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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 01: avec notes et commentaires, comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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[68] «Sur le feu ardent, Patrocle place trois échines de porc, de mouton et de chèvre, dans un vase d'airain tenu par Automédon. Achille préside à la fête; c'est lui qui fait les parts et les divise avec adresse.»

(Iliade, ch. IX.)

124. Pour que vous n'alliez pas voir dans notre couple féminin des princesses déguisées, je vous dirai ce qu'elles étaient. Je hais d'ailleurs tout mystère, et tous ces coups de trape si chers à vos poètes modernes. Ces jeunes filles étaient donc réellement ce que vous auriez deviné en les voyant, une dame et sa suivante: seulement la première était fille d'un vieillard qui passait sa vie en pleine mer.

125. Dans sa jeunesse il avait été pêcheur, et même il n'avait pas absolument renoncé à la pêche; mais ses courses sur mer le portaient à s'occuper d'autres spéculations, non pas peut-être aussi recommandables. Un peu de contrebande, quelque piraterie lui assuraient maintenant, sur un million de piastres, les droits de plusieurs possesseurs précédens.

126. C'était donc un pêcheur,—mais un pêcheur d'hommes, à l'exemple de Pierre l'apôtre.—Il allait de tems en tems à la pêche des vaisseaux marchands égarés, et quelquefois il en prenait autant qu'il voulait. Il confisquait la cargaison, ne négligeait rien de ce qu'il espérait débiter dans le marché aux esclaves, et souvent étalait de beaux morceaux dans ce bazar turc, auquel rien n'empêche de s'adonner en pleine sécurité.

127. Il était né Grec; et sur son île déserte (l'une des plus petites Cyclades) il avait élevé, à l'aide de ses rapines, une fort belle maison, dans laquelle il vivait extrêmement heureux. Le ciel pourrait dire combien d'or il avait volé, combien de sang il avait répandu, car c'était, s'il vous plaît, un triste et vieux bonhomme; mais ce que je sais, c'est que sa maison était spacieuse et ornée de ciselures, de peintures et de dorures dans le goût des barbares.

128. Il avait une fille unique appelée Haidée, la plus riche héritière des îles orientales, et, de plus, d'une si rare beauté que son douaire n'était rien auprès de son sourire. Elle ne touchait pas encore à sa vingtième année, et elle était élevée comme une charmante plante, dans la maison de son père: de tems en tems elle éconduisait des amans, précisément pour rester libre d'en accepter plus tard un plus aimable.

129. Ce jour-là, elle se promenait au soleil couchant sur le rivage et au bas des rochers, lorsqu'elle aperçut,—non pas mort, mais bien près de l'être,—l'insensible Don Juan, affamé et à demi noyé. Comme il était nu, vous sentez qu'elle dut être choquée; mais enfin elle se crut obligée par humanité, et autant qu'il dépendait d'elle, de secourir un étranger qui expirait dans une si blanche peau.

130. Mais le conduire dans la maison de son père, ce n'était pas exactement le meilleur moyen de le sauver: c'était plutôt mettre la souris dans les griffes du chat, ou jeter dans la tombe des hommes tremblans de peur; car le vieux bonhomme avait tant de νους[69] et si peu de ressemblance avec les braves voleurs arabes, qu'il eût d'abord secourablement réconforté l'étranger, mais aussitôt sa guérison il l'eût exposé en vente.

[69] Νους, νους, prudence, sagesse, jugement.

131. Elle aima donc mieux, aidée des conseils de sa suivante (une jeune fille a toujours confiance dans sa suivante), le placer dans la grotte pour qu'il s'y reposât. Quand il ouvrit enfin ses yeux noirs, leur charité devint plus vive, et elle prit même assez d'intensité pour entr'ouvrir les portes du firmament.—(C'est le droit de péage qu'on demande en ce lieu, suivant saint Paul.)

132. Elles firent un feu, mais un feu alimenté par les premiers objets qu'elles trouvèrent sur le rivage. C'étaient quelques planches brisées, des avirons qu'au toucher l'on aurait volontiers pris pour de l'amadou, tant ils étaient là depuis long-tems; il y avait un mât qu'elles trouvèrent réduit à la grosseur d'une béquille: mais, grâce à Dieu! les naufrages étaient tellement fréquens en cet endroit, qu'on y pouvait trouver de quoi entretenir vingt feux.

133. Juan était sur un lit de fourrure et dans une pelisse, car Haidée avait ôté ses zibelines pour disposer sa couche, et même, pour qu'il se trouvât mieux et fût à l'abri du froid en se réveillant, elles lui laissèrent toutes deux une jupe, et se promirent bien de revenir au point du jour avec un plat d'œufs, du café, du poisson et du pain, pour son déjeuner.

134. C'est ainsi qu'elles le laissèrent reposer tranquillement. Juan dormit comme une souche, ou plutôt comme les morts, qui dorment pour jamais, ou peut-être (Dieu le sait) pour le moment présent. Son cerveau calmé ne reçut aucune impression de ses premiers malheurs; il fut délivré de ces rêves maudits qui nous rappellent, sous un aspect sinistre, nos premières années, jusqu'à ce que l'œil troublé se rouvre humecté de pleurs.

135. Le jeune Juan dormit donc sans rêver;—mais la jeune fille qui avait disposé ses coussins ne put se tenir, en quittant la grotte, de jeter sur lui un dernier regard. Un instant elle s'arrêta, puis revint sur ses pas, croyant qu'il l'avait rappelée. Juan était assoupi; cependant elle pensa, ou du moins elle dit (le cœur échappe comme la langue ou la plume), que Juan avait prononcé son nom.—Elle oubliait que Juan ne le connaissait pas encore.

136. Rêveuse, elle regagna la maison de son père, en recommandant le silence le plus absolu à Zoé qui, d'une ou de deux années plus sage, devinait mieux qu'elle ses véritables sentimens. Un ou deux ans forment un siècle quand on sait les employer, et Zoé les avait passés, comme la plupart des femmes, à acquérir toutes ces utiles connaissances que l'on reçoit dans le bon vieux collége de la nature.

137. Le matin reparut, et trouva Juan dormant encore dans la grotte, sans que rien eût troublé son repos. Le murmure d'une source voisine, et les rayons naissans d'un soleil retenu à l'extérieur, ne le fatiguaient pas; il put sommeiller à son aise. Il faut avouer qu'il en avait bien besoin, car nul n'avait été plus exposé; ses souffrances étaient comparables à celles qu'on trouve dans la narration de mon grand-père[70].

[70] Le commodore John Byron, qui accompagna Georges Anson dans son voyage autour du monde, et fit naufrage au nord du détroit de Magellan. Le récit qu'il a fait de ce naufrage est populaire en Angleterre; mais, n'en déplaise à son petit-fils, celui de Don Juan est encore plus effroyable et plus touchant.

138. Il n'en était pas ainsi d'Haidée: elle s'agitait péniblement, tombait de son lit; puis, s'éveillant en sursaut, elle se retournait, rêvait de mille infortunés qu'elle venait à rencontrer, et de beaux corps étendus sans vie sur le rivage. Elle éveilla sa suivante de si bonne heure, que celle-ci ne put s'empêcher de murmurer: elle appela les vieux esclaves de son père, qui répondirent par des jurons en grec, en turc, en arménien,—et qui ne concevaient rien à semblable fantaisie.

139. Mais elle se leva, et les fit tous lever en leur alléguant le soleil qui embellit tant les cieux quand il se lève, ou qu'il se couche. Réellement il est beau de voir s'élancer le brillant Phébus, quand la rosée humecte encore les montagnes, quand les oiseaux se réveillent avec lui, et quand la nuit est rejetée comme un vêtement de deuil porté pour un mari, ou quelqu'autre brute.

140. Je le répète, il n'y a rien de beau comme l'aspect du soleil; j'ai souvent assisté à son lever, et dernièrement encore, pour ne pas le manquer, je suis resté debout toute la nuit; ce qui, si l'on en croit les médecins, avance beaucoup nos jours. Voulez-vous donc conserver en bon état votre santé et votre bourse? levez-vous à la pointe du jour, et quand on ensevelira vos quatre-vingts ans, faites graver sur votre monument, que vous vous leviez à quatre heures.

141. Haidée put donc contempler le matin face à face; la sienne était la plus fraîche, et pourtant une émotion fébrile la colorait, et faisait jaillir de son cœur sur ses joues un large sillon de pourpre. C'est ainsi qu'un torrent descendant des Alpes gonfle quelques rivières, puis s'étend en cercle et prend la forme d'un lac; c'est ainsi que la mer Rouge..., mais cette mer—n'est pas rouge.

142. La vierge de l'île descendit sur le rivage et dirigea vers la grotte sa course vive et légère. Le soleil souriait en l'entourant de ses naissantes flammes, et la jeune Aurore, la prenant pour une sœur, humectait ses lèvres de rosée. Vous-même, en les voyant toutes deux, auriez commis la même erreur; mais la jeune mortelle, aussi belle, aussi fraîche, avait sur l'Aurore l'avantage de n'être pas uniquement aérienne.

143. Quand elle eut rapidement, quoique avec timidité, pénétré dans la grotte, elle vit Juan dormant aussi tranquillement qu'un enfant. Elle s'arrêta comme frappée de respect (car le sommeil inspire la vénération), puis s'avança sur la pointe des pieds et le couvrit plus chaudement, afin que l'air trop vif ne pénétrât pas ses veines. Alors elle se tint suspendue au-dessus de ses lèvres, recueillant avec délices sa respiration insensible.

144. On l'eût prise pour un ange incliné sur un mourant qui vient de remplir ses derniers devoirs: le jeune naufragé, environné d'un air calme et paisible, demeurait toujours assoupi. Zoé cependant faisait frire quelques œufs, jugeant bien après tout que le jeune couple finirait par songer à déjeuner, et pour prévenir leurs désirs, elle sortit les provisions de la corbeille qui les contenait.

145. Elle savait que les sentimens les plus purs ne peuvent suppléer à la nourriture, et qu'un jeune homme naufragé devait avoir besoin de manger. D'ailleurs, moins passionnée, elle bâillait un peu et se sentait déjà refroidie par le voisinage de la mer. Elle fit donc cuire aussitôt le déjeuner. Je ne dirai pas qu'elle disposa du thé, mais du moins il s'y trouva des œufs, des fruits, du café, du poisson, du miel et du pain, ajoutez-y le vin de Scio,—et le tout par amour, sans aucune rétribution.

146. Une fois les œufs cuits et le café préparé, Zoé eût bien voulu réveiller Juan; mais Haidée la retint de sa petite main empressée, et, sans dire une parole, lui mit un doigt sur les lèvres, ce que sans doute entendit fort bien Zoé. Le premier déjeuner étant perdu, il fallut en préparer un nouveau, puisque sa maîtresse ne lui permettait pas de secouer celui qui semblait ne jamais vouloir se réveiller.

147. Juan ne remuait pas: une rougeur étique glissait sur ses joues comme les derniers feux du jour sur la neige d'une montagne lointaine. Son front conservait encore l'empreinte de la souffrance; les veines bleuâtres en étaient brunies et presque disparues, les boucles de ses noirs cheveux étaient encore surchargées d'une écume épaisse qui se confondait avec les vapeurs émanées des pierres de la grotte.

148. Elle restait à contempler Juan dans cette position, paisible comme le poupon sur le sein de sa mère; humecté comme le saule non agité par le vent; assoupi comme l'Océan dans un tems de calme; beau comme le nœud de roses d'une couronne; doux comme le cygne nouveau né dans son nid; enfin réellement joli garçon, quoique la souffrance eût un peu jauni ses traits.

149. Il s'éveilla, ouvrit les yeux, et les eût encore volontiers refermés: mais ils s'arrêtèrent sur une charmante figure, et ne purent une seconde fois s'appesantir. Un sommeil plus long lui eût fait un plus long bien, mais jamais figure de femme ne fut créée en vain pour Juan. Même quand il priait, il ne manquait pas de passer les saints vieux et les martyrs barbus, pour arriver aux doux portraits de la Vierge Marie.

150. Il se leva sur son coude et regarda la dame sur les joues de laquelle il vit la pâleur lutter avec la pourpre quand elle essaya de prononcer quelques mots. Ses yeux étaient éloquens: mais ses paroles furent embarrassantes; elle s'exprimait pourtant en bon grec moderne, avec un doux et lent accent ionien, et elle se contentait de lui dire qu'il était bien faible, qu'il devait se taire et prendre quelque nourriture.

151. Juan ne comprenait pas un mot, puisqu'il n'était pas Grec; mais il avait de l'oreille, et la voix de la jeune fille était le chant d'un oiseau; si tendre, si douce, si délicate et si pure que jamais l'on n'entendit de plus belle, de plus simple musique. C'était une de ces voix qui arrachent des larmes sans qu'on en devine la cause;—un de ces accens d'où la mélodie semble descendre comme d'un trône.

152. Juan ouvrait de grands yeux; semblable à celui qu'éveille le son d'un orgue lointain, et qui croit rêver encore jusqu'au moment où le charme est rompu par la voix d'une sentinelle, ou quelqu'autre objet réel, ou bien encore par les pas maudits d'un valet matinal. Ce dernier bruit est vraiment insupportable, du moins pour moi qui me couche volontiers le matin.—Je trouve que la nuit relève autant l'éclat des dames que celui des astres.

153. C'est encore ainsi que Juan fut tiré de sa rêverie ou bien de son sommeil, par le sentiment d'un furieux appétit. La fumée de la cuisine de Zoé pénétra sans doute ses sens, et la vue de la flamme qu'elle entretenait en surveillant à genoux les plats, l'arracha de sa léthargie et lui donna un violent désir de prendre quelque nourriture; surtout un beefsteak.

154. Mais le beefsteak est une chose rare dans ces îles dépourvues de bœufs. On peut y manger facilement du bouc, du chevreau, du mouton; quand un jour de fête vient à luire pour eux, ils savent bien mettre un gigot à leurs broches barbares, mais cela n'arrive que rarement et dans certains lieux, une partie de ces îles n'offrant que des rochers inhabités. Pour les autres elles sont belles et fertiles, et l'une des plus riches, quoique des moins étendues, était celle dans laquelle Juan se trouvait.

155. J'ai dit que le bœuf y était rare, et je ne puis m'empêcher de croire que la vieille fable du Minotaure—à l'occasion de laquelle nos moralistes modernes, sagement discrets, taxent de mauvais goût une certaine princesse parce qu'elle choisit, pour se masquer, le déguisement d'une génisse[71],—nous apprend simplement (si l'on écarte le voile allégorique) que Pasiphaé, pour doubler le courage des Crétois, favorisa la propagation des bestiaux.

[71]

Quæ torvum ligno decepit adultera taurum,
Dissortemque utero fetum tulit.

(Ovide, liv. VIII.)

Mais les diffamateurs de la vertu de Pasiphaé se gardent bien de parler des torts de son mari. Cependant l'indulgent Ovide dit aussi de lui:

Jamjam Pasiphaën non est mirabile taurum
Præposuisse tibi: tu plus feritatis habebas.

156. Car nous savons tous que les Anglais se nourrissent de bœuf;—quant à la bière, j'en dirai peu de chose, parce que c'est simplement une liqueur, et qu'ayant peu de rapport avec mon sujet, elle n'a que faire ici. Ils aiment encore la guerre, nous ne l'ignorons pas;—plaisir qui, comme tous les plaisirs,—est un peu cher. Tels étaient les Crétois,—d'où je conclus que le bœuf et les combats sont tous deux dus à Pasiphaé.

