difficile de fermer les yeux.
106. Qu'elle était belle en le regardant! L'émotion de son cœur avait coloré ses joues, et cependant elle ne se reprochait rien. O amour, quelle est donc la mystérieuse perfection de ton art? il donne au faible des forces, il foule aux pieds le fort. Comme ils s'abusent eux-mêmes ces sages mortels que tu as enveloppés de tes filets!—Le précipice ouvert sous les pas de Julia était immense; mais la confiance que lui donnait sa vertu l'était également.
107. Elle pensa à ses propres forces, à la jeunesse de Juan, au ridicule de la pruderie, aux triomphes de la vertu, de la foi conjugale, et alors aux cinquante ans de Don Alphonso. À dire vrai, je n'aime pas que cette idée lui soit venue; car c'est un nombre rarement propre à donner du cœur; et dans tous les climats, sur la neige ou sous l'équateur, il sonne aussi mal en amour que bien en finance.
108. Quand quelqu'un dit: «Je vous ai répété cinquante fois,» il veut chercher querelle, et souvent il y réussit. Quand les poètes disent: «J'ai fait cinquante vers;» ils vous font craindre de les leur entendre réciter. C'est par troupes de cinquante que les voleurs font leurs coups; c'est à cinquante ans qu'il est vraiment rare d'inspirer amour pour amour; mais alors il est facile de beaucoup obtenir avec cinquante louis.
109. Julia avait de l'honneur, de la vertu, de la fidélité; elle aimait Don Alphonso; elle formait intérieurement tous les sermens qu'on adresse d'ici-bas aux divinités de là-haut, de ne jamais souiller l'anneau qu'elle portait, et de ne former aucun souhait qui fût contraire à la sagesse: tout en mûrissant ces résolutions, et d'autres encore plus vertueuses, l'une de ses mains était appuyée languissamment sur celle de Juan: uniquement par erreur; elle croyait ne toucher que la sienne propre.
110. Insensiblement elle s'appuya sur l'autre main de Juan, qui jouait dans les tresses de ses cheveux; son attitude distraite semblait indiquer qu'elle luttait avec des pensées qu'elle ne pouvait étouffer. Certainement, la mère de Juan avait bien tort, après avoir tant surveillé son fils pendant plusieurs années, de laisser ensemble ce couple imprudent. Je suis sûr que ma mère en eût agi tout autrement[34].
[34] M. A. P. a oublié de traduire cette jolie strophe.
111. Peu à peu la main qui tenait encore celle de Juan confirma doucement, mais d'une manière sensible, la pression qu'elle recevait; elle semblait dire: «Retenez-moi si vous voulez.» Cependant elle ne voulait presser les doigts de Juan que d'une étreinte platonique; elle les eût lâchés comme une couleuvre ou un crapaud, si elle eût imaginé qu'un semblable mouvement pouvait faire naître des sentimens dangereux pour une épouse prudente.
112. Je ne sais pas ce qu'en pensait Juan, mais il fit ce que tous vous voudriez faire: ses jeunes lèvres remercièrent la main par un reconnaissant baiser; et aussitôt, confus de son ivresse, il la quitta avec l'air du désespoir, comme s'il eût commis un crime. Combien l'amour est timide la première fois! Julia rougit, mais ne se courrouça pas: elle chercha à parler, mais elle retint sa langue, tant sa voix était affaiblie.
113. Le soleil disparaît, et la jaune Phœbé se lève[35]: mais, par malheur, le diable est dans la lune. Ceux qui ont donné à cet astre le surnom de Chaste l'avaient, je crois, observé de trop bonne heure. Les plus longs jours, même le 24 de juin, ne voient jamais autant d'actes licencieux que le bienveillant regard de la lune n'en éclaire en trois heures seulement,—et c'est ainsi que toute l'année elle atteste sa modestie[36]?
[35] Les traducteurs ont substitué l'épithète pâle à celle de jaune; mais ce n'est pas par distraction que Byron, le plus grand poète descriptif qui ait jamais été, s'est servi ici de l'adjectif yellow. Ce sont les rayons de la lune qui sont pâles, et non pas elle.
[36] M. A. P. traduit: «Pourtant on admire son aspect modeste pendant qu'elle parcourt les cieux.» Byron veut dire ici que toutes les nuits éclairées par la lune sont aussi indécentes que les trois heures auxquelles il vient de comparer les plus longs jours.
114. Il y a du danger dans le silence de cette heure: c'est un calme qui permet à l'ame oppressée de se mettre à l'aise, sans lui donner la liberté d'appeler la conscience à son secours. La lumière argentée qui inonde cet arbre et cette tour, et les couvre d'une beauté, d'un charme si profond, pénètre aussi notre cœur, et le jette dans une tendre langueur, bien éloignée d'être le repos[37].
[37] J'ai traduit mot à mot. M. A. P. a cru devoir paraphraser ainsi l'idée de Byron: «Cette lumière pénètre dans le cœur, et y répand une amoureuse langueur qui n'est pas le calme de l'indifférence.»
115. Julia était assise près de Juan, à demi embrassée, et écartant à demi ses bras amoureux, qui tremblaient comme le sein sur lequel ils reposaient: cependant elle pouvait croire encore qu'il n'y avait pas de danger, et qu'il était facile de débarrasser sa taille; mais alors la position avait ses charmes, alors,—Dieu sait le reste; je ne m'y arrêterai pas; je suis même presque fâché d'en avoir commencé le récit.
116. O Platon! Platon! c'est avec tes suppositions erronées, c'est par cet empire imaginaire que ton système nous accorde sur les penchans les plus impétueux du cœur, que tu as ouvert une route plus immorale que ne le firent jamais poètes ou romanciers.—Tu es un niais, un sot, un charlatan,—et l'on ne doit tout au plus te prendre que pour un entremetteur[38].
[38] M. A. P. traduit ce dernier vers: «Pendant ta vie tu as été tout au plus un entremetteur d'intrigues amoureuses.» Il ne s'agit pas ici de la conduite de Platon, mais de l'influence de ses écrits.
117. La voix de Julia s'éteignit ou se perdit en soupirs, jusqu'au moment où tous les discours auraient été inutiles; ses beaux yeux étaient noyés dans les larmes. Pourquoi ne coulaient-elles pas sans cause? Mais, hélas! qui peut aimer et conserver la sagesse? Les remords, cependant, luttaient contre ses désirs: elle résistait encore un peu, elle se repentait beaucoup. «Jamais, jamais!» murmurait-elle, et elle consentait à tout.
118. On dit que Xercès offrait une récompense à ceux qui pourraient lui trouver un nouveau plaisir. Cette découverte était, selon moi, bien difficile, et sa majesté n'aurait pu la payer trop cher. Pour moi, poète rempli de modération, je suis heureux d'un peu d'amour (ce que je nomme mon passe-tems), et je n'aspire pas après de nouveaux plaisirs. Les anciens me suffisent, puissent-ils seulement durer!
119. O plaisir! réellement tu es une douce chose, bien que nous devions tous être damnés pour toi. Chaque printems je jure de réformer ma vie avant la fin de l'année, et mes vœux de chasteté finissent toujours par s'envoler. Cependant cette année, je pense, il serait encore possible de les tenir. J'en suis vraiment désolé, j'en rougis de honte: mais c'est à l'autre hiver que je remets ma conversion.
120. Ici ma chaste muse va se permettre une liberté.—Ne tremblez pas, lecteur plus chaste encore,—elle ne cessera plus d'être pudique, et vous n'avez pas sujet de vous effrayer. Cette liberté est une licence poétique qui peut donner à mon plan quelque irrégularité; et, comme je suis hautement pénétré des règles d'Aristote, il est convenable de demander pardon quand je viens à les violer.
121. Cette liberté consiste à espérer que le lecteur voudra bien, du 6 juin (jour fatal sans lequel le défaut d'action aurait rendu inutile tout mon talent poétique), se transporter à plusieurs mois de distance, sans perdre de vue Julia et Don Juan. Je sais bien que c'était en novembre, mais je n'ai pas bien retenu le jour précis.—Cette date est un peu obscure.
122. Nous causerons de ceci tout à l'heure.—Il est doux d'entendre, au milieu de la nuit, sur les flots bleus et argentés de l'Adriatique, la voix et la rame du gondolier qui, dans un lointain affaiblissant, fend le sein des eaux. Il est doux de voir l'étoile du soir se lever; il est doux d'écouter les vents de la nuit murmurer de feuille en feuille; il est doux de voir Iris mesurer le ciel en s'élevant du sein de l'Océan sur le sommet des montagnes.
123. Il est doux d'entendre les fidèles aboiemens du chien de garde accueillir vivement notre approche du toit domestique; il est doux de savoir qu'il y a dans cet endroit un œil qui remarquera notre venue, et brillera de plaisir en nous revoyant; il est doux d'être éveillé par l'alouette, ou bercé par la chute des eaux; doux est le bourdonnement des abeilles, la voix des vierges, le chant des oiseaux, le bégaiement et les premiers mots d'un enfant.
124. Douce est la vendange quand les grappes humides roulent par milliers sur la terre qu'elles rougissent. Il est doux d'échapper au tumulte des villes, pour jouir des plaisirs de la campagne. Doux sont pour l'avare les monceaux d'or, et pour un père la naissance de son premier né. Douce est la vengeance,—surtout pour les femmes; le pillage, pour les soldats, les prises d'argent pour les gens de mer.
125. Doux est un legs, douce surtout la mort imprévue d'une vieille dame ou d'un personnage de soixante-dix ans accomplis qui nous faisait, «nous jeunes», attendre mille fois trop long-tems son train, son or, ou ses propriétés. Il se plaignait toujours, mais son corps était si robuste que tous les Israélites furieux voulaient mettre en pièces ses héritiers pour leurs maudites créances après décès.
126. Il est doux de cueillir des lauriers, soit avec l'épée, soit avec la plume. Il est doux de terminer une dispute; il est doux d'en faire naître une avec un ami ennuyeux. Doux est le vin vieux en bouteille, et l'ale en barrique; douce est pour nous la créature faible que nous défendons contre tout le monde; doux enfin le collége que nous n'oublions jamais, et qui nous oublie si promptement.
127. Mais mille fois plus doux encore que tout cela, est le premier et brûlant amour.—Seul il reste gravé dans notre ame, comme dans celle d'Adam le souvenir du Paradis terrestre. Quand l'arbre de la science a été ébranlé et que tout est connu, la vie n'offre plus rien de comparable à cette ambroisiale faute, que sans doute la fable a voulu peindre par le feu ravi des cieux par le téméraire Prométhée.
128. L'homme est un étrange animal, et il fait un singulier usage de ses facultés et des différens arts. Avant tout il aime à essayer mille espèces d'épreuves pour attirer l'attention sur lui. Dans ce siècle qui est celui des bizarreries, tous les talens ont leurs tréteaux. Mieux vaudrait rechercher d'abord la vérité, au risque de spéculer sur l'imposture, après avoir perdu son tems.
129. Combien n'avons-nous pas vu de découvertes opposées (signes d'un génie véritable et de poches vides)? L'un fait de nouveaux nez, l'autre une guillotine; celui-ci nous brise les os, celui-là nous les replace; pour la vaccine, elle fut sans doute la compensation des fusées Congrèves[39].
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[39] Ces fusées, inventées par sir W. Congrève, sont de petites bombes dont l'effet est plus sûr et beaucoup plus meurtrier que celui de l'obus; elles portent une mèche inextinguible. Elles furent employées, avec un succès trop meurtrier, à Waterloo.
130. On a fait, avec les pommes de terre, du pain aussi bon que l'autre; le galvanisme a fait grimacer quelques cadavres, mais il n'a pas satisfait autant que l'appareil inventé dans les premières séances de la société des amis des hommes, par le moyen duquel on désasphyxie gratuitement. Combien de merveilleuses machines depuis peu de tems!...
131. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
132. Ce siècle est encore celui de découvertes pour tuer les corps et sauver les ames; elles sont propagées dans les meilleures intentions. Par la lanterne de sir Humphrey Davy[40], l'extraction du charbon de terre n'est plus dangereuse, et les voyages à Tombuctoo, les excursions vers les pôles peuvent servir au bonheur des hommes autant que Waterloo à leur malheur.
[40] Célèbre chimiste anglais.
133. L'homme est un phénomène, un je ne sais quoi, une merveille au-delà de toute merveilleuse expression; c'est pourtant une pitié sur cette sublime terre, que le plaisir soit un crime, et que parfois le crime soit un plaisir. Peu de mortels savent bien ce qu'ils désirent, mais que ce soit la gloire, la puissance, l'amour ou la richesse, ils en trouvent la route semée d'écueils, et quand le but est atteint nous mourons; vous le savez,—et alors—
134. Quoi alors?—Je ne le sais pas plus que vous.—Ainsi bonne nuit;—et revenons à notre histoire. C'était en novembre, quand les beaux jours sont devenus rares, quand les montagnes lointaines paraissent chenues et jettent un chapeau éclatant de blancheur sur leurs manteaux azurés; quand la mer vient mugir autour des promontoires et les flots se briser contre les rochers: quand enfin le soleil moins ardent disparaît sur les cinq heures.
135. C'était, comme disent les Watchmen[41], une nuit grise, pas de lune, pas une étoile; un vent doux ou furieux par intervalles, et dans beaucoup de foyers une flamme brillante de bois menu que toute une famille entourait. Il y a dans cette espèce de flamme quelque chose de gai, même quand le soleil d'été n'est obscurci d'aucun nuage. J'aime singulièrement le feu et les grillots, aussi bien que les homars, la salade, le champagne et les causeries.
[41] Watchmen, les gens qui font, à Londres, la garde urbaine; ce qu'étaient autrefois, en France, les chevaliers du guet.
