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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 01: avec notes et commentaires, comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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[236] Expression du Psalmiste.

85. Au moins le sent-il, et quelques-uns pensent qu'il le voit, parce qu'il court devant lui comme un verrat, ou, si cette explication vous paraît trop simple, dites qu'il se précipite sur ses pas comme un brick, un schooner, ou bien encore...—Mais il est tems de terminer ce chant, avant que ma muse ne se sente fatiguée. Le suivant, pour réveiller l'attention générale, va sonner en volée comme du haut d'un clocher de village.

86. Écoutez, dans le silence de la froide et épaisse nuit, le bourdonnement des armées se pressant rangs sur rangs! Là, de lourdes masses se glissent, dans l'obscurité douteuse, le long des murs assiégés et sur les bords du fleuve hérissé de défenses. Cependant les astres percent d'une faible lumière les vapeurs humides et condensées qui se roulent devant eux en bizarres guirlandes.—Bientôt la fumée de l'enfer doit étendre sur eux un plus impénétrable manteau.

87. Arrêtons-nous ici un moment.—Imitons cette pause terrible qui, séparant alors la vie de la mort, glaça pour un instant le cœur de ces hommes dont plusieurs milliers allaient rendre le dernier soupir. Un moment—et tout reparaîtra plein de vie! La marche! la charge! les cris religieux de chaque peuple! Houra! Allah!—Un moment encore, et les cris de la mort seront perdus dans les mugissemens de la bataille.


SUPPLÉMENT

AUX NOTES DU CHANT VII.

L'ouvrage qui contient les détails du siége d'Ismaïl étant fort peu répandu en France, où cependant il a été imprimé, nous en extrairons tous les passages que Byron a jugés dignes d'être paraphrasés. Il est intitulé:—Essai sur l'Histoire ancienne et moderne de la nouvelle Russie. Le style en est beaucoup trop louangeur, mais la dédicace en étant adressée à l'empereur Alexandre, petit-fils de Catherine II, le lecteur est, par cela seul, averti de se tenir sur ses gardes. Malgré ce grave défaut, c'est un ouvrage fort remarquable. L'auteur (le marquis de Castelnau) a lui-même emprunté les circonstances du siége d'Ismaïl au manuscrit d'un lieutenant-général de Russie, qui avait fait cette campagne (le duc de Richelieu).

STROPHE 9.

«Ismaïl est située sur la rive gauche du bras gauche du Danube, à peu près à quatre-vingts verstes de la mer. Elle a trois mille toises de tour.» (Manuscrit du duc de Richelieu.)

STROPHE 10.

«On a compris dans ces fortifications un faubourg moldave, situé à la gauche de la ville, sur une hauteur qui la domine; l'ouvrage a été terminé par un Grec. Pour donner une idée des talens de cet ingénieur, il suffira de dire qu'il fit placer les palissades perpendiculairement sur le parapet, de manière qu'elles favorisaient le feu des assiégeans et arrêtaient le feu des assiégés.» (Ibid.)

STROPHE 11.

«Le rempart en terre est prodigieusement élevé, à cause de l'immense profondeur du fossé. Il n'y a ni ouvrage avancé ni chemin couvert.» (Ibid.)

STROPHE 12.

«Un bastion de pierres, ouvert par une gorge très-étroite et dont les murailles sont fort épaisses, a une batterie casematée et une à barbette; il défend la rive du Danube. Du côté droit de la ville est un cavalier de quarante pieds d'élévation, à pic, garni de vingt-deux pièces de canon, et qui défend la partie gauche.» (Ibid.)

STROPHE 13.

«Du côté du fleuve, la rive est absolument ouverte; les Turcs ne croyaient pas que les Russes pussent jamais avoir une flottille dans le Danube.» (Ibid.)

STROPHE 23.

On s'était proposé deux buts également avantageux par la construction de deux batteries sur l'île qui avoisine Ismaïl. Le premier, de bombarder la place, d'en abattre les principaux édifices avec du canon de quarante-huit, effet d'autant plus probable, que la ville étant bâtie en amphithéâtre, presque aucun coup ne serait perdu. (Histoire de la Nouvelle Russie.)

STROPHE 24.

Le second motif était de profiter de ce moment d'alarme pour que la flottille, agissant en même tems, pût détruire celle des Turcs. Un troisième motif, et vraisemblablement le plus plausible, était de jeter la consternation parmi les Turcs et de les engager à capituler. (Ibid.)

STROPHES 25, 26 ET 27.

Une habitude blâmable, celle de mépriser son ennemi, fut la cause du défaut de perfection dans la construction des batteries. On voulait agir promptement, et on négligea de donner aux ouvrages la solidité qu'ils exigeaient. (Ibid.)

STROPHES 28 ET 29.

Le même esprit fit manquer l'effet de trois brûlots; on calcula mal la distance, on se pressa d'allumer la mèche, ils brûlèrent au milieu du fleuve, et quoiqu'il fût six heures du matin, les Turcs, encore couchés, n'en prirent aucun ombrage.

1er décembre 1790. Cette opération manquée, la flottille russe s'avança vers les sept heures; il en était neuf lorsqu'elle se trouva à cinquante toises de la ville. (Ibid.)

STROPHES 30 ET 31.

Elle souffrit avec une constance calme un feu de mitraille et de mousqueterie pendant près de six heures. Les batteries de terre secondaient la flottille. Mais on reconnut alors que les canonnades ne suffiraient pas pour réduire la place: on fit la retraite à une heure. À peine la retraite des Russes fut-elle remarquée, que les plus braves d'entre les ennemis se jetèrent dans de petites barques et essayèrent une descente. Le comte de Damas les mit en fuite, et leur tua plusieurs officiers et grand nombre de soldats. Un lançon sauta pendant l'action, un autre dériva par la force du courant et fut pris par l'ennemi. (Ibid.)

STROPHES 32 ET 33.

On ne tarirait pas si on voulait rapporter tout ce que les Russes firent de mémorable dans cette journée; pour compter les hauts faits d'armes, pour particulariser toutes les actions d'éclat, il faudrait composer des volumes. Parmi les étrangers, le prince de Ligne se distingua de manière à mériter l'estime générale. De vrais chevaliers français, attirés par l'amour de la gloire, se montrèrent dignes d'elle. Les plus marquans étaient le jeune duc de Richelieu, les comtes de Langeron et de Damas. (Ibid.)

STROPHE 35.

L'amiral de Ribas déclara en plein conseil que ce n'était qu'en donnant l'assaut qu'on obtiendrait la place. Cet avis parut hardi; on lui opposa mille raisons auxquelles il répondit par de meilleures. (Ibid.)

STROPHES 36, 37 ET 38.

Il ne s'agissait que de déterminer le prince Potemkin; Ribas y réussit. Tandis qu'il se démenait pour l'exécution du projet agréé, on construisait de nouvelles batteries. On comptait, le 12 décembre, quatre-vingts pièces de canon sur le bord du Danube, et cette journée se passa en vives canonnades. (Ibid.)

STROPHE 39.

Le 13, une partie des troupes était embarquée; on allait lever le siége. Un courrier arrive; il est témoin des cris de joie du Turc, qui se croyait à la fin de ses maux. Ce courrier annonce, de la part du prince, que le maréchal Suwarow va prendre le commandement des forces réunies sous Ismaïl. (Ibid.)

STROPHE 40.

La lettre du prince Potemkin à Suwarow est très-courte; la voici dans toute sa teneur: «Vous prendrez Ismaïl à quel prix que ce soit.» (Ibid.)

STROPHES 43 ET 44.

Le 16; on voit venir de loin deux hommes courant à toute bride: on les prit pour des Cosaques; l'un était Suwarow et l'autre son guide, portant un paquet gros comme le poing et renfermant le bagage du général. (Ibid.)

STROPHE 46.

Les succès multipliés de Suwarow, sa bravoure, etc., produisirent un enthousiasme général. (Ibid.)

STROPHE 47.

Les choses prennent, le même jour, une autre tournure; le camp se rapproche et s'établit à une portée de canon de la place; on prépare des fascines, on construit des échelles, on établit des batteries nouvelles. (Ibid.)

STROPHES 48 ET 49.

L'ame de Suwarow s'est communiquée à l'armée; il n'est pas jusqu'au dernier goujat qui ne désire d'obtenir l'honneur de monter à l'assaut. (Ibid.)

STROPHE 50.

La première attaque était composée de trois colonnes commandées par les lieutenans-généraux, Paul Potemkin, Serge Lwow; les généraux-majors Maurice Lascy, Théodore Meknop. Trois autres colonnes, destinées à la seconde attaque, avaient pour chefs le comte de Samoïlow, les généraux Élie de Bezborodko, Michel Kutusow; les brigadiers Orlow, Platow, Ribeaupière. La troisième attaque, par eau, n'avait que deux colonnes sous les ordres des généraux-majors Ribas et Arseniew, des brigadiers Markoff et Tchepega. (Histoire de la Nouvelle Russie.)

STROPHES 51, 52 ET 53.

On construisit de nouvelles batteries le 18; On tint un conseil de guerre; on y examina les plans pour l'assaut de M. de Ribas: ils réunirent tous les suffrages. Le 19 et le 20, Suwarow exerça les soldats; il leur montra comment il fallait s'y prendre pour escalader; il enseigna aux recrues la manière de donner le coup de baïonnette. Pour cet exercice d'un nouveau genre, il se servit de fascines disposées de manière à représenter un Turc. (Ibid.)


Chant Huitième.

1. Oh! sang et tonnerre! Blessures et sang[237]! Voilà des jurons bien vulgaires et des mots bien grossiers, allez-vous penser, aimable lecteur? Rien n'est plus vrai. Mais ils servent à interpréter le rêve de la gloire; et comme ma candide muse se propose d'offrir un tableau de ces objets, comme ils vont devenir son thème, il est juste de leur faire une invocation. Adressez-la à Mars, à Bellone, à ce que vous voudrez,—cela signifiera toujours la guerre.

[237] Jurons fort à la mode dans les tavernes anglaises.

2. Tout était préparé,—le feu, l'épée et les hommes qui allaient en faire un usage terrible. Comme un lion sortant de sa tannière, l'armée, les nerfs et les muscles tendus, s'avançait pour le carnage,—et, véritable hydre humaine, allait souffler partout sur ses pas la destruction. Ses têtes étaient autant de héros qui, à peine tombés, étaient remplacés par d'autres.

3. L'histoire est obligée de prendre les choses en gros; mais peut-être, si nous pouvions les considérer en détail et faire la balance des pertes et des gains, découvririons-nous que la guerre n'est pas digne de tous les sacrifices d'or qu'on lui fait, pour n'en obtenir que de misérables conquêtes. Il y a plus de saine gloire à sécher une seule larme qu'à répandre des mers de sang.

4. Et la raison? c'est que cette gloire produit une satisfaction intérieure, tandis que l'autre, à force de pompes, d'acclamations, de ponts et arcs de triomphe, de pensions (fournies par une nation à qui souvent il ne reste plus rien), d'honneurs ou de hautes dignités, peut bien exciter l'envie ou l'admiration des êtres corrompus; mais elle n'est, après tout, quand on ne l'a pas obtenue en combattant pour la liberté, que la crécelle d'un enfant de meurtre.