157. Mais reprenons. Le débile Juan, en se soulevant sur son coude, aperçut, non sans en rendre grâces à Dieu, trois ou quatre objets avec lesquels il n'était plus familier depuis long-tems: car les derniers mets qu'il avait mangés étaient entièrement crus. Et comme il était encore rongé par le vautour de la faim, il se jeta sur tout ce qui lui fut offert avec l'avidité d'un prêtre, d'un goulu, d'un alderman ou d'un loup marin.

158. Il mangea et fut parfaitement servi. Haidée, qui avait pour lui les soins d'une mère, riait en voyant l'extrême appétit de celui qu'elle avait la veille trouvé presque mort; elle l'eût même laissé manger avec excès, sans Zoé qui, plus âgée qu'Haidée, savait (par tradition, car elle n'avait jamais ouvert un livre) que les hommes affamés ont besoin d'une grande retenue, et doivent être nourris de quelques cuillerées, s'ils ne veulent pas infailliblement crever.

159. Elle prit donc la liberté de faire entendre, et vu l'urgence, par ses gestes plutôt que par ses paroles, la nécessité d'arracher les plats au jeune homme qui avait déterminé sa maîtresse à sortir de son lit pour venir à cette heure sur le rivage.—Elle les ôta de sa portée, et lui refusa un morceau de plus, en disant qu'il avait mangé de quoi rendre un cheval malade.

160. Ensuite,—comme il était nu, à l'exception d'un caleçon à peine décent,—elles se mirent à l'ouvrage, jetèrent au feu ses précédentes guenilles, et à l'instant même lui donnèrent le costume d'un Turc ou d'un Grec,—sans pourtant trop le surcharger, et en omettant le turban, les pantoufles, la dague et les pistolets.—Sauf quelques points d'aiguille, il se trouva parfaitement habillé avec une chemise blanche et de larges hauts-de-chausses.

161. Alors la belle Haidée crut devoir faire usage de sa langue. Juan n'entendait rien, mais il paraissait si attentif que la jeune Grecque, n'étant pas interrompue, ne songeait pas à s'arrêter, et mettait toujours au contraire plus de vivacité dans les paroles qu'elle adressait à son protégé, à son ami. Enfin elle fit une pose pour reprendre haleine, et s'aperçut qu'il ne comprenait pas le romaïque.

162. Elle eut recours aux signes et à la pantomime; elle sourit, elle fit parler ses yeux; enfin elle lut les lignes de son charmant visage (le seul livre qu'elle pût comprendre), et la sympathie lui fit trouver éloquente cette expression qui met l'ame à découvert et présente dans un rapide regard une réponse satisfaisante. Un seul coup-d'œil lui disait un univers de paroles et de choses qu'elle ne manquait pas d'interpréter.

163. Bientôt, par le mouvement des doigts et des yeux, et à l'aide des paroles qu'il répétait après elle, Haidée lui donna une première leçon dans sa langue. Mais il étudiait moins les expressions que les yeux de son maître; et de même que les fervens disciples d'Uranie contemplent plus souvent les astres que leur livre, Juan apprenait mieux son alpha-beta dans les regards d'Haidée, qu'il ne l'eût fait dans aucune grammaire.

164. Il est doux d'être initié dans une langue étrangère par la bouche, par les yeux d'une femme.—J'entends quand tous deux sont jeunes, le disciple et le maître, ainsi que du moins j'en ai fait l'expérience. On sourit en répétant bien; quand on se trompe on sourit encore, et alors un serrement de main, peut-être même, un chaste baiser.—Le peu que je sais c'est ainsi que je l'ai appris.

165. C'est-à-dire quelques mots d'espagnol, de turc et de grec; d'italien pas un seul, n'ayant pu jusqu'ici trouver quelqu'un qui voulût me l'enseigner[72]. Je ne me vante guère de parler anglais, ayant surtout étudié cette langue dans les sermons de Barrow[73], de South[74], de Tillotson[75] et de Blair[76], que je relis encore chaque semaine, et qui forment la liste de leurs plus éloquens discoureurs en prose et en dévotion.—Vos poètes, je les hais, et je n'en ai jamais lu un seul.

[72] Lord Byron ne connaissait pas encore la belle comtesse Guiccioli.

[73] Barrow (Isaac), fameux théologien et mathématicien, maître de Newton, né en 1630, mort en 1677. Tillotson a donné une édition de ses œuvres théologiques, morales et poétiques, en trois volumes, qu'on connaît seulement en Angleterre.

[74] Les sermons du docteur South sont remarquables par une énergie qui les rapproche de ceux de notre Bourdaloue.

[75] Tillotson, archevêque de Cantorbéry, l'un des prélats et des écrivains ascétiques qui honorent le plus l'Angleterre. Ses sermons jouissent d'une grande réputation sous le rapport du style et des pensées. Ils ont été traduits en français.

[76] Hugues Blair, si connu, même en France, par ses sermons et son cours de littérature, né à Edimbourg, en 1718, mort en 1800.

166. Quant aux ladies, je n'en dirai rien. J'ai fait mes adieux au beau monde de la Grande-Bretagne, dans lequel j'ai bien eu (comme certains chiens ma curée[77]), peut-être comme d'autres hommes, ma passion;—mais de cela, comme du reste, je ne m'en souviens plus; tous les sots anglais que je pourrais toucher de ma verge, ennemis, amis, hommes, femmes, ne s'offrent plus à moi que comme des rêves du passé qui ne doivent pas revenir.

[77] Cette parenthèse est une citation.

167. Retournons à Don Juan. Il entendait des mots nouveaux et les répétait; mais il existe des sentimens universels comme le soleil, et auxquels son cœur et celui d'une religieuse étaient également incapables de résister. Il eut de l'amour comme vous en auriez pour une jeune bienfaitrice.—Elle en eut aussi, comme cela se voit fort souvent.

168. Et chaque jour, au lever du soleil,—trop tôt pour Juan qui aimait assez à dormir,—elle venait dans la grotte, mais seulement pour voir son oiseau reposer dans son nid; elle écartait doucement les boucles de ses cheveux, et, sans troubler son repos, elle respirait délicieusement sur ses joues et sur sa bouche, comme le vent du midi sur un lit de roses.

169. Et chaque matin donnait au teint de Juan plus de fraîcheur; chaque jour avançait sa convalescence. C'était pour le mieux, car la santé donne un grand charme à la figure humaine, et c'est l'aliment du véritable amour; la santé, l'oisiveté font sur la flamme des passions l'effet de l'huile et de la poudre. N'oublions pas quelques bonnes recettes qu'on peut apprendre de Cérès et de Bacchus, et sans lesquelles Vénus ne nous attaquerait pas long-tems.

170. Tandis que nous livrons notre cœur à Vénus (sans le cœur, l'amour, quoique toujours agréable, perd cependant de son prix), il est bon que Cérès nous présente un plat de vermicelle; car les amans, étant de chair et de sang, ont besoin d'être soutenus: pour Bacchus; il emplira de vin notre coupe, ou nous présentera quelque gelée succulente. L'amour compte encore parmi ses alimens les œufs et les huîtres, mais j'ignore quel est au ciel celui qui se charge de les envoyer;—c'est Neptune, Pan ou Jupiter peut-être.

171. Lorsque Juan se réveillait, il trouvait toujours devant lui quelques bonnes choses; un bain, un déjeuner et les plus beaux yeux qui firent jamais palpiter un jeune cœur; de plus ceux de la suivante, fort jolis dans leur genre: mais j'ai déjà parlé de tout cela,—et les répétitions sont ennuyeuses.—Eh bien, Juan, après s'être baigné dans la mer, revenait toujours fidèlement au café et à Haidée.

172. L'une avait tant d'innocence, l'une et l'autre tant de jeunesse, que le bain ne les faisait pas rougir. Juan, aux yeux d'Haidée, était l'un de ces êtres qu'elle voyait la nuit dans ses rêves depuis deux ans; une certaine chose destinée à être aimée, un objet fait pour la rendre heureuse et pour recevoir d'elle son bonheur; pour sentir la félicité il faut trouver à la partager, et les plaisirs sont nés jumeaux.

173. Il y avait tant de charme à le regarder, tant d'extension de vie à tout partager avec lui, à frémir sous son toucher, à le voir endormi, à le contempler à son réveil! Vivre toujours avec lui, c'est à quoi elle n'osait penser, mais l'idée d'une séparation la faisait frissonner: car c'était son bien, un océan de trésors tombé entre ses mains par l'effet d'un naufrage;—son premier amour, hélas! et son dernier.

174. Ainsi s'écoulait un mois, et la belle Haidée rendait chaque jour visite à son protégé. Elle usa de tant de sages précautions que personne ne l'avait découvert dans la grotte qu'il habitait. À la fin, les bâtimens du père mirent à la voile; non pas dans l'intention d'enlever quelque nouvelle Io, mais bien trois vaisseaux marchands, allant de Raguse à Scio.

175. Ainsi, Haidée se trouvait libre, car elle n'avait pas de mère, et son père étant en voyage, la laissait jouir de la liberté d'une femme mariée ou de telle femme qui peut sans obstacle aimer qui lui plaît. N'ayant pas même l'embarras d'un frère, elle était la plus libre de toutes celles qui jamais jetèrent les yeux sur une glace. J'entends ici parler des pays chrétiens, où les femmes du moins sont rarement mises en surveillance.

176. Elle prolongea ses visites et ses entretiens (ils étaient parvenus à s'entendre), et il en savait même assez pour proposer une promenade.—Il avait peu marché depuis le jour où, tel qu'une jeune fleur arrachée de sa tige, il avait été jeté sur la baie, mouillé et évanoui.—Ils se promenèrent dans l'après-midi, tandis que le soleil disparaissait, et que la lune s'élançait à l'extrémité opposée.

177. C'était une côte aride et rompue qui, d'un côté, offrait des montagnes escarpées, et de l'autre, un rivage couvert de sable et gardé comme par une armée, par des rochers et des bas-fonds; on apercevait çà et là quelques langues de terre dont l'aspect était moins redoutable pour les malheureux battus des tempêtes. Rarement cessaient de mugir les flots agités, si ce n'est dans la mortelle longueur des jours d'été, quand l'immense Océan devient aussi limpide que les eaux d'un lac.

178. La légère écume répandue sur la plage ne différait guère de la crême de votre champagne, quand elle déborde une pétillante rasade. Rosée du cœur, source des piquantes saillies! Combien il existe peu de choses préférables au bon vin! Laissons prêcher tant qu'on voudra, et cela, parce que nous nous soucions peu des sermons,—mais vivent le vin et les femmes, les plaisirs et la gaîté! à demain les avis et le soda-water.

179. L'homme, étant un animal raisonnable, doit s'appliquer à boire; car les plus beaux momens de la vie sont ceux de l'ivresse. La gloire, le raisin, l'amour et l'or, tels sont les fondemens des espérances de tous les hommes et de tous les peuples; sans leur sève, l'arbre étrange de la vie, souvent si fécond, serait au contraire aride et stérile. Mais revenons.—Buvez à votre aise, et quand vous vous réveillerez avec un mal de tête, vous verrez ce qu'il faudra faire.

180. Vous sonnerez votre valet, vous lui direz d'apporter sur-le-champ un peu de hock[78] et de soda-water, et vous sentirez un plaisir digne de Xerxès le grand roi. Ni le délicieux sorbet rafraîchi dans la glace, ni le premier jet d'un vin de dessert, ni le bourgogne avec son coloris vermeil, ne pourraient valoir après un long voyage, de l'ennui, de l'amour, ou une bataille, ce verre de hock et de soda-water.

[78] Hock, espèce de vin d'Allemagne.

181. La côte,—je crois que c'était la côte que je décrivais,—oui, c'était bien elle,—était alors aussi calme que les cieux; les sables—semblaient dormir, les vagues azurées étaient déroulées; tout enfin était arrêté, sauf le cri de l'oiseau de mer, les élans du dauphin, et le bruit de quelques flots légers qui, retenus par un roc ou un rescif, se rejetaient sur le rivage qu'ils mouillaient à peine.

182. Ils se promenaient donc maintenant à leur aise, attendu, comme je l'ai déjà dit, que le père était en course, et qu'ils n'avaient ni mère, ni frère, ni d'autre surveillante que Zoé. Celle-ci, tout en se tenant avec exactitude, dès la pointe du jour, auprès de sa maîtresse, croyait que tout son devoir se bornait à la servir, à lui présenter de l'eau tiède, à tresser sa longue chevelure, et à demander de tems en tems les robes qu'Haidée ne portait plus.

183. C'était l'heure de la fraîcheur; quand le globe rougi du soleil se perd derrière les montagnes azurées qu'on prendrait alors pour les bornes de la terre. La nature silencieuse, obscure et tranquille, formait un cercle retenu d'un côté par le lointain amphithéâtre des montagnes, et de l'autre par l'immensité calme et froide de l'Océan; le ciel était teint en rose, et de son sein, comme un œil étincelant, jaillissait une seule étoile.

184. C'est donc alors qu'ils se promenaient les mains l'une dans l'autre, au milieu des brillans cailloux et des coquillages dont le sable était parsemé. Ils pénétrèrent dans les vieux et sauvages enfoncemens creusés par les tempêtes, et qui semblaient dessinés en salles profondes, avec des voûtes et des cellules de spatz. Puis ils revinrent se reposer, et, les bras entrelacés, ils se laissèrent aller au charme profond qu'inspire le crépuscule.

185. Ils contemplaient le ciel dont les flottantes couleurs rosées semblaient former un vaste et brillant océan; ils abaissaient leurs yeux sur la mer limpide qui reproduisait dans son gouffre le large disque de la lune. Ils écoutaient murmurer les vagues et bruire les vents; puis ils virent que leurs yeux noirs se renvoyaient mutuellement une lumière brûlante;—alors leurs lèvres se rapprochèrent, et se collèrent en un baiser.

186. Un long, long baiser, baiser de jeunesse, d'amour et de beauté, qui semblait concentrer tous les rayons de leur existence dans un foyer allumé dans les cieux; baiser tel que ceux des premières années, lorsque le cœur, l'ame et les sens s'ébranlent de concert, que le sang est une lave, le pouls un feu, et chaque baiser un crève-cœur.—Quant à la vivacité des baisers, il faut, je pense, l'estimer d'après leur longueur.

187. Par longueur, j'entends la durée; les leurs durèrent Dieu sait combien!—Ils ne les comptèrent jamais, et s'ils l'avaient essayé, ils n'eussent pas donné à la somme de leurs sensations l'étendue d'une seconde. Ils n'avaient pas dit un mot, mais ils s'étaient sentis entraînés comme si leur ame et leurs lèvres se fussent mutuellement appelées: une fois réunies, elles se pressèrent comme font les abeilles;—leur cœur étant la fleur dont ils aspiraient le miel.

188. Ils étaient seuls, mais non pas comme ceux qui, renfermés dans leur chambre, croient jouir de la solitude. L'Océan silencieux, la voûte étoilée, les nuances du crépuscule qui se perdaient peu à peu, les sables immobiles, et les grottes humides formées autour d'eux, leur inspiraient le désir de se presser davantage, comme s'ils eussent été les seuls êtres vivans sous les cieux, et comme si leur vie n'eût jamais dû s'évanouir[79].

[79] On demandera peut-être au poète ce qui pouvait ici donner à ses deux amans l'idée d'une vie éternelle? Justement l'immobilité de toute la nature, qui semblait attester son éternité, et par conséquent celle de l'univers, celle de leur ame, celle de leur corps lui-même.

