Œuvres complètes de lord Byron, Tome 06: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
(La salle du conseil des Dix. Réunis à plusieurs sénateurs, pour juger
la
conspiration de Marino Faliero, ils composent ce que l'on appelait
la Junte.--Gardes, Officiers, etc., etc.)
ISRAEL BERTUCCIO et PHILIPPE CALENDARO,
prisonniers; BERTRAM, LIONI et Témoins, etc.
BENINTENDE, chef des Dix.
Maintenant, après avoir acquis la conviction de leurs nombreuses et palpables offenses, il nous reste à prononcer, sur ces hommes criminels, la sentence des lois. Devoir pénible, et pour ceux qui le remplissent, et pour ceux qui les écoutent. Hélas! pourquoi m'est-il réservé? Faut-il que la durée de ma charge soit flétrie dans tous les siècles à venir, comme se rattachant au souvenir de la trahison la plus détestable et la plus compliquée contre une république sage et libre, connue par toute la terre pour être le boulevart du christianisme, la terreur des Sarrazins, des Grecs, des schismatiques, des Huns sauvages et des Francs non moins barbares; contre une ville qui ouvrit à l'Europe la richesse de l'Inde; le dernier asile des Romains contre la tyrannie d'Attila; la reine de l'Océan, rivale plus orgueilleuse de l'orgueilleuse Gênes! Et c'est pour renverser le trône d'une telle ville, qu'ils ont exposé et déshonoré leurs vies! Laissons-les donc subir la plus juste mort.
ISRAEL BERTUCCIO.
Nous sommes prêts; vos tortures nous la font attendre avec impatience. Laissez-nous mourir.
BENINTENDE.
Si vous avez à dire quelque chose qui mérite un allégement, à votre sentence, la junte vous écoute; parlez, il en est encore tems, si vous avez quelque chose à confesser; peut-être votre salut en dépend-il.
ISRAEL BERTUCCIO.
Nous sommes prêts à entendre, non à parler.
BENINTENDE.
Nous avons la preuve entière, par l'aveu de vos complices, de vos crimes et de toutes les circonstances qui s'y rattachent: toutefois, nous désirerions recueillir de vos lèvres l'aveu complet de votre trahison. Israël, sur le bord de cet abîme mortel, dont nul ne peut revenir, la vérité seule peut vous faire obtenir quelque grâce sur la terre ou dans les cieux.--Parlez donc, quels étaient vos motifs?
ISRAEL BERTUCCIO.
Justice!
BENINTENDE.
Quel était votre but?
ISRAEL BERTUCCIO.
Liberté!
BENINTENDE.
Certes, vous êtes bref.
ISRAEL BERTUCCIO.
J'en ai pris l'habitude: je naquis soldat, et non pas sénateur.
BENINTENDE.
Par ce brusque laconisme pensez-vous forcer les juges que vous bravez à différer leur sentence?
ISRAEL BERTUCCIO.
Croyez-moi, imitez ma brièveté; je préfère cette grâce à votre pardon.
BENINTENDE.
C'est là votre seule réplique au tribunal?
ISRAEL BERTUCCIO.
Demandez, à vos tortures ce qu'elles ont arraché de nous, ou faites-en une seconde fois l'essai; il reste encore un peu de sang, quelque sensibilité dans ces membres brisés; mais vous ne l'oserez pas, car nous pourrions y mourir et si nous laissions dans vos chevalets, déjà gorgés de notre sang, le peu de vie qui nous reste; vous perdriez le profit du spectacle public par lequel vous espérez faire long-tems trembler vos esclaves. Des cris ne sont pas des mots, et l'agonie un aveu; et quand même la nature aux abois pourrait contraindre l'ame à quelques mensonges, dans l'espoir d'un court répit, une pareille affirmation n'est pas la vérité. Faut-il souffrir encore, ou bien mourir?
BENINTENDE.
Dites-nous quels étaient vos complices?
ISRAEL BERTUCCIO.
Demandez-les au peuple déplorable que vos crimes patriciens ont conduit au crime.
BENINTENDE.
Vous connaissez le Doge?
ISRAEL BERTUCCIO.
Je combattis avec lui à Zara, tandis que vous vous disputiez ici pour les charges dont vous êtes revêtus; nous exposions nos vies, tandis que vous hasardiez celle des autres, et par vos accusations, et par vos apologies; et d'ailleurs, il n'est personne dans Venise qui ne connaisse son Doge et ses grandes actions, et l'affront qu'il a reçu du sénat.
BENINTENDE.
Vous avez eu avec lui des conférences?
ISRAEL BERTUCCIO.
Je suis las, plus las même de vos interrogations que de vos tortures; je vous en prie, passez à notre jugement.
BENINTENDE.
Dans un instant.--Et vous, Philippe Calendaro, qu'avez-vous à dire qui puisse vous soustraire à la sévérité de vos juges?
CALENDARO.
Je ne fus jamais un homme à longues phrases; et, dans ce moment, j'ai peu de chose à dire qui en vaille la peine.
BENINTENDE.
Mais une nouvelle application de torture vous ferait peut-être bien changer de ton?
CALENDARO.
Il est vrai qu'elle peut le faire; la première l'a déjà fait; mais elle ne changera pas mes paroles aussi bien que mon ton, ou si cela arrivait--
BENINTENDE.
Eh bien alors?
CALENDARO.
Mes dépositions, au milieu des tortures, vaudraient-elles en justice?
BENINTENDE.
Sans le moindre doute.
CALENDARO.
Quel que fût l'accusé dont je révélasse la trahison?
BENINTENDE.
Certainement; aussitôt on instruirait son procès.
CALENDARO.
Et mon témoignage entraînerait-il pour lui peine de mort?
BENINTENDE.
Si votre déclaration était claire et complète, sa vie serait certainement en danger.
CALENDARO.
Alors, examine-toi bien, orgueilleux président! car, en présence de l'éternité qui s'entr'ouvrira devant moi, je jure que toi seul es le traître que je prétends dénoncer à la torture si l'on m'y traîne une seconde fois.
UN MEMBRE DE LA JUNTE.
Seigneur président, il est tems de procéder à leur jugement; il n'y a plus rien à tirer de ces hommes.
BENINTENDE.
Malheureux! préparez-vous à une prompte mort. La nature de votre crime, nos lois et le danger qui environne encore l'état, ne vous laissent pas une heure de répit.--Gardes, faites-les sortir, et que sur le balcon où le Doge se place dans notre solennel jeudi loc9 pour voir le combat de taureaux, justice soit faite d'eux. Que leurs membres suspendus restent exposés dans la place du jugement à la vue du peuple assemblé, et que le ciel ait pitié de leurs ames.
