← Retour

Œuvres complètes de lord Byron, Tome 06: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de lord Byron, Tome 06

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Œuvres complètes de lord Byron, Tome 06

Author: Baron George Gordon Byron Byron

Annotator: Thomas Moore

Translator: Paulin Paris

Release date: April 7, 2009 [eBook #28534]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
Online Distributed Proofreaders Europe at
http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE LORD BYRON, TOME 06 ***





ŒUVRES COMPLÈTES

DE

LORD BYRON,

AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,

COMPRENANT

SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,

ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.

Traduction Nouvelle

PAR M. PAULIN PARIS,

DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.

TOME SIXIÈME.


Paris.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 bis.


1830.

NOTES DU TRANSCRIPTEUR:

1. Les renvois en bas de page étant de trois catégories, il nous a semblé que renuméroter les notes en séquence numérique pourrait créer de la confusion. Nous avons donc utilisé les formats suivants:

loc# Pour indiquer les notes locales (fin de paragraphe).

a# Pour indiquer les notes en fin de chapitre; la lettre initiale étant différente pour chaque chapitre.



MANFRED,

POÈME DRAMATIQUE.

There are more things in heaven and earth, Horatio,

Than are dreamt of in your philosophy.


Il y a plus de choses au ciel et sur la terre,

Horatio, que n'en rêva jamais votre philosophie.



PERSONNAGES DU DRAME.


MANFRED.
Un Chasseur de chamois.
L'abbé de SAINT-MAURICE.
MANUEL.
HERMAN.
La Nymphe des Alpes.
ARIMANE.
NÉMÉSIS.
LES DESTINÉES.
ESPRITS, etc., etc.

La scène se passe au milieu des Hautes-Alpes, partie dans le château de Manfred, partie sur les montagnes.






MANFRED.




ACTE PREMIER.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Galerie gothique.--Minuit.)


MANFRED, seul.

Il faut remplir d'huile ma lampe; et toutefois, elle ne brûlera pas aussi long-tems que je dois veiller. Mon sommeil--si je dors--n'est pas le sommeil, mais le prolongement de ces pensées auxquelles je ne puis échapper. Mon cœur veille incessamment; et si mes paupières s'abaissent, c'est pour reporter mes regards au dedans de moi. Et je vis! et je supporte l'aspect et l'image des autres hommes! La douleur devait être l'école de la science: souffrir, c'est savoir. Ceux qui savent le plus, ceux-là doivent plus profondément gémir sur une fatale vérité: «l'arbre de la science n'est pas l'arbre de vie.» J'ai essayé de tout, philosophie, science, recherche des secrets de la nature, sagesse du monde: car il y a en moi, une puissance qui me rend maître de tout, et je n'ai trouvé qu'incertitude. J'ai cru à la bonté des hommes, moi-même je me suis montré bon à la race humaine, et quel fruit en ai-je retiré? Quel fruit ai-je retiré d'avoir déjoué les efforts de mes ennemis, d'en avoir fait tomber quelques-uns, à mes pieds? Le bien, le mal, la vie, la puissance, les passions, tout ce qui anime les autres êtres, tout a été pour moi comme la pluie tombant sur le sable, depuis cette heure qui n'a pas de nom.--Aussi n'ai-je désormais plus de craintes; la malédiction qui pèse sur moi m'a rendu inaccessible aux terreurs du vulgaire; ni les désirs, ni l'espérance, ni l'amour mystérieux d'un objet terrestre ne feront jamais palpiter mon cœur.--Maintenant, à ma tâche.

Agens mystérieux! esprits de l'infini univers! vous que j'ai cherchés dans la lumière et dans les ténèbres.--Vous qui habitez dans une essence plus subtile, qui vivez sur les cimes inaccessibles des monts, ou descendez dans les profondes cavernes de la terre et de l'océan;--par les lettres de ce charme qui me donne tout pouvoir sur vous, je vous appelle:--levez-vous et paraissez!--

(Une pause.)

Ils ne viennent pas encore!--Or donc, par la voix de celui qui est le premier parmi vous,--par ce signe qui vous fait trembler,--par le nom de celui qui ne peut mourir,--levez-vous! paraissez! paraissez!--

(Une pause.)

Puisqu'il en est ainsi--esprits de la terre et de l'air, vous ne me résisterez pas plus long-tems. J'emploierai, pour vous vaincre, un moyen plus puissant que ceux auxquels j'avais eu recours. Par ce charme terrible descendu d'une planète maudite, ruine fumante d'un monde qui n'est plus, enfer errant dans l'immensité de l'éternel espace; par l'effroyable malédiction qui appelle mon ame, par la pensée qui est en moi et autour de moi, esprits, je vous somme de paraître.--Paraissez!

(Une étoile se montre, dans l'obscurité, à l'extrémité de la galerie. Elle est immobile. Une voix se fait entendre et chante:)

PREMIER ESPRIT.

Mortel, soumis à ton ordre, j'ai quitté ma demeure dans les nuages où s'élève mon pavillon formé des vapeurs du crépuscule, et qui dore d'azur et de vermillon le soleil couchant d'un jour d'été. Bien que tu formes des vœux défendus, j'ai accouru ici, monté sur le rayon d'une étoile, tant étaient insurmontables tes conjurations. Mortel, puissent tes vœux être exaucés!

VOIX DU SECOND ESPRIT.

Le Mont-Blanc est le roi des montagnes. Depuis long-tems elles l'ont couronné d'un diadême de neige sur son trône de rochers, et l'ont revêtu d'une robe de nuages. Les forêts qui l'entourent sont attachées à sa ceinture. Dans sa main est l'avalanche dont la masse n'attend que mes ordres pour se précipiter avec le fracas du tonnerre. Chaque jour se meut le froid glacier qui jamais ne se repose, et c'est encore moi qui lui dis: «Hâte-toi ou arrête ta marche.» Je suis l'esprit de la montagne; je puis la faire fléchir et la remuer jusque dans ses fondemens.--Mais toi, que me veux-tu?

VOIX DU TROISIÈME ESPRIT.

Dans les profondeurs azurées des eaux, où ne pénètrent ni l'agitation des vagues ni le souffle des vents; là où vit le serpent de mer, où la Sirène suspend des coquilles à sa verte chevelure, le bruit de tes conjurations s'est fait entendre, semblable à la tempête qui gronde à la surface des flots. L'écho de mes paisibles salles de corail en a retenti. Qu'exiges-tu de l'esprit des eaux?

QUATRIÈME ESPRIT.

Là où le tremblement de terre sommeille sur un lit de feu, où s'élèvent en bouillonnant des lacs de bitume, où les racines des Andes pénètrent aussi profondément dans la terre que leurs cimes s'élèvent dans les cieux, vaincu par la force de tes évocations, j'ai abandonné les sombres retraites où je pris naissance et j'accours à tes ordres. Que ta volonté soit ma loi.

CINQUIÈME ESPRIT.

Je cours à cheval sur les vents; c'est moi qui suscite les orages: j'ai devancé de quelques pas la tempête toute brûlante encore des feux de la foudre; et pour te joindre plus vite, j'ai volé au travers d'un ouragan par deçà les mers et ses rivages. Chemin faisant, j'ai rencontré une flotte que poussait un vent favorable; la nuit ne finira pas qu'elle n'ait été engloutie toute entière.

SIXIÈME ESPRIT.

Les ténèbres de la nuit sont ma demeure. Pourquoi, par tes tortures magiques, me forcer au supplice du grand jour?

SEPTIÈME ESPRIT.

Avant la création de la terre, l'astre de tes destinées m'avait été confié. Quel monde, de tous ceux qui gravitent autour d'un soleil, fut jamais plus frais et plus beau? Abandonnée à elle-même et conservant dans sa course un ordre régulier, jamais étoile plus brillante ne sillonna l'espace. Mais l'heure arriva:--ce ne fut plus dès-lors qu'une masse errante de feu; comète vagabonde, maudite et funeste à l'univers, roulant par sa propre force hors de tout cercle et sans lois pour la guider, éclatante difformité d'en haut, monstre au milieu de nos régions célestes. Et toi, né sous son influence, ver méprisable que je dédaigne et auquel j'obéis, tu m'as su contraindre, par un pouvoir qui ne t'a été confié passagèrement que pour qu'un jour tu m'appartiennes tout entier, à descendre vers toi, à me joindre à ces faibles esprits qui tremblent en ta présence, et qui sont forcés de répondre à un être tel que toi. Parle vite: que veux-tu, enfant de boue?

LES SEPT ESPRITS.

La terre, l'océan, l'air, la nuit, les montagnes, les vents, ton étoile, tout est à tes ordres, enfant de boue! Leurs esprits sont là, attendant tes demandes.--Que veux-tu de nous, fils des hommes?--dis.

MANFRED.

L'oubli.--

LE PREMIER ESPRIT.

De quoi?--de qui?--et pourquoi?

MANFRED.

L'oubli de ce qui est en moi. Lisez-y; vous savez ce que je désire, et ce que ma langue ne saurait exprimer.

L'ESPRIT.

Nous ne pouvons t'accorder que ce qui se trouve en notre puissance. Demande-nous des sujets, un royaume, l'empire du monde, du monde entier ou de quelques-unes de ses parties: demande-nous un signe qui commande aux élémens qui sont soumis à chacun de nous, et tes désirs seront aussitôt accomplis.

MANFRED.

L'oubli, l'oubli de moi-même.--Ne sauriez-vous, dans ces régions secrètes que vous soumettez avec tant d'empressement à mes ordres, ne sauriez-vous donc découvrir ce que je cherche?

L'ESPRIT.

Notre essence s'y refuse, et notre science ne va pas jusque là. Mais tu peux mourir.

MANFRED.

La mort me l'accordera-t-elle?

L'ESPRIT.

Immortels, nous n'oublions rien; éternels, le passé nous est présent aussi bien que l'avenir. Tu as ta réponse.

MANFRED.

Vous moquez-vous?--Le pouvoir qui vous a fait descendre ici vous livre à moi. Esclaves, ne vous jouez pas de mes volontés! Le souffle, l'esprit, l'étincelle de Prométhée, cette lumière de mon être a l'éclat, la pénétration et la vivacité des vôtres; et quoique enfermée dans l'argile, elle ne vous le cédera en rien. Répondez! ou vous connaîtrez qui je suis.

L'ESPRIT.

Ce que nous avons dit, nous le répétons: tes propres paroles renferment elles-mêmes notre réponse.

MANFRED.

Qu'est-ce à dire?

L'ESPRIT.

Oui, si, comme tu l'assures, ton essence est semblable à la nôtre; nous avons satisfait ta curiosité en déclarant ici que nous n'avons rien à démêler avec ce que, vous autres mortels, appelez la mort.

MANFRED.

Ainsi, vainement je vous aurai conjurés: vous êtes impuissans à me secourir, ou vous vous refusez à le faire!

L'ESPRIT.

Parle; nous mettons à tes pieds tout ce que nous possédons: tout est à toi. Songes-y bien avant de nous renvoyer. Demande encore:--royaume, puissance, force, prolongation de tes jours.

MANFRED.

Maudits! qu'ai-je à faire de nouveaux jours? Les miens ont été trop longs déjà:--hors d'ici!--fuyez!

L'ESPRIT.

Un instant encore; nous ne voudrions pas te quitter sans t'avoir été utiles. Cherche;--n'est-il donc pas quelque don qui pourrait avoir du prix à tes yeux?

MANFRED.

Aucun;--cependant, encore un moment.--Avant de nous séparer, je voudrais vous contempler face à face. J'entends vos voix, dont les accens mélancoliques et doux semblent une musique sur les ondes. Je vois la clarté fixe d'une large et brillante étoile; mais rien de plus. Montrez-vous à moi, l'un de vous, ou tous ensemble, tels que vous êtes, et dans la forme que vous avez coutume de revêtir.

L'ESPRIT.

Notre forme est celle des élémens dont nous sommes l'ame et le principe; mais désigne celle qui te plaira le plus, et sur-le-champ elle se découvrira à tes regards.

MANFRED.

Choisissez vous-mêmes, car, pour moi, il n'y a rien de beau ni de hideux sur la terre. Que le plus habile de vous prenne la figure qui lui conviendra le mieux.--Allons!

LE SEPTIÈME ESPRIT, apparaissant sous la figure d'une belle femme.

Regarde!

MANFRED.

Dieu! est-ce bien toi? N'est-ce pas un songe insensé ou une cruelle tromperie? Je puis donc encore goûter le bonheur, te presser dans mes bras!--Nous pourrons encore.... (La figure disparaît.) Mon cœur est brisé! (Manfred tombe sans connaissance.)

UNE VOIX prononce le charme suivant.

Lorsque la lune argente les vagues, que le ver luisant brille dans l'herbe, que le feu follet s'agite autour des tombeaux et la flamme sur les marécages; lorsque les étoiles sillonnent le ciel de leurs traînées lumineuses, que les hiboux gémissent en se répondant, que les feuilles des arbres de la colline demeurent silencieuses et immobiles, mon ame pèse sur la tienne de tout son poids, armée d'un signe et d'un pouvoir redoutable.

Si profond que soit ton sommeil, encore ton esprit, ne reposera-t-il point. Il est des ombres qui ne pourront s'évanouir, des pensées qui t'assailliront sans relâche. Une puissance inconnue te défend d'être jamais seul. Condamné à demeurer éternellement enfermé dans un charme qui t'enveloppe comme un linceul, qui t'entoure comme un nuage, tu ne me verras pas marcher à tes côtés et tu me sentiras; tes yeux croiront m'apercevoir comme une chose qui, bien qu'invisible, doit être près de toi, et s'y trouvait l'instant d'auparavant. Alors, dans cette secrète horreur, tu promèneras tes regards autour de toi, me cherchant dans ton ombre, et, surpris de ne m'y point découvrir, tu reconnaîtras la puissance que tu dois cacher. Les chants et les paroles magiques ont imprimé sur ton front un baptême de malédiction; l'esprit de l'air t'a enlacé de ses lacs; du souffle des vents sort une voix qui ferme ton cœur à la joie; la nuit n'a plus pour toi ni repos ni silence, et le jour ne te montre son éclatant soleil que pour te faire désirer qu'il s'éclipse aussitôt.

De tes larmes trompeuses j'ai distillé un poison capable de donner la mort; j'ai extrait de ton cœur le plus noir de ton sang; j'ai arraché à ton sourire le serpent qui s'y dressait comme du milieu de la fougère; j'ai enlevé à tes lèvres le charme qui rendait leurs blessures mortelles, et tous ces poisons ont été essayés avec les poisons les plus connus, et j'ai trouvé que les tiens étaient les plus dangereux. Entends-tu! par ton cœur glacé et ton sourire de serpent, par les impénétrables abîmes de tes ruses, par ces regards menteurs et l'hypocrisie d'une ame inaccessible, par l'habileté de cet art qui voile la méchanceté de ton cœur, par la joie que tu puises dans les maux des autres hommes, par ta fraternité avec Caïn, entends, je te condamne à trouver ton enfer en toi-même.

Voilà que je brise sur ta tête le vase d'où vont découler les tourmens. Plus de repos, ni dans le sommeil, ni dans la mort. La mort, tu la verras sans cesse sous tes pas, tu l'appelleras, et ce sera pour la redouter aussitôt. Vois! le charme agit: déjà une chaîne t'enveloppe de ses anneaux silencieux. Ma parole a pénétré dans ta tête et dans ton cœur qu'elle a flétris en les touchant!


SCÈNE II.

(Le mont Jungfrau.--Le matin.)


MANFRED, seul, sur les rochers.

Les esprits que j'avais soulevés m'abandonnent;--mes enchantemens, fruit de longues et patientes études, me trompent,--et le remède qui devait me soulager s'est changé, pour moi, en un poison cuisant. Loin de moi tout secours surhumain; la puissance sur le passé m'a été refusée; et pour l'avenir, tant que le même passé n'aura pas été enseveli dans les ténèbres, il est hors de mes recherches. O terre! ô ma mère! et toi, douce fraîcheur du matin! vous, montagnes! pourquoi vous montrez-vous si belles? il m'est interdit de vous aimer. Soleil! œil brillant de la nature, qui répands tes rayons sur tous les corps, qui les pénètres de joie,--tu ne resplendis plus sur mon cœur. Vous, rochers! à la pointe desquels je m'arrête, contemplant, à une infinie distance, les pins gigantesques qui bordent le torrent, et qui ne me paraissent, d'ici, que de chétifs arbrisseaux, lorsqu'un saut, un pas, le plus léger mouvement, un souffle même, précipiterait mon corps sur ce lit de pierres, lit d'un éternel repos,--d'où vient que je balance? je sens l'impulsion--et je ne m'y abandonne pas; je contemple le péril, sans vouloir m'en arracher. Ma tête chancelle--et mon pied est ferme. Il y a en moi un pouvoir qui me retient et me condamne à l'affreuse fatalité de vivre,--si c'est vivre, que porter en soi l'aride et déserte solitude de son esprit, d'être soi-même le sépulcre de son ame. Déjà j'ai cessé de justifier mes actions à mes propres yeux, et ceci est le dernier symptôme du mal.--Oui, ministre ailé, qui franchis les nues (un aigle passe dans les airs), dont le vol hardi s'élève dans les cieux; oui, tu peux fondre sur moi, et m'enlever dans tes serres;--je deviendrai ta proie, et de ma chair tu nourriras tes aiglons. Mais tu disparais dans ces régions où mon œil ne saurait le suivre, tandis que tes regards perçans découvrent tout ce qui t'entoure dans les airs ou sur la terre.--Quelle beauté ravissante! Qu'il est beau ce monde visible! qu'il est glorieux en lui-même et dans l'action qui l'a produit! Mais nous, qui nous proclamons ses maîtres! nous, moitié poussière, moitié dieux, inhabiles à pénétrer plus profondément sous notre terre, ou à planer dans les cieux, nous voyons les élémens de notre double essence dans une lutte perpétuelle, nous respirons le souffle de l'orgueil et de la bassesse; en proie, tour à tour, à nos vils besoins et à nos superbes désirs, jusqu'à ce que notre nature mortelle prenant le dessus, l'homme devienne--ce qu'il craint de s'avouer à lui-même, ce qu'ils tremblent de s'apprendre les uns aux autres. Silence! (On entend au loin la flûte d'un berger.) J'entends les sons simples et sans art de la flûte des montagnes. Ce qu'on raconte de la vie des patriarches n'est point ici une vaine fable pastorale; le chalumeau marie ses modulations inégales au bruit des clochettes du troupeau bondissant. Mon ame voudrait s'enivrer de ces échos.--Oh! que ne suis-je l'invisible esprit d'une douce mélodie, une voix vivante, une harmonie animée, une joie incorporelle--qui naît et s'évanouit avec le souffle divin qui l'a créée!

