Œuvres complètes de lord Byron, Tome 01: avec notes et commentaires, comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
[178] Nous ne disons guère que froncement des sourcils; les Anglais disent mieux et plus énergiquement frown. Des sourcils est en effet une espèce de pléonasme que l'académie, dans l'intérêt de notre poésie, ferait bien de déconsidérer.
145. «—La chose est-elle, s'écria Gulleyaz, comme vous le dites? J'aurais souhaité qu'il consentît à voiler ses rayons jusqu'au matin! mais ordonnez à mes femmes de former la voie lactée. Partez, ma vieille comète! donnez aux étoiles les avis convenables.—Et toi, chrétien, confonds-toi avec elles, comme tu pourras, si tu veux mériter le pardon de tes précédens mépris.»—Ici elle fut interrompue par un bruit sourd, et enfin par un cri: «Le sultan arrive.»
146. D'abord vinrent les demoiselles, gardes-d'honneur de la sultane, puis les eunuques noirs et blancs de sa hautesse; la suite entière pouvait être longue d'un quart de mille: sa majesté avait assez de politesse pour annoncer sa visite long-tems à l'avance quand elle était nocturne. Gulleyaz, en effet, était la dernière de ses femmes, étant naturellement la plus aimée des quatre.
147. Sa hautesse était un homme d'un aspect imposant, dont le turban descendait jusqu'au nez, et dont la barbe remontait jusqu'aux yeux. Arraché d'une prison pour présider une cour, il devait son élévation au cordon qui avait étranglé son frère[179]. C'était un excellent prince, de l'espèce de ceux mentionnés dans les histoires de Cantemir et de Knolles[180]; espèce peu glorieuse, si l'on en excepte Soliman, la gloire de sa race[181].
[179] Habdul-Hamid succéda à son frère, Mustapha III, en 1774; mais c'est par une licence poétique que Byron fait mourir du cordon ce dernier. Mustapha mourut dans son lit, à l'âge de cinquante-huit ans.
[180] Démétrius Cantemir, prince de Moldavie, auteur d'une Histoire de l'agrandissement et de la décadence de l'Empire ottoman, écrite en latin, et traduite en français par de Jonquières: elle va jusqu'en 1711.—Richard Knolles, historien anglais, peu estimé dans sa patrie, auteur d'une Histoire générale des Turcs, jusqu'en 1610. On trouve dans la première partie de cet ouvrage peu connu, même en Angleterre, une foule de curieux détails sur l'origine des conquérans de l'Asie. On en doit la continuation, jusqu'en 1677, au célèbre Ricaut.
[181] Peut-être n'est-il pas inutile de remarquer que Bacon, dans son Essai sur l'Empire, semble croire que Soliman fut le dernier de sa race, sans que je sache sur quelle autorité. Voici ses paroles: «La fin de Mustapha fut si fatale à la race de Soliman, que l'on n'ose aujourd'hui assurer si les princes turcs depuis Soliman sont de sa famille, ou s'ils sont d'un autre sang; on regardait le deuxième Soliman comme un prince supposé.» Mais il arrive souvent à Bacon de n'être pas très-fidèle dans ses autorités historiques. J'en pourrais citer une douzaine d'exemples, tirés seulement de ses apophthegmes.
Pendant que je suis en train de critiquer, et après m'être hasardé à relever les erreurs de Bacon, j'en citerai aussi quelques autres aussi légères qui se sont glissées dans l'édition des British Poets, faite par le justement célèbre Campbell.—Je le fais, au reste, dans des intentions amicales, et j'espère qu'on ne s'y méprendra pas.—Si quelque chose pouvait ajouter au cas que je fais des talens et du caractère loyal de cet écrivain, ce serait sa défense classique, mesurée et victorieuse de Pope, contre les propos et les grub-street[C] du jour.
Voici donc les inadvertances dont je veux parler:
1º Pour ce qui regarde Anstey, qui aurait pris, selon lui, «ses principaux caractères à Smollett,» il est certain que le Guide aux eaux de Bath, d'Anstey, fut publié en 1766, tandis que l'Humphry Clinker de Smollett (le seul des ouvrages de ce dernier qui ait pu fournir quelques traits à Tabitha, etc., etc.,) fut seulement écrit durant le dernier séjour de Smollett à Livourne, en 1770.—Ergo, s'il y a quelque emprunteur, Anstey doit être regardé comme le créancier. Je m'en rapporte aux propres dates de Campbell, dans ses Vies de Smollett et Anstey.
2º M. Campbell dit, dans la Vie de Cowper (note de la page 258, vol. I), qu'il ne sait à qui Cowper fait allusion dans ces vers:
Built God a church, and laughed his word to scorn.»
Ici le poète calviniste entend parler de Voltaire et de l'église de Ferney, dont l'inscription était: Deo erexit Voltaire.
3º Dans la Vie de Burns, M. Campbell cite ainsi Shakspeare:
Or add fresh perfume to the violet.»
Ces corrections n'embellissent nullement l'original,
To trow a perfume on the violet.»
(King Johns.)
Quand un grand poète en cite un autre, il devrait être correct; il devrait encore se garder d'accuser légèrement de plagiat l'un de ses frères en Apollon. Un poète aimerait mieux piller toute espèce de choses (sauf l'argent) que les pensées des autres.—Elles ne manquent jamais d'être réclamées; mais certes il est fort pénible d'être dénoncé comme débiteur, quand on se trouve, au contraire, le créancier: tel est le cas d'Anstey à l'égard de Smollett.
Comme il y a de l'honneur parmi les voleurs, il faut qu'il y en ait aussi quelque peu parmi les poètes; et pour ce qui est de rendre à chacun ce qui lui appartient, nul, plus que M. Campbell, ne doit le faire avec désintéressement, puisque, jouissant d'une haute et incontestable réputation d'écrivain original, il est en même tems le seul poète de nos jours (Rogers excepté) auquel on puisse reprocher d'avoir écrit trop peu.
[C] Ce surnom, que l'on donne à Londres aux pamphlets les plus dépréciés et à tous les petits livres écrits par et pour la canaille, vient de ce que ces productions se débitent presque toutes, à Londres, dans la rue de Grub (du Magot).
148. Il allait à la mosquée au milieu d'une grande pompe, et disait ses prières avec une exactitude plus qu'orientale; quant au reste, il laissait à son visir le soin de son gouvernement, et ne témoignait qu'une faible curiosité pour ce genre d'affaires. Je ne sais s'il avait quelques contrariétés domestiques;—mais aucun commencement de procédure n'attestait le moindre conjugal désaccord[182]: on peut même dire que ses quatre femmes et ses mille jeunes filles renfermées se conduisaient avec autant de régularité qu'une seule reine chrétienne.
[182] Nouvelle allusion au scandaleux procès conjugal de Georges IV avec la reine Caroline.
149. Par hasard, s'il survenait un léger désordre, on entendait peu parler du criminel et du genre de son crime. Le récit en glissait à peine sur une seule lèvre.—Un sac et la mer dont on connaissait l'incorruptible discrétion avaient promptement rétabli le calme, et le public n'en apprenait jamais plus que l'auteur de ces vers. La presse périodique ne produisait jamais de scandale.—La morale n'en valait que mieux, et les poissons n'en valaient pas moins.
150. Il découvrait judicieusement de ses propres yeux que la lune était ronde, et il ne doutait pas davantage que la terre ne fût plate, attendu qu'il avait fait un voyage de cinquante milles, sans avoir rencontré aucun indice de sa rotondité. Son empire était de même, sans bornes; quelquefois, il est vrai, un peu troublé çà et là par des pachas rebelles ou des giaours ambitieux[183]; mais ceux-là jamais ne se rendaient aux Sept-Tours[184].
[183] Giaours (infidèles), les princes chrétiens.
[184] C'est l'immense château dans lequel on conduit les étrangers de distinction qui sont suspects au Grand-Seigneur. Gulleyaz y demeurait. Ainsi on peut en comparer la destination à celle de la Tour de Londres, jadis la demeure des rois et des prisonniers d'état. C'est aux Sept-Tours qu'il faut appliquer la magnifique description des appartemens, que Byron a placée au commencement de ce chant.
151. Excepté sous l'effigie des envoyés que l'on amenait pour y résider, quand une guerre était résolue, et cela conformément au véritable droit des gens qui ne peut en aucun cas permettre à d'infâmes marauds, dont jamais épée n'arma la main diplomatique, de décharger leur spleen en créant un amas de chicanes, et en rédigeant leurs mensonges sous le nom de dépêches, sans exposer un seul poil de leurs moustaches[185].
[185] Ce fut Philippe II, le Démon du midi, qui le premier imagina de maintenir en permanence, dans chacune des cours de l'Europe, des envoyés dont tout le rôle se bornait à espionner les souverains chez lesquels ils étaient accrédités. Les autres princes ne tardèrent pas à suivre ce funeste exemple.
152. Il avait cinquante filles et quatre douzaines de fils.—Dès que les premières commençaient à sortir d'enfance, elles étaient renfermées dans un palais où elles vivaient comme des nonnes jusqu'à ce qu'un bacha fût envoyé dans une province. Alors, celle dont le tour était venu l'épousait, quelquefois à peine âgée de six ans.—Cela pourra sembler étrange, mais rien n'est plus réel, et la raison, c'est que le bacha était tenu de faire un cadeau à son nouveau beau-père.
153. Ses fils étaient tenus en prison jusqu'à ce que le tems arrivât pour eux d'obtenir un cordon ou un trône; mais les destins seuls connaissaient auquel des deux ils seraient appelés. En attendant, ils recevaient une éducation toute royale,—comme l'avénement l'a toujours prouvé; et jamais l'héritier présomptif ne manquait de se montrer aussi digne d'être pendu que couronné.
154. Sa majesté, avec toutes les cérémonies dues à son rang, salua sa quatrième épouse; et Gulleyaz mit aussitôt dans ses regards une tendre flamme, et sur son front une expression respectueuse, ainsi qu'il convient de faire aux dames coupables de quelque espièglerie. Pour empêcher qu'on ne les soupçonne d'avoir rompu leur ban, il faut qu'elles se montrent doublement empressées de l'observer, et nul mari ne reçoit jamais un accueil plus rassurant que quand sa femme l'a jugé digne de s'en aller au ciel.
155. Sa hautesse promena dans la salle ses grands yeux noirs, et en les arrêtant, suivant sa coutume, sur les jeunes filles, il aperçut Juan dans son déguisement: il n'en parut nullement choqué ni surpris, mais il remarqua un maintien sage et modeste en lui, tandis que Gulleyaz poussait vers le ciel un soupir inquiet. «Je vois, dit-il, que vous avez acheté une nouvelle fille; il est déplorable qu'une simple chrétienne ait la moitié des charmes qu'elle réunit.»
156. Ce compliment, en dirigeant sur elle tous les yeux, fit rougir et trembler la vierge nouvellement acquise. Ses camarades se croyaient également perdues: ô Mahomet! fallait-il que sa majesté fît quelque attention à une giaour, quand ses lèvres impériales ne s'étaient jamais ouvertes en faveur d'aucune d'elles? Alors commença un chuchotement, un mouvement des yeux et des têtes; mais l'étiquette ne permit à aucune d'elles de ricaner.
157. Les Turcs font bien de retenir—quelquefois du moins,—les femmes en prison;—car il est trop vrai que, dans ces funestes climats, leur chasteté n'a pas cette qualité astringente qui, dans le Nord, prévient les crimes inattendus et donne à notre moral une pureté supérieure à celle de la neige. Le soleil, qui, chaque année, fait fondre les glaces polaires, produit sur le vice un effet entièrement contraire.
158. Jusque-là va notre chronique: nous ferons ici une pause, bien que nous ayons assez de matière; mais il est tems, suivant les anciennes lois de l'épopée, de replier nos voiles, et de mettre à l'ancre notre poésie. Si ce cinquième chant recueille les applaudissemens qu'il mérite, le sixième offrira des traits d'un vrai sublime. En attendant, puisque Homère lui-même dormit quelquefois, vous passerez bien à ma muse un court et léger assoupissement.
PRÉFACE
DES
SIXIÈME, SEPTIÈME ET HUITIÈME CHANTS.
Les détails du siége d'Ismaïl dans deux des chants suivans (le septième et le huitième), sont tirés d'un ouvrage français intitulé: Histoire de la Nouvelle Russie. Quelques-uns des incidens attribués à Don Juan sont de toute réalité; entre autres la circonstance d'un enfant sauvé par lui et qui le fut effectivement par le dernier duc de Richelieu, alors volontaire au service de Russie, et devenu plus tard le fondateur et le bienfaiteur d'Odessa, où son nom et sa mémoire seront à jamais respectés.
On trouvera dans le cours de ces chants une ou deux stances relatives au dernier marquis de Londonderry (lord Castlereagh), mais écrites quelque tems avant sa mort.—Si l'oligarchie de ce personnage avait expiré avec lui, elles auraient été supprimées; mais comme elle lui a survécu, je pense qu'il n'y a rien dans son genre de vie et de mort qui soit propre à retenir l'expression franche des opinions de ceux qu'il s'efforça d'asservir pendant toute la durée de son existence. Que dans la vie privée il ait été ou non un homme aimable, c'est ce qu'il importe peu au public de savoir; et pour ce qui est de pleurer sa mort, il en sera assez tems quand l'Irlande ne pleurera plus sa naissance. Comme ministre, je le crois, avec plusieurs millions de citoyens, l'homme des intentions les plus despotiques et de l'intelligence la plus faible qui jamais ait opprimé une nation[186]. C'est, depuis les Normands, la première fois que l'Angleterre a été insultée par un ministre (du moins[187]) qui ne savait pas parler anglais, et que le parlement consentit à recevoir des ordres dans le langage de mistress Malaprop.
[186] Ce jugement passionné fut, comme il est facile de le voir, écrit en 1821.
[187] Plusieurs rois anglais s'étaient trouvés, avant Castlereagh, dans le même cas, entre autres, Guillaume III et Georges Ier. C'est ce que cette parenthèse semble vouloir rappeler.
Il n'est pas nécessaire d'entrer dans beaucoup de détails sur sa mort; je remarquerai seulement que si un pauvre radical, tel que Waddington ou Watson, s'était ainsi coupé le cou, on l'aurait enseveli dans un carrefour, avec l'escorte ordinaire d'un pieu et d'une potence. Mais quant au ministre, ce fut un lunatique de bon ton,—un suicide sentimental:—il se coupa tout simplement «l'artère carotide» (admirez leurs connaissances)! Vite donc la pompe funèbre; l'abbaye; les sanglots de la douleur poussés—par les journaux;—l'éloge du défunt ensanglanté, prononcé par le Coroner (digne Antoine d'un pareil César),—et les propos atroces et nauséabonds d'une poignée de conspirateurs dégradés, contre tout ce que la patrie renferme de sincère et d'honorable. La loi[188] devait trouver dans sa mort de deux choses l'une,—ou qu'il était un criminel, ou bien un fou;—dans ces deux cas, il n'y avait pas grande matière à panégyrique. Il avait été dans sa vie—ce que tout le monde sait, ce que la moitié de l'univers sentira long-tems encore, à moins que sa mort ne donne une leçon morale aux Séjans européens qui lui survivent[189]. Mais en tout cas, c'est quelque chose de consolant pour les nations de voir que leurs oppresseurs ne sont pas heureux, et que même, de tems à autre, ils jugent assez bien de leurs actions, pour prévenir eux-mêmes la sentence du genre humain.—Cessons donc de revenir sur cet homme; et laissons l'Irlande écarter du sanctuaire de Westminster les cendres de son illustre Grattan[190]... Faut-il que le patriote de l'humanité soit remplacé par le Werther de la politique!!!