5. Telle est la gloire militaire,—et telle la jugera-t-on un jour. Il n'en est pas ainsi de Léonidas et de Washington, dont tous les champs de bataille sont devenus autant de terres sacrées, et qui n'ont pas désolé des mondes, mais assuré l'existence des nations. Oh! que l'écho de ces noms semble doux à l'oreille! et tandis que ceux des guerriers vulgaires surprennent ou étourdissent les hommes vains et serviles, les leurs serviront seuls de mots d'ordre, jusqu'à ce que l'avenir ait reconquis la liberté.

6. La nuit était obscure; un épais brouillard ne permettait de distinguer que la flamme de l'artillerie partageant l'horizon en arcades de vapeurs embrasées, et reproduisant dans les eaux du Danube, comme dans un miroir, son image infernale. L'oreille était épouvantée par le ronflement continu des volées et par le long fracas de chaque détonation, bien autrement que par le bruit du tonnerre. En effet, les foudres du ciel nous épargnent, ou du moins nous frappent rarement;—celles de l'homme réduisent en cendres des millions d'hommes!

7. La colonne destinée à tenter l'assaut avait à peine devancé de quelques toises les batteries russes, que les musulmans s'éveillèrent en sursaut et répondirent, sur le même ton, à la foudre des chrétiens. Alors, un immense incendie couvrit les airs, la terre et l'eau; on eût cru, en voyant les élémens ainsi ébranlés, qu'ils se livraient un sublime combat, et cependant les remparts d'Ismaïl flambaient comme l'Etna, quand il prend fantaisie à l'inquiet Titan d'éternuer.

8. Et dans le même instant retentit comme le fracas des machines les plus homicides—l'énorme cri de Allah! portant défi à l'ennemi; fleuve, ville et rivages répétèrent Allah! et les nuages qui couvraient les combattans d'un dais épais vibrèrent eux-mêmes au nom de l'Éternel. Entendez-vous, au-dessus de tous les sons, percer Allah! Allah! Hu![238]

[238] Allah! Hu! c'est proprement le cri de guerre des musulmans; ils appuient long-tems sur la dernière syllabe, ce qui produit un effet étrange et terrible.

(Note de Lord Byron.)

9. Les colonnes s'ébranlaient toutes en même tems; mais déjà commençaient à tomber ceux qui, plus nombreux que les feuilles, conduisaient l'attaque du côté de l'eau. Ils étaient conduits par Arseniew, meurtrier fameux, aussi brave que jamais guerrier à l'épreuve de la bombe et du canon. Le carnage (ainsi que Wordsworth nous l'apprend) est la fille de Dieu[239]. S'il dit vrai, elle est la sœur de Christ, et ce jour-là on peut dire qu'elle se comporta comme en terre sainte.

[239] «Mais ton[D] plus terrible instrument, dans l'exécution de tes vues, est l'homme armé pour un meurtre mutuel;—oui, le carnage est ta fille.»

Wordsworth, Ode d'action de grâces.

[D] C'est-à-dire celui de la Divinité. Voilà, pour le meurtre, une généalogie préférable à toutes celles que l'on doit à notre premier héraut-d'armes. Qu'eût-on dit si quelque indépendant lui avait donné une pareille famille?

(Note de Lord Byron.)

M. A. P., scandalisé de ces derniers mots, ajoute: «Lord Byron affecte d'ignorer ici jusqu'où remonte l'origine poétique de la guerre.» Je serais plutôt disposé à croire que M. A. P. affecte ici de connaître cette origine poétique, laquelle connaissance, après tout, n'a pas un rapport bien évident avec la réflexion sensée de Lord Byron.

10. Le prince de Ligne fut blessé au genou; le comte Chapeau-Bras aussi reçut une balle entre le chapeau et la tête, et la preuve que cette tête était aussi aristocratique que possible, c'est qu'elle demeura aussi intacte que le chapeau. Dans le fait, les balles ne peuvent vouloir aucun mal à une cervelle parfaitement légitime. Cendres contre cendres, dit-on; pourquoi pas: plomb contre plomb?

11. Et comme le général de brigade Marcow insistait pour qu'on séparât le prince de ces milliers de plaintifs moribonds,—gens de naissance vulgaire, qui pouvaient fort bien hurler, se traîner et demander un peu d'eau à des oreilles sourdes;—le général Marcow, dis-je, en prouvant ainsi son extrême sympathie pour les hommes de rang, eut lui-même la jambe emportée.

12. Trois cents canons jetaient leur émétique, et trente mille mousquets lançaient une grêle de pilules, afin d'obtenir un bon écoulement sanguin. Ô mortalité! tu as bien tes relevés mensuels de décès, tes pestes, tes famines, tes médecins, qui sans cesse, comme les grillots[240], bourdonnent à nos oreilles les maux passés, présens et futurs;—mais rien de cela n'est encore comparable à l'image exacte d'un champ de bataille.

[240] Mortality, en anglais, se dit pour l'ensemble des mortels et pour maladie contagieuse: c'est ce qu'il ne faut pas oublier en lisant ce passage.—Les grillots sont appelés en anglais deathwatch (annonce-mort), parce que le peuple regarde leur cri comme un présage de mort. Dans nos provinces, un oiseau est chargé de la même mission; c'est, je crois, la chouette, que pour cette raison on surnomme oiseau de la mort.

13. Là se succèdent sans cesse de nouvelles angoisses, jusqu'à ce que la multiplicité des agonies endurcisse le cœur de quiconque vient à les contempler.—Hurler, se traîner dans la poussière, rouler dans leur orbite des yeux entièrement blancs, telle est la récompense de plusieurs milliers d'hommes de toutes les rangées et de toutes les files. Quant aux autres, il se peut faire qu'ils obtiennent le droit de porter, dans la suite, un ruban sur leur poitrine.

14. Cependant, j'aime la gloire:—la gloire est une grande chose;—songez à l'avantage d'être, dans sa vieillesse, entretenu aux frais de votre bon roi; une légère pension ébranle la philosophie de plus d'un sage, et, de plus, les héros sont seuls destinés à fournir aux poètes des inspirations, ce qui vaut encore mieux. Ainsi donc, l'espérance de voir la poésie redire éternellement vos campagnes, et celle d'obtenir une demi-solde viagère, font que le genre humain vaut bien la peine d'être détruit.

15. Les troupes déjà débarquées s'avancèrent pour prendre une batterie sur la droite, et les autres, qui avaient pris terre plus bas un instant après eux, firent aussitôt leurs efforts pour lutter d'activité avec leurs camarades; ils étaient grenadiers. Ils grimpèrent un à un (et aussi gaiement que les enfans sur le sein de leur mère) sur les palissades et les retranchemens, conservant toujours autant d'ordre dans leurs rangs qu'au moment d'une parade.

16. Et rien de plus admirable; car le feu était si vif, que si le rouge Vésuve eût avec ses laves renfermé toutes sortes de machines, de fers ou d'enfers, il n'aurait pu cependant déployer plus de furie. Un tiers des officiers fut terrassé; cet incident n'était pas un présage de victoire pour ceux qui combattaient en avant. Quand les chasseurs sont renversés, les chiens sont bientôt en défaut.

17. Mais ici je laisserai le mouvement général pour m'attacher aux pas glorieux de notre héros. Il doit cueillir des lauriers séparés, et, pour ce qui est de mentionner par leurs noms cinquante mille héros, tous également dignes, il est vrai, d'inspirer un couplet ou de réclamer une élégie, ce détail formerait un assommant lexicon de gloire, et, ce qu'il y a de pis, une histoire beaucoup trop longue.

18. Nous en abandonnerons donc le plus grand nombre à la gazette,—qui sans doute en a bien agi avec ceux qui reposent d'un glorieux sommeil dans les fossés, les champs; partout enfin où leurs ames ont, pour la dernière fois, senti le poids de leur enveloppe matérielle.—Trois fois heureux celui dont le nom a été correctement écrit dans la dépêche. Je sais un homme dont on a rappelé la mort sous le nom de Grove, et qui réellement s'appelait Grose[241].

[241] C'est un fait: voyez les gazettes de Waterloo. Je me souviens de l'avoir fait remarquer, dans le tems, à un de mes amis:—«Voilà la gloire, lui dis-je: un homme est tué, son nom est Grose, on l'imprime Grove.» J'avais été au collége avec le défunt; c'était un homme spirituel et fort aimable, dont on recherchait la société à cause de sa finesse, de son enjouement et de ses chansons à boire.

(Note de Lord Byron.)

19. Juan et Johnson joignirent un certain corps et combattirent de toutes leurs forces, sans savoir quel était l'endroit où ils se trouvaient pour la première fois, ignorant encore mieux le point vers lequel ils se dirigeaient. Cependant, tout en marchant, ils foulaient aux pieds des cadavres; ils faisaient feu, étouffaient et donnaient assez de preuves de valeur pour mériter à eux deux seuls les frais d'un entier bulletin.

20. C'est ainsi qu'ils se vautraient dans cette fange sanguinaire de milliers d'hommes morts ou mourans:—tantôt gagnant quelques pieds de terrain plus rapprochés d'un vieil angle que toute l'armée s'efforçait d'emporter; tantôt reculant devant le feu non interrompu qui tombait sur eux comme si tout l'enfer, au lieu du ciel, se fût écoulé en pluie: à chaque instant ils trébuchaient sur un compagnon blessé, qui se débattait au milieu de son sang.

21. C'était pour Don Juan le premier des combats, et bien que le tableau nocturne et la marche silencieuse des troupes dans la froide obscurité, alors que le cœur ne s'enflamme pas comme sous les voûtes d'un arc triomphal, fussent bien capables de le faire frémir, pâlir, ou contempler, en soupirant après le jour, les lourds nuages épaissis comme un empois sur l'immensité des cieux, cependant il eut le courage de ne pas prendre la fuite.

22. Il est vrai qu'il ne le pouvait pas; mais quand il l'eût fait? On a vu et l'on voit encore des héros qui n'ont guère commencé mieux, ou moins mal. Frédéric-le-Grand daigna se sauver de Molwitz pour la première et la dernière fois[242]. La plupart des mortels sont comme un cheval, un faucon ou bien une jeune mariée; après une affaire chaude, ils s'habituent à leur nouvel état et combattent ensuite comme des diables pour leur solde ou pour les politiques.

[242] En 1741. La bataille de Molwitz fut cependant gagnée par les Prussiens, mais Frédéric ne fut pas témoin de sa victoire; il s'était éloigné dès les premiers coups de canon.

23. Juan était ce qu'Erin appelle, dans son vieil et sublime idiome Erse, Irlandais ou peut-être Punique[243] (car les antiquaires, en fixant le niveau du tems lui-même qui nivelle toutes choses, les Romaines, les Runiques et les Grecques, jurent que le langage de Pat[244] sent le climat d'Annibal et conserve encore la tunique tyrienne de l'alphabet de Didon: or cette supposition en vaut bien une autre, mais elle n'a rien de national[245]),

[243] Erin est le nom que les Irlandais donnent à leur île. On connaît les nombreuses hypothèses des Irlandais pour expliquer l'origine de leur langue: ils la font remonter aux Grecs, aux Carthaginois, aux Celtes, etc. Ils ont même été jusqu'à prétendre que le latin n'était qu'une corruption du vieil irlandais.

[244] Diminutif de Patrick, surnom des Irlandais.

[245] Voyez le major Vallencey et sir Lawrens Parsons.

(Note de Lord Byron.)