Note loc9: (retour) Il s'agit ici du jeudi gras, que je n'ai pu nommer littéralement dans mon texte. (Note de Lord Byron.)
LA JUNTE.
Amen!
ISRAEL BERTUCCIO.
Adieu, seigneurs, nous ne nous reverrons plus.
BENINTENDE.
Et de crainte qu'ils n'essaient de soulever la multitude,--gardes, qu'on leur bâillonne la bouche, même au moment de l'exécution;--qu'on les fasse sortir.
CALENDARO.
Comment! ne nous laissera-t-on pas dire adieu à un seul de nos amis, ne pourrons-nous conférer un dernier instant avec notre confesseur?
BENINTENDE.
Un prêtre attend dans l'antichambre; et quant à vos amis, ces sortes d'entrevues ne seraient que pénibles pour eux et entièrement inutiles pour vous.
CALENDARO.
Je savais que nous étions bâillonnés pendant notre vie, ceux du moins qui n'ont pas eu le cœur de risquer leur vie pour conquérir le droit d'ouvrir la bouche; mais dans ces derniers momens, je m'imaginais qu'on ne nous dénierait pas cette liberté de parole que l'on accorde à tous les moribonds; enfin puisque--
ISRAEL BERTUCCIO.
Eh bien! laisse-les faire, brave Calendaro! A quoi bon quelques syllabes? sachons mourir sans avoir reçu d'eux le moindre témoignage de faveur; notre sang ne criera que plus vivement vers le ciel contre eux; c'est lui qui saura mieux attester leurs infamies atroces que ne le pourrait un volume écrit ou prononcé de nos dernières paroles. Je sais que notre voix les ferait trembler;--mais ils ont peur de notre silence lui-même.--Qu'ils vivent donc au milieu de transes continuelles!--Laissons-les au démon de leurs pensées; et, quant à nous, élevons les nôtres vers le firmament. Nous emmène-t-on, enfin? nous sommes prêts.
CALENDARO.
Israël, si tu m'avais entendu, il en serait tout autrement, et ce traître trembleur, le lâche Bertram aurait reçu--
BERTRAM.
Hélas! j'espérais qu'en mourant vous me pardonniez; je n'ai pas choisi l'emploi que je remplis, on me l'a imposé; mais au moins quand je sens que rien jamais ne pourra diminuer mes remords, dites que vous me pardonnez,--et ne me regardez plus ainsi!
ISRAEL BERTUCCIO.
Je meurs, et je te pardonne.
CALENDARO.
(Il lui crache au visage.) Je meurs et je te méprise.
(Les gardes emmènent Israël Bertuccio et Philippe Calendaro.)
BENINTENDE.
Maintenant que nous en avons fini avec ces criminels, il est tems de procéder au jugement du plus grand traître dont fassent mention les annales d'aucun peuple; les preuves de l'attentat du Doge Faliero sont complètement acquises; les circonstances et la nature du crime exigent une procédure rapide: il est tems de le mander pour entendre son arrêt.
LA JUNTE.
Oui, oui.
BENINTENDE.
Avogadori, ordonnez que le Doge soit amené en présence du conseil.
UN MEMBRE DE LA JUNTE.
Et les autres, quand les fera-t-on venir?
BENINTENDE.
Quand on aura terminé avec les chefs. Les uns se sont enfuis à Chiozza; mais mille hommes environ sont à leur poursuite, et grâces aux précautions qu'on a prises en terre ferme et dans les îles, nous espérons bien qu'il n'en échappera pas un seul pour aller répandre chez les nations étrangères ses odieuses diffamations contre le sénat.
(Entre le Doge comme prisonnier; des gardes l'entourent.)
BENINTENDE.
Doge;--car tel vous êtes encore, et la loi vous conservera ce titre jusqu'à l'heure où tombera de votre tête le bonnet ducal, vous qui n'avez pu vous contenter de porter paisiblement et avec honneur une couronne plus noble que n'en peuvent conférer les empires: vous qui n'avez pas craint de comploter pour exterminer les pairs qui vous ont fait ce que vous êtes, et pour éteindre dans le sang la gloire de votre patrie,--nous avons déposé dans votre appartement et sous vos yeux toutes les preuves réunies contre vous, et jamais de plus complètes ne sont venues prouver la trahison. Qu'avez-vous à dire pour votre défense?
LE DOGE.
Que pourrais-je avoir à dire, quand ma défense doit être votre condamnation? N'êtes-vous pas à la fois agresseurs et accusateurs, juges et exécuteurs?--Usez de votre pouvoir.
BENINTENDE.
Les autres chefs vos complices ayant tout avoué, il ne vous reste plus d'espoir.
LE DOGE.
Et qui sont-ils?
BENINTENDE.
Fort nombreux; mais vous avez devant vous le premier d'entre eux, Bertram de Bergamo.--Désirez-vous l'interroger?
LE DOGE, l'ayant regardé avec mépris.
Non.
BENINTENDE.
Deux autres, Israël Bertuccio et Philippe Calendaro ont reconnu qu'ils avaient eu pour complice de leur trahison le Doge.
LE DOGE.
Et où sont-ils?
BENINTENDE.
Où ils doivent être: ils répondent maintenant au ciel de ce qu'ils ont fait sur la terre.
LE DOGE.
Quoi! c'en est fait du Brutus plébéien et du bouillant Cassius de notre arsenal! Comment ont-ils supporté leur condamnation?
BENINTENDE.
Songez à la vôtre; elle approche. Ainsi donc, vous refusez de vous justifier?
LE DOGE.
Je ne puis me défendre devant mes inférieurs, ni reconnaître le droit que vous vous arrogez de me juger. Montrez-moi la loi.
BENINTENDE.
Dans les cas extrêmes la loi doit être renouvelée ou corrigée; nos pères n'avaient pas songé à fixer le châtiment d'un pareil crime; et c'est ainsi que les anciennes tables romaines n'avaient pas prévu la sentence du parricide; car ils ne pouvaient déterminer une peine pour ce qui n'avait pas de nom, pour ce qui n'était pas regardé comme possible dans leurs grandes ames. Eh! qui l'eût prévu, que l'on en viendrait jamais à comprendre l'attentat énorme d'un fils contre son père et d'un prince contre ses états? Votre crime nous a forcés de porter une loi qui formera dans la suite comme un précédent contre les hommes assez audacieux pour vouloir gravir jusqu'à la tyrannie par la trahison; ambitieux qu'un sceptre ne saurait contenter, tant qu'ils ne l'ont pas transformé en un glaive à deux tranchans! La dignité de Doge ne pouvait-elle donc vous suffire? Quelle principauté cependant plus noble que celle de Venise?