136. Il était minuit.—Donna Julia dans son lit dormait probablement—lorsqu'à sa porte s'éleva un bruit capable de réveiller les morts, s'ils l'eussent jamais été auparavant; car nous avons tous lu que les morts furent, et seront encore, au moins une fois, réveillés. La porte était fermée, mais une voix et des doigts donnèrent la première alarme; on entendit: «Madame!—Madame!—Chut!
137. «Au nom de Dieu, Madame,—Madame—voici mon maître, avec la moitié de la ville à sa suite.—Vit-on jamais une chose plus affreuse? Ce n'est pas ma faute.—Je faisais bonne garde.—Hélas, retirez donc plus vite le verrou, je vous prie.—Ils montent maintenant l'escalier, dans une seconde ils seront ici; il pourrait peut-être s'échapper.—La fenêtre n'est certainement pas si haute!»
138. Cependant arrivait Don Alphonso, avec des torches, des amis et des valets, en grand nombre; la plupart, depuis long-tems mariés, étaient ravis de troubler le sommeil de la femme coupable qui voulait outrager à la dérobée le front d'un époux: une pareille conduite était trop contagieuse, et si l'on n'en punissait pas une, toutes les femmes suivraient bientôt son exemple.
139. Je ne puis dire comment, pourquoi et de quel genre étaient les soupçons de Don Alphonso: mais pour un cavalier de son rang, il y avait bien de la grossièreté à lever ainsi une armée autour du lit nuptial, avant d'avoir le moins du monde averti sa femme, et à prendre des laquais armés d'épées et de flambeaux pour attester l'affront qu'il craignait le plus de recevoir.
140. La pauvre Julia, sortant comme d'un profond sommeil (remarquez bien que je ne dis pas qu'elle n'eût pas dormi), se mit en même tems à crier, bâiller et verser des larmes. Pour sa suivante Antonia, qui était au fait de tout, elle se hâtait de rejeter la couverture du lit en morceau pour donner à penser qu'elle-même venait d'en sortir. Je ne sais pas vraiment pourquoi elle se donnait tant de peine pour prouver que sa maîtresse n'avait pas couché seule:
141. Mais il était à croire que la dame et sa suivante étaient deux pauvres petites femmes tremblantes qui, par crainte des farfadets, et plus encore des hommes, avaient cru pouvoir mieux résister à un homme si elles restaient deux. Elles s'étaient donc innocemment couchées côte à côte, en attendant que les heures d'absence fussent écoulées, et que l'infâme mari eût reparu en disant: «Chère amie, c'est moi qui ai le premier songé à repartir.»
142. Julia retrouva enfin la parole et s'écria: «Au nom du ciel, Don Alphonso, que prétendez-vous faire? êtes-vous devenu fou? Dieu! que ne suis-je morte avant d'être sacrifiée à un monstre semblable! quel est le motif de cette violence nocturne, l'ivrognerie ou le spleen! pouvez-vous bien me soupçonner d'une conduite dont l'idée seule me ferait mourir! Cherchez alors dans cette chambre.—C'est mon intention,» répondit Alphonso.
143. Il chercha, ils cherchèrent, tout fut retourné, cabinet, gardes-robes, armoires, embrasures de fenêtres. Ils trouvèrent beaucoup de linge et de dentelles, des paires de bas, des mules, des brosses, des peignes, des nécessaires, et les autres articles à l'usage des jolies femmes, propres à conserver la beauté et entretenir la propreté. Ils percèrent de leurs épées des rideaux et des tapisseries, ils arrachèrent des volets, ils brisèrent des tables.
144. Ils cherchèrent sous le lit, et y trouvèrent,—peu importe,—ce n'était pas ce qu'ils désiraient; ils ouvrirent les fenêtres pour découvrir si la terre ne portait pas l'empreinte de quelque semelle, la terre était muette. Alors ils se regardèrent les uns les autres. Il est étrange, et cela me semble même une bévue, que nul d'entre eux n'ait songé à regarder dans le lit aussi bien que dessous.
145. Pendant cette perquisition, la voix de Julia ne dormait pas. «Oui, cherchez et recherchez, s'écriait-elle; accumulez insultes sur insultes, outrages sur outrages. Était-ce pour cela que j'ai pris le nom d'épouse! pour cela que j'ai si long-tems sans me plaindre souffert à mes côtés un époux comme Alphonso! Mais je ne le souffrirai plus, je quitterai cette maison; s'il y a des lois et un seul légiste en Espagne.
146. «Oui, Don Alphonso, vous n'êtes plus mon époux, si jamais toutefois vous avez mérité ce titre. Est-il digne de votre âge?—Vous êtes à votre dixième lustre; cinquante ou soixante ans—c'est bien la même chose. Est-il sage, est-il décent de faire de pareilles recherches pour déshonorer une femme vertueuse? Don Alphonso! homme ingrat, parjure, barbare; osez-vous bien concevoir de pareils soupçons sur votre épouse?
147. «Est-ce pour cela que j'ai dédaigné ce que l'on permet ordinairement à mon sexe? que j'ai fait choix d'un confesseur si vieux et si lourd qu'il eût été insupportable à toute autre? Hélas! jamais il n'a eu l'occasion de me faire un reproche; au contraire, il me voyait tellement inquiète de mon innocence,—qu'il a toujours douté que je fusse mariée.—Oh! combien il sera désolé de voir comme je suis traitée!
148. «Était-ce pour cela que je n'ai pas encore choisi de cortejo[42] parmi la jeunesse de Séville? Est-ce pour cela que j'évite la plupart des réunions, si ce n'est pour assister aux combats de taureaux, à la messe, au théâtre, aux bals et aux festins? Est-ce pour cela que, quels que fussent mes adorateurs, je les ai tous éconduits (j'y mettais même de l'impolitesse)? Est-ce pour cela que le général comte O'Reilly, celui-là même qui prit Alger[43], a prétendu que je l'avais traité indignement?
[42] Ce mot répond à celui de sigisbé en Italie.
[43] Donna Julia se trompe. Le comte O'Reilly ne prit pas Alger, mais ce fut Alger qui fut sur le point de le prendre; lui, son armée et sa flotte levèrent le siége de la ville en 1774, après avoir éprouvé de grandes pertes.
149. «Mon cœur n'a-t-il pas été sourd pendant six mois aux soupirs et aux accords du musico italien Cazzani? N'est-ce pas moi que son compatriote le comte Corniani appelait la seule femme vertueuse d'Espagne? N'ai-je pas vu à mes pieds une foule de Russes et d'Anglais? J'ai désolé le comte Strongstroganof, et lord Mount Coffee-House, ce pair d'Irlande qui s'est tué l'année dernière par excès d'amour (et de vin).
150. «N'ai-je pas eu deux évêques à mes pieds? Le duc d'Ichar, Don Fernand Nunès? et c'est une femme de ma sorte que vous traitez ainsi? Je ne sais pas dans quelle phase de la lune nous nous trouvons: je vous sais gré vraiment d'avoir l'extrême indulgence de ne pas encore me battre, quand le tems est si favorable:—Oh! vaillant héros! avec votre épée au vent, et votre pistolet armé, ne faites-vous pas là, dites-moi, une jolie figure?
151. «Voilà donc le motif de ce voyage imprévu, de cette affaire indispensable avec votre procureur, ce modèle de bassesse qui se tient droit là-bas comme s'il commençait à sentir qu'il a joué le rôle d'un fou. Je vous méprise tous les deux, mais l'infamie de sa conduite est encore plus inexcusable; puisqu'il n'a certainement agi que pour percevoir ses amendes odieuses, et nullement par un sentiment d'intérêt pour vous et pour moi.
152. «S'il est ici pour dresser un acte, n'empêchez pas ce brave monsieur de procéder; vous avez mis cet appartement dans un bel état;—il s'y trouve de l'encre et une plume pour vous, quand vous le désirerez.—Ayez soin de tout mentionner avec précision, je ne veux pas que vous receviez pour rien des honoraires.—Mais comme ma femme de chambre est déshabillée, veuillez mettre à la porte vos espions.—Oh! dit en sanglotant Antonia: je veux leur arracher les yeux.
153. «C'est ici le cabinet, là la toilette, de ce côté l'antichambre.—Cherchez dessus, dessous: voilà le sopha, le grand fauteuil, la cheminée;—on pourrait bien y cacher un amant, mais je voudrais dormir; faites, je vous prie, moins de bruit, jusqu'à ce que vous ayez découvert le trou secret qui renferme ce cher trésor. Alors veuillez m'en donner aussi le plaisir.
154. «Et vous, hidalgo, qui venez de faire planer des soupçons sur moi, et de la honte sur tous ces visages, ayez la complaisance de me faire connaître—quel est celui que vous cherchez! Comment le nommez-vous? de quelle famille? Montrez-le-moi?—Sans doute il est jeune et agréable?—Il est grand? Parlez et prouvez que vous avez eu de justes motifs pour ternir ainsi ma réputation.
155. «Au moins peut-être, il n'a pas soixante ans; il serait à cet âge trop vieux pour être mis à mort, ou pour éveiller la jalousie d'un mari aussi jeune que vous.—(Antonia! donnez-moi un verre d'eau.) Je rougis d'avoir répandu des larmes, elles sont indignes de la fille de mon père; ma mère pouvait-elle prévoir en me mettant au monde que je tomberais au pouvoir d'un monstre!
156. «Mais c'est peut-être d'Antonia que vous êtes jaloux? Vous avez vu qu'elle dormait à mes côtés quand vous frappâtes à la porte avec votre suite. Regardez où vous voudrez, nous n'avons rien à vous cacher, monsieur: une autre fois seulement, je l'espère, vous nous avertirez; ou, par égard pour la pudeur, vous attendrez un instant à la porte, afin de nous permettre de nous habiller pour recevoir une aussi bonne compagnie.
157. «J'ai fini, monsieur, je cesse de parler. Le peu que j'ai dit doit assez vous apprendre qu'une ame pure sait dévorer en silence des torts dont elle ne pourrait parler sans rougir.—Je vous livre comme auparavant à votre conscience; un jour elle vous demandera raison de vos procédés à mon égard. Dieu veuille que vous ne vous en tourmentiez pas plus qu'aujourd'hui! Antonia, où est mon mouchoir de poche?»
158. Elle s'arrête et retombe sur son oreiller. Elle est pâle et ses yeux noirs abîmés dans les pleurs rappellent un ciel obscurci par la pluie et les éclairs; ses cheveux ondoyans sont comme un voile jeté sur ses joues décolorées: en vain leurs noires boucles cherchent-elles à couvrir ses épaules charmantes; leur neige se faisait encore jour à travers.—Ses lèvres de rose sont entr'ouvertes, et son cœur bat plus fort que sa respiration.
159. Le senor Don Alphonso restait confondu. Antonia remuait sans cesse dans la chambre bouleversée; puis, tout d'un coup tournant la tête, elle intriguait par ses malignes œillades le maître et ses mirmidons, qui ne paraissaient pas s'amuser beaucoup, à l'exception du procureur. Mais celui-ci, fidèle jusqu'au tombeau, comme un autre Achates, s'embarrassait peu de la cause des querelles, pourvu qu'il y en eût; car elles devaient toujours être apaisées en justice.
160. Comme un chien en arrêt[44], il suivait de ses petits yeux, et sans remuer, chacun des mouvemens d'Antonia; son attitude exprimait les plus vifs soupçons. Du scandale il s'en embarrassait peu; et s'il trouvait à justifier une poursuite ou une action judiciaire, la jeunesse, la beauté ne le touchaient que faiblement: quant aux dénégations, il lui fallait des témoignages faux, mais juridiques, pour qu'il y ajoutât foi.
[44] Avec un nez flairant inquiet (with prying snubnose).
161. Cependant Don Alphonso, les yeux baissés, faisait, il faut le dire, une triste figure; après avoir cherché de cent côtés, et traité si durement une jeune femme, il n'en était pas plus avancé; seulement il sentait des reproches intérieurs se joindre à ceux que son épouse venait de lui prodiguer pendant une demi-heure, aussi vifs, aussi serrés, aussi cuisans qu'une pluie d'orage.
162. D'abord il essaya de bégayer une excuse; on ne lui répondit que par des pleurs, des sanglots et les préludes d'une attaque de nerfs, lesquels sont toujours certaines douleurs, des palpitations, des étouffemens, et ce que les patientes choisissent de préférence. Alphonso vit sa femme et se rappela celle de Job; il vit encore en perspective tous les parens de Julia indignés, et il jugea plus à propos de ne pas perdre patience.
163. Il fit mine de vouloir parler, ou plutôt balbutier; mais avant de s'être exposé à servir encore d'enclume au marteau de sa femme, la sage Antonia vint l'arrêter, en lui disant: «Monsieur, je vous en prie, quittez cette chambre, et ne dites pas mot, ou madame va mourir.—Qu'elle aille au diable!» murmura Alphonso; mais rien de plus: le moment de parler était passé. Il lança un ou deux regards menaçans, et sans savoir comment, il fit ce qu'on lui ordonnait.
164. Avec lui s'éloigna son posse comitatus, le procureur à l'arrière-garde s'arrêtant auprès de la porte et se retournant toujours jusqu'à ce qu'Antonia l'eût poussé dehors.—Il était vraiment fâché de l'inexprimable extravagance d'Alphonso qui, dans ce moment-là même, semblait avoir perdu le sens; mais, comme il y rêvait, la porte se ferma sur sa face magistrale.
165. Dès qu'elle fut bien fermée.—Oh! honte, oh! crime, oh! douleur, et oh! sexe féminin! comment feriez-vous de semblables choses sans perdre l'honneur!—si ce monde, et même si l'autre n'étaient pas aveugles? Combien il est rare de trouver des réputations non usurpées! mais continuons.—Car je ne suis pas à la moitié de ma tâche, et il faut le dire, non sans grande répugnance; à demi suffoqué, le jeune Juan s'élança hors du lit.