24. Juan, dis-je, était un consommé de jeunesse, une créature incapable de résister à ses premières impulsions, un enfant de poésie. Aujourd'hui il nageait dans le sentiment ou (si vous l'aimez mieux) la sensation de la volupté, et demain, s'il s'agissait de détruire, on le voyait occuper ses loisirs avec la même activité, dans la bonne compagnie de ceux qui ne se livrent qu'à des batailles, des siéges et autres semblables parties de plaisir.

25. Mais il n'y mettait jamais de malice. Qu'il combattît ou qu'il aimât, c'était dans ce que nous appelons les meilleures intentions, espèce de carte que se propose bien de retourner tout le genre humain, quand il s'agira pour lui de rendre ses derniers comptes. Ainsi nous entendons l'homme d'état, le héros, la prostituée et l'homme de robe, quand le peuple s'inquiète de leurs projets, opposer à toutes les attaques leurs intentions pures; quel malheur que l'enfer soit pavé de ces intentions[246]!

[246] Les Portugais disent en proverbe: L'enfer est pavé de bonnes intentions.

(Note de Lord Byron.)

26. Il m'est venu dernièrement en pensée que le pavé de l'enfer—(si toutefois il est ainsi fait)—devait être aujourd'hui bien usé, non parce qu'un grand nombre des porteurs de bonnes intentions aurait été sauvé, mais plutôt par la multitude de ceux qui, l'ayant traversé sans pouvoir en alléguer de semblables, ont balayé et emporté le ciment sulfurique de cette rue de l'enfer, dont nous retrouvons parfaitement l'image dans Pall-Mall[247].

[247] La plus grande et la mieux éclairée des rues de Londres; celle dont les larges pavés sont le plus continuellement fatigués.

27. Juan, par l'un de ces étranges hasards qui souvent séparent, dans leur hideuse carrière, le guerrier du guerrier, et comme les plus chastes épouses, quand, à la fin de la première année conjugale, elles quittent les plus constans maris du monde, Juan, dis-je, par l'un de ces bizarres tours de la fortune, s'était trop imprudemment avancé, et après avoir, pendant un certain tems, chargé et déchargé son fusil, il s'aperçut qu'il était seul et que ses compagnons avaient disparu.

28. Je ne sais comment était arrivée la chose.—Peut-être le plus grand nombre avait-il été tué ou blessé, tandis que les autres avaient rétrogradé à droite. César lui-même fut jadis confondu par un pareil mouvement, quand, à la vue de toute son armée, pourtant si intrépide, il ramassa un bouclier et finit par ramener au combat ses fiers Romains.

29. Juan, n'ayant pas de bouclier à ramasser et d'ailleurs n'étant pas un César, mais un beau jeune homme qui se battait sans savoir pour qui, eut à peine remarqué son isolement qu'il s'arrêta une minute, et peut-être aurait-il dû s'arrêter plus long-tems. Ensuite, tel qu'un âne (ici ne vous scandalisez pas, benoît lecteur, puisque le grand Homère lui-même n'a pas jugé cette similitude indigne d'Ajax, Juan la préférera peut-être à quelque autre plus nouvelle),

30. Ensuite, comme un âne, il poursuivit son chemin, et, ce qu'il y a de singulier, sans regarder derrière lui. Mais, voyant flamber, tel que le jour sur les montagnes, un feu assez éclatant pour aveugler ceux qui tremblent à la vue d'un combat, il s'égara en cherchant un sentier qui lui permît de réunir son bras et ses efforts à ceux du corps d'armée dont la majeure partie n'était déjà plus que cadavres.

31. Mais il ne retrouvait toujours pas le commandant de son corps, ni le corps lui-même qui avait absolument disparu,—les dieux savent comment! (Je ne puis expliquer clairement tout ce qui semble louche dans mon histoire; il me suffit de persuader qu'il n'est pas incroyable qu'un jeune garçon avide de gloire s'obstine à marcher en avant, et fasse de sa vie aussi peu de cas que d'une prise de tabac.)

32. N'apercevant ni commandant ni commandés, et laissé, comme un jeune héritier, libre d'aller—il ne savait où,—sans lisières; de même que les voyageurs suivent à travers marais et fougères un ignis fatuus[248], ou que les naufragés se réfugient sous la première hutte qui se présente à leurs regards, Juan, suivant les inspirations de l'honneur et de son nez, se précipita vers l'endroit où le plus violent feu annonçait des ennemis plus nombreux.

[248] Feu follet.

33. Il ne savait où il allait, et s'en souciait fort peu; il était éperdu, exaspéré; la foudre coulait, pour ainsi dire, dans ses veines,—en un mot, son esprit était à la hauteur du moment, comme cela arrive aux têtes ardentes. Il courut où l'on voyait et entendait le feu le plus vif, où les plus énormes canons formaient les plus longues détonnations, tandis que la terre et les airs étaient également ébranlés, ô frère Bacon, par ta découverte philanthropique[249].

[249] C'est à ce moine qu'on attribue la découverte de la poudre à canon.

(Note de Lord Byron.)

34. Tout en s'avançant, il vint à se retrouver au milieu de ce qui avait été la seconde colonne, commandée par le général Lascy, et maintenant réduite, comme un lourd volume (mais avec moins d'extension), en un extrait agréable de héros. Il prit gravement sa place parmi les survivans qui tenaient encore leurs yeux hardis et leurs armes redoutables braqués contre le glacis.

35. Justement à ce moment de crise parut Johnson, qui avait fait retraite, comme on le dit de ceux qui font en arrière quelques pas au lieu de s'élancer par la gueule de la mort dans le fond des diaboliques cavernes. Johnson était, d'ailleurs, un garçon plein d'expérience; il savait quand et comment il était à propos de fuir et d'avancer, et jamais il ne s'éloignait que pour revenir à la charge avec plus d'avantage.

36. Ainsi, quand il vit morts, ou près de l'être, tous les hommes de son peloton, tous, excepté Don Juan,—franc novice, dont la valeur vierge encore ne pouvait pas se démentir, attendu son ignorance du danger (cette vertu, semblable à la tranquille innocence, inspire toujours une fermeté calme et intrépide),—Johnson recula un peu, afin de mieux rallier ceux dont le courage pouvait se refroidir au milieu des ombres de cette vallée de mort[250].

[250] Ces derniers mots sont une citation de Shakspeare.

37. Là, un peu à l'abri des balles qui pleuvaient des bastions, batteries, parapets, remparts, murailles, fenêtres, maisons;—car, dans cette vaste ville, pressée par une chrétienne soldatesque, il n'était pas un pouce de terrain sur lequel on ne combattît comme le diable,—Johnson rencontra un certain nombre de chasseurs, épuisés complètement par des obstacles qu'ils avaient rencontrés dans leur battue.

38. Il les appela, et, ce qu'il y a de singulier, ils arrivèrent à son appel; bien différens en cela des esprits du vaste abîme, «que vous pourriez, dit Hotspur, invoquer long-tems avant de les obliger à quitter leur séjour[251].» Leur motif était l'incertitude dans laquelle ils se trouvaient, ou la honte de reculer devant les boulets ou les bombes. Ils obéissaient encore à cette impulsion singulière, qu'en fait de guerre ou de religion tous les hommes reçoivent, comme un troupeau de moutons, de celui qui se trouve à la tête.

[251] Shakspeare, Henri IV, première partie.

39. Par Jupiter! c'était un bon compagnon que Johnson, et bien que son nom ne soit pas aussi harmonieux que celui d'Ajax ou d'Achille, cependant nous ne sommes pas près de revoir, sous le soleil, un homme qui lui soit comparable. Il pouvait rester, en expédiant son homme, inébranlable comme la constante mousson[252] quand elle souffle dans la même direction pendant plusieurs mois de suite. Il était bien rare qu'il changeât de traits, de couleur ou de mouvemens, ou qu'il fît le moindre embarras en terminant les affaires les plus critiques.

[252] The monsoon; tout le monde connaît les vents moussons périodiques qui, sur les mers de l'Indostan et de l'Asie, se partagent l'année. Voici comment M. A. P. a rendu ce passage: «Il tuait son homme aussi tranquillement que le missoun, quand il souffle des mois entiers.» Puis en note il dit: Le missoun, vent de l'Arabie déserte.

40. Ainsi, il ne s'était éloigné que par réflexion. Il savait qu'il allait trouver d'autres guerriers sur ses pas, disposés à repousser ces misérables appréhensions qui, comme le vent, troublent les estomacs les plus héroïques. Les héros, il est vrai, ferment souvent trop tôt leurs paupières; mais tous cependant ne sont pas aveugles, et quand ils considèrent la mort sans intermédiaire, ils se retirent un peu, uniquement pour reprendre haleine.

41. Pour Johnson, il ne se retira, comme nous l'avons dit, que pour revenir avec un plus grand nombre de guerriers sur ces rives tant soit peu brumeuses dont Hamlet nous dit que le passage est si terrible[253]. Mais ce mot ne fit sur notre ami qu'une impression fort légère; il agit (tel que le galvanisme sur les cadavres) sur ses compagnons encore vivans comme sur un fil, et ils coururent à sa suite au milieu du feu le plus violent.

[253] Les rives de la mort, allusion en monologue d'Hamlet, acte III, scène Ire. «Mais la seule crainte de quelque chose après la mort—cette contrée non découverte, des rives de laquelle nul voyageur ne revient, arrête la volonté.»

«Sans l'effroi qu'il inspire et la terreur sacrée
Qui défend son passage et siége à son entrée, etc.»

(Ducis.)

42. Hélas! ils trouvèrent une seconde fois ce qui, la première, leur avait paru assez effrayant pour les décider à la fuite, malgré ce que le vulgaire nomme la gloire et toutes ces chimères d'immortalité qui stimulent un régiment (sans compter la solde quotidienne d'un schelling, qui fait bouillonner leur sang). Ils obtinrent donc, à leur retour, le même bon accueil, que les uns et les autres regardèrent comme un accueil infernal[254].

[254] Il y a ici un jeu de mots fort plaisant sur wel-come, bon accueil, et hall-come, infernal accueil, que l'on prononce à peu près de même en anglais.

43. Ils tombèrent aussi nombreux que les moissons sous la grêle, les prés sous la faux et les blés sous la faucille; se chargeant ainsi de justifier cette vieille et triviale vérité, que la vie de l'homme a la fragilité de tous les plaisirs qui le captivent. Les batteries turques les criblaient comme un fléau, ou bien un bon boxeur, et les plus braves d'entre eux, réduits en capilotade, tombaient sur leur tête avant d'avoir pu lâcher un coup de fusil.

44. Placés derrière les traverses[255] et les flancs des bastions, les Turcs faisaient un feu d'enfer et balayaient des rangs entiers comme des flots d'écume frappés par le vent. Cependant (Dieu sait comment!) le destin, qui comprend les villes, les nations et les mondes dans ses capricieuses révolutions, permit qu'au milieu de tous ces divertissemens sulfuriques Johnson et quelques autres qui avaient tenu bon gagnassent le talus intérieur du rempart.

[255] Retranchemens formés entre deux ouvrages de fortifications.

45. D'abord un, deux, puis cinq, six et une douzaine montèrent avec vivacité; car il fallait avancer de suite ou pas du tout, et la flamme, semblable à la poix ou la résine, pleuvait aussi bien en haut qu'en bas. Ainsi il eût été difficile de décider lesquels étaient plus prudens de ceux qui d'abord avaient hissé sur le parapet leurs figures martiales, ou de ceux qui croyaient, en attendant encore, faire un aussi bel acte de courage.