LE DOGE.
La principauté de Venise! ah! vous m'avez trompé,--vous qui siégez ici, traîtres que vous êtes! J'étais votre égal par ma naissance, votre supérieur par mes hauts faits; vous m'avez ravalé au-dessous de vous; vous m'avez arraché aux travaux honorables auxquels je m'étais dévoué dans la terre étrangère, sur les flots, dans les camps, dans les cités lointaines; vous m'avez choisi comme victime pour monter la tête couronnée, mais les membres enchaînés, sur l'autel dont seuls vous étiez les pontifes. Je l'ignorais; je ne l'ai point recherché ni demandé, je ne songeais même pas à votre choix; il vint me surprendre à Rome, et de suite j'obéis. Mais en rentrant à Venise, je m'aperçus qu'outre l'inquiète vigilance qui vous a toujours déterminés à déjouer et à pervertir les meilleures intentions de votre souverain, vous aviez encore, pendant l'interrègne de mon voyage de Rome à cette ville, affaibli et mutilé les faibles privilèges laissés à mes prédécesseurs. Tout cela je l'ai supporté; je n'aurais pas même cessé de le faire si votre dépravation n'avait pas été jusqu'à flétrir l'honneur de mes propres foyers. Et c'est lui, c'est l'infâme Steno qui m'a déshonoré que je vois maintenant siéger parmi vous! juge en effet bien digne d'un pareil tribunal!
BENINTENDE, l'interrompant.
Michel Steno est l'un des Quarante; il siége ici en vertu de son office, les Dix ayant pris dans le sein du sénat une junte de patriciens pour les seconder dans l'instruction d'un procès aussi grave et jusqu'à présent inouï. Steno fut relevé de la peine prononcée contre lui, attendu que le Doge, protecteur naturel de la loi, ayant conspiré pour abroger toutes les lois, ne pouvait réclamer son châtiment en vertu des statuts qu'il foulait aux pieds et violait lui-même.
LE DOGE.
Son châtiment! J'aime mieux le voir siéger au milieu de vous et se gorger de mon sang, que satisfaisant à la peine dérisoire que votre lâche et mensongère justice lui avait infligée. Son crime était infâme; c'était de la candeur comparée à la protection que vous lui avez accordée.
BENINTENDE.
Se peut-il donc que le grand Doge de Venise, la tête courbée sous les honneurs et sous le poids de quatre-vingts années, ait assez écouté les inspirations de sa colère pour fouler aux pieds tout sentiment de prudence, de crainte et de loyauté; tout cela pour avoir été provoqué par l'étourderie d'un jeune homme?
LE DOGE.
Une étincelle produit la flamme, une goutte d'eau fait déborder la coupe, et la mienne était dès long-tems remplie. Vous opprimiez et le peuple et le prince; moi j'ai voulu les affranchir, et la fortune a trompé mon double espoir. En triomphant, ma récompense était la gloire, la vengeance et la victoire; Venise, grâces à moi, rivalisait avec la Grèce et Syracuse, alors qu'elles furent affranchies et devinrent l'admiration du monde. Mon nom se joignait à ceux de Gélon et de Thrasybule. Mais ayant échoué, ma défaite est, je le sais, l'infamie présente et la mort. Les siècles futurs jugeront; Venise sera libre ou ne sera plus. Jusqu'alors la vérité est en suspens. N'hésitez pas; je n'aurais eu nulle merci, je n'en demande aucune. J'ai joué ma vie sur une haute chance; j'ai perdu, prenez ce que vous avez gagné. J'aurais voulu rester seul debout sur vos tombes; maintenant vous pouvez marcher sur la mienne, et la fouler aux pieds, comme vous avez auparavant foulé mon cœur.
BENINTENDE.
Ainsi vous avouez votre crime, et reconnaissez la justice de notre tribunal?
LE DOGE.
J'avoue que je suis vaincu: la fortune est femme; jeune elle m'avait prodigué ses faveurs; j'eus tort d'espérer, en approchant de ma dernière heure, qu'elle me sourirait encore.
BENINTENDE.
Ainsi vous ne songez pas à contester notre équité?
LE DOGE.
Nobles Vénitiens, ne me fatiguez pas de questions; je suis résigné à tout; mais il est encore dans mon sang quelques gouttes de celui de mes glorieux jours, et je n'ai pas une patience infatigable. Épargnez-moi donc; je vous prie, de nouvelles interrogations; elles ne servent à rien, sinon à soulever des débats au milieu de votre jugement; je ne pourrais vous répondre que pour vous offenser, et satisfaire vos ennemis déjà assez nombreux. Je sais que ces murs épais n'offrent aucun écho, mais les murs ont des oreilles; bien plus, ils ont des langues; et si la vérité n'avait d'autre moyen de retentir, vous qui me condamnez, vous que je fais trembler encore à l'instant où vous m'immolez, vous ne pourriez déposer silencieusement dans votre tombe les paroles bonnes ou mauvaises que je vous ferais entendre; le secret serait au-dessus de vos ames: ne réveillez donc pas ma voix, si ce n'est dans la crainte d'un danger pire que celui auquel vous venez d'échapper. Telle serait ma défense si je songeais à la fendre fameuse; car les paroles vraies sont des choses, et celles d'un homme mourant, des choses qui survivent long-tems, et souvent même se chargent de le venger. Étouffez les miennes si vous avez l'espoir de vivre long-tems; après moi; profitez de ce conseil, et du moins si vous avez trop souvent excité mon indignation pendant ma vie, laissez-moi mourir tranquille. Cette grâce ne peut pas vous coûter;--je ne nie rien, je ne justifie, je ne demande rien, seulement je désire de moi-même le silence, et de la cour une sentence.
BENINTENDE.
Cette adhésion complète nous épargne la cruelle nécessité d'ordonner la torture pour obtenir la vérité entière.
LE DOGE.
La torture! mais vous me l'avez imposée chaque jour depuis que je suis Doge; si vous voulez y ajouter les tourmens corporels, vous en êtes libres; ces membres, déjà affaiblis par l'âge, ne résisteront pas à vos chevalets; mais il y a quelque chose dans mon cœur qui saura défier vos supplices.
(Entre un officier.)
L'OFFICIER.
Nobles Vénitiens, la duchesse Faliero implore son admission en présence de la junte.
BENINTENDE.
Pères Conscrits loc10, décidez si nous devons l'admettre.