166. Il s'était caché,—je ne prétends pas dire comment, ni expliquer dans quelle position.—Jeune, svelte et flexible, il s'était tapi sans doute dans un mince espace rond ou carré. Mais de le plaindre d'avoir été étouffé sous deux aussi jolis corps, c'est ce que je ne dois ni ne veux faire; il eût mieux valu sans doute mourir ainsi, que d'être comme le buveur Clarence, plongé dans une tonne de Malvoisie[45].
[45] Georges, duc de Clarence, condamné a mort, en 1478, par son frère Édouard IV. Pour toute faveur, il obtint d'être noyé dans un tonneau de Malvoisie, choix qui suppose, dit Hume, une violente passion pour cette liqueur. (Voyez le Richard III de Shakspeare.)
167. En second lieu je ne le plains pas, parce qu'il n'avait pas besoin de commettre un péché défendu par le ciel et taxé par les lois humaines: ou du moins il s'y prenait de trop bonne heure. Mais à seize ans, la conscience n'est pas timorée comme à soixante, lorsque rappelant nos anciennes dettes, et calculant tous les à-comptes donnés en fautes, nous voyons que le diable emporte déjà les deux côtés de la balance.
168. Je ne dirai rien de la position qu'il avait gardée: on voit dans les chroniques juives comment, lorsque le sang du vieux roi David était devenu pesant, les médecins, laissant pillules et potions, lui avaient conseillé de se servir d'une jeune et jolie fille en guise de cataplasme, et comment le remède eut les meilleurs effets[46]. On le lui avait peut-être appliqué différemment, car David en fut guéri, et Juan fut près d'en mourir.
[46] «Et le roi David avait vieilli..., et quand on le couvrait d'habillemens il n'était pas réchauffé. Ses serviteurs cherchèrent donc une belle jeune fille dans toute l'étendue d'Israël, et lui trouvèrent Abisag, la Sunamite; elle était singulièrement belle, et elle dormait avec le roi... Or, le roi ne la connut pas.»
169. Que faire maintenant? Alphonso va revenir aussitôt qu'il aura congédié ses misérables: Antonia met son esprit à la torture, mais elle ne peut concevoir aucun expédient:—comment pourra-t-on soutenir une nouvelle attaque? Ajoutez que le jour allait paraître dans peu d'heures; Antonia ne savait qu'imaginer, Julia ne parlait pas, mais elle pressait de ses lèvres décolorées les joues de Don Juan.
170. Il rapprocha ses lèvres des siennes, et de sa main, il rejeta en arrière les boucles de ses cheveux épars; même alors, ils ne pouvaient faire entièrement taire leur amour, ils oubliaient à demi leurs dangers, leur désespoir. La patience d'Antonia ne put se contenir. «Comment, s'écria-t-elle en fureur, est-ce là le moment de vous amuser encore? il faut que je mette ce beau monsieur dans le cabinet.
171. «Remettez à une autre plus heureuse nuit vos caresses.—Qui peut avoir mis mon maître dans le secret? Que va-t-il résulter de cela? Je suis dans une frayeur, et ce vilain enfant a le diable au corps; est-ce le moment de faire des folies? En avons-nous le tems? Comment oubliez-vous que cela peut finir par du sang? Vous y perdrez la vie, moi ma place, ma maîtresse tout, et cela pour ce petit visage de fille.
172. «Si, du moins, c'était un brave cavalier de vingt-cinq ou trente ans (allons, hâtez-vous)! Mais un enfant, quel beau chef-d'œuvre! (En vérité, madame, je ne conçois pas votre goût;—allons! monsieur, là-dedans!)—Mon maître ne doit pas être loin.—Au moins le voilà pour le moment renfermé. Et si nous pouvons tenir conseil avant le jour—(Juan, souvenez-vous de ne pas dormir).»
173. L'arrivée de Don Alphonso, qui cette fois était seul, interrompit la fidèle suivante. Elle faisait mine de demeurer, mais il lui donna l'ordre de sortir, ce qu'elle fit de mauvaise grâce. Au reste, il n'y avait rien à faire, et sa présence ne pouvait être d'un grand secours. En ce moment elle les regarda donc tous deux lentement et avec un soupir, moucha la chandelle, s'inclina et partit.
174. Alphonso s'arrêta une minute;—ensuite il commença quelques excuses singulières de sa conduite précédente, non qu'il voulût justifier ce qu'il avait fait, et, à dire vrai, il s'était montré extrêmement impoli; mais il avait eu pour cela de fortes raisons qu'il ne spécifia pas dans son plaidoyer: à tout prendre, son discours offrit un bel exemple de cette figure que les savans appellent Rigmarole[47].
[47] Nous n'avons découvert nulle part l'emploi de ce mot. Si ce n'est pas la faute de notre ignorance, il se peut que Byron l'ait forgé pour mystifier ses lecteurs.
175. Julia ne dit rien: cependant elle avait sur tous les points une de ces bonnes réponses qui donnent, aux dames instruites du faible de leurs époux, le pouvoir de tout changer en quelques paroles. Si par ce moyen elles n'imposent pas un parfait silence, elles amènent du moins un repos, même quand elles ne disent pas un mot de vrai. Il s'agit de rétorquer avec fermeté, et s'il vous soupçonne d'une faiblesse, de lui en reprocher trois.
176. Au fait, Julia avait des motifs d'excuse, car les amours d'Alphonso avec Inès étaient connues du public: ce fut donc le sentiment de sa faute qui la rendit confuse; mais, comme on l'a souvent démontré, cela ne peut pas être: une dame a toujours des raisons justificatives; elle se tut peut-être par égard pour l'oreille de Juan qui avait fort à cœur, comme elle ne l'ignorait pas, la réputation de sa mère.
177. Un second motif encore, c'est qu'Alphonso n'avait jamais paru s'inquiéter de Juan; il montrait de la jalousie, mais il ne parlait pas de l'heureux amant qui la faisait naître, et laissait ainsi ses prémisses sans conclusion. Cependant son esprit travaillait à éclaircir ce mystère, et l'on peut dire qu'en parlant d'Inès c'était le mettre à la piste de Juan.
178. Il suffit d'un rien dans les affaires délicates, et mieux vaut alors se taire, D'ailleurs il est un tact (cette expression moderne me semble d'une mauvaise fabrique, mais elle me fournit une fin de vers) qui avertit une dame pressée de questions trop inciviles, de se tenir toujours à une certaine distance de la vérité.—Le mensonge donne aux dames une grâce singulière, et convient mieux à leur charmante physionomie que tout autre chose.
179. Elles rougissent et nous les croyons; au moins l'ai-je toujours fait: il est à peu près inutile d'essayer une réplique, car leur éloquence devient alors de la profusion; et quand elles sont épuisées, elles soupirent, laissent tomber leurs yeux languissant, répandent une larme ou deux, et nous voilà désarmés; alors,—et alors,—et alors,—nous nous asseyons et soupons.
180. Alphonso termina son discours en implorant un pardon que Julia à demi refusait, et à demi accordait; elle y mettait des conditions qui lui semblaient bien dures, et rejetait plusieurs petites demandes qu'il lui faisait. Tel qu'Adam à la porte de son jardin, Alphonso gémissait d'une pénitence trop rigoureuse. Il la conjurait de ne pas le refuser plus long-tems, quand il trébucha sur une paire de souliers.
181. Une paire de souliers!—Quoi donc? Peu de chose s'ils semblent aller au pied de madame, mais sans douleur je ne puis le dire, la forme en était masculine. Les voir et les prendre fut l'affaire d'un moment.—Ah! grand Dieu! mes dents commencent à se heurter, mes veines frissonnent.—D'abord Alphonso examine bien leur tournure, puis sa passion prend un tout autre caractère.
182. Il quitte la chambre pour aller ressaisir son épée, et sur-le-champ Julia se précipite dans le cabinet. «Fuis, Juan, fuis!—Au nom du ciel.—«Pas un mot.—La porte est ouverte.—Tu peux disparaître par le passage que tu as parcouru tant de fois.—Voici la clef du jardin.—Fuis.—Fuis.—Adieu! vite, vite! J'entends Alphonso furieux.—Il n'est pas encore jour.—Il n'y a personne dans la rue.»
183. On ne dira pas que cet avertissement ne fût pas bon, le mal est qu'il arriva trop tard. C'est ainsi qu'on acquiert l'expérience, et c'est une sorte de péage que nous impose la destinée. En un saut, Juan avait quitté l'appartement, en un second il allait être à la porte du jardin, mais il rencontra Alphonso en robe de chambre qui le menaça de le tuer.—Juan se précipita sur lui.
184. Le combat fut terrible, et la lumière s'éteignit. Antonia criait: «Au voleur!» et Julia: «Au feu!» Nul valet ne s'empressa de venir prendre part à l'action. Alphonso, battu autant qu'il le désirait, jurait horriblement que dès cette nuit il serait vengé, et Juan blasphémait une octave plus haut. Son sang était vif: quoique jeune, c'était un vrai Tartare, qui ne se sentait aucun entraînement pour le martyre.
185. L'épée d'Alphonso était tombée avant qu'il eût pu la tirer du fourreau; et ils se battirent toujours corps à corps: fort heureusement Juan ne la vit pas, car ayant peu l'habitude de retenir ses mouvemens, il eût pu envoyer Alphonso dans l'autre monde, s'il fût venu à l'apercevoir. O femmes! songez donc à la vie de vos époux et de vos amans! et voyez comment vous pouvez doublement devenir veuves!
186. Alphonso se roidissait pour retenir son adversaire, et Juan l'étranglait pour l'obliger à quitter prise. Le sang (il sortait du nez) commença à couler; enfin, dans un moment où l'ardeur du combat était un peu ralentie, Juan essaie de donner un coup décisif et parvient à s'échapper, à l'exception de son vêtement qui reste aux mains d'Alphonso. Il s'enfuit comme Joseph, en l'abandonnant; mais là finit, je pense, entre les deux héros, toute espèce de parité.
187. Enfin les lumières arrivent, les valets et servantes viennent contempler un effrayant tableau. Antonia dans une attaque de nerfs, Julia évanouie, Alphonso à travers la porte, étendu sans mouvement; sur la terre, auprès de lui, quelques draperies à demi déchirées, du sang, des traces de pas, et rien de plus. Juan cependant gagnait la porte, ouvrait la serrure; et, peu curieux de cette scène intérieure, se hâtait de la refermer sur lui.
188. Là se termine mon chant. Ai-je besoin de chanter ou de dire comment, à la faveur de la nuit (qui favorise toujours mal à propos), Juan parvint, dans un étrange costume, à suivre son chemin, et à regagner son logis? Quant au scandale amusant que vit naître le lendemain, au bruyant étonnement qu'on manifesta durant plus de huit jours, aux sollicitations d'Alphonso pour obtenir un divorce, les papiers anglais en ont sans doute assez parlé.
189. Si vous voulez connaître toutes les procédures, les dépositions, le nom des témoins; les plaidoiries aux fins de non-recevoir ou d'annuler, il en existe plus d'une édition, et les relations en sont diverses, mais toutes intéressantes. La meilleure est celle que publia, en abrégé, Gurney, qui fit dans cette vue le voyage de Madrid.
190. Mais Donna Inès pour divertir l'attention de l'un des plus violens scandales que l'on eût vus en Espagne depuis des siècles, au moins depuis l'expulsion des Vandales, Donna Inès fit à la vierge Marie le vœu (et jamais elle n'avait voué en vain) de plusieurs livres de chandelles. Puis, d'après le conseil de quelques vieilles dames, elle envoya son fils à Cadix pour qu'il s'y embarquât.
191. Son intention était, pour corriger ses premières dispositions et lui en donner de meilleures, de le faire voyager par terre ou par mer, chez tous les peuples de l'Europe, et surtout en France et en Italie (du moins est-ce l'usage le plus ordinaire). Julia fut mise dans un couvent; elle gémissait, mais peut-être on sentira mieux ce qu'elle éprouvait par la suivante copie de sa lettre à Juan:
192. «Ils me disent que c'est une chose décidée; vous vous éloignez: c'est un parti sage, convenable, mais ce n'en est pas moins une peine; je n'ai plus rien à réclamer de votre jeune cœur: le mien a été la victime, il voudrait l'être encore. Beaucoup aimer, tel a été tout mon artifice.—J'écris à la hâte; et s'il se trouve quelque tache sur cette feuille, ce n'est pas ce qu'elle semblerait être; mes prunelles brûlent, mais elles n'ont pas de larmes.
193. «Je vous ai aimé, je vous aime; et pour cet amour, rang, condition, le ciel, le genre humain, ma propre estime, j'ai tout perdu: cependant je ne regrette pas ce qu'il m'a coûté, le souvenir de ce songe est encore trop doux. Mais si je parle de ma faute, ce n'est pas pour en tirer vanité, nul ne peut me croire aussi abjecte que je le semble à mes propres yeux. Je trace ces lignes parce que je ne puis reposer.—Je n'ai rien à reprocher, rien à demander encore.
194. «L'amour d'un homme n'est qu'un épisode de sa vie; celui d'une femme est toute son existence. L'homme a le choix entre la cour, les camps, l'église, la mer et le commerce: l'épée, la robe, la fortune et la gloire, lui offrent en échange de l'orgueil, de l'éclat, de l'ambition pour remplir son cœur. Il en est peu qui ne trouvent à se distraire au milieu de tant de soins; mais il n'est pour nous qu'une ressource: aimer encore et se perdre une seconde fois.
195. «Vous allez vous livrer aux plaisirs, à l'éclat; vous serez aimé, vous aimerez beaucoup; tout est fini pour moi sur la terre, sauf quelques années pour ensevelir ma honte et mes chagrins au fond de mon cœur. Je puis les supporter; mais je ne pourrai éloigner la passion qui me dévore encore autant qu'autrefois. Ainsi, adieu;—pardonnez-moi,—aimez-moi.—Non, ce mot est désormais inutile,—pourtant je le laisse.