189. Ils ne redoutaient d'autres oreilles, d'autres yeux que ceux du rivage désert; la nuit ne leur inspirait pas de terreur, ils étaient tout dans l'univers l'un pour l'autre[80]. Leurs phrases étaient formées de mots rompus, et cependant ils pensaient un même langage;—toutes les brûlantes expressions que la passion inspire trouvaient dans un soupir le meilleur interprète d'un premier amour,—cet oracle de la nature,—le seul bien qu'Ève, après sa chute, ait conservé à ses filles.

[80]

Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau:
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J'ai quelquefois aimé.

(La Fontaine.)

190. Haidée ne parla pas de scrupules, elle ne demanda pas de sermens, elle n'en donna pas. Jamais elle n'avait ouï parler de gage et de promesses à exiger d'un époux, et des dangers auxquels une jeune amante est exposée: elle fit tout ce que lui inspirait sa naïve innocence, et se jeta comme un tendre oiseau dans le sein de son jeune ami. Comme elle n'avait jamais rêvé d'infidélité, elle n'eut pas l'idée de prononcer le mot de constance.

191. Elle aimait et elle était aimée; elle adorait et elle était idolâtrée. D'après les lois de la nature leurs ames, en passant l'une dans l'autre, eussent péri dans ce moment d'ivresse si les ames pouvaient jamais périr.—Mais peu à peu ils reprirent leurs sens, pour les reperdre et les abîmer encore: le cœur d'Haidée, palpitant sur le sein de Juan, semblait ne pouvoir battre séparé de celui de son amant.

192. Hélas! ils étaient si jeunes, si beaux, si aimables, si solitaires! Puis c'était l'heure où le cœur est le plus ému, et, ne conservant pas assez d'empire sur lui-même, commet des actions que l'éternité ne fait pas oublier, mais dont elle récompense les instans avec la pluie inextinguible des flammes de l'enfer;—car tel sera le sort de tous ceux qui font à leurs semblables quelque peine ou quelque plaisir.

193. Juan, Haidée! hélas! ils s'aimaient tant, ils étaient si aimables! Jamais jusqu'alors, à l'exception de nos premiers parens, un tel couple n'avait couru le risque d'être damné pour toujours. Mais Haidée, pieuse autant que belle, avait certainement ouï parler du fleuve Stygien, de l'enfer, du purgatoire,—et dans l'instant de la crise elle eût dû s'en souvenir.

194. Ils se regardent, et un rayon de lune éclaire l'expressive vivacité de leurs yeux. Haidée presse la tête de son amant dans l'un de ses bras charmans, tandis que celui-ci passe autour d'elle le sien qui disparaît à demi dans les cheveux que sa main caresse. Elle est sur ses genoux; elle s'enivre de son haleine, et lui de la sienne jusqu'aux momens où l'on n'entend plus que des soupirs entrecoupés. On les prendrait pour un groupe antique, demi-nu, gracieux, pur, en un mot entièrement grec.

195. Quand ces momens d'émotion et d'embrasement furent passés, et que Juan se laissa tomber les yeux fermés dans ses bras, elle ne s'endormit pas, mais elle appuya tendrement la tête de son amant sur les trésors de son sein: tantôt elle lève au ciel ses yeux humides, tantôt elle les reporte sur ses pâles joues qu'elle réchauffe de son souffle, et son cœur palpite en pensant à ce qu'elle a accordé et à ce qu'elle accorde encore.

196. Un enfant qui aperçoit de la lumière, un poupon qui mouille le sein de sa nourrice, un dévot au moment de l'élévation de l'hostie, un Arabe qui accueille un étranger, un marin qui s'empare d'une forte prise dans un combat, un avare qui contemple sa caisse remplie jusqu'aux bords, tous éprouvent du ravissement; mais leur bonheur n'est rien auprès de celui de regarder dormir l'objet que l'on aime.

197. Pendant qu'il repose tranquille et adoré, il conserve le souffle de vie qui nous anime avec lui. Gracieux, immobile et silencieux, il ne devine pas le charme qu'il nous inspire. La source des émotions qu'il a éprouvées, ou qu'il nous a communiquées, semble concentrée dans son sein; c'est lui qui repose; c'est la chose que nous aimons, environnée d'illusions et de charmes, telle que la mort, mais dépouillée de ses terreurs[81].

[81] M. A. P. n'a pas traduit cette strophe.

198. Haidée veillait son amant,—et cette heure de nuit et d'amour, cette solitude de l'Océan pénétraient son cœur de leur influence réunie. Parmi des sables arides, sous des roches sauvages, ils avaient trouvé un berceau où rien sur la terre ne pouvait venir les distraire; et de toutes les étoiles qui peuplaient la voûte azurée, il n'en était pas une qui vît dans sa course plus de bonheur que sur ses joues brûlantes.

199. Hélas! l'amour des femmes! on le sait, c'est une chose délicieuse et redoutable. Elles mettent tout ce qu'elles ont sur ce dé; et s'il tourne contre elles, la vie ne leur rappelle plus que la perfidie qui les a déçues; leur vengeance, semblable à l'élan du tigre, est rapide, implacable et mortelle. Cependant elles ne souffrent pas moins que leurs victimes, et tous les maux qu'elles infligent, elles les ressentent.

200. Elles ont raison; car l'homme, si souvent injuste envers l'homme, l'est toujours envers les femmes. Le même sort les attend toutes; elles ne peuvent compter que sur la trahison. Instruites à dissimuler sans cesse, elles désespèrent celui que leur cœur brûlant idolâtre, jusqu'à ce qu'un plus riche aspirant les achète en mariage;—alors, que reste-t-il? un mari insouciant, puis un amant infidèle, et enfin le soin de s'habiller, de se nourrir et de dire ses prières.

201. L'une prend un amant, une autre tombe dans la boisson ou dans la dévotion. Celle-là pense à son ménage, celle-ci aux moyens de se distraire. Il en est qui essaient de voyager; mais, en perdant les avantages d'une vertueuse retraite, elles ne font que changer d'ennuis. Il n'est pas d'incident qui puisse les rendre plus heureuses, et leur situation est aussi pénible dans un palais insipide que dans une ignoble chaumière: quelques-unes aussi font le diable, ensuite elles écrivent une nouvelle[82].

[82] Ce dernier trait, omis par M. A. P., est une épigramme lancée contre une célèbre blue-stocking d'Angleterre. On voit bien que Lord Byron n'avait jamais entendu parler de la conduite exemplaire de nos Saphos françaises, mesdames de Genlis, Gay, Gail, Cottin, Dufresnois, etc.

202. Pour Haidée, c'était la fiancée de la nature; elle ne savait pas tout cela. Fille des passions, elle avait reçu le jour dans une contrée que le soleil inondait d'une triple et dévorante lumière[83]. Elle était uniquement faite pour aimer et pour sentir qu'elle était le choix de celui qu'elle avait choisi; tout ce qu'on pouvait dire ou faire ailleurs n'était rien pour elle.—Que pouvait-elle en craindre? elle n'y nourrissait ni espérance, ni inquiétude, ni amour; son cœur battait dans ce lieu seul.

[83] Il y a ici une image poétique que nous n'avons pas osé rendre:

Born when the sun
Showers triple light, and scorches even the kiss
Of his gazelle-eyed daughters.

«Née où le soleil fait pleuvoir une triple lumière, et rend brûlant le baiser de ses filles aux yeux de gazelle.»

203. Oh! combien nous coûte ce rapide battement de cœur! et pourtant chaque palpitation a dans sa source, comme dans son effet, tant de douceur que la sagesse, en dépit de sa haine pour le plaisir et de son amour pour la vérité, que la conscience elle-même ont une peine infinie à nous faire préférer leurs bonnes vieilles maximes à son ravissant transport.—Je suis surpris que Castlereagh ne l'ait pas encore taxé[84].

[84] M. A. P. n'a pas traduit cette strophe. Il ne faut pas oublier, en lisant le trait qui la termine et la quatorzième strophe du troisième chant, que l'année 1816 fut celle dans laquelle Lord Castlereagh proposa et fit adopter le plus de taxes.

204. Et maintenant c'en était fait.—Sur le rivage désert ils venaient d'engager leur cœur: les astres, flambeaux de leur hymen, versaient un nouveau charme sur leur beauté; l'Océan était leur garant, et la grotte leur couche nuptiale: unis et sanctifiés par leurs propres sentimens, la solitude leur tenait lieu de prêtre: ils furent unis, et ils étaient heureux, car chacun d'eux regardait naïvement l'autre comme un ange, et la terre comme un paradis.

205. Amour! ô toi dont le grand César fut le courtisan, Titus le vainqueur, Antoine l'esclave, Horace et Catulle les professeurs, Ovide le directeur, et Sapho, la sage Blue-Stocking, (de laquelle puisse le tombeau engloutir tous ceux qui restent indifférens!—le rocher de Leucade domine toujours les vagues).—Amour, tu es vraiment le dieu du mal, car après tout nous ne pouvons t'en appeler le démon.

206. C'est toi qui rends si précaire le chaste état du mariage, et qui insultes chaque jour le front des plus grands hommes. César, Pompée, Mahomet et Bélisaire ont fatigué la plume héroïque de l'histoire: leur destinée, leurs actions ont été tout-à-fait différentes, et jamais ne reviendront des siècles aussi féconds en merveilles; cependant ces quatre grands hommes ont eu trois qualités communes, ils ont tous été héros, conquérans et cocus.

207. Tu fais les philosophes; tu as formé le troupeau matérialiste d'Épicure et d'Aristippe, qui tente de nous pousser dans une direction immorale avec des théories réellement assez praticables. Ah! s'ils voulaient nous préserver du diable, comme il serait agréable de répéter cette maxime (qui n'est pas fort nouvelle): «Bois, mange et fais l'amour, que t'importe le reste?» Ainsi parlait le sage roi Sardanapalus.

208. Mais Juan! avait-il donc oublié Julia? devait-il sitôt l'oublier? Je ne sais que répondre, la question en elle-même n'est pas facile à résoudre. Mais sans doute, c'est la lune qui dans ce cas fait tout sans notre participation; et toutes les fois qu'on éprouve de nouvelles palpitations, c'est elle qui les excite. En effet, comment diable se ferait-il que les formes fraîches eussent tant d'empire sur nous, pauvres humaines créatures?

209. Je hais l'inconstance;—je repousse, je déteste, j'abhorre, condamne et renie le corps pétri de vif-argent qui ne peut conserver en lui le souvenir permanent d'aucune impression. L'amour, l'amour constant a toujours été mon hôte; mais pourtant la dernière nuit, dans un bal masqué, je vis une jolie petite créature, fraîchement arrivée de Milan, devant laquelle, comme un vilain, j'éprouvai quelques désirs.

210. Mais bientôt la Philosophie vint à mon aide: «Songe, m'insinua-t-elle, aux liens sacrés qui t'engagent.—Volontiers, répondis-je, ma chère Philosophie. Mais regarde ses dents! O ciel! Et ses yeux! Je veux savoir ce qu'elle est, femme, fille, ou ni l'une ni l'autre; c'est une curiosité.—Arrête!» s'écria la Philosophie, avec le plus bel air grec (elle était cependant déguisée, en Vénitienne[85]).

[85] Cette parenthèse indique assez que, sous le nom de la Philosophie, le poète met ici en scène la belle comtesse Guiccioli, sa maîtresse, avec laquelle il vécut pendant les dernières années de son séjour en Italie, et tandis qu'il composait et retouchait Don Juan. M. A. P. a supprimé ce dernier vers. Voici comme un témoin oculaire a tracé le portrait de la Guiccioli, en 1821:

«La comtesse a vingt-trois ans, quoiqu'elle n'ait pas l'air d'en avoir plus de dix-sept ou dix-huit. Bien différente de la plupart des Italiennes, sa complexion est de la plus délicate beauté; ses yeux longs, grands et languissans, sont bordés par les plus longues paupières du monde, et ses cheveux, à peine retenus sur sa tête, tombent sur ses épaules en larges boucles du noir le plus poli. Sa figure a peut-être un peu trop d'embonpoint pour sa hauteur, mais son buste est parfait. Ses formes atteignent presque la régularité grecque, et elle a la bouche et les dents les plus belles qu'on puisse imaginer. Il est impossible de voir la Guiccioli sans l'admirer, de l'entendre sans être ravi. Son amabilité se déploie dans les moindres accens de sa voix, et celle-ci, jointe aux avantages de la mélodie italienne, donne un charme particulier à tout ce qu'elle dit. La grâce et l'élégance semblent inhérentes à sa nature. Elle adore Lord Byron, et pourtant l'exil et la pauvreté de son vieux père affectent sensiblement ses traits, et répandent sur son visage une teinte de mélancolie qui ajoute encore à l'intérêt qu'inspire cette femme charmante. Sa conversation est agréable, sans être savante; elle connaît les meilleurs auteurs italiens et français, mais souvent elle craint de montrer ce qu'elle sait, sans doute parce qu'elle connaît l'aversion de Lord Byron pour les blue.»

211. «Arrête!» et je me suis arrêté.—Mais revenons. Ce que les hommes appellent inconstance n'est autre chose qu'une admiration méritée pour l'objet charmant des heureuses prédilections de la nature; et comme nous sommes tentés souvent d'adorer une belle statue dans sa niche, ainsi, quand nous accordons la même sorte d'idolâtrie à quelque objet réel, ce n'est encore qu'un hommage rendu au beau idéal.

212. Ce n'est que la perception de la beauté, le développement noble de nos facultés, un mouvement platonique, universel, admirable, tombé des étoiles, filtré du haut des cieux, sans lequel la vie ne serait pas supportable: en un mot, c'est l'usage de nos propres yeux, et, de plus, celui d'un petit sens ou deux, qui témoignent assez que notre chair est pétrie d'une brûlante poussière.

213. C'est pourtant un sentiment pénible et involontaire; car, si nous pouvions toujours trouver dans une seule femme les grâces séduisantes qui nous enchantèrent quand elle se présenta la première fois à nous, comme une autre Ève, nous aurions certainement moins de tourmens et plus de schellings (puisqu'il faut vaincre leurs rigueurs, ou bien souffrir). D'ailleurs, si l'on pouvait toujours aimer une seule dame, quelles délices pour le cœur, en même tems que pour le foie.

214. Le cœur est, comme le firmament, une partie des cieux; mais aussi, comme le firmament, il change nuit et jour: il peut être surchargé d'orages et d'éclairs, et ne présenter que l'image de la destruction et de l'horreur; mais quand il a bien été déchiré, rongé, brisé, sa tourmente expire en gouttes d'eau; car les larmes qui s'échappent des yeux ne sont autre chose que le sang du cœur, et voilà ce qui forme le climat anglais de nos années.

215. Quant au foie, c'est le lazaret de la bile, mais il s'acquitte rarement de ses fonctions; la première passion y séjourne si long-tems, que toutes les autres se concentrent et s'y réunissent comme un nœud de vipères sur un fumier. Rage, terreur, haine, jalousie, vengeance et remords, tous les maux jaillissent de cet abîme, semblables aux tremblemens de terre produits par le feu occulte appelé central.

216. En attendant, et sans avoir besoin de mieux approfondir cette anatomie, je viens d'achever, comme auparavant, deux cents et quelques stances. Tel est le nombre que je fixe à chacun de mes douze ou vingt-quatre chants. Je laisse donc tomber ma plume, je m'incline, et j'abandonne à Haidée et à Don Juan le soin de défendre leur cause auprès de tous ceux qui daigneront me lire.


Chant Troisième.

1. Muse, salut! et cœtera.—Nous avons laissé Juan endormi sur un sein charmant et heureux, veillé par des yeux qui jamais n'avaient pleuré, adoré par une jeune fille trop enivrée de bonheur pour sentir le poison qui glissait dans son ame. Cependant, un ennemi de son repos avait souillé le cours de ses innocentes années, et devait bientôt transformer en larmes le plus pur sang de son cœur.