(Un chasseur de chamois arrive du bas de la montagne.)

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Le chamois a quitté ce sentier: ses pieds agiles l'ont dérobé à ma poursuite. A peine si ma chasse d'aujourd'hui me dédommagera de ces courses où j'ai failli me rompre le cou.--Quel est cet homme? Il n'est pas des nôtres, et pourtant le voilà perché à une hauteur où n'est jamais parvenu aucun de nos montagnards, et que nos meilleurs chasseurs pourraient seuls atteindre. Autant que je le puis voir d'ici, ses habits sont riches, son aspect mâle, et ses regards fiers comme le regard d'un paysan libre:--Approchons-nous plus près.

MANFRED, n'apercevant pas le chasseur.

Vivre ainsi!--blanchir sous les angoisses, comme ces pins dépouillés, ruines d'un seul hiver, sans écorce, sans branches, tronc pourri sur une racine maudite, qui ne le soutient que pour présenter une image de mort; vivre ainsi, toujours ainsi, et se rappeler d'autres journées! Maintenant, mon front est sillonné de rides qu'y ont gravées, non les ans, mais des instans, des heures.--Ces heures de tortures où j'ai survécu à moi-même!--Cimes glacées, avalanches qu'un souffle fait rouler du haut des montagnes, détachez-vous, écrasez-moi! Souvent j'ai contemplé vos effroyables chutes; mais vous passiez à mes côtés, pour aller engloutir des êtres qui ne demandaient qu'à vivre; vos ravages s'exercent sur les jeunes et verdoyantes forêts, sur la cabane ou le hameau de l'innocent villageois.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Les brouillards commencent à s'élever du fond de la vallée: si je ne l'engage à descendre, il pourra bien perdre en même tems son chemin et la vie.

MANFRED.

Les brouillards montent et paraissent suspendus aux glaciers; les nuages roulent sous mes pieds, blancs et sulfureux, semblables à l'écume qui jaillit des lacs de l'enfer, dont chaque vague vient se briser sur un rivage où les damnés sont amoncelés comme des pierres.--La tête me tourne.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Il faut s'approcher de lui doucement; ma vue inattendue le ferait sauter. On dirait déjà qu'il chancelle.

MANFRED.

Des montagnes se sont écroulées, déchirant les nues, et de leur choc ont ébranlé les monts où elles étaient adossées; elles ont rempli les vertes vallées de leurs débris, interrompu brusquement le cours des rivières, dont les eaux s'élançaient en humides tourbillons, et forcé les sources qui les alimentaient à se creuser un nouveau canal.--Ainsi, ainsi s'abîma le vieux mont Rosenberg.--Que ne me suis-je, alors, trouvé sous ses ruines!

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Camarade! prenez garde à vous! un pas de plus et vous êtes perdu. Pour l'amour de celui qui vous a créé, éloignez-vous du bord de l'abîme.

MANFRED, sans l'entendre.

Sépulture digne de moi! sous sa masse énorme mes os eussent reposé en paix, au lieu de rester épars sur les rochers, roulés çà et là par le vent--comme bientôt--bientôt dans leur chute.--Adieu, cieux entr'ouverts! ne me regardez pas d'un œil de réprobation,--ce n'est point pour moi que vous devriez vous ouvrir.--Et toi, terre, reprends tes atômes!

(Au moment où Manfred va se précipiter du rocher, le Chasseur de Chamois le saisit subitement et le retient avec force.)

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Holà! insensé!--Si tu es fatigué de la vie, ne souille pas nos honnêtes vallées de ton sang coupable.--Viens ici,--tu ne me quitteras pas.

MANFRED.

Mon cœur se soulève:--ne me serre pas ainsi.--Je n'ai plus la moindre force;--les montagnes tournent autour de moi;--mes yeux se ferment.--Qui es-tu?

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Tu le sauras plus tard.--Sortons d'ici.--Les nuages se chargent et deviennent plus épais.--Par ici.--Maintenant, appuie-toi sur moi,--mets ton pied là,--là, prends ce bâton, et accroche-toi un instant à cette branche que tu vois.--Maintenant, donne-moi la main et ne quitte pas ma ceinture,--doucement,--bien.--

Avant une heure, nous serons arrivés au chalet.--Avance: nous trouverons bientôt un sentier plus sûr, quelque chose comme un sentier, creusé depuis l'hiver dernier par le torrent.--A merveille! c'est bravement marcher; tu aurais pu être un de nos chasseurs.--Suis-moi.

(Pendant qu'ils descendent avec peine à travers les rochers, le rideau se baisse.)

FIN DU PREMIER ACTE.



ACTE II.


SCÈNE PREMIÈRE.

(Une chaumière des Alpes de Berne.)

MANFRED et le CHASSEUR DE CHAMOIS.


LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Non, non,--reste encore,--tu n'es pas en état de partir de quelques heures au moins. Ton esprit et ton corps se refusent un secours réciproque. Quand tu te trouveras mieux, je te conduirai.--Mais où allons-nous?

MANFRED.

Il n'importe: je connais parfaitement ma route, et n'ai désormais plus besoin de guide.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Tes habits, ta démarche annoncent un homme de haut lignage; sans doute un de ces nombreux seigneurs dont les rochers fortifiés dominent nos humbles vallons.--Quel est le château qui te reconnaît pour maître? Pour moi, je n'en connais guère que les enceintes extérieures. Mes affaires m'y conduisent rarement; et c'est alors pour m'asseoir aux vastes foyers de vos vieilles salles, devisant avec vos vassaux. Mais les sentiers qui mènent de nos montagnes aux portes de vos châteaux, je les connais depuis mon enfance.--Dis-moi, quel est le tien?

MANFRED.

Assez.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

C'est bien, pardonne à ma curiosité. Mais, au nom du ciel, montre-toi de meilleure compagnie. Tiens, goûte mon vin: il est vieux, et plus d'une fois il m'a réchauffé le sang dans nos glaciers; il pourra aussi réchauffer le tien.--Allons, fais-moi raison.

MANFRED.

Loin de moi! loin de moi! il y a du sang sur les bords! ne le verrai-je jamais disparaître?... la terre ne boira-t-elle jamais ce sang?

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

A qui en as-tu? tu es hors de sens.

MANFRED.

Du sang, te dis-je,--mon propre sang! la pure source qui coula dans les veines de mes pères et dans les miennes, alors que nous étions jeunes, que nous avions un cœur, que nous nous aimions comme jamais nous n'eussions dû nous aimer, et ce sang fut versé! mais il s'élève de la terre et va teindre les nuages qui me ferment l'accès des cieux, des cieux où tu n'es pas,--dont je suis éternellement repoussé.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Homme aux étranges paroles! quel crime, t'égarant l'esprit, te poursuit ainsi de vains fantômes? Mais si grandes que soient tes craintes et les souffrances que tu endures, sache qu'il est pour toi un recours puissant,--les consolations de l'église et la patience, ce don du ciel.--

MANFRED.

La patience, toujours la patience! Laisse-moi:--ce mot a été inventé pour les bêtes de somme et non pour les oiseaux de proie. Répète-le aux créatures faites de ta même poussière; pour moi, je suis d'un autre ordre.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Le ciel en soit loué! je ne changerais pas avec toi, m'offrît-on l'impérissable gloire de notre Guillaume Tell. Mais quelque violent que soit ton mal, il faut le supporter, et toutes tes plaintes ne te seront d'aucun secours.

MANFRED.

Ne le supporté-je pas?--Regarde-moi,--je vis.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Ta vie est une convulsion, et non la vie d'un homme en santé.

MANFRED.

Je te le dis, homme! j'ai vécu beaucoup d'années, beaucoup de longues années qui ne sont rien comparées à celles qui me restent encore; à des siècles--des siècles--l'espace et l'éternité--la conscience de l'existence et une soif brûlante de la mort, soif que rien n'apaisera.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Pourtant, à peine si ton front annonce l'âge mûr. Je serais de beaucoup ton aîné.

MANFRED.

Penses-tu donc que l'existence dépende du tems? sans doute elle en dépend, mais nos actions en sont les époques. Les miennes ont rendu pour moi les jours et les nuits impérissables, éternels, innombrables comme les innombrables atômes des sables de la mer. Elles ont fait de ma vie un désert froid et aride, où se brisent les vagues déchaînées, mais où rien ne séjourne, rien, si ce n'est les cadavres, les débris du naufrage, les roches et les algues amères.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Hélas! il est fou--encore ne puis-je l'abandonner à lui-même.

MANFRED.

Plût au ciel que je le fusse! les visions qui viennent m'assaillir ne seraient alors qu'un rêve désordonné.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Que vois-tu ou que penses-tu voir?

MANFRED.

Moi et toi,--toi, paysan des Alpes,--tes humbles vertus, ton toit hospitalier, ton esprit patient, ton ame pieuse, libre et fière; ton respect pour toi-même, fondé sur des pensées d'innocence; tes jours de santé et tes nuits de sommeil; tes travaux ennoblis par le danger et que ne suit aucun remords; ton espérance d'une vieillesse tranquille, la paix du tombeau; une croix et une guirlande de fleurs qui s'élèveront sur l'herbe sous laquelle tu reposeras, et pour épitaphe l'amour et le souvenir de tes petits-enfans:--c'est-là ce que je vois--et si ensuite je reporte mes regards sur moi--mais il suffit--déjà mon ame était brûlée!

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Et changerais-tu ton sort avec le mien?

MANFRED.

Non, mon ami, je ne voudrais pas te faire un aussi funeste présent; je ne voudrais infliger ma destinée à aucun être vivant: moi seul je puis la supporter--si affreuse qu'elle soit--moi, vivant, je puis soutenir ce qu'aucun homme ne serait capable de supposer, même en rêve, sans en mourir d'effroi.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Quoi, si pitoyable pour les maux de tes semblables, et le crime aurait noirci ton cœur! Ne parle pas de la sorte. Je ne croirai jamais qu'un homme qui nourrit des sentimens aussi généreux, ait pu assouvir sa vengeance dans le sang de ses ennemis.

MANFRED.

Oh! non, non, non! les maux que j'ai causés n'ont atteint que ceux qui m'avaient aimé, ceux que j'ai le plus aimés. Je n'ai jamais écrasé un ennemi, que dans une juste et légitime défense.--Ce sont mes embrassemens qui ont été funestes.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.

Que le ciel te fasse paix! Soulage ton ame par la pénitence; je dirai des prières pour toi.

MANFRED.

Elles seront inutiles. Toutefois, je te sais gré de ta commisération. Je m'en vais--il est tems,--adieu!--Tiens, prends cet or et mes remerciemens--n'ajoute rien--c'est un juste salaire--ne me suis pas... je connais le chemin, et je suis hors des pas dangereux de la montagne.--Encore une fois, reste ici; je te l'ordonne. (Manfred sort.)


SCÈNE II.

(Une vallée basse dans les Alpes.--Une cataracte.)


MANFRED arrive.

Il n'est pas encore midi--les rayons de l'arc-en-ciel a1 se courbent en arceaux sur le torrent qu'ils colorent de tous les feux du ciel; la colonne d'eau, tombant perpendiculairement du haut des rochers, se déroule comme une nappe d'argent et jette çà et là ses traînées d'écume bouillonnante. On dirait, agitant sa longue queue, le coursier dont il est parlé dans l'Apocalypse, ce pâle et gigantesque coursier, monté par la mort. Mes yeux seuls, en ce moment, contemplent ce tableau ravissant. Seul dans cette douce solitude, je partage avec l'esprit de la vallée l'hommage que lui rendent ses eaux.--Évoquons-le.

(Manfred prend un peu d'eau dans le creux de sa main et la jette en l'air en murmurant son évocation. Un instant après, la nymphe des Alpes se montre sous l'arc-en-ciel jeté sur le torrent.)

Esprit ravissant! avec ta chevelure de lumière, tes yeux brillans de gloire, avec ces formes que revêtissent les filles de la terre, lorsque, dépouillant leurs charmes terrestres, elles s'élèvent à des formes surhumaines, à l'essence des purs élémens. Les couleurs de la jeunesse--vermeilles comme les joues d'un enfant endormi, bercé sur le sein palpitant de sa mère--vermeilles comme les teintes d'une rose que les derniers feux du jour déposent sur la neige vierge des hauts glaciers, comme si la terre rougissait des embrassemens du ciel;--ces couleurs teignent ton céleste aspect et éclipsent l'éclat de l'arc-en-ciel qui couronne ton front. Esprit ravissant! à travers la sérénité de tes traits où se montre le calme d'une ame qui proclame elle-même son immortalité, je lis que tu pardonneras à un fils de la terre, que daignent parfois visiter les génies mystérieux, que tu lui pardonneras d'avoir osé t'évoquer--t'appeler à lui, et d'arrêter sur toi ses regards.

LA NYMPHE.

Enfant de la terre! je te connais et je connais les pouvoirs qui sont à tes mains. Je te connais pour un homme aux pensées profondes, aux actions mauvaises ou bonnes, extrême dans le bien comme dans le mal, voué aux angoisses par ton astre fatal. J'attendais que tu m'appellasses à toi.--Que demandes-tu?

MANFRED.

Admirer ta beauté--et rien au-delà. La vue de la terre avait troublé mon esprit: j'allai me réfugier dans ses mystères et je pénétrai jusqu'aux retraites cachées de ceux qui la gouvernent; mais hélas! aucun n'a pu exaucer mes vœux. Je leur demandais ce qu'il était au-dessus de leur puissance de m'accorder: aujourd'hui j'ai cessé de les importuner.

LA NYMPHE.

Quelle est donc cette demande qui est au-dessus de la puissance des êtres les plus puissans de ceux qui dirigent le monde invisible?

MANFRED.

Une prière.--Mais pourquoi la ferais-je de nouveau? ne sera-ce pas en vain?

LA NYMPHE.

Je ne sais, parle toujours.

MANFRED.

Eh bien! je parlerai. Qu'importe une torture de plus! tu vas connaître mes souffrances. Dès ma plus tendre jeunesse, mon esprit ne sympathisait point avec les ames de mes semblables et je ne contemplais point la terre avec les yeux des hommes. Leur ambition n'était pas la mienne: le but de leur existence n'était non plus le mien. Mes joies, mes peines, mes passions, mon esprit, tout me rendit étranger à eux. Bien que revêtu de la même forme, je ne me sentis pas attiré vers la chair respirante, et refusai de me mêler à toutes les créatures d'argile qui m'entouraient, toutes,--non, il était une parmi elles,--mais attendons.

J'ai dit que je n'avais aucun rapport avec les hommes, aucun avec les humaines pensées. Loin de là; mes joies étaient la solitude, respirer l'air léger des montagnes couvertes de glace, gravir les cimes où les oiseaux n'osent bâtir leur nid, où l'aile des insectes eux-mêmes n'a jamais effleuré un granit dépouillé de verdure; c'était de me plonger dans le torrent, de m'abandonner au tourbillon formé par le brisement des vagues dans les rivières, ou aux flots de l'océan, essayant ainsi mes jeunes forces. J'aimais, durant la nuit, suivre la marche de la lune, les étoiles et leur riche développement, fixer mes yeux sur les feux de la foudre jusqu'à ce qu'ils en fussent éblouis, ou contempler la chute des feuilles pendant les soirées d'automne, alors que les vents font entendre leurs gémissemens. Tels étaient mes passe-tems--toujours seul; et si un de ces êtres, au nombre desquels j'avais honte de me compter, venait à se rencontrer sur mon chemin, je me sentais aussitôt dégradé et ne me retrouvais plus qu'une misérable créature d'argile. Dans mes courses solitaires, je descendis aux caveaux de la mort, espérant surprendre la cause dans son effet; j'arrachai à ces ossemens blanchis, à ces crânes, à ces cendres amoncelées, les raisonnemens les plus réprouvés. C'est alors que durant de longues années, je passai les nuits dans l'étude des sciences qui ne s'enseignent plus et qui ne furent enseignées qu'au tems jadis. Le tems, le travail, des épreuves terribles et cette soumission non moins terrible qui nous donne tout pouvoir sur l'air et sur les esprits qui peuplent l'air, la terre, l'espace et le monde infini, rendirent mes yeux familiers avec l'éternité, comme avaient fait, avant moi, les mages, comme avait fait celui qui, à Gadara, évoqua de leurs retraites humides Eros et Anteros a2, ainsi qu'aujourd'hui, je t'appelle à moi; la soif de la science s'accrut avec la science, aussi bien que la puissance et l'ivresse de l'intelligence la plus éclatante; jusqu'à ce que...

LA NYMPHE.

Poursuis.

MANFRED.