Note loc10: (retour) Les sénateurs vénitiens prenaient comme ceux de Rome le titre de Pères Conscrits.
UN MEMBRE DE LA JUNTE.
Elle peut avoir à faire d'assez importantes révélations pour nous décider à l'entendre.
BENINTENDE.
Est-ce là la volonté générale?
TOUS.
Oui.
LE DOGE.
Oh! Venise, que tes lois sont admirables! Elles veulent laisser parler la femme dans l'espoir qu'elle témoignera contre son époux. Quelle gloire pour les chastes Vénitiennes! Mais il est naturel que des calomniateurs de tous les genres de vertus, tels que les juges d'un pareil tribunal, suivent complètement leur vocation. Cependant, lâche Steno! si cette femme dément en ce moment toute sa vie, je te pardonne ton mensonge et ton impunité, ma mort violente et ta vie infâme.
(La duchesse entre.)
BENINTENDE.
Madame, bien que votre demande soit extraordinaire, le tribunal, dans sa justice, consent à vous l'accorder; et quels que soient vos motifs, nous vous prêterons l'oreille avec tout le respect dû à vos ancêtres, à votre rang et à vos vertus. Vous pâlissez!--Qu'on porte secours à madame, et que sur-le-champ on apporte un siége.
ANGIOLINA.
C'était un moment de faiblesse.--Il est passé. Veuillez me pardonner; mais je ne m'assiérai pas en présence de mon prince et de mon époux, quand lui-même reste debout.
BENINTENDE.
Comme il vous plaira, madame.
ANGIOLINA.
Des bruits étranges et trop fondés, si je m'en rapporte à ce que je vois, ont frappé mon oreille: je viens pour connaître toute l'étendue de mon malheur. Pardonnez la brusquerie de mon entrée et de mes premières sensations. C'est,--hélas! je ne puis parler,--je ne puis prononcer une question; mais je vous entends, vous détournez les yeux, et vos fronts sourcilleux me répondent avant que j'aie parlé.--Oh Dieu! c'est donc là le silence de la tombe!
BENINTENDE, après un moment de pause.
Épargnez-nous, épargnez à vous-même le nouveau récit de l'inexorable devoir que nous avons à remplir envers le ciel et cet homme.
ANGIOLINA.
Non, parlez; je ne puis,--il m'est impossible de jamais ajouter foi à de pareilles choses.--Est-il donc condamné?
BENINTENDE.
Hélas!
ANGIOLINA.
Et serait-il donc coupable?
BENINTENDE.
Madame, dans un pareil moment, nous devons pardonner ce doute, et l'attribuer naturellement au trouble de vos pensées; autrement, une telle question serait une haute offense contre la justice de ce tribunal suprême. Mais interrogez le Doge lui-même; s'il conteste les preuves réunies contre lui, croyez-le, nous y consentons, innocent comme vous-même.
ANGIOLINA.
Serait-il vrai? mon seigneur!--mon souverain,--l'ami de mon pauvre père, le héros des combats, le sage des conseils; ne démentirez-vous pas les paroles de cet homme!--Vous vous taisez!
BENINTENDE.
Il a déjà confessé lui-même son crime; et maintenant, comme vous voyez, il ne le nie pas encore.
ANGIOLINA.
Non, il ne peut pas mourir. Épargnez le reste de ses années, le chagrin et le repentir les réduiront en un petit nombre de jours. Un moment de crime imaginaire effacera-t-il à vos yeux seize lustres de services et de gloire?
BENINTENDE.
Il subira sa peine, sans la moindre rémission de tems, sans pardon et sans sursis:--c'est une chose décrétée.
ANGIOLINA.
Il serait coupable qu'il pourrait encore espérer miséricorde.
BENINTENDE.
Non pas dans le cas où il se trouve, la justice s'y oppose.
ANGIOLINA.
Hélas! monseigneur, l'extrême justice est de la cruauté; qui pourrait vivre sur la terre, si l'on jugeait toujours justement?
BENINTENDE.
Le salut de l'état exige qu'il soit puni.
ANGIOLINA.
L'état? comme sujet, il l'a servi; l'état? comme général, il l'a sauvé; l'état? comme souverain, n'est-ce pas à lui à le gouverner?
UN MEMBRE DE LA JUNTE.
Il l'a trahi, il a conspiré contre lui; c'est un traître.
ANGIOLINA.
Mais sans lui existerait-il un état à sauver ou à détruire? et vous-mêmes, qui prononcez aujourd'hui la mort de votre libérateur, sans lui, vous agiteriez maintenant, en gémissant, quelque rame de galère musulmane; ou, chargés de fer, vous creuseriez, chez les Huns, quelque mine souterraine.
UN MEMBRE DU CONSEIL.
Non, madame, il en est qui préfèrent la mort à l'esclavage.
ANGIOLINA.
S'il en est ainsi dans cette enceinte, tu n'es certainement pas du nombre; les vrais braves sont généreux dans le malheur.--Mais n'y a-t-il donc pas d'espoir?
BENINTENDE.
Madame, vous ne pouvez en conserver.
ANGIOLINA, se tournant vers le Doge.
Meurs donc, Faliero, puisqu'il le faut, mais toujours avec la grande ame de l'ami de mon père. Tu as commis un grand attentat, du reste à moitié justifié par la scélératesse de ces hommes. Je les aurais bien implorés:--je les aurais priés; je les aurais suppliés comme le mendiant affamé qui demande du pain.--J'aurais pleuré, en embrassant leurs genoux, comme un jour ils feront en demandant miséricorde à Dieu, qui leur répondra comme ils me répondent. Mais cet abaissement eût été indigne de ton nom et du mien; la cruauté qui brille dans leurs yeux glacés annonce assez que leur cœur est dévoré de rage. Ainsi donc, supporte en prince ta destinée.
LE DOGE.
J'ai vécu trop long-tems pour ne pas avoir appris à mourir. Ta démarche auprès de ces hommes était le bêlement de l'agneau devant le boucher, ou les cris des matelots devant la tempête. Je n'accepterais pas une vie éternelle, s'il fallait la devoir à des scélérats dont j'essayai de délivrer les nations qu'ils tyrannisaient.
MICHEL STENO.
Doge, un mot à toi et à cette noble dame que j'ai si gravement offensée. Pourquoi le chagrin, le remords et la honte qui m'accablent ne peuvent-ils effacer l'inexorable passé! Mais puisque je ne dois pas l'espérer, qu'au moins notre nom de chrétien nous détermine à nous dire un dernier, un sincère adieu. Je ne demande pas, pour mon repentir, que vous me pardonniez: j'implore votre compassion; et, malgré leur peu de mérite, je vous consacre, à l'avenir, toutes mes prières.