196. «J'ai été et suis encore bien faible; cependant je crois pouvoir reprendre mes forces. Mon sang, tel que les vagues poussées par un vent régulier, se porte toujours vers le siége de mes pensées[48]; mon cœur est celui d'une femme, il ne peut oublier.—Il ne voit plus rien au monde, rien qu'une image; et, comme l'aiguille est sans cesse dirigée vers le pôle immobile, ainsi mon pauvre cœur s'élance-t-il toujours vers mon ame abîmée dans une seule idée.
As roll the waves before the settled wind;
M. A. P. traduit: «Je sens circuler mon sang avec vitesse, et renaître mon courage; ainsi coulent les ondes dociles, lorsque le souffle des vents est réglé.»
197. «Je n'ai plus rien à ajouter, et je tarde encore: je n'ose cacheter ce papier. Cependant, pourquoi craindrais-je de vous l'adresser? mon malheur ne peut plus guère augmenter. Si je n'avais pas vécu jusqu'à ce moment, le chagrin pourrait me faire mourir; mais la mort évite le coupable qui n'espère que dans ses coups; et je dois survivre à ce dernier adieu. Je dois soutenir l'existence pour soupirer, pour prier pour vous.»
198. Cette lettre, sur une feuille dorée sur tranche, fut écrite avec une mince et neuve plume de corneille. La petite main blanche de Julia eut de la peine à échauffer la cire; elle tremblait comme l'aiguille aimantée, et pourtant elle ne laissa pas tomber une seule larme. Le cachet était une blanche cornaline sur laquelle était gravé un héliotrope avec cette devise en français: «Elle vous suit partout.» Quant à la cire, elle était superfine et de couleur vermeille.
199. Telle fut la première intrigue de Don Juan. Suivrai-je le cours de ses autres aventures? c'est au lecteur à le décider. Voyons cependant ce qu'il dira de celle-ci; car sa faveur est un véritable plumet sur le chapeau d'un auteur, et ses dédains ne lui font pas grand mal. Mais si nous obtenons son approbation, nous pourrons bien avoir dans un an quelque chose à lui offrir.
200. Cet ouvrage est une épopée, et j'ai l'intention de la diviser en douze chants. Chacun d'eux présentera de l'amour, des combats, une tempête sur mer, un dénombrement de vaisseaux, de capitaines et de princes régnans, de nouveaux caractères, et trois épisodes: je travaille maintenant à un panorama de l'enfer dans le style d'Homère et de Virgile. On ne peut donc m'accuser d'avoir usurpé le nom de poète épique.
201. Tout cela se présentera à propos, et rappellera toujours les règles d'Aristote, ce vade mecum du véritable sublime, qui a tant produit de poètes, et si peu de fous. Les poètes en prose aiment les vers blancs, moi je préfère les rimes; jamais les bons ouvriers ne se plaignent de leurs ustensiles. J'ai trouvé de nouvelles machines mythologiques, et des décorations miraculeuses vraiment superbes.
202. Une seule et légère différence existe entre mes anciens confrères en épopée, et moi; et elle me donne sur tous un avantage bien réel (non que je n'en aie encore plusieurs autres; mais on jugera plus facilement de celui-ci). Ils embellissent tellement leur sujet, qu'il devient sous leurs mains le fondement d'un labyrinthe de fables, tandis que j'expose dans cette histoire des vérités incontestables.
203. Si quelqu'un en doute, j'en appelle à l'histoire, à la tradition et aux faits; aux journaux, dont on connaît et apprécie la véracité, aux drames en cinq actes et aux opéras en trois. Tout confirme fortement ce que j'avance; mais une circonstance doit lever tous les doutes, c'est que plusieurs personnes, et moi-même à Séville, avons vu la dernière fuite de Juan avec le diable.
204. Si jamais je descends jusqu'à la prose, j'écrirai des commandemens poétiques, bien supérieurs à ceux qui les auront précédés. J'enrichirai mon texte d'une foule de choses ignorées: et je donnerai des préceptes de la plus haute élévation. Je prendrai pour titre: Longin en bouteille, ou chaque poète est son Aristote.
205. Tu croiras en Milton, en Dryden, en Pope. Tu n'édifieras plus à Wordsworth, à Coleridge et à Southey. Le premier est usé sans retour, le second est un ivrogne, et le troisième l'imite dans sa délicatesse et dans ses goûts. Pour Crabbe il serait pénible de marcher avec lui, et l'Hippocrène de Campbell est quelquefois à sec.
Tu ne déroberas pas à Samuel Rogers.
Tu ne commettras pas—d'offenses envers la muse de Moore[49].
[49] Il faut se rappeler le commandement de Dieu que le poète parodie ici: Tu ne commettras pas d'adultère.
206. Tu ne désireras pas la muse de M. Sotheby, ni son Pégase, ni rien qui lui appartienne.
Tu ne porteras pas de faux témoignages, comme les bas bleus (l'une d'elles au moins en a l'habitude[50]).
Enfin, tu n'écriras que d'après mes préceptes. Tel est l'esprit d'une vraie critique: humiliez-vous ou ne vous humiliez pas devant ma verge, comme bon vous semblera; mais, dans ce dernier cas, je la laisse, de par Dieu, tomber sur vous.
[50] Les précieuses savantes de Londres. Lord Byron semble avoir ici en vue Mistress Charlement, la femme qui était chargée par Lady Byron de l'espionner, et qui fut ainsi cause de la rupture des deux époux.
207. Si quelqu'un ose prétendre que cette histoire n'est pas édifiante, je le prierai d'abord de ne pas crier avant d'être heurté; puis de la lire une seconde fois; alors il pourra dire (mais sans doute personne n'en aura l'impertinence) si mon poème bien qu'enjoué n'est pas hautement moral. De plus, je dois, dans le douzième chant, parler de l'endroit où vont tous les méchans.
208. Mais après tout, si quelqu'un est assez sourd à son propre intérêt pour mépriser cet avis; si, poussé par un esprit mal fait et ne croyant ni mes vers ni ses propres yeux, il s'écrie encore qu'on ne découvre dans cet ouvrage aucun but moral, je lui dirai, s'il est prêtre, qu'il est un menteur, et s'il est officier ou critique, qu'il est également—dans l'erreur.
209. J'attends l'approbation du public et je le conjure de prendre pour lui les préceptes que j'ai eu soin de mêler ici à l'agréable (ainsi l'on donne un morceau de corail aux enfans quand ils font leurs dents). Cependant, comme ils voudront sans doute rassembler mes titres à la couronne épique, et dans la crainte de la malveillance de quelques farouches lecteurs, j'ai déjà suborné le journal de ma grand-mère, la Revue Britannique.
210. J'envoyai mon offre dans une lettre adressée à l'éditeur, et il m'en remercia par le suivant courrier.—Je suis donc son créancier pour un bel article. Cependant, s'il juge à propos de rebuter ma tendre muse, s'il rompt tout d'un coup ses engagemens, s'il proteste qu'il n'a pas reçu ce qu'elle m'a coûté, et trempe sa plume dans le fiel et non dans le miel, tout ce que je puis dire,—c'est qu'il a mon argent.
211. Grâce à cette seconde sainte-alliance, je puis, je l'espère, compter sur le public et défier tous les autres magasins de sciences et arts, quotidiens, mensuels ou trimestriels. Je n'ai pas essayé d'augmenter le nombre de leurs cliens parce qu'on m'assura que mes efforts seraient superflus, et que l'Édimburg et la Quarterly Review faisaient souffrir le martyre aux auteurs qui différaient avec eux de sentimens.
212. «Non ego hoc ferrem calida juventa, consule Planco,» disent Horace et moi. Je fais cette citation pour assurer qu'il y a six ou sept bonnes années (long-tems avant de songer à dater mes lettres de la Brenta), j'étais plus disposé à répondre à tous les coups, et que je n'aurais jamais souffert des choses de ce genre, dans mon ardente jeunesse, Georges III étant roi.
213. Mais aujourd'hui, à trente ans, mes cheveux sont devenus gris (que seront-ils à quarante ans? je pensais l'autre jour à une perruque), et mon cœur n'a pas conservé beaucoup plus de jeunesse. En un mot, j'ai consumé mon été dans les jours du mois de mai, et je n'ai plus le goût des représailles. J'ai dépensé ma vie, intérêts et principal, et j'ai cessé de croire comme autrefois que mon ame fût invincible.
214. Jamais,—jamais,—non jamais à l'avenir ne descendra plus dans mon cœur cette rosée de jeunesse qui nous fait éprouver, à la vue de tous les objets agréables, des émotions ravissantes et nouvelles; semblable à la ruche des abeilles, notre sein les tenait renfermées. Penses-tu que ce miel naissait de ces objets? non, ils n'étaient pas en eux, mais dans cette puissance de ton ame qui doublait jusqu'au parfum des fleurs.
215. Jamais,—jamais à l'avenir, ô mon cœur, tu ne seras mon seul monde, mon univers! Autrefois je n'existais que par toi, aujourd'hui tu formes un être à part, et tu ne peux plus être mon paradis ou mon enfer. Les illusions ont disparu, tu es devenu insensible, mais ce n'est pas un malheur; j'ai pris à ta place une dose de jugement, quoique Dieu seul connaisse comment il a pu entrer chez moi.
216. Mes jours de tendresse sont passés; jamais les charmes d'une vierge[51], d'une épouse et moins encore d'une veuve ne me feront délirer comme autrefois. Il faut, en un mot, changer mon train de vie. Je n'ai plus l'espoir d'une mutuelle sympathie; l'usage fréquent du vin m'est défendu; ainsi, me résignant à quelque vice de vieille tête, je suis d'avis de me jeter dans l'avarice.
Jam nec spes animi credula mutui,
Nec certare juval mero;
Nec vincire novis tempora floribus.
217. L'ambition était mon idole, mais elle fut brisée sur l'autel de la douleur et du plaisir; ceux-ci ont laissé chez moi des traces qui peuvent donner matière à amples réflexions. Aujourd'hui, comme la tête de bronze de frère Bacon, je m'écrie: «Le tems est, le tems fut, le tems n'est plus.» La brillante jeunesse est un trésor chimique que j'ai de trop bonne heure éventé en fatiguant mon cœur de passions, et ma tête de rimes.
218. À quoi se réduit la gloire? à tenir une certaine place sur un léger papier. Quelques gens la comparent à l'action de gravir une hauteur dont le sommet, comme celui de toutes les montagnes, s'évanouit en vapeur. C'est pour elle que les hommes écrivent, parlent, déclament; que les héros massacrent, que les poètes consument ce qu'ils appellent leur «lampe nocturne.» C'est afin d'obtenir, quand ils seront poussière, un nom, un misérable portrait, un buste pire encore.
219. Quel est l'espoir des mortels? Un ancien roi d'Égypte, Chéops, érigea la première et la plus haute des pyramides, dans la ferme espérance qu'elle conserverait le souvenir de sa vie et qu'elle déroberait à tous les yeux son cadavre; mais un inconnu en fouillant brisa le couvercle de son tombeau. Fondez maintenant, vous ou moi, quelque espérance sur un sépulcre, quand il ne reste pas de Chéops un grain de poussière!
220. Pour moi, amant de la vraie philosophie, je me dis bien souvent à moi-même: «Hélas! tout ce qui est né naquit pour mourir: la chair est une herbe que la mort vient convertir en foin. Votre jeunesse n'a pas été sans attraits, et si vous l'aviez encore—elle s'écoulerait.—Ainsi rendez grâces à votre étoile de n'avoir pas à vous plaindre davantage; lisez votre Bible, monsieur, et songez à votre bourse.»
221. Mais, en ce moment, ami lecteur, et vous, acheteur plus aimable encore, le poète,—c'est-à-dire moi,—vous demande la permission de vous serrer la main; et puis, votre humble serviteur, bonjour. Nous nous reverrons si cela nous arrange l'un et l'autre. Autrement je ne donnerai à votre patience que cette courte épreuve.—Heureux si tant d'autres suivaient mon exemple!
222. «Va, petit livre, loin de ma solitude! Je te dépose sur les eaux, suis ton chemin; et si, comme je le pense, ton sort est heureux, le monde te retrouvera après plusieurs siècles.» Lorsqu'on lit Southey, et que Wordsworth est compris, je ne puis m'empêcher de prétendre aussi à la gloire.—Les quatre premières rimes sont des vers de Southey; pour Dieu, lecteur, n'allez pas les prendre pour les miennes.
Chant Deuxième.
1. Ô vous qui êtes appelés à former la brillante jeunesse, en Hollande, en France, en Angleterre ou en Germanie, fouettez bien vos élèves en toute occasion, je vous en conjure; car c'est en oubliant leurs souffrances qu'on corrige leurs mœurs. En vain Juan avait-il reçu la plus douce des mères et des éducations, il finit, et de la manière du monde la plus vilaine, par perdre sa première innocence.
2. S'il eût été mis dans une école publique de troisième ou de quatrième classe, ou du moins s'il eût été élevé dans le Nord, ses occupations de chaque jour eussent empêché son imagination de prendre feu.—L'Espagne offre peut-être une exception, mais cette exception confirme la règle,—et dans tous les cas, un enfant de seize ans occasionant un divorce, devait bien confondre l'habileté de ses précepteurs.
3. Pour moi, cela ne me confond nullement, les choses bien considérées. D'abord sa mère n'avait en tête que les mathématiques; et tandis qu'il avait pour tuteur un vieux âne, une femme jolie (cela va sans dire, autrement la chose n'aurait sans doute pas eu lieu) avait pour mari un barbon avec lequel elle s'accordait mal.—Puis le tems et l'occasion.
4. Bien,—fort bien. Il faut que le monde tourne sur son axe et que tous les mortels, têtes et jambes, fassent le même tour que lui. Vivons et mourons, faisons l'amour, payons nos taxes, et, suivant la direction du vent, sachons disposer nos voiles.