2. Amour! hélas! pourquoi dans ce monde est-il si fatal d'être aimé? pourquoi entourer les berceaux que tu formes de branches de cyprès, et choisir un soupir pour ton meilleur interprète? Comme ceux qui recherchent les parfums arrachent souvent une fleur et la placent sur leur sein,—la placent pour y mourir,—ainsi nous portons dans notre cœur le fragile objet de notre amour; mais c'est pour l'y voir bientôt périr.

3. La première fois, une femme n'aime que son amant; ensuite elle n'aime plus que l'amour: c'est un vêtement qu'elle ne peut plus quitter, et qui prête à peu près aussi facilement qu'un gant large. Quiconque voudra l'éprouver en demeurera convaincu. D'abord, un homme seul touchera son cœur; mais bientôt, redoutant moins l'embarras des additions, on verra l'homme, au nombre pluriel, devenir l'objet de ses préférences.

4. Je ne sais si la faute en est aux hommes ou bien à elles; mais une chose du moins est certaine: c'est qu'une femme formée (si toutefois elle ne se jette pas dans la dévotion pour la vie) a besoin d'être courtisée après un intervalle exigé par la décence. Ce n'est pas que, dans sa première affaire d'amour, elle n'eût entièrement engagé son cœur, bien que même alors aucunes prétendent être restées libres; mais pour celles qui ont aimé, soyez sûr qu'elles aimeront encore.

5. Il est triste, et c'est une cruelle preuve de la fragilité, de la folie, de la scélératesse humaine, que l'amour et le mariage, tous deux venus de même lieu, soient pourtant si rarement d'accord. Le mariage est né de l'amour, comme le vinaigre du vin;—c'est un breuvage estimable, mais acide et rebutant;—le tems en a transformé le parfum céleste en une saveur commune et singulièrement plate.

6. Il existe quelque chose d'antipathique entre la conduite présente des amans et celle qui devra la suivre: ils sont la dupe d'un certain jargon de flatterie, jusqu'au moment où la vérité tardive leur apparaît.—Mais alors que reste-t-il, sinon le désespoir? Aussitôt les mêmes choses changent de nom: par exemple,—l'amant faisait de sa flamme un de ses titres de gloire; le mari la regardera comme une faiblesse ridicule.

7. Les hommes finissent par rougir d'être si fortement épris. Il en est aussi (mais l'exemple en est rare) dont l'amour s'affaiblit, et que la force abandonne. On ne peut toujours admirer la même chose, et pourtant il est bien entendu «de convention expresse» que les deux époux seront unis jusqu'au décès de l'un d'entre eux. Désolante pensée! perdre l'épouse qui embellissait nos jours, et faire en outre pour tous nos gens la dépense d'un deuil!

8. Au fait, il y a dans les détails domestiques quelque chose qui forme l'antithèse parfaite de l'amour. Les romans peignent sous toutes leurs formes le tems des soupirs de leurs personnages, mais ils offrent en buste le mariage qui les termine. Nul ne s'attendrirait au récit des soucis matrimoniaux, et il n'y a rien de bien audacieux dans les demandes conjugales. Croyez-vous que Pétrarque eût fait des sonnets toute sa vie, si Laure avait été sa femme?

9. Toutes les tragédies finissent par une mort, et toutes les comédies par un mariage: les auteurs, dans l'un et l'autre cas, abandonnent le surplus à la foi des spectateurs, dans la crainte que leurs descriptions ne donnent une fausse idée, ou ne restent au-dessous de ces deux mondes nouveaux; et quand ils ont mis l'un et l'autre héros entre les mains d'un prêtre, ils se gardent bien d'ajouter un mot relatif à la mort ou à la dame.

10. Les deux seuls auteurs qui aient jamais, si je m'en souviens bien, chanté le ciel, l'enfer ou le mariage, sont Dante et Milton. Tous deux virent dans le mariage leur tendresse déçue; soit par leur faute, soit par l'effet de quelque différence de tempérament (pour troubler une union il faut si peu de chose!): mais vous pensez bien que la Béatrice de Dante et l'Ève de Milton n'étaient nullement dessinées d'après leurs femmes.

11. Quelques personnes disent que Dante a désigné sous le nom de Béatrice la théologie, et non pas une maîtresse.—Pour moi, tout en demandant l'approbation des autres, il me semble que c'est là une rêverie de commentateur, qui a besoin d'être prouvée par des faits irrécusables, et je crois que les abstractions les plus extatiques de Dante ne tendent à autre chose qu'à personnifier les mathématiques[86].

[86] Ce qui paraît le plus probable, pour parler sérieusement, c'est que Dante, après avoir aimé long-tems Bice ou Béatrice Portinari, se servit d'un nom dont le souvenir lui était cher, pour peindre, dans ses chants, l'amour divin et la sagesse.

12. Haidée et Juan n'étaient pas mariés, mais aussi le péché les regarde, non pas moi; et vous auriez, chaste lecteur, mauvaise grâce à m'en blâmer, si réellement vous ne souhaitiez pas qu'ils le fussent. Si vous les voulez mariés, je vous conseille de fermer le livre consacré à ce couple égaré, avant que les conséquences de leur faute ne deviennent plus graves. Il ne faut jamais lire l'histoire d'un attachement illicite.

13. Toutefois, ils étaient heureux—heureux dans la jouissance criminelle de leurs innocens désirs; mais bientôt, devenue plus imprudente à chaque nouvelle visite, Haidée oublia que son père était maître de l'île. Quand nous avons ce que nous souhaitions, nous le quittons avec peine, surtout dans les premiers tems; elle revenait donc souvent près de Juan, sans perdre une seule minute, tandis que son bon écumeur de père était en course.

14. Bien qu'il s'adressât également à tous les pavillons, ne vous scandalisez pas de sa manière de trouver des fonds; changez son nom en celui de premier ministre, elle ne sera plus qu'une sorte d'imposition. Mais plus modeste, notre homme élevait moins haut ses espérances; il suivait à travers les mers une plus estimable vocation, et y remplissait à peu près la charge de commissaire de marine.

15. Le bon vieux gentilhomme[87] avait été retenu par les vents, les vagues et quelques prises importantes; et, dans l'espoir d'augmenter son butin, il était resté en pleine mer, malgré les rafales qui mouillaient et endommageaient ses captures. Il avait mis ses prisonniers à la chaîne; il les avait étiquetés comme les chapitres d'un livre; et garnis de colliers et de manchettes, ils valaient à ses yeux, l'un dans l'autre, de dix à cent dollars.

[87] Gentleman a tout-à-fait la signification de notre mot gentilhomme; mais comme les Anglais prennent tous ce titre, les Français craignent de le traduire littéralement: il répond au quirites des Romains. Ici, je n'ai trouvé que ce mot-là qui pût indiquer la légère ironie qui était dans l'intention du poète.

16. Il disposa de quelques-uns d'entre eux sur le cap Matapan, en faveur de ses amis les Maynottes[88]. Il en vendit d'autres à ses correspondans de Tunis, à l'exception d'un seul qu'il laissa couché à bord sans penser à le vendre (attendu sa vieillesse). Le reste,—sauf çà et là quelque riche personnage qu'il mit à fond de cale pour demander plus tard sa rançon,—fut laissé sous la même chaîne; étant, à l'égard des gens d'une classe ordinaire, porteur d'une large commission pour le dey de Tripoli.

[88] Le cap Matapan est l'ancien promontoire de Ténare, à l'extrémité de la presqu'île du Peloponèse. Les Magnottes, ou Maynottes, ont remplacé les Lacons.

17. Les marchandises furent également séparées et distribuées pour différens marchés du Levant, à l'exception de certains articles d'une utilité classique pour les femmes, comme des toiles, des dentelles, des pinces, des cure-dents, et une théière, venus de France; des guitares et des castagnettes d'Alicante, tous objets mis à l'écart par l'excellent père qui venait de les voler pour sa fille.

18. Une guenon, un mâtin de Hollande, un magot, deux perroquets, une chatte de Perse et ses petits, avaient attiré son choix au milieu d'une foule d'animaux; il prit aussi un chien terrier qui jadis avait appartenu à un Anglais; mais celui-ci, étant mort sur la côte d'Ithaque, les paysans avaient pris soin de la pitance de la pauvre bête. Afin de les assurer contre les flots qui ballottaient le bâtiment, il enferma le tout dans une énorme cage d'osier.

19. Ayant ainsi mis ordre à ses affaires maritimes, et son vaisseau ayant besoin de quelques réparations, il envoya çà et là quelques simples croisières, et dirigea sa course vers les lieux où sa charmante fille continuait à remplir tous les devoirs de l'hospitalité. Mais comme l'abord rude et garni de rescifs de la côte sur laquelle elle se tenait était dangereux à plusieurs milles de distance, il avait placé son havre sur le côté opposé de l'île.

20. Il gagna sans délai le rivage, n'ayant rencontré aucun lieu d'octrois ni de quarantaine où il fût obligé d'indiquer les lieux qu'il avait parcourus et le tems qu'il y avait employé. Il fit le lendemain démanteler son vaisseau, avec ordre à ses gens de le radouber aussitôt. On se hâta donc de jeter à toutes mains, sur la rive, les marchandises, les ballots, les munitions et les caisses d'argent.

21. Quand il eut atteint le sommet d'une montagne d'où l'on apercevait les blanches murailles de sa maison, il s'arrêta.—Combien d'étranges émotions remplissent l'ame de ceux qui se sont laissés aller à voyager! Combien de doutes inquiétans sur le bon ou mauvais état de leur intérieur!—Quels transports d'amour chez les uns, quels mouvemens de crainte chez les autres! tous les sentimens que les années avaient fait évanouir viennent alors en foule sur nos cœurs reprendre leur ancienne place.

22. Mais c'est surtout aux pères et aux maris que l'approche de la maison, après une longue traversée sur terre ou sur mer, doit naturellement présenter des sujets d'inquiétudes.—Une famille de dames n'est pas une petite affaire (personne plus que moi n'estime ou n'admire le beau sexe; mais il hait la flatterie, et je ne l'emploierai pas): quelquefois les filles, en l'absence du père, descendent avec le sommelier à la cave, tandis que les épouses montent de leur côté au grenier.

23. Le plus honnête gentilhomme du monde peut fort bien n'avoir pas à son retour le bonheur d'Ulysse; toutes les matrones isolées ne regrettent pas leurs maris, toutes n'ont pas la même répugnance pour les baisers des prétendans: le pis, c'est quand il retrouve une belle urne consacrée à sa mémoire; deux ou trois jouvencelles, enfans d'un ami qui retient sa femme et sa fortune, et Argus, son chien lui-même, qui vient lui mordre—les jambes.

24. S'il est encore célibataire, il retrouvera sa belle fiancée devenue pendant son absence l'épouse de quelque riche avare; mais alors rien de mieux. L'heureux couple ne sera pas toujours d'accord, et la dame, devenant plus sage, pourra lui permettre, sous le titre de cavalier sirvente, de reprendre ses fonctions galantes; peut-être aimera-t-il mieux mépriser celle qui l'aura trahi; et, pour que son chagrin ne soit pas perdu, il écrira des odes sur l'inconstance de la femme.

25. Ainsi donc, vous qui avez déjà quelque chaste liaison de cette espèce,—j'entends une honnête intimité avec une femme mariée,—la seule qui soit susceptible de durée,—la plus solide de toutes les connexions, le véritable hymen en un mot (l'autre ne pouvant servir que d'écran),—n'allez pas pour cela faire de trop longues courses, j'ai connu des absens que l'on trompait quatre fois par jour.

26. Lambro, notre solliciteur maritime, qui devinait mieux ce qu'on faisait sur l'Océan que ce qu'on pouvait faire sur terre, ressentait un vif plaisir à la vue de la fumée de ses foyers. Mais il ne savait pas pourquoi il n'était pas triste, ou pourquoi il éprouvait toute autre émotion; il ne connaissait pas la métaphysique: il aimait son enfant, il en aurait pleuré la perte; mais il ne fallait pas lui en demander la cause, plus qu'à un philosophe.

27. Il voyait ses blanches murailles que le soleil rendait éclatantes, et la verdure ombragée des arbres de son jardin; il entendait le doux bourdonnement de son petit ruisseau, et les aboiemens éloignés de son chien de garde. À travers les ombres d'un bois frais et touffu, il apercevait des figures en mouvement, des armes étincelantes (tout le monde est en armes dans l'Orient), et diverses nuances de costumes, légers et brillans comme des ailes de papillon.

28. Comme il approchait davantage, et qu'il s'étonnait de ces signes inaccoutumés d'allégresse, il entendit,—non pas, hélas! la musique des sphères, mais les sons profanes et terrestres d'un violon; ces accords lui firent douter de la fidélité de ses oreilles, ils confondaient toutes ses conjectures; puis il distingua une flûte, un tambour, et bientôt après les éclats de rire les moins orientaux.

29. Il avança plus près encore, et comme il descendait la pente à la hâte, il remarqua à travers les branches agitées, et parmi d'autres indices de fête, une troupe de ses gens qui dansaient sur le gazon, et qui, semblables à des derviches, tournaient sur eux-mêmes comme sur un pivot. Ils exécutaient la Pyrrique, cette danse guerrière, objet de la préférence des Levantins.

30. Plus loin, en groupe, des jeunes filles grecques, dont la première et la plus grande laissait flotter un long voile blanc, se tenaient toutes ensemble comme un collier de perles; les mains entrelacées, elles dansaient en laissant flotter sur un blanc cou de longues et noires boucles de cheveux—(dont la moindre eût rendu fous dix poètes). Celle qui les conduisait chantait, et la virginale et attentive réunion lui répondait en chœur des pieds et de la voix.

31. Là, réunies à l'écart, et les jambes croisées autour de leurs plats, quelques autres sociétés commençaient à dîner: la vue était délectée par des pilaus[89] et des mets de toute espèce, des flacons de vins de Samos et de Chio, des sorbets tenus au frais dans des vases poreux. Au-dessus d'eux se montraient sur leurs tiges les fruits de dessert; les oranges parfumées et les succulentes grenades, balancées au-dessus de leurs fronts, n'attendaient que le plus léger toucher pour descendre sur leurs genoux.

[89] Le pilau est un plat de riz que les orientaux mangent avec leurs mets: il remplace à peu près, chez eux, notre pain.

32. Ici, une bande d'enfans se pressait autour d'un bélier blanc comme la neige, et couronnait de fleurs ses vénérables cornes; paisible comme l'agneau qui vient de naître, le patriarche du troupeau courbe obligeamment sa tête grave et apprivoisée. Tantôt il accepte les palmes qu'on lui présente à manger, tantôt il baisse en jouant son front comme pour frapper ceux qui l'entourent, puis aussitôt il recule comme dompté par leurs faibles mains.

33. Un profil d'une pureté classique, des vêtemens pleins d'éclat, de grands yeux noirs, des joues d'une fraîcheur angélique et rosées comme des grenades entr'ouvertes, des cheveux longs, des gestes enchanteurs, des yeux parlans, et cette innocence, apanage heureux de l'enfance, tel était le tableau exact que formaient ces petits Grecs: à cette vue le philosophe ne pouvait s'empêcher de soupirer, en pensant qu'un jour ils deviendraient des hommes.

34. Plus loin, un bouffon d'une taille de nain racontait devant un cercle paisible de vieux fumeurs maintes histoires sur les trésors secrets trouvés dans un vallon écarté; les merveilleuses reparties des jongleurs arabes; les charmes nécessaires pour faire l'or pur et guérir les morsures venimeuses; les rochers enchantés qui s'ouvrent quand on les touche; et enfin (mais cela était bien réel) les dames magiciennes qui, d'un seul coup, changent leurs époux en bêtes.