46. Mais ceux qui tentaient l'escalade s'aperçurent qu'un accident ou une bévue protégeait leur audace. En effet, l'ignorance du Cohorn grec ou turc avait disposé les palissades, comme vous seriez étonné de les observer, dans les forts des Pays-Bas ou de la France—(bien qu'ils soient inférieurs à notre Gibraltar). Ces palissades étaient justement plantées au milieu du parapet,

47. De sorte que sur tous les cotés il restait neuf ou dix pas où l'on pouvait, sans obstacle, marcher. Ce fut pour nos gens, ceux du moins qui vivaient encore, un précieux avantage; ils purent former une seconde ligne et combattre de nouveau; et, ce qui les favorisa bien mieux, ils parvinrent à rompre les palissades, qui n'étaient guère plus hautes que des épis de blé[256].

[256] Elles n'étaient élevées qu'à deux pieds du talus.

(Note de Lord Byron.)

48. Au nombre des premiers,—je ne dis pas le premier, car, en pareil cas, les prétentions à la primauté font souvent éclater de mortelles querelles entre amis comme entre alliés. Par exemple, il faudrait qu'un Anglais eût bien de l'audace, et qu'il ne craignît pas de mettre à une rude épreuve la patience partiale de John Bull, pour prétendre que Wellington s'était laissé battre à Waterloo;—cependant les Prussiens disent la même chose;—

49. Et si, ajoutent-ils, Blucher, Bulow, Gneisenau, et Dieu sait combien d'autres en au et en ou, n'étaient pas arrivés assez à tems pour jeter la terreur dans le cœur de ceux qui jusqu'alors avaient combattu comme des tigres affamés, le duc de Wellington aurait cessé de faire un étalage de ses ordres et de toucher ses pensions, les plus fortes dont fassent mention nos annales.

50. Mais n'y pensons jamais.—Dieu sauve le roi! et les rois! car s'il ne les garde, je doute que les hommes le veuillent long-tems encore.—Il me semble qu'un petit oiseau vient me chanter à l'oreille que les peuples, tôt ou tard, consentiront à être les plus forts. La plus méchante rosse finit par ruer contre le brutal conducteur qui l'a maladroitement attelée de manière à la blesser,—et la multitude se lasse de suivre toujours l'exemple de Job.

51. D'abord elle gromèle[257], puis elle jure, puis, comme David, elle lance de faibles cailloux contre le géant; enfin, elle saisit les armes auxquelles les hommes ont recours quand le désespoir ravit à leur cœur une partie de sa flexibilité, et alors viennent les tiraillemens de la guerre;—oui, je n'en doute pas, ils reviendront encore, et je leur dirais: «Fuyez loin de nous,» si je n'avais pas prévu que cette révolution seule peut sauver la terre d'une souillure infernale[258].

[257] Cette expression est, je le sais, familière; mais elle est du bon vieux français: elle est bien autrement pittoresque que murmurer; enfin, elle est la traduction précise du mot anglais it grumbles.

[258] M. A. P. fait sur cette octave la note suivante: «Ailleurs, Lord Byron avait quelque crainte sur cette prédiction.» Cela est méchant.

52. Mais suivons.—Je ne disais pas le premier, mais au nombre des premiers s'était élancé sur les murs d'Ismaïl notre jeune ami Don Juan, comme s'il eût été élevé au milieu de pareilles scènes:—elles étaient cependant toutes nouvelles pour lui, et je voudrais pouvoir dire pour la plupart des autres. La soif de la gloire, quelquefois si dévorante, s'était emparée de lui,—bien qu'il eût une ame généreuse, le cœur sensible et les traits féminins.

53. Il était donc sur la brèche,—lui qui, depuis son enfance, avait reposé comme un enfant sur le sein des femmes. Il pouvait bien montrer quelque chose d'homme en pareille circonstance; mais dans la première position était son Élysée. Il aurait pu facilement supporter la terrible épreuve à laquelle Rousseau engage les amantes inquiètes à nous soumettre. Observez votre amant quand il sort de vos bras. Il est vrai que Juan n'en sortait pas tant qu'elles conservaient leurs charmes,

54. À moins qu'il n'y fût contraint par la destinée, les flots, les vents ou la parenté, tous obstacles de la même espèce. Or maintenant, le voilà dans un endroit—où tous les liens formés par la société cèdent au fer et à la flamme: lui dont le corps même était tout ame, entraîné par les destins ou l'occasion, ce tyran des plus grands cœurs, exaspéré par le moment et les lieux, il se précipite dans la lice, comme un cheval de race frappé de l'éperon.

55. Et quand il trouve quelque résistance, son sang bouillonne comme celui du coursier devant une porte à cinq barres, une double défense ou une balustrade; alors que le jeune cavalier anglais ne doit plus compter que sur sa légèreté, pour se garantir d'une mort assurée. Juan, de loin, avait en horreur la cruauté; ainsi tous les hommes, avant d'être irrités, détestent-ils le sang;—mais Juan avait cela de plus, qu'il tressaillait même aussitôt qu'il entendait un plaintif gémissement.

56. Le général Lascy, qui, dans le même moment, était serré de près, ayant vu arriver le renfort d'une centaine de jeunes gens réunis qui tombaient, pour ainsi dire, de la lune, adressa tous ses remerciemens à Juan qui se trouvait le plus près de lui; il ajouta même qu'il espérait prendre bientôt la ville. Car il croyait s'adresser non pas à quelque pauvre maraud, suivant l'expression de Pistol[259], mais bien à un jeune Livonien.

[259] Pistol, personnage de Henri IV, deuxième partie. Voyez acte 5, scène 3.

57. Mais Juan, auquel il s'adressait en langage germanique, entendait l'allemand ni plus ni moins que le sanscrit; pour toute réponse il fit une inclination au général qui paraissait avoir le droit de lui commander. Or, en le voyant avec tous ses rubans noirs et blancs, ses étoiles, ses médailles et son épée ensanglantée, lui parler d'un air de reconnaissance, il supposa facilement qu'il avait affaire à un officier de haut rang.

58. L'entretien ne se prolonge guère entre deux hommes qui n'ont pas un commun langage; et d'ailleurs, dans la chaleur d'une bataille ou d'un siége, une infinité de bruits interrompent le dialogue, et plusieurs crimes sont exécutés avant qu'un mot ait frappé l'oreille. Les cris d'horreur qui, tels que le tocsin des cloches, viennent vous saisir, les plaintes, les sanglots, les prières, les imprécations et les hurlemens, sont d'ailleurs autant d'obstacles à une conversation suivie.

59. Voilà comment tout ce que nous venons de rapporter en deux longues octaves se passa en moins d'une minute; mais il n'est pas d'exécrables crimes qui n'aient cherché à se faire comprendre dans ce moins d'une minute. Le canon lui-même assourdi au milieu de cette scène d'horreur cessa de frapper l'oreille, et l'on eût aussi bien saisi le chant des linottes que les éclats de son tonnerre, tant était effroyable la voix générale de la nature humaine à l'agonie.

60. La ville est forcée.—Oh! éternité!—Dieu fit les champs, et l'homme fit la ville, a dit Cowper,—et je commence à me ranger de son opinion, en voyant tomber Rome, Babylone, Tyr, Carthage, Ninive, toutes les villes en un mot dont les hommes ont gardé le souvenir ou n'ont jamais entendu parler. Et quand je médite le présent et le passé, je m'imagine que les bois finiront par nous servir de retraite.

61. De tous les hommes, si l'on en excepte Sylla (le tueur d'hommes) dont on envie généralement la vie et la mort fortunées; de tous les grands noms qui éblouissent nos regards, le plus heureux fut sans contredit le général Boon[260], devenu chasseur de Kentucky. Jamais il ne frappa que des ours et des daims, et il jouit d'une existence longue, solitaire, paisible, vigoureuse, au sein des plus profonds déserts.

[260] «Boon, personnage historique, général américain, devenu sauvage par choix, qui a fondé le premier établissement du Kentucky.»

(Note de M. A. P.)

62. Le crime n'approcha pas de lui:—il n'est pas fils de la solitude. La santé ne le quitta pas;—son asile est dans les déserts rarement franchis; et si, dans ces lieux, les hommes ne l'appellent pas, si la mort[261] même finit par être de leur choix plutôt que la vie, nous devons leur pardonner; ils ne font que s'accoutumer aux scènes qui les environnent, en appelant de leurs vœux ce qu'ils avaient en horreur—dans la prison de nos villes. En ce moment, je dois me contenter de dire que Boon vécut en chasseur jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans,

[261] La mort, c'est la liberté. Tout, dans les villes, respire la vie; il est donc naturel qu'on tienne, dans les villes, aux entraves de la vie; mais dans les déserts, où tout rappelle la mort et la liberté, l'homme perd naturellement peu à peu la crainte de la mort. Telle est ici, je pense, la pensée de Byron.

63. Et que, chose plus étrange, il acquit ainsi de la renommée (pour laquelle les autres hommes se déciment vainement), et de cette bonne renommée, sans laquelle la gloire n'est plus qu'un refrain de taverne;—simple, calme, véritable antipode de l'infamie, et qui n'a rien à redouter des coups de la haine ou de l'envie. Ermite actif, il resta jusque dans sa vieillesse l'enfant de la nature, ou bien encore l'homme de Ross, devenu sauvage[262].

[262] «Voyez Pope, sur l'homme de Ross.»

(Note de M. A. P.)

64. Il est vrai qu'il s'éloigna des hommes même de sa première patrie, quand ils vinrent bâtir sous l'obscurité de ses arbres,—qu'il alla chercher, à plusieurs centaines de milles au-delà, une terre moins surchargée de maisons et beaucoup plus commode.—La civilisation a cet inconvénient, qu'on ne peut jamais trouver quelqu'un à qui on plaise ou qui lui-même vous plaise; mais toutes les fois qu'il trouva l'homme individuel, il montra toute la sympathie dont jamais homme put être susceptible.

65. Et, d'ailleurs, il n'était pas seul: autour de lui s'élevait une tribu de champêtres[263] enfans de la chasse, dont les yeux non encore dessillés ne découvraient jamais de satiété dans le monde. Jamais l'épée ou le chagrin n'avaient imprimé leur passage sur leurs fronts sereins, et jamais le plus léger froncement ne voilait, en ces lieux, la beauté de la nature ou des hommes.—Les libres forêts garantissaient leur liberté et donnaient à toutes leurs sensations une fraîcheur comparable à celle que l'on respire sous un arbre ou aux bords d'un torrent.

[263] L'expression sauvage serait ici un contresens, comme le prouve la strophe suivante.

66. Ils étaient bien autrement grands, agiles et robustes, que les pâles avortons de vos cités mesquines, parce que les soins ni les soucis n'avaient jamais flétri leurs pensées. Les arbres verts, tel était leur patrimoine. L'affaiblissement des organes intellectuels ne leur disait pas qu'ils devinssent vieux, la mode ne les réduisait pas à singer ses difformes caprices. Ils étaient simples, mais non sauvages, et leur butin (car ils en faisaient réellement) ne servait pas à payer des bagatelles.

67. Le mouvement présidait à leurs journées, le sommeil à leurs nuits, et l'enjouement à tous leurs travaux. Leur nombre n'était encore ni trop grand ni trop faible, et la corruption ne pouvait essayer de pénétrer dans leurs cœurs. La convoitise dévorante, la magnificence insatiable n'avaient aucune proie à saisir chez des indépendans forestiers; aussi les solitudes de cet heureux peuple des bois étaient-elles toujours sereines et paisibles.