Le roi nous parle en maître, le médecin en charlatan, le prêtre en docteur, et c'est ainsi que la vie s'exhale. C'est un léger souffle, de l'amour, du vin, de l'ambition; de la guerre, de la dévotion, de la poussière,—un nom peut-être.
5. J'ai dit que Juan fut envoyé à Cadix,—jolie ville dont je me souviens bien.—C'est le centre de tout le commerce colonial (du moins c'était, avant que le Pérou n'eût l'envie de se révolter). On y voit des filles si douces, j'entends des dames si gracieuses, que leur seule démarche enivre le cœur. Je ne pourrais vous la dépeindre bien que j'en sois encore tout ému, ni vous en offrir quelques comparaisons, je ne vis jamais rien de pareil.
6. Un cheval arabe? un cerf élancé? un barbe nouvellement dressé? un caméléopard? une gazelle? Non,—non, rien de tout cela.—Et puis, leur robe, leur voile, leur jupe, hélas! pour s'arrêter sur de pareils objets, il faudrait sacrifier près d'un chant:—ensuite viendrait leur pied et des chevilles—ici, lecteur, rendez grâces au ciel de ce que je ne puis trouver une métaphore...—Eh bien, ma trop lente muse!—Allons, laissez-moi reprendre haleine.
7. Chaste, muse!!—Bien, puisqu'il le faut, il le faut. Je crois apercevoir un voile écarté pour un moment par une main légère, tandis qu'un œil expressif vous fait pâlir et vous perce le cœur.—Terre brûlante, toute d'amour! quand je t'oublierai, puissé-je en venir à—dire mes prières!—non, jamais costume ne prêta tant de charmes aux œillades, excepté les fazzioli de Venise.
8. Mais à notre conte: Donna Inès avait envoyé son fils à Cadix seulement pour qu'il s'y embarquât; il n'entrait pas dans ses vues de l'y laisser séjourner; et la raison?—car nous embarrassons notre lecteur.—C'est qu'il était convenu que le jeune homme voyagerait: comme si un vaisseau espagnol eût dû, semblable à l'arche de Noé, le séparer de la scélératesse mondaine, et le ramener ensuite à la terre tel qu'une colombe d'espérance.
9. Don Juan, après avoir, suivant ses instructions, ordonné à son valet de disposer tout pour son départ, reçut un sermon et quelque argent. Il devait voyager pendant quatre printems; Inès était affligée sans doute (tous les genres de séparation ont leur épine), mais elle espérait,—elle croyait peut-être qu'il amenderait. Elle lui donna de plus une lettre (qu'il ne lut jamais) de bons conseils, et deux ou trois de crédit.
10. Cependant, afin de se distraire, la vertueuse Inès forma pour le dimanche une école de petits mauvais garnemens, qui auraient bien préféré jouer, comme de vilains paresseux, au diable ou au fou. C'étaient des enfans de trois ans qui, ce jour-là, venaient écouter ses leçons. Les indociles étaient fouettés ou mis sur la sellette. Le grand succès de l'éducation de Juan l'encourageait à s'occuper d'une autre génération.
11. Juan quitta le bord, et le vaisseau s'ébranla; les vents étaient bons, l'eau très-agitée. C'est un diable de courant que celui de cette baie, je l'ai assez souvent essuyé pour me le rappeler. Si vous vous asseyez sur le tillac, votre visage ne tarde pas à se couvrir d'écume jaunissante, et à prendre l'apparence d'un cuir tanné. C'est là qu'il se tint pour dire et redire son premier, peut-être son dernier adieu à l'Espagne.
12. Je ne puis m'empêcher de remarquer que c'est un spectacle poignant que celui de la terre natale s'éloignant derrière les flots mugissans.—Il anéantit tout-à-fait, surtout si l'on est encore aux jours de la jeunesse. Je me souviens que les côtes de la Grande-Bretagne paraissent blanches, mais la plupart des autres terres sont bleues; en entrant dans l'humide élément, et trompés par la distance nous reportons nos regards vers elles.
13. Juan au désespoir demeurait assis sur le tillac, et cependant le vent ronflait, les cordages sifflaient, les matelots juraient et le vaisseau craquait; la ville devenait un point dont ils s'éloignaient de plus en plus. Le meilleur de tous les remèdes contre le mal de mer c'est un beefsteak. Vous riez, monsieur? faites-en auparavant l'épreuve. Je vous assure que rien n'est plus vrai, je l'ai essayé; et puisse-t-il vous faire le même effet salutaire!
14. Don Juan, assis, voyait de la poupe sa chère Espagne s'évanouir dans le lointain. On surmonte difficilement le chagrin d'un premier départ: les nations même qui courent aux armes le ressentent. C'est une espèce indicible d'émotion, une sorte de coup qui déchire le cœur. En s'éloignant des gens et des lieux les plus insupportables, les yeux se retournent encore pour en regarder le clocher.
15. Mais Juan avait eu bien des objets à quitter. Une mère, une maîtresse et pas de femme; il avait donc pour s'attrister de bien meilleurs motifs qu'un grand nombre de personnes plus âgées. Et si, dans tous les tems, nous soupirons en perdant de vue ceux mêmes avec lesquels nous sommes en querelle, certainement, quand ces personnes nous sont chères, nous devons sangloter;—c'est-à-dire jusqu'à ce que de plus profonds chagrins viennent sécher nos larmes.
16. Juan pleurait donc, comme pleuraient les juifs captifs en se rappelant Sion, sur les ondes babyloniennes[52]. Je voudrais bien pleurer avec lui, mais ma muse n'est pas larmoyante, et il n'est pas sage de se consumer pour de pareils chagrins. Les jeunes gens ne doivent voyager que pour se divertir; et par la suite peut-être que leurs valets, en attachant leur porte-manteau derrière la voiture, y glisseront ce chant lui-même.
[52] Super flumina Babylonis.
17. Enfin Juan pleurait, soupirait et méditait; ses larmes amères tombaient dans l'amer élément: doux sur le doux (j'aime beaucoup à citer: vous excuserez ce souvenir; c'est lorsque la reine de Danemarck jette des fleurs sur la tombe d'Ophélie[53]); tout en sanglotant, il songeait à sa position, et faisait de sérieux plans de réforme.
[53] «La reine.—Doux sur le doux, adieu! (Jetant des fleurs:) J'espérais que tu serais l'épouse de mon Hamlet; je pensais orner un jour ta couche nuptiale, douce jeune vierge, et non pas couvrir ta tombe de fleurs.»
18. «Adieu, mon Espagne! adieu pour longtems, criait-il. Peut-être ne dois-je plus te revoir, et mourrai-je, comme tant d'autres exilés, du désir de revenir encore sur ton rivage. Adieu, bords paisibles du Guadalquivir; adieu, ma mère; et puisque tout est fini, adieu, ma trop chère Julia!» (Ici il tira encore sa lettre et se mit à la relire.)
19. «Et oh! si je devais jamais l'oublier, je jure,—mais cela est impossible et absurde:—cet Océan azuré se joindra au ciel, la terre s'abîmera dans la mer avant que je perde ton souvenir, ô ma belle amie! ou que j'aie une autre idée que la tienne. La médecine n'a pas de remède pour les chagrins de l'ame.»—(Ici le vaisseau fit un bond, et Juan sentit les approches du mal de mer.)
20. «Les cieux toucheraient plutôt la terre.»—(Ici il se sentit plus malade.) «Ô Julia! que me font tous les autres maux?—Au nom du ciel, donnez-moi un verre de liqueur.—Pedro Battista! aidez-moi à redescendre.—Julia, mes amours!—Plus vite donc, drôle de Pedro.—Ô Julia!—Ce maudit vaisseau bondit tellement.—Chère Julia, tu vois que je t'implore encore!» (Ici le vomissement l'empêcha d'articuler.)
21. Il ressentit ce froid malaise de cœur, ou plutôt d'estomac, qui, sans le secours du meilleur apothicaire, suit, hélas! également la perte d'une amante, la perfidie d'un ami, la mort de ceux auxquels nous tenons fortement et qui emportent avec eux une partie de nos espérances: nul doute que dans ce cas Juan ne se fût montré plus sentimental, mais la mer faisait sur lui l'effet d'un violent émétique.
22. L'amour est un maître capricieux. Je l'ai vu résister à des fièvres dont il était la première cause, mais reculer devant un rhume, un refroidissement, et surtout redouter une esquinancie. Toutes les bonnes et nobles maladies ne l'intimident pas, mais les indispositions vulgaires le mettent aux abois. Il ne veut pas qu'un éternuement suspende ses soupirs, ou qu'un échauffement rougisse ses yeux bandés.
23. Mais le pire de tout c'est la nausée, ou bien une douleur dans la région inférieure des entrailles. L'amour, qui aurait le courage héroïque d'ouvrir une veine, tressaillit à l'application des serviettes chaudes; les purgatifs ébranlent son empire, et enfin le mal de mer lui donne la mort. Don Juan était donc bien épris, puisque sa passion résista aux atteintes que lui porta son estomac dans son premier voyage sur mer.
24. Le vaisseau, appelé la très-sainte Trinidada, faisait directement voile pour le port de Livourne, où la famille espagnole des Moncade était établie long-tems avant la naissance du père de Juan[54]. Il existait des liens de parenté entre les deux maisons, et Juan avait pour eux une lettre d'introduction qui lui avait été adressée, le matin de son départ, par ses amis d'Espagne pour ceux de l'Italie.
[54] Depuis le commencement du seizième siècle, quand le fameux capitaine Hugues de Moncade avait été nommé vice-roi de Naples. Voyez Brantôme, Vie des grands capitaines étrangers.
25. Sa suite consistait en trois valets et un gouverneur, le licencié Pédrillo qui savait plusieurs langues; mais, pour le moment, il gisait malade et sans voix sur son matelas, ballotté dans son hamac, soupirant après la terre, et sentant à chaque brisée augmenter son mal de tête. Les vagues qui pénétraient par les sabords remplissaient en même tems sa couche d'humidité, et son ame de frayeur.
26. Ce n'était pas sans quelque raison, car la brise s'éleva vers la nuit, jusqu'à ce qu'elle se convertit en vent frais: c'était peu de chose pour les gens de mer; mais plusieurs passagers pouvaient en ressentir quelque effroi: les matelots sont d'une autre espèce. Au coucher du soleil, ils commencèrent à carguer les voiles, car l'aspect du ciel annonçait que le vent serait violent et pourrait enlever un mât ou quelque chose de semblable.
27. À une heure, le vent, avec une impétuosité soudaine, jette le vaisseau juste dans la vague entr'ouverte: la mer frappe la poupe, lui fait une crevasse diagonale, y brise l'étambord et en entame toutes les parties. Avant d'être sorti de cet imminent danger, le gouvernail était brisé. Il était tems d'appeler aux pompes, le bâtiment contenait quatre pieds d'eau.
28. Une troupe se mit à l'instant aux pompes, et le reste s'empressa de déballer une partie de la cargaison; cependant ils n'avaient pas encore découvert la voie d'eau. À la fin elle parut, mais ils n'en étaient pas plus rassurés; l'eau s'élançait par une ouverture énorme, malgré draps, chemises, vestes, et balles de mousselines qu'ils cherchaient à lui opposer.
29. Mais tous les obstacles eussent été inutiles, et le vaisseau eût coulé à fond en dépit de tous les efforts et expédiens, sans le secours des pompes. Je suis heureux de faire connaître celles-là à tous ceux qui pourraient en avoir besoin, elles tirèrent cinquante tonnes d'eau par heure; ainsi notre équipage eût été perdu sans M. Mann, de Londres, qui en est l'inventeur.
30. Au déclin du jour, le tems parut s'adoucir: ils eurent l'espoir de rester maîtres de l'ouverture et de remettre à flot leur bâtiment; cependant trois pieds d'eau occupaient encore deux pompes à bras et une troisième à chaîne. Le vent redevint frais. Comme il se faisait tard, une bouffée fit détacher quelques armes à feu, et une bourrasque (je voudrais en vain essayer de la décrire) jeta d'un seul coup le vaisseau sur le flanc.
31. Il resta sans mouvement dans cette position, comme s'il eût été attaché. L'eau, quittant le fond de cale pour venir laver les ponts, offrait une de ces scènes que les hommes n'oublient pas de sitôt; car ils gardent la mémoire des batailles, des incendies, des naufrages, en un mot de tout ce qui excita leurs regrets et brisa leur espérance, leur cœur, leur tête ou leur cou: c'est ainsi que l'on voit bien des gens, plongeurs ou autres, rappeler avec complaisance les instans où ils étaient sur le point de se noyer.
32. Sur-le-champ les mâts furent coupés; d'abord celui d'artimon, ensuite le grand mât: mais vain espoir, le vaisseau restait encore aussi immobile qu'une souche. Il fallut rompre le mât de misaine, et enfin (ce que nous n'aurions jamais fait tant qu'il nous serait resté une lueur d'espérance) celui de beaupré. Ainsi débarrassé, le bâtiment se redressa avec violence.
33. On peut facilement supposer que, pendant tout cela, certaines personnes n'étaient pas sans inquiétude; que les passagers trouvaient fort déplacé de sacrifier leur vie en même tems que leurs rations; que même il n'y avait pas jusqu'aux meilleurs marins qui, se voyant si près de leur fin, ne commissent quelque désordre, comme de demander du grogue, et quelquefois d'aller boire le rum à la tonne.
34. Il est vrai que rien au monde ne calme l'esprit comme le rum et la vraie religion. Dans cette circonstance, les uns pillaient, les autres buvaient des liqueurs spiritueuses, et ceux-là chantaient des psaumes, tandis que les vents aigus répondaient en dessus, et que le rugissement rauque des vagues marquait la mesure. L'effroi avait interrompu les vomissemens des passagers attaqués du mal de mer, et les sons des désespérés, des blasphémateurs et des dévots, formaient étrangement chorus avec les mugissemens de l'Océan.