35. Il ne manquait aucun des plaisirs innocens qui peuvent flatter l'imagination ou les sens. Le chant, la danse, le vin, la musique, les histoires persanes, tout offrait d'agréables et inoffensifs passe-tems: mais Lambro ne put sans déplaisir voir ces choses; il songeait aux dépenses qu'on avait faites pendant son absence, et prévoyait le comble de tous les malheurs, l'inutilité de ses dispositions testamentaires.

36. Hélas! qu'est-ce que l'homme! à quels périls sont encore exposés les plus heureux mortels, même après leur dîner!—Un jour d'or pour un siècle de fer, voilà tout ce que le mieux partagé des réprouvés peut espérer dans cette vie; le plaisir (du moins quand il chante) est une sirène qui séduit les jeunes imprudens, pour ensuite les écorcher tout vivans. En accueillant Lambro au milieu d'eux, les convives s'exposaient au sort de la flamme que vient toucher une couverture mouillée.

37. Lui qui n'avait guère l'habitude de prodiguer ses paroles, et qui voulait procurer une surprise agréable à sa fille (il surprenait en général les hommes avec l'épée),—n'avait envoyé personne pour avertir de son arrivée; personne ne se remua donc: long-tems il s'arrêta pour bien convaincre ses yeux de ce qu'il voyait; et réellement il était plutôt surpris qu'enchanté de trouver une si belle compagnie invitée.

38. Il ne savait pas (oh! que les hommes sont menteurs) qu'un rapport (et surtout les Grecs) avait garanti la certitude de sa mort (comme si ces gens-là mouraient jamais), et répandu pendant plusieurs semaines le deuil dans sa maison. Mais depuis ce tems leurs paupières et même leurs lèvres s'étaient desséchées; les roses étaient revenues sur les joues d'Haidée; ses pleurs étaient remontés à leur source, et elle conduisait pour elle-même les affaires de la maison.

39. De là tous ces mets, ces danses, ce vin et ce violon qui faisaient de l'île un séjour de plaisirs; les valets étaient tous à boire ou les bras croisés, passe-tems qui les rend les plus heureuses gens du monde. L'hospitalité du père semblait sordide, comparée à l'usage que faisait Haidée de ses trésors; et l'on ne peut assez dire combien on approuvait sa noble conduite, quand elle n'avait pas une heure qu'elle ne consacrât à l'amour.

40. Vous croyez peut-être qu'en tombant au milieu de ces divertissemens il ne pourra se contenir, et, à vrai dire, il n'était pas obligé d'en être fort satisfait; peut-être vous vous attendez à de promptes exécutions, qui apprendront mieux à ses gens leur devoir; au fouet, à la question ou à la prison pour le moins; vous ne doutez pas qu'en faisant quelques exemples mémorables, il ne développe les inclinations royales d'un pirate!

41. Vous êtes dans l'erreur;—c'était l'homme le plus doux et le mieux élevé qui jamais eût coupé une gorge ou conduit un vaisseau. Il était si familier avec tous les usages du monde, que jamais on n'aurait pu deviner sa véritable pensée. Il ne le cédait pas sous ce rapport à un courtisan; et c'est à peine si une femme même eût pu cacher plus de fourberie sous ses jupes. Quel dommage qu'un tel homme eût tant de goût pour les courses d'aventures! c'eût été une excellente acquisition pour la bonne société.

42. Il s'avance près du premier groupe de convives, et, frappant sur l'épaule de l'un de ceux-ci, il demande avec un sourire singulier qui, dans tous les cas, n'annonçait rien de bon, quelle était la cause de cette fête? Trop ivre pour faire attention à ses paroles, le Grec auquel il s'adressait versa du vin dans un verre.

43. Et sans prendre la peine de tourner sa tête joyeuse, il tendit le rouge-bord par-dessus son épaule, et d'un ton de voix peu ferme: «Les paroles altèrent, je n'ai pas de tems à perdre.» Un second ajouta en laissant échapper un hoquet: «Notre vieux maître est mort; vous feriez mieux de vous adresser à son héritière, notre maîtresse.—Notre maîtresse, ajouta un troisième, ah! ah! notre maîtresse! c'est-à-dire, notre maître,—pas le vieux, mais le jeune.»

44. Ces drôles étant de nouveaux venus, ne connaissaient pas celui auquel ils parlaient.—Lambro changea de couleur,—un nuage couvrit un instant ses yeux, mais il fit un effort pour reprendre son premier air de sérénité, et cherchant même à rappeler son sourire, il pria l'un d'entre eux de lui dire le nom, la qualité du nouveau maître qui, suivant toutes les apparences, avait donné à Haidée le titre d'épouse.

45. «Je ne sais pas, répondit le garçon, qui, ou ce qu'il est, ni d'où il vient,—et je ne m'en soucie pas beaucoup; ce que je sais bien, c'est que ce chapon rôti est délicieux, et que cet excellent vin n'a jamais été servi pour un meilleur dîner: et si vous avez à demander quelque chose de plus, adressez vos questions à mon voisin de ce côté; il vous répondra sur tout, bien ou mal, car personne n'aime plus à s'écouter parler[90]

[90] Imitation de Morgante Maggiore, poème trop peu connu en France:

Rispose allor' Margatte, a dir tel tosto
Io non credo più al nero ch' all' azzurro;
Ma nel cappone o lesso o vuogli arrosto,
E credo alcuna volta anco nel burro!
Nella cervigia e quando io n' ho nel mosto,
E molto più nel espro che il mangurro
Ma sopra tutto nel buon vino ho fede
E credo che sia salvo che gli crede.

«Marguet répondit alors: «À dire de suite ce que j'en pense, je ne crois ni noir ni bleu, mais bien au chapon bouilli, ou, si tu l'aimes mieux, rôti; je crois aussi, par fois, au beurre, à la cervoise, au moust quand j'en ai, et bien plus dans les menaces que dans coups: mais, avant tout, j'ai foi dans le bon vin, et je pense que celui qui croit en lui sera sauvé.»

(Ch. XVIII, st. CLI.)

46. Je disais que Lambro était un homme patient, et certes il montra dans cette occasion un respect des convenances digne de l'homme le mieux élevé de la France, ce parangon des nations. Malgré les railleries lancées contre les siens même, il sut dissimuler et ses inquiétudes et les plaies de son cœur, et les insultes de cette valetaille gourmande—et acharnée sur son propre mouton.

47. Maintenant, dans un homme aussi habitué à commander,—à faire aller et venir ses gens,—à voir ses désirs exécutés en un tour de main,—soit que sa voix demandât une mort ou des fers,—on peut s'étonner de trouver d'aussi bonnes manières; la chose est cependant bien réelle, quoique je ne sache comment l'expliquer; et dans tous les cas celui qui peut ainsi se commander, peut être aussi capable de gouverner—qu'un Guelfe[91].

[91] Un Hanovrien. Les électeurs de Hanovre prétendent être descendus du fameux Guelfe qui donna son nom à l'une des deux grandes factions d'Italie, au treizième et au quatorzième siècle.

48. Non qu'il ne montrât jamais de colère, mais c'est quand il n'était pas sérieusement irrité; dans ce dernier cas il restait calme, concentré, lent et silencieux, il se repliait sur lui-même comme le boa; jamais il ne parlait et frappait en même tems; s'il menaçait, c'est qu'il ne voulait pas de sang: mais son silence était bien plus redoutable, et son premier coup rendait ordinairement un second inutile.

49. Il ne poussa pas ses questions plus loin et continua d'avancer vers la maison, mais par un chemin détourné. Ceux qu'il vint à rencontrer par hasard ne firent pas attention à lui, tant on s'attendait peu à le revoir. Si l'amour paternel plaidait en ce moment dans son cœur pour Haidée, c'est plus que je ne puis dire; en tous cas, pour un père arrivant quand on le croyait mort, ces fêtes devaient paraître un singulier genre de deuil.

50. Si tous les morts (Dieu nous en préserve) revenaient maintenant à la vie, ou seulement quelques-uns, tel qu'un époux ou bien sa femme (autant citer un exemple conjugal que tout autre), ne doutez pas, quelle qu'eût été la violence de leurs anciennes querelles, que cet incident imprévu n'en occasionât de plus vives encore, et que les pleurs répandus sur l'époux expirant ne coulassent avec plus d'abondance sur l'époux ressuscité.

51. Lambro entra dans la maison, mais non plus chez lui; pensée vraiment—insupportable, et tout au plus comparable aux angoisses mentales du trépas: trouver la pierre de notre foyer transformée en pierre funéraire, voir éparses autour d'un âtre jadis étincelant, les pâles cendres de nos espérances, c'est un tourment profond que ne concevra jamais un célibataire.

52. Il entra dans la maison, mais non plus chez lui, car, sans affections, il n'est pas de chez soi.—Il sentit les amertumes de la solitude, en passant le seuil de sa porte sans être accueilli par un salut. C'était pourtant là que le tems lui avait filé des jours paisibles, que son cœur et ses yeux avaient suivi avec tant de délices les jeux innocens d'une fille chérie, seul vertueux objet de ses sentimens ordinaires.

53. C'était un homme d'un caractère singulier: doux dans ses habitudes, quoique d'une humeur sauvage; modéré dans sa conduite, ennemi de tout excès dans les plaisirs et dans la nourriture, d'une perception facile, d'un courage à toute épreuve, en un mot capable de mener une vie plus honorable, sinon sans reproche. Les malheurs de sa patrie et son désespoir de l'affranchir l'avaient déterminé à faire des esclaves, au lieu de rester esclave lui-même.

54. L'amour du pouvoir et le rapide accroissement de ses richesses; la dureté, fruit d'une longue habitude; la vie périlleuse dans laquelle il avait vieilli; l'abus qu'on avait fait de sa clémence; les soupirs qu'il avait si souvent entendus; les mers implacables et les hommes grossiers qui lui servaient de compagnons ordinaires, tout avait contribué à le rendre terrible pour ses ennemis, et du reste bon ami et mauvaise rencontre.

55. Mais un reste de l'ancien esprit de la Grèce répandait encore quelques rayons héroïques dans son ame, comme jadis dans celle des conquérans de la toison d'or, au tems de la Colchide. Il est vrai que sa passion pour la paix n'était pas très-ardente;—mais hélas! sa patrie n'offrait aucun espoir d'illustration, et c'était la rage de la voir asservie qui l'avait porté à haïr l'univers et à combattre toutes les nations.

56. L'influence du climat avait aussi donné à son esprit une certaine élégance ionienne dont souvent, sans qu'il s'en doutât, il laissait deviner l'influence.—Le meilleur goût avait présidé au choix de sa résidence; il aimait la musique, il admirait les scènes sublimes de la nature, et c'était en entendant un petit ruisseau tomber devant lui en nappes de cristal, c'était en contemplant la beauté des fleurs, qu'il charmait son esprit dans les heures de calme.

57. Mais tout ce qu'il avait de tendresse reposait sur sa fille; elle seule, au milieu des scènes furieuses dont il avait été l'auteur ou le spectateur, avait conservé de l'empire sur son cœur. L'affection qu'il avait pour elle était pure, isolée et sans partage. En perdant ce sentiment, il eût perdu ce qui lui restait encore de tendresse pour l'humanité, et le nouveau Cyclope serait tombé dans le plus furieux aveuglement.

58. La tigresse à laquelle on a ravi ses petits, épouvante, dans sa furie, le berger et le troupeau; l'Océan, quand il soulève ses vagues irritées, brise souvent le vaisseau que des rochers avoisinent; mais une fois leur rage épuisée, le tigre et l'Océan se calmeront avant le ressentiment silencieux, grave, austère et profond d'une ame vigoureuse, et surtout quand c'est celle d'un père.

59. C'est une chose commune, et pourtant bien douloureuse, que l'ingratitude de nos enfans.—Eux qui devaient nous rappeler nos beaux jours, eux qui semblaient d'autres petits nous-mêmes, composés toutefois d'une matière plus fine, ils nous quittent tendrement dès que la vieillesse nous saisit, et que des nuages obscurcissent le soir de notre vie; à la vérité ils nous laissent une compagnie excellente,—la goutte et la pierre.

60. Une belle famille est pourtant une jolie chose (quand elle ne se présente pas après dîner[92]). Il est agréable de voir une mère nourrir elle-même ses enfans (quand elle n'en est pas devenue plus maigre). Semblables à des chérubins placés aux angles d'un autel, ils se groupent autour du foyer (et ce tableau est capable d'attendrir un pécheur). Une dame, environnée de ses filles et de ses nièces, brille comme une guinée au milieu de pièces de sept schellings.

[92] On sait qu'en Angleterre l'usage ordonne aux femmes et aux enfans de sortir de table avant les hommes, et de laisser ensemble ces derniers, pendant la première partie de la soirée.

61. Inaperçu, le vieux Lambro prit une porte secrète et entra dans sa maison, à la nuit tombante. Cependant la dame et son amant présidaient au festin, dans tout l'éclat de leur beauté: une table incrustée d'ivoire était placée devant eux et entourée d'une foule de beaux esclaves. Les pierreries, l'or et l'argent formaient la matière de la vaisselle, les vases les moins précieux étaient de nacre et de corail.

62. Cent plats environ composaient le dîner: de l'agneau aux noix de pistaches,—en un mot toute espèce de mets; des soupes au safran, des friandises, des poissons les plus beaux qu'eussent jamais renfermés des filets; le tout accommodé au-delà des vœux du plus délicat sibarite: les boissons consistaient en sorbets variés de raisin, d'orange et de jus de grenade exprimé à travers les pores de l'écorce, ce qui ajoute encore à leur saveur.

63. Ces rafraîchissemens étaient disposés autour de la salle, dans leurs carafons de cristal: des fruits, des gâteaux de datte terminèrent le repas, qui fut aussitôt remplacé par la fève du plus pur moka, servie dans de petites coupes de la Chine; sous elles, et pour empêcher la main de se brûler, étaient des tasses en filigrane d'or; dans le café on avait fait bouillir des clous de girofle, de la canelle et du safran; mais (à mon goût) cela lui enlevait de sa qualité.

64. Les tentures de la salle étaient une tapisserie formée de pans de velours diversement peints, et brochés en fleurs de soie damassée; une bordure jaune les enveloppait, et celle du haut, richement travaillée, déployait en lettres-lilas, brodées délicatement en bleu, de belles sentences persanes, tirées des poètes et des moralistes les plus estimés.

65. Ces inscriptions orientales, placées si communément dans ces contrées sur les murs, sont une espèce de moniteurs chargés de rappeler à l'esprit, comme les crânes des banquets de Memphis, les mots qui déconcertèrent Balthasar dans son palais, et qui lui enlevèrent son royaume[93]. Mais les sages auront beau prodiguer les trésors de leurs sentences, vous sentirez toujours qu'il est un moraliste plus sévère encore: c'est le plaisir.

[93] «Balthasar donnait à ses grands, au nombre de mille, un grand festin, et chacun buvait suivant son âge... Le roi, les seigneurs, les femmes et les concubines buvaient le vin, et louaient leurs dieux d'or, d'argent, d'airain, de fer, de bois et de pierre.

«Soudain apparurent des doigts... écrivant contre le candélabre, sur la surface du mur de la salle royale, et le roi regardait les mouvemens de la main qui écrivait; sa face changea, et ses pensées la troublèrent, etc.»

(Daniel, ch. V.)

66. Une beauté devenue étique à la fin de l'hiver; un grand génie qui trouve la mort au fond d'un verre; un roué transformé tout d'un coup en méthodistique ou éclectique—(c'est le nom sous lequel ils aiment maintenant à dire des prières), mais surtout un alderman frappé d'apoplexie, sont des exemples qui réellement confondent l'esprit, et prouvent bien que les trop longues veilles, le vin et l'amour, ont des résultats aussi funestes que les excès de table.