Hélas! je me perds en d'inutiles paroles, me complaisant à rappeler ces vains attributs, plus j'approche du moment où il me faut découvrir la plaie profonde de mon cœur.--Mais plus de détour. Je ne t'ai nommé ni père, ni mère, ni maîtresse, ni ami, ni aucun être, avec lesquels j'eusse resserré les liens de l'humanité: si ces êtres existèrent pour moi, ils ne me furent pas ce qu'ils sont pour les autres. Mais il en était un...

LA NYMPHE.

Va, ne crains pas de t'accuser.

MANFRED.

Elle me ressemblait de tous traits--ses yeux, sa chevelure, son visage, tout, jusqu'au son de sa voix, disaient-ils, était semblable aux miens, mais adoucis, mais tempérés par la beauté. Comme moi, elle avait ces pensées solitaires et errantes, cette ardeur pour les sciences secrètes et un esprit capable de comprendre l'univers. Mais, plus que moi, elle avait la douce puissance des larmes, du sourire, et de la pitié--puissance qui m'était déniée; elle avait la tendresse--que jamais je ne ressentis que pour elle seule, et l'humilité--qui toujours me fut inconnue. Ses fautes furent les miennes.--Ses vertus n'appartiennent qu'à elle. Je l'aimai et c'est moi qui la mis au tombeau!

LA NYMPHE.

Quoi! de ta propre main?

MANFRED.

Non de ma main;--mais mon cœur brisa son cœur--ce cœur qui s'attacha au mien et qui en fut desséché. Si j'ai versé du sang, ce n'a pas été le sien.--Et pourtant ce pur sang a coulé,--je l'ai vu et je n'ai pu l'étancher.

LA NYMPHE.

Et c'est pour un pareil--pour un être de cette race que tu méprises, et au-dessus de laquelle tu veux t'élever, pour te mêler à nous et à notre race, que tu mets en oubli les précieux dons de nos sciences, que tu te rejettes dans les basses et lâches passions de l'humanité! loin de moi!

MANFRED.

Fille de l'air! je le dis: depuis cette heure fatale--mais les paroles ne sont que des paroles.--Contemple-moi dans mon sommeil, dans mes veilles.--Viens t'asseoir à mes côtés! tu verras ma solitude, ma solitude peuplée par les furies;--tu me verras, durant la nuit jusqu'au retour du jour, grincer des dents, et me maudire encore jusqu'au coucher du soleil.--J'ai demandé, comme une bénédiction, de devenir insensé, et la folie m'a été refusée. J'ai affronté la mort,--mais dans la lutte des élémens les vagues me soutenaient au lieu de m'engloutir et j'ai dû traverser, sain et sauf, les plus affreux dangers. Sans doute que la main glacée d'un impitoyable génie me tenait suspendu par un cheveu, mais par un cheveu qu'aucun effort ne pouvait rompre. Vainement, je plongeai mon âme--jadis une source inépuisable de création--dans toutes les rêveries enfantées par l'imagination; toujours, toujours semblable au reflux de la vague, elle était repoussée dans le gouffre profond de mes pensées. Vainement je me mêlai à l'humaine espèce--je cherchais l'oubli de mes maux là où il ne se peut trouver. Dès-lors, tout ce que j'avais appris, mes sciences, mes longues recherches dans les secrets d'un art surnaturel, ne devinrent plus que des connaissances mortelles, et je vécus dans le désespoir--et je vis--et je vivrai toujours!

LA NYMPHE.

Peut-être puis-je venir à ton aide.

MANFRED.

Pour avoir cette puissance, il te faudrait réveiller les morts, ou me laisser descendre parmi eux.--Fais-le--de quelque manière que ce soit, à quelque heure que tu choisisses.--Si c'est avec de nouvelles tortures--au moins seront-elles les dernières.

LA NYMPHE.

Non; tel n'est point mon pouvoir. Mais veux-tu me jurer obéissance, jurer de te soumettre à ma volonté? tes vœux seront peut-être exaucés.

MANFRED.

Jurer! obéir! Et à qui? aux esprits que je conjure! Moi, devenir l'esclave de ceux qui m'ont servi!--jamais!

LA NYMPHE.

Est-ce tout? n'as-tu pas de plus douce réponse? Réfléchis encore avant de repousser ma demande.

MANFRED.

J'ai dit.

LA NYMPHE.

Assez!... Je puis donc me retirer... parle!

MANFRED.

Retire-toi! (La nymphe disparaît.)

MANFRED, seul.

Nous, jouet du tems et de nos propres terreurs! Les jours nous emportent et fuient eux-mêmes loin de nous. Et pourtant nous vivons, accablés sous le poids de notre vie et redoutant sans cesse la mort.--Aussi long-tems que pèse sur nous ce joug détesté, ce joug qui oppresse notre cœur--que font seuls palpiter les angoisses ou des plaisirs menteurs;--aussi long-tems que durent ces jours de passé et d'avenir (car il n'est pas de présent pour la vie), qui pourrait dire s'il en est un, un seul où l'ame n'ait cessé d'appeler la mort et dont elle n'ait fui aussitôt l'approche, de même que l'on tremble de se plonger dans une onde glacée, bien que le frisson ne doive se faire sentir qu'un moment? Toutefois mes sciences me laissent encore une ressource.--Je puis évoquer les morts et savoir d'eux ce que nous avons un jour à craindre. Rien que le néant du tombeau, diront-ils--et s'ils ne répondaient pas!--Mais le prophète sortit de la tombe pour répondre à la sorcière d'Eudor; le monarque de Sparte connut ses destinées de l'esprit ressuscité de la vierge Byzantine. Il avait immolé celle qu'il aimait, dans l'ignorance du crime qu'il commettait, et il mourut sans avoir obtenu son pardon. En vain il adressa des prières à Jupiter phrygien; en vain les magiciens d'Arcadie évoquèrent l'ombre irritée et la supplièrent de dépouiller sa colère ou de fixer un terme à sa vengeance;--il n'obtint qu'une réponse vague et obscure, mais qui bientôt s'expliqua pour lui a3.

Si jamais je n'étais venu au monde, ce que j'aime vivrait encore; si jamais je n'avais aimé, ce que j'aime vivrait encore dans tout l'éclat de sa beauté, de son bonheur, et répandant la joie sur les autres. Qu'est-elle devenue? qu'est-elle aujourd'hui?--la victime expiatoire de mes péchés,--quelque chose que je n'ose imaginer,--ou du néant. Dans peu d'heures, je connaîtrai ce que j'appréhende et brûle de connaître. Jusqu'ici, je n'avais jamais frémi d'arrêter mes regards sur un esprit, mauvais ou bon,--et voilà que je tremble et qu'un étrange frisson vient saisir mon cœur. Mais l'action ne manquera pas à ce que j'abhorre le plus; je saurai braver toutes craintes mortelles.--La nuit approche. (Il sort.)


SCÈNE III.

(Le sommet du mont Jungfrau.)


Entre LA PREMIÈRE DESTINÉE.

La lune se lève, large, ronde, éclatante. Ici, sur les neiges que n'a jamais foulées le pied d'un vulgaire mortel, nous marchons de nuit, sans laisser la moindre trace de nos pas; sur cette mer sauvage, sur l'océan resplendissant des montagnes glacées, nous effleurons les brisans raboteux qui semblent l'écume des flots agités par la tempête, que le froid aurait subitement saisie,--image morte de l'abîme des eaux. Ce pinacle fantastique,--ouvrage de quelque tremblement de terre,--où s'arrêtent les nuages pour se reposer des fatigues de leur course, a été consacré à nos ébats, à nos veilles; c'est ici que je dois attendre mes soeurs, pour nous acheminer ensemble vers le palais d'Arimane, car, cette nuit, se célébrera notre grande fête.--Chose étrange qu'elles n'arrivent point!

UNE VOIX, au dehors, chantant.

L'usurpateur captif, jeté en bas du trône, languissait enseveli dans la torpeur, oublié et solitaire. J'ai secoué son sommeil, brisé sa chaîne, je lui ai rendu ses troupes, et voilà encore une fois le tyran debout. Le sang d'un million d'hommes, la ruine d'une nation seront le prix de mes peines--puis sa fuite, et de rechef le désespoir!

SECONDE VOIX, au dehors.

Le vaisseau volait, le vaisseau volait vite; mais je n'ai pas laissé une voile, je n'ai pas laissé un mât. Il ne reste plus une planche de ses flancs ou du pont, pas un pauvre diable pour pleurer sur le naufrage. Si!--il en est un que j'ai sauvé, le prenant aux cheveux pendant qu'il nageait, et celui-là était digne de ma pitié,--un traître à terre, un pirate sur mer.--Il acquittera sa dette par de nouveaux crimes.

LA PREMIÈRE DESTINÉE, répondant.

La cité reposait, plongée dans le sommeil; au matin, elle s'est éveillée pour pleurer sur elle-même. Soudainement, sans bruit, la noire peste avait passé sur ses tours. Des milliers d'hommes ont péri, des milliers périront.--Le vivant fuit l'approche du malade qu'il chérissait; mais il fuit en vain: rien ne le sauvera de l'atteinte mortelle. La tristesse, les angoisses, le mal, la terreur enveloppent toute une population.--Heureux sont les morts qui échappent à cette scène de désolation! Et cette œuvre d'une nuit--cette ruine d'un royaume--ce travail de mes mains, combien de fois, dans les siècles, ne l'ai-je pas renouvelé! combien ne le renouvellerai-je pas encore!

(Entrent la seconde et la troisième Destinée.)

LES TROIS DESTINÉES.

Nos mains tiennent enfermés les cœurs des hommes, et leurs tombeaux sont nos marche-pieds. Ces esclaves ne reçoivent de nous le souffle de l'ame que pour nous le rendre aussitôt.

LA PREMIÈRE DESTINÉE.

Bien-venues!--Où est Némésis?

LA SECONDE DESTINÉE.

Occupée à quelque grand travail; mais j'ignore lequel, car moi-même j'ai les mains pleines.

LA TROISIÈME DESTINÉE.

Vois; elle vient.

(Entre Némésis.)

LA PREMIÈRE DESTINÉE.

Dis, où as-tu été? Mes sœurs et toi, vous arrivez tard, cette nuit-ci.

NÉMÉSIS.

Relever des trônes abattus; marier entre eux des insensés; rétablir des dynasties; venger des hommes de leurs ennemis, puis les faire repentir de leur vengeance; frapper les sages de folie: tel vient d'être mon travail. J'ai tiré de la poussière les nouveaux oracles qui doivent aujourd'hui régir le monde, car les anciens avaient passé de mode, et les mortels osaient déjà les peser à leur propre valeur, mettre les rois dans la balance et parler de liberté, ce fruit à jamais défendu... Partons! l'heure est sonnée... montons sur nos nuages. (Elles sortent.)


SCÈNE IV.

(Palais d'Arimane.--Arimane, entouré des Esprits, est assis sur un globe de feu qui lui sert de trône.)


HYMNE DES ESPRITS.

Salut à notre maître!--Prince de la terre et de l'air!--qui marche sur les nues et sur les eaux,--qui tient dans sa main le sceptre des élémens, et les fait, à sa volonté, rentrer dans le chaos! Il souffle--et la tempête bouleverse la mer; il parle--et la nue répond à sa voix par le tonnerre; il regarde,--à son regard, s'enfuient les rayons du soleil; il se meut,--un tremblement remue la terre jusque dans ses fondemens. Sous ses pas jaillissent les volcans; son ombre projette la peste; les comètes annoncent sa marche à travers les cieux enflammés, et sa colère réduit en cendres les planètes; c'est à lui que la guerre offre chaque jour son holocauste, la mort son tribut. Il est la vie, avec toutes ses agonies; il est l'ame de tout ce qui respire.

(Entrent les Destinées et Némésis.)

PREMIÈRE DESTINÉE.

Gloire à Arimane! son pouvoir s'accroît de plus en plus sur la terre.--Mes deux sœurs ont exécuté ses ordres; et moi aussi, j'ai rempli mon devoir.

SECONDE DESTINÉE.

Gloire à Arimane! Nous qui courbons la tête des hommes, nous venons nous courber devant son trône!

TROISIÈME DESTINÉE.

Gloire à Arimane! nous n'attendons qu'un clin-d'œil pour obéir.

NÉMÉSIS.

Souverain des souverains! nous sommes à toi, et tous les êtres mortels, plus ou moins, sont à nous. Étendre notre puissance, c'est étendre la tienne, et nos soins, nos veilles y sont incessamment consacrés. Tes derniers commandemens ont été remplis en tout point.

(Entre Manfred.)

UN ESPRIT.

Qui se montre ici? Un mortel!--Toi, fatale et hardie créature, prosterne-toi et adore!

SECOND ESPRIT.

Je connais ce mortel.--Un magicien puissant, possesseur d'une science redoutée.

TROISIÈME ESPRIT.

Prosterne-toi et adore, esclave! Quoi, ne connais-tu pas ton maître et le nôtre?--Tremble et obéis!

TOUS LES ESPRITS.

Humilie-toi, humilie ta damnée matière, enfant de la Terre! ou crains notre courroux.

MANFRED.

Je sais tout; et encore voyez-vous que je ne fléchis pas le genou.

QUATRIÈME ESPRIT.

On saura t'y contraindre.

MANFRED.

Ai-je donc besoin de vos leçons?--Que de nuits là-bas, couché sur le sable aride, je me suis prosterné la face contre terre, et j'ai couvert ma tête de cendres, comprenant toute l'étendue de mon humiliation, m'abaissant devant mon inutile désespoir, et fléchissant sous ma propre misère!

CINQUIÈME ESPRIT.

Seras-tu si hardi que de refuser à Arimane, assis sur son trône, ce que lui accorde l'univers entier qui ne l'a jamais contemplé dans la terreur de son éclat? A genoux! te dis-je.

MANFRED.

Commandez-lui d'abord de s'agenouiller devant l'être qui est au-dessus de lui, devant l'Infini Éternel,--le Créateur qui ne l'avait pas fait pour être adoré:--qu'il se prosterne, et nous nous prosternerons ensemble.

LES ESPRITS.

Faut-il écraser ce ver de terre? le déchirer en morceaux?

PREMIÈRE DESTINÉE.

Hors d'ici! Retirez-vous! cet homme m'appartient. Prince des pouvoirs invisibles! cet homme ne sort pas d'une race vulgaire; son aspect et sa présence en ces lieux le démontrent assez. Ses tourmens ont été de même nature que les nôtres, éternels. Ses connaissances, sa force et sa puissance, autant que le comporte l'argile qui recouvre l'essence éthérée, se sont élevées plus haut que tout ce que la matière a encore produit. Dévoré d'une soif de science que ressentirent rarement d'autres mortels, il apprit à connaître ce que nous connaissons ici--que le savoir n'est pas le bonheur, que la science n'est autre chose que l'échange d'une ignorance contre une autre espèce d'ignorance. Bien plus--les passions, attributs de la terre et du ciel, dont aucune puissance, aucun être, aucun cœur n'est exempt, depuis le ver misérable jusqu'aux plus nobles créatures, les passions ont traversé son cœur, et si cruellement, que moi, impitoyable, je comprends qu'il soit devenu un objet de pitié. Encore une fois, cet homme m'est soumis et t'appartiendra un jour.--Mais que cela soit, ou non, il n'est dans nos régions aucun esprit doué d'une ame égale à la sienne, aucun qui ait pouvoir sur son ame.

NÉMÉSIS.

Que vient-il donc faire ici?

PREMIÈRE DESTINÉE.

Lui-même répondra.

MANFRED.

Ce que je sais, ce que je puis, quel pouvoir m'amène parmi vous, vous le savez; mais il est un pouvoir supérieur au mien, dont j'attends la réponse pour m'arracher enfin à mes doutes.

NÉMÉSIS.

Quelles nouvelles lumières demandes-tu?

MANFRED.

Ce n'est pas toi qui me les peux donner. Appelle ici les morts,--je leur réserve mes questions.

NÉMÉSIS.

Grand Arimane, ta volonté est-elle que les vœux de ce mortel soient exaucés?

ARIMANE.

Oui.

NÉMÉSIS.

Quel fantôme faut-il évoquer?

MANFRED.

Quelqu'un qui ne fut pas renfermé dans la tombe.--Appelle Astarté.

NÉMÉSIS.

Ombre ou esprit! quoi que tu sois, que tu conserves tout ou partie de la forme que tu reçus à ta naissance, de cette forme de terre rendue à la terre, reparais au jour. Revêts-toi de ce que tu avais revêtu; porte ce même cœur, ce même corps arraché à la pâture des vers. Parais! parais! parais! celui qui t'envoya te rappelle aujourd'hui.

(Le fantôme d'Astarté s'élève et se tient au milieu de la foule.)

MANFRED.

Serait-ce là la mort? La couleur rougit encore sa joue; mais je ne vois que trop bien que ce n'est pas une couleur vivante; c'est plutôt la teinte d'une étrange maladie, semblable au rouge dont l'automne colore les feuilles mourantes. Est-ce bien elle? Oh! Dieu! elle que je frémirais d'envisager.--Astarté--Non, je ne puis lui parler!--mais commande-lui de parler.--Qu'elle me pardonne ou qu'elle me condamne.

NÉMÉSIS.

Par la puissance qui a brisé la tombe qui t'enfermait, parle à celui qui t'a parlé, ou à ceux qui t'ont mandée ici.

MANFRED.

Elle garde le silence, et, dans ce silence, est toute ma réponse.

NÉMÉSIS.

Là s'arrête mon pouvoir. Prince de l'air! toi seul peux lui ordonner de délier sa voix.

ARIMANE.

Esprit! obéis à ce spectre.

NÉMÉSIS.

Toujours un obstiné silence! Sans doute qu'elle obéit à d'autres puissances que les nôtres. Mortel! vaine sera ton enquête, et nous sommes joués aussi bien que toi.