35. Peut-être serait-il survenu plus de mal sans notre Juan qui, avec une raison supérieure à son âge, courut à la chambre aux liqueurs, et, armé d'une paire de pistolets, leur en ferma l'entrée. La crainte qu'il inspira, comme si la mort eût été plus effroyable en sortant de la flamme que de l'eau, tint en respect, malgré leurs jurons et leurs pleurs, tous ces hommes qui, avant de mourir, jugeaient convenable de tomber ivres morts.
36. Donnez-nous du grogue, criaient-ils, et dans une heure il n'en sera rien de plus.—Non, répondit Juan; sans doute la mort nous attend vous et moi, mais il faut mourir en hommes, et non pas tomber comme des brutes.» Ainsi il conserva son poste dangereux, et nul ne fut assez hardi pour braver ses menaces. Le très-révérend Pédrillo lui-même ne put obtenir un seul verre de rum.
37. Le bon vieux citoyen, tout éperdu, poussait de hautes et pieuses lamentations, accusait tous ses péchés, et faisait un dernier et irrévocable vœu de réforme. Rien (une fois ce danger passé) ne le déciderait plus à quitter ses occupations académiques et les cloîtres de la studieuse Salamanque, pour suivre, comme Sancho Pança, les courses de Juan.
38. Mais il survint encore une lueur d'espérance. Le jour parut et le vent s'adoucit; les mâts étaient enlevés, la voie d'eau augmentait; alentour d'eux des bas-fonds, nulle part un rivage; et cependant le vaisseau voguait depuis qu'il s'était relevé. Ils disposèrent encore les pompes, et bien qu'auparavant ils regardassent tous leurs efforts comme inutiles, un faible rayon de soleil les remit à l'ouvrage; les plus forts pompaient, les plus faibles poussaient une voile.
39. Cette voile fut placée sous la quille du vaisseau, et fut d'un effet salutaire pendant un instant. Mais que pouvait-on espérer avec une voie d'eau, et pas une baguette de mât, pas une bribe de toile? Mieux vaut cependant lutter jusqu'au dernier moment; il n'est jamais trop tard pour se noyer: et quoiqu'il soit bien vrai qu'on ne souffre la mort qu'une fois, elle est loin d'être séduisante dans le golfe de Lyon.
40. C'était là en effet que le vent et les vagues les avaient poussés; c'était de là que l'un et l'autre les emportaient sans que personne songeât à modérer leur impulsion: il était fort inutile de tenter de conduire le bâtiment. Ils n'avaient pas eu jusqu'alors un jour assez tranquille pour replacer ou seulement commencer un mât de ressource et un gouvernail, ou pour oser même assurer que dans une heure ils verraient surnager le vaisseau qui, par bonheur, nageait encore—non pas, il est vrai, aussi bien qu'un canard.
41. Le vent peut-être était moins violent, mais le vaisseau était si délabré qu'on pouvait à peine espérer d'avancer un pas de plus. Pour surcroît de détresse, ils n'avaient plus d'eau douce, et les mets solides diminuaient sensiblement; vainement consultaient-ils le télescope.—Nul vaisseau, nul rivage, partout la mer furieuse et la nuit tombante.
42. Une seconde tempête les menaçait.—Un second vent frais souffla, et l'eau entra par les deux extrémités du fond de cale. Mais bien que tout l'équipage pût voir ce qui se passait, le plus grand nombre montra de la patience et quelques-uns de l'intrépidité jusqu'au moment où toutes pompes furent crevées ou rompues. C'était l'annonce d'un abandon complet à la merci des vagues; merci comparable à celle des hommes au sein des guerres civiles.
43. Le charpentier, les yeux éraillés, remplis de larmes, se présenta alors et dit au capitaine qu'il ne pouvait rien de plus. C'était un homme d'âge qui avait long-tems voyagé dans des mers orageuses, et s'il pleurait enfin, ce n'était pas la peur qui mouillait ses paupières comme celles d'une femme; mais c'est qu'il avait, le pauvre diable, une femme et des enfans, deux choses désespérantes pour les moribonds.
44. Cependant le désordre le plus complet régnait dans le vaisseau. Toute distinction entre les particuliers disparut: plusieurs recommencèrent leurs prières, et promirent des chandelles à leurs saints.—Mais nul ne survécut pour accomplir son vœu. Ceux-ci regardaient le ciel; d'autres redressaient les chaloupes; il y en eut un qui se jeta aux pieds de Pédrillo pour lui demander l'absolution, et celui-ci dans son trouble lui accorda la damnation.
45. Quelques-uns se fouettaient dans leurs hamacs, d'autres mettaient leurs plus beaux habits comme pour aller à la foire. L'un maudissait le jour qui l'avait vu naître, grinçait les dents, hurlait, ou s'arrachait les cheveux. Ceux-là essayaient encore de retenir les chaloupes, bien convaincus qu'une barque étroitement attachée se maintiendrait sur une mer furieuse, si le vent ne tombait directement sur elle.
46. Mais ce qu'il y avait de pis, après plusieurs jours de transes mortelles, c'est qu'il leur était difficile de conserver assez de victuailles pour les soutenir maintenant dans leur détresse. Les hommes, même à leurs derniers momens, redoutent l'inanition; le mauvais tems endommageait leurs provisions, ils n'avaient que deux caisses de biscuits et une barrique de beurre susceptibles d'être transportées dans le cutter[55].
[55] Espèce de canot.
47. Ils parvinrent à transporter dans la grande chaloupe quelques livres de pain gâté par l'humidité; un tonneau d'eau d'environ vingt gallons[56] et six flasques de vin[57]. Ils remontèrent une partie de leur bœuf qu'ils réunirent à un morceau de jambon, mais le tout n'eût pas fait une bouchée pour chacun d'eux.—Ajoutez un tonneau qui renfermait encore huit gallons de rum.
[56] Le gallon contient près d'un litre.
[57] Muid florentin, fiasco.
48. Les autres barques, l'esquif et la pinasse, avaient été coulés dans le commencement du vent. La grande chaloupe n'en valait guère mieux, ayant pour voiles deux couvertures, et pour mât un aviron que par bonheur un petit mousse avait jeté sur l'avant du vaisseau. Deux barques seules n'auraient pu sauver la moitié de l'équipage, comment auraient-elles contenu assez de provisions?
49. On était au crépuscule; le jour sans soleil s'abaissait sur le gouffre des eaux. Semblable à un voile qui, s'il était détaché, ne découvrirait que le front d'un ennemi implacable, la nuit s'étendait autour d'eux et brunissait hideusement leurs pâles traits, et leurs yeux attachés sans espoir sur l'immensité profonde. Depuis douze jours la terreur était à leur côté, maintenant c'est la mort.
50. Quelques-uns avaient essayé de faire un radeau, sans en espérer beaucoup sur une mer aussi agitée. C'était une tentative dont on n'aurait pas manqué de rire si l'on avait pu concevoir alors d'autres éclats que ceux de gens qui s'étourdissent et ont une espèce de gaîté horrible et sauvage, moitié épileptique, moitié hystérique.—Il fallait un miracle pour les sauver.
51. À huit heures et demie, poutres, planches, poulaillers, tout, dans l'attente d'un accident, avait été distribué aux courageux matelots, pour les soutenir sur les vagues, et leur donner les moyens de lutter encore quoique assez inutilement: il n'y avait nulle autre lumière que celle de quelques étoiles dans le ciel, quand ils détachèrent les barques surchargées de monde. Le vaisseau se courba, fit un saut, et retombant la tête la première—s'engouffra.
52. C'est alors que de la mer au ciel retentit le terrible cri d'adieu; alors les timides hurlèrent et les braves conservèrent leur maintien tranquille. Plusieurs, en poussant d'affreux gémissemens, s'étaient déjà précipités dans les flots, avides de devancer l'instant de leur mort. Cependant, comme une bouche infernale, la mer restait entr'ouverte sur sa proie, et le vaisseau, en attirant encore après lui les vagues tournoyantes, ressemblait au lutteur acharné qui essaye d'étrangler son ennemi avant d'expirer lui-même.
53. D'abord, un cri universel s'était élevé, plus bruyant que le bruyant Océan, et semblable au fracas de la foudre répété par les échos. Tout ensuite rentra dans le silence, excepté le vent cruel et la mer impitoyable. Seulement par intervalles et au milieu d'un tourbillon convulsif, une voix solitaire retentissait encore; c'était le dernier cri d'un fort nageur à l'agonie.
54. Les barques, comme nous l'avons dit, étaient allées en avant, transportant plusieurs personnes de l'équipage. Mais leurs espérances n'étaient guère plus hautes qu'auparavant: le vent était trop violent pour leur laisser l'espoir de gagner quelque rivage; et d'ailleurs, bien que peu nombreux, ils l'étaient encore beaucoup trop. En se séparant du vaisseau on en comptait neuf dans le cutter et trente dans la chaloupe.
55. Tout le reste avait péri: environ deux cents ames avaient quitté leur corps; mais hélas! voici bien le pire. Quand l'Océan roule sur la dépouille des catholiques, il leur faut attendre des semaines avant qu'une messe vienne blanchir leurs taches purgatoriales; car, tant qu'on ignorera le nom précis du trépassé, on n'ira pas hasarder de l'argent à son intention: il en coûte trois francs pour faire dire une messe.
56. Juan était entré dans la grande chaloupe, et était même parvenu à placer Pédrillo. On eût alors dit qu'ils avaient changé de condition: Juan avait cet extérieur imposant que donne le courage, tandis que les yeux du pauvre Pédrillo s'apitoyaient sur le sort de celui auquel ils appartenaient. Battista (ou plus brièvement Tita) était mort en buvant un peu d'eau-de-vie.
57. Juan voulut sauver son autre valet, mais l'ivresse lui fut également funeste. Car Pedro était si bien hors de lui, qu'en croyant toucher le cutter, il mit le pied dans la mer, et resta de cette manière enseveli dans un tombeau d'eau et de vin. Quoiqu'il eût glissé près d'eux, les autres n'essayèrent pas de le remonter; la mer grossissait de minute en minute: et quant à la chaloupe, chacun songeait avant tout à s'y ménager une place.
58. Juan avait encore un petit vieux épagneul qui venait de son père Don José, et qu'il affectionnait comme vous pouvez croire; car on aime à s'arrêter sur de tels souvenirs.—Il jappait douloureusement sur le pont, sans doute parce qu'il prévoyait (les chiens ont un si bon nez) que le vaisseau allait couler à fond. Juan le prit, le jeta dans la barque et y sauta lui-même après lui.
59. Il plaça son argent comme il put sur sa personne et sur celle de Pédrillo, qui réellement ne s'y opposa pas, et ne pensait guère à parler ou à agir, tandis que chaque vague venait renouveler sa frayeur. Il croyait trouver un remède à tout, et en réembarquant son précepteur et son épagneul, il n'avait pas perdu l'espérance de leur sauver la vie.
60. La nuit fut orageuse, et le vent était si violent encore, que le bâtiment fut mis à l'abri entre les vagues. Pendant tout le tems que dura la brise ils n'osèrent pas quitter ce sillon, bien que la chaloupe fût trop chargée pour monter au sommet élevé des flots. Chaque vague s'élevait en boucle derrière eux, les inondait et les obligeait à balayer sans interruption[58]. Le pauvre petit cutter ne tarda pas à être submergé.
[58] So that themselves as well as hopes were damp'd. De sorte qu'eux-mêmes étaient submergés comme leurs espérances. Il y a ici un jeu de mot que nous n'avons pas essayé de traduire; il consiste dans le mot damp'd, qui se prend également pour mouillé et pour découragé.
61. Neuf ames partirent en même tems que lui: la grande chaloupe était encore à fleur d'eau, avec un aviron pour mât et deux couvertures cousues ensemble, remplaçant la voile fort mal à la vérité, tandis que chaque vague menaçait de les engloutir, et que le péril présent était plus grand que jamais. Cependant ils répandirent des larmes sur le sort de leurs compagnons noyés dans le cutter, et bien aussi sur celui des caisses de beurre et de biscuit.
62. Le soleil se leva rouge et enflammé, présage certain de la continuation du vent. Suivre le cours des flots jusqu'à ce qu'il se montrât plus beau, c'était pour le moment tout ce qu'ils avaient à faire. On servit toutefois quelques petites cuillerées de rum et de vin à chacun d'eux; car ils commençaient à perdre leurs forces. L'eau avait percé les sacs de pain moisi, et la plupart d'entre eux n'avaient conservé de leurs culottes que quelques lambeaux.
63. Ils étaient trente, contenus dans un espace qui leur permettait à peine de faire un pas ou le moindre mouvement. Ils adoucirent leur situation comme ils purent, moitié d'entre eux se levant quoique engourdis par l'humidité, les autres s'asseyant à leur place, et se relevant d'un moment à l'autre. C'est ainsi qu'ils parvenaient à se tenir tous dans la barque; tremblans comme dans le frisson d'une fièvre tierce, et sans autres vêtemens que la grande enveloppe des cieux.
64. Il est certain que le désir de la vie peut la prolonger. Les médecins en ont l'expérience, quand ils voient les patiens que ne tourmentent ni leurs femmes ni leurs amis, résister à des maladies mortelles. C'est qu'alors l'espoir leur reste, et que leur imagination ne réfléchit pas le couteau ni les ciseaux d'Atropos. Il n'y a que le désespoir de la guérison qui mette obstacle à la vieillesse, et qui donne aux misères de l'homme une rapidité alarmante[59].
[59] M. P. n'a pas rendu l'épithète sublime alarming; il l'a regardée comme oisive. En récompense il a inventé, dans cette strophe, la faux du trépas, les amis qui viennent assommer de leur douleur le malade; lesquels aiment mieux se flatter, etc.