67. Haidée et Juan posaient leurs pieds sur un tapis de satin cramoisi, bordé d'un bleu pâle. Leur sopha occupait trois parties complètes de l'appartement,—et semblait de la dernière fraîcheur. Le velours des coussins—(plutôt faits pour garnir un trône) était écarlate; du milieu jaillissait un brillant soleil broché en or, dont les rayons tissus rappelaient le vif éclat de ceux qui remplissent les cieux vers le milieu du jour.

68. Quant à la splendeur, on en avait confié le soin au cristal, au marbre, à la porcelaine et à l'argenterie; sur les carreaux étaient jetés des nattes indiennes et des tapis de Perse que le cœur eût tremblé de salir. Des gazelles, des chats, des nains et des noirs, et telles autres gens habitués à gagner leur pain en qualité de ministres et favoris (c'est-à-dire par dégradation) étaient là réunis en foule comme à la cour ou à la foire.

69. On n'avait pas épargné les belles glaces et les tables, la plupart en ébène incrustées de nacre ou d'ivoire, celles-ci en écaille de tortue; et celles-là en bois précieux, garnies d'or ou d'argent.—On avait pourvu à ce que la plus grande partie d'entre elles fût chargée de viandes, de sorbets glacés—et de vins—à la disposition de tous ceux qui arrivaient d'heure en heure pour dîner.

70. Entre tous les costumes, je choisis pour le peindre celui d'Haidée: elle portait deux jelicks[94],—dont le premier était jaune-pâle; l'azur, le violet et le blanc formaient la couleur de sa chemise,—et l'on suivait au travers de son léger tissu les mouvemens de son sein, tels que ceux d'une faible vague; son deuxième jelick, tout brillant d'or et de pourpre, était fermé avec des boutons de perle larges comme des pois; une blanche gaze rayée de bouracan flottait autour de son beau corps, semblable à des flocons de nuages groupés autour de la lune.

[94] Ou plutôt tchelek: c'est une ceinture de soie. (Voyez le Dictionnaire turc de Meninsky.)

71. Un large bracelet pressait chacun de ses bras charmans; il n'avait pas d'attache,—l'or pur en étant assez flexible pour que la main le contournât sans peine, et que la forme du bras devînt aussitôt la sienne. C'était admirable, mais sa forme seule eût charmé les yeux, tant il semblait craindre de laisser échapper les contours qu'il pressait. Ainsi, l'or le plus fin entourait la peau la plus blanche que métal précieux eût jamais entourée[95].

[95] Ce costume est moresque; les bracelets et l'anneau y sont portés de la manière indiquée. Le lecteur s'apercevra par la suite que la mère d'Haidée étant de Bez, sa fille suivait les modes de sa patrie.

(Note de Byron.)

72. Comme princesse des domaines de son père, une semblable plaque d'or roulée au-dessus de son coude-pied annonçait son haut rang. Douze anneaux brillaient autour de ses doigts; ses cheveux rayonnans de pierreries; les plis gracieux de son voile étaient comprimés au-dessous de son sein par une bande de perles d'une valeur presque inestimable; et la soie orangée de son pantalon turc venait se terminer autour de la plus jolie cheville du monde.

73. Les ondes de ses longs et bruns cheveux tombaient jusqu'à ses pieds, semblables au torrent des Alpes sur lequel vient glisser la lumière matinale du soleil;—s'ils n'avaient pas été enfermés, ils auraient pu voiler entièrement sa personne; on eût dit qu'ils s'indignaient de se sentir comprimés dans la courbe soyeuse d'un filet, et dès qu'un zéphir venait offrir à Haidée son aile pour éventail, ils tentaient de rompre leur transparente étreinte.

74. Elle répandait autour d'elle une atmosphère de vie, et ses yeux semblaient donner à l'air lui-même plus de légèreté. Ils étaient si doux! si beaux! ils justifiaient tout ce que nous pourrions jamais imaginer des cieux; purs comme ceux de Psyché, avant qu'elle n'eût perdu sa virginité,—trop purs même pour les nœuds terrestres les plus purs. En la voyant, on ne pouvait croire qu'il y eût de l'idolâtrie à s'agenouiller devant elle.

75. Ses cils, noirs comme la nuit, étaient cependant teints, mais c'était vainement; car les franges de ses grands yeux noirs n'en conservaient pas moins leur beauté naturelle, et même opposaient leur éclat primitif au jais artificiel qui les recouvrait. Ses ongles avaient été touchés avec l'henna[96]; mais encore ici, les efforts de l'art étaient inutiles, il ne pouvait rien ajouter à leur nuance rosée.

[96] «Les femmes turques et grecques couvrent ordinairement leurs yeux d'une teinture noire qui, à quelque distance, ou bien aux lumières, ajoute beaucoup à leur vivacité. Je pense même que nos dames seraient enchantées de connaître ce secret; mais, dans le jour, l'artifice est trop visible. Elles colorent aussi en rose leurs ongles; mais j'avoue que je ne suis pas assez faite à cette mode pour la trouver gracieuse.»

(Lettre de Lady Montague à la comtesse de Mare.)

76. L'henna aurait eu en effet une teinte merveilleuse, si elle eût encore embelli la belle peau qu'elle avait touchée. Haidée n'en avait aucun besoin: jamais le jour ne lança sur les montagnes des rayons d'une blancheur plus céleste que la sienne; l'œil en la contemplant ne pouvait se croire bien éveillé, il la prenait pour une vision:—peut-être me trompé-je, mais Shakspeare dit aussi:

...Est fol, à mon avis,
Qui prétend dorer l'or ou reblanchir le lis[97].

[97] Le roi Jean, acte IV, sc. 2.

77. Juan n'avait, sur un châle noir et or, qu'un vêtement blanc bouracan[98], encore si transparent que l'on apercevait, à travers le tissu, des pierreries scintillantes comme les petites étoiles de la voie lactée. Son turban formait une foule de plis gracieux, et une aigrette d'émeraude chargée d'un nœud de cheveux, présent d'Haidée, surmontait un croissant radieux dont la lumière, toujours tremblante, ne s'affaiblissait jamais.

[98] Il faut bien se garder de confondre ce bouracan avec celui dont on fait un vulgaire usage en France. C'est un tissu assez semblable à celui des châles en bourre de soie ou de cachemire.

78. En ce moment ils étaient divertis par leur suite; des nains, des jeunes danseuses, des eunuques noirs et un poète: ce qui complétait leur nouveau train de maison. Ce dernier avait une grande réputation et il aimait à la justifier. Ses vers allaient rarement sans leurs justes pieds;—quant aux sujets, rarement restait-il au-dessous d'eux, car on le payait pour satiriser ou applaudir; et comme dit le psaume: «il demandait un gros intérêt.»

79. Contre la louable habitude des anciens jours, il vantait le présent et décriait le passé. Il avait fini par devenir une espèce d'anti-jacobin oriental, et il aimait mieux louer que de s'exposer à manquer de pudding.—Pendant quelques années il avait compromis sa destinée en mettant dans ses chants un certain air d'indépendance; mais à présent, il chantait le sultan et le pacha avec la véracité de Southey et le talent poétique de Crashaw.

80. C'était un homme qui avait été témoin de nombreux changemens, et lui-même il avait varié avec la fidélité de l'aiguille; mais l'astre polaire auquel il obéissait n'étant pas l'une des étoiles fixes,—il avait pris l'habitude des courbes et des lignes rétrogrades: sa bassesse le mettait à l'abri des représailles, et il était si fécond (à moins qu'on ne l'eût mal payé), il mentait avec une telle expansion de verve,—qu'il avait certes les plus beaux droits à la pension de poète lauréat.

81. Mais il avait du génie.—Quand un renégat, vates irritabilis, en possède, il ne laisse guère passer de pleine lune sans l'exercer; il n'y a pas même jusqu'aux honnêtes gens qui n'aiment à capter l'attention publique:—mais à mon sujet.—Voyons,—de quoi s'agissait-il? Ah!—le chant troisième,—le charmant couple,—leurs amours, leurs fêtes, leur maison, leur costume, en un mot, le genre de vie qu'ils menaient dans leur île.

82. Leur poète, pauvre diable, mais du reste fort amusant en compagnie, avait été jadis le favori de plus d'une coterie; quand il était à moitié ivre il haranguait ses auditeurs, et bien qu'ils fussent rarement en état d'apprécier ses paroles, ils ne manquaient pas de lui accorder, en vomissant et en mugissant, ces applaudissemens populaires dont jamais la première ne connaît la seconde cause[99].

[99] C'est-à-dire, dont celui qui les excite ne connaît jamais celui qui les donne.

83. Mais en ce moment, hissé dans la haute société, et ayant recueilli de ses voyages quelques bribes éparses çà et là de pensées libérales, il calculait si, pour varier un peu, il ne pourrait pas, dans une île isolée, au milieu de ses amis, et sans avoir à craindre d'exciter à la sédition, abjurer pour un instant ses mensonges prolongés, et conclure avec la vérité un léger armistice, en chantant comme il avait chanté dans son ardente jeunesse.

84. Il avait voyagé parmi les Arabes, les Turcs et les Francs, et connaissait le point d'honneur des nations diverses; comme il avait fréquenté toutes les classes d'hommes, nulle occasion ne trouvait sa verve en défaut:—ce qui lui valut quelques présens et quelques remerciemens. Il savait habilement varier ses flatteries; «faire à Rome comme les Romains,» tel était son principe de conduite en Grèce.

85. Ainsi, d'ordinaire, quand on lui demandait une chanson, il rappelait aux différens peuples quelque chose de leur pays; le God save the King, ou le Ça ira, peu lui importait, il ne s'occupait que de l'à-propos. Sa muse trouvait partout des inspirations, depuis le sujet le plus sublime jusqu'aux plus prosaïques raisonnemens. Pindare avait bien chanté les chevaux de race, pourquoi lui aurait-on reproché de montrer la même flexibilité de talent?

86. Par exemple, en France, il eût écrit une chanson; en Angleterre, un récit de six chants in-4º; en Espagne, il eût fait une ballade ou une romance sur la dernière guerre;—autant en Portugal; en Allemagne, il eût grimpé sur le Pégase du vieux Goëthe.—(Voyez ce qu'en dit de Staël.) En Italie, il eût imité les Trecentisti[100], et, en Grèce, il eût chanté quelque hymne dans le genre de celle-ci:

[100] Les poètes du treizième siècle.

I
O des arts le premier séjour,
Iles de Grèce, îles de Grèce!
Où Sapho chanta son ivresse,
Où naquit le père du jour!
Un été constant vous colore:
Mais Phébus seul vous reste encore.
II.
Au nom des pères glorieux
Dont la mémoire les accuse,
Aux chants de leur antique muse
Vos fils restent silencieux:
Et quand l'univers les admire,
Seuls, ils n'osent plus les redire!
III.
Marathon domine les mers
Et s'étend au bas des montagnes.
Hier, rêvant dans ces campagnes,
J'oubliais nos cruels revers;
Car, foulant aux pieds tant de braves,
Je ne pouvais nous croire esclaves.
IV.
Un roi s'assit sur les rochers
D'où l'on aperçoit Salamine:
Là, méditant notre ruine,
Il suivait ses flots de guerriers;
Il les comptait avant l'aurore,
Et le soir étaient-ils encore?
V.
Où sont-ils, où toi-même es-tu,
O ma déplorable patrie?
Pour te rappeler à la vie
Mes accens n'ont pas de vertu.
Oh! pourquoi la lyre d'Alcée
Dans mes mains est-elle tombée?
VI.
Au moins, si j'ai perdu l'honneur
Et si je suis dans l'esclavage,
Je sens courir sur mon visage
Une généreuse rougeur;
Au moins je pleure sur la Grèce
Quand un lâche tyran l'oppresse.
VII.
Mais sur notre honte et nos maux
Ne faut-il verser que des larmes?
Sparte autrefois courait aux armes:
O terre! rends-nous ses héros!
Que trois seuls réveillent nos villes,
Et nous marchons aux Thermopyles!
VIII.
Mais tout reste silencieux!...
Non!—Les morts raniment leur cendre;
Les morts, les morts se font entendre
Comme un torrent impétueux!
«Brisez, disent-ils, vos entraves!
Venez!...» Et vous restez esclaves.
IX.
—«Versez-nous le vin de Samos;
Vous! faites frémir d'autres cordes:
Combattez, musulmanes hordes,
Coulez pour nous, jus de Seos.»
Voyez la soudaine allégresse
Qu'inspirent ces accens d'ivresse!
X.
Comme vos pères, au plaisir
La danse pyrrhique vous porte;
Mais de la pyrrhique cohorte
N'avez-vous plus de souvenir?
Vos accens sont nobles et graves;
Conviennent-ils à des esclaves?
XI.
—«Versez-nous le vin de Samos!
C'est Bacchus seul qui nous inspire.
Bacchus seul conduisait la lyre
Du tendre vieillard de Téos;
Il servait et savait se taire.—»
Ah! du moins il servait un frère!
XII.
—«Ce Miltiade tant vanté
De la couronne fut avide...»
—Mais le tyran de la Tauride
Protégea notre liberté;
Il mit en fuite les barbares;—
Et vous, vous servez des Tartares!
XIII.
—«Versez-nous le vin de Samos!»
De Parga le rocher stérile
Est désormais le seul asile
Des dignes enfans des héros.
Un jour ces guerriers intrépides
Rappelleront les Héraclides.
XIV.
Parga! Souli! craignez les Francs!
Ils ont des rois prêts à tout vendre:
La Grèce ne doit rien attendre
Que de ses généreux enfans.
Craignez les Francs! tous ils fléchissent
Sous des rois qui les avilissent.
XV.
—«Versez-nous le vin de Samos!»
—Nos filles dansent sous l'ombrage:
Je vois à travers le feuillage
Leurs contours si doux et si beaux;
Mais leur sein, digne des plus braves,
N'allaitera que des esclaves.
XVI.
Que l'on me place au bord des flots:
De Sunium je vois la plage,
J'y veux mourir; son nu rivage
Recevra mes derniers sanglots.
Traînez les chaînes que j'abhorre,
Moi je meurs: je suis libre encore!

87. Ainsi chanta, sinon eût pu, dû, ou voulu chanter en vers passables le moderne enfant de la Grèce: sans valoir ceux qu'Orphée récitait quand la Grèce était dans son printems, on aurait pu, dans ces derniers tems, en composer de plus mauvais encore. Ses accens n'étaient pas sans expression—sincère ou factice; et la sensibilité est dans un poète la source de tous les autres sentimens; mais ces gens-là sont des menteurs, et comme la main des teinturiers,—ils revêtent toutes les couleurs.

88. Mais les mots sont des choses, et une légère goutte d'encre, tombant comme la rosée sur une idée, produit ce qui fera penser des milliers et des millions d'hommes. Chose singulière, que la plus petite lettre par laquelle l'homme déposera une pensée au lieu de l'exprimer de vive voix, puisse établir une chaîne durable entre les siècles! À quelle exiguité le tems ne réduit-il pas la fragile nature humaine, tandis que le papier,—un chiffon comme celui-ci, lui survit à lui-même, à sa tombe, à tout ce qui lui était propre.

89. Et quand ses os sont en poussière, et que sa tombe a disparu; quand ses biens, ses enfans, sa nation elle-même ne conservent plus qu'une seule place dans les commémorations chronologiques, quelque lourd manuscrit qui avait dû à l'oubli sa conservation, quelque inscription lapidaire retrouvée à la place d'une barraque, en travaillant aux fondations d'un cabinet, peuvent restaurer son nom et le faire regarder comme un précieux et rare monument.