[188] J'entends la loi du pays: celles de l'humanité sont moins rigoureuses; mais comme les légitimes ont toujours en bouche le mot de loi, il est bon de s'en servir une fois dans ce qui les regarde.
[189] Il faut excepter Canning de ce nombre. Canning a du génie, un génie presque universel. C'est un orateur, un poète, un homme d'État et d'esprit. Or, un homme vraiment distingué ne peut long-tems se traîner dans l'ornière d'un prédécesseur tel que Castlereagh. Si jamais homme put sauver son pays c'est Canning; mais le voudra-t-il? J'en ai au moins l'espérance.
[190] M. Grattan, membre de la chambre des communes, l'un des défenseurs les plus zélés de l'indépendance de l'Irlande et de l'affranchissement des catholiques, mort en 18...
Pour ce qui regarde les objections que l'on a faites, sous un autre point de vue, aux chants de ce poème déjà publiés, je me contenterai, pour toute réponse, de faire deux citations de Voltaire:
«La pudeur s'est enfuie des cœurs et s'est réfugiée sur les lèvres.»
«Plus les mœurs sont dépravées, plus les expressions deviennent mesurées; on croit regagner en langage ce qu'on a perdu en vertu.»
Voilà une vérité applicable à la masse des êtres vils et hypocrites qui corrompent la génération anglaise de ce siècle, et c'est la seule réponse qu'ils méritent de recevoir. Le titre vulgaire et trivial de blasphémateur,—qui, joint à ceux de radical, libéral, jacobin, réformateur, etc., compose le dictionnaire débité chaque jour par nos mercenaires politiques, devrait être un titre d'honneur pour tous ceux qui s'en rappellent la première signification. Socrate et Jésus-Christ ont été mis à mort publiquement comme blasphémateurs; beaucoup d'autres ont subi, beaucoup d'autres subiront peut-être encore le même supplice pour avoir réclamé contre les plus crians abus du nom de Dieu et de l'intelligence humaine. Mais persécuter n'est pas la même chose que réfuter ou même triompher. Le malheureux incrédule, comme on l'appelle, est probablement plus heureux dans sa prison que le plus fier de ses antagonistes. Je n'examine pas ses croyances,—elles sont bonnes ou mauvaises;—mais il a souffert pour elles, et ces souffrances mêmes, endurées pour mettre sa conscience en repos, feront au déisme plus de prosélytes[191], que l'exemple des prélats d'une autre foi n'en fera au christianisme, celui des hommes d'état suicidés à l'oppression, ou celui des homicides pensionnés à l'alliance impie qui ose insulter assez l'intelligence publique pour affecter le nom de Sainte! Je ne veux pas ajouter à la honte des infâmes, ou des morts; mais il serait bien tems que les défenseurs payés de ceux qu'on se plaint de voir attaquer perdissent quelque chose de l'effronterie de leur langage, péché le plus criant de cet égoïste et bavard siècle; et—mais en voilà bien assez pour le moment.
[191] Quand Lord Sandwich dit «qu'il ne savait pas de différence entre l'orthodoxie et l'hétérodoxie,» l'évêque Warburton répliqua: «L'orthodoxie, milord, c'est ma doxie, et l'hétérodoxie la doxie d'un autre homme.» De nos jours, un prélat semble avoir découvert une troisième espèce de doxie, qui n'a pas fortement ajouté, aux yeux des élus, à la gloire de ce que Bentham appelle l'Église de l'Englandisme.
Chant sixième.
Sir Tobie.—«Penses-tu, parce que tu es vertueux, qu'il n'y aura plus ni ale ni gâteaux?»
Le Bouffon.—«Oui, par sainte Anne! et, de plus, le gingembre brûlera la bouche.»
(Shakspeare, la Douzième nuit, ou Ce que vous voudrez, acte II, scène 3.)
1. «Il est une mer dans les affaires des hommes, et quand on en saisit le flux[192],»—vous savez le reste, et la plupart d'entre nous l'ont dit et le répètent encore: nous en sommes tous bien convaincus, et cependant il en est peu qui savent deviner ce moment avant qu'il ne soit trop tard pour en profiter. Quoi qu'il en soit, tout est pour le mieux; et, pour s'en convaincre, il ne faut que considérer la fin: souvent les choses reprennent un heureux cours après avoir été désespérées.
[192] Ces premiers vers sont une citation.
2. «Il est une mer dans les affaires des femmes, et quand on en saisit le flux on parvient,»—Dieu sait où. Ce serait un bon marin, celui qui pourrait tracer avec précision, sur sa carte, tous les courans de cette mer. Les rêveries de Jacob Behmen[193] ne sont pas comparables avec ses brisans et ses retours singuliers.—Les hommes calculent avec leur tête;—mais les femmes cèdent à l'impulsion de leur cœur ou de ce que Dieu seul sait!
[193] Ou Boehm, célèbre rêveur philosophique allemand, mort en 1624. C'est l'un des patrons de la secte des illuminés, et ses partisans ont pris de son nom celui de Boehmistes. Ce qui lui fait le plus d'honneur, c'est d'avoir été l'un des précurseurs de Kant.
3. Et cependant quand il s'en trouve une pleine d'étourderie, de vivacité et de franchise, jeune, belle, entreprenante,—qui risquerait volontiers un trône, le monde, l'univers pour être aimée comme elle aime, et qui ferait plutôt changer de cours aux étoiles que de n'être pas libre comme le sont les vagues au moment où s'élève la brise,—une telle femme, il est vrai, est un diable (s'il en existe un seul); mais elle est capable de faire bien des manichéens.
4. La plus vulgaire ambition bouleverse si souvent les trônes et le monde, que, si la passion vient à produire les mêmes maux, nous n'oublions promptement, ou du moins nous n'excusons, que les fureurs dont l'amour a été la cause. Si l'on se souvient encore d'Antoine, ce ne sont pas ses conquêtes qui ont mis son nom à la mode; Actium seul, perdu pour les yeux de Cléopâtre, est d'un plus grand poids que tous les exploits de César.
5. À cinquante ans il mourut pour une reine de quarante. Je voudrais qu'ils n'en eussent eu que quinze et vingt; car à cet âge on se rit de l'or, des royaumes et des mondes.—Je me souviens du tems où je n'avais pas, il est vrai, beaucoup de mondes à perdre, mais enfin où, pour faire ma cour, je donnais ce que j'avais,—un cœur,—ce qui valait un monde, quel qu'il fût; car jamais monde ne me rendra ces sentimens purs que j'ai laissé fuir.
6. C'était le denier du jouvenceau[194], et peut-être, comme celui de la veuve, me sera-t-il compté pour quelque chose dans la suite, sinon maintenant. Au reste, qu'on me le compte ou non, tous ceux qui ont aimé, ou qui aiment, n'en avoueront pas moins que la vie n'offre rien de comparable à ces instans. On dit que Dieu est amour; ajoutons que l'amour est un dieu, ou que du moins il l'était avant que le front de la terre ne se fût ridé et vieilli par les péchés, par les pleurs de—mais c'est à la chronologie qu'il appartient de calculer les années.
[194] Je demande pardon de cette expression; elle a vieilli, et c'est bien à tort: car les deux mots enfant et jeune homme ne s'appliquent pas spécialement, comme celui de jouvenceau, à des personnes de quinze à vingt ans. La Fontaine l'a plusieurs fois employé, et les puristes doivent permettre de restaurer les vieux mots, quand ils n'ont pas été remplacés précisément.
7. Nous avons laissé notre héros et la troisième de nos héroïnes dans une situation moins étrange que critique: en effet, il n'est pas rare que les hommes risquent leur peau pour ce cruel tentateur,—une femme défendue: mais les sultans, en particulier, ont une vive antipathie pour les péchés de cette espèce; ils ne sont nullement du caractère de ce sage Romain, l'héroïque, le sentencieux, le stoïque Caton, qui prêtait sa femme à son ami Hortensius[195].
[195] Plutarque, Vie de Caton d'Utique.
8. Gulleyaz, je le sais, était extrêmement coupable; je l'avoue, je le déplore, je la condamne; mais je répugne, même en poésie, à toute fiction, et, dussiez-vous la blâmer comme moi, je préfère vous dire toute la vérité. Sa raison était fragile, ses passions étaient vigoureuses, et elle ne croyait pas que le cœur de son mari (supposé même qu'il fût à elle) dût la satisfaire, attendu qu'il avait cinquante-neuf ans et quinze cents concubines.
9. Je ne suis pas, comme Cassio, un arithméticien[196]: mais en examinant le livre de théorie avec une précision féminine, il paraît démontré, sans même porter en compte les années de sa hautesse, que la belle sultane ne péchait que faute d'alimens. En effet, si le sultan était juste envers toutes ses amantes, elle n'avait plus droit qu'à la quinze-centième partie d'une chose dont on devrait toujours avoir le monopole,—le cœur.
[196] «Certes, a dit le More, j'ai déjà choisi mon officier, et quel est-il? ma foi, un grand arithméticien, un Michel Cassio, Florentin, qui ne connaît d'une bataille que le livre de théorie.»
10. On a remarqué que les dames tiennent beaucoup à tous les droits de possession que la loi leur accorde, et, sur ce point, les dévotes ne sont pas les moins exigeantes; elles grossissent même du double la gravité de ce qu'elles appellent un péché, et elles nous assiégent de poursuites et de procès (comme les tribunaux le prouvent à chacune de leurs sessions), lorsqu'elles nous soupçonnent de faire plusieurs parts d'une propriété dont la loi les déclare uniques héritières.
11. Or, s'il en est ainsi dans un pays chrétien, on ne sera pas surpris que les dames païennes ne soient guère plus traitables sur le même point, et qu'elles gardent alors, comme disent les rois, «une attitude imposante.» Elles réclament vivement leurs droits conjugaux dès que leur légitime époux se montre ingrat envers elles; et comme quatre femmes ont nécessairement quatre motifs de plaintes, il en résulte qu'il y a sur les bords du Tigre des jalousies comme sur ceux de la Tamise.
12. Gulleyaz était la quatrième et (comme je l'ai remarqué) la favorite. Mais sur quatre épouses, que sert-il d'en favoriser une? On devrait avoir peur de la polygamie, non-seulement comme d'un péché, mais même comme d'une bête noire; les plus sages se contentent d'une seule femme raisonnable, et leur philosophie se déconcerterait d'une plus forte charge. Il n'est personne (à l'exception des Turcs) qui veuille jamais faire de sa couche nuptiale un lit de Ware[197].
[197] «Ware, ville à trente milles de Londres, où nous eûmes la curiosité d'aller pour visiter la fameuse couche dite le lit de Ware, de douze pieds carrés, qui existait jadis dans une auberge; mais l'aubergiste actuel l'avait convertie en six couchettes.»
13. Sa hautesse, la plus sublime de l'univers—(du moins s'intitule-t-elle ainsi, suivant les formes usitées par tous les rois, jusqu'au moment où ils sont adjugés aux vers, ces tristes et affamés jacobins qui osent effrontément dîner des plus puissans rois),—sa hautesse, dis-je, s'attendait, en contemplant les charmes de Gulleyaz, à recevoir l'accueil d'une amante. («Quant à l'accueil montagnard[198] on le reçoit dans tout l'univers.»)
[198] Les montagnards écossais font au premier venu l'accueil le plus amical: l'hospitalité est la première de leurs vertus. De là l'espèce de proverbe Highland welcome. C'est ici une allusion satirique à l'accueil reçu des Écossais par le roi Georges IV.
14. Ici nous devons spécifier: Quelquefois les baisers, les douces paroles, les étreintes et tout le reste, peuvent figurer des sentimens qui n'existent pas. On les prend aussi aisément qu'un chapeau, ou plutôt un bonnet (ces derniers faisant partie de la toilette des dames); ils peuvent contribuer à farder les cœurs ou les têtes, mais quelquefois les uns ne viennent pas plus du cœur que les autres ne sont sortis de la tête.
15. Une rougeur légère, une tendre émotion, une sorte de sérénité douce et calme qui se lit plutôt sur les paupières que dans les yeux, et qui semble vouloir cacher ce qu'on voudrait le plus tôt découvrir; tels sont (pour un homme discret) les meilleurs garans de l'amour, quand ils reposent sur leur plus adorable trône, le sein d'une femme sincère;—car l'excès des transports ou de l'indifférence contribue également à rompre le charme.
16. D'un côté, si ces transports excessifs sont joués, ils sont pires que la réalité; et s'ils sont naturels, on ne peut guère compter sur leur durée: personne, s'il n'est dans la première jeunesse, n'a confiance dans les aveux échappés à la violence des désirs. De tels billets sont réellement précaires, et on les passe avec un trop léger escompte au premier acheteur;—de l'autre côté, vos femmes à la glace ont une naïveté désespérante.
17. C'est-à-dire que nous ne leur pardonnons pas leur mauvais goût; car tous les amans, tardifs ou empressés, se croient faits pour arracher un aveu et allumer les désirs de la concubine monastique de saint François elle-même[199].—Il faut donc que la maxime de tous les amans soit celle d'Horace: medio tu tutissimus ibis[200].
[199] «L'ancien ennemi insinua un jour dans l'ame de François une grande tentation de la chair. L'homme de Dieu la sentant, déposa aussitôt son vêtement, et se frappa vigoureusement avec une forte corde en disant: Allons, frère âne, te voila traité comme il convient. Mais comme les tentations le reprenaient, il sortit et se jeta tout nu au milieu de la neige, et puis en ayant formé sept boules, il donna à chacune d'elles la figure humaine, en disant: Toi, la plus grande, tu seras désormais ma femme; ces quatre autres, mes deux fils et mes deux filles; celle-ci mon valet, et cette dernière ma servante... Soudain le diable se retira de lui, plein de confusion.»
[200] Le lecteur reconnaîtra facilement que cette citation est d'Ovide (Liv. II, Métamorphoses).
18. Le tu est de trop,—pourtant il restera;—le vers l'exige, c'est-à-dire la rime anglaise et non les vieilles règles de l'hexamètre. Après tout, il n'y a dans le vers sur lequel je reviens, ni mesure, ni harmonie. Il serait difficile de le rendre plus mauvais, et je ne l'ai mis que pour fermer mon octave; mais s'il n'est pas de prosodie qui en justifie la contexture, la vérité du moins pourra applaudir à la règle de conduite qu'il offre.
19. Si Gulleyaz chargea trop son rôle, je n'en sais rien;—elle réussit, et le succès est le point important des affaires: dans le cœur des femmes il tient autant de place que l'article de la toilette; mais quels que soient les artifices féminins, l'amour-propre des hommes l'emporte encore sur eux. Elles mentent, nous mentons; tout, en un mot, est mensonge; l'amour lui-même n'est jamais en arrière, et cependant il n'est pas d'autre vertu que l'inanition pour balancer le plus hideux des désirs,—celui de la propagation.