68. Assez pour la nature.—Maintenant, afin de varier, je reviens à tes ineffables joies, ô civilisation! aux suaves conséquences des grandes sociétés, la guerre, la peste, le désolant despotisme, les royales oppressions, la soif du scandale, les soldats massacrant des millions d'hommes pour obtenir leurs rations; des épisodes comme le boudoir de Catherine par vingtaines, et pour embellir l'ensemble, des tableaux comme la prise d'Ismaïl.

69. La ville est forcée: d'abord, une colonne parvient à se frayer une route ensanglantée;—puis une seconde. La fumante baïonnette et l'épée flamboyante croisent les cimeterres; les cris, les prières des enfans et des mères semblent, à quelque distance, devoir monter jusqu'au ciel.—Des nuages sulfureux plus épais étouffent le souffle du matin et celui des hommes; cependant les Turcs éperdus disputent encore pied à pied la possession de leur ville.

70. Kutusow, le même qui plus tard refoula (avec l'aide tant soit peu efficace de la neige et des glaces) Napoléon sur son chemin audacieux et ensanglanté, Kutusow était, justement alors, obligé de reculer. C'était un joyeux compagnon, qui trouvait toujours le mot pour rire en présence de ses amis comme de ses ennemis, quand même il s'agissait de la vie, de la mort ou de la victoire. Mais ici il paraît que ses saillies ne furent pas fort bien accueillies.

71. Il s'était jeté dans un fossé, dont la bourbe fut bientôt honorée par le sang de plusieurs grenadiers accourus sur ses traces: ils montèrent jusqu'au bord du parapet; mais là se terminèrent leurs succès: les musulmans les rejetèrent tous dans le fossé, et parmi les morts on eut surtout à regretter le général Ribaupierre.

72. Heureusement quelques troupes perdues, après avoir long-tems erré sur le fleuve, étaient descendues à terre, dans un endroit où elles se trouvaient entièrement égarées. Après avoir marché aveuglément çà et là dans l'obscurité, elles parvinrent, au lever du jour, devant ce parapet, qui parut à leurs yeux comme un portail.—Sans ce hasard, le gai et illustre Kutusow se serait couché où reposent encore les trois quarts de sa colonne.

73. Ces troupes s'étant donc avancées rapidement sur le rempart, après la prise du cavalier, et tandis que la plupart des enfans désespérés[264] de Kutusow se nuançaient, comme les caméléons, d'une légère teinte de frayeur, ces troupes, dis-je, ouvrirent la porte appelée Kilia aux groupes de héros désappointés qui se tenaient à quelques pas dans la plus silencieuse circonspection, les genoux enfoncés dans une bourbe auparavant gelée, mais alors transformée en un marais de sang humain.

[264] Forlorn of hopes, privés d'espérance. Cette expression répond aussi à celle d'enfans perdus de l'armée.

74. Les Kozaks, ou Cosaques, si vous l'aimez mieux (je me soucie peu de l'orthographe, pourvu que je ne tombe pas dans de grossières erreurs sur les faits, la statistique, la tactique, la géographie ou la politique), les Cosaques ont l'habitude de combattre à cheval, et, d'ailleurs, ils ne sont pas précisément des dilettanti en topographie de forteresse; s'étant donc précipités partout où il plut à leurs chefs de les envoyer,—ils furent tous taillés en pièces.

75. Leur colonne, malgré le feu continuel des batteries turques, était parvenue au haut des remparts, et dès-lors elle se croyait naturellement en situation de piller la ville sans rencontrer de nouveaux obstacles; mais, comme tous les braves, mes Cosaques s'abusaient.—Les Turcs n'avaient d'abord songé à la retraite que pour les attirer sous les angles de deux bastions, et de là ils revinrent à la charge sur les trop confians chrétiens.

76. Se trouvant, par ce moyen, pris en queue,—prise aussi fatale aux évêques qu'aux soldats[265],—ces Cosaques, dès les premiers rayons du jour, furent tous accablés, et sans doute se plaignirent alors d'avoir reçu la vie à si courts termes.—Mais ils moururent sans frémir ou rétrograder, ayant même eu soin de disposer leurs carcasses amoncelées en échelles, sur lesquelles montèrent le lieutenant-colonel Yesouskoï, suivi du brave bataillon de Polouzki.

[265] Allusion à l'anecdote de l'évêque Jocelyn qui, en 1821, fut surpris, à Londres, enfermé flagrante delicto avec un giton de la garde royale.

77. Ce vaillant homme tua tout ce qu'il rencontra de Turcs; mais il ne put rien en faire, attendu que lui-même fut frappé par certains musulmans qui ne voulaient pas encore consentir à la destruction de leur patrie. Les murailles étaient emportées, mais il était toujours impossible de deviner laquelle des deux armées serait vaincue. On répondait aux coups par des coups; on disputait le terrain pouce par pouce; les uns ne voulaient pas fuir et les autres refusaient de reculer.

78. Il y eut encore une autre colonne qui souffrit beaucoup, et nous remarquerons ici avec l'historien, qu'il est bon de ne donner que peu de cartouches aux soldats destinés à se couvrir de gloire. Quand l'affaire ne peut se décider qu'à la pointe de la brillante baïonnette, et qu'il est nécessaire de se précipiter en avant, les soldats, n'écoutant que leur amour de la vie, se contentent de faire simplement feu à une folle distance.

79. Enfin s'opéra la jonction des gens qui essayaient de gravir une seconde fois le sommet fécond en trépas des remparts, avec ceux qui marchaient sous les ordres du général Meknop (mais ce dernier n'était pas avec eux; il avait, quelques instans auparavant, succombé pour avoir été mal secondé). Malgré la sublime résistance des Turcs, le bastion fut emporté, et le séraskir ne la défendit qu'à un prix extrêmement cher.

80. Juan, Johnson et quelques volontaires les plus avancés, lui offrirent quartier, mot qui sonne mal à l'oreille des séraskirs, ou qui, du moins, ne séduisit pas celles du généreux Tartare. Il mourut digne des pleurs de sa patrie, et comme un sauvage et guerrier martyr. Un officier anglais, s'étant approché pour le faire prisonnier, eut tout sujet de s'en repentir.—

81. Pour toute réponse à sa proposition, il reçut un coup de pistolet qui le renversa mort. Aussitôt, et sans le moindre retard, les autres firent intervenir le plomb et l'acier, bienfaisans métaux auxquels, en pareille circonstance, on a volontiers recours. Pas une tête ne fut épargnée;—trois mille musulmans perdirent la vie, et seize baïonnettes percèrent en même tems le séraskir.

82. La ville est prise,—mais pied à pied.—Partout la mort s'enivre de sang; il n'est pas une rue où ne lutte quelque cœur désespéré pour ceux qui, dans un instant, cesseront de le faire battre. Ici la guerre préfère à son art destructeur des expédiens plus destructeurs encore, et la chaleur du carnage, telle que la vase échauffée par le soleil sur les bords du Nil, engendre les formes variées des plus monstrueux crimes.

83. Un officier russe marchait hardiment sur un monceau de corps lorsqu'il sentit son talon mordu comme par la tête du serpent dont, grâce à Ève, tous les hommes sentent encore aujourd'hui les griffes. Vainement il se débattit, jura, frappa et demanda secours en criant comme les loups quand ils ont faim,—la dent, semblable aux serpens dont on parlait autrefois, ne lâcha pas son heureuse prise.

84. C'était celle d'un musulman qui, ayant senti son corps expirant oppressé par le pied d'un ennemi, l'avait saisi et s'était attaché au tendon de la plus délicate structure (celui qu'une muse ancienne ou quelque bel-esprit moderne a désigné, Achille, par ton nom): la dent pénétra profondément, et ne l'abandonna pas même avec la vie;—car (mais c'est peut-être un mensonge) on assure que la jambe vivante traîna long-tems encore après elle la tête séparée de son tronc.

85. Quoi qu'il en soit, il est certain que l'officier russe resta boiteux pour la vie, et que cette musulmane dent, plus aiguë et plus longue qu'une brochette, l'envoya grossir le nombre des invalides et des opérés. Le chirurgien du régiment ne put guérir cette blessure, et peut-être faut-il plutôt l'en blâmer que la tête de cet ennemi invétéré, qui avait à peine consenti à lâcher prise après avoir elle-même été divisée de son cadavre.

86. Mais les faits sont des faits, et c'est le devoir d'un véritable poète d'éviter, autant qu'il le peut, les fictions. Il y a, en effet, aussi peu d'art à sacrifier la vérité dans les vers que dans les ouvrages de prose, à moins qu'on n'y soit forcé par cette routine habituelle qu'on appelle diction poétique, et par cette odieuse ardeur du mensonge dont Satan se sert comme d'un hameçon pour pêcher les ames.

87. La ville est prise, mais non rendue!—Non, il n'est pas un musulman qui dépose encore son glaive. Que le sang ruisselle comme roulent autour des murs les flots du Danube, nul geste, nulle parole ne révélera la moindre crainte de la mort ou de l'ennemi. Vainement retentissent les hurlemens de victoire, poussés par les accourans Moscovites,—le dernier soupir du vaincu est encore répété par celui du vainqueur.

88. La baïonnette perce, le sabre taille et les vies humaines sont en tous lieux prodiguées. Telle, quand l'année, à son déclin, détache et roule la feuille écarlate des arbres, la forêt elle-même s'incline sous les coups de la pâle et mugissante atmosphère, ainsi déjà chancelle la cité privée de ses meilleurs et de ses plus aimables soutiens; elle tombe, mais en éclats vastes et imposans, et telle que les chênes déracinés avec tous leurs mille hivers.

89. Un pareil sujet est fort imposant,—mais je n'ai pas l'intention d'être terrible. Telle qu'on la voit, la destinée humaine, parsemée de bon, de mauvais et de pire, est, Dieu merci! féconde en divertissemens mélancoliques, et n'en citer que d'une espèce serait s'exposer à endormir le lecteur.—Sous ou sans le bon plaisir de mes amis ou ennemis, j'ai résolu d'esquisser votre monde exactement tel qu'il est;

90. Et une bonne action, au milieu des crimes, a vraiment quelque chose de rafraîchissant, comme on affecte de dire en ces jours suaves et pharisaïques, si féconds en expédiens mielleux et insipides. Elle pourra donc arroser convenablement ces rimes, maintenant brûlées par le vent des conquêtes et de leurs conséquences, du reste si précieuses et si belles dans un poème épique.

91. Sur un bastion couvert de quelques milliers de soldats immolés, un groupe encore chaud de femmes égorgées (elles étaient venues chercher un asile en cet endroit) était capable d'attendrir ou de glacer les bons cœurs, et cependant, belle comme le mois de mai, une jeune fille de dix ans essayait de couvrir et de cacher son petit sein tremblant au milieu des corps endormis dans cette couche sanglante.

92. Les yeux et les glaives étincelans, deux horribles Cosaques poursuivaient cet enfant déplorable. Près d'eux, la bête féroce, qui remplit de ses hurlemens la sauvage Sibérie, avait des sentimens purs et polis comme le diamant taillé;—l'ours était civilisé, le loup rempli de commisération. Et qui devons-nous ici accuser? le naturel de ces hommes, ou leurs souverains qui emploient tous les moyens imaginables pour donner à leurs sujets la rage de la destruction?