MANFRED..

Entends-moi!--entends-moi!--Astarté! ma bien-aimée! réponds-moi: j'ai tant souffert!--je souffre tant!--Abaisse tes yeux sur moi! Le tombeau ne t'a pas plus changée que je ne suis changé pour toi. Tu m'aimas trop, trop je t'aimai: nous n'étions pas faits pour nous torturer ainsi l'un l'autre, bien que ce fût un affreux péché que de nous aimer comme nous fîmes. Dis que tu ne me maudis point,--que je dois porter la peine pour nous deux,--que tu seras reçue au nombre des bénis, et que moi, je mourrai. Depuis que tu m'as quitté, les obstacles les plus odieux conspirent pour me rattacher à l'existence,--à une vie qui me fait frissonner si l'immortalité m'assure un avenir semblable au passé. Plus de repos. Je ne sais ni ce que je demande ni ce que je cherche. Je n'ai d'autre sentiment que le sentiment de ce que tu es et de ce que je suis, et je ne voudrais plus qu'entendre encore une fois, avant la mort, le son de ta voix qui jadis était pour moi une si douce musique!--Parle-moi! Je t'ai appelée dans le silence de la nuit; j'ai effrayé les oiseaux endormis sous le feuillage; j'ai réveillé les loups des montagnes; j'ai fait retentir du vain écho de ton nom les cavernes profondes, et tout, dans la nature, me répondait--tout, les hommes et les esprits,--et seule, tu es restée muette. Parle-moi! j'ai suivi la marche des étoiles, cherchant en vain dans le ciel la trace de tes pas. Parle-moi! j'ai erré sur la terre, et n'ai rien trouvé qui te ressemblât.--Parle-moi! vois ces ennemis qui nous entourent--ils ont pitié de mes maux! Leur aspect ne m'épouvante pas, car je ne sens ici que ta présence seule.--Parle-moi! si tu es irritée, que tes paroles soient des paroles de colère--mais que je t'entende encore une fois--une fois de plus--une seule fois!--

LE FANTOME D'ASTARTÉ.

Manfred!

MANFRED.

Dis, dis--toute ma vie est dans ta voix.--C'est bien ta propre voix!

LE FANTOME D'ASTARTÉ.

Manfred! demain finiront tes maux terrestres. Adieu!

MANFRED.

Un mot de plus.--M'as-tu pardonné?

LE FANTOME D'ASTARTÉ.

Adieu!

MANFRED.

Dis, nous retrouverons-nous un jour?

LE FANTOME D'ASTARTÉ.

Adieu!

MANFRED.

Par grâce, un mot! dis que tu m'aimes!

LE FANTOME D'ASTARTÉ.

Manfred! (L'esprit d'Astarté disparaît.)

NÉMÉSIS.

Elle est partie, partie sans retour. Ses paroles seront accomplies. Retourne à la terre.

UN ESPRIT.

Il est tombé dans une affreuse convulsion,--sort réservé aux mortels qui veulent pénétrer dans des mystères au-dessus de leur nature humaine.

UN AUTRE ESPRIT.

Pourtant, voyez comme il sait se maîtriser et soumettre ses tortures à sa propre volonté. S'il eût été des nôtres, c'était, n'en doutez pas, un terrible esprit.

NÉMÉSIS.

As-tu quelque autre question à adresser à notre puissant maître, ou à nous, ses adorateurs?

MANFRED.

Aucune.

NÉMÉSIS.

Ainsi donc, adieu pour un tems.

MANFRED.

Ah! nous nous reverrons! mais en quel lieu? sur la terre? N'importe où; à ton plaisir. Je me sépare ton débiteur pour la grâce que tu viens de m'accorder. Au revoir, vous tous! (Manfred sort; la toile tombe.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.



ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.

(Une salle dans le château de Manfred.)

MANFRED et HERMAN.


MANFRED.

Quelle heure est-il?

HERMAN.

Dans une heure le soleil sera couché. Nous aurons une soirée délicieuse.

MANFRED.

Dis-moi, tout est-il disposé dans la tour, ainsi que je l'ai ordonné?

HERMAN.

Seigneur, tout est prêt. Voici la clef et le coffre.

MANFRED.

Bien, laisse-moi. (Herman sort.)

MANFRED, seul.

Il y a en moi un calme--une sérénité que je ne puis m'expliquer, et que je n'avais pas encore goûtés depuis que j'ai fait l'épreuve de la vie. Si je ne savais que la philosophie est la plus grande de nos vanités, le mot le plus vide que le jargon de nos écoles ait jamais fait vibrer à nos oreilles, je croirais, en vérité, avoir découvert le grand secret si cherché, avoir trouvé dans mon ame la pierre philosophale. Cela ne durera pas; mais encore est-il bon d'avoir connu un si doux état, ne fût-ce qu'une seule fois en ma vie. Une sensation nouvelle s'est révélée à moi; elle a élargi le domaine de mes pensées. Je veux en prendre note sur mes tablettes, et constater l'existence d'un semblable sentiment.--Qu'est-ce?

(Herman rentre.)

HERMAN.

Seigneur, l'abbé de Saint-Maurice demande à vous être présenté.

(Entre l'abbé de Saint-Maurice.)

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Paix au comte Manfred!

MANFRED.

Merci, saint père! sois le bien-venu dans ces murs; ta présence les honore et répand sa bénédiction sur ceux qui les habitent.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Comte, plaise au ciel qu'il en soit ainsi! mais je voudrais conférer seul avec toi.

MANFRED.

Sors, Herman. Que me veut mon respectable hôte?

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Je parlerai sans détour.--Mon âge, mon zèle, l'habit que je porte et mes bonnes intentions m'en donnent le privilège. Nous sommes proches voisins, comte Manfred, et quoique nous nous fréquentions peu, j'ai cru, en cette qualité, pouvoir me présenter ici. D'étranges rumeurs, outrageantes à notre sainte fois, se mêlent à ton nom; à ce noble nom illustré depuis tant de siècles. Puisse celui qui le porte le transmettre dans toute sa pureté.

MANFRED.

Poursuis,--j'écoute.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

On rapporte que tu te livres à l'étude des mystères qui ont été interdits aux recherches de l'homme. On rapporte aussi que tu communiques avec les habitans des sombres retraites, avec ces esprits malins et déchus, qui marchent dans la vallée couverte des ombres de la mort. Je n'ignore pas que tu échanges rarement tes idées avec les autres hommes, comme toi créés par Dieu, et que tu vis dans l'isolement, comme un anachorète.--Plût au ciel que ta solitude fût aussi sainte.

MANFRED.

Et qui sont ceux qui parlent de la sorte?

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Tous nos frères--les paysans épouvantés--tes propres vassaux, eux-mêmes, qui ne te regardent que d'un œil inquiet. Ta vie est en danger.

MANFRED.

Qu'ils la prennent donc!

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Je suis venu pour te sauver, et non pour aider à ta perte.--Je ne chercherai même point à pénétrer dans le secret de ton ame. Mais s'il y a quelque vérité dans ce qu'ils disent, fais pénitence, il en est tems encore. Implore la divine miséricorde. Viens te réconcilier avec la véritable Église, et l'Église te réconciliera avec le ciel.

MANFRED.

J'entends; mais voici ma réponse: Ce que je fus, ce que je suis, reste un mystère entre le ciel et moi.--Je ne choisirai point un mortel pour médiateur. Ai-je manqué à vos décrets? Prouvez-le, et qu'on me punisse.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Mon fils, je ne t'ai point parlé de peines, mais de repentir et de pardon.--Je laisse la pénitence à ton choix.--Pour le pardon, nos institutions saintes et une foi robuste nous ont donné le pouvoir de détourner les hommes du sentier du vice, et de les ramener à des sentimens meilleurs, à des espérances élevées; le reste appartient au ciel: «Toute vengeance est dans mes mains,» a dit le Seigneur. Et c'est en toute humilité que son serviteur répète un mot terrible.

MANFRED.

Vieillard! il n'est aucune puissance chez vos prêtres, aucun charme dans la prière, ni dans les diverses formes de purification auxquelles nous soumet la pénitence, ni dans l'humilité, ni dans le jeûne, ni dans les souffrances corporelles, ni, ce qui est plus puissant que tout cela, dans ces tortures intimes d'un profond désespoir, remords sans la crainte de l'enfer et capable à lui seul de faire un enfer du paradis; non, il n'est rien qui puisse arracher à un esprit, jeté hors de ses limites, la conscience de ses propres fautes, la conscience de ses maux, de ses supplices et de cette vengeance qu'il exerce sur lui-même. Ne me parle pas des tourmens éternels; ils n'égaleront pas la justice que s'inflige celui qui a pu lui-même se condamner.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Bien, mon fils. Mais tes souffrances se dissiperont, et il leur succédera une douce espérance qui te fera envisager avec calme et certitude le séjour sacré, ouvert à tous les hommes qui l'ont désormais pris pour but, quelque grandes qu'aient été leurs erreurs sur cette terre. Mais aussi, faut-il qu'ils sentent la nécessité de s'en faire absoudre.--Continue.--Tout ce que notre Église peut apprendre te sera enseigné, tous les péchés que nous pourrons remettre te seront remis.

MANFRED.

Mourant de sa propre main, pour éviter les tourmens d'une mort publique que lui préparait un sénat jadis son esclave, le sixième empereur de Rome vit s'approcher de lui un soldat qui, pour témoigner sa pitié, voulait officieusement étancher, avec sa robe, le sang qui coulait de la gorge du malheureux prince. Celui-ci le repoussa, et lui dit--il conservait encore de l'empire dans son regard mourant--: «Il est trop tard;--est-ce là ta fidélité?»

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Eh bien?

MANFRED.

Eh bien! je répondrai avec le Romain--: «Il est trop tard.»

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Il ne saurait jamais l'être pour te réconcilier avec ton ame, et ton ame avec le ciel. N'as-tu aucune espérance? Chose étrange en vérité--que ceux qui désespèrent d'en haut se créent ici bas quelque vaine illusion, et qu'ils s'accrochent à cette frêle branche comme les hommes qui se noient.

MANFRED.

Oui--mon père! j'ai eu de ces illusions terrestres. Dès ma jeunesse, je ressentais la noble ambition d'agir sur l'esprit de mes semblables, envieux d'éclairer les peuples, et de m'élever--je ne sus jamais où--peut-être pour retomber bientôt; mais tomber comme la cataracte de la montagne, qui, précipitée de sa plus grande hauteur, fait jaillir des colonnes humides qu'elle élève jusqu'au ciel en nuages pluvieux, et descend ensuite dans l'abîme où elle séjourne, fatiguée de sa première énergie.--Mais ce tems est passé, ma pensée s'était méprise.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Et pourquoi cela?

MANFRED.

Ma nature n'a pu s'apprivoiser; car il faut qu'il apprenne à servir, celui qui veut gouverner,--qu'il flatte,--qu'il supplie,--qu'il épie les occasions et se glisse en tous lieux; il lui faut être un mensonge vivant pour devenir quelque chose de grand parmi les faibles et les chétifs dont se compose la masse des hommes. J'ai dédaigné de me mêler à un troupeau, fût-ce pour être à la tête--même d'une troupe de loups. Le lion vit seul, ainsi suis-je.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Qui t'empêchait de vivre et d'agir comme les autres hommes?

MANFRED.

Parce que ma nature était ennemie de la vie et pourtant n'étais-je pas né cruel. J'aurais voulu tomber au milieu de la désolation, et non l'engendrer moi-même.--Semblable au simoun solitaire, dont le souffle enflammé passe sur les déserts stériles, où ne croissent ni plantes ni arbustes, et qui se joue sur leurs sables arides et sauvages: il ne cherche pas qui ne vient pas le chercher; mais sa rencontre est mortelle. Tel a été le cours de mon existence; tout ce qui se trouva sur mon chemin a été balayé.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Hélas! je commence à craindre que mes prières et mes paroles ne soient vaines. Si jeune encore! et pourtant je voudrais--

MANFRED.

Regarde-moi! Il est une race de mortels sur la terre qui, dès le jeune âge, anticipent sur la vieillesse, et meurent avant leur maturité, sans qu'une mort violente soit venue abréger leurs jours. Les uns tombent victimes des plaisirs,--les autres de l'étude;--ceux-ci usés par le travail,--ceux-là par le dégoût;--à d'autres la maladie ou la folie:--et il en est encore dont le cœur se dessèche ou se brise, car c'est là une maladie, sous quelque forme, sous quelque nom qu'elle se décide, qui enlève plus d'hommes qu'il n'y en a d'inscrits sur les listes du Destin. Regarde-moi! car j'ai éprouvé de tous ces maux, dont un seul aurait suffi; et ne t'émerveille plus désormais que je sois ce que je suis, mais bien que j'aie pu exister, et que j'habite encore cette terre.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Un mot, un mot de plus--

MANFRED.

Vieillard! je respecte ton caractère sacré, et révère tes vieux ans; pieuse est ton intention, mais elle sera vaine pour moi. Ma raison n'est pas facile à séduire; aussi pour t'épargner, plus qu'à moi, la perte d'un plus long entretien,--je te laisse.-- Adieu.

(Manfred sort.)

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

C'eût été une noble créature. Quelle énergie! Quel glorieux assemblage de puissans élémens, s'ils eussent été combinés avec sagesse! Mais tel qu'il est, c'est un effrayant chaos,--des lumières et des ténèbres,--l'esprit et la matière,--les passions et la pure intelligence, tout cela se confondant et se combattant sans cesse, en repos ou dans une action destructrice. Il périra; et encore ne doit-il pas périr. Je veux faire une nouvelle tentative, car de telles ames sont dignes de rédemption. Mon devoir m'ordonne de ne rien négliger pour parvenir à un but aussi saint. Je le suivrai,--mais avec prudence, quoique ne le perdant pas de vue.

(L'abbé sort.)


SCÈNE II.

(Autre chambre.)

MANFRED et HERMAN.


HERMAN.

Monseigneur, vous m'avez dit de vous attendre au coucher du soleil; voilà qu'il se plonge derrière la montagne.

MANFRED.

Vraiment? Je le veux regarder.

(Manfred s'approche de la fenêtre.)

Sphère glorieuse! Idole des premiers hommes; idole de cette race vigoureuse de géans a4,--nés des embrassemens des anges et d'un sexe qui les surpassait en beauté, et qui fit à jamais déchoir les esprits errans dans l'espace.--Glorieuse sphère! Oui, tu fus adorée avant que n'ait été révélé le mystère de ton créateur! Toi, premier ministre du Tout-Puissant, qui, sur le sommet de leurs montagnes, réjouissais les cœurs des bergers chaldéens, et recevais leurs prières! Toi, dieu matériel, reflet de l'Inconnu, qui t'a engendré pour être son ombre ici bas! Toi, la plus noble planète, centre de plusieurs autres planètes! C'est toi qui prolonges la durée de notre terre, qui vivifies les corps et les ames de ceux qu'échauffe la douce chaleur de tes rayons! Roi des saisons! Roi des climats et des créatures vivantes! De loin ou de près, nous recevons une teinte de ta splendeur, soit en nous, soit hors de nous. Que tu surgisses au matin, que tu brilles sur nos têtes, que tu te replonges dans l'océan, c'est toujours dans l'éclat de ta gloire! Adieu! Je ne dois plus te revoir. Mon premier regard d'amour et d'admiration fut pour toi; reçois donc mon dernier regard. Tu ne brilleras plus sur celui pour qui l'existence et ta chaleur ont été un don empoisonné. Il est parti: je le suivrai.

(Manfred sort.)


SCÈNE III.

(Les montagnes.--Le château de Manfred à quelque distance.--Une terrasse devant une tour.--Crépuscule.)

HERMAN, MANFRED, et autres domestiques de Manfred.


HERMAN.

Étrange, en vérité! Chaque nuit, depuis nombre d'années, il poursuit ses longues veilles dans cette tour, sans souffrir la présence d'un seul témoin. J'y suis entré; quelques-uns des nôtres y sont entrés plusieurs fois, et nous n'en sommes pas plus avancés sur la nature d'études auxquelles on dit qu'il se livre. Sois sûr qu'il y a là-dedans une autre chambre où personne n'a jamais été admis. Pour ma part, je donnerais de bon cœur mes trois années de gages pour voir clair à tous ces mystères.

MANUEL.

Ne t'y hasarde point, crois-moi; qu'il te suffise de ce que tu sais déjà.

HERMAN.

Ah! Manuel! tu es vieux, toi, tu es habile, et tu pourrais nous en apprendre beaucoup. Voilà long-tems que tu habites ce château.--Combien donc d'années déjà?

MANUEL.

J'y étais avant la naissance du comte Manfred. J'ai servi son père, auquel il ne ressemble guère.

HERMAN.

C'est ce qui arrive à plus d'un fils. En quoi différaient-ils donc?

MANUEL.

Je ne parle pas pour les traits et l'extérieur, mais pour l'esprit et le genre de vie qu'il menait. Le comte Sigismond était fier;--mais d'un caractère franc et joyeux:--bon guerrier et homme de plaisir. Celui-là ne s'enterrait pas dans les livres et dans la solitude, passant la nuit dans de sombres veilles; pour lui, la nuit était un tems de fête, plus gai, ma foi, que le jour. On ne le voyait pas errer à travers les bois et les rochers comme un loup sauvage, ni fuir les hommes et leurs plaisirs.

HERMAN.

Maudit soit le tems où nous sommes! Mais celui-là, sur mon ame, était joyeux. Je voudrais qu'il vînt de rechef visiter ces vieilles murailles, qui semblent n'en avoir plus gardé le moindre souvenir!

MANUEL.

Oh! elles changeront de maître auparavant. En vérité, Herman, j'ai vu d'étranges choses ici.