20. Nous laisserons reposer le couple royal; un lit n'est pas un trône, on peut donc y dormir, quels que soient les songes, tristes ou gais, qu'on y fasse. La joie désappointée est cependant une source de chagrins quelquefois aussi profonde que les véritables douleurs; nos larmes peuvent être excitées par le plus léger déplaisir, et ce sont elles qui, nées de la plus légère cause et tombant goutte à goutte sur notre ame comme sur une pierre, finissent par y laisser une empreinte ineffaçable.
21. Une femme acariâtre, un fils languissant, un billet à payer non acquitté, protesté ou escompté à un pour cent; un enfant maussade, un chien malade, un cheval favori qui tombe et se blesse à l'instant même où on le montait; une méchante vieille femme qui s'avise de faire un maudit testament, et de vous laisser moins d'argent que vous ne comptiez;—voilà certes des bagatelles, et cependant j'ai vu bien peu d'hommes qui ne s'en affligeassent pas.
22. Je suis un philosophe; que le ciel donc les confonde tous, billets, animaux, hommes et—non pas les femmes. Ma bile est soulagée, grâces à cette bonne et franche malédiction: mon stoïcisme n'a plus rien derrière lui qui mérite le nom de mal ou de douleur, et mon ame va sans distraction se livrer aux travaux de la pensée.—Mais qu'est-ce que l'ame ou la pensée? d'où viennent-elles, comment vivent-elles? C'est plus que je n'en sais, et—je suis encore forcé de les envoyer toutes deux au diable!
23. Maintenant que tout est damné, on se sent à l'aise comme après la lecture de la malédiction d'Athanase[201], lecture chérie du véritable fidèle. Je doute que jamais on en pût faire une plus terrible sur la tête d'un ennemi mortel agenouillé devant soi, tant elle est sentencieuse, élégante et précise: elle brille dans le livre des prières communes, comme l'iris dans les cieux nouvellement calmés.
[201] Le Symbole de saint Athanase.
24. Gulleyaz et son époux dormaient; du moins l'un des deux. Combien la nuit semble longue à la femme coupable qui, brûlant pour un jeune bachelier, soupire, en se mettant tristement au lit, après la fraîche lumière du matin, en épie vainement le premier rayon au travers des obscures jalousies, s'agite, se retourne, s'assoupit, se ranime, et ne cesse de trembler que son trop légitime compagnon de lit ne vienne à se réveiller.
25. Et cela peut se rencontrer sous la couverture des cieux, comme sous celle des lits à quatre pieds, garnis de soie, et destinés à recevoir les corps des hommes riches et de leurs femmes, dans des draps aussi blancs que la neige éparse dans les airs, comme disent les poètes. Il est donc bien vrai que tout, dans le mariage, dépend du hasard. Gulleyaz était une impératrice; mais peut-être aurait-elle été aussi coupable, si elle n'eût été que la maritorne d'un paysan.
26. Don Juan, dans sa féminine métamorphose, et la longue file des demoiselles s'étant inclinés devant l'œil impérial, prirent, au signal ordinaire, le chemin de leurs appartemens, c'est-à-dire de ces longues galeries du sérail où les dames reposent leurs membres délicats, où mille seins battent en pensant à l'amour, comme l'aile des oiseaux emprisonnés en pensant à la liberté.
27. J'aime le beau sexe, et quelquefois je retournerais la pensée du tyran qui souhaitait «que le genre humain eût une seule tête, afin de pouvoir la couper d'un coup.» Ce que je désire est aussi grandiose, beaucoup moins coupable, et même atteste en moi plus de sensibilité que de scélératesse: c'est (non pas à présent, mais dans mon jeune âge) que le genre féminin n'ait que deux lèvres de rose, afin de pouvoir les presser d'un seul coup du nord au midi.
28. Oh! Briarée! que ton sort était digne d'envie, si tout pour toi se multipliait en proportion de tes mains et de tes pieds!—Mais ici ma muse répugne à l'idée de donner une épouse aux Titans, ou de voyager dans les terres patagoniennes. Nous reviendrons donc à Lilliput, et nous allons conduire notre héros au travers du labyrinthe d'amour dans lequel nous l'avons laissé quelques lignes plus haut.
29. Il était sorti avec les charmantes odalisques au signal qui leur avait été donné. Chemin faisant, et de moment à autre, il se hasardait (non sans courir de grands dangers, ces licences ayant dans le sérail des suites bien autrement redoutables que les dommages et intérêts exigés, en pareil cas, dans la morale Angleterre) à lorgner tous les charmes de ses compagnes, depuis les épaules jusqu'aux pieds.
30. Il ne perdait pourtant pas de vue son déguisement.—Cependant le bataillon édifiant et, pour ainsi dire, virginal, s'avançait, flanqué par des eunuques, le long des galeries et de salles en salles. À sa tête marchait une dame chargée de maintenir la discipline dans les rangs féminins, et d'empêcher aucune d'elles de troubler ou de quitter les rangs sans permission. Son titre était la mère des vierges.
31. De dire que réellement elle fût mère ou que les autres fussent en effet des vierges, c'est plus que je ne pourrais faire: c'était là son titre dans le sérail; je n'en sais pas la raison, mais il était aussi bon que tout autre. Cantemir ou de Tott peuvent d'ailleurs vous satisfaire sur ce point. Son office était d'étouffer ou de prévenir toute espèce de mauvaises pensées dans l'ame de quinze cents jeunes femmes, et de les corriger quand elles commettaient quelque étourderie.
32. Jolie sinécure, sans doute! mais ce qui la rendait moins pénible encore, c'était l'absence de toute créature masculine, à l'exception de sa majesté; et sa coopération, celle de ses gardes, des verroux, des murailles, et de tems en tems un petit exemple pour intimider les autres, tout contribuait à rendre ce séjour de la beauté aussi paisible que les couvens d'Italie, où toutes les passions sont, hélas! étouffées, à l'exception d'une seule.
33. Et cette passion quelle est-elle?—Pouvez-vous bien faire une pareille demande?—C'est la dévotion.—Je continue. Comme je le disais, au commandement d'un seul bonhomme, cette charmante élite de dames venues de toutes les contrées s'avançait d'un regard mélancolique et virginal, d'un pas lent et majestueux, semblable aux tiges de nénuphar flottant sur un ruisseau, ou plutôt sur un lac, car les ruisseaux ne coulent pas lentement.
34. Mais quand elles eurent gagné leurs appartemens, et que leurs gardiens se furent éloignés, elles commencèrent à profiter de la trêve établie pour quelques instans entre elles et la servitude; et, semblables à des oiseaux, des enfans ou des bedlamites[202] en liberté, à des vagues au lever de la marée, à toutes les femmes affranchies d'entraves (lesquelles, après tout, ne servent pas à grand'chose), ou bien enfin à des Irlandais à la foire, elles se mirent à chanter, danser, jouer, rire et babiller.
[202] Les fous de la maison de Bedlam.
35. Leur entretien nécessairement eut pour but principal la nouvelle arrivée, ses formes, sa chevelure, son extérieur et toute sa personne: les unes pensaient que son costume ne lui allait pas fort bien, et s'étonnaient de ne pas voir d'anneaux à ses oreilles; les autres disaient que ses années touchaient à leur été, tandis que d'autres soutenaient qu'elles n'avaient pas cessé d'être à leur printems; celles-ci lui trouvaient dans la taille quelque chose de trop mâle, et celles-là auraient voulu trouver le même défaut dans toute sa personne.
36. Mais aucune, après tout, n'hésitait à déclarer, qu'elle ne fût en effet ce qu'annonçait son costume, une demoiselle jolie, fraîche, excessivement belle, et comparable à tout ce que la Géorgie avait enfanté de plus ravissant. Elles ne savaient comment Gulleyaz avait pu être assez aveugle pour acheter une esclave qui (si sa hautesse venait à s'ennuyer de son épouse) pourrait bien un jour lui ravir la moitié de son trône, de sa puissance et de tout le reste.
37. Mais ce qu'il y eut de plus étrange dans cette troupe virginale, c'est qu'après avoir examiné sous tous les aspects leur nouvelle compagne, et malgré les inquiétudes soulevées par sa beauté, toutes s'accordèrent à lui reprocher moins, et beaucoup moins d'imperfections que n'en trouvent ordinairement les personnes de leur aimable sexe dans une nouvelle connaissance, quand, après avoir fixé sur elle un chrétien ou infidèle regard, elles se résument en la déclarant la plus laide créature du monde.
38. Cependant, comme toutes les autres, elles avaient leurs petites jalousies; mais en cette occasion, avant d'avoir pu rien apercevoir sous son déguisement; et soit par l'effet d'une sympathie aveugle et irrésistible, elles sentirent toutes une espèce de douce concaténation, comme celle du magnétisme, diabolisme, ou tout ce qu'il vous plaira;—ne nous querellons pas sur ce point.
39. En tout cas, elles éprouvaient toutes pour leur nouvelle compagne quelque chose de nouveau; une certaine affection sentimentale, extrêmement pure, qui leur inspirait, de concert, le désir de l'avoir pour sœur; quelques-unes cependant auraient mieux aimé l'avoir pour frère, et si elles se trouvaient dans leur doux pays de Circassie, elles l'auraient bien volontiers préféré, pensaient-elles encore, au padisha ou au pacha.
40. Au nombre des plus disposées à cette sorte d'amitié sentimentale, on remarquait Lolah, Katinka et Dudù; toutes trois belles,—et (pour sauver ici une description) aussi belles que pourraient le demander les juges du goût le plus pur. Bien qu'elles différassent de formes, d'âge, de climat, de patrie et de tempérament, elles s'accordaient à admirer leur nouvelle connaissance.
41. Lolah était brune et ardente comme les Indiennes; Katinka, née en Géorgie, était blanche et rosée, aux grands yeux bleus, aux doigts et aux bras charmans, aux pieds si petits qu'ils semblaient faits non pour marcher sur la terre, mais seulement pour l'effleurer. Quant à la figure de Dudù, elle semblait devoir parfaitement s'encadrer dans un lit; on remarquait en elle un peu d'embonpoint, d'indolence et de langueur; mais sa beauté n'en aurait pas moins suffi pour vous ravir la santé.
42. Bien qu'on l'eût volontiers prise pour une Vénus endormie; elle était parfaitement capable de tuer le sommeil[203], dans ceux qui se seraient arrêtés à contempler ses joues ravissantes de fraîcheur, son front attique, et son nez formé sur les dessins de Phidias. Ses formes, il est vrai, offraient peu d'angles à la vue; peut-être aurait-elle pu être moins grasse, mais elle n'avait rien de trop, et l'on n'aurait pu dire ce qu'il était possible de lui enlever sans la priver d'un charme.
[203] J'ai cru entendre une voix qui répétait: «Tu ne dormiras plus». Macbeth tue le sommeil, le sommeil de l'innocence, etc.»
43. Sans être vraiment fort animée, elle ravissait notre esprit comme les doux rayons d'un jour de mai; ses yeux n'étaient pas très-scintillans; mais à demi fermés, ils jetaient ceux qui les remarquaient dans un invincible délire. On eût dit que son regard (cette comparaison est toute neuve) s'échappait du marbre; et que semblable à la statue de Pygmalion, avant que la lutte entre le mortel et le marbre ne fût terminée, elle essayait la vie timidement et pour la première fois.
44. Lolah demanda le nom de la nouvelle demoiselle.—«Juanna.»—Fort bien, le nom était assez joli. Katinka, de son côté, voulut savoir de quel pays elle était.—«De l'Espagne.—Mais où est l'Espagne?—Ne faites pas de ces demandes, et ne révélez pas ainsi votre ignorance géorgienne,» interrompit brusquement Lolah, en s'adressant à la pauvre Katinka: «L'Espagne est une île près de Maroc, entre l'Égypte et Tanger.»
45. Dudù ne dit rien, mais elle s'assit derrière Juanna; et tout en jouant avec son voile ou ses cheveux, elle la regardait en soupirant, comme si elle eût gémi de voir une si belle créature jetée au milieu d'elles, sans amie, sans guide, et encore toute confuse, en prévoyant les charitables remarques prodiguées en tout pays aux traits et à la tournure des malheureuses étrangères.
46. En ce moment, la mère des vierges s'approcha. «Mesdames, dit-elle, il est tems d'aller reposer. Vous, ma chère, ajouta-t-elle en s'adressant à Juanna, je ne sais trop comment je vous placerai. Nous ne savions rien de votre arrivée, et toutes les couches sont occupées. Vous partagerez donc la mienne, et demain, dès le matin, vous trouverez à votre disposition tout ce que vous pourrez désirer.»
47. Ici Lolah intervint: «Maman, vous savez que vous ne dormez pas aisément, et je ne consentirai pas à ce que personne rende encore votre sommeil plus léger: je prendrai Juanna; nous sommes plus minces à nous deux que vous toute seule;—ne me refusez pas, je saurai bien prendre soin de votre jeune fille.» Mais ici Katinka rappela avec vivacité, «qu'elle avait de la compassion et un lit, tout aussi bien que Lolah.»
48. «D'ailleurs je hais de dormir seule.—Et pourquoi cela? dit la matrone d'un air sévère.—Par crainte des revenans, reprit Katinka; je vois toujours un fantôme à chaque pied de mon lit, et cela me donne les plus mauvais rêves de Guèbres, de Giaours, de Ginnes et de Goules[204].» La dame répondit: «Entre vous et vos rêves je crains bien que Juanna n'en puisse faire un seul.
[204] Les Ginnes et les Goules sont les vampires mâles et femelles de l'Orient. (Voyez plusieurs contes des Mille et Une Nuits.)
49. «Vous, Lolah, vous continuerez à coucher seule, et cela pour des raisons qu'il n'est pas à propos d'exposer: vous aussi, Katinka, jusqu'à nouvel ordre. Je mettrai Juanna avec Dudù, qui est tranquille, accommodante, silencieuse et modeste, et qui ne remuera ni ne chuchotera de toute la nuit. Qu'en dites-vous, mon enfant?» Dudù ne répondit rien, car ses qualités étaient de la plus silencieuse espèce.
50. Mais elle se leva, et alla baiser entre les yeux la matrone, et sur les deux joues Lolah et Katinka; ensuite, avec une aimable inclination de tête (les Turcs et les Grecs n'emploient jamais les révérences), elle prit Juanna par la main, et alla lui montrer leur mutuelle place de repos: cependant les deux autres demeuraient attristées, et restaient scandalisées de la préférence donnée par la matrone à Dudù; le respect les empêcha pourtant d'éclater.
51. Le dortoir (oda est le nom turc) était une chambre spacieuse dans laquelle étaient rangés, le long des murs, des lits, des toilettes,—et mille autres objets que je pourrais décrire, attendu que j'ai tout vu; mais il suffit;—il y manquait fort peu de chose[205], c'était à tout prendre une salle somptueusement meublée, où les dames trouvaient ce qu'elles pouvaient désirer, sauf une ou deux choses; encore ces deux-là étaient-elles plus près qu'elles ne le croyaient.