ANGIOLINA.
Sage Benintende, vous êtes aujourd'hui le juge suprême de Venise; c'est à vous que je m'adresserai pour répondre à ce patricien. Dites, à l'infâme Steno, que jamais ses paroles n'ont fait, sur l'esprit de la fille de Lorédan, d'autre impression que celle d'une pitié passagère; et plût à Dieu que d'autres se fussent contentés de ressentir la même compassion dédaigneuse. Sans doute, je préfère mon honneur à un millier de vies, si je pouvais me les donner; mais je ne voudrais pas qu'une seule autre vie fût sacrifiée pour conserver ce que ne peut blesser aucun homme, je veux parler de ce sentiment de la vertu qui ne cherche pas sa récompense dans l'estime des autres, mais dans la sienne propre. Pour moi, ses expressions de mépris n'étaient que le souffle des vents pour les rochers sauvages. Mais hélas! il est des esprits d'une sensibilité plus délicate, et que de pareilles atteintes bouleversent, ainsi que la tempête sur la surface des flots; des ames pour lesquelles l'ombre du déshonneur se transforme en une réalité plus terrible que la mort présente et future; des hommes dont le vice est de se révolter contre les excès du vice, et qui, jaloux de leur gloire, comme l'aigle de son aire inaccessible, sont glacés pour les plaisirs, et insensibles à l'aiguillon de la peine, dès que le nom qui servait de base à leurs espérances leur semble flétri. Puisse ce que nous voyons, éprouvons et souffrons devenir une leçon pour les êtres dégradés qui songeraient à jeter leur venin sur des hommes d'une trempe supérieure; ce n'est pas la première fois que de vils insectes ont rendu le lion furieux. Une flèche, dirigée vers la terre, fit mourir le brave des braves; Troie fut mise en cendres par suite du déshonneur d'une femme, et le déshonneur d'une autre femme chassa pour jamais les rois de Rome; un mari injurié conduisit les Gaulois à Clusium, et de là à Rome, qui ne put relever de long-tems sa tête orgueilleuse; un geste obscène coûta la vie à Caligula, dont le monde entier avait si long-tems supporté la cruauté; le déshonneur d'une vierge fit de l'Espagne une province mauresque: et la calomnie de Steno, renfermée en deux lignes d'une révoltante grossièreté, aura décimé Venise, mis en danger un sénat qui comptait huit cents années d'existence, détrôné un prince, fait voler sa royale tête, et forgé de nouvelles chaînes pour un peuple déjà trop accablé. Puis, à présent, que le malheureux, cause de tout cela, en soit fier comme cette courtisane qui mit Persépolis en cendres, il en est le maître.--C'est là un triomphe digne de lui! mais qu'il n'insulte pas aux derniers momens de celui qui, quel qu'il soit maintenant, fut un héros; qu'il lui épargne l'ironie de ses prières; rien de pur ne peut venir d'une source empoisonnée; nous ne voulons rien avoir de commun avec lui, ni maintenant, ni jamais; nous le laissons à lui-même, c'est-à-dire au dernier abîme de l'humaine bassesse. On pardonne aux hommes, mais non pas aux reptiles; et nous n'éprouvons rien pour Steno, pas même du ressentiment. C'est aux êtres de son espèce qu'il convient de piquer; c'est aux hommes véritables à le souffrir: telle est la condition de la vie. Celui qui meurt de la morsure du serpent peut bien l'écraser, mais il n'a pas de colère. Le reptile avait obéi à son instinct; et il est des hommes dont l'ame est plus rampante que le corps des insectes qui vivent des dépouilles de la tombe.
LE DOGE, à Bénintende.
Seigneur, achevez ce qui vous semble votre devoir.
BENINTENDE.
Avant de procéder à ce devoir, nous devons prier la princesse de se retirer; il serait trop pénible pour elle d'en être le témoin.
ANGIOLINA.
Je sais qu'il faudra souffrir, mais je suis résignée; c'est mon devoir, je ne quitterai mon époux que par force. Achevez: vous n'avez à redouter ni cris ni larmes; ni gémissemens, je saurai me taire malgré le déchirement de mon cœur. Parlez! j'ai dans moi de quoi résister à tout.
BENINTENDE.
Marino Faliero, doge de Venise, comte de Val di Marino, sénateur et jadis général de la flotte et de l'armée, noble Vénitien, maintes et fréquentes fois revêtu des hauts emplois de la république, et enfin du premier de tous, prête l'oreille à la sentence de tes juges. Convaincu par une foule de preuves et de témoignages, et par tes propres aveux, du crime de félonie et de trahison, crimes jusqu'alors inouïs, nous te condamnons à la mort. Tes biens sont confisqués au profit de la république, ton nom ne sera jamais prononcé, si ce n'est le jour solennel où nous rendrons au ciel des actions de grâces pour nous avoir en ce jour miraculeusement délivrés. Ainsi ta place est marquée dans nos calendriers auprès des tremblemens de terre, des pestes, des invasions étrangères et du grand ennemi du genre humain; comme eux, tu deviendras l'occasion de nos prières ferventes vers le ciel, dont la bonté nous sauva des effets de ta scélératesse. La place où tu devais, comme Doge, être peint auprès de tes illustres prédécesseurs sera laissée vide, et un voile de deuil sera jeté sur ces fatales paroles gravées au lieu de tes traits: Cette place est celle de Marino Faliero, décapité pour ses crimes.
LE DOGE.
Quels crimes? Ne serait-il pas mieux de rappeler les faits, afin qu'en voyant l'inscription l'on puisse approuver, ou du moins connaître le genre de crime? Quand vous dites qu'un Doge a conspiré, n'en cachez pas la véritable cause:--cela tient à votre histoire.
BENINTENDE.
Le tems se chargera d'y répondre, et nos fils jugeront le jugement de leurs pères, que je prononce en ce moment. Comme Doge, revêtu du manteau et du bonnet ducals, tu seras conduit au haut de l'Escalier du Géant, où tu fus investi du pouvoir, toi et tous nos autres princes; la couronne ducale sera d'abord déposée à l'endroit où d'abord on l'avait prise pour te l'offrir; ta tête sera séparée de ton corps, et le ciel ait merci de ton ame!
LE DOGE.
C'est la sentence de la junte?
BENINTENDE.
Oui.
LE DOGE.
Je la supporterai.--Et le tems?
BENINTENDE.
Il est venu.--Fais ta paix avec Dieu, tu paraîtras devant lui dans une heure.