93. Au-dessus de sa petite tête étincelaient déjà leurs sabres; ses beaux cheveux bouclés se redressaient d'épouvante, tandis que sa face restait cachée sur les corps morts qu'elle pressait. Juan aperçoit une lueur de ce triste tableau; je ne répéterai pas ce qu'il dit alors, afin de ne pas choquer les oreilles bien élevées; mais ce qu'il fit, ce fut de tomber sur le dos des brigands,—excellente manière de raisonner avec des Cosaques.

94. Il taillada la hanche de l'un, fendit l'épaule de l'autre, et les envoya chercher, en hurlant, quelque chirurgien pour cicatriser des blessures méritées à si juste titre, et pour calmer leur rage et leur férocité déçues. Mais bientôt sa colère s'apaisa en considérant les joues pâles et sanglantes de la jeune captive, et en la soulevant du funeste monceau qui devait lui servir de tombe.

95. Elle était froide comme ceux dont on la séparait; une légère trace de sang qui sillonnait son visage annonçait combien peu s'en était fallu qu'elle ne partageât le sort de sa famille. Le même coup qui avait immolé sa mère l'avait elle-même effleurée, et avait déposé sur son front une ligne de pourpre, seul lien qui l'unît encore à tout ce qu'elle aimait au monde. Mais elle n'avait pas reçu d'autre atteinte. Elle ouvrit ses grands yeux, et, avec un air d'effroi, les porta sur Juan.

96. Au même instant leurs regards se dilatèrent en se fixant l'un sur l'autre. Les yeux de Juan exprimaient un mélange de peine, de plaisir, d'espérance et de crainte; on y distinguait la joie d'avoir pu la sauver et la crainte de ne pouvoir toujours la défendre aussi heureusement: celle-ci ne le regardait encore qu'avec des transes et une terreur enfantine. Ses traits étaient purs, transparens, pâles, et cependant radieux tels qu'un vase d'albâtre quand on vient à l'éclairer.

97. Alors survint John Johnson (je ne veux pas l'appeler Jack, ce nom est trop vulgaire et trop prosaïque pour de grandes occasions, telles qu'une prise de ville), survint Johnson, à la tête d'une centaine d'hommes. «Juan! Juan! s'écria-t-il, allons, mon enfant, arme au bras! Je gage Moscou contre un dollar que vous et moi allons gagner le collier de Saint-Georges[266].

[266] Ordre militaire de Russie.

(Note de Lord Byron.)

98. «Le séraskir a la tête cassée, mais on n'est pas encore maître du bastion de pierres, et le vieux pacha, entouré de plusieurs centaines de morts, y reste à fumer tranquillement sa pipe, au milieu du feu de notre artillerie et de la sienne. On dit que nos morts forment déjà autour de la batterie une pile de cinq pieds de haut, mais elle n'en continue pas moins ses décharges, et nos gens reçoivent autant de boulets qu'il y a de grains de raisin dans une vigne.

99. «Venez donc avec moi!» Juan répondit: «Regardez cette enfant;—c'est moi qui l'ai sauvée.—Je ne veux pas laisser encore sa vie exposée. Indiquez-moi quelque lieu de salut où elle ait moins sujet de craindre et de s'effrayer, et je suis à vous.»—Johnson alors regarda autour de lui,—leva les épaules,—se pinça la hanche,—la cravate de soie noire, et enfin répliqua: «Vous avez raison. Pauvre créature! Comment faire? Je n'en sais vraiment rien.»

100. Juan dit: «Quelque chose qu'il y ait à faire, je ne la quitterai pas avant que sa vie ne me semble beaucoup plus assurée que la nôtre.—Ah! je ne répondrais d'aucune des trois, dit Johnson, mais vous, du moins, avez l'occasion de mourir avec gloire.» Juan reprit: «Je suis prêt sans doute à endurer tout ce qu'il faudra,—mais je n'abandonnerai jamais cette enfant qui n'a plus de père et qui, par conséquent, est désormais ma fille.»

101. Johnson dit: «Juan, nous n'avons pas de tems à perdre; cette enfant est un bel enfant,—un fort bel enfant;—je n'ai jamais vu de pareils yeux; mais, écoutez! il faut choisir entre votre honneur et votre sensibilité, votre gloire et votre compassion: écoutez comme le bruit augmente!—Il n'y a pas d'excuse dès qu'on fait le sac d'une ville.—Je serais fâché de marcher sans vous; mais, pardieu, nous n'arriverons pas assez tôt pour porter les premiers coups.»

102. Cependant Juan resta immobile jusqu'à ce que Johnson, qui réellement l'aimait à sa manière, se tourna vers quelques soldats de sa troupe, qu'il jugeait les moins avides de butin. Il jura que, s'il arrivait le moindre mal à l'enfant qu'il leur confiait, ils seraient tous fusillés le lendemain, et que, s'ils le représentaient sain et sauf, ils recevraient au moins cinquante roubles de récompense,

103. Et leur part dans les autres gratifications que recevraient leurs camarades sur la masse du butin.—Juan alors consentit à marcher au-devant du tonnerre qui diminuait à chaque pas leur nombre. Ceux qui restaient n'en avançaient pas avec moins d'ardeur,—et, n'allez pas vous en étonner, ils étaient animés par l'espoir du pillage, comme cela se voit tous les jours et en tous lieux.—Il n'est pas de héros qui puisse se contenter d'une demi-solde.

104. Et telle est la victoire, et tels sont les hommes, ou, du moins, les dix-neuf vingtièmes de ceux que nous appelons ainsi.—Mais Dieu sans doute donne un autre nom à la moitié des créatures humaines, si ses voies ne sont pas tout-à-fait inconcevables. Pour revenir à notre sujet, il y eut un brave kan tartare,—ou bien un sultan (comme ce prince est appelé par l'auteur dont la prose historique guide en ce moment mon humble muse), qui ne voulait reculer à aucun prix.

105. Flanqué de cinq valeureux fils (un avantage de la polygamie, quand on ne poursuit pas la bigamie comme un prétendu crime, c'est qu'elle fraie des guerriers par vingtaines), il ne voulait pas convenir que la ville pût être emportée tant qu'il resterait un bâton dans les mains d'un homme courageux.—Ai-je donc ici à peindre un fils de Priam, de Pélée ou de Jupiter? Nullement,—mais un froid, brave et vieux bonhomme qui était, avec ses cinq fils, à l'avant-garde.

106. Le point était de le prendre. Les véritables braves éprouvent volontiers le désir de protéger le brave quand il est opprimé sous le nombre.—Ils sont un mélange de bêtes féroces et de demi-dieux, tantôt furieux comme la vague montante, et tantôt attendris par la pitié. L'arbre altier se courbe sous les zéphirs de l'été; ainsi quelquefois la compassion fait fléchir les cœurs les plus sauvages.

107. Mais il ne voulait pas être pris. À toutes les offres de merci que lui faisaient les chrétiens attendris, il répondait en les moissonnant à droite et à gauche, avec l'obstination du Suédois Charles à Bender. Ses cinq braves enfans ne défiaient pas moins l'ennemi, aussi les cœurs russes se fermèrent-ils bientôt à la pitié, vertu qui, comme la patience humaine, ne résiste guère aux provocations hostiles.

108. Vainement Johnson et Juan, dépensant toute leur phraséologie orientale, le conjuraient-ils, au nom de Dieu, de montrer, en combattant, tout juste assez de tiédeur pour leur permettre sans honte de défendre sa vie;—il tranchait toujours devant lui, semblable à des docteurs en théologie quand ils disputent avec des sceptiques. Il frappait, en jurant, ses amis, ainsi que les enfans battent leurs nourrices.

109. Bien plus, il avait même déjà, quoique légèrement, blessé Juan et Johnson: alors ils se lancèrent aussitôt, le premier en soupirant et le second en jurant, sur sa furieuse majesté sultane. En même tems tous leurs compagnons, également irrités contre un infidèle aussi opiniâtre, se jetèrent pêle-mêle sur lui et sur ses fils; pendant quelque tems ils résistèrent à cette pluie comme une plaine sablonneuse

110. Qui pompe l'eau du ciel et reste encore desséchée. Mais enfin le moment de succomber était venu.—Le second fils fut renversé par un coup de fusil; le troisième fut sabré, et le quatrième, le plus chéri des cinq, trouva la mort sur les baïonnettes. Le cinquième, qui, nourri par une mère chrétienne, avait été négligé, mal élevé et rebuté de toutes manières parce qu'il avait le corps tout difforme, mourut cependant sans regret en défendant un père qui rougissait de l'avoir pour fils.

111. L'aîné était un véritable et intrépide Tartare. Jamais Mahomet ne destina au martyre un plus grand contempteur des Nazaréens. Ses regards n'étaient fixés que sur les vierges aux noires paupières, qui, dans le paradis, préparent la couche de ceux qui n'ont pas accepté de quartier sur la terre; or, on pense bien que ces houris, comme toutes les autres belles créatures, font, avec leurs séduisans visages, tout ce qu'elles veulent de quiconque vient à les regarder.

112. Et pour ce qui est de leurs intentions sur le jeune kan, je ne les connais ni ne veux les présumer; mais sans doute préféreraient-elles un beau jeune homme à de vieux héros endurcis. Voilà pourquoi, si vous venez à parcourir le hideux désert d'un champ de bataille, trouverez-vous toujours pour un cadavre de vétéran ridé, laid, cuir-tanné, dix milliers de beaux et frais petits-maîtres expirans.

113. Les houris éprouvent encore un plaisir naturel à confisquer les nouveaux mariés, avant que les premières heures nuptiales soient écoulées, que la triste seconde lune ait chassé celle de miel, et qu'enfin le sombre repentir ait eu le tems d'oppresser le cœur de l'époux qui regrette en vain le bonheur des bacheliers. Il se peut fort bien que les houris soient friandes des fleurs passagères dont elles disputent ainsi les premiers fruits.

114. Ainsi le jeune kan, l'œil fixé sur les houris, oubliait les charmes des quatre jeunes épouses, et s'avançait bravement vers sa première nuit céleste. Après tout, bien que notre excellente religion tourne en ridicule de pareilles croyances, ces vierges aux yeux noirs excitent les musulmans à combattre, comme s'il n'existait qu'un paradis;—malheureusement si tous les récits qu'on nous fait de l'enfer et du ciel sont dignes de foi, il doit y en avoir au moins six ou sept.

115. Les gracieux fantômes éblouissaient tellement ses yeux, que même, en sentant le fer entr'ouvrir son cœur, il s'écria: Allah! qu'il vit le paradis dérouler pour lui ses mystérieuses voiles, et la brillante éternité, comme un soleil toujours nouveau, se glisser dans son ame avec ses prophètes, ses houris, ses anges et autres saints, tous environnés du plus voluptueux éclat.—En ce moment-là même il mourait,

116. Mais avec un visage embrasé d'un ravissement céleste.—Pour le bon vieux kan, il y avait long-tems qu'il n'entrevoyait plus de houris; toute son espérance était dans la race florissante qui s'élevait glorieusement, comme autant de cèdres, autour de lui.—Quand il vit son dernier héros étendu sur la terre tel qu'un arbre déraciné, il fit un instant trêve à ses coups de cimeterre, et laissa tomber un regard sur son fils, son premier, hélas! et son dernier fils!

117. Les soldats ne l'eurent pas plus tôt vu détourner sa pointe, qu'ils s'arrêtèrent également et parurent disposés à lui accorder quartier, pourvu qu'il ne recommençât pas ses attaques désespérées. Il n'aperçut ni leur pause ni leurs signaux; son cœur était brisé: jusqu'alors inflexible, il fléchissait enfin comme un jonc à l'aspect de ses enfans expirés; et,—bien qu'il eût fait le sacrifice de sa vie,—il sentait amèrement qu'il était seul.