[205] M. A. P. traduit: «Et plus de choses que je n'en puis décrire, car j'ai tout vu: mais c'est assez. Tout était à sa place.»
52. Dudù, comme on l'a déjà dit, était une douce créature qui, sans frapper trop vivement les yeux, avait une beauté entraînante. Tous ses charmes avaient le caractère de cette perfection régulière, que les peintres ont plus de peine à saisir que celui des figures dépourvues de proportions,—coups heurtés de la nature, dont la première ébauche, bonne ou mauvaise, reproduit cependant toujours l'expression fidèle.
53. Dudù ressemblait à un gracieux paysage des beaux climats, dans lequel tout serait harmonie, calme, repos, printems et volupté. Elle avait ce doux air de contentement, qui, s'il n'est pas le bonheur, en approche cependant bien mieux que toutes ces grandes et impétueuses passions, appelées par certaines gens le sublime. Ah! puissent-ils se trouver à même d'en juger! J'ai vu vos femmes et vos mers furieuses, et je plains beaucoup plus les maris que les marins.
54. Mais Dudù était pensive plutôt que mélancolique, sérieuse plutôt que pensive, et peut-être enfin plutôt sereine que l'un et l'autre.—Jusqu'alors ses idées, du moins tout semblait l'indiquer, n'avaient pas cessé d'être chastes. Ce qu'il y avait en elle de plus étrange, c'est que, malgré sa beauté et dix-sept ans, elle ne savait pas si elle était jolie, brune, petite ou grande; jamais elle n'avait le moins du monde pensé à elle-même.
55. Elle était donc d'une aussi bonne trempe que l'âge d'or (tems où l'or était inconnu, et que pourtant il a servi depuis à nommer. C'est ainsi que l'on a fort bien dit, lucus a non lucendo, c'est-à-dire, non ce qu'il était, mais ce qu'il n'était pas. Cette manière de parler est redevenue fort à la mode dans notre âge, dont le diable pourra bien décomposer, mais jamais déterminer le métal.
56. C'est peut-être celui de cuivre corinthien, ce mélange de tous les métaux, dans lequel dominait le bronze). Ami lecteur! passez-moi cette longue parenthèse, je sacrifierais mon ame plutôt que de l'abréger le moins du monde; veuillez voir des mêmes yeux ma faute et les vôtres; c'est-à-dire, donnez-leur une interprétation également favorable. Mais ce n'est pas là votre usage,—ne le faites donc pas;—je ne m'en soucie guère davantage.
57. Il est bien tems de revenir à notre narration; j'en reprends la suite.—Dudù, avec une bienveillance exempte de toute espèce d'ostentation, montrait à Juan ou Juanna les différentes parties de ce labyrinthe de femmes; elle en indiquait toutes les particularités,—et chose inouïe—en paroles extrêmement concises. Je n'ai, pour peindre la femme silencieuse, qu'une comparaison, le tonnerre muet;—encore est-elle absurde.
58. Ensuite elle donna à sa nouvelle compagne (je dis sa, parce que Juan était d'un double genre, du moins à l'extérieur, cette remarque suffit, j'espère, pour me justifier) une esquisse des usages de l'Orient, et de la chaste pureté des règles en vertu desquelles plus un harem est nombreux, plus les pudiques devoirs de chaque belle surnuméraire deviennent rigoureux à remplir.
59. Là-dessus elle donna à Juanna un chaste baiser; Dudù avait la passion des baisers,—et je suis persuadé que personne ne lui en fera de reproches; c'est une passion douce, pourvu qu'elle soit pure, et entre femmes les baisers n'ont pas de motif,—sinon l'absence de quelque chose de mieux. La raison et la rime joignent volontiers le baiser à la félicité[206]—et je souhaite que jamais le premier ne conduise à rien de pire.
[206] Les deux mots anglais, comme on peut facilement le supposer, offrent une rime plus riche. Byron dit:
«Kiss rhymes to bliss, in fact as well as verse.»
60. Puis, avec la même innocence, elle se débarrassa de sa toilette, soin peu difficile pour elle, attendu qu'elle s'habillait avec la négligence et la simplicité d'un enfant de la nature. Si par hasard elle arrêtait avec complaisance ses yeux dans la glace, c'était de même que le jeune faon, quand, ayant vu passer dans le lac son ombre inquiète, il s'arrête d'abord, puis revient admirer ce qu'il prend pour un nouvel habitant de l'onde.
61. Chaque partie de ses vêtemens fut déposée l'une après l'autre; mais auparavant elle avait offert son aide à la belle Juanna qui, par excès de modestie, refusa d'en user;—elle ne pouvait mieux répondre à une politesse, mais combien elle se prépara par-là de souffrances, combien de piqûres de ces épingles maudites, inventées pour nos péchés!
62. Elles transforment une femme en un véritable porc-épic, que l'on ne touche jamais impunément. Redoutez-les surtout, ô vous que le destin réserve (comme cela m'est arrivé dans mes premiers jours de jeunesse) à devenir femme d'atours.—J'avais mis tous mes jeunes talens à bien habiller pour un bal masqué la dame que je servais; j'avais fait usage d'assez d'épingles, le mal est qu'elles ne furent pas attachées partout où il en eût fallu.
63. Mais tous les sages vont traiter cela de folies, et j'aime la sagesse beaucoup plus qu'elle ne m'aime. Je suis naturellement disposé à philosopher, soit sur un tyran, soit sur un arbre, enfin à propos de tout, et pourtant je n'ai encore rien gagné près de la vérité, cette vierge toujours intacte. Que sommes-nous? et d'où sortons-nous? Quelle sera notre future, et quelle est notre actuelle existence? Voilà des questions sans cesse renouvelées et jamais résolues.
64. Il régnait dans la chambre un profond silence: de distance en distance se consumaient les pâles lumières, et le sommeil planait sur les formes charmantes de toutes ces jeunes beautés. S'il existe des esprits, c'est là qu'ils auraient dû pénétrer, revêtus de leur plus subtile enveloppe; ils y auraient trouvé une agréable diversion à leurs habitudes sépulcrales, et ils auraient fait preuve d'un meilleur goût qu'en s'obstinant à peupler une vieille ruine ou un obscur désert.
65. Comme des fleurs d'espèce, de couleur et d'origine différentes, quelquefois réunies dans un jardin étranger, et que l'on ne parvient à conserver qu'avec des peines, des dépenses et des chaleurs excessives, telles et aussi immobiles reposaient ces nombreuses beautés. L'une, dont les tresses noires à peine retenues serpentaient autour d'un front gracieusement incliné, dormait d'un souffle presque insensible et laissait voir des perles dans ses lèvres entr'ouvertes.
66. Une autre, au milieu d'un rêve brûlant et délicieux, appuyait sur un bras d'ivoire ses joues vivement colorées; son front se dessinait avec grâce au milieu de grandes et noires boucles de cheveux; elle souriait, et, semblable à la tremblante Phébé quand elle commence à percer les nuages qui l'environnent, elle découvrait, en s'agitant doucement, la moitié de ses charmes, comme si elle eût voulu modestement profiter de la discrète nuit pour mettre au jour ses plus secrets appas.
67. Cela n'est pas, ainsi que d'abord on pourrait le croire, une contradiction ridicule: il faisait nuit, mais, comme je l'ai déjà remarqué, la salle était éclairée de lampes[207].—Une troisième, dont les beaux traits étaient couverts de pâleur, rappelait l'expression de la douleur endormie; l'agitation de son sein annonçait assez qu'elle rêvait à quelque rivage lointain, chéri, regretté; et cependant, semblables à la rosée du soir qui vient légèrement humecter les boutons d'un cyprès, des larmes étaient prêtes à couler des noires franges de ses yeux.
[207] M. A. P. a cru devoir faire, à propos de cette phrase, le commentaire suivant: «La rime amène cette sotte interruption.» Cette note contient une faute d'impression. Au lieu de la rime, il faudrait lire ma prose; car la prose de M. A. P. présente seule une sotte interruption. Pour le prouver avec la dernière évidence, je vais reproduire le passage de sa traduction: «On eût dit aussi que, trompée par l'heure de la nuit, elle rougissait soudain de la lumière qui trahissait ses ébats; et ce n'est pas une bévue que ce que je viens de vous dire, quoique bévue cela puisse vous paraître; car s'il était nuit, il y avait des lampes, vous ai-je dit.» Ici l'on touche du doigt la sotte interruption amenée par la prose de M. A. P. Voici maintenant le texte de Byron:
All bashfully to struggle into light.—
This is no bull, although it sounds so; for
Twas night, but there were lamps, as hath been said.»
Ces vers sont faciles, gracieux, spirituels, et l'on n'y pourrait reconnaître un seul mot inspiré par la nécessité de la rime.—Il est à remarquer que la même faute grossière se reproduit dans les quatre éditions de formats différens, données par le sieur Ladvocat.
68. Une quatrième, aussi tranquille qu'une statue de marbre, reposait d'un sommeil calme, silencieux et insensible, elle avait la blancheur et la froide pureté d'un ruisseau comprimé par la glace, ou d'un neigeux clocher élevé dans les Alpes sur un précipice, ou de la femme de Loth changée en sel,—ou de ce qu'il vous plaira.—J'ai fait un monceau de mes comparaisons; vous n'avez qu'à juger et choisir;—peut-être vous aurais-je satisfait avec celle d'une dame sculptée sur un tombeau.
69. Et de ce côté, voyez-vous une cinquième?—Quelle est-elle? dame d'un certain âge, c'est-à-dire, certainement âgée,—je ne vous dirai pas le nombre de ses années, attendu que je ne compte plus passé vingt ans; mais enfin elle dormait et ne laissait plus apercevoir tous les charmes qu'on lui reconnaissait avant d'être arrivée à cette désolante période qui rejette à l'écart tout le monde, hommes et femmes, et les laisse méditer sur leurs péchés et sur eux-mêmes.
70. Cependant, comment rêvait, comment dormait Dudù? Jamais, malgré toutes mes recherches, je ne l'ai pu découvrir, et je rougirais de prononcer ici une syllabe mensongère. Mais à l'instant même où finissait la seconde veille, lorsque les lampes épuisées ne jetaient plus qu'une lueur bleuâtre, et que les esprits apparaissaient ou semblaient apparaître le long des voûtes à ceux que leur compagnie affriande; en ce moment-là, dis-je, Dudù poussa un cri;
71. Un si grand cri que tout l'oda en fut réveillé dans la plus générale émotion: matrone, vierges, celles même qui ne réclamaient ni l'un ni l'autre titre se réunirent en un seul groupe de tous les points de la salle, pareilles aux vagues de l'Océan. Toutes, elles tremblaient, s'étonnaient, et ne devinaient pas mieux que moi-même ce qui avait pu réveiller si brutalement la paisible Dudù.
72. Elle était effectivement bien éveillée: toutes d'un pas léger, mais rapide, accourent autour de son lit; enveloppées dans de flottantes draperies, les cheveux épars, les yeux inquiets, les bras et les pieds nus et aussi brillans que jamais météore enfanté par le pôle septentrional,—elles demandent la cause de sa frayeur; et en effet elle paraissait agitée, elle frissonnait, elle brûlait; ses yeux étaient dilatés, ses joues vivement colorées.
73. Mais une chose étrange,—et ce qui prouve bien comme on est heureux d'avoir le sommeil dur,—c'est que Juanna ronflait aussi hautement que jamais mari près de son épouse légitime. Toutes leurs clameurs ne purent la faire sortir de ce bienfaisant assoupissement: il fallut la remuer,—du moins je le tiens ainsi d'elles-mêmes;—Juanna ouvrit les yeux, et, avec la plus discrète surprise, se mit à bâiller de toutes ses forces.
74. Alors commença une stricte investigation, à laquelle un homme d'esprit et un sot eussent été également embarrassés de répondre par un discours précis. Les odalisques interrogeaient toutes à la fois, et plus que jamais elles se montraient surprises, soupçonneuses et difficiles à satisfaire. Il est bien vrai que Dudù n'avait jamais passé pour manquer de bon sens, mais n'étant pas un orateur de la force de Brutus[208], elle ne pouvait de suite indiquer la cause de tout ce scandale.
[208] Shakspeare, Jules César, acte III, scène 2.
75. Enfin elle dit qu'au milieu d'un profond sommeil elle avait rêvé qu'elle se promenait dans un bois,—un bois obscur, semblable à celui où Dante lui-même s'égara, dans l'âge où tout le monde pense à se réformer; au milieu du chemin de la vie[209], où les dames, bardées de vertu, sont moins exposées aux attaques de leurs dangereux adorateurs. Dudù ajouta que ce bois était rempli de fruits agréables et d'arbres élevés, touffus et majestueux.
Mi ritrovai per una selva oscura
Che la diritta via era smarrita.
(Dante, Inferno, c. I.)
76. Au milieu de ces arbres était suspendue une pomme d'or,—une pomme d'une grosseur prodigieuse; mais elle était trop haute et trop loin de sa portée. Après l'avoir long-tems regardée, elle s'était élevée, et même avait jeté sur ce fruit des pierres et tout ce qu'elle avait rencontré; il restait toujours fortement attaché à la branche; il ne cessait de s'y balancer, mais toujours à la même désolante hauteur.
77. Tout d'un coup, lorsqu'elle l'espérait le moins, le fruit était tombé de lui-même à ses pieds; son premier mouvement avait été de le saisir et de le mordre jusqu'aux pépins; mais justement comme ses jeunes lèvres commençaient à presser le fruit d'or qu'elle croyait voir, une abeille s'en était échappée et l'avait piquée au cœur. C'est alors—qu'elle s'éveilla effrayée et en jetant un grand cri.
78. Elle exposa tout cela, non pas sans une sorte de confusion et de peine, suites ordinaires des mauvais rêves, quand il ne se trouve dans l'instant même personne qui puisse en donner la vaine et futile explication.—J'en sais plusieurs qui réellement semblaient renfermer quelque exacte prophétie, ou ce que certaines gens prendraient pour une singulière coïncidence, manière de parler fort usitée de nos jours en pareil cas.
79. Les demoiselles, qui d'abord avaient imaginé quelque grand malheur, se mirent alors, comme c'est assez l'effet de la peur, à murmurer un peu de la fausseté de l'alarme qui avait frappé leurs oreilles endormies. La matrone, de son côté, parut indignée d'avoir quitté son lit échauffé pour venir écouter le récit d'un songe. Elle gronda vivement la pauvre Dudù, qui ne fit que soupirer et assurer qu'elle était bien fâchée d'avoir crié.
80. «J'ai entendu conter bien des histoires frivoles, ajouta la mère, mais nous ravir notre sommeil naturel et faire sauter tout l'oda hors du lit à trois heures et demie du matin; et cela pour nous apprendre un rêve de pomme et d'abeille, voilà ce qui prouverait assez que la lune est dans son plein. Mon enfant, vous êtes sûrement malade; il faudra demain voir le médecin de sa hautesse pour savoir ce qu'il pense de cette attaque de nerfs à propos d'un rêve.
81. «Et la pauvre Juanna! la pauvre enfant! la première nuit qu'elle passe dans cette enceinte, être réveillée par tant de bruit!—J'avais cru bien faire, puisqu'elle ne pouvait coucher seule, de mettre cette jeune étrangère avec vous, Dudù, comme la plus tranquille, afin qu'elle pût mieux dormir; mais à présent, je vais la confier aux soins de Lolah—quoique son lit soit un peu moins large.»