LE DOGE.
Je suis prêt; mon sang s'élèvera vers le ciel avant l'ame de ceux qui l'auront répandu.--A-t-on confisqué toutes mes terres?
BENINTENDE.
Toutes: tes biens, tes joyaux, tes trésors de toute espèce, sauf deux mille ducats;--tu peux en disposer.
LE DOGE.
Cela est rigoureux; j'espérais que l'on ne saisirait pas les terres que je possédais près de Trévise, et que je tiens de Lawrence, l'évêque--comte de Ceneda. On les avait données en fief perpétuel à moi-même et à mes héritiers, et je pensais pouvoir les diviser (laissant d'ailleurs à votre confiscation mes dépouilles de ville, mes trésors et mon palais) entre ma femme et mes parens.
BENINTENDE.
Ces derniers sont au ban de la république; le premier d'entre eux, ton neveu, est en péril de sa vie; mais pour le moment le conseil diffère son jugement; et si tu souhaites pour la princesse ta veuve une dotation, tu n'as rien à craindre, nous saurons pourvoir à son avenir.
ANGIOLINA.
Non, seigneur, je n'aurai point de part dans votre butin. A compter de ce jour, sachez que j'appartiens à Dieu seul. Mon refuge est un cloître.
LE DOGE.
Allons! l'heure sera pénible; mais elle aura un terme. Ai-je encore à faire autre chose qu'à mourir?
BENINTENDE.
Vous n'avez plus qu'à vous confesser et cesser de vivre. Le prêtre est habillé, le cimeterre est nu: l'un et l'autre vous attendent.--Mais surtout ne pensez pas parler aux citoyens; des milliers d'entre eux assiégent les portes; elles leur seront fermées: les Dix, les Avogadori, la junte et le chef des Quarante seront les seuls témoins de l'exécution. Ils sont prêts à former l'escorte du Doge.
LE DOGE.
Du Doge!
BENINTENDE.
Oui, du Doge! tu as vécu, tu mourras notre prince; et jusqu'au moment qui précédera immédiatement la séparation de ton corps et de ta tête, cette tête et la couronne ducale demeureront unies. En t'abaissant jusqu'à conspirer avec des traîtres obscurs, tu as oublié la dignité dont tu étais revêtu; nous ne t'imiterons pas; et dans l'instant même où nous ferons justice de ton crime, nous te traiterons en souverain. Tes vils complices sont morts de la mort des dogues et des loups; mais toi, tu devras expirer comme le lion au milieu des chasseurs, c'est-à-dire entouré de ceux qui donnent à ton sort des larmes généreuses, et qui déplorent les conséquences funestes et rigoureuses de tes emportemens extrêmes et de tes royales fureurs. Maintenant nous allons te laisser te préparer; songe à mettre à profit le peu de tems qui te reste. Nous serons tes guides sur la place où nous jurâmes autrefois de te servir comme prince, où nous nous séparerons encore de toi comme tels.--Gardes! escortez le Doge jusqu'à son appartement.
SCÈNE II.
(Appartement du Doge.)
LE DOGE prisonnier et LA DUCHESSE.
LE DOGE.
Maintenant que le prêtre est parti, il serait inutile de vouloir prolonger ces instans d'affliction; encore une angoisse, celle de notre séparation, et j'aurai épuisé les derniers grains de sable qui restent sur l'heure qu'on m'a accordée; j'en aurai fini avec le tems.
ANGIOLINA.
Hélas! et c'est moi qui suis la cause, l'innocente cause de vos malheurs! C'est pour ce funeste mariage, pour cette union sinistre que tu promis d'accomplir à mon père, au moment de sa mort, c'est pour elle que tu sacrifies aujourd'hui ta propre vie.
LE DOGE.
Non, non, il y eut toujours dans mon esprit quelques pressentimens d'un grand revers de fortune; la merveille, c'est qu'il vienne aussi tard;--et pourtant on me l'avait prédit.
ANGIOLINA.
On vous l'avait prédit? et comment?
LE DOGE.
Il y a longues années,--si longues que j'hésiterais à le croire si nos annales n'en gardaient le souvenir. Tandis que j'étais jeune, et que je servais le sénat et la seigneurie comme podestat et capitaine de Trévise, un jour de fête, l'évêque indolent qui portait la sainte hostie excita mon impatience en tardant long-tems, et en répondant avec arrogance à mes reproches; je levai la main, je le frappai, au point de le faire fléchir sous son fardeau. En se redressant de terre, il leva dans sa pieuse colère ses tremblantes mains vers le ciel, puis, les ramenant vers l'hostie qu'il avait laissé échapper, il me dit, en me lançant un regard terrible: «L'heure viendra où celui que tu as renversé te renversera toi-même; la gloire sortira de ta maison, la sagesse se départira de ton ame, et dans le tems où ton esprit aura acquis toute sa maturité, un délire de cœur s'emparera de toi; la passion te déchirera dans l'âge où toutes les passions reposent chez les autres hommes, ou se transforment en vertus; et la couronne qui relève la majesté des autres têtes ne ceindra la tienne que pour la faire tomber; les plus grands honneurs ne seront pour toi que les hérauts de ta ruine; les cheveux blancs seront pour toi le signal du déshonneur et de la mort, mais non pas de la mort qui attend les vieillards.» Après ces mots, il s'éloigna.--Et voici que l'heure est venue.
ANGIOLINA.
Et comment, après cet avertissement, n'as-tu pas tenté de conjurer ce moment fatal, et de faire oublier, à force de repentir, ce que tu avais fait?
LE DOGE.
Je l'avouerai, les paroles de ce prêtre m'atteignirent au cœur au milieu des illusions de la vie; je me les rappelai comme si quelque voix de spectre me les avait fait entendre au milieu d'un songe. Je me repentis; mais ce n'était pas à moi à changer d'habitude: ce qui devait être, je ne le pouvais prévenir, je ne songeais pas à le craindre. Et bien plus, tu ne peux avoir oublié ce que tout le monde se rappelle. Le jour que je revins ici comme Doge à mon retour de Rome, un nuage d'une étrange obscurité vint tout d'un coup se placer au devant du Bucentaure, semblable à la vapeur pyramidale qui guidait Israël à sa sortie d'Égypte. Notre pilote en fut aveuglé; il s'égara, et au lieu de nous débarquer, suivant l'usage, à la riva della Paglia, il nous mit à terre au milieu des piliers de Saint-Marc, où l'on a coutume d'exécuter les criminels d'état.--Aussi toute la ville de Venise frémit-elle d'épouvante à ce présage.
ANGIOLINA.