HERMAN.

Allons, ne sois plus si réservé. Pendant que nous faisons notre garde, raconte-moi quelque histoire. Je t'ai déjà entendu parler avec mystère d'un événement qui arriva ici même, près de la tour.

MANUEL.

C'était une nuit, par Dieu! Je me le rappelle parfaitement, à la tombée de la nuit, et tout juste un soir comme celui-ci:--ce nuage rouge que tu vois arrêté sur la cime de l'Eigher, y était aussi;--tellement qu'il me semble que ce soit le même. Le vent, bien qu'assez faible, annonçait un orage, et les neiges de la montagne commençaient à briller à la lueur de la lune levante. Le comte Manfred était enfermé dans sa tour, comme il y est en ce moment, et occupé,--ma foi, nous n'en savons rien. Mais il avait alors avec lui la seule compagne de ses courses et de ses veilles, la seule des créatures vivantes qu'il parût aimer,--à laquelle, du reste, il était attaché par les liens du sang:--lady Astarté, sa--silence! qui vient ici?

(Entre l'abbé de Saint-Maurice.)

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Où est votre maître?

HERMAN.

Là, dans la tour.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

J'ai à lui parler.

MANUEL.

Impossible; il veut être seul, et personne n'entrera.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Je prends tout le mal sur moi, s'il y a mal.--Il faut absolument que je le voie.

HERMAN.

Tu l'as déjà vu ce soir.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Herman, je te l'ordonne; frappe, et dis au comte que je suis ici.

HERMAN.

Nous n'oserons jamais.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

En ce cas, je vais donc m'annoncer moi-même.

MANUEL.

Révérend père, arrête.--Au nom du ciel, attends un moment.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Qu'as-tu donc?

MANUEL.

Sortons.--Je te l'expliquerai bientôt. (Ils sortent.)



SCÈNE IV.

(Intérieur de la tour.)


MANFRED, seul.

Chaque étoile est à son poste; la lune resplendit sur les cimes neigeuses des montagnes.--Que tout cela est beau! Toujours je reviens à la nature, car l'aspect de la nuit m'a été plus familier que l'aspect des hommes; dans son ombre étoilée, dans sa sombre et solitaire beauté, le langage d'un autre monde m'a été révélé. Je me rappelle que dans ma jeunesse,--alors que j'errais par le monde,--pendant une nuit semblable à celle-ci, je m'arrêtai dans l'enceinte du Colysée, au milieu des plus nobles ruines de l'antique et puissante Rome. Les arbres qui croissent entre les arches brisées se balançaient mollement dans l'ombre bleue de la nuit, et les étoiles se montraient à travers les fentes des ruines. De l'autre rive du Tibre, l'on entendait les aboiemens du chien de garde, tandis qu'à mes côtés, du sein du palais des Césars, sortait le cri plaintif du hibou, que venait interrompre, de tems à autre, la joyeuse chanson des sentinelles éloignées portée par la brise légère. Quelques cyprès plantés au-delà de la brèche qu'a faite le tems semblaient borner l'horizon, bien qu'ils ne fussent qu'à une portée de trait,--à l'endroit où habitèrent les Césars, et où habitent aujourd'hui les oiseaux nocturnes au chant monotone. Des arbres s'élèvent du milieu des remparts détruits, enlaçant leurs racines dans les tombeaux des empereurs; le lierre rampe où croissait le laurier; mais le Cirque, teint du sang du gladiateur, est encore débout,--noble débris, ruine imposante,--alors que les demeures des Césars, les palais des Augustes gisent sur la terre, triste amas de décombres.--Et toi, lune errante, tu éclairais ce tableau de tes rayons; ta pâle et tendre lueur adoucissait la sauvage austérité d'une scène de désolation; il semblait que, de nouveau, comblant le vide des siècles, tu rendisses à ces lieux un ancien éclat perdu, sans effacer toutefois la beauté nouvelle qu'ils ont acquise. Peu à peu, je surpris dans mon cœur une adoration silencieuse de ces grands débris de l'antiquité, et je me voyais en présence des rois du monde qui, en dépit de l'impitoyable mort, dominent encore si puissamment nos esprits, du fond de leurs tombeaux.--C'était une nuit comme celle-ci! Il est étrange que je me la rappelle à ce moment;--mais j'ai souvent remarqué que nos pensées s'envolent loin de nous, alors même que nous nous efforçons de les rassembler et de leur imprimer une direction quelconque.

(Entre l'abbé de Saint-Maurice.)

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Comte Manfred! pardonne qu'une seconde fois je vienne à toi. Que mon humble zèle ne t'offense pas par cette brusque visite; et s'il y a mal, que le mal retombe sur moi seul. Peut-être, néanmoins, sera-t-elle d'un salutaire effet pour ton esprit,--et que ne puis-je dire pour ton cœur!--car si mes paroles et mes prières parvenaient à te toucher, je rappellerais à lui un noble esprit qui s'est égaré, mais qui n'est pas perdu sans retour.

MANFRED.

Tu ne me connais pas; mes jours sont comptés, mes actions jugées. Retire-toi, ce lieu te serait dangereux.--Retire-toi!

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Prétends-tu me menacer?

MANFRED.

Non pas moi; j'ai simplement dit qu'il y avait péril ici, et je voulais t'en éloigner.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Que veux-tu dire?

MANFRED.

Regarde, là! Vois-tu quelque chose?

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Rien.

MANFRED.

Regarde, là, te dis-je; regarde avec assurance. Maintenant, dis-moi ce que tu vois.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Ce qui serait vraiment capable de me faire trembler;--mais je ne tremble pas.--Je vois, du sein de la terre, s'élever un noir et terrible fantôme, semblable à un dieu infernal. Il dérobe sa figure sous un manteau, et des nuages épais entourent son corps. Il s'arrête entre toi et moi;--non, je ne crains rien.

MANFRED.

Aussi, n'as-tu rien à redouter.--Il ne s'attaquera point à toi;--mais son aspect peut glacer tes vieux membres. Encore une fois--retire-toi.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Et moi, pour la dernière fois,--non.--Je vaincrai cet ennemi d'enfer.--Que vient-il demander ici?

MANFRED.

Ce qu'il--oui,--que vient-il demander ici? Je ne l'ai point appelé,--il est venu sans ordre.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Hélas! infortuné mortel! Qu'as-tu donc à démêler avec de pareils hôtes? Je tremble pour ton salut. Pourquoi fixe-t-il ainsi ses regards sur toi, et toi tes regards sur lui? Ah! le voilà qui découvre ses traits; sur son front est gravée l'empreinte de la foudre; de son œil s'échappe l'affreuse immortalité de l'enfer:--fuis, maudit!

MANFRED.

Parle.--Quelle est ta mission?

L'ESPRIT.

Partons!

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Qui es-tu, être inconnu? Réponds--réponds!

L'ESPRIT.

Le génie de cet homme.--Partons, il est tems.

MANFRED.

Je suis préparé à tout; mais je nie que tu aies aucun pouvoir sur moi. Qui t'a envoyé?

L'ESPRIT.

Tu l'apprendras un jour.--Partons! partons!

MANFRED.

J'ai commandé à des êtres d'une essence plus élevée que la tienne; j'ai lutté avec tes maîtres. Disparais!

L'ESPRIT.

Mortel! ton heure a sonné.--Partons, te dis-je!

MANFRED.

Je sais, je savais depuis long-tems que mon heure était arrivée; mais non pour rendre mon ame à un être tel que toi. Va-t'en: je mourrai comme j'ai vécu,--seul.

L'ESPRIT.

J'appellerai donc mes frères.--Levez-vous!

(D'autres esprits paraissent.)

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Hors d'ici! méchans! hors d'ici!--Je vous le dis, vous n'avez aucune puissance là où la religion a puissance. Je vous somme, au nom--

L'ESPRIT.

Vieillard! nous savons qui nous sommes, et nous connaissons notre devoir et ton ministère. N'use pas en vain tes saintes paroles. Tout effort est inutile: cet homme est condamné. Pour la dernière fois, qu'il m'écoute!--Partons! partons!

MANFRED.

Tous, je vous brave.--Oui, bien que je sente mon ame se séparer de moi, je vous défie tous. Tant qu'il me restera un souffle terrestre, ce sera pour verser le mépris sur vous.--Mes forces terrestres lutteront avec des esprits; et ce que vous emporterez de moi, vous l'emporterez lambeaux par lambeaux.

L'ESPRIT.

Orgueilleux rebelle! Est-ce donc là ce magicien qui voulait pénétrer dans le monde invisible et s'égaler à nous?--Se peut-il que tu sois si amoureux de la vie, de la vie qui n'a été pour toi que désolation?

MANFRED.

Tu mens, toi, faux ennemi! Ma vie est à sa dernière heure, je le sais, et ne voudrais pas racheter une minute de cette heure. Aussi, n'est-ce pas contre la mort que je lutte, mais contre toi et ces anges déchus qui t'entourent. Ce n'est pas de vos mains que j'ai reçu mon ancien pouvoir, mais d'une science supérieure à la vôtre:--du travail,--de l'audace,--de la longueur des veilles,--de la force de mon esprit, et de ces mystérieuses connaissances découvertes par nos pères,--en ce tems où la terre voyait les hommes et les esprits marcher de compagnie, et que vous n'aviez sur nous aucune prééminence. Je m'appuie sur ma propre force pour vous défier.--Retournez aux lieux d'où vous êtes venus:--je me ris de vous et vous méprise!--

L'ESPRIT.

Tu oublies que tous tes crimes t'ont rendu--

MANFRED.

Qu'ont à faire mes crimes avec toi? mes crimes punis par d'autres crimes et par de plus grands criminels!--Retourne à ton enfer! tu n'as, je le sens, aucune puissance sur moi. Jamais je ne deviendrai ta proie, c'est là ce que je sais. Ce qui est fait est fait. Je porte au-dedans de moi une torture à laquelle tu n'as rien à ajouter. L'ame immortelle se juge d'après ses bonnes ou ses mauvaises pensées; elle est elle-même sa propre source du bien ou du mal. Elle est sa place et son tems,--et lorsqu'une fois ce sens intime est dépouillé de son enveloppe mortelle, il ne reçoit plus aucune sensation des objets qui flottent à l'entour de lui; mais il s'absorbe tout entier dans la souffrance ou dans la joie que lui inflige ou lui accorde la conscience de son propre mérite. Quant à toi, tu ne m'as pu tenter, et tu ne saurais me tenter; je n'ai point été ta dupe, je ne serai point ta proie. Je fus et je serai mon propre destructeur.--Fuyez, misérables ennemis! La main de la mort pèse sur moi,--mais non votre main!

(Les démons disparaissent.)

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Hélas! comme tu es pâle;--tes lèvres blanchissent,--ta poitrine est oppressée,--des râlemens étouffés s'échappent de ta gorge.--Donne une prière au ciel.--Prie,--ne fût-ce qu'en pensée;--mais ne meurs pas ainsi!

MANFRED.

Il est trop tard.--Mon œil obscurci peut à peine t'entrevoir; tout nage autour de moi, et la terre semble me soulever. Adieu!--Donne-moi ta main.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Froide,--froide,--son cœur aussi.--Au moins une prière!--Hélas! que vas-tu devenir?

MANFRED.

Vieillard! il n'est pas si difficile de mourir!

(Manfred expire.)

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE.

Il est parti;--son ame a pris son vol loin de notre terre,--vers quels lieux?--Je frémis d'y songer;--mais il n'est plus.

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER ACTE.



NOTES DE MANFRED.


NOTE 1.

Les rayons de l'arc-en-ciel se courbent en arceaux, etc. Cet effet est produit par les rayons du soleil sur la partie inférieure des torrens des Alpes. On dirait absolument un arc-en-ciel, et si rapproché de la terre, que l'on pourrait se promener sous sa voûte. Il se dissipe ordinairement vers midi.

NOTE 2.

Celui qui, à Gadara, évoqua, de leurs retraites humides, Éros et Antéros. Le philosophe Jamblicus. L'histoire de l'évocation d'Éros et d'Antéros se peut lire dans la vie écrite par Eunapius. Cette histoire est très-bien racontée.

NOTE 3.

Il n'obtint qu'une réponse vague et obscure, mais qui bientôt s'expliqua pour lui. L'histoire de Pausanias, roi de Sparte (qui commandait les Grecs à la bataille de Platée, et qui fut mis à mort plus tard, pour avoir voulu trahir les Lacédémoniens), et de Cléonice, est rapportée par Plutarque dans la vie de Cimon. Pausanias le sophiste en parle aussi dans sa description de la Grèce.

NOTE 4.

De cette race vigoureuse de géans, nés des embrassemens des anges. «Les fils de Dieu virent les filles des hommes et les trouvèrent belles.»

«Il y avait, en ces jours-là, des géans sur la terre; et par la suite, quand les fils de Dieu se furent rapprochés des filles des hommes, et que celles-ci eurent eu des enfans d'eux, ces mêmes enfans devinrent des hommes puissans, des hommes qui jouirent autrefois d'un grand renom.»

(Genèse, chap. vi, versets 2 et 4.)

FIN DES NOTES DE MANFRED.




MARINO FALIERO,
DOGE DE VENISE,

TRAGÉDIE HISTORIQUE.


PRÉFACE.


La conspiration du doge Marino Faliero est l'un des événemens les plus remarquables que renferment les annales du gouvernement, de la ville et du peuple les plus singuliers de nos tems modernes. Elle eut lieu en 1355. Tout, dans Venise, est ou a été extraordinaire; son aspect a l'air d'un rêve, son histoire a l'air d'un roman. On peut voir dans toutes les chroniques, l'histoire de Faliero; les plus longs détails se retrouvent dans le livre de la Vie des Doges, par Marin Sanuto: nous les avons transcrits dans l'appendice. Ce récit est simple et clair; peut-être même est-il plus dramatique que tous les drames que l'on pourrait être tenté de faire sur le même sujet.

On doit présumer que Marino Faliero fut un homme de talent et de cœur. On le voit au siège de Zara, commandant en chef les forces de terre, mettant en fuite le roi de Hongrie et ses quatre-vingt mille hommes, lui tuant huit mille soldats, et n'en tenant pas moins, durant ce tems, les assiégés en échec. Je ne vois, dans l'histoire, de comparable à cet exploit, que ceux de César à Alisia loc1, et du prince Eugène à Belgrade. Faliero fut, dans la même guerre encore, choisi pour commander la flotte, et il prit Capo-d'Istria. Puis, nommé plus tard ambassadeur à Gênes et à Rome, c'est dans cette dernière ville qu'il reçut la nouvelle de son élection à la dignité de doge. Son éloignement prouve assez que l'intrigue n'avait eu, dans cette promotion, aucune part, puisqu'il apprit en même tems la mort de son prédécesseur et le choix qu'on venait de faire de sa personne pour le remplacer. Mais il paraît que son caractère était intraitable. Sanuto raconte que, plusieurs années auparavant, étant podestat et capitaine de Trévise, il avait frotté les oreilles d'un évêque, qui avait mis une certaine lenteur à lui porter le Saint-Sacrement. Le bon Sanuto le tance, il est vrai, de cet emportement, mais il ne nous apprend pas si le sénat songea à l'en punir, ou même à le lui reprocher pendant la durée de son office. Quant à l'église, on doit présumer qu'elle n'en conserva pas de ressentiment, puisque nous voyons qu'il fut ensuite ambassadeur à Rome, et investi, par Lorenzo, comte-évêque de Ceneda, du fief de Val di Marino, dans la Marche de Trévise, avec le titre de comte. J'ai puisé ces faits dans Sanuto, Vettor Sandi, Andrea Navagero, et la relation du siége de Zara, publiée pour la première fois par l'infatigable abbé Morelli, dans ses Monumenti Veneziani di varia litteratura, imprimés en 1796: j'ai lu tous ces ouvrages dans leur langue originale. Quant aux modernes, Daru, Sismondi et Laugier, ils se sont bornés presqu'en tout à suivre les chroniques les plus anciennes. Sismondi, cependant, attribue à la jalousie du doge cette conspiration; mais cette assertion n'est pas garantie par les écrivains nationaux. Vettor Sandi dit bien: Altri scrissero che... della gelosa suspicion di esso Doge siasi fatto (Michel Steno) staccar con violenza, etc., etc.; mais il ne paraît avoir nullement suivi l'opinion générale, et l'on ne trouve aucune trace de cette prétendue jalousie dans Sanuto ni dans Navagero. Sandi lui-même ajoute l'instant d'après que: Per altre Veneziane memorie traspiri, che non il solo desiderio di vendetta lo dispose alla conjiura, ma anche la innata abituale ambizion sua, per cui anelava a farsi principe independente. Il semble que ce désir de vengeance fut excité par la grossière injure que Michel Steno avait tracée sur le fauteuil ducal, et par la trop légère punition que les Quarante avaient infligée au calomniateur, l'un de leur tre capi. Quant à la dogaressa, on n'a jamais songé à porter la plus légère atteinte à sa réputation de vertu, tandis qu'on a vanté sa beauté et remarqué sa jeunesse. Les attentions de Steno n'étaient pas même dirigées vers elle, mais sur l'une de ses suivantes. Ainsi, nulle part (à moins qu'on ne prenne pour une assertion l'on dit de Sandi), je ne trouve que le doge ait été entraîné par la jalousie qu'il concevait de sa femme; on doit plutôt conjecturer qu'il le fut par son respect pour elle, et le sentiment de son honneur compromis, tandis que ses services passés et la dignité dont alors il était revêtu semblaient devoir en être la sauvegarde.

Note loc1: (retour) Byron écrit Élésia; mais c'est évidemment une faute d'impression. L'exploit que rappelle ici notre poète est longuement et admirablement décrit dans le septième livre des Commentaires. (N. du Tr.)