82. Cette proposition fit briller les yeux de Lolah: mais la pauvre Dudù, les yeux obscurcis de larmes occasionées par les reproches ou la vision, implora son pardon sur-le-champ pour cette première faute: d'un air humble et touchant elle supplia qu'on ne lui enlevât pas Juanna, et elle promit bien qu'elle saurait dompter tous les rêves.
83. Elle promit même de n'en avoir jamais à l'avenir, ou du moins de n'en plus avoir d'une aussi bruyante espèce. Elle-même ne concevait pas comment elle avait pu songer.—Elle était folle, ou si on l'aimait mieux trop nerveuse; elle avait eu une véritable absence, bien digne d'être raillée;—mais elle se sentait encore faible, et elle implorait à ce titre leur indulgence. Quelques heures lui rendraient ses forces et son jugement ordinaire.
84. Ici intervint charitablement Juanna. Elle exposa qu'elle se trouvait parfaitement bien où elle était, que la preuve en était son profond sommeil, quand toutes, elles étaient accourues autour de leur lit, comme au bruit du tocsin. Elle n'avait pas la moindre disposition à quitter son aimable voisine, et à laisser seule une amie dont tout le crime était d'avoir une fois rêvé mal à propos.
85. Tandis que Juanna parlait ainsi, Dudù lui passa un de ses bras sous le cou et cacha sa figure sur sa poitrine. Son cou seul restait à découvert et ressemblait à l'extrémité d'un bouton de rose fermé. Je ne puis dire la cause de cette rougeur, il faudrait que j'eusse deviné le mystère de son sommeil interrompu. Tout ce que je sais, c'est que les faits que j'expose sont vrais, aussi vrais que chose du monde.
86. Ainsi donc souhaitons-leur bonne nuit,—ou si vous voulez bonjour,—car déjà le coq avait chanté; le jour commençait à couronner les montagnes asiatiques, et déjà les lointaines caravanes voyaient rougir le croissant des mosquées, en côtoyant dans une enveloppe de froide et matinale rosée ce baudrier de roches qui entourent l'Asie, aux lieux mêmes où Kaff[210] voit à ses pieds le Kurdistan.
[210] Ou Caf: c'est une montagne de la Grande-Tartarie; mais les musulmans donnent ce nom à une montagne fabuleuse qui, selon eux, entoure le globe terrestre. Ils prétendent même que le soleil, à son lever, paraît sur une des croupes du Caf, et qu'il se couche derrière l'autre. (Voyez d'Herbelot, Bibliothèque orientale.)
87. Gulleyaz s'échappa de sa couche inquiète, avec le premier rayon ou plutôt la première lueur du matin. Pâle comme la passion profondément blessée, elle se couvrit elle-même d'un manteau, de ses pierreries et de son voile. Hélas! le rossignol qui, suivant la fable, chante, le sein percé d'une épine profonde, a plus de calme dans la voix et dans le cœur que ceux dont les vives passions font le supplice intérieur.
88. Et voilà justement la morale que présenterait ce livre, si l'on voulait bien en considérer l'intention;—mais on ne peut se défendre de soupçons: tous les benoits lecteurs ont le don de fermer à la lumière la pupille de leurs yeux, et, de leur côté, les benoits auteurs aiment naturellement à élever leurs voix les uns contre les autres. Rien de plus naturel; ils sont en trop grand nombre pour pouvoir tous être flattés.
89. La sultane sortit d'un lit de splendeur plus moelleux que celui dans lequel la sensibilité d'un sibarite ne pouvait supporter le pli d'une feuille de rose.—Malgré la pâleur née de la lutte de l'amour et de la fierté, Gulleyaz était encore trop belle pour avoir besoin des secours de l'art;—et telle était d'ailleurs son agitation, qu'elle oublia de se regarder dans son miroir.
90. Environ à la même heure, un peu plus tard peut-être, se leva son magnanime époux, maître sublime de trente royaumes et d'une femme dont il était abhorré; mais, dans ce pays, c'est une chose de bien moindre importance,—pour ceux du moins auxquels la fortune permet de compléter leur cargaison conjugale,—que dans les pays où l'on met un embargo sur la polygamie.
91. Il ne se tourmenta pas beaucoup de cette réflexion, ni même de toute autre. En sa qualité d'homme il voulait toujours avoir sous sa main une belle maîtresse, comme un autre eût voulu un éventail: il possédait en conséquence un bon nombre de Circassiennes, chargées de l'amuser après le divan; mais, bien qu'il connût peu les exigences de l'amour ou du devoir, il avait pensé, cette dernière nuit, à aller se réchauffer aux côtés de sa charmante épouse.
92. Et maintenant il se levait: après le nombre d'ablutions exigé par les usages orientaux, après avoir fait ses prières et d'autres pieuses évolutions, il prit six tasses de café pour le moins, et puis sortit pour savoir des nouvelles des Russes. Les victoires de ce peuple s'étaient en effet récemment multipliées sous le règne de Catherine, que la renommée vénère encore comme la plus grande des souveraines et des Catins[211].
[211] Il y a dans l'anglais wombs; mais le mot français qui y correspond est véritablement le diminutif de Catherine. Voltaire, dans quelques-unes des lettres adressées à cette princesse, ne craignait pas de l'appeler, en riant, sa Catin. Il fut même assez mal reçu d'elle quand il voulut l'engager à prendre un nom plus héroïque. (Voyez sa Correspondance.)
93. Mais toi, le fils de son fils, ô grand légitime Alexandre! ne va pas t'offenser de cette phrase en l'honneur de ta grand'mère, si jamais elle parvient à ton oreille;—car de nos jours les vers franchissent presque la distance de Pétersbourg, et, par leur terrible impulsion, les vagues larges et indignées de la liberté vont mêler leur murmure à celui des flots de la Baltique.—Pourvu que tu sois le fils de ton père, c'en est assez pour moi.
94. Dire d'un homme qu'il est le fruit de l'amour, et de sa mère qu'elle forme l'antipode exact de Timon le misanthrope, voilà bien évidemment une diffamation, une injure, ou tout ce qu'il vous plaira; mais nos aïeux à tous sont à la merci de l'histoire; et si la glissade d'une dame pouvait flétrir la bonne renommée de toute une génération, je voudrais bien savoir ce que deviendrait la plus honorable des généalogies.
95. Si Catherine et le sultan avaient bien entendu leurs intérêts (mais les rois ne les entendent guère avant de recevoir quelques bonnes et rudes leçons), ils avaient un moyen de terminer, sans prince ou plénipot, leurs querelles envenimées. Peut-être eût-il été précaire, mais dans le cas seulement où ils l'auraient jugé de leur goût. Elle n'avait qu'à renvoyer ses gardes, lui son harem, et quant au reste à s'aboucher et s'entendre à l'amiable.
96. Quoi qu'il en fût, sa hautesse avait à travailler avec son conseil ordinaire, sur les voies et moyens nécessaires pour résister à ce foudre guerrier, à cette amazone moderne, à cette reine des princesses[212]. On ne saurait exprimer la perplexité de tous ces soutiens de l'état, qui ne sont, il est vrai, jamais fort à leur aise, quand ils n'ont pas à leur disposition l'expédient d'une nouvelle taxe.
[212] Queen of queens. Ce dernier mot répond exactement à celui de fille publique; mais... le lecteur français veut être respecté.
97. Pour Gulleyaz, dès que son roi fut parti, elle courut à son boudoir, lieu fait pour l'amour ou les déjeuners; lieu secret, agréable, orné de tout ce qui peut ajouter au charme de ces aimables réduits.—Les lambris étincelaient de pierreries; çà et là étaient posés des vases de porcelaine remplis de fleurs,—ces captifs consolateurs des heures de captivité.
98. La nacre, le porphyre et le marbre y étaient prodigués à l'envi; on y entendait le gazouillement des oiseaux voisins, et les glaces coloriées qui éclairaient cette grotte ravissante variaient de mille nuances les rayons du jour.—Mais tous mes tableaux seraient inférieurs à l'effet réel; il vaut donc mieux ici n'offrir qu'un simple trait au charmant lecteur,—son imagination fera le reste.
99. C'est donc en ce lieu qu'elle fit venir Baba. Aussitôt elle s'enquit de Don Juan et de ce qui s'était passé depuis le départ de toutes les esclaves. Juan avait-il partagé leur appartement? les choses ont-elles été comme il le désirait? son déguisement a-t-il trompé tous les yeux? Mais surtout elle parut inquiète de savoir comment il avait passé la nuit.
100. À ce long catéchisme de questions, plus aisées à faire qu'à résoudre, Baba, quelque peu embarrassé, répondit—qu'il avait fait de son mieux pour remplir la mission qu'on lui avait confiée. Mais il avait l'air de chercher à dissimuler quelque chose, et ses efforts le trahissaient au lieu de le servir.—Il se grattait l'oreille, ressource à laquelle les gens embarrassés ont un infaillible recours.
101. Gulleyaz n'était pas absolument un modèle de patience; elle n'avait aucune disposition à long-tems attendre un mot ou une chose, et dans toutes les conversations elle voulait de promptes répliques. Quand elle vit Baba broncher, comme un cheval, sur ses réponses, elle l'en accabla de nouvelles, et comme l'eunuque bégayait de plus en plus, la rougeur commença à couvrir ses joues, ses yeux étincelèrent, l'azur des veines de son front superbe se gonfla et se rembrunit.
102. Quand Baba vit ces symptômes, qu'il savait n'annoncer pour lui rien de bon, il chercha à conjurer sa colère et à demander la grâce d'être entendu:—«il n'avait pu empêcher ce qu'il allait raconter;»—enfin il prit sur lui de dire «que Juan avait été confié à Dudù; mais il n'y avait en cela rien de sa faute;» et alors il jura par le Coran et, de plus, par la bosse du saint Chameau.
103. La première dame de l'oda, aux soins de laquelle est confiée la discipline de tout le harem, dès l'instant où les dames sont rentrées dans leurs salles, car les fonctions de Baba ne s'étendaient que jusqu'à la porte; la première dame, dit-il, avait tout fait, et il (le susdit Baba) n'aurait pas hasardé quelque chose de plus, sans éveiller des soupçons faits pour ajouter encore à l'embarras des circonstances.
104. Il espérait, il pensait, il pouvait même assurer que Juan ne s'était pas découvert: du reste il était impossible de douter de la pureté de sa conduite; la moindre indiscrétion folle ne l'eût pas seulement mis dans une situation critique, elle l'eût fait saisir, ensaquer et jeter à la mer.—C'est ainsi que Baba raconta tout, excepté le rêve de Dudù, dans lequel il ne trouvait pas le mot pour rire.
105. Il passa donc prudemment sur ce point et se mit à discourir d'autre chose;—il parlerait encore s'il eût attendu, pour s'arrêter, la moindre réponse: tant étaient profondes les angoisses dont le front de Gulleyaz était couvert.—La fraîcheur de ses joues prit une teinte cendrée, ces oreilles bourdonnèrent, et, comme si elle eût reçu un coup imprévu, tous les objets tournèrent autour de sa tête. Une sueur froide, véritable rosée du cœur, inonda son beau front, semblable au lis que vient humecter celle du matin.
106. Bien qu'elle ne fût pas fort sujette aux vapeurs, Baba s'imagina qu'elle allait se trouver mal; il se trompa:—c'était simplement une convulsion, mais que, malgré sa rapidité, il serait impossible de peindre. Vous avez tous entendu parler, et il en est même parmi nous qui ont fait l'épreuve de cette stupeur mortelle occasionnée par un accident extraordinaire;—ainsi dans un instant d'agonie, Gulleyaz ressentit ce qu'elle n'aurait pu exprimer.—Comment donc voulez-vous que moi je le puisse?
107. Un instant elle se leva, telle que la Pythonisse dressée sur son trépied et abîmée dans l'inspiration née de l'excès de sa détresse, alors que toutes les cordes du cœur, semblables à des coursiers sauvages, sont tiraillées en sens contraire.—Mais bientôt comme leur furie s'apaise et que leurs forces diminuent plus ou moins, elle retomba par degrés sur son siége, et appuya sur ses genoux chancelans sa tête palpitante.
108. Son visage penché cessa de paraître, et, semblable au saule pleureur, ses cheveux tombèrent en longues tresses sur les dalles de marbre qui soutenaient son siége ou plutôt son sopha (car c'était une basse et moelleuse ottomane, toute formée de coussins). Le sombre désespoir soulevait son sein: c'est ainsi que le rivage irrite la violence des flots et recueille ensuite les débris de naufrage qu'ils transportent.
109. Sa tête était donc inclinée, et sa longue chevelure, en tombant, cachait ses traits beaucoup mieux qu'un voile. Sur l'ottomane était languissamment jetée une main blanche, diaphane et pâle comme l'albâtre. Que ne suis-je un peintre, pour réunir en un groupe tous les détails auxquels les poètes sont forcés de recourir! Oh! que n'ai-je des couleurs en place de paroles! mais du moins peut-être mes teintes serviront-elles d'esquisses et de légers croquis.
110. Baba qui, par expérience, savait quand il était à propos de parler, ou quand il fallait fermer la bouche, se garda bien de l'ouvrir tant que la passion tourmenta Gulleyaz; il craignait trop de contrarier ses intentions taciturnes ou communicatives. À la fin elle se lève, et fait lentement quelques pas dans la salle, mais toujours en silence; le front éclairci, mais l'œil toujours égaré; le vent était calmé, mais la mer était encore aussi haute.
111. Elle s'arrête; elle élève la tête dans l'intention de parler,—puis elle la laisse retomber et recommence à marcher d'un pas rapide; mais, ordinaire effet d'une vive émotion, elle ne tarda pas à se ralentir.—Quelquefois chaque pas révèle un sentiment distinct, et c'est ainsi que Salluste nous découvre Catilina en proie aux démons de toutes les passions, et laissant deviner tous ses projets par le peu de régularité de sa marche.
112. Gulleyaz s'arrêta encore, et faisant un signe à Baba: «Esclave, amène les deux esclaves,» dit-elle d'une voix basse, mais d'une voix à laquelle Baba n'aurait osé résister. Il en fut cependant interdit, et paraissait assez disposé à y contredire: il implora donc la grâce de connaître, dans la crainte d'une nouvelle erreur, de quels esclaves (il les connaissait bien) sa hautesse avait voulu parler.
113. «De la Géorgienne et de son amant,» répliqua l'impériale épouse,—et elle ajouta: «Que la barque soit tenue prête devant le secret portail; tu connais le reste.» La parole expira sur ses lèvres, en dépit de son orgueil furieux et de son amour outragé. Baba, le remarquant avec empressement, la conjura aussitôt, par chaque poil de la barbe de Mahomet, de vouloir bien révoquer l'ordre qu'il avait entendu.