65. Ceux qui possèdent des rentes viagères vivent, dit-on, plus long-tems que les autres.—Dieu sait pourquoi, sinon pour tourmenter leurs débiteurs.—Cela est même si vrai qu'il en est quelques-uns, j'en suis persuadé, qui ne meurent jamais. De tous les créanciers, le plus redoutable est un juif, et ces gens-là ne vous prêtent que sous de telles conditions. Ils m'ont avancé, dans ma jeunesse, une somme que je trouve fort insupportable de rembourser encore.
66. Il en est de même des hommes qui naviguent dans une barque à découvert; ils vivent par amour de la vie, supportant plus de maux qu'on ne pourrait le croire ou le penser, et résistant comme un rocher à tous les efforts de la tempête. La témérité a toujours été le partage du marin, depuis que l'arche de Noé s'est imaginé de voguer çà et là.—Elle devait contenir un équipage et un assortiment curieux[60], ainsi que l'Argo, premier vaisseau corsaire des Grecs.
[60] Voici la disposition toute simple de cette arche, comme on peut le lire dans une traduction d'Orose, du quinzième siècle.
«En ceste arche, dist Nostre Seigneur, tu feras six mansions; la celle d'en bas sera comme celle d'ung navire; au-dessus il aura ung sollier couvert, et sur le sollier seront cinq chambres. L'une servira pour mettre le mengier et viande de ceulx qui seront en l'arche; l'autre servira de chambre secrette pour faire ses nécessités. Des troys antres, qui seront ung peu plus hault, la celle du parmi sera où les hommes et les femmes feront leur résidence; en l'autre seront les bestes domestiques et privées, et en la tierce les bestes cruelles, indomables et sauvages.»
67. Mais l'homme est une créature carnivore; il lui faut de la nourriture, au moins une fois le jour. Il ne vit pas en suçant comme les bécasses; et comme les tigres et les requins, il a besoin de proie. Quoiqu'il puisse bien, tout en murmurant, se nourrir de végétaux dont sa construction anatomique lui permet l'usage, il trouvera toujours le bœuf, le veau et le mouton d'une digestion moins laborieuse.
68. Ainsi pensait notre troupe désolée. Le troisième jour, il survint un calme qui d'abord ranima leurs forces, et s'étendit comme un baume sur leur fatigue; ils s'endormirent, balancés comme les tortues sur l'azur de l'Océan; mais quand ils se réveillèrent, ils éprouvèrent une défaillance de cœur, et tombèrent sur leurs provisions avec voracité, au lieu de mettre tous leurs soins à les conserver.
69. On en prévoit aisément la conséquence.—Ils mangèrent tout ce qu'ils avaient; ils burent leur vin en dépit de toutes les remontrances, puis le lendemain de quoi se nourriront-ils, les insensés! Ils comptaient que le vent se lèverait et les conduirait à bord. Belles espérances sans doute; mais comme ils n'avaient plus qu'une rame, et si fragile encore, ils eussent fait plus sagement de conserver leurs provisions.
70. Le quatrième jour vint, mais non pas un souffle d'air. L'Océan dormait encore comme un enfant non sevré. Le cinquième jour trouva encore leur barque sur les flots; la mer, le ciel, tout était bleu, clair et serein.—Que faire avec une seule rame (je voudrais au moins qu'ils en eussent deux)? La rage de la faim se fit sentir: et en dépit de ses prières, Juan vit son chien tué et partagé pour satisfaire au présent appétit.
71. Le sixième jour, ils en mangèrent la peau; et Juan qui avait d'abord refusé sa part, parce que la bête morte venait de son père, Juan, ayant maintenant les dents d'un vautour, reçut comme une grande faveur, et non sans quelque remords, l'une des pattes de devant du pauvre animal. Il en donna la moitié à Pédrillo, que celui-ci dévora, en soupirant après le reste.
71. Le septième jour, pas de vent encore.—Le soleil ardent les suçait et les rôtissait. Immobiles sur la mer, on les eût pris pour des carcasses inanimées; ils n'espéraient que dans la brise, et la brise ne venait pas.—Ils se regardaient l'un l'autre d'un air sauvage.—Ils n'avaient plus d'eau, plus de vin, plus de nourriture.—Dans leurs regards avides (bien qu'ils ne parlent pas), vous concevez déjà les désirs de cannibale qu'ils éprouvent.
73. À la fin, l'un deux parla bas à son voisin, celui-ci parla bas à un autre, et le mot fit ainsi le tour de la barque. Bientôt il se convertit en un sourd murmure, puis en un son sinistre d'horreur et de désespoir: chacun, dans la pensée de son compagnon, découvrit celle qu'il avait réprimée jusqu'alors: ils parlèrent de sort pour viande et sang, et de qui mourrait pour repaître les autres.
74. Mais avant d'en venir là, ils se partagèrent pour ce jour quelques bonnets de peau, et ce qui leur restait de souliers; alors ils regardèrent autour d'eux, au désespoir, mais nul ne s'offrait en sacrifice. À la fin on roula, et on disposa des billets que ma muse ne peut voir sans frémir; car faute de papier et n'ayant rien de mieux, ils avaient arraché à Juan la lettre de Julia.
75. Les lots furent faits, inscrits, mêlés et distribués dans un horrible silence. Pendant qu'on les tirait, la faim qui, semblable au vautour de Prométhée, avait demandé cette abomination, se taisait elle-même. Nul n'y avait songé le premier, la nature seule les y avait entraînés, et il n'en était pas un qui fût sourd à sa voix.—Le sort tomba sur le malheureux précepteur de Juan.
76. Il demanda seulement qu'on le saignât pour le mettre à mort. Le chirurgien avait ses instrumens, il piqua Pédrillo, et sa respiration s'anéantit si suavement que vous auriez eu de la peine à déterminer quand il cessa de vivre. Il mourut en fidèle catholique, et comme la plupart des hommes, dans la religion qui l'avait vu naître. D'abord il colla ses lèvres sur un petit crucifix, puis il tendit la gorge et les bras.
77. À défaut d'autre profit, le chirurgien eut, pour salaire, le premier choix des morceaux. Mais comme il éprouvait alors une soif violente, il aima mieux boire une coupe du sang chaud qui jaillissait. Une partie du corps fut divisée, et une autre, telle que la cervelle et les entrailles, ayant été jetée à la mer, régala deux goulus qui escortaient la barque. Le reste du pauvre Pédrillo fut mangé par les gens de l'équipage.
78. Tous en mangèrent, à l'exception de trois ou quatre qui n'étaient pas si avides de chair humaine. Il faut y ajouter Juan, qui, ayant auparavant refusé sa part d'épagneul, ne ressentait pas à la vue de Pédrillo un appétit beaucoup plus vif. On ne devait pas s'attendre que dans la dernière détresse il pût jamais se joindre à eux pour dîner de son ancien maître et pasteur.
79. Il ne l'eût d'ailleurs pas fait impunément; car les suites de ce repas furent bien funestes. Ceux qui l'avaient fait avec le plus de voracité tombèrent dans un délire de rage.—Dieu! comme ils blasphémèrent; ils se roulèrent couverts d'écume et en proie aux plus étranges convulsions; ils avalèrent l'eau marine comme celle d'une fontaine limpide; ils pleurèrent, grincèrent les dents, hurlèrent, jurèrent, mugirent; enfin, avec un rire d'hyène ils expirèrent en désespérés.
80. Leur nombre fut bien aminci par cette affliction; et, quant à ceux qui restèrent, Dieu sait s'ils étaient gras! Quelques-uns, plus heureux que les autres, avaient perdu la mémoire; les autres pensaient à une nouvelle dissection, comme s'ils n'avaient pas été assez éprouvés par la mort affreuse de ceux qui avaient assouvi leur faim de la même manière.
81. Bientôt ils songèrent au contre-maître comme le plus gras d'entre eux: mais indépendamment de ce qu'il avait peu d'entraînement à cette destinée, il fit valoir quelques autres indispositions. La première c'est qu'il sortait de maladie: mais ce qui lui donna gain de cause, fut un léger présent que, par voie de souscription générale, lui avaient fait les dames de Cadix.
82. Il restait encore quelque chose du pauvre Pédrillo, on en usa avec discrétion.—Quelques-uns s'en effrayaient, d'autres imposaient silence à leur appétit, ou n'en prenaient qu'une bouchée de tems en tems. Il n'y eut que Juan qui ne cessa de s'en abstenir, et se mit à mâcher un morceau de bambou ou un peu de plomb. Enfin ils attrapèrent deux boobis[61] et un noddi[62], qui les décida à abandonner le corps mort.
[61] Le nom que M. A. P. a traduit par celui de butor est plutôt une espèce d'oiseau de tempête, ou de pétrel. Le butor se tient ordinairement près des étangs, et jamais sur les mers.
[62] Le noddi est un animal assez semblable à l'hirondelle de mer. «Nous avons, dit Buffon, adopté le nom de noddi (sot), qui se lit fréquemment dans les relations des voyageurs anglais, parce qu'il exprime l'étourderie ou l'assurance folle avec laquelle cet oiseau vient se poser sur les mâts et sur les vergues des navires, et même sur la main que les matelots lui tendent.»
83. Au reste, si le sort de Pédrillo vous semble révoltant, souvenez-vous d'Ugolin qui se décide à manger le crâne de son grand ennemi, après avoir poliment terminé son récit[63]. Si dans l'enfer on dévore ses ennemis, on peut certainement, sans être beaucoup plus horrible que Dante, se nourrir en pleine mer de ses amis, quand le léger agrément d'un naufrage se fait trop attendre.
Riprese 'l teschio misero co' denti
Che furo all' osso come d' un can forti.
(Dante, Inferno, canto XXXIII.)
Lord Byron était trop pénétré de la lecture de Dante, son modèle, pour n'avoir pas mis quelque intention dans le mot qu'il emploie ici: politely (poliment). C'est qu'en effet Ugolin laisse entendre, plutôt qu'il n'exprime à la fin de son récit, le repas qu'il a fait de ses enfans.
84. Dans la même nuit, il tomba une ondée de pluie que leurs bouches attendaient comme la surface de la terre, quand la poussière de l'été en a desséché les crevasses. On ne sait pas ce que vaut une bonne eau, quand on n'en a pas senti la privation; il faut avoir été en Espagne ou en Turquie, s'être trouvé dans une chaloupe remplie d'affamés, ou bien avoir dans le désert entendu la sonnette des chameaux pour désirer sincèrement de rejoindre la vérité—dans un puits.
85. La pluie tombait par torrens, mais ils n'en étaient pas plus désaltérés, jusqu'au moment où ils trouvèrent un lambeau de toile dont ils se servirent comme d'un réservoir spongieux, et qu'ils tordirent quand ils le crurent suffisamment humecté. Un fossoyeur altéré aurait préféré à leur courte boisson un pot rempli de porter, mais pour eux, ils ne croyaient pas avoir jamais auparavant senti la volupté de boire.
86. Leurs lèvres avides et rougies de crevasses s'attachaient au linge qu'ils suçaient comme s'il eût été inondé de nectar. Leurs gosiers étaient des fours, et leurs langues enflées étaient noires comme celle du riche de l'enfer qui vainement implorait du mendiant la faveur d'une goutte de rosée, comparable alors pour lui à toutes les joies du ciel[64].—Si cela est vrai, quelques chrétiens peuvent trouver des consolations dans leur foi.
[64] «Le riche, en criant, disait: «Père Abraham, envoie Lazare pour qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau, afin qu'il en rafraîchisse ma langue, car je suis crucifié dans cette flamme.» Et Abraham lui dit: «Mon fils, souviens-toi que tu as reçu les biens pendant ta vie, et de même Lazare les maux. Maintenant celui-ci est consolé, et toi tu es tourmenté.»
87. Dans cette déplorable troupe il y avait deux pères et avec eux les deux fils. L'un de ceux-ci paraissait le plus robuste et le mieux portant; il mourut des premiers. À l'instant de sa mort, son plus proche voisin en avertit le père, qui dit en jetant les yeux sur lui: «Je n'y puis rien, la volonté de Dieu soit faite.» Et sans une larme ou soupir, il vit jeter son corps à la mer.
88. Le second père avait un fils plus faible, aux joues décolorées, au maintien délicat. Ce jeune homme résista long-tems, et se roidit contre sa destinée, avec une patiente tranquillité d'esprit. Il parlait peu, et de tems en tems il souriait, pour alléger le poids des mortelles pensées, qui oppressaient d'autant plus le cœur de son père, qu'il voyait son fils les supporter comme lui.
89. Penché sur son corps, le père ne levait pas les yeux de dessus son visage; il essuyait l'écume qui couvrait ses lèvres, et n'avait d'attention que pour lui. Quand la pluie tant désirée vint enfin à tomber, et que les yeux de l'enfant déjà demi-voilés d'une membrane épaisse vinrent à briller et à remuer pour un instant, il exprima quelques gouttes de pluie dans sa bouche expirante.—Ce fut en vain.
90. L'enfant mourut.—Le père demeura long-tems attaché sur son corps: mais enfin, quand la mort se montra à découvert, et que le poids insensible pressé contre son cœur ne lui donna plus de mouvement ni d'espérance, il ne le perdit pas des yeux, jusqu'au moment où une vague impitoyable éloigna le corps du lieu d'où il avait été jeté. Alors il tomba lui-même roide et glacé, ne donnant plus d'autre signe de vie que l'agitation convulsive de ses jambes.
91. Maintenant un arc-en-ciel perçant les nuages diaphanes vint mesurer la sombre mer, et poser sa base lumineuse sur la mobilité des flots. Tout dans le cercle qu'il embrassait contrastait, par sa clarté, avec le reste de l'étendue; mais sa vaste lumière s'élargit bientôt, et devint ondoyante comme une bannière déployée, puis elle prit la forme d'un arc tendu, et finit par disparaître aux yeux de nos pauvres naufragés.