Je ne connais chez les écrivains anglais aucune allusion à cet événement, si ce n'est dans les Vues d'Italie du docteur Moore. Son récit est mensonger et séduisant, plein de plaisanteries usées sur les vieux maris et les jeunes femmes. L'auteur s'étonne qu'une si petite cause ait produit un aussi grand effet, et il est inconcevable qu'un observateur aussi judicieux, aussi sévère que l'auteur de Zéluco ait pu trouver en cela quelque chose de surprenant. Oublie-t-il donc qu'une jatte d'eau répandue sur la robe de Mrs. Marsham fit ôter le commandement au duc de Marlborough, et conduisit à la honteuse paix d'Utrecht; que Louis XIV fut plongé dans les plus désastreuses guerres, parce que son ministre, l'ayant aperçu d'une fenêtre en flagrant délit, avait souhaité de lui trouver d'autres occupations; qu'Hélène perdit Troie; que Lucrèce chassa les Tarquins de Rome; que la Cava appela les Maures en Espagne; qu'un mari outragé conduisit les Gaulois à Clusium, et de là à Rome; qu'un simple vers de Frédéric II, roi de Prusse, sur l'abbé de Bernis, et une épigramme sur Mme de Pompadour, conduisirent à la bataille de Rosbach; que la conduite scandaleuse de Dearbhorgil avec Mac Murchad poussa l'Angleterre à l'asservissement de l'Irlande; qu'un moment de pique entre Marie-Antoinette et le duc d'Orléans précipita la première expulsion des Bourbons; et, pour ne pas multiplier les exemples, que Commode, Domitien et Caligula moururent victimes, non de leur tyrannie publique, mais d'une vengeance particulière; et qu'une défense faite à Cromwell de s'embarquer pour l'Amérique perdit et le roi et la république? Après ces exemples, et avec la moindre réflexion, il est vraiment singulier de voir le\docteur Moore s'étonner qu'un homme habitué au commandement, un homme qui avait été employé dans les charges les plus importantes, ait amèrement ressenti, dans un âge avancé, un affront resté impuni, et le plus vif qu'on puisse faire à un homme, qu'il soit prince ou le dernier des citoyens. L'âge de Faliero ne fait rien ici, si ce n'est qu'il justifie mieux encore le ressentiment.

La rage du jeune homme est comme la paille sur le feu, mais la colère du vieillard est comme un fer rouge loc2.

Les jeunes gens commettent et oublient facilement l'outrage; le vieillard est plus circonspect, et a plus de mémoire.

Note loc2: (retour) Shakspeare, Roi Lear.

Les réflexions de Laugier sont plus philosophiques:

Tale fù il fine ignominioso di un' uomo, che la sua nascità, la sua età, il suo carattere dovevano tener lontano dalle passioni produttriei de' grandi delitti. I suoi talenti per longo tempo esercitati ne' maggiori impieghi, la sua capacità sperimentata ne' governi e nella ambasciate, gli avevano acquistato la stima et la fiduccia de' cittadini, ed avevano uniti i suffragi per collocarlo alla testa della repubblica. Innalzato ad un' grado che terminava gloriosamente la sua vita, il risentimento di un' inguiria leggiera insinua nel suo cuore tal veleno che basta a corrompere le antiche sue qualità e a condurlo al termine de iscellerati; serio esempio, che prova non esservi età in qui la prudenza umana sia sicura, e che nell' uomo restano sempre passioni capaci a disonorarlo quando non invigili sopra stesso.

(Laugier, traduction italienne, vol. iv, p. 30 et 31.)

Où le docteur Moore a-t-il vu que Marino Faliero ait imploré sa vie? J'ai compulsé les chroniqueurs, et n'y ai rien trouvé de cette espèce; il est vrai qu'il avoua tout. On le conduisit devant la torture; mais on ne dit nulle part que les tourmens lui aient fait demander grâce; et cette circonstance de l'avoir mis en présence de la torture semble prouver tout autre chose qu'un défaut de courage, que d'ailleurs les historiens, peu disposés à le favoriser, n'auraient pas manqué de mentionner. Une pareille prière est aussi contraire à la vérité de l'histoire qu'elle l'eût certainement été à son caractère comme soldat, et à l'âge dans lequel il vivait et auquel il mourut. Je ne sais rien qui puisse justifier celui qui, après un certain intervalle de tems, se permet de calomnier un caractère historique. La vérité doit du moins appartenir aux morts et aux malheureux; et ceux qui perdirent la vie sur un échafaud ont en général assez de leurs fautes, sans qu'on leur attribue une faiblesse que la grande probabilité de la fin violente qu'on leur réservait rend tout-à-fait invraisemblable. Le voile noir peint à la place assignée, dans le rang des doges, à Marino Faliero, et l'escalier du géant, où il fut couronné, découronné et décapité, frappent aussi fortement mon imagination que le font la violence de son caractère et son étrange histoire. Plus d'une fois j'ai cherché, en 1819, sa tombe dans l'église San Giovani e San Paolo. Un jour que j'étais arrêté devant le monument d'une autre famille, un prêtre vint à moi et me dit: Je pourrais vous montrer des monumens plus beaux que cela. Je lui appris que j'étais à la recherche de ceux de la famille Faliero, et en particulier du doge Marino. «Oh! répliqua-t-il, je vais vous y conduire;» et me menant à l'extérieur, il me fit remarquer dans le mur un sarcophage, avec une inscription illisible. Il m'apprit qu'il se trouvait auparavant dans un couvent contigu, mais qu'on l'en avait tiré à l'époque de l'arrivée des Français pour le placer dans cet endroit; qu'on avait ouvert la tombe au moment de son déplacement; que quelques os restaient encore, mais aucune trace positive de la décapitation. La statue équestre dont j'ai fait mention dans le troisième acte, comme étant placée devant cette église, n'est pas d'un Faliero, mais de quelque autre guerrier, maintenant oublié; quoique d'une date postérieure. Il y eut deux autres doges de la même famille avant Marino: Ordelafo, qui fut tué en 1117, dans une bataille à Zara, où plus tard son descendant vainquit les Huns; et Vital Faliero, qui régnait en 1082. La famille, originaire de Fano, était l'une des plus illustres en noblesse et en opulence de la ville, qui réunissait les familles les plus riches et les plus anciennes de l'Europe. L'étendue que j'ai donnée à mon drame prouve assez l'intérêt que j'y avais pris. Je puis avoir fait une mauvaise tragédie, mais du moins aurai-je transporté dans notre langue un événement historique vraiment digne de mémoire.

Il y a maintenant quatre ans que je médite cet ouvrage; et avant d'avoir complètement examiné les auteurs, j'étais disposé à choisir pour mobile de l'action la jalousie de Faliero. Mais je reconnus que cela n'avait aucun fondement historique; et comme d'ailleurs la jalousie est une passion usée sur la scène, j'ai préféré suivre pas à pas la vérité. Je fus d'ailleurs sur ce point parfaitement conseillé par feu Matthew Lewis, auquel je confiai mon plan à Venise, en 1817. «Si vous faites votre héros jaloux, me dit-il, songez qu'il vous faudra lutter avec les écrivains classiques (pour ne rien dire de Shakspeare) et avec un sujet usé; conservez plutôt le naturel violent du doge, il vous suffira, si vous le reproduisez exactement; et tracez votre complot de la manière la plus régulière qu'il vous sera possible.» Sir William Drummond m'a donné à peu près les mêmes conseils. Il ne m'appartient pas de décider si j'ai bien suivi ces avis, et si j'ai bien fait de les suivre. Je n'ai pas le moindre désir de voir mon drame représente; dans la situation présente du théâtre, peut-être n'est-il pas susceptible de satisfaire une ambition bien haute; et d'ailleurs j'ai trop long-tems été derrière la scène pour avoir jamais conçu l'espoir d'y produire mes ouvrages. Je ne conçois pas qu'un homme d'une sensibilité irritable consente bien à se mettre à la merci d'un auditoire.--Les dédains du lecteur, l'âcreté de la critique, la rudesse des réviseurs sont des calamités vagues et lointaines; mais la fureur d'un auditoire intelligent ou inepte, à propos d'une production qui, bonne ou mauvaise, a coûté un travail d'intelligence à celui qui l'a faite, est une peine immédiate et palpable, à laquelle ajoutent encore les doutes que l'on peut former de la compétence des juges, et la conviction de l'imprudence qu'on a faite en les choisissant pour tels. Si j'étais capable de composer un ouvrage qu'on pût croire digne de la scène, le succès ne me ferait pas de plaisir, la chute me causerait beaucoup de peine. C'est pour cette raison que, même durant le tems où je faisais partie de la commission d'un théâtre, je ne l'ai jamais essayé et je ne l'essaierai jamais loc3; mais certainement il y a des ressources dramatiques partout où se trouvent Joanna Baillie, et Milman et John Wilson. La City of the plague et la Chute de Jerusalem sont remplies des plus beaux effets tragiques que l'on ait vus depuis Horace Walpole, si l'on en excepte certains passages d'Ethwald et de Monfort. C'est aujourd'hui la mode de déprécier Horace Walpole; d'abord, parce qu'il était noble, ensuite parce qu'il était Anglais. Mais pour ne rien dire de ses incomparables Lettres et du Château de Trente, il faut regarder comme l'ultimus Romanorum l'auteur de la Mère mystérieuse, qui, loin d'être une méprisable pièce d'amour, est une tragédie de l'ordre le plus élevé. Walpole est le père de notre premier roman et de notre dernière tragédie, et sans doute, à ce double titre, il est digne de plus d'estime qu'aucun écrivain vivant, quel qu'il soit.

Note loc3: (retour) Tandis que j'étais membre de la vice-commission du théâtre de Drury-Lane, je puis rendre à mes collègues et à moi-même cette justice que nous fîmes de notre mieux pour ramener le drame à son ancienne régularité Je fis tout ce je pus pour obtenir la reprise de Monfort, et pour appuyer l'Ivan de Sottheby, que l'on jugeait alors une pièce intéressante, et que j'essayai d'engager M. Coleridge à écrire une tragédie; mais tout cela en vain. Ceux qui ne sont pas dans le secret des coulisses auront de la peine à croire que l'École du scandale est l'ouvrage qui a fait le moins d'argent, en égard au nombre de fois qu'on l'a joué depuis son apparition. Je tiens ce fait du directeur Dibdin. J'ignore ce qui est arrivé depuis le Bertram de Maturin; de sorte que par ignorance je puis avoir l'air de faire la satire de certains excellens auteurs modernes; dans ce cas là, je leur en demande bien pardon. Il y a près de cinq ans que j'ai quitté l'Angleterre, et ce n'est que de cette année que j'ai jeté les yeux, depuis mon départ, sur quelque journal anglais; je ne sais quelque chose des matières de théâtre (et cela depuis seulement un an) que par l'intermédiaire de la gazette anglaise de Galignani qui s'imprime à Paris. Je ne puis donc être soupçonné de vouloir offenser des écrivains tragiques ou comiques, auxquels je souhaite tout le bonheur possible, et desquels je ne connais rien. Au reste, les plaintes que l'on forme de la situation actuelle de l'art dramatique ne doivent pas être attribuées à la faute des acteurs. Je ne puis rien imaginer de plus parfait que Kemble, Cooke et Kean dans leurs rôles divers, ou bien Elliston dans la comédie des Gentelman et quelques rôles tragiques. Je n'ai pas vu miss O'Neill, ayant fait étude et tenu le serment de ne rien voir qui pût diviser ou affaiblir l'admiration que m'inspirait le souvenir de Siddons. Siddons et Kemble étaient l'idéal de l'action tragique; je n'ai jamais vu personne qui leur ressemblât, même pour les traits: et c'est pour cela que jamais nous ne reverrons Coriolan ou Macbeth. Quand on blâme Kean de manquer de dignité, il faut nous rappeler que ce mérite est un don de la nature et non pas de l'art, et que nulle étude ne peut le donner. Il est parfait dans tous les endroits où il n'y a rien de surnaturel; ses défauts mêmes appartiennent ou semblent appartenir aux rôles eux-mêmes, et semblent mieux reproduire la nature. Mais nous pouvons dire de Kemble, quant à sa manière de jouer, ce que le cardinal de Retz dit du marquis de Monrose: «Que c'était le seul homme qu'il eût vu qui lui rappelât quelqu'un des héros de Plutarque.»

En parlant du drame de Marino Faliero, j'oubliais de rappeler que le désir (trop faible encore) de respecter la règle des unités, qu'on accuse le théâtre anglais de trop fouler aux pieds, m'a décidé à représenter la conspiration comme déjà formée, et le doge y accédant long-tems après. Dans le fait, elle fut son propre ouvrage, et celui d'Israël Bertuccio. Quant au reste des personnages (à l'exception de la duchesse), aux incidens et à la durée de l'action, qui fut merveilleusement rapide, tout est strictement historique dans ma pièce, si ce n'est que toutes les délibérations eurent lieu, non pas dans une maison particulière, mais dans le palais ducal. Si je m'étais en cela conformé à la vérité; l'unité aurait été mieux gardée; mais j'ai préféré faire apparaître le doge dans la grande assemblée des conspirateurs, au lieu de le placer toujours en conversation monotone avec les mêmes individus. Je renvoie pour les faits aux extraits italiens de l'appendice.



MARINO FALIERO,
DOGE DE VENISE,

TRAGÉDIE HISTORIQUE.


PERSONNAGES.

HOMMES.

MARINO FALIERO, Doge de Venise.
BERTUCCIO FALIERO, neveu du Doge.
LIONI, noble et sénateur.
BENINTENDE, président du Conseil des Dix.
MICHEL STENO, l'un des trois chefs des Quarante.
ISRAEL BERTUCCIO, gouverneur de l'arsenal.
PHILIPPE CALENDARO,}
DAGOLINO,                     } conspirateurs.
BERTRAM,                       }
SEIGNEUR DE LA NUIT (Signore di Notte), l'un des officiers de la République.
PREMIER CITOYEN.
SECOND CITOYEN.
TROISIÈME CITOYEN.
VINCENZO,}
PIETRO,      } officiers du palais ducal.
BATTISTA, }
LE SECRÉTAIRE DU CONSEIL DES DIX.
Gardes, Conspirateurs, Citoyens. Le Conseil des Dix, la Junte, etc., etc.

FEMMES.

ANGIOLINA, femme du Doge.
MARIANNE, son amie.
Suivantes, etc.

La scène est à Venise, année 1355.


MARINO FALIERO.



ACTE PREMIER.


SCÈNE PREMIÈRE.

(Une antichambre dans le palais du Doge.)

PIETRO entre, en s'adressant à BATTISTA.


PIETRO.

Le messager n'est pas revenu?

BATTISTA.

Pas encore: comme vous me l'aviez ordonné, j'ai envoyé plusieurs fois, mais la seigneurie est réunie en conseil secret, et discute longuement l'affaire de Steno.

PIETRO.

Trop longuement; tel est du moins l'avis du Doge.

BATTISTA:

Mais de quel air supporte-t-il ces instans d'attente?

PIETRO.

Avec une patience admirable: placé à la table ducale dans toute la pompe qui appartient à son rang, il examine avec l'apparence d'une attention rigoureuse, pétitions, actes, rapports, plaintes, dépêches; mais si par hasard il entend le mouvement d'une porte éloignée, ou le bruit de quelqu'un qui semble approcher, ou le murmure d'une voix, ses yeux alors se relèvent avec vivacité, il s'élance de son fauteuil, puis s'arrête, se rasseoit encore, et laisse retomber ses yeux sur les papiers: mais je l'ai bien observé, et, pendant la dernière heure, il n'a pas tourné un feuillet.

BATTISTA.

On dit qu'il est fort ému, et sans doute il est, pour Steno, bien honteux de l'avoir offensé si durement.

PIETRO.

Oui, si c'était un pauvre diable; mais Steno est un noble, il est jeune, fier, brillant et d'humeur hardie.

BATTISTA.

Ainsi, vous pensez qu'on ne le jugera pas avec sévérité?

PIETRO.

Eh! mon Dieu, qu'on le juge avec justice; mais ce n'est pas à nous à prévenir la sentence des Quarante.

BATTISTA.

D'ailleurs on vient.--Quelles nouvelles, Vincenzo?

VINCENZO.

Tout est décidé, mais on ignore encore quel est le jugement; j'ai vu le président occupé à sceller le parchemin qui doit porter au Doge la décision des Quarante, et je cours l'en informer.

(Ils sortent.)


SCÈNE II.

(Appartement du Doge.)

MARINO FALIERO et son neveu BERTUCCIO FALIERO.


BERTUCCIO FALIERO.

Ils ne peuvent vous refuser justice.

LE DOGE.

Oui, comme les Avogadori, qui renvoyèrent mon accusation aux Quarante, pour le faire juger par ses pairs, par le tribunal dont il fait lui-même partie.

BERTUCCIO FALIERO.

Ses pairs se garderont de le protéger; un tel acte ferait tomber en mépris toute espèce d'autorité.

LE DOGE.

Ne connaissez-vous donc pas Venise? Ne connaissez-vous pas les Quarante? mais nous allons bien voir.

BERTUCCIO FALIERO, s'adressant à Vincenzo qui entre.

Eh bien! quelles nouvelles?

VINCENZO.

Je suis chargé de dire à son altesse que la cour a rendu ses décisions, et qu'aussitôt l'expédition du jugement, la sentence sera présentée au Doge. En attendant, les Quarante saluent le prince de la république, et le prient d'agréer leurs marques de dévouement.

LE DOGE.

Fort bien, ils sont trop respectueux, ils ont une déférence excessive. La sentence, dites-vous, est rendue?

VINCENZO.