114. «Entendre, c'est obéir, dit-il; mais cependant, ô sultane, pesez bien les résultats; ce n'est pas que j'hésite jamais à accomplir vos ordres, et même dans toute l'étendue de leurs conséquences; mais une pareille précipitation peut être fatale à votre impériale personne. Je n'entends parler ici ni de votre ruine ni de votre position dans le cas où l'affaire viendrait à se découvrir;
115. «Mais seulement de votre sensibilité personnelle.—Quand tout le reste de l'univers serait enseveli sous les vagues rapides qui recouvrent déjà dans leurs mortelles cavernes tant de cœurs jadis remplis d'amour,—vous aimeriez encore cet enfant, nouvel hôte du sérail; et—si vous essayez d'un aussi violent remède,—excusez ma franchise, mais je vous assure que le moyen de vous guérir ne sera pas de le tuer.
116. «—Eh! que connais-tu de l'amour ou de la sensibilité?—Misérable! sors! cria-t-elle avec des yeux irrités, et exécute mes ordres!» Baba disparut; car, en poussant plus loin ses observations, il se serait exposé à devenir son propre bourreau. Il aurait, sans doute, bien ardemment souhaité mettre à fin cette affaire critique, sans porter préjudice à son prochain; mais encore préférait-il sa tête à celle des autres.
117. Mais tout en se disposant à obéir, il ne se fit pas scrupule de grogner et de grommeler en bons mots turcs contre les femmes de toutes les conditions, et spécialement contre les sultanes, leurs habitudes, leur opiniâtreté, leur orgueil, leur indécision, la mobilité de leurs désirs d'un instant à l'autre, les tourmens qu'elles donnaient, enfin leur immoralité, qui chaque jour lui faisait mieux sentir les avantages de sa neutralité.
118. Il appela donc ses collègues à son aide, et il chargea l'un d'eux d'aller sur-le-champ avertir le couple de s'habiller soigneusement, surtout de bien mettre en ordre leurs chevelures, pour se rendre ensuite auprès de l'impératrice, qui s'était informée ce matin d'elles avec la plus aimable sollicitude. Dudù trouva cela étrange, et Juan en parut interdit; mais il fallait obéir, et bon gré—malgré.
119. Nous les laisserons ici se préparer à soutenir la présence impériale. Gulleyaz va-t-elle montrer de la compassion à leur égard, ou doit-elle se défaire de l'une et de l'autre, à l'exemple d'autres dames irritées de son pays?—Voilà des choses que peut déterminer la chute d'un cheveu ou d'une plume; mais à Dieu ne plaise que j'anticipe sur le résultat d'un caprice féminin.
120. Je les laisse donc avec mes vœux sincères, mais sans espérer beaucoup de leur accomplissement, pour m'occuper d'une autre partie de notre histoire; car nous sommes obligés de varier un peu les mets de ce banquet poétique. Espérons que Juan échappera à la gloutonnerie des poissons: cependant, malgré les difficultés et l'incertitude de sa situation, comme le lecteur prend goût à mes digressions, ma muse va toucher pour lui quelques mots de guerre.
Chant Septième.
1. Comment vous définir, ô Gloire, ô Amour? Toujours vous voltigez sur nos têtes sans jamais vous abaisser, et dans le ciel polaire il n'est pas un météore aussi brillant ou plus fugitif que vos deux flambeaux. Enchaînés sur une terre glaciale, nous élevons nos regards vers leur trace fortunée, et nous les voyons revêtir mille et mille couleurs; puis tout d'un coup nous laisser isolés sur notre froide planète.
2. Tels ils sont, et telle est ma présente histoire: un poème indéterminé, toujours mobile; une aurore boréale versifiée qui flambe sur une terre glaciale et déserte. Qu'on se désole en apprenant le secret de l'univers, rien de mieux; mais encore n'est-ce pas un crime, je l'espère, de rire de toutes choses; car, après tout, qu'est-ce que toutes choses,—sinon de la vanité?
3. Ils m'accusent,—moi,—le présent auteur du présent poème,—et cela en termes fort durs, de—je ne sais quelle tendance à mépriser et tourner en ridicule les facultés, les vertus et toutes les choses humaines. Bon Dieu! je ne conçois pas ce qui les scandalise là-dedans! Je n'écris rien qui n'ait été dit avant moi par Dante, Salomon et Cervantes;
4. Par Swift, par Machiavel, par La Rochefoucauld, Fénelon, Luther, Platon, Tillotson, Wesley et Rousseau, qui tous n'auraient pas donné une patate de la vie. Si les choses sont telles, ce n'est pas à eux ni à moi qu'il faut s'en prendre,—et, pour ma part, je ne songe nullement à faire le Caton ou le Diogène;—mais enfin nous vivons, nous mourons, et vous en êtes encore à savoir, aussi bien que moi, lequel des deux vaut le mieux.
5. Socrate dit que notre seule science est de savoir qu'on ne peut rien savoir. Belle science, en vérité, qui replace sur le niveau de l'âne tous les sages futurs, présens ou passés. Et Newton (cet axiome de l'intelligence) déclarait bien, hélas! qu'avec toutes ses grandes découvertes récentes il n'était qu'un enfant ramassant des coquillages sur les rives du grand océan de la vérité[213].
[213]«Je ne sais, disait-il, ce que le monde pensera de mes travaux, mais pour moi il me semble que je n'ai pas été autre chose qu'un enfant jouant sur le bord de la mer, et tantôt trouvant un caillou un peu plus poli, tantôt une coquille un peu plus agréablement variée qu'une autre, tandis que le grand océan de la vérité s'étendait au-delà de ma faible vue.» (Mémoires authentiques de S. Isaac Newton, publiés pour la première fois en 1806, d'après les MSS. originaux.) De nos jours, M. Azaïs a trouvé l'explication universelle; il la révèle à qui veut l'entendre, et trois fois par semaine, à Paris, rue du Colombier, nº 9.
6. L'Ecclésiaste dit que tout est vanité:—les plus modernes prédicateurs répètent ou démontrent la même chose, avec leurs citations toutes chrétiennes: en un mot, tout le monde, ou du moins le plus grand nombre en a la conviction, et moi seul, au milieu de ce vide également reconnu par les saints, les sages, les poètes et les prédicateurs, je ne pourrai, sans m'exposer à des querelles, confesser le néant de la vie!
7. Permis à vous, dogues ou plutôt hommes (car je vous flatterais en vous confondant avec les dogues qui valent bien mieux), de lire ou de ne pas lire le tableau que j'essaie de tracer de votre naturel. Les hurlemens des loups n'interrompent pas le char de la lune; les vôtres n'arrêteront pas ma radieuse muse dans sa course céleste.—Hâtez-vous d'assouvir votre rage, tandis qu'elle verse encore son éclat sur vos pas ténébreux.
8. Amours sanglans, perfides guerres (je ne sais pas au juste si je cite fidèlement;—peu importe, les faits resteront les mêmes, j'en suis sûr), c'est vous que je chante, et en ce moment je me dispose à battre une ville qui supporta un siége fameux et qui fut attaquée, du côté de la terre et de la mer, par Suvaroff, en anglais Suwarow, lequel aimait autant le sang qu'un alderman la moelle succulente.
9. Le nom de la forteresse est Ismaïl[214]; elle est située sur le bras et la rive gauche du Danube: ses constructions, quoique dans le genre oriental, ne l'empêchent pas d'être une place du premier rang, ou d'avoir été, si maintenant elle est démantelée, conformément à l'usage assez suivi de vos conquérans du jour. Elle est à quatre-vingts verstes environ de la mer[215], et peut offrir une enceinte de trois mille toises.
[214] Ou Smihel, en Bessarabie, à trois lieues au-dessus de l'endroit où le Danube, avant de se jeter à la mer, se sépare en deux branches.
[215] Huit lieues.
10. Dans cette enceinte fortifiée doit être compris un bourg placé sur une hauteur à gauche, et qui, de son point le moins élevé, commandait encore la ville: un Grec avait imaginé de dresser à l'entour du sommet une quantité de palissades; mais il les avait justement placées de manière à empêcher le feu des assiégés et à servir celui de l'ennemi.
11. Cette circonstance pourra faire apprécier les grands talens de ce nouveau Vauban. Quant aux fossés de la ville, ils étaient profonds comme l'Océan, et les remparts étaient plus hauts que vous ne pourriez demander à être pendu; mais ensuite il y avait (excusez, je vous prie, cette inspiration d'ingénieur) un grand manque de précaution: nul ouvrage avancé, nul chemin couvert, rien en un mot qui eût seulement l'air de dire: Ici l'on ne passe pas.
12. Un bastion de pierre avec une gorge étroite[216], des murs aussi épais que la plupart de vos cervelles, et deux batteries défendues, comme le bienheureux saint Georges de pied en cap, l'une par une casemate et l'autre par une barbette, protégeaient vigoureusement la rive du Danube[217], et, du côté opposé de la ville, vingt-deux pièces de canon bien pointées étaient hérissées sur un cavalier de quarante pieds de haut.
[216] Quelques lecteurs peu familiarisés avec le nom des ouvrages de fortification ne seront peut-être pas fâchés d'en retrouver ici l'explication. Le bastion est un ouvrage ordinairement angulaire et en saillie hors du corps de la place.—La gorge est l'entrée d'une pièce de fortification du côté de la place.—Casemate, plate-forme pour couvrir le canon.—Barbette, plate-forme de laquelle on peut tirer le canon à découvert.—Cavalier, terre élevée ou l'on place du canon.
[217] Sans doute la rive droite. Comme le poète va le dire plus bas, les Turcs n'avaient pas prévu l'arrivée d'une flotte ennemie; ils n'avaient donc défendu que la rive opposée à celle sur laquelle s'élevait la ville, et cela dans la crainte que l'armée de terre n'essayât de traverser le fleuve.
13. Mais, du côté du fleuve, la ville était entièrement ouverte, parce que les Turcs ne pouvaient se laisser persuader qu'un vaisseau russe pût jamais s'offrir en vue. Ils ne reconnurent même leur erreur qu'à l'instant où ils furent surpris, mais alors il était trop tard pour se raviser; et comme le Danube n'offrait pas un facile abordage, ils se contentèrent de suivre des yeux la flottille moscovite et de crier: «Allah! et Bismillah.[218]!»
[218] Dieu! et au nom de Dieu! Tous les chapitres du Coran, toutes les prières et actions de grâces des musulmans commencent par Bismillah!
14. Cependant les Russes se préparèrent à l'attaque; mais ici, déesses de la guerre et de la gloire, instruisez-moi à épeler tous ces noms de cosaques qui deviendraient immortels, si l'univers apprenait jamais leurs actions. Que reprocherait-on, en effet, à leur mémoire? Achille, lui-même n'eut jamais un visage plus refrogné ou plus couvert de sang qu'un millier de héros de cette nation nouvelle et policée, aux noms desquels il ne manque vraiment que la prononciation.
15. J'en rappellerai cependant quelques-uns, ne fût-ce que pour enrichir l'euphonie de notre langue.—On voyait parmi eux Strongenoff et Strokonoff, Meknop, Serge Lwow, le moderne grec Arseniew, puis Tschitsshakoff, Roguenoff, Chokenoff et d'autres pareilles pièces de douze consonnes. J'en dirais un bien plus grand nombre si je pouvais fouiller plus à fond dans les gazettes; mais la renommée est une capricieuse prostituée, qui semble autant se servir de ses oreilles que de sa trompette.
16. Et elle refuse de monter au ton de la poésie ces syllabes discordantes dont on a fait, à Moscow, des noms propres. Cependant, parmi ces derniers, plusieurs méritaient d'être loués autant que jamais vierge le jour de son mariage: ils finissaient en ischkin, ousckin, iffskchy, ouski, mots suaves et fort bons pour les péroraisons temporisantes de Londonderry. Nous ne pouvons encore en citer que Rousamouski,—
17. Scherematoff et Chrematoff, Koklophti, Koclobski, Kousakin et Mouskin-Pouskin, tous les meilleurs guerriers qui eussent jusqu'alors marché contre un ennemi, ou enfoncé le sabre dans une peau. Peu se souciaient-ils du mufti ou de Mahomet, sinon pour faire de leur cuir une peau nouvelle à leurs timbales, dans le cas où le parchemin viendrait à renchérir, et à défaut de tout autre objet pour le remplacer.
18. Parmi eux se trouvaient des étrangers de grand renom et de diverses contrées; simples volontaires, ils ne songeaient pas à servir leur patrie ou son gouvernement, mais à devenir un jour brigadiers; et quelque peu aussi à se trouver au sac d'une ville, car c'est une occasion fort douce aux jeunes gens de leur âge. Il y avait plusieurs généraux anglais, dont seize s'appelaient Thomson et dix-neuf Smith[219].
[219] Smith en anglais, Schmitt en allemand, et Lefebvre, Fabre en français, sont des noms propres extrêmement communs. Ils répondent à celui d'ouvrier forgeron sur toute espèce de métaux.—Thomson, fils de Thomas.
19. Jack Thomson, Bill Thomson.—Tous les autres, comme le grand poète, s'appelaient Jemmy[220]. J'ignore s'ils avaient un cimier ou des armoiries, mais un tel parrain vaut sans doute bien un quartier. Quant aux Smith, ils étaient trois Pierre; mais le premier d'entre eux tous, le plus habile à donner ou parer un coup, était celui-là devenu depuis si célèbre dans les environs d'Halifax, mais qui était alors au service des Tartares[221].
[220] Ou James.—James Thompson, l'auteur des Saisons.
[221] Peut-être sir Sidney-Smith, qui, huit ans plus tard, commandait les troupes anglaises en Turquie.
20. Les autres étaient des Jacks, des Gills, des Wills et des Bills; mais quand j'aurai ajouté que le plus vieux des Jacks Smith était né dans les montagnes de Cumberland, et que son père était un honnête forgeron, j'aurai dit tout ce que je sais d'un nom qui remplit trois lignes de la dépêche sur la prise de Schmacksmith; ainsi nomme-t-on le village de la déserte Moldavie, où mourut cet homme immortel—dans un bulletin[222].
[222] M.A.P., après avoir traduit assez infidèlement cette strophe, ajoute en note: «La consonnance des ith semble le seul motif de cette strophe.» Il eût peut-être été plus français et plus juste de dire: «L'envie de bafouer les faiseurs de bulletins semble le seul motif, etc.,» ou bien de ne rien dire du tout: j'aurais suivi son exemple.
21. Je ne sais (malgré tout le cas que je fais de Mars) si l'insertion d'un nom dans le bulletin peut compenser parfaitement celle d'un boulet dans le corps. On ne me fera pas, je l'espère, un crime de ce doute; car je me souviens, tout simple que je suis, d'avoir vu la même idée dans un certain Shakspeare, dont il suffit aujourd'hui de citer les pièces déréglées pour acquérir le titre de bel-esprit.
22. Là se trouvaient aussi des Français, vifs, jeunes et vaillans; mais je suis trop ardent patriote pour mentionner, dans un jour de gloire, des noms gaulois. Plutôt dire vingt mensonges qu'un seul mot de vérité;—celles de ce genre sont des trahisons; elles compromettent la patrie, et l'on déteste comme traître quiconque a l'audace de nommer un Français en langue anglaise, quand ce n'est pas afin de prouver à John Bull que la paix doit ajouter à sa haine pour la France.