118. Mais ce fut un frisson passager.—D'un élan, il enfonça sa poitrine dans le fer des Russes, avec l'impétuosité du moucheron quand il traverse la lumière qui doit brûler ses ailes. Il se frappa lui-même plutôt qu'il ne fut frappé, avec les baïonnettes qui venaient de percer ses enfans; puis, jetant encore sur ces derniers un demi-regard, son ame abandonna, par une large blessure, sa dépouille mortelle.

119. Chose assez étrange!—ces soldats furieux qui, dans leur soif de sang, ne pardonnaient au sexe ni à l'âge, à l'aspect de ce vieillard héroïque tombé sur le corps de ses enfans, ne purent résister à leur attendrissement. Ainsi, bien que nulle larme ne coulât de leurs yeux enflammés d'une sanglante rage, ils honorèrent dans ce héros le mépris qu'il avait montré pour la vie.

120. Mais les boulets partaient encore du bastion de pierres dont le premier pacha défendait tranquillement l'approche. Déjà il avait fait plus de vingt fois reculer les Russes, et il avait rendu inutiles les assauts de l'armée entière[267]. À la fin il condescendit à s'informer si le reste de la ville était perdu ou gagné, et quand il apprit que les Russes étaient vainqueurs, il envoya un bey pour répondre aux sommations de Ribas.

[267] Ici Lord Byron attribue au pacha ce que l'histoire met sur le compte du sultan. (Voyez le Supplément aux notes du Chant VIII.)

121. Et, cependant, assis les jambes croisées sur un petit tapis, il continuait avec le plus grand sang-froid à fumer son tabac.—L'aspect du sac de Troie n'offrait rien de comparable à la scène qu'il avait devant les yeux;—rien ne fut capable de troubler son stoïque regard et son austère philosophie. Tout en caressant tranquillement sa barbe, il répandait autour de lui une vapeur ambrosiale, avec autant de sérénité que s'il eût eu trois vies aussi bien que trois queues.

122. La ville est emportée:—de ce moment, peu importe qu'il continue à défendre sa vie ou le bastion, sa valeur obstinée ne peut être d'aucun secours, Ismaïl n'est plus. Déjà l'arc argenté du croissant est tombé; sur la terre conquise s'élève une croix de pourpre, mais ce n'est pas un sang rédempteur qui la colore: de même que l'Océan reproduit dans son sein le disque de la lune, le sang qui ruisselle de toutes parts offre une seconde image de toutes les rues embrasées.

123. Tout ce que l'esprit peut imaginer d'excès; tout ce que les mortels peuvent exécuter de pire; tout ce que nous lisons, rêvons ou entendons raconter des misères humaines; tout ce que le diable ferait s'il devenait entièrement fou; tout ce qui surpasse les horreurs que pourrait tracer la plume; tout ce qui encombre les enfers, ou des lieux aussi affreux que les enfers (habités par des êtres qui abusent de leur force), se trouvait en ce moment réuni (comme cela est ailleurs plus d'une fois arrivé et arrivera encore) sur les décombres d'Ismaïl.

124. Si l'on peut citer de loin en loin quelque trait fugitif de pitié, s'il se rencontra quelques ames assez nobles pour faire trêve un instant à leur furie et sauver quelque petit enfant ou quelque vieillard sans défense,—qu'est-ce que d'aussi rares exceptions dans une ville anéantie, où s'entremêlaient pour chaque citoyen un millier d'affections, de liens et de devoirs réciproques? Considérez maintenant, ô cokneys de Londres, et muscadins de Paris! quel pieux divertissement offre la guerre.

125. Décidez si le plaisir de lire une gazette compense parfaitement tant d'agonies et de crimes. Et, si vous restez insensibles à ces tableaux, n'oubliez pas que l'avenir vous réserve peut-être une semblable destinée. Mais pourquoi des sermons, pourquoi de la poésie? n'êtes-vous pas assez avertis par les taxes, Castlereagh, et la dette publique toujours croissante? Écoutez la voix de votre cœur et l'histoire actuelle de l'Irlande, puis venez nous dire si toute la gloire de Wellesley dissipera la famine.

126. Mais, du moins, pour un peuple aussi sensible au bien-être de la patrie et du roi, il existe un sublime motif d'exaltation et de sécurité.—Muses, c'est à vous qu'il convient de le porter sur vos brillantes ailes! Oui, que la misère, cette immense sauterelle, dévore nos champs et absorbe nos moissons, jamais du moins la famine au visage décharné n'approchera du trône.—L'Irlandais peut mourir de faim, le grand Georges ne pèse-t-il pas deux cents livres?

127. Mais il faut enfin achever mon thème. Ismaïl cessa d'exister.—Ville infortunée, tes tours embrasées étincelaient dans les eaux du Danube, et celles-ci coulaient rougies par le sang de tant de morts. On entendait encore l'affreux hurlement de guerre et les derniers cris aigus des victimes; mais les détonations devenaient de plus en plus rares; des quarante milles créatures qui animaient le jour précédent l'enceinte des murailles, quelques centaines respiraient encore:—tout le reste était silencieux.

128. Il faut cependant, sous un rapport, rendre hommage à l'armée russe; elle fit preuve d'une certaine vertu, fort en vogue de nos jours, et par conséquent fort digne d'être mentionnée. Le sujet est délicat, mes paroles le seront aussi.—Peut-être la rigueur des saisons, le long séjour des soldats dans leurs quartiers d'hiver, ou bien encore la privation de repos ou de nourriture, ajoutèrent-ils à leur continence habituelle;—mais il est certain qu'ils attentèrent fort peu à la pudeur des femmes.

129. Ils tuèrent, ils pillèrent beaucoup, et de loin en loin ils se permirent même des violences d'une autre espèce,—mais du moins avec bien plus de retenue que les Français, quand ces guerriers libertins entraient dans une ville prise d'assaut. Je ne puis en trouver d'autre cause que la glace de la saison et la compassion des cœurs; mais il est certain que toutes les dames, à l'exception de quelques vingtaines, restèrent aussi vierges qu'auparavant.

130. Quelques méprises ridicules, commises dans l'obscurité, attestèrent aussi le défaut de lanternes ou de goût.—La fumée était si épaisse, qu'on avait de la peine à distinguer un ami d'un ennemi;—et d'ailleurs la hâte justifie de semblables erreurs, alors même que quelques rayons de lumière semblent devoir garantir les plus vénérables chastetés.—Voilà comme différens grenadiers dévirginèrent six demoiselles, dont la plus jeune avait soixante-dix ans.

131. Mais, en somme, leur continence fut exemplaire; il en résulta quelque désappointement pour les prudes chancelantes qui, éprouvant tous les inconvéniens de la vie célibataire, se seraient crues fort excusables (car il n'y aurait pas eu là de leur faute, le destin seul leur infligeait cette croix) de contracter, à l'exemple des Sabines, un mariage à la romaine, sans faire les frais d'une couche nuptiale.

132. Au milieu du bruit on distingua aussi certaines veuves égrillardes (espèce d'oiseaux depuis long-tems encagés), qui demandaient avec inquiétude, «pourquoi le rapt ne commençait pas.» Mais, dans la fureur du pillage et de la tuerie, pouvait-il rester quelque loisir pour des crimes superflus? Si elles furent ou non soustraites au viol, c'est encore un mystère pour moi,—et je ne puis que laisser ici au lecteur la faculté d'espérer qu'elles en furent effectivement préservées.

133. Voilà donc Suwarow devenu conquérant,—un rival de Timur et de Gengis! Les mosquées et les rues brûlaient encore comme la paille, sous ses yeux; les mugissemens du canon retentissaient encore quand il écrivit, d'une main sanglante, sa première dépêche. Voici exactement son contenu:—«Gloire à Dieu et à l'impératrice! (Puissances du ciel! quelle alliance de noms!) Ismaïl est à nous[268]

[268] Dans la dépêche russe originale:

Slava bogu! slava vam!
Krepost vzala, y ïa tam.

C'est une espèce de couplet. Suwarow était poète.

(Note de Lord Byron.)

134. Il me semble que voilà les plus terribles mots, depuis Mané, Mane, Thécïl et Upharsin, que jamais ait tracés main ou plume de guerrier.—Ah! grand Dieu, prenez compassion de moi! je ne suis pas un ministre de paroisse; ce que Daniel lut était l'écriture précise, sévère et sublime du Seigneur; quant au prophète, il n'eut jamais l'idée de plaisanter sur le sort des nations.—Et voilà ce Russe qui garde assez de présence d'esprit pour rimer, comme Néron, sur une ville enflammée!

135. Cette mélodie polaire, il la composa sous l'accompagnement des cris et des hurlemens d'une population massacrée; peu de gens, je l'espère, essaieront de la chanter, mais que du moins personne ne l'oublie!—Je voudrais, s'il était possible, apprendre aux pierres insensibles à se soulever contre les tyrans de la terre. Ah! que l'on ne dise plus que nous soyons encore sous le pied des trônes;—et vous, enfans de nos enfans, souvenez-vous que nous avons tracé l'image fidèle des choses telles qu'elles étaient avant que le monde ne fût libre!

136. Cette heure n'a pas encore sonné pour nous, mais vous l'entendrez, et comme dans l'extase de votre rénovation vous auriez peine à croire la vérité de ce qui se passe aujourd'hui, je juge à propos de l'écrire pour votre instruction. Mais plutôt en périsse entièrement la mémoire!—et si par hasard vous vous rappelez notre siècle, méprisez-nous plus profondément que nous ne méprisons les sauvages. Ceux-là peignent, il est vrai, leurs membres nus, mais ce n'est pas avec du sang.

137. Et quand vous entendrez les historiens parler de trônes et de ceux qui les remplissent, reportez-vous aux pensées qu'inspirent les os gigantesques de Mammoth[269]; demandez-vous ce que l'ancien monde pouvait faire de pareils objets, ou comparez-les aux hiéroglyphes égyptiens, ces piquantes énigmes offertes aux âges futurs, et sur lesquelles on fait tant de conjectures chimériques pour expliquer le but heureusement caché de la construction des pyramides.

[269] Voyez la note de la strophe 38 du chant IX.

138. Lecteur! j'ai tenu ma parole,—du moins tout ce que je vous avais promis dans le chant cinquième. Vous avez eu des esquisses d'amour, de tempête, de voyage et de guerre:—le tout, vous en conviendrez, dessiné avec soin et digne de l'épopée, si ma véracité n'était pas un motif d'exclusion. J'ai beaucoup moins délayé mon thème que mes prédécesseurs en poésie. Je chante avec négligence, mais Phébus daigne de tems en tems me présenter une corde

139. Qui tour à tour exprime sous mes doigts les accens de la harpe, du luth ou du violon[270]. Pour ce qui advint ensuite au héros de cette grande intrigue poétique, il ne tiendrait qu'à moi de vous le raconter tout au long; mais j'aime mieux faire une pause tout au beau milieu de ma course, après m'être fatigué à battre les opiniâtres murs d'Ismaïl. Et cependant Juan est chargé d'une dépêche dont on attend impatiemment l'arrivée à Pétersbourg.

[270] «Encore le bon mot trivial qui gâte l'idée noble.

(Note de M. A. P.)