Hélas! que sert-il maintenant de rappeler tout cela?
LE DOGE.
Mais je trouvais matière de réconfort dans la pensée que ces choses étaient l'œuvre du destin; j'aime mieux céder aux dieux qu'aux hommes, et courber la tête sous les coups du destin, que de voir dans ces êtres aussi vils que la boue, et aussi faibles que vils, quelque chose de plus que les instrumens de la toute-puissance divine. Par eux-mêmes ils ne pourraient rien;--comment seraient-ils les vainqueurs de celui qui tant de fois a vaincu pour eux?
ANGIOLINA.
Employez en inspirations plus salutaires les minutes qui vous restent, et que votre ame, en paix même avec ces malheureux, prenne son essor vers le ciel.
LE DOGE.
Je suis en paix; la paix, née de la conviction qu'une heure viendra où les enfans de leurs enfans, où cette orgueilleuse cité, où ces flots azurés, où tout ce qui fait aujourd'hui la gloire et la puissance de ces lieux, seront désolés et maudits, l'objet de l'exécration et du mépris de toutes les nations, une Carthage, une Tyr, la Babel de l'Océan.
ANGIOLINA.
Oh! ne parle pas ainsi; la colère enfle encore tes lèvres dans cet instant solennel; tu t'abuses, toi, toi-même, et ne peux plus leur faire injure.--Reprends quelque sérénité.
LE DOGE.
Je suis dans l'éternité, mes yeux y plongent, et j'y contemple--oui, j'y vois aussi clairement que je vois ici, pour la dernière fois, ta douce figure,--les jours de destruction, que le tems fera naître contre ces murs, baignés par les flots, et contre ceux qu'ils protégent.
GARDE. Elle arrive à la hâte.
Doge de Venise, les Dix attendent votre altesse.
LE DOGE.
Adieu donc, Angiolina,--que je t'embrasse encore!--Oublie le vieillard, qui fut pour toi un époux passionné, mais, hélas! bien funeste.--Conserve quelque amour pour ma mémoire;--pendant ma vie, je ne l'eusse pas demandé; mais, aujourd'hui, en voyant toutes mes impressions mauvaises calmées, tu jugeras de moi, sans doute, avec plus de bienveillance. Du reste, de tout le fruit de tant d'années, la gloire, l'opulence, l'autorité, l'honneur et le nom, toutes choses qui forcent à répandre quelques fleurs même sur la tombe, je ne laisse rien, pas même un peu d'amour, d'amitié ou d'estime; rien, pas même assez pour inspirer à la vanité de mes parens quelques mots d'épitaphe. J'ai, en une heure, perdu le fruit de ma vie passée; je me suis ravi tous les biens, à l'exception de ce cœur pur, aimable et vertueux, qui souvent se rappellera mon nom, avec une douleur plutôt inénarrable que bruyante.--Tu deviens pâle.--Hélas! elle fléchit, elle n'a plus ni pouls, ni respiration! Gardes, portez-lui votre aide; je ne puis la laisser en cet état, et pourtant il vaut mieux le faire; chacun de ces momens, privés de vie, lui épargne une angoisse; et quand elle secouera cette mort instantanée, je serai en face de l'Éternel.--Appelez ses femmes.--Encore un regard!--Comme sa main est glacée! glacée comme la mienne le sera avant qu'elle ne se réveille.--Songez à lui donner d'empressés secours, et recevez mes derniers remerciemens.--Je suis prêt.
(Les femmes d'Angiolina entrent et entourent leur maîtresse évanouie. Le Doge et les gardes sortent.)
SCÈNE III.
(La cour du palais ducal: les portes extérieures sont fermées au peuple.)
LE DOGE s'avance dans son costume ducal, précédé du conseil des Dix et des autres sénateurs, suivi par les gardes, jusqu'à ce qu'ils arrivent au dernier pas de l'escalier du Géant; l'exécuteur s'y trouve avec son épée nue. Aussitôt l'arrivée du Doge, l'un des Dix lui ôte le bonnet ducal.
LE DOGE.
Ainsi, maintenant; il n'y a plus de Doge, et je suis toujours Marino Faliero. C'est bien; quoique ce ne soit que pour un moment. Là, je fus couronné; et là, j'en atteste le ciel, je résigne avec bien plus de joie ce hochet de parade, ce fatal et ridicule ornement que je reçus autrefois.
L'UN DES DIX.
Tu trembles, Faliero!
LE DOGE.
C'est donc de vieillesse loc11.
Note loc11: (retour) Cette réponse est précisément celle de Bailly, maire de Paris, à un Français qui lui faisait le même reproche, comme il marchait à la mort, dans les premiers tems de la république française. Je trouve, en relisant Venise sauvée, depuis la composition de cette tragédie, une réplique semblable faite par Renaud, dans une autre occasion, et d'autres coïncidences nées du sujet. Je n'ai pas besoin de rappeler au très-bienveillant lecteur que de pareilles rencontres sont accidentelles; il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler combien il est facile de découvrir le plagiat, si l'on voulait s'en rendre coupable à l'égard d'une pièce aussi jouée et aussi souvent lue que le chef-d'œuvre d'Otway. (Note de Lord Byron.)
BENINTENDE.
Faliero! te reste-t-il à demander au sénat quelque chose qui puisse se concilier avec la justice?
LE DOGE.
Je recommanderais volontiers mon neveu à sa merci, ma femme à sa justice; car je pense que ma mort, et une mort pareille, doit avoir calmé tout ressentiment entre l'état et moi.
BENINTENDE.
On aura égard à cela, bien que ton crime soit inoui dans nos fastes.
LE DOGE.
Inoui, sans doute. Il n'est pas une histoire qui ne présente un millier de conspirateurs couronnés contre le peuple; mais, pour le rendre libre, un seul prince est mort, et un autre va mourir.
BENINTENDE.
Et qui sont ceux qui tombèrent pour une telle cause?
LE DOGE.
Le roi de Sparte et le doge de Venise,--Agis et Faliero.
BENINTENDE.
As-tu quelque chose encore à dire ou à faire?
LE DOGE.
Puis-je parler?
BENINTENDE.
Tu le peux; mais souviens-toi que le peuple est dehors et loin de la portée de la voix humaine.
LE DOGE.