Je le répète à votre altesse, le président imprimait le sceau quand je fus appelé, afin d'en informer, sans perdre un instant, et le chef de la république, et le plaignant, qui ne font aujourd'hui qu'un seul.

BERTUCCIO FALIERO.

N'avez-vous pu deviner quelque chose de leur arrêt?

VINCENZO.

Non, monseigneur; vous connaissez la discrétion habituelle des cours de Venise.

BERTUCCIO FALIERO.

Mais il est toujours quelque indice pour un esprit vigilant, pour un œil exercé; un chuchotement, un murmure, l'aspect du tribunal plus ou moins solennel. Les Quarante ne sont que des hommes--les plus respectables, les plus sages, les plus justes, les plus prudens du monde--je le garantis: ils sont discrets comme la tombe à laquelle ils condamnent les criminels; mais avec tout cela, Vincenzo,--des yeux perçans comme les vôtres auraient dû lire dans leur contenance,--du moins dans celle des plus jeunes, l'arrêt qu'ils viennent de prononcer.

VINCENZO.

Je ne les vis qu'un moment, et je n'eus pas le tems d'approfondir ce qui se passait dans l'esprit ni même dans la contenance des juges; l'attention que je donnais à l'accusé, Michel Steno, m'empêchait--

LE DOGE, l'interrompant.

Et quel était son air, à lui, répondez?

VINCENZO.

Calme, sans être abattu, il semblait résigné au décret, quel qu'il fût;--mais on vient instruire son altesse.

(Entre le secrétaire des Quarante.)

LE SECRÉTAIRE.

Le haut tribunal des Quarante offre ses vœux et son respect au premier magistrat de Venise, le Doge Faliero; il invite son altesse à prendre connaissance et à approuver la sentence rendue contre Michel Steno, d'une naissance noble, convaincu des charges à lui intentées, et détaillées avec le jugement, dans l'expédition que je vous présente.

LE DOGE.

Retirez-vous et attendez dehors ma réponse. (Le secrétaire et Vincenzo sortent.) Toi, prends ce papier: les caractères se confondent devant mes yeux, je ne puis les fixer.

BERTUCCIO FALIERO.

Patience, mon cher oncle; pourquoi tremblez-vous ainsi?

LE DOGE.

Lis donc.

BERTUCCIO FALIERO, lisant.

«Le conseil déclare, à l'unanimité, Michel Steno coupable, de son propre aveu, d'avoir, la dernière nuit du Carnaval, gravé sur le trône ducal les mots suivans...»

LE DOGE.

Voudrais-tu les répéter? Le voudrais-tu bien?--toi, un Faliero, revenir sur le sanglant déshonneur de notre famille déshonorée dans son chef?--Ce chef, le prince de Venise, la reine des cités!--La sentence.

BERTUCCIO FALIERO.

Pardon, mon noble seigneur, j'obéis. (Il lit.) «Que Michel Steno sera détenu sévèrement, au secret, pendant un mois...»

LE DOGE.

Continue.

BERTUCCIO FALIERO.

Voilà tout, monseigneur.

LE DOGE.

Comment! tout, dites-vous? Est-ce un songe?--Impossible.--Donne-moi ce papier. (Il arrache le papier et lit.) «Il est arrêté dans le conseil que Michel Steno...» Ah! mon neveu, ton bras.

BERTUCCIO FALIERO.

Remettez-vous; calmez ce transport. Je vais chercher du secours.

LE DOGE.

Restez, monsieur.--Ne faites pas un pas.--Je suis remis.

BERTUCCIO FALIERO.

Je ne puis m'empêcher de reconnaître avec vous que la punition est au-dessous de l'offense.--Il est honteux pour les Quarante d'avoir infligé une peine aussi légère à celui qui vous avait aussi hautement outragé, vous et eux, puisqu'ils sont vos sujets; mais il ne faut désespérer de rien, vous pouvez en appeler à eux-mêmes qui, voyant un semblable déni, reviendront sans doute sur la cause qu'ils avaient déclinée, et feront justice de l'insolent coupable. N'est-ce pas là votre avis, mon cher oncle? Vous ne m'écoutez pas: pourquoi demeurer ainsi immobile? au nom du ciel, répondez-moi.

LE DOGE, jetant à terre son bonnet ducal et le foulant aux pieds.

Oh! que les Sarrasins ne sont-ils dans Saint-Marc! comme je m'empresserais de leur faire hommage.

BERTUCCIO FALIERO.

Par le ciel, au nom de tous les saints! monseigneur:--

LE DOGE.

Laisse-moi! Ah! que les Génois ne sont-ils dans le port! Pourquoi, autour de ce palais, ne vois-je pas les Huns que je défis à Zara!

BERTUCCIO FALIERO.

Appartient-il au doge de Venise de parler ainsi!

LE DOGE.

Doge de Venise! Quel est maintenant le doge de Venise? qu'on me conduise à lui pour qu'il me rende justice.

BERTUCCIO FALIERO..

Si vous oubliez votre rang et les devoirs qu'il vous impose, rappelez-vous du moins celui d'homme, et triomphez de cet emportement; le doge de Venise--

LE DOGE, l'interrompant.

Il n'y en a pas--c'est un mot--quelque chose de pire, une expression dépourvue de sens. Quand le plus chétif, le plus vil, le dernier des misérables demande son pain, il peut, quand on le lui refuse, trouver quelque pitié dans un autre homme; mais celui qui demande en vain justice à ceux qui sont au-dessus des lois, celui-là est plus pauvre que le mendiant que l'on repousse--c'est un esclave--ce que je suis enfin, et toi et toute notre famille. Et quand le plus vil artisan nous montre au doigt, quand le noble nous accable de ses dédains, qui se chargera de notre vengeance?

BERTUCCIO FALIERO.

La loi, mon prince--

LE DOGE, l'interrompant.

Vous voyez ce qu'elle vient de faire: je n'ai recherché de réparation que dans la loi--je ne voulais pas de vengeance, mais justice.--Je ne choisis pour mes juges que ceux désignés par la loi.--Souverain, j'en appelai à mes sujets, ceux-là même qui m'avaient confié la souveraineté, et qu'ils avaient ainsi rendu doublement légitime. Eh bien! les droits de mon rang, de leur choix, de ma naissance et de mes services; mes honneurs, mes années, mes rides, mes courses, mes fatigues, mon sang enfin répandu pendant près de quatre-vingts années, tout cela fut mesuré dans la balance contre la plus odieuse insulte, l'affront le plus brutal, le crime le plus lâche d'un insolent patricien.--Tout cela fut trouvé plus léger! et voilà ce qu'il faut supporter!

BERTUCCIO FALIERO.

Je ne dis pas cela.--Mais si l'on rejette votre second appel, nous retrouverons d'autres moyens d'y suppléer.

LE DOGE.

En appeler encore! Es-tu bien le fils de mon frère, un rejeton de la race des Faliero? Es-tu le neveu d'un Doge et d'un sang qui donna trois princes à Venise? Mais tu parles bien--oui, désormais, il nous faut de la résignation.

BERTUCCIO FALIERO.

Oh! mon noble oncle, votre emportement va trop loin:--oui, je l'avoue, l'offense était grossière, la punition est mille fois trop douce; mais votre ressentiment est au-dessus de l'insulte. Si l'on nous outrage, nous demandons justice. Si on nous la refuse, nous la prenons; pour cela il faut du calme:--une profonde vengeance est fille d'un silence profond. J'ai tout au plus le tiers de vos années; j'aime notre maison; je vous honore, vous qui en êtes le chef, vous le tuteur, le guide de ma jeunesse;--mais bien que je comprenne votre douleur, et que je ressente votre injure, je frémis en voyant votre colère, semblable aux vagues de l'Adriatique, franchir toutes les bornes et se dissiper dans les airs.

LE DOGE.

Je te le dis--faut-il te le dire--ce que ton père aurait compris sans avoir besoin de paroles? N'as-tu de sensibilité que pour les tortures du corps? n'as-tu pas d'ame--pas d'orgueil--de passions--de sentimens d'honneur?

BERTUCCIO FALIERO.

C'est la première fois qu'on a mis en doute mon honneur, et de tout autre ce serait la dernière loc4.

Note loc4: (retour) Voilà une imitation évidente du célèbre mot de Corneille:

Tout autre que mon père

L'éprouverait sur l'heure!

LE DOGE.

Vous n'ignorez pas quel fut l'affront dont je me plains; un lâche reptile osa déposer son venin dans un infâme libelle et fit planer des soupçons--ah! ciel--sur ma femme, la plus délicate portion de notre honneur. Ses calomnies passèrent de bouche en bouche, grossies des commentaires injurieux et des jeux de mots obscènes d'une vile populace; et cependant d'orgueilleux patriciens avaient les premiers semé la calomnie, ils souriaient d'une imposture qui me transformait non-seulement en époux trompé, mais heureux et peut-être fier de sa honte.

BERTUCCIO FALIERO.

Mais, enfin, c'était un mensonge--vous le savez, et personne ne l'ignore.

LE DOGE.

Mon neveu! l'illustre Romain a dit: la femme de César ne doit pas être soupçonnée, et il renvoya sa femme.

BERTUCCIO FALIERO.

Cela est vrai--mais aujourd'hui--

LE DOGE.

Eh quoi! ce qu'un Romain ne pouvait souffrir, un souverain de Venise doit-il le supporter? Le diadême des Césars? Mais le vieux Dandolo l'avait refusé, et il accepta le bonnet ducal, qu'aujourd'hui je foule aux pieds, parce qu'il est dégradé.

BERTUCCIO FALIERO.

Cela est vrai--

LE DOGE.

Cela est--cela est!--loin de moi l'idée de punir une créature innocente, indignement calomniée parce qu'elle a pris pour époux un vieillard, autrefois l'ami de son père et le protecteur de sa famille; comme si l'éclat de la jeunesse et des traits imberbes pouvaient seuls captiver le cœur des femmes.--Je ne voulais pas venger sur elle l'infamie d'un autre, mais je demandais justice à mon pays, justice due au plus humble des hommes qui ayant une femme, dont la foi lui est douce, une maison dont les foyers lui sont chers, un nom dont l'honneur est tout pour lui, se voit atteint dans ces trois biens par le souffle odieux d'un calomniateur.

BERTUCCIO FALIERO.

Et quelle digne réparation pouvez-vous attendre?

LE DOGE.

O rage! N'étais-je pas le chef de l'état!--ne m'avait-on pas insulté sur mon trône, et rendu le jouet des hommes faits pour m'obéir? N'avais-je pas été outragé comme mari, insulté comme citoyen, avili, dégradé comme prince?--Une telle offense n'était-elle pas une complication de trahison? Et cependant il vit! S'il avait conduit le même stylet, non sur le trône d'un Doge mais, sur l'escabeau d'un paysan, il eût payé de son sang une telle audace; le poignard l'aurait au même instant frappé.

BERTUCCIO FALIERO.

Écoutez, il ne vivra pas jusqu'au soleil couchant.--Rapportez-vous du tout à moi, et calmez-vous.

LE DOGE.

Vois-tu, mon neveu, c'était bon hier: à présent je n'ai plus de fiel contre cet homme.

BERTUCCIO FALIERO.

Que voulez-vous dire? l'offense n'est-elle pas redoublée par cet inique; je ne dirai pas acquittement, car ils ont fait pis que de l'acquitter, en reconnaissant le crime, et ne le punissant pas.

LE DOGE.

Le crime est en effet redoublé, mais ce n'est plus par lui. Les Quarante ont conclu à un mois d'arrêt--il faut obéir aux Quarante.

BERTUCCIO FALIERO.

Leur obéir! à eux, qui ont oublié ce qu'ils doivent à leur souverain?

LE DOGE.

Comment, oui--vous le comprenez donc, enfin, jeune homme? oui, soit comme citoyen qui réclame justice, soit comme souverain de qui elle émane; ils m'ont également dépouillé de mes droits; et cependant garde-toi d'arracher un cheveu de la tête de Steno: il ne la portera pas long-tems.

BERTUCCIO FALIERO.

Pas douze heures, si vous m'en laissiez la permission. Si vous m'aviez entendu froidement, vous auriez compris que mon intention ne fut jamais qu'il s'échappât; seulement je voulais modérer ces excès de violence qui ne nous permettaient pas de méditer sur cette affaire.

LE DOGE.

Non, mon neveu, il faut qu'il vive, pour le moment, du moins.--Qu'est-ce aujourd'hui qu'une vie telle que la sienne? Dans les tems anciens, on se contentait d'une seule victime, pour les sacrifices ordinaires; mais pour les grandes expiations, il fallait une hécatombe.

BERTUCCIO FALIERO.

Vos vœux seront ma loi; et cependant je brûle de vous prouver combien l'honneur de notre maison m'est cher.

LE DOGE.

Ne craignez rien, l'occasion de le prouver ne vous manquera pas; mais ne soyez pas violent comme je le fus. Maintenant, je ne puis concevoir ma propre colère:--pardonnez-la moi, je vous prie.

BERTUCCIO FALIERO.

Oh! mon oncle! vous, guerrier, et homme d'état; vous, le maître de la république, vous l'êtes donc aussi de vous-même! J'étais réellement surpris de vous voir, dans cette fureur et à votre âge, oublier ainsi toute modération, toute prudence: il est vrai que la cause--

LE DOGE.

Oui, pensez à la cause--ne l'oubliez pas.--Quand vous irez prendre du repos, que le souvenir en perce dans vos songes; et quand le jour renaîtra, qu'il se place entre le soleil et vous; qu'il ternisse d'un sinistre nuage vos plus beaux jours d'été: c'est ainsi qu'il me suivra.--Mais pas un mot, pas un signe.--Laissez-moi tout conduire.--Nous aurons beaucoup à faire, et vous aurez votre tâche. Maintenant, éloignez-vous; j'ai besoin d'être seul.

BERTUCCIO FALIERO.

(Il relève le bonnet ducal et le pose sur la table.)

Avant que je ne parte, reprenez, je vous prie, ce que vous aviez répudié; jusqu'à ce que vous puissiez le changer en diadême. Je vous quitte, en vous priant, en toute chose, de compter sur moi, comme sur votre plus proche et plus fidèle parent, non moins que sur le citoyen et le sujet le plus loyal.

(Il sort.)

LE DOGE, seul.

Adieu, mon digne neveu. (Prenant le bonnet ducal.) Misérable hochet, entouré de toutes les épines d'une couronne, mais incapable d'investir le front qui le porte de cette royale majesté au-dessus de l'insulte; vil et dégradé colifichet, je te reprends comme je ferais un masque. (Il le met sur sa tête.) Oh! comme ma tête souffre sous ton poids, comme mes tempes se soulèvent sous ton honteux fardeau! Ne pourrai-je donc te transformer en diadême? N'étoufferai-je pas ce Briarée despotique, dont les cent bras disposent du sénat, réduisent à rien le peuple, et font du prince un esclave? Dans ma vie, j'ai mis à fin des travaux non moins difficiles.--Ce fut à son profit, et voilà comme il m'en récompense.--Ne puis-je donc en demander le prix? Ah! que n'ai-je encore une seule année, un seul jour de ma forte jeunesse; alors que mon corps obéissait à mon ame comme le coursier à son maître: comme je foulerais aux pieds, sans avoir besoin de nombreux amis, tous ces confians patriciens. Maintenant, il faut que d'autres bras viennent servir les projets de mes cheveux blancs; mais, du moins, je saurai diriger cette tâche difficile: bien que je ne puisse encore enfanter qu'un chaos de pensées confuses, mon imagination est dans sa première opération; c'est à la réflexion qu'il appartient de les modifier.--L'armée est peu nombreuse dans--

VINCENZO, entrant.

Quelqu'un demande une audience de son altesse.

LE DOGE.

Je ne le puis.--Je ne veux voir personne, pas même un patricien.--Qu'il porte son affaire au conseil.

VINCENZO.

Seigneur, je lui porterai votre réponse: sa présence ne peut vous intéresser.--C'est un plébéien, et, si je ne me trompe, le commandant d'une galère.

LE DOGE.

Comment! le patron d'une galère, dites-vous? c'est-à-dire, un officier de l'état. Introduisez-le, il s'agit peut-être du service public.

(Vincenzo sort.)

LE DOGE, seul.

On peut sonder ce patron; je vais l'essayer. Je sais que les citoyens sont mécontens; ils en ont sujet depuis la fatale journée de Sapienza, où la victoire resta aux Génois. Une autre cause encore, c'est que, dans l'état, ils ne sont plus rien, et moins que rien dans la ville,--de pures machines soumises au bon plaisir des nobles. Les troupes ont un long arriéré dans leur paie; on leur a fait souvent de vaines promesses; ils murmurent hautement; ils peuvent sourire à quelque espoir de changement: on pourrait les acquitter avec le pillage.--Mais les prêtres?--ou je me trompe fort, ou le clergé ne sera pas des nôtres; il me hait depuis cet instant d'emportement où, pour presser sa marche, je frappai l'évêque de Trévise, dont la lenteur m'était insupportable. Cependant, on peut les gagner, du moins le pontife romain leur chef, au moyen de quelques concessions opportunes. Mais, sur toute chose, il faut de la promptitude; au crépuscule de mes jours, je n'ai plus à moi que quelques lueurs. Si j'affranchis Venise, si je venge mes injures, j'aurai vécu assez long-tems, et je m'endormirai volontiers près de mes pères. Mais, si je ne le puis, mieux eût valu n'avoir vu que vingt printems; et, depuis soixante années, être descendu--où?--peu m'importe, où je serai bientôt--où tout doit finir.--Ne valait-il pas mieux ne jamais être, que de vivre courbé sous le joug de ces infâmes tyrans? Mais je réfléchis--il y a, de troupes réelles, trois mille hommes postés à--

(Vincenzo et Israël Bertuccio entrent.)