23. Les Russes avaient, pour deux motifs, placé deux batteries dans une île située près d'Ismaïl. Le premier était de bombarder la ville et de faire écrouler les édifices publics et particuliers, sans se soucier des pauvres ames qui allaient tomber victimes. La forme de la place devait réellement suggérer ce projet: elle était bâtie en amphithéâtre, et chaque maison semblait offrir à la bombe un but assuré.
24. Le second objet était de profiter de l'instant d'une consternation générale pour attaquer la flottille turque, qui reposait près de là à l'ancre dans une parfaite sécurité. Mais un troisième motif était encore sans doute de les amener au désir de capituler: fantaisie qui s'empare quelquefois des guerriers, quand ils ne sont pas acharnés comme des chiens terriers ou des boules-dogues.
25. Une habitude très-blâmable, celle de mépriser les ennemis que l'on doit combattre, commune dans tous les cas, fut dans celui-ci la cause de la mort de Tchitchitzkoff et de Smith. Il nous faut donc rayer ce dernier de la liste des dix-neuf vaillans Smith qui m'ont déjà fourni une rime. Mais heureusement ce nom est ajouté à tant de sir et de madam, qu'on serait tenté de croire que le premier qui le porta fut Adam, lui-même[223].
[223] Byron fait, dans cette saillie, allusion au nom du célèbre sir Adam Smith, l'auteur du livre de la Richesse des nations.
26. Les batteries russes étaient défectueuses, pour avoir été construites avec trop de précipitation. Ainsi, la même raison qui prive un vers de son douzième pied, et rembrunit le front de Longman et John Murray[224] quand la vente des livres n'est pas aussi rapide que le voudraient ceux qui les impriment, la même raison, dis-je, peut s'opposer pour un tems à ce que l'histoire appelle tantôt meurtre, et tantôt gloire.
[224] Libraires de Lord Byron, à Londres.
27. Soit effet de l'ineptie, de la hâte ou du gaspillage des ingénieurs (et il m'importe peu de le savoir), soit plutôt celui de la cupidité personnelle du fournisseur qui aurait espéré sauver son ame en remplissant mal ses engagemens avec des homicides; il est certain que les batteries nouvellement dressées ne portaient aucun secours efficace. Elles manquaient toujours, elles n'étaient jamais manquées, et elles ajoutaient sans cesse à la liste des manquans[225].
[225] C'est un devoir rigoureusement prescrit aux officiers, et surtout en tems de guerre, de relever chaque jour le nombre de soldats de leurs compagnies qui n'ont pas répondu à l'appel. C'est ce qu'on appelle, en Angleterre, the missing list (la liste des absens).—M. A.P. accable encore ici Lord Byron de son dédain superbe; «la répétition du même mot, dit-il, fait tout le sel de cette strophe.»
28. Une malheureuse erreur dans le calcul des distances dérangea toutes leurs tentatives navales: trois brûlots perdirent leur courtoise existence avant de toucher l'endroit où ils auraient pu produire quelque effet. La mèche avait été allumée trop tôt, et rien ne put remédier à cette lourde faute: ils sautèrent au milieu de la rivière. Cependant, bien que l'aube fût levée, les Turcs dormaient aussi profondément que jamais.
29. Cependant, à sept heures, ils se réveillèrent et aperçurent la flottille des Russes qui se mettait en route. Il était neuf heures quand, ayant toujours avancé sans rencontrer d'obstacles, les vaisseaux arrivèrent à un câble de distance de la ville d'Ismaïl, et commencèrent une canonnade qui leur fut, j'ose le dire, rendue avec usure par un feu de mousqueterie, de bombes et de pièces de toutes les formes et de tous les calibres.
30. Les Russes soutinrent pendant six heures sans interruption le feu des Turcs; et, à l'aide des batteries de terre, ils entretinrent le leur avec une grande précision. Mais enfin ils sentirent qu'une canonnade seule ne pourrait jamais forcer la ville à se soumettre, et ils donnèrent le signal de la retraite. Une de leurs barques coula à fond; une seconde, étant venue échouer sous les retranchemens, tomba au pouvoir des Turcs.
31. Les musulmans perdirent aussi des vaisseaux et des soldats; mais aussitôt que l'ennemi parut s'éloigner, les delhis montèrent plusieurs barques, s'avancèrent à force de rames et fatiguèrent les Russes par un feu terrible. Ils tentèrent même d'opérer une descente sur l'autre bord, mais le comte Damas les rejeta dans l'eau pêle-mêle et leur fit tout un bulletin de morts[226].
[226] C'est-à-dire leur tua assez d'hommes pour qu'un bulletin pût être rempli de leurs noms seuls.—Il s'agit ici du comte Roger de Damas, qui se distingua effectivement au siége d'Ismaïl, et auquel Catherine II conféra ensuite le grade de colonel et la croix de Saint-Georges. Le comte de Damas est rentré en France en 1814.
32. «Si je voulais redire (dit ici l'historien) tout ce que firent les Russes ce jour-là, je crois que plusieurs volumes ne me suffiraient pas et qu'il me resterait encore beaucoup de choses à ajouter.» Après ce début, il ne dit pas un mot d'eux,—mais il cherche à faire sa cour à quelques étrangers de distinction qui assistaient au combat, au prince de Ligne, à Langeron, à Damas, noms aussi grands que jamais en ait inscrit la gloire dans ses fastes.
33. Ces grands frais de louanges nous montrent bien ce que c'est que la gloire. À l'exception de ces trois preux chevaliers eux-mêmes, combien peu de lecteurs savent s'ils ont réellement existé! (et peut-être existent-ils encore, car rien ne porte à croire le contraire). L'honneur est une loterie, et nous reconnaissons encore dans l'illustration un jeu de la fortune. Il est vrai que les mémoires du prince de Ligne ont à demi écarté de sa personne le rideau de l'oubli[227].
[227] L'extrait de ces Mémoires, publié en 1809 par Mme de Staël, en un volume, est tout ce qui recommande encore aujourd'hui la longue vie militaire et littéraire du prince de Ligne. La collection ignorée de ses œuvres complètes forme 40 vol. in-12. Il est mort à Vienne le 13 décembre 1814.
34. Mais combien d'hommes se conduisirent dans de brillantes actions aussi vaillamment que les plus fameux héros, et dont les noms, perdus dans la foule, ne sont jamais retrouvés et rarement cherchés! Ainsi la bonne renommée est-elle sujette à de tristes contractions et à des extinctions prématurées. Après toutes nos modernes batailles, je parie qu'il serait impossible de retrouver dix noms de connaissance dans aucune gazette.
35. Après tout, cette dernière attaque, toute glorieuse qu'elle fût, montra bien, d'une manière ou de l'autre, qu'une faute avait été commise. L'amiral Ribas (connu dans les histoires russes) était fortement d'avis de tenter un assaut: mais il rencontra une vive opposition chez les vieillards et chez les jeunes; et de vifs débats en furent la conséquence nécessaire.—Ici je dois m'arrêter; car si j'écrivais tout au long les discours de chaque guerrier, je crois que mes lecteurs ne monteraient jamais sur la brèche.
36. Il y avait un homme, si toutefois c'était un homme;—non que l'on puisse mettre en question son humanité, car, s'il n'avait pas été un Hercule, son histoire eût eu la brièveté de sa dernière maladie; alors qu'oppressé d'une indigestion, le visage pâle et défait, il expirait maudit, sous un arbre de la belle province qu'il avait ravagée, comme la sauterelle, dans le champ dont elle a rongé le fruit.
37. C'était Potemkin[228],—personnage recommandable dans un tems où l'homicide et la prostitution étaient les bases de la grandeur. Si les titres et les crachats pouvaient donner un renom durable, sa gloire égalerait encore aujourd'hui la moitié de sa fortune. Haut de six pieds, cet homme était bien digne d'inspirer à la souveraine de toutes les Russies un caprice proportionné à la grandeur de sa taille; car elle avait l'habitude de mesurer le mérite d'un homme comme on mesure un clocher.
[228] Né en 1736. Dès sa jeunesse ce fameux favori avait développé un dérèglement de mœurs sans exemple même en Russie. Il avait acheté la Crimée aux Tartares, et, pour donner aux peuples musulmans de cette vaste province les mœurs russes, il avait exercé les actes de barbarie les plus multipliés. Il mourut subitement en 1791, à quelques lieues de Kerson en Crimée, au moment où Catherine commençait à se lasser de lui. On croit que sa mort fut l'effet d'une indigestion; mais dans toute l'Europe on accusa d'abord la vengeance de Catherine. Ce que l'on rapporte de la gloutonnerie de ce courtisan russe est presque incroyable. Miné par une fièvre lente, il mangeait, à son déjeuner, une oie entière, buvait dix bouteilles de vin et de nombreux verres de liqueurs; puis, quelques heures après, se remettait à table et y dînait avec la même voracité. (Voyez la Vie du prince Potemkin, 1807, in-8º.)
38. Tandis qu'on était en proie à l'indécision, Ribas dépêcha un courrier au prince, et parvint ainsi à faire prévaloir son avis. Je ne pourrais vous dire comment il s'y prit pour plaider sa cause, mais enfin il eut tout sujet d'être satisfait. En attendant, les batteries faisaient leur devoir: quatre-vingts canons, pointés sur les bords du Danube, nourrissaient un feu continuel auquel on ne cessait de répondre de l'autre côté.
39. Mais le 13, quand une partie des troupes était déjà rembarquée et que le siége allait être levé, un courrier, arrivant de toute la vitesse de son cheval, vint ranimer l'espoir de tous les amans de la gloire gazetière et de tous les dilettanti de l'art militaire. Ses dépêches, rédigées en style magnifique, annonçaient la nomination au commandement de ce favori des batailles, le feld-maréchal Suwarow.
40. La lettre que le prince adressait par la même voie au maréchal eût été digne d'un Spartiate, s'il s'était agi d'une cause faite pour embraser un grand cœur, telle que la défense de la liberté, de la patrie ou des lois; mais comme elle n'était inspirée que par l'odieuse ambition de tout fouler aux pieds, elle n'a droit qu'à de faibles éloges, si ce n'est pour la précision de son style. «Vous prendrez Ismaïl, contenait-elle, à quelque prix que ce soit.»
41. «Dieu dit: Que la lumière soit, et la lumière fut faite!» Et l'homme: «Que le sang coule, et il en jaillit une mer!» Ainsi le fiat de cet enfant dégénéré des ténèbres (car le jour ne prête guère sa lumière à ses exploits) produit en une heure plus de maux que n'en pourraient réparer trente beaux étés, fussent-ils ravissans comme ceux qui mûrissaient les fruits d'Éden. La guerre ne se contente pas de couper la branche, il faut qu'elle ronge encore la tige.
42. Nos amis les Turcs, qui déjà commençaient à signaler de leurs bruyans Allahs! la retraite des Russes, étaient dupes d'une méprise très-condamnable, non que l'on ne soit disposé facilement à croire des ennemis vaincu (ou vaincus, si vous insistez sur la grammaire que j'oublie dans la chaleur de la composition). Mais ici les Turcs s'abusaient grossièrement en ce qu'ayant en horreur le porc ils espéraient cependant préserver leur lard du danger[229].
[229] Ce jeu de mots, détestable en français, est excellent en anglais, parce que l'expression proverbiale to save one's bacon s'emploie dans les conversations les plus élégamment familières, pour préserver sa personne.
43. En effet, le 16, arrivèrent au galop deux cavaliers que de loin on prenait pour des cosaques. Ils n'avaient derrière eux qu'un mince bagage et trois chemises pour deux. On ne distinguait que les coursiers de l'Ukraine qui les transportaient, jusqu'au moment où l'on reconnut, dans ce couple, Suwarow lui-même et son guide.
44. Grande joie à Londres aujourd'hui! ne manque pas de s'écrier plus d'un sot, dès qu'à Londres une illumination est ordonnée. C'est là l'illusion première de tous les rêves de ce bon ivrogne de John Bull[230]. Sitôt que les rues sont garnies de lampions coloriés, ce prudent personnage (le susdit John) livre à discrétion sa bourse, son ame, sa raison, sa déraison, et tout cela pour payer ce divertissement insipide[231].
[230] On sait que ce mot désigne le peuple anglais. Il signifie Jean Taureau, et c'est ainsi qu'autrefois le peuple français avait celui de Jacques Bon-Homme, qu'il mérite encore.
[231] En 1815, à l'occasion du voyage de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse en Angleterre, le ministère ordonna des illuminations dont les frais s'élevèrent à plus de dix millions. L'allocation de cette somme causa de violens débats dans la chambre des communes.
45. Il est étonnant qu'il maudisse encore aujourd'hui ses yeux[232], car ils le sont depuis long-tems, et les diables ne doivent plus se soucier de ce serment, jadis fameux, depuis qu'il a entièrement perdu l'usage de la vue. À l'entendre, sa dette constitue sa richesse, les taxes son vrai paradis[233]; et quand la famine, escortée de sa livide et décharnée famille, apparaît devant lui, il ne la reconnaît pas, ou bien il s'écrie que la famine est fille de l'agriculture.
[232] Allusion au jurement ordinaire des Anglais: God damn your eyes.
[233] «Le crédit, disent tous les politico-banquiers, est la base de la richesse.—L'élévation des taxes est la mesure de la liberté et du bonheur d'une nation.»
46. Mais laissons John Bull et revenons à notre conte. Grande joie dans le camp, pour les Russes, les Tartares, les Anglais, les Français et les Cosaques! Suwarow présageait de brillantes journées, et paraissait, à leurs yeux, semblable au gaz qui vient remplacer la paisible lumière de la lampe, ou comme ces feux follets toujours voisins de marais humides, et qui guident ceux qui les aperçoivent dans des chemins semés de fondrières. Le nouveau chef allait, venait, et tout le monde, à l'aspect de ce mobile flambeau, s'empressait de suivre aveuglément ses pas.
47. Mais ici les choses eurent un tout différent résultat. La flotte et le camp, pleins d'enthousiasme et de satisfaction, saluèrent Suwarow avec déférence, et tout annonça que la fortune était de retour. On s'avança de la place à une portée de canon; on construisit des échelles: on répara les dommages des premiers travaux, on en fit de nouveaux, on réunit des fascines et toutes sortes de machines commodes.
48. C'est ainsi que l'esprit d'un seul homme dirige les mouvemens d'une multitude: de même que les vagues obéissent à l'impulsion du vent, ou que le troupeau paît sous la conduite du taureau, de même que le petit chien dirige les pas de l'aveugle et que le mouton conducteur fait accourir derrière lui ses compagnons en agitant la sonnette pendue à son cou: ainsi nos grands hommes gouvernent-ils toujours les petits.
49. Tout le camp était dans la joie; vous auriez cru qu'ils se préparaient à aller à la noce. (Je ne vois rien d'inexact dans cette métaphore; du moins, dans les deux cas, le résultat est-il également la discorde.) Il n'était pas jusqu'au dernier soldat du train qui ne désirât les dangers et le pillage: pourquoi? parce qu'un laid, vieux et petit homme, nu jusqu'à la chemise, était venu commander l'avant-garde.
50. Mais les choses en étaient ainsi. Tous les préparatifs furent faits avec vivacité: le premier détachement, formé de trois colonnes, ayant pris sa position, n'attendait plus que le signal pour fondre sur l'ennemi; le second, également de trois colonnes, avait une soif de gloire qu'il aurait voulu apaiser dans une mer de sang; le troisième, composé de deux colonnes; devait engager le combat sur le fleuve.