Ce n'est pas à l'homme que je parle, c'est au tems et à l'éternité dont je vais faire partie; vous, élémens de la matière que j'ai hâte de dépouiller, laissez ma voix dominer sur votre enveloppe, comme un pur esprit! Ondes bleues qui portâtes ma bannière, vents qui la gonfliez comme si vous la voyiez avec amour, et qui vous glissiez dans mes voiles déployées comme pour assister à de nombreux triomphes! terre natale pour laquelle j'ai répandu mon sang; terre étrangère que j'humectais avec tant d'ardeur de mes nombreuses blessures; monumens sur lesquels mon sang ne tombera pas, mais s'élèvera vers le ciel; firmament qui les recevras; soleil qui éclaires toutes ces choses, et toi enfin qui allumes et entretiens les soleils,--je vous atteste que je ne suis pas innocent;--mais ceux-ci sont-ils donc sans crimes? Je meurs, mais je serai vengé. Des siècles lointains flottent sur l'abîme du tems; mes yeux, avant de se fermer, y découvrent la sentence de cette altière cité, et je laisse à jamais sur elle et sur ses héritiers ma malédiction!--Oui, chaque jour rapproche silencieusement l'heure où celle qui construisit un boulevard contre Attila cédera elle-même et cédera bassement sous la main d'un bâtard Attila, sans même verser pour sa dernière défense autant de sang qu'en vont répandre ces veines déjà si souvent entr'ouvertes pour lui servir de bouclier.--Elle sera vendue et payée pour être l'apanage de ceux qui la mépriseront!--Elle tombera du rang d'empire à celui de province, du nom de capitale à celui de petite ville, avec des esclaves pour sénateurs, des mendians pour patriciens, des agens de prostitution pour peuple loc12. Alors, quand, en riant sur toi dédaigneusement, le Juif se promènera dans tes palais loc13, le Hun devant tes places orgueilleuses, et le Grec dans tes marchés; quand tes patriciens demanderont leur pain amer dans les rues les plus étroites, et rappelleront douloureusement leur ancienne noblesse comme un titre de plus à la pitié; alors, quand le petit nombre de ceux qui auront retenu quelques débris de l'héritage de leurs aïeux bourdonneront autour du lieutenant de quelque vice-gouverneur des rois barbares, jusque dans le palais où ils siégèrent comme souverains, jusque dans le palais où ils mirent à mort leur souverain; fiers de quelque reste de noblesse qu'ils auront avilie, ou nés de quelque femme adultère qui se sera fait gloire de s'être livrée au large gondolier, ou au soldat étranger; fiers d'une telle bâtardise qu'ils citeront avec complaisance jusqu'à la troisième génération;--quand les enfans seront placés au dernier échelon de l'existence, rendus par leurs vainqueurs les esclaves des peuples vaincus, méprisés des lâches par leur lâcheté plus grande encore, méprisés, même des hommes vicieux, pour des vices qui, dans leur énormité monstrueuse, ont porté à tous les codes de lois le défi de les décrire où de les nommer; alors, quand de l'île de Chypre, aujourd'hui soumise à ton empire, tu n'auras hérité que de sa honte pour tes filles; quand elles passeront dans le monde entier en proverbe pour leur infâme prostitution;--quand tu rassembleras dans tes murs toutes les calamités des nations conquises, le vice sans splendeur, le péché sans l'excuse de l'amour pour le farder; mais partout les habitudes de la plus grossière débauche, des libertins sans passion et livrés à cette froide et savante incontinence qui fait un art des dépravations de la nature;--quand tout cela et de plus grands maux encore pèseront sur toi, que ton sourire sera sans allégresse, tes divertissemens sans plaisir, ta jeunesse sans honneur, ta vieillesse sans respect; quand la faiblesse, l'inertie et le sentiment d'un malheur contre lequel tu ne pourras lutter, et trembleras de murmurer, auront fait de toi le dernier et le pire des déserts peuplés; alors, dans le dernier soupir de ton agonie, entourée de tes nombreux meurtriers, souviens-toi de moi! toi, caverne de gens qui ont soif du sang des princes loc14! prison des eaux, Sodome des mers, je te dévoue aux dieux infernaux, toi et ta race de vipère. (Ici le Doge se tournant vers le bourreau.) Esclave, fais ton office; frappe comme j'ai frappé l'ennemi! frappe comme j'aurais frappé ces tyrans! frappe aussi fortement que ma malédiction! frappe et d'un seul coup!
Note loc12: (retour) Si cette peinture dramatique semblait chargée, qu'on jette les yeux sur l'histoire du tems prophétisé par le Doge, ou plutôt sur quelques années antérieures à l'époque où nous vivons. Voltaire a calculé le nombre de leurs nostre bene merite meretrici à douze mille de troupe régulière, sans compter la milice locale de volontaires, dont j'ignore l'importance; mais c'est peut-être la seule partie de la population qui n'ait pas diminué. Venise contenait jadis deux cent mille habitans; aujourd'hui il en reste quatre-vingt-dix mille: et quels encore! Il est difficile de concevoir et impossible de décrire l'état déplorable dans lequel la tyrannie plus qu'infernale de l'Autriche a plongé cette ville infortunée.
Note loc13: (retour) Les principaux palais sur la Brenta appartiennent maintenant aux Juifs, qui, dans les premiers tems de la république, ne pouvaient habiter au-delà de Mestri, et n'avaient pas la liberté d'entrer dans Venise. Tout le commerce est entre les mains des Juifs et des Grecs, et des Hongrois composent la garnison.
Note loc14: (retour) Sur les cinquante premiers doges, cinq abdiquèrent; cinq furent bannis après qu'on leur eut arraché les yeux; cinq furent massacrés, et neuf déposés. Ainsi, sur cinquante, dix-neuf perdirent le trône par violence, outre ceux qui moururent dans les camps; et tout cela arriva long-tems avant le règne de Marino Faliero. Son prédécesseur le plus immédiat, André Dandolo, était mort par suite de vexations; Marino Faliero lui-même périt comme nous l'avons dit. Parmi ses successeurs, Foscari fut déposé après avoir vu son fils plusieurs fois torturé et banni: il mourut lui-même en entendant la cloche de Saint-Marc donner le signal de l'élection de son successeur. Morosini fut incarcéré pour la perte de Candie; mais pendant son règne il avait conquis la Morée et reçu le surnom de Péloponésien. Faliero pouvait donc dire ce que je lui fais dire.
(Le Doge se met à genoux, le bourreau lève son épée, la toile tombe.)
SCÈNE IV.
(La Piazza et Piazetta de Saint-Marc.--Le peuple en foule se presse
autour des portes grillées du palais ducal. Ces portes sont fermées.)
PREMIER CITOYEN.
Enfin, je touche la porte, je puis discerner les Dix, vêtus de leurs robes d'état, et rangés autour du Doge.
DEUXIÈME CITOYEN.
J'ai beau faire, je