VINCENZO.

Si son altesse le permet, le patron dont je lui ai parlé va solliciter son attention.

LE DOGE.

Laissez-nous, Vincenzo. (Vincenzo sort.) Avancez, monsieur.--Que voulez-vous?

ISRAEL BERTUCCIO.

Justice.

LE DOGE.

De qui?

ISRAEL BERTUCCIO.

De Dieu, et du Doge.

LE DOGE.

Hélas! mon ami, vous la demandez au moins respecté, au moins puissant des Vénitiens. Adressez-vous au conseil.

ISRAEL BERTUCCIO.

Je le ferais en vain; celui qui m'a offensé en fait partie.

LE DOGE.

Il y a du sang sur ton visage, d'où vient-il?

ISRAEL BERTUCCIO.

C'est le mien, et ce n'est pas la première fois qu'il coule pour Venise; mais c'est la première fois qu'un Vénitien le fait répandre. Un noble m'a frappé.

LE DOGE.

Il a vécu?

ISRAEL BERTUCCIO.

Il existe encore.--Car j'avais et je conserve encore l'espoir que vous, mon prince; vous, soldat comme moi, vous vengerez celui auquel les règles de la discipline et les lois de Venise interdisent le droit de se défendre lui-même; autrement--je n'en dis pas davantage.

LE DOGE.

Vous agiriez vous-même.--N'est-ce pas cela?

ISRAEL BERTUCCIO.

Je suis un homme, mon seigneur.

LE DOGE.

Eh bien! celui qui vous frappa l'est également.

ISRAEL BERTUCCIO.

On le dit; et même il passe pour noble dans Venise; mais depuis qu'il a oublié que j'en étais un, et qu'il m'a traité comme une brute, la brute reviendra sur lui.

LE DOGE.

Mais, dites-moi, quel est son nom, sa famille?

ISRAEL BERTUCCIO.

Il se nomme Barbaro.

LE DOGE.

Et quelle fut la cause? le prétexte, du moins?

ISRAEL BERTUCCIO.

Je suis le commandant de l'arsenal, et c'est à moi qu'est confié le soin de faire restaurer ceux de nos bâtimens que la flotte génoise a le plus maltraités l'année dernière. Ce matin, le noble Barbaro vint me trouver; il était furieux de ce que nos ouvriers avaient, pour exécuter les ordres de la république, négligé ceux de ses gens. Je me hasardai à les justifier.--Il leva la main--et vous voyez mon sang; c'est la première fois qu'il coule à ma honte.

LE DOGE.

Dites-moi, servez-vous depuis long-tems?

ISRAEL BERTUCCIO.

Depuis assez long-tems pour me rappeler le siége de Zara; je combattis sous le chef qui mit en fuite les Huns: d'abord mon général, maintenant le Doge Faliero.

LE DOGE.

Comment, nous sommes donc camarades! Le manteau ducal vient de m'être donné, et vous étiez nommé, avant mon retour de Rome, commandant de l'arsenal: voilà pourquoi je ne vous reconnaissais pas. A qui devez-vous votre office?

ISRAEL BERTUCCIO.

Au dernier Doge. J'avais encore auparavant mon vieil emploi de patron d'une galère: on m'accorda l'arsenal comme la récompense de certaines cicatrices (c'est ainsi que voulait bien dire votre prédécesseur). Hélas! devais-je penser que sa bonté me conduirait un jour devant son successeur comme un pauvre plaignant sans espoir; et dans une pareille cause encore!

LE DOGE.

Vous êtes donc bien vivement blessé?

ISRAEL BERTUCCIO.

A jamais, à mes yeux.

LE DOGE.

Expliquez-vous, ne craignez rien; frappé au cœur comme vous l'êtes, quelle serait la vengeance qui vous plairait?

ISRAEL BERTUCCIO.

Celle que je n'ose dire, et que cependant je tirerai.

LE DOGE.

Alors que venez-vous me demander?

ISRAEL BERTUCCIO.

Je viens réclamer justice, parce que mon général est le Doge, et qu'il ne verra pas insulter impunément son vieux soldat. Si tout autre que Faliero occupait le trône ducal, ce sang se serait déjà confondu dans un autre sang.

LE DOGE.

Vous venez me demander justice!--à moi, moi, le Doge de Venise! Eh, mon ami, je ne puis vous la donner; je ne puis même l'obtenir.--Il n'y a qu'une heure, on me l'a solennellement déniée.

ISRAEL BERTUCCIO.

Que dit votre altesse!

LE DOGE.

On a condamné Steno à un mois d'arrêt.

ISRAEL BERTUCCIO.

Quoi! Steno, qui osa salir le trône ducal de ces mots insultans qui crient vengeance aux yeux de tous les Vénitiens!

LE DOGE.

Oui, et, je n'en doute pas, ces mots ont trouvé des échos dans l'arsenal: se mariant à chaque coup de marteau, ils réveillaient la grosse joie des artisans; ou, servant de chorus aux mouvemens des rames, ils s'échappaient des lèvres des vils esclaves de nos galères: et tous, en les chantant, se félicitaient de ne pas être un radoteur déshonoré comme le Doge.

ISRAEL BERTUCCIO.

Est-il possible? pour Steno un mois d'emprisonnement!

LE DOGE.

Vous connaissiez l'offense, vous en savez la punition; puis vous demanderez justice de moi! Adressez-vous aux Quarante, qui jugèrent Michel Steno; ils ne feront pas moins pour Barbaro,--n'en doutez pas.

ISRAEL BERTUCCIO.

Ah! si j'osais dire mes sentimens!

LE DOGE.

Parlez: il n'y a plus pour moi d'outrages à craindre.

ISRAEL BERTUCCIO.

Eh bien! d'un mot, d'un seul mot, vous pouvez vous venger.--Je ne parle plus de ma petite offense: qu'est-ce, en effet, qu'un coup, un soufflet même reçu par un être comme moi?--mais de l'infâme insulte faite à votre rang, à votre personne.

LE DOGE.

Vous oubliez mon pouvoir, qui est celui d'un paysan; ce bonnet n'est pas la couronne d'un monarque; ce manteau peut exciter la pitié bien plus que les guenilles d'un mendiant: car celles du mendiant lui appartiennent, mais ce costume on le prête seulement à cette pauvre marionnette, forcée de jouer le rôle de souverain.

ISRAEL BERTUCCIO.

Voulez-vous être roi?

LE DOGE.

Oui--roi d'un peuple heureux.

ISRAEL BERTUCCIO.

Voulez-vous être le prince souverain de Venise?

LE DOGE.

Oui, si mon peuple partageait la souveraineté; oui, si lui et moi nous cessions d'être les esclaves de cette immense hydre aristocratique dont les têtes venimeuses ont empoisonné l'air de ces lieux.

ISRAEL BERTUCCIO.

Cependant vous êtes né, et vous vivez encore parmi les nobles.

LE DOGE.

Maudit l'instant où je naquis dans leur rang! c'est à ma naissance que je dois d'avoir été fait Doge pour ma honte; mais j'ai vécu, j'ai agi en soldat, en sujet de Venise et de son peuple, et non pas du sénat. Je fus récompensé par la gloire qui m'entoura, par le bien-être de mes concitoyens. J'ai combattu, j'ai été blessé, j'ai remporté des victoires; maintes fois j'ai, dans mes ambassades, fait la paix quand elle était utile à ma patrie: pendant près de soixante ans, j'ai servi l'état dans des contrées et sur des mers lointaines, et toujours pour Venise. Contempler au loin ses chères tourelles, fendant les flots azurés du Lago, telle était alors la seule récompense que j'ambitionnasse; mais je ne m'offrais pas au danger pour une poignée d'hommes, pour une secte ou pour une faction, et si vous voulez savoir quel était le mobile de ma conduite, demandez au pélican pourquoi il entr'ouvre ses flancs? uniquement pour ses petits, vous répondrait-il, si les oiseaux parlaient.

ISRAEL BERTUCCIO.

Les nobles pourtant vous ont fait Doge.

LE DOGE.

En effet. Je ne recherchais pas cet honneur. J'en reçus la nouvelle flatteuse, en revenant de mon ambassade à Rome: et n'ayant jamais jusqu'alors refusé peines, charges, ou offices pour le service de l'état, je ne crus pas, dans ma vieillesse, pouvoir décliner de tous les emplois, le plus haut en apparence, mais le plus humble de tous; par ce qu'il force d'endurer: toi, mon sujet insulté, ne m'en offres-tu pas la preuve, quand je ne puis faire aujourd'hui la moindre chose pour toi?

ISRAEL BERTUCCIO.

Vous nous vengerez tous deux, si vous en avez la volonté; tous deux et plusieurs milliers d'hommes non moins oppressés que nous. Ils n'attendent qu'un signal--voulez vous le donner?

LE DOGE.

Votre langage est pour moi une énigme.

ISRAEL BERTUCCIO.

Que je vais expliquer au risque de ma vie si vous voulez me prêter une oreille attentive.

LE DOGE.

Parlez donc.

ISRAEL BERTUCCIO.

Ce n'est pas vous, ce n'est pas moi qui sommes les seuls injuriés et trahis, les seuls méprisés et foulés aux pieds; le peuple entier murmure hautement et nourrit le vif ressentiment de ses outrages. Les soldats étrangers que le sénat devait payer se plaignent de ne pas l'être encore; les marins de Venise et les troupes de la république sont unis de cœur avec les citoyens. En est-il, en effet, parmi eux, un seul dont les frères, le père, les enfans, les femmes, les sœurs n'aient pas subi l'oppression ou le déshonneur de quelque noble? Et d'ailleurs, la guerre désespérée contre les Génois est alimentée avec le sang des plébéiens et les trésors, fruit d'une longue industrie. Voilà le sujet qui les enflamme: et maintenant encore--mais j'oublie, en parlant ainsi, que je trace peut-être la sentence de ma mort.

LE DOGE.

La mort! la craindrais-tu après l'affront que tu as souffert? Tais-toi donc, vis pour être encore frappé par ceux qui ont déjà ensanglanté ton visage.

ISRAEL BERTUCCIO.

Non; quoi qu'il arrive, je parlerai, et si le Doge de Venise est mon délateur, honte à jamais sur lui; et de plus, malheur, car il perdra bien plus que moi.

LE DOGE.

Ne crains rien de ma part; poursuis.

ISRAEL BERTUCCIO.

Sachez donc que, dans cette ville, sont réunis sous la foi du serment, une troupe d'amis au cœur vaillant et sincère, guerriers à l'épreuve de toutes les fortunes. Depuis long-tems, ils pleuraient sur Venise. Était-ce avec raison? eux qui l'avaient servie par toute la terre, qui l'avaient affranchie du joug des étrangers, pouvaient-ils ne pas embrasser la cause de leurs frères? Ils ne sont pas nombreux, mais pourtant ils suffiront à leur grand projet; ils ont des armes, des moyens, de l'espérance, et le courage qui sait attendre.

LE DOGE.

Et qu'attendent-ils donc?

ISRAEL BERTUCCIO.

Un moment pour frapper.

LE DOGE, à part.

Quand Saint-Marc sonnera-t-il cette heure?

ISRAEL BERTUCCIO.

Aujourd'hui je mets entre vos mains ma vie, mon honneur, toutes mes espérances terrestres, mais dans la ferme confiance que des injures comme les nôtres, nées de la même source, engendreront la même vengeance. Si je ne me suis pas trompé, vous serez notre chef d'abord--notre souverain dans la suite.

LE DOGE.

Combien êtes-vous?

ISRAEL BERTUCCIO.

Avant de vous répondre, il me faut votre réponse.

LE DOGE.

Comment, s'il vous plaît? des menaces!

ISRAEL BERTUCCIO.

Non, sur mon ame! J'ai pu me trahir moi-même: mais dans ces antres mystérieux qui environnent votre palais, dans ces cachots aux toits de plomb non moins horribles, il n'est pas de torture capable de m'arracher le nom d'un seul complice: les pozzi, les piombi seraient inutiles; ils peuvent me tirer du sang, mais non quelque secret; je passerai le redoutable Pont des Soupirs satisfait en songeant que les miens seront peut-être les derniers qui retentiront sur les flots qui séparent l'assassin de sa victime. Il en est d'autres qui vivront pour me plaindre et me venger.

LE DOGE.

Mais pourquoi, si tels sont vos projets et vos forces, venez-vous ici demander justice, quand vous vous disposez ainsi à vous la faire vous-même?

ISRAEL BERTUCCIO.

C'est parce que l'homme qui vient réclamer protection auprès de l'autorité, échappe, par ce témoignage de soumission et de confiance, aux soupçons de conspirer contre elle; mais si j'avais reçu un soufflet avec humilité, mon front hypocrite, mes menaces comprimées, m'eussent de suite signalé à l'inquisition des Quarante. Une réclamation, au contraire, quelque furieuse qu'elle soit, quel que soit l'emportement de son expression, est peu à craindre, et ne peut exciter de défiance. J'avais d'ailleurs un autre motif.

LE DOGE.

Et lequel?

ISRAEL BERTUCCIO.

Le bruit courait que le Doge était fort irrité de ce que les Avogadori avaient renvoyé Michel Steno devant les Quarante. Je vous avais servi, je vous honorais; je compris votre offense: car vous êtes, je le sais, de ces esprits qui ressentent dix fois le bien et le mal qu'on leur fait. Mon but était de vous décider à la vengeance. Vous savez tout maintenant, et le danger que je cours peut vous garantir ma sincérité.

LE DOGE.

Vous risquez beaucoup, mais c'est ainsi que l'on obtient de grands résultats. Tout ce que je puis vous dire en ce moment, c'est que votre secret ne sera pas violé.

ISRAEL BERTUCCIO.

Et, est-ce tout?

LE DOGE.

Tant que vous ne m'avez pas tout confié; quelle autre réponse puis-je vous faire?

ISRAEL BERTUCCIO.

Mais n'est-ce pas assez de vous avoir confié ma vie?

LE DOGE.

Je dois savoir votre plan, vos noms, votre nombre; celui-ci, pour chercher à l'augmenter, ceux-là pour les mûrir et les encourager.

ISRAEL BERTUCCIO.

Nous sommes déjà en assez grand nombre, nous ne désirons plus d'autre allié que vous.

LE DOGE.

Mais, du moins, nommez-moi vos chefs.

ISRAEL BERTUCCIO.

Vous les connaîtrez, mais quand nous aurons l'assurance formelle que vous ne cherchez pas à nous perdre.

LE DOGE.

Quand, dans quel lieu?

ISRAEL BERTUCCIO.

Cette nuit je conduirai dans votre appartement deux des principaux chefs; la prudence nous défend d'en introduire un plus grand nombre.

LE DOGE.

Arrêtez--je pense!... si je quittais ce palais? si moi-même je venais me confier à vous?

ISRAEL BERTUCCIO.

Seul, vous pouvez venir.

LE DOGE.

Je ne conduirai que mon neveu.

ISRAEL BERTUCCIO.

Non pas, serait-il votre fils.

LE DOGE.

Malheureux! oses-tu nommer mon fils? il mourut les armes à la main à Sapienza en défendant cette ingrate patrie. Ah! que n'est-il vivant, et son père dans le tombeau! ou, s'il vivait encore auprès de moi, je n'aurais pas besoin du douteux secours des étrangers.

ISRAEL BERTUCCIO.

De tous ces étrangers que tu soupçonnes, il n'en est pas un seul qui n'ait pour toi une tendresse filiale, si tu veux leur montrer la sincérité d'un père.

LE DOGE.

Le jour tombe, quelle est la place de réunion?

ISRAEL BERTUCCIO.

A minuit je viendrai seul et masqué à l'endroit que votre altesse voudra me désigner. Je vous y attendrai, et sous ma conduite vous viendrez recevoir nos hommages et prononcer sur notre sort.

LE DOGE.

A quelle heure se lève la lune?

ISRAEL BERTUCCIO.

Tard; mais l'atmosphère est épaisse et sombre, on entend le sirocco.

LE DOGE.

A minuit donc, près de l'église, tombeau de mes ancêtres, placée sous la double invocation des apôtres Paul et Jean. Une gondole conduite par un seul rameur me fera franchir l'étroit canal qui l'entoure; trouvez-vous là.

ISRAEL BERTUCCIO.

Je n'y manquerai pas.

LE DOGE.

Pour le moment il faut vous retirer.

ISRAEL BERTUCCIO.

Oui, dans la ferme espérance que votre altesse ne faiblira pas dans ses grandes résolutions. Prince, je me retire.

(Israël Bertuccio sort.)

LE DOGE, seul.

A minuit, près de l'église Saint-Jean et Paul, où dorment mes nobles aïeux. Je me présenterai.--Pourquoi? pour tenir conseil dans l'obscurité avec de vulgaires bandits réunis par l'espoir de ruiner l'état; mais l'un de mes pères ne soulevera-t-il pas la voûte qui recèle deux Doges mes prédécesseurs; ne m'entraînera-t-il pas avec lui? Je voudrais qu'ils le pussent, car je pourrais encore jouir auprès d'eux d'une tombe glorieuse. Hélas! rejetons ces pensées pour songer seulement à ceux qui m'ont rendu indigne du grand et noble nom qui rappelait la dignité des antiques patriciens de Rome. Je le relèverai; je rehausserai dans nos annales son premier lustre en me vengeant avec délices de tout ce qu'il y a de bas dans Venise, et en affranchissant mes concitoyens. Ou bien, je succomberai, en proie aux calomnies toujours croissantes de la postérité; car elle ne sait pas épargner le nom des vaincus, et pour César et Catilina, la véritable pierre de touche de la vertu, à ses yeux, c'est le succès.

FIN DU PREMIER ACTE.

Chargement de la publicité...