90. Et la gloire a fait long-tems sourire les sages; c'est quelque chose, un rien, des mots, de l'illusion, du vent,—mieux fondé sur le style de l'historien que sur le souvenir que le héros laisse après lui. Homère a rendu à Troie le service que Hoyle a rendu au Whist; les hommes de nos jours avaient oublié que le grand Marlborough donnait joliment des coups de poings, quand, heureusement, sa vie a été publiée par l'archidiacre Coxe.

91. Milton est le prince des poètes—à notre avis: un peu lourd, mais divin dans tous les cas. C'était un indépendant, de son tems;—un citoyen docte, pieux et continent en amour et à la table. Mais sa vie s'étant offerte sur le chemin de Johnson, nous avons aussitôt lu que ce grand pontife des neuf vierges avait reçu le fouet au collége,—qu'il était colère, et—mauvais époux; la première mistress Milton ayant déserté son logis.

92. Voilà certes des faits bien intéressans; comme le daim volé de Shakspeare[101], les épices de lord Bacon, la jeunesse de Titus et les premières aventures de César; comme les fredaines de Burns (que va retracer fidèlement le docteur Currie) et celles de Cromwell:—mais bien que l'amour de la vérité inspire ordinairement aux historiens ces détails, et qu'ils les jugent fort essentiels à la vie de leur héros, il est rare qu'ils contribuent beaucoup à sa gloire.

[101] Les biographes de Shakspeare ne manquent pas de raconter que ce grand homme, dans sa jeunesse, déroba un daim à un gentilhomme de Straffort, jaloux à l'excès de son privilége de chasse.

93. Tout le monde n'est pas moraliste comme Southey, quand il prêchait dans le monde la Pantisocratie; ou comme Wordsworth, non imposé, non salarié, quand il saupoudrait de démagogie[102] ses poèmes de colporteur; ou comme Coleridge, long-tems avant que sa plume inconstante ne déposât dans le Morning-Post son aristocratie: alors que, lié avec Southey et marchant sur les mêmes traces, ils épousaient les deux sœurs (établies mercières à Bath).

[102] Allusion au titre d'un des personnages de Wordsworth, the Pedlar, dans l'Excursion.

94. De pareils noms sont désormais atteints et convaincus; ils forment dans la géographie morale une véritable Botany-Bay, et leurs plus discrets biographes auront encore bonne grâce à décrire leurs franches trahisons et leurs généreuses apostasies. À ce propos, le dernier in-quarto de Wordsworth est le volume le plus lourd que l'on ait publié depuis la découverte de l'imprimerie: c'est un obscur et grossier poème, ayant nom l'Excursion, rimaillé dans un style que j'ai en aversion.

95. C'est là qu'il érige un pont formidable entre l'intelligence de ses lecteurs et la sienne: malheureusement les poèmes de Wordsworth et de ses imitateurs, comme la Siloe de Joannah Southcote sont des œuvres qui frappent faiblement l'attention publique, tant est petit le nombre des élus, en ce siècle; et d'abord, annoncés comme des divinités, les premiers fruits de leur virginité compromise se sont bientôt métamorphosés en hydropisies périodiques.

96. Mais revenons à mon sujet. Je suis bien forcé d'avouer que si j'ai quelque défaut c'est celui des digressions; je laisse aller seuls mes gens, tandis que je m'amuse à soliloquer sans fin: mais ce sont mes adresses de la couronne, remettant les affaires à la prochaine session. J'ai l'air d'oublier que chacune de mes omissions est une perte pour le public, non pas, il est vrai, aussi grande que l'eussent été celles d'Arioste.

97. Je le sais; ce que nos voisins appellent des longueurs (nous n'avons pas un mot aussi juste; mais nous avons bien la chose dans la parfaite ordonnance des poèmes que Bob Southey met au monde chaque printems); les longueurs, dis-je, ne sont pas un appât bien puissant pour le lecteur; mais il n'est peut-être pas mal à propos de lui présenter quelques beaux morceaux d'épopée, pour mieux lui prouver que l'ennui en est le principal ingrédient.

98. Nous lisons dans Horace qu'il arrive parfois à Homère de s'endormir; nous pourrions même sans lui nous en apercevoir: quand il arrive à Wordsworth de se réveiller, c'est pour nous dire avec quelle complaisance il se traîne autour des lacs, avec ses chers voituriers[103]. Il invoque le secours d'une barque pour franchir les abîmes—de l'Océan?—Nullement, mais de l'air. Ensuite il fait une seconde invocation pour obtenir une chaloupe et se hâte de répandre assez de bave pour la mettre à flot.

[103] Wordsworth est l'un des poètes surnommés lakistes, à cause de leur affectation à peindre des lacs, des étangs et des barques. C'est ainsi qu'on pourrait appeler, en France, M. Lamartine, le lunatique, M. V. Hugo, le cadavéreux, etc. Nous recommandons instamment les strophes suivantes à nos romantiques très-illustres et à nos dramaturges très-précieux.

99. S'il veut absolument fendre les plaines éthérées, bien que Pégase soit rétif à son roulage, que n'emprunte-t-il plutôt les coursiers du char de David? ou que ne sollicite-t-il un seul des dragons de Médée? Ce bidet, trop classique pour son vulgaire cerveau, lui ferait-il craindre de se casser le cou? Pourquoi donc si le sot veut absolument voir la lune de plus près, ne demande-t-il pas le secours d'un ballon?

100. Des colporteurs, des barques, et des roulages! Ombres de Pope et de Dryden, en sommes-nous donc réduits là? ces misérables drogues sont non-seulement à l'abri du mépris, mais surnagent comme l'écume, au lieu de s'engouffrer dans le vaste abîme du pathos. Bien plus, ces Jacques Cades[104] du sens commun et de la poésie viennent siffler sur vos tombeaux.—Le petit batelier et son Peter bell sourient de pitié en parlant de celui qui traça la peinture d'Achitophel[105]!

[104] Ouvrier qui, sous le règne de Henri VI, aspira au trône d'Angleterre. Il prêchait l'égalité, et surtout la haine des juges et des savans. (Voyez, dans Henri VI, deuxième partie, actes IV et V, comment Shakspeare a su le mettre en scène.)

[105] Achitophel et la Fête d'Alexandre sont les deux plus beaux morceaux lyriques de Dryden, de la poésie anglaise et de toutes les poésies modernes.

101. Revenons.—La fête avait cessé: esclaves, nains, danseuses, tout était retiré. Les récits de l'Arabe, les chants du poète, les derniers accens du plaisir, tout venait d'expirer.—La dame et son amant, laissés seuls, contemplaient les flocons rosés de nuages qui accompagnaient le crépuscule.—Je te salue, Marie! sur la terre et sur les mers, la plus céleste heure du jour est la plus digne de toi!

102. Ave Maria! Ah! bénie soit cette heure! bénis le tems, le climat, et le lieu où j'ai vu si souvent avec délice tomber sur la terre ce doux, ce ravissant moment! tandis que se balançait la lourde cloche dans une tour éloignée, et que les derniers accens de l'hymne du soir se faisaient entendre; quand le plus léger souffle ne traversait pas les airs embaumés, et que les feuilles de la forêt semblaient elles-mêmes partager le recueillement universel.

103. Ave Maria, c'est l'heure de la prière! Ave Maria, c'est l'heure de l'amour! Ave Maria, est-ce bien toi que nos esprits contemplent auprès de ton fils? Ave Maria, que ta figure est belle! quel charme dans tes yeux baissés au-dessous de la toute-puissante colombe!—Oui, bien que ce soit devant une peinture que mes genoux fléchissent,—ce tableau n'est pas une idole, c'est une seconde elle-même.

104. Quelques casuistes trop tendres ont bien voulu dire, dans une publication anonyme,—que je n'avais pas de dévotion: mais que l'on mette ces personnes en prières à côté de moi, et l'on pourra décider qui de nous connaît mieux le droit chemin du ciel. Mes autels sont l'Océan et les montagnes, l'air, la terre, les astres,—en un mot, tous les ouvrages du grand tout, qui produisit l'ame et doit un jour la recueillir.

105. Douce heure du crépuscule!—Ah! combien je t'aimais dans l'ombrageuse solitude de pins[106], et sur le silencieux rivage qui borne la forêt de Ravenne; là des racines immémoriales croissent où venaient auparavant se briser les flots de l'Adriatique. Bois toujours verts, où s'élevait la dernière forteresse des Césars, et que les récits de Boccace et les chants de Dryden contribuaient encore à me rendre plus chers!

[106] Ce bois de pins s'appelle, à Ravenne, la Pigneta. (Voyez Boccace.)

106. Les perçantes cigales, citoyennes des pins, qui font de leur existence d'un été une chanson continuelle, étaient, avec mes pas, ceux de mon coursier et la cloche du soir, les seuls échos qui pénétrassent dans les branches; mes yeux alors se reportaient en esprit au spectre chasseur de la race d'Onesti, à sa meute infernale, à leur chasse, et à toutes les belles qui, par cet exemple, apprirent à ne pas rebuter un amant fidèle[107].

[107] Voyez la cinquième journée, nouvelle VIII, du Décaméron. Nastagio degli Onesti, amant de l'une des filles de Paolo Traversaro, avait dépensé toutes ses richesses sans parvenir à se faire aimer. Dans sa douleur il s'éloigna de Ravenne, avec la résolution de se tuer. À trois milles de la ville, il renvoie ses gens, et, tout en rêvant, il entre dans la forêt de pins. Bientôt un grand bruit vient rompre sa rêverie; une belle femme, nue et ensanglantée, est poursuivie par un chevalier noir qui l'atteint, lui arrache le cœur et le donne à dévorer à ses chiens. Nastagio apprend que cette infortunée était, pendant sa vie, une ingrate, et qu'en punition de sa froideur, son ancien amant la poursuit dans ce lieu tous les vendredis. Il s'empresse alors d'inviter à une fête la famille des Traversari pour le vendredi suivant, et tandis qu'ils sont à table sous les pins de la forêt, le bruit de la chasse infernale se fait entendre; le fantôme recommence le même récit, et la tremblante Traversaro, troublée elle-même, s'empresse d'offrir à Nastagio son amour, ses faveurs et sa main. «Cette peur, dit le conteur en terminant, ne fut seulement occasion de ce bien: ains elle fut cause que toutes les femmes de Ravenne en devindrent si paoureuses, qu'elles ont tousjours esté, depuis, plus complaisantes aux voulentés des hommes qu'elles n'avoient esté auparavant.»

(Anc. traduct. de M. Anthoine le Maçon.)

107. O Hespérus[108]! tu donnes toutes les bonnes choses:—à l'homme harassé, sa maison; un repas à celui qui a faim; au jeune oiseau l'aile providente de sa mère; au bœuf chargé son étable désirée. Tout le charme paisible qui se rattache à nos foyers, tout ce que nos dieux domestiques nous rappellent de cher se rassemble autour de nous à ton premier regard: c'est encore toi qui élèves l'enfant jusqu'aux mamelles de sa mère.

[108]

Εσπερε, παντα φερεις,
φερεις οινον, φερεις αιγα,
φερεις ματερι παιδα.

(Fragment de Sapho.)

Autrefois nous nous servions du mot vespres pour exprimer cette heure du jour qui précède le soir. On doit regretter que l'usage en soit perdu.

108. Heure suave! qui fais naître les regrets et attendris le cœur de ceux qui traversent les mers, quand ce jour-là ils ont dit adieu à leurs doux amis; ou qui enivres d'amour le pélerin, quand il interrompt sa marche au bruit lointain de la cloche des vêpres, qui semble déplorer le déclin du jour mourant[109]?—Est-ce là une illusion que doive repousser notre raison? Non, non! rien n'expire sans que dans le monde quelque chose ne pleure.

[109] Cette idée admirable n'est pas du siècle de Byron; elle est traduite de Dante: c'est le début du chant VIII, Purgatorio.

Era gia l' ora che volge 'l disio,
A naviganti e' ntenerisce il cuore
Lo di ch' han detto a' dolci amici addio;
E che lo nuovo. Peregrin d' amore
Punge, se ode squilla di lontano
Che paja 'l giorno pianger che si muore.

Avant Byron, Gray avait, mais sans le dire, emprunté à Dante la même idée dans son Cimetière de campagne.

109. Quand Néron périt par la sentence la plus juste qui jamais ait détruit un destructeur, au milieu des acclamations bruyantes de Rome délivrée, des nations affranchies et du monde enchanté, quelques mains cachées allèrent répandre des fleurs sur sa tombe[110]. Peut-être ces derniers honneurs attestaient-ils la reconnaissance d'un bienfait rendu par ce malheureux prince dans le seul instant que le sceptre ne fût pas parvenu à corrompre.

[110] «Et tamen non defuerunt qui per longum tempus vernis œstivisque floribus tumulum ejus ornarent.» (Suétone, Vie de Néron.) Malheureusement l'historien laisse ensuite deviner que ce n'était pas le regret de sa mort qui portait quelques Romains à honorer ainsi sa mémoire; mais la crainte qu'il ne fût pas réellement mort, et qu'il ne revînt un jour se venger de ses ennemis: l'Église elle-même a long-tems partagé cette opinion. Jean Chrysostôme regardait Néron comme l'Anté-christ, et Augustin n'était pas éloigné de se ranger du même avis. Vingt ans après la mort de Néron, on craignait encore son retour. (Voyez Sulpitius Severus, Dialog. II.—Augustinus, de Civit. Dei, lib. XX.)

110. Mais je suis dans les digressions. Quel rapport existe-t-il entre la conduite de mon héros et celle de Néron ou de tout autre bouffon couronné comme lui? le même à peu près qu'avec les hommes de la lune. Certes il faudra réduire mon ouvrage à zéro, et je vais devenir l'une des nombreuses «cuillers de bois» de la poésie (c'est sous ce dernier nom que nous autres collégiens aimions à désigner celui qui venait d'obtenir ses derniers degrés[111]).

[111] À Harrow, et dans plusieurs autres grands colléges d'Angleterre, les écoliers reçoivent chevaliers de la cuiller de bois, les étudians qui viennent de passer leur thèse. Cette cérémonie burlesque est rarement du goût du récipiendaire. L'auteur veut dire ici que son poème aura le sort des thèses de ces chevaliers; qu'il sera oublié dès sa naissance.

111. Mon projet d'ennuyer les lecteurs ne sera jamais fort goûté.—On y trouve quelque chose de trop épique, et je serai forcé (en le recopiant) de diviser ce chant en deux. D'ailleurs, à moins que je n'en avertisse d'avance, personne ne s'en apercevra, si ce n'est quelques habiles gens; et pour ceux-là même, cette résolution passera pour un perfectionnement louable; car je prouverai qu'en cela l'opinion de la critique est celle d'Aristote, passim.—Voyez «Ποιητιχης.»


Chant Quatrième.

1. Rien, en poésie, d'aussi difficile qu'un commencement, si ce n'est peut-être la fin. Souvent, à l'instant même où Pégase va toucher le but, il se démet une aile et nous retombons à terre, semblables à Lucifer qui, pour avoir péché, fut précipité des cieux. Notre commun péché est également difficile à reconnaître; c'est l'orgueil qui flatte notre esprit de l'espoir de monter aussi haut, et le sentiment de notre impuissance peut seul nous révéler ce que nous sommes.