51. De nouvelles batteries furent encore dressées. On tint un conseil général, et, comme cela est quelquefois arrivé à la dernière extrémité, on y vit régner l'unanimité, cette déesse si étrangère à la plupart des conseils. Toutes les difficultés étant surmontées, la gloire commença à briller d'un vif éclat à tous les yeux, et cependant Suwarow, déterminé à la mériter, s'occupait à exercer ses recrues à l'emploi de la baïonnette[234].
[234] Ce fait est exact. Suwarow commandait lui-même l'exercice.
52. C'est un fait bien reconnu que, malgré sa dignité de commandant en chef, il daignait en personne discipliner les soldats les moins exercés, et qu'il savait trouver le tems de faire auprès d'eux les fonctions de caporal. Comme on fait prendre à la salamandre l'habitude de sucer la flamme sans en être molestée, ainsi les accoutumait-il à monter sur une échelle (non pas celle de Jacob) ou bien à franchir un fossé.
53. Il fit habiller des fascines comme des hommes, avec des turbans, des dagues et des cimeterres; puis il fit charger à la baïonnette ces mannequins; pour donner à ses gens une leçon contre les véritables Turcs. Quand ils furent bien dressés à ce manége, il jugea qu'il était tems de commencer sérieusement l'attaque. Vos gens habiles se moquaient de sa conduite:—il ne leur répondit rien; mais il prit la ville.
54. Tel était l'état de la plupart des choses la veille de l'assaut: tout le camp était dans le plus silencieux repos. Vous le croirez difficilement; mais les hommes décidés à braver tous les dangers redeviennent calmes sitôt que tout a été décidé. Les conversations étaient rares; car les uns se transportaient en pensée dans leur maison, auprès de leurs amis; les autres songeaient à eux-mêmes et à leur avenir—personnel.
55. Suwarow surtout était sur l'alerte; il examinait, dressait, ordonnait, plaisantait et réfléchissait; car, nous pouvons hardiment le dire, c'était un homme merveilleux, au-delà de toute merveille, Héros, bouffon, moitié ange et moitié diable, priant, instruisant, désolant et ravageant; aujourd'hui Mars, demain Momus; et quand il assiégeait une forteresse, véritable arlequin en uniforme.
56. Le jour qui précéda l'assaut, comme ce grand conquérant était retenu à l'exercice—par ses fonctions de caporal,—à la chute du crépuscule, quelques cosaques, maraudant comme des faucons autour d'une montagne, rencontrèrent un parti d'hommes, l'un desquels parlait leur langue,—bien ou mal, l'important était qu'il se fît entendre; mais, soit par son accent, ses discours ou ses manières, ils reconnurent qu'il avait autrefois servi sous les mêmes drapeaux.
57. Sur la demande de celui-ci, ils le conduisirent, avec ses compagnons, au quartier-général. Leur costume était musulman; cependant vous auriez pu reconnaître en eux des Tartares déguisés, et un fond de christianisme sous leurs riches vêtemens turcs; mais en couvrant ainsi certaines grâces naturelles d'une pompe extérieure, ils rendaient d'autres étranges méprises très-difficiles à éviter.
58. Suwarow était en chemise, devant une compagnie de Calmoucks; il les exerçait, menaçait et amusait; il jurait après les moins alertes et faisait des sermons sur le grand art de la tuerie:—car c'est ainsi que ce grand philosophe, aux yeux duquel l'humaine argile n'était que de la boue ordinaire, inculquait ses nobles maximes; et à sa voix toutes les intelligences militaires sentaient parfaitement qu'il était indifférent de gagner dans les combats une pension ou la mort.—
59. Suwarow, à l'approche de cette compagnie de cosaques et de leur capture, tourna vers eux son front couvert et ses yeux perçans.—«D'où venez-vous?—De Constantinople, où nous étions esclaves[235].—Qui êtes-vous?—Ce que vous voyez.» Telle était la concision de leur dialogue, celui qui se chargeait de répondre sachant à qui il parlait et songeant à épargner les mots.
[235] M. A. P. a négligé de traduire cette réponse.
60.—«Vos noms?—Le mien, Johnson, et celui de mon camarade, Juan: les deux autres sont des femmes, et le troisième n'est ni homme ni femme.» Le général promena sur les autres un œil rapide, puis ajouta: «J'ai déjà entendu votre nom; celui du second m'est étranger. Il est absurde d'avoir conduit ici les trois autres; mais passons.—Je crois, vous, avoir entendu votre nom dans le régiment Nicolaiew?—Le mien même.
61. «Vous avez servi à Widdin?—Oui.—Vous conduisîtes l'attaque?—Justement.—Et ensuite?—J'en sais à peine quelque chose.—Vous montâtes le premier à la brèche?—Au moins ne fus-je pas le dernier à suivre celui qui en a pu donner l'exemple.—Et qu'en résulta-t-il?—Un coup de feu me renversa sur le dos et je fus fait prisonnier.—Vous serez vengé, car la ville assiégée est deux fois aussi forte que celle où vous fûtes blessé.
62. «Où voulez-vous servir?—Où vous voudrez.—Je sais que vous aimez à être dans les enfans perdus; sans doute vous voulez fondre le premier sur l'ennemi, après les maux que vous avez déjà soufferts. Et ce jeune garçon, que fera-t-il avec son visage sans barbe et ses habits déchirés?—Ah! général, s'il n'est pas plus mauvais pour la guerre que pour l'amour, il montera le premier à l'assaut.
63. «Il y sera, s'il l'ose.»—Ici Juan s'inclina profondément comme le compliment le méritait. «Par un bienfait spécial de la Providence, continua Suwarow, votre ancien régiment doit conduire ce matin, peut-être même cette nuit, l'assaut. J'ai fait vœu à plusieurs saints que dans peu le soc ou la charrue passeraient sur ce qui fut Ismaïl, et que les plus superbes mosquées n'arrêteraient pas leur tranchant.
64. «Ainsi, maintenant, à la gloire, mes enfans!» Après ces mots il se retourna et continua, dans les termes russes les plus classiques, à animer ses soldats, jusqu'à ce que tous ces grands cœurs de héros fussent impatiens de la victoire et du butin. On l'eût pris pour un prédicateur en chaire (de ceux qui regardent avec dédain tous les biens terrestres, sauf la dîme), en le voyant exhorter ses auditeurs à se ruer sur les païens et à massacrer ceux qui résisteraient aux armes de la chrétienne impératrice Catherine.
65. Johnson qui, d'après ce long colloque, se regardait comme le favori de Suwarow, se hasarda à s'adresser encore à lui, bien qu'il le vît retourné à ses chères occupations. «Je vous rends grâces, dit-il, de m'avoir ainsi permis de mourir l'un des premiers; mais si vous indiquiez plus positivement notre poste, nous saurions mieux, mon ami et moi, ce qu'il nous faudra faire.
66. «—Bien! j'étais occupé, et j'oubliais. Vous, vous rejoindrez votre ancien régiment, qui est déjà sous les armes. Holà! Katskoff (ici il appela un Polonais), conduis-le à son poste; j'entends le régiment Nicolaiew. Cet autre étranger restera avec moi: c'est un beau garçon. Quant aux femmes, elles peuvent se retirer dans les bagages ou bien à l'ambulance.»
67. Mais ici commença une autre scène. Les dames, qui n'avaient pas l'habitude d'être traitées de la sorte (et cependant, élevées dans un harem, elles étaient bien pénétrées de la meilleure doctrine du monde, celle de l'obéissance passive);—les femmes alors soulevèrent la tête; leurs yeux brillans parurent humectés de larmes, et, comme la poule étend les ailes sur ses poussins, elles étendirent leurs bras
68. Sur les deux nouveaux braves qui venaient ainsi d'être honorés par le plus grand capitaine qui jamais eût peuplé l'enfer de héros tués, ou plongé dans le désespoir une province ou un royaume. Mortels extravagans et toujours vainement éprouvés! un laurier est donc une chose bien glorieuse, pour que vous croyiez devoir acheter une seule feuille de cet arbre, prétendu immortel, avec une mer toujours montante de sang et de larmes?
69. Suwarow faisait peu d'attention aux larmes, et n'était pas vivement attendri par le sang; cependant il ne put voir, sans une sorte d'émotion, des femmes, la tête échevelée, dont tous les traits exprimaient une agonie cruelle. Les hommes qui font leur métier de la tuerie ont le cœur cautérisé contre les angoisses de plusieurs millions d'hommes, mais une douleur isolée peut inspirer de la compassion, même aux héros,—et Suwarow en était un véritable.
70. Du ton calmouck le plus ému:—«Que diable! Johnson, à quoi pensiez-vous donc en amenant des femmes? Elles obtiendront ici tous les égards possibles, et elles seront conduites jusqu'aux fourgons, où elles peuvent seulement être hors de danger. Mais vous auriez dû savoir que ce genre de bagages est embarrassant. Je déteste les soldats mariés, quand ils ne renouvellent pas chaque année leurs femmes.
71. «—Avec la permission de votre excellence, reprit alors notre Anglais, celles-ci ne sont pas à nous: elles ont d'autres maris. Je connais trop bien, par expérience, la discipline militaire, pour avoir conduit dans le camp ma propre femme; rien ne retient dans une charge le cœur des héros comme la pensée d'une petite famille restée en arrière.
72. «Mais nous n'avons ici que deux dames turques qui ont, avec leur domestique, favorisé notre fuite, et elles ont bravé mille dangers pour nous suivre dans cette dangereuse traversée. Pour un homme comme moi ce genre de vie n'a rien d'étrange; mais c'est un moment cruel pour de pauvres êtres comme elles: ainsi, si vous voulez que je combatte de tout mon cœur, je vous prie de les faire traiter avec politesse.»
73. Cependant les deux pauvres femmes, les yeux toujours mouillés, regardaient leurs protecteurs comme si elles eussent hésité à les croire tels.—Leur surprise n'était pas moins grande (ni moins juste) que leurs craintes, en voyant un vieillard, d'un aspect plutôt féroce qu'imposant, simplement vêtu, couvert de poussière, nu jusqu'à la camisole, et cette dernière elle-même fort sale, de le voir, dis-je, plus redouté que tous les sultans de leur connaissance.
74. En effet, comme le leur témoignaient tous les yeux, tout semblait attendre son signal. Habituées à voir, comme une espèce de divinité, le sultan couvert de pierreries, s'avançant avec la gravité impériale d'un paon (cet oiseau royal qui porte un diadème sur la queue), en un mot, entouré de toute la pompe du pouvoir, elles ne concevaient pas comment le pouvoir consentait une fois à se passer de pompe.
75. Johnson, voyant leur extrême déconvenue, leur donna, chemin faisant, et quoique peu initié dans les affections orientales, quelques légères consolations. Pour Don Juan, qui était bien autrement sentimental, il jura qu'avant l'aube du jour il les retrouverait, ou qu'alors il saurait bien en faire repentir l'armée russe. Ces paroles étaient extravagantes, mais pourtant les dames y trouvèrent un grand motif d'espérance; car toutes elles aiment l'exagération.
76. Avec des pleurs, des sanglots et quelques légers baisers, elles s'éloignèrent pour le moment,—en attendant ce que décideraient les coups de l'artillerie et ce que les hommes appellent hasard destin, ou bien encore providence.—(L'incertitude est, en effet, l'un de nos nombreux bonheurs, c'est une espèce d'amortissement sur la condition de l'humanité.)—En même tems leurs doux amis saisissaient leurs armes et se préparaient à embraser une ville qui ne leur avait jamais fait le moindre mal.
77. Suwarow,—qui ne voyait les choses qu'en gros, trop gros lui-même pour les apprécier en détail; qui regardait la vie comme une souillure, et les gémissemens d'une nation expirante comme les murmures du vent; qui se souciait aussi peu de la perte de ses soldats (pourvu que leurs efforts prévalussent à la fin) que la femme et les amis de Job se souciaient de ses ulcères,—pouvait-il songer long-tems aux sanglots de deux femmes?
78. Non certainement.—L'œuvre de gloire se disposait; on allait entendre une canonnade aussi terrible que celle d'Ilion, en supposant qu'Homère eût eu à ses ordres des mortiers. Pour moi, au lieu de décrire la mort du fils de Priam, je serai forcé de parler escalades, bombes, tambours, poudre, bastions, batteries, boulets et baïonnettes, tous mots rudes et qui coulent difficilement dans l'harmonieux gosier des muses.
79. Immortel Homère! ô toi qui, malgré ta longueur, as charmé toutes les oreilles, et, malgré ton peu d'étendue, toutes les générations, en maniant de ton bras poétique ces armes auxquelles les hommes n'auront plus jamais recours (à moins, cependant, que la poudre à canon n'ait pas la supériorité que lui supposent tous les potentats aujourd'hui ligués contre la jeune liberté... Puissent-ils ne pas trouver en elle une nouvelle Troie!)
80. Immortel Homère! j'ai maintenant à peindre un siége où furent tués plus de guerriers (avec des machines plus terribles et plus expéditives) que tu n'en as fait expirer dans ta gazette grecque. Je conviens volontiers, avec tout le monde, qu'il me serait aussi ridicule de vouloir marcher de pair avec toi, qu'au plus faible ruisseau de se comparer à l'Océan; mais au moins, nous autres modernes, vous égalons-nous en matière de sang,
81. Sinon poétiquement, au moins effectivement; et le fait, c'est la vérité, ce but de tous nos efforts! Mais ici, bien que ma muse veuille décrire tout ce qui va se passer, elle sera forcée de s'écarter d'une trop rigoureuse fidélité. Dans un instant la ville sera attaquée; de grandes actions vont avoir lieu;—comment les raconterai-je? Écoutez, ames immortelles de généraux! Phébus se lève pour colorer vos dépêches de ses rayons.
82. Et vous, grands bulletins de Bonaparte! vous, listes moins longues des morts et des blessés! Ombre de Léonidas, qui combattis si vaillamment alors que, comme aujourd'hui, ma pauvre Grèce, hélas! était envahie! Ô commentaires de César, prêtez-moi (pour me soutenir) une parcelle de vos pâlissans rayons de gloire, si beaux, si variés pour l'oreille des muses!
83. Quand j'appelle pâlissante votre immortalité guerrière, je veux seulement rappeler que, par une triste réalité, il n'est pas de siècle, d'année, et même de jour qui ne flétrisse le nom d'un héros dévastateur; je veux seulement dire que si nous venons à réunir tous ses droits à la reconnaissance des hommes, il devient aussitôt un boucher difforme, dont le nom n'abuse plus que les jeunes écervelés.
84. Les médailles, honneurs, rubans, galons ou broderies, n'appartiennent pas mieux à l'homme immortel, que le manteau de pourpre à la prostituée de Babylone. Les enfans sont passionnés pour un uniforme comme les femmes pour un éventail, et le dernier goujat, revêtu d'un habit-rouge, se croit volontiers le favori de la gloire. Mais cette gloire, enfin... voulez-vous savoir ce que c'est?—Demandez-le au porc, dont les yeux aperçoivent le vent[236].