92. Il changeait ainsi naturellement. Ce fils aérien de l'onde et du soleil, véritable caméléon céleste, naît dans la pourpre, est bercé dans le vermillon, baptisé dans l'or liquide et emmailloté dans une enveloppe obscure. Il brille comme le croissant sur les pavillons turcs, et réunit toutes les couleurs en une seule, précisément comme un œil noirci dans une lutte (car on est obligé quelquefois de boxer sans masque).
93. Nos marins naufragés le prirent pour un bon présage.—Autant vaut le croire ainsi, maintenant comme alors; cette vieille habitude des Grecs et des Romains peut être d'un grand service quand les gens sont découragés. Et certes nul n'avait plus qu'eux besoin d'un antidote contre le désespoir. Cet arc-en-ciel parut donc à leurs yeux comme l'espérance,—et, pour tout dire, un céleste kaléidoscope[65].
[65] Καλου ειδεος σκοπη, qu'on peut traduire: beau point de vue.
94. Au même instant un bel oiseau blanc, à la patte large et assez semblable à la colombe pour la forme et le plumage, s'offrit à leurs yeux (sans doute il s'était égaré dans sa course); il essaya de se percher sur la chaloupe, bien qu'il eût vu et entendu ceux qui étaient dedans. Dans cette intention il alla, vint et voltigea autour d'eux jusqu'à la nuit tombante.—Cela leur parut d'un plus heureux présage encore.
95. Mais ici je suis forcé de remarquer que bien en prit à cet oiseau de promesse de ne pas se percher, car la pointe de notre chaloupe délabrée n'était pas aussi sûre pour lui que celle d'une église: quand c'eût été la colombe de l'arche de Noé, revenant de son heureux voyage, ils l'auraient volontiers dévorée, elle et sa branche d'olivier.
96. Avec le crépuscule reparut le vent, mais sans violence. Les étoiles brillaient, et la barque faisait du chemin. Mais ils étaient tellement anéantis qu'ils ne savaient en quel état, ni comment ils vivaient encore. Quelques-uns s'imaginaient voir la terre. «Non, disaient les autres.» Les bancs de vapeurs les mettaient dans un doute continuel.—Les uns juraient avoir entendu des brisans, d'autres une détonnation, et tous enfin tombèrent dans cette dernière erreur.
97. Au matin, le vent venait de cesser quand celui qui était de garde se retourna et jura que, si ce n'était pas la terre qui se levait avec les rayons du soleil, il voulait ne plus revoir de terre de sa vie. Les autres frottèrent leurs yeux, aperçurent une baie ou quelque chose de semblable, et se disposèrent à avancer vers le rivage. C'en était un en effet, et par degrés il parut distinct, élevé et palpable à la vue.
98. Alors quelques-uns fondirent en larmes; d'autres, regardant stupidement, ne pouvaient pas encore séparer leurs espérances de leurs craintes et semblaient n'avoir rien vu de nouveau. Un autre priait (la première fois depuis longues années), et trois autres étaient tranquilles au fond de la barque. On les remua par la main et par la tête afin de les éveiller, mais on les trouva morts.
99. La veille ils avaient aperçu une tortue, de l'espèce des becs-à-faucon[66], endormie sur les eaux, et en avançant doucement ils s'en étaient emparés. Elle leur sauva une journée de vie, et nourrit encore mieux leurs esprits en leur inspirant un nouveau courage. Dans un si grand péril ils ne croyaient pas que le hasard seul leur envoyât ce moyen de salut.
[66] Hawks-bill; c'est celle que Buffon et tous les naturalistes français désignent sous le nom de caret. M. A. P. traduit toujours turtle, de quelque espèce qu'elle soit, par tourterelle.
100. La terre leur offrait une côte élevée et rocailleuse, et les montagnes grandissaient à mesure qu'entraînés par un courant ils s'avançaient vers elles. Ils se perdaient dans une infinité de conjectures; car telle avait été l'inconstance des vents qui les avaient ballottés qu'ils ne pouvaient décider dans quelle partie de la terre ils se trouvaient. Les uns croyaient voir le mont Etna, d'autres les montagnes de Candie, de Chypre, de Rhodes, ou bien quelques autres îles.
101. Cependant le courant et une brise naissante poussaient directement vers ce rivage salutaire ces figures pâles et décharnées comme des spectres de la barque de Caron. Leur vivante cargaison était maintenant réduite à quatre individus; plus, trois morts que leurs efforts réunis n'avaient pu jeter à la mer avec les autres. Les deux goulus les suivaient toujours, et faisaient parfois jaillir l'écume des flots sur leur visage.
102. La famine, le désespoir, le froid, la soif et la chaleur les avaient tour à tour retournés et maigris au point qu'une mère au milieu de ces squelettes n'aurait pu reconnaître son fils. Glacés par la nuit, grillés par le jour, ils expirèrent l'un après l'autre jusqu'à ce qu'ils fussent réduits à ce petit nombre. Mais il faut accuser avant tout l'espèce de suicide qu'ils commirent en nettoyant Pédrillo dans de l'eau salée.
103. Comme ils approchaient de la terre, dont l'aspect leur semblait inégal, ils sentirent la fraîcheur de la verdure naissante qui se balançait dans les forêts élevées, et tempérait l'ardeur de l'air. C'était pour leurs yeux fatigués une espèce d'écran qui leur cachait les vagues étincelantes et les cieux si clairs et ardens.—Ils trouvaient délicieux tout ce qui pouvait les distraire du vaste, effroyable et éternel abîme de l'Océan.
104. Le rivage se montrait aride, inhabité et pressé de vagues redoutables; mais ils étaient devenus fous de la terre, et ils pressèrent leur course, en dépit des brisans qui mugissaient justement devant eux. Bientôt même un rescif leur présenta sa tête entourée d'une écume bouillonnante; n'apercevant pas de direction plus commode pour gagner terre, ils avancèrent encore et la barque fut submergée.
105. Mais Juan avait l'habitude de baigner ses jeunes membres dans les eaux natales du Guadalquivir; il avait même souvent mis à profit le talent de nager qu'il avait acquis dans ce beau fleuve. Vous auriez difficilement trouvé un meilleur nageur, et peut-être aurait-il pu passer l'Hellespont comme une fois (ce qui nous rendit assez fiers) Léandre, M. Ekenhead et moi, l'avons fait[67].
[67] Voyez la Vie de Lord Byron.
106. Ainsi, tout faible et tout maigre qu'il était, il souleva ses jeunes membres et tenta de suivre la vague rapide pour gagner avant la nuit la plage aride qui s'élevait devant lui. Le plus grand danger pour lui venait d'un goulu qui saisit par la jambe un de ses compagnons. Quant aux deux autres, ils ne savaient pas nager. Lui donc fut le seul qui atteignit au rivage.
107. Il n'y serait pourtant pas arrivé sans la rame qui, pour son bonheur, se détacha et vint toucher sa main, justement quand ses faibles bras étaient épuisés et que la mer allait l'engloutir. Il s'y cramponna; les vagues battirent avec violence, et à force de nager, plonger et reparaître, il vint enfin rouler sur la plage, presque sans vie.
108. C'est là que, sans pouvoir respirer, il enfonça dans le sable ses ongles aigus, de crainte qu'en revenant la vague furieuse à laquelle il venait d'arracher sa proie ne le rejetât dans son insatiable sépulcre. Il demeura tout de son long où il avait été déposé, à l'entrée d'une caverne creusée dans le roc, conservant justement assez de vie pour sentir son malheur, et apercevoir qu'il s'était peut-être vainement sauvé.
109. Après un effort lent et douloureux, il se leva, mais il retomba aussitôt sur son genou ensanglanté et sur sa main chancelante. Il jeta alors les yeux autour de lui pour reconnaître ceux avec lesquels il avait voyagé; mais nul ne s'offrit pour partager ses peines, à l'exception d'un seul, c'était le cadavre de l'un des trois affamés, morts deux jours auparavant, qui trouvait maintenant une tombe sur un rivage stérile et inconnu.
110. Tout en levant ainsi les yeux, sa faible tête s'égara et le fit retomber; le sable parut tourner autour de lui, il s'évanouit. Étendu sur le côté, sa main alongée reposait dégouttante de sang sur la rame (leur mât de secours), et comme un lis séparé de sa tige, ses formes sveltes et ses pâles traits conservaient encore autant de beauté qu'en eut jamais figure terrestre.
111. Il ne sut pas combien de tems dura cet état de faiblesse; son cœur glacé, ses sensations anéanties, l'emportaient loin de la terre: le tems n'avait plus de jours et de nuits pour lui. Il ne connut même le terme de cet évanouissement qu'à l'instant où il éprouva de la peine dans le pouls et dans les membres, et qu'il entendit ses veines palpiter avec force; car, bien que vaincue, la mort luttait encore en s'éloignant.
112. Il ouvrait les yeux et les refermait sans avoir rien vu. Tout lui semblait douteux et confus. Il imaginait être encore dans la barque, sortir d'un léger sommeil, et alors son désespoir le reprenait: il appelait la mort dans laquelle il venait de reposer. Enfin, il revint un peu à lui, et ses faibles yeux crurent entrevoir une charmante figure de femme de dix-sept ans.
113. Elle était penchée sur lui, et sa petite bouche paraissait chercher dans la sienne s'il respirait encore. À force de le toucher, la douce chaleur de ses mains ranima ses sens dociles; elle mouilla ses tempes glacées, afin d'inviter le pouls à circuler plus aisément: enfin ses soins inquiets obtinrent leur récompense, et un soupir de Juan répondit à son tact délicieux.
114. Alors elle lui donna une liqueur cordiale, et enveloppa dans un manteau ses membres presque nus. Son beau bras souleva la tête languissante du jeune naufragé dont elle appuya le pâle front sur ses joues si belles, si fraîches, si transparentes! Puis elle tordit ses cheveux dont la tempête avait humecté les boucles, épiant toujours avec inquiétude chaque mouvement que faisait le malade en poussant un soupir—en même tems qu'elle.
115. La caverne fut l'endroit où le déposèrent cette aimable fille et sa suivante;—jeune aussi, bien que son aînée, d'une figure moins grave et de traits moins délicats.—Ensuite elles se mirent à allumer du feu, et quand le rocher que le soleil n'avait jamais visité fut éclairé de flammes, la demoiselle, ou la dame, laissa distinguer l'élégance de ses formes et la perfection de sa beauté.
116. Son front était orné de lames d'or qui brillaient sur ses bruns cheveux, ses cheveux dont les ondes, roulées sur son dos en tresses, descendaient presque jusqu'à ses pieds, en dépit de l'élévation remarquable de sa taille. Il y avait en elle je ne sais quoi d'impérieux qui pouvait la faire prendre pour une lady de cette île.
117. Ses cheveux, ai-je dit, étaient d'un brun foncé. Mais ses yeux étaient noirs comme la mort, et ses longs cils étaient de la même couleur. Il y a dans ces paupières, quand elles sont baissées, une puissance d'attraction inévitable. Le trait le plus rapide n'a pas la force d'un regard subit, quand il jaillit de ces franges d'ébène. C'est comme le serpent qui tout d'un coup se déroule, s'étend et déploie sa force et son venin.
118. Son front était blanc et petit, et les pures nuances de ses joues se fondaient entre elles comme les roses du crépuscule avec le soleil couchant. Sa lèvre supérieure était petite.—Lèvres charmantes! Je soupire en me rappelant que j'en ai vu de semblables; elles eussent pu servir de modèle à un statuaire (race d'imposteurs après tout; j'ai vu un grand nombre de femmes réelles qui surpassaient bien la beauté de toutes leurs absurdes pierres idéales).
119. Je veux bien vous dire pourquoi je parle ainsi, car il est juste de ne pas railler sans cause plausible: il existe une dame irlandaise dont je n'ai jamais vu reproduire le buste tel qu'il était, en dépit de tous les essais qu'on en avait fait; et si jamais elle doit subir les coups du tems et de la nature, ils détruiront le type d'une figure que l'imagination de l'homme n'a jamais devancée, et que les ciseaux mortels n'auront pu atteindre.
120. Telle était encore la dame de la grotte. Son costume, bien différent de celui des Espagnoles, était plus simple et de couleurs moins sévères. Car, vous le savez, les dames espagnoles ne portent jamais hors de chez elles des robes brillantes; et pourtant quand la basquina et la mantilla flottent autour d'elles (puissent-elles ne jamais les quitter!), cet habillement inspire en même tems quelque chose de folâtre et de mystique.
121. Mais il n'en était pas ainsi de notre demoiselle. Sa robe du plus beau tissu, était de couleurs variées, et ses cheveux qui tombaient négligemment en boucles sur son visage étaient semés de nœuds d'or et de pierreries. Sa ceinture était étincelante; la plus rare dentelle embellissait son voile, et les plus riches diamans jaillissaient de ses charmantes petites mains. Mais ce qui vous paraîtra sans doute choquant, c'est que ses jolis pieds de neige étaient, sans bas, posés dans des pantoufles.
122. L'autre femme avait un costume de la même forme, quoique moins riche; les ornemens en étaient plus simples, ses cheveux n'étaient semés que de nœuds d'argent, destinés à lui servir de dot, et son voile de la même longueur était beaucoup moins beau. Son maintien, quoique assuré, avait quelque chose de plus humble; ses cheveux plus épais étaient moins longs, et ses yeux également noirs étaient plus sémillans et plus petits.
123. Ces deux créatures prodiguaient à Juan leurs soins, et le réconfortaient de nourriture, d'habits, et de ces douces attentions que les femmes seules (je dois l'avouer) devinent bien et savent varier sous mille formes délicates. Elles lui présentèrent une assiette de bouillon, excellent comestible dont parlent rarement les poètes, mais le meilleur qu'on ait inventé depuis le festin que l'Achille d'Homère prépara pour ses hôtes[68].