Cette note du premier traducteur est fort injuste. Il n'y a dans le texte anglais ni trivialité, ni bon mot, ni prétention à l'idée noble; la pensée de Byron est claire, simple et vraie. Le mot fiddle, violon, est en anglais fort poétique, et l'on ne peut même expliquer pourquoi notre poésie en dédaigne l'emploi. Je remarquerai, à ce sujet, que chez nous presque tous les mots qui expriment des idées modernes ne sont pas admis dans la poésie noble. J'en citerai pour exemple fusil, baïonnette, violon, canon, etc. Rien ne montre mieux l'asservissement de notre prosodie aux routines de l'antiquité.

140. Cet honneur lui fut conféré en récompense de son courage et de son humanité;—car les hommes finissent par rendre hommage à cette vertu, après avoir long-tems suivi, par vanité, leurs inspirations féroces. Juan reçut quelques complimens pour avoir sauvé d'un délire de carnage son innocente petite captive, et je suis sûr qu'il eut plus de joie de la voir préservée de la mort, que de son nouveau ruban de Saint-Vladimir.

141. L'orpheline musulmane suivit son protecteur, car elle n'avait plus d'asile, de maison, de ressources. Tous ceux qui l'avaient aimée, semblables à la triste famille d'Hector, avaient péri sur les murs ou dans l'enceinte de la ville, et sa patrie elle-même n'était que le spectre d'elle-même. Désormais le muezzin[271] ne devait plus appeler les citoyens à la prière;—Juan pleurait, et jurait de défendre sa jeune orpheline. Il ne fut pas parjure.

[271] Nom du prêtre qui tous les jours appelle les vrais croyans à la prière du haut de la galerie extérieure des minarets. «Quand le muezzin a une belle voix, dit Byron, dans les notes du Giaour, l'effet produit par les derniers mots qu'il prononce, Allah! Hu! est plus solennel et plus imposant que celui des meilleures cloches chrétiennes.»


SUPPLÉMENT

AUX NOTES DU CHANT VIII.

STROPHE 6.

«La nuit était obscure; un brouillard épais ne nous permettait de distinguer autre chose que le feu de notre artillerie, dont l'horizon était embrasé de tous côtés. Ce feu, partant du milieu du Danube, se réfléchissait sur les eaux et offrait un coup-d'œil très-singulier.» (Manuscrit du duc de Richelieu.)

STROPHE 7.

«À peine eut-on parcouru l'espace de quelques toises au-delà des batteries, que les Turcs, qui n'avaient point tiré pendant toute la nuit, s'apercevant de nos mouvemens, commencèrent, de leur côté, un feu très-vif, qui embrasa le reste de l'horizon. Mais ce fut bien autre chose lorsque, avancés davantage, le feu de la mousqueterie commença dans toute l'étendue du rempart que nous apercevions. Ce fut alors que la place parut à nos yeux comme un volcan dont le feu sortait de toutes parts.» (Ibid.)

STROPHE 8.

«Un cri universel d'Allah! qui se répétait tout autour de la ville, vint encore rendre plus extraordinaire cet instant, dont il est impossible de se faire une idée.» (Ibid.)

STROPHE 9.

Toutes les colonnes étaient en mouvement; celles qui attaquaient par eau, commandées par le général Arseniew, essuyèrent un feu épouvantable et perdirent, avant le jour, un tiers de leurs officiers. (Histoire de la Nouvelle Russie.)

STROPHE 10.

Le prince de Ligne fut blessé au genou, le duc de Richelieu eut une balle entre le fond de son bonnet et sa tête. (Ibid.)

STROPHE 11.

Le brigadier Marcow, insistant pour qu'on enlevât le prince blessé, reçut un coup de fusil qui lui fracassa le pied. (Ibid.)

STROPHE 12.

Trois cents bouches à feu vomissaient sans interruption, et trente mille fusils alimentaient sans relâche une grêle de balles. (Ibid.)

STROPHE 15.

Les troupes déjà débarquées se portèrent à droite pour s'emparer d'une batterie, et celles débarquées plus bas, principalement composées des grenadiers de Fanagorie, escaladaient le retranchement et la palissade. (Ibid.)

STROPHE 31.

«N'apercevant plus le commandant du corps dont je faisais partie, et ignorant où je devais porter mes pas, je crus reconnaître le lieu où le rempart était situé: on y faisait un feu assez vif, que je jugeai être celui de la seconde colonne de terre, aux ordres du major général de Lascy.» (Manuscrit du duc de Richelieu.)

STROPHE 37.

«Je me dirigeai du côté que je jugeai être celui de la seconde colonne, et appelant ceux des chasseurs qui étaient autour de moi en assez grand nombre, je m'avançai...» (Ibid.)

STROPHE 44.

«Les Turcs, de derrière les travers et les flancs des bastions voisins, faisaient un feu très-vif de canon et de mousqueterie. Je gravis, avec les gens qui m'avaient suivi, le talus intérieur du rempart.» (Ibid.)

STROPHES 46 ET 47.

«Ce fut dans cet instant que je reconnus combien l'ignorance du constructeur des palissades était importante pour nous; car, comme elles étaient placées au milieu du parapet, il y avait de chaque côté neuf à dix pieds sur lesquels on pouvait marcher, et les soldats, après être montés, avaient pu se ranger commodément sur l'espace extérieur et enjamber ensuite les palissades, qui ne s'élevaient que d'à peu près deux pieds au-dessus du niveau de la terre.» (Ibid.)

STROPHE 56.

Le général Lascy voyant arriver un corps si à propos à son secours, s'avança vers l'officier qui l'avait conduit, et le prenant pour un Livonien, lui fit, en allemand, les complimens les plus flatteurs. Le jeune militaire, qui parlait parfaitement cette langue, y répondit avec sa modestie ordinaire. (Note de M. de Castelnau, Histoire de Russie.)

STROPHE 70.

Parmi les colonnes, une de celles qui souffrirent le plus était commandée par le général Kutusow. Ce brave militaire... marche au feu avec la même gaîté qu'il va à une fête; il sait commander avec autant de sang-froid qu'il déploie d'esprit et d'amabilité dans le commerce habituel de la vie. (Histoire de la Nouvelle Russie.)

STROPHE 71.

Le brave Kutusow se jeta dans le fossé, fut suivi des siens et ne pénétra jusqu'au haut du parapet qu'après avoir éprouvé des difficultés incroyables. Les Turcs accoururent en grand nombre: cette multitude repoussa deux fois le général jusqu'au fossé, qu'il ne repassa qu'après avoir perdu presque tous ses officiers et un grand nombre de soldats.—Le brigadier de Ribeaupierre perdit la vie dans cette occasion; il avait fixé l'estime générale, et sa mort occasiona beaucoup de regrets. (Ibid.)

STROPHES 72 ET 73.

Quelques troupes russes, emportées par le courant, n'ayant pu débarquer sur le terrain qu'on leur avait prescrit, longèrent le rempart après la prise du cavalier, et ouvrirent la porte dite de Kilia aux soldats du général Kutusow. (Ibid.)

STROPHES 74, 75, 76 ET 77.

Il était réservé aux Cosaques de combler de leurs corps la partie du fossé où ils combattaient. La première partie de leur colonne fut foudroyée par le feu des batteries, et parvint néanmoins au haut du rempart. Les Turcs la laissèrent un peu s'avancer dans la ville et firent deux sorties par les angles saillans des bastions. Alors, se trouvant prise en queue, elle fut écrasée. Cependant, le lieutenant-colonel Yesouskoï, qui commandait la réserve, composée d'un bataillon du régiment de Polozk, traversa le fossé sur les cadavres des Cosaques, et extermina tous les Turcs qu'il eut en tête: ce brave homme fut tué pendant l'action. (Ibid.)

STROPHE 78.

C'est ici le lieu de placer une observation que nous prenons dans les Mémoires qui nous guident; elle fait remarquer combien il est mal vu de donner beaucoup de cartouches aux soldats qui doivent emporter un poste de vive force, et, par conséquent, où la baïonnette doit principalement agir. Ils pensent ne devoir se servir de cette dernière arme que lorsque les cartouches sont épuisées; dans cette persuasion, ils retardent leur marche, et restent plus long-tems exposés au canon et à la mitraille de l'ennemi. (Histoire de la Nouvelle Russie.)

STROPHES 79, 80 ET 81.

La jonction de la colonne de Meknop ne put s'effectuer avec celle qui l'avoisinait que lorsque celle-ci eut fait la plus grande partie du chemin: une fois réunies, ces colonnes attaquèrent un bastion et éprouvèrent une résistance opiniâtre. Le bastion est emporté; le séraskir défendait cette partie: un officier de marine anglais veut le faire prisonnier et reçoit un coup de pistolet qui l'étend roide mort. Les Russes passent trois mille Turcs au fil de l'épée; seize baïonnettes percent à la fois le séraskir. (Ibid.)

STROPHES 91, 92, 93, 94, 95 ET 96.

«Je ne puis m'empêcher, pour servir d'adoucissement au souvenir de tant de malheurs, de raconter que je sauvai la vie à une fille de dix ans, dont l'innocence et la candeur formaient un contraste bien frappant avec la rage de tout ce qui m'environnait.

«En arrivant sur le bastion où le combat cessa et où commença le carnage, j'aperçus un groupe de quatre femmes égorgées, entre lesquelles cet enfant, d'une figure charmante, cherchait un asile contre la fureur de deux Cosaques qui étaient sur le point de la massacrer. Ce spectacle m'attira bientôt, et je n'hésitai pas, comme on peut le croire, à prendre entre mes bras cette infortunée que les barbares voulurent y poursuivre encore. J'eus bien de la peine à me retenir et à ne pas percer ces misérables du sabre que je tenais suspendu sur leur tête: je me contentai cependant de les éloigner, non sans leur prodiguer les coups et les injures qu'ils méritaient, et j'eus le plaisir d'apercevoir que ma petite prisonnière n'avait d'autre mal qu'une coupure légère que lui avait faite au visage le même fer qui avait percé sa mère.» (Manuscrit du duc de Richelieu.)

STROPHES 104 À 119.

Le sultan périt, dans l'action, en brave homme, digne d'un meilleur destin: ce fut lui qui rallia les Turcs lorsque l'ennemi pénétra dans la place; ce fut lui qui marcha contre les Russes, trop avides de pillage, et qui, dans vingt occasions différentes, combattit en héros. Ce sultan, d'une valeur éprouvée; surpassait en générosité les plus civilisés de sa nation: cinq de ses fils combattaient à ses côtés, il les encourageait par son exemple; tous cinq furent tués sous ses yeux, il ne cessa point de se battre, répondit par des coups de sabre aux propositions de se rendre, et ne fut atteint du coup mortel qu'après avoir abattu de sa main beaucoup de Cosaques des plus acharnés à sa prise. Le reste de sa troupe fut massacré. (Histoire de Russie.)

STROPHES 120, 121 ET 122.

Quoique les Russes fussent répandus dans la ville, le bastion de pierre résistait encore: il était défendu par un vieillard, pacha à trois queues, et commandant les forces réunies à Ismaïl. On lui proposa une capitulation: il demanda si le reste de la ville était conquis; sur cette réponse, il autorisa quelques-uns de ses officiers à capituler avec M. de Ribas, et, pendant ce colloque, il resta étendu sur des tapis placés sur les ruines de la forteresse, fumant sa pipe, avec la même tranquillité et la même indifférence que s'il eût été étranger à tout ce qui se passait. (Ibid.)

FIN DU PREMIER VOLUME.

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