2. Mais le tems qui donne à tous les êtres leur véritable niveau, mais la pénétrante adversité finiront par démontrer à l'homme, et peut-être au Diable—(comme nous en avons l'espérance), que leur raison à tous deux n'est rien moins que vaste: nous nous abusons tant que les brûlans désirs pétillent dans nos veines,—le sang jaillit alors trop rapidement; mais quand le torrent s'élargit en approchant de l'Océan, nous calculons avec mesure la valeur de chaque émotion passée.

3. Dans mon enfance, j'avais de moi-même une haute idée que j'aurais voulu faire partager aux autres: dans un âge moins tendre, j'eus lieu d'être satisfait; les autres esprits reconnurent ma supériorité. Aujourd'hui, mes anciennes illusions tombent en feuilles desséchées; mon imagination reploie ses ailes, et la triste vérité, qui s'abat sur mon pupitre, donne une tournure burlesque à tout ce qu'il y avait autrefois en moi de romantique[112].

[112] Byron revient souvent, dans cet ouvrage, sur le même sujet, et il est bien vrai que toute l'aimable et spirituelle originalité de Don Juan ne sera jamais préférée, par les lecteurs d'un esprit élevé et d'une imagination pure, à la gravité du Childe Harold, du Giaour et de la fiancée d'Abydos. Dans Juan, l'esprit de Byron devient plus vif, à mesure que l'imagination (la plus admirable qui fût jamais) devient moins sublime. On peut remarquer que Voltaire finit de même par la Pucelle, et le chantre passionné d'Éléonore par la Guerre des Dieux. C'est que ces beaux esprits, peu confians dans l'existence d'une ame immatérielle, perdirent de leur essence primitive et de leurs inspirations involontaires, en s'habituant de plus en plus à la vue des objets matériels. Au contraire, les hommes qui sentirent en eux la distinction des deux substances, tels que Platon, Sénèque, Rousseau, Racine, Kant et Socrate, virent leur imagination grandir et s'exalter à mesure que la vieillesse les détacha davantage de toutes les hypothèses des sens et de la raison.

4. Et si je ris de toutes les humaines pensées, c'est que je ne puis pas en pleurer; ou si je pleure, c'est qu'il n'est pas en notre pouvoir de retenir le naturel dans une léthargie absolue; c'est qu'il faut avoir plongé dans le cœur du fleuve Léthé, pour endormir les sentimens que nous redoutons le plus d'éprouver. Thétis baptisa dans le Styx son fils mortel; une mère mortelle aurait choisi le Léthé de préférence.

5. Quelques-uns m'ont accusé d'un projet inouï contre les croyances et les mœurs du pays; ils en ont vu la preuve dans chaque vers de ce poème: je ne dirai pas que je comprenne toujours bien clairement ce que j'écris, lorsque je veux être admirable; mais le fait est que je n'ai rien projeté, si ce n'est d'être un instant joyeux; mot inusité dans mon vocabulaire.

6. Un tel genre d'écrire va sans doute paraître étrange aux honnêtes lecteurs de notre climat sérieux. Le père de la poésie sério-comique fut Pulci; il chanta dans un tems où les chevaliers ressemblaient mieux à Don Quichotte qu'à ceux d'aujourd'hui; il s'amusa des illusions de son tems, des féaux chevaliers, des dames chastes, des énormes géans et des rois despotiques; mais tous ces gens-là, sauf les derniers, étant disparus, j'ai choisi, comme plus convenable, un sujet moderne.

7. Comment je l'ai traité, c'est ce que je ne sais pas; peut-être aussi mal que m'ont traité ceux qui reprochaient à mon plan, non pas ce qu'ils y voyaient, mais ce qu'ils auraient voulu y voir. Si cela les amuse, ainsi soit-il: notre siècle est libéral, et les pensées y sont libres: en attendant, Apollon me tire par l'oreille, et me dit de reprendre ici le fil de mon récit.

8. Le jeune Juan et son amante furent laissés à la délicieuse société de leur propre cœur; l'impitoyable Tems lui-même gémissait, en séparant avec sa cruelle rame d'aussi beaux seins; et bien qu'ennemi de l'amour, il se reprochait de les arracher à leurs heures de plaisir. Encore n'étaient-ils pas destinés à devenir vieux; ils devaient mourir dans leur fortuné printems, avant d'avoir vu s'envoler un seul charme, une seule espérance.

9. Leur figure n'était pas faite pour les rides, ni leur sang pur pour se croupir, et leurs grands cœurs se refroidir. La blanche vieillesse ne devait jamais voiler leurs cheveux; et, semblables à ces contrées exemptes de neiges et de frimas, ils étaient tout printems. La foudre pouvait les atteindre et les réduire en cendre, mais ce n'était pas à eux de traîner une longue et tortueuse décrépitude.—Il y avait en eux trop peu de matière.

10. Ils furent seuls, une fois de plus. C'était pour eux jouir d'un autre Éden; ils ne s'attristaient que dans un seul cas, lorsqu'ils étaient séparés. L'arbre arraché à ses racines séculaires[113],—le courant d'eau séparé de sa source,—l'enfant privé en même tems et pour toujours, des genoux et du sein maternels, se seraient flétris moins promptement que ces deux amans éloignés l'un de l'autre. Hélas! il n'est pas d'instinct comme celui du cœur.

[113] Dans le texte: The tree cut from its forest root of years.—L'arbre coupé de ses forestières racines. Nous avons bien le mot sauvage, qui vient de silvestris, en italien selvaggio; mais il a perdu sa première signification, et n'a pas été remplacé. C'est une grande lacune dans notre langue.

11. Le cœur!—il peut être brisé: heureux, trois fois heureux, ceux qui du premier choc cassent ce fragile organe, porcelaine précieuse de l'argile terrestre! jamais ils ne verront les longues années presser sur leurs têtes jours pénibles sur jours pénibles, et cet amas de souffrances qu'il faut ressentir et dissimuler; car souvent les bizarres liens qui retiennent la vie sont d'autant plus forts qu'on a fait plus de vœux pour les rompre.

12. «Ceux que les dieux chérissent meurent jeunes,» disait-on autrefois[114], et par-là ils évitent plusieurs morts; celle des amis, celle bien plus accablante—de l'amitié, de l'amour, de la jeunesse, de tout ce qui compose notre vie, excepté le souffle de la vie même. Et puisque le silencieux rivage finit toujours par recevoir ceux qui ont le plus long-tems esquivé les flèches du vieil archer[115], il se peut qu'une tombe prématurée, source de tant de regrets, ne soit au contraire qu'un asile salutaire[116].

[114] Voyez Hérodote.

[115] En Angleterre, on représente la mort sous la forme d'un vieil archer. En France, comme on le sait, c'est un squelette armé d'une faux.

[116] Voici comment M. A. P. a cru devoir traduire les six derniers vers de cette strophe. «La mort de ses amis, et de ce qui nous tue plus sûrement encore, la mort de l'amitié, de l'amour, de la jeunesse, toutes choses qui existent sans respirer, puisque les rives du silence attendent toujours ceux que n'atteint pas la flèche du grand archer.»

13. Haidée et Juan ne s'occupaient pas de la mort; les cieux, la terre, les airs, tout semblait à eux; ils ne reprochaient au tems que sa fuite rapide, et vivaient sans connaître le plus léger remords. Chacun d'eux était le miroir de l'autre; la joie seule, comme une escarboucle, brillait sous leurs noires paupières, et ces éclairs, ils ne l'ignoraient pas, n'étaient que la réflexion de leurs mutuels regards de tendresse.

14. Combien de douces étreintes et de caresses entrecoupées! le plus fugitif regard, mieux compris que de longues périodes, et exprimant tout sans jamais trop en dire; puis un langage semblable à celui des oiseaux, compris d'eux seuls, et n'ayant de sens que pour l'oreille des amans: de douces phrases badines qui auraient semblé absurdes à ceux qui avaient cessé de les entendre, ou qui jamais ne les avaient entendues.

15. Tels étaient leurs passe-tems, car ils étaient encore enfans, et même ils n'auraient jamais cessé de l'être. Ils n'étaient pas nés pour jouer d'importans personnages sur la scène triste et désenchantée du monde, mais pour rester inaperçus, et tels que la nymphe et son amant sortis d'un même ruisseau, pour couler leur vie au milieu des fleurs et des fontaines, sans jamais sentir comme les autres hommes le poids des heures.

16. Les lunes changeantes avaient roulé autour d'eux, et n'avaient pas vu changer ceux dont leur lever avait éclairé les plaisirs: ces plaisirs n'étaient pas de l'espèce frivole qui rassasie, ils étaient ressentis par des esprits subtils, que les sens ne pouvaient jamais borner; et ce qui détruit le plus sûrement l'amour, la possession ne faisait pour eux que donner un nouveau prix à chacun de leurs charmes.

17. Oh! que cela est beau, que cela est rare! mais ils ressentaient cet amour, dans lequel l'esprit aime à se perdre quand le vieux monde devient insupportable, quand on ne voit plus qu'avec dégoût ses tumultes et ses spectacles; des intrigues, des aventures monotones, de misérables tendresses, des mariages et des enlèvemens, à la faveur desquels l'hymen allume ses torches pour une prostituée de plus, et pour un mari qui seul ignore que sa nouvelle femme soit une catin.

18. Paroles grossières; vérité dure, vérité que l'on connaît de reste. N'en parlons plus.—Qui donc avait ainsi délivré de tous soins ce couple charmant et fidèle, qui jamais n'avait accusé la lenteur d'une seule heure? C'était cette sensibilité dont tout le monde a eu la conscience, et qui chez les autres périt faute d'aliment, tandis qu'en eux elle était inhérente; sensibilité que nous appelons romanesque, et que, tout en regardant comme ridicule, nous ne cessons pas d'envier.

19. Dans les autres, c'est un état factice, un rêve léthargique produit par un excès de lecture et de jeunesse; mais en eux c'était la conséquence de leur naturel ou de leur destinée. Jamais roman n'avait ému leurs jeunes cœurs: Haidée n'était rien moins que savante, et Juan était un enfant de bonne et pieuse école. Ils n'avaient donc pas meilleure grâce à s'aimer que les colombes et les fauvettes.

20. Ils se plaisaient à voir le coucher du soleil; heure douce à tous les yeux, mais surtout aux leurs. C'était à elle qu'ils devaient ce qu'ils étaient; le crépuscule les avait vus le premier enchaînés des liens de l'amour, et c'était à la faveur des mêmes nuances célestes que la passion était descendue dans leur cœur, et qu'ils s'étaient mutuellement offert le bonheur pour unique douaire: toujours enchantés l'un de l'autre, tout ce qui rappelait le passé leur semblait aussi agréable que la pensée présente.

21. Je ne sais, mais à cette dernière soirée, et tout en suivant les fugitives lueurs du jour, un saisissement subit les prit, et glissa froidement sur leurs doux souvenirs, comme une brise de vent sur les cordes d'une harpe, ou sur la flamme qui gronde et se disperse çà et là: l'espèce de pressentiment qui parcourut leur corps arracha de la poitrine de Juan un douloureux soupir, et des beaux yeux d'Haidée une larme nouvelle et involontaire.

22. Ces prophètes noirs et radieux semblaient se dilater, et suivre tristement le soleil lointain comme si le globe étincelant dût disparaître avec le dernier de ses beaux jours. Juan la regardait comme pour découvrir, dans ses traits, sa propre destinée.—Il éprouvait de la tristesse sans en concevoir la cause, et il eût voulu trouver en elle l'excuse d'un sentiment déraisonnable, ou du moins inconnu.

23. Elle se tourna vers lui; elle sourit, mais de cette manière qui ne fait pas sourire les autres, puis elle se détourna. Quel que fût le sentiment qui l'agitait, il parut fugitif, et sa prudence ou son orgueil l'eurent bientôt dominé. Quand Juan, de son côté, lui rappela,—peut-être en riant,—ce qu'ils venaient tous deux de penser. «S'il en était jamais ainsi, reprit-elle,—mais cela est impossible,—ou du moins je ne vivrai pas pour en être témoin.»

24. Juan voulut ajouter quelque chose; mais en pressant de ses lèvres les siennes, elle le réduisit au silence et parvint même à exhaler, dans un brûlant baiser, le souvenir d'un aussi funeste présage. Il est sûr qu'elle ne pouvait trouver un meilleur moyen; il en est pourtant qui préfèrent, en cas semblable, le jus de la treille.—Ils n'ont pas tort non plus; j'ai tâté de l'un et de l'autre: reste aux parieurs à choisir entre le mal à la tête ou le mal au cœur.

25. Car, décidez-vous ou pour la femme ou pour le vin, vous en aurez également à souffrir, et sur vos plaisirs sera toujours levée la taxe de quelque maladie; mais ce qu'il vaudrait mieux employer, je le sais vraiment à peine, et s'il me fallait porter une voix décisive, je connais tant de bonnes raisons en faveur de tous deux, que je finirais sans doute par déclarer qu'il faudrait plutôt choisir l'un et l'autre que de s'abstenir de tous les deux.

26. Juan et Haidée se regardaient; leurs yeux étaient mouillés par l'effet de cette inexprimable tendresse dans laquelle se confondent tous les sentimens, ceux d'ami, de fils, de frère, d'amant; ce que peuvent en un mot éprouver et révéler de plus vif deux cœurs purs, pressés l'un contre l'autre, aimant beaucoup trop et ne pouvant aimer moins; sanctifiant le doux excès auquel ils se livraient par le désir et la faculté de se rendre mutuellement heureux.

27. Ah! pourquoi ne moururent-ils pas alors dans les bras l'un de l'autre?—Ils avaient trop long-tems vécu si une heure devait sonner qui leur ordonnât de respirer séparément. Ils n'avaient plus à attendre des années que des maux ou des outrages; le monde n'était pas leur sphère; et son art ne pouvait séduire des créatures passionnées comme une ode de Sapho. L'amour était né avec eux, dans eux; il leur était inhérent, il était toute leur ame, et non pas seulement un de leurs sens.

28. Ils auraient dû vivre cachés dans les bois, et invisibles comme le rossignol lorsqu'il chante; mais ils étaient incapables de se perdre dans ces épaisses solitudes appelées la société, où se tiennent réunis tous les vices et toutes les haines. Toutes les créatures nées libres chérissent la solitude; les oiseaux au chant le plus mélodieux se nichent avec une compagne dans des lieux écartés; l'aigle s'élève seul dans les airs; mais les mouettes et les corbeaux fondent en troupe sur la même charogne, à la manière des hommes.

29. En ce moment Haidée et Juan penchèrent leurs joues l'un sur l'autre, et dans cette charmante position commencèrent leur sieste. Mais leur sommeil ne fut pas profond, Juan sentait de tems en tems une émotion soudaine, et une espèce de frisson parcourait son corps. Pour Haidée, ses douces lèvres murmuraient une mélodie sans suite, et les pures couleurs de ses joues, vivement agitées, ressemblaient à une feuille de rose devenue le jouet de l'air;

30. Ou bien au ruisseau limpide situé dans un profond ravin des Alpes, lorsque le vent vient l'agiter: tel était l'effet d'un songe, ce mystérieux usurpateur de l'entendement,—qui nous force à obéir à la volonté indépendante de notre ame. Singulière espèce d'existence (car cela est encore exister), de sentir quoique privé de sens, et de voir bien que les yeux fermés.

31. Elle rêvait qu'étant seule sur le bord de la mer, on l'avait enchaînée à un roc; elle ne savait comment, mais elle ne pouvait se remuer. Cependant les flots grondaient, chaque vague bouillonnait en fureur, et venait la menacer. Elle croyait déjà les sentir sur sa lèvre supérieure quand elle tressaillit pour respirer; l'instant d'après les flots écumèrent sur sa tête, chacun d'eux vint se briser au-dessus d'elle, et pourtant elle ne pouvait mourir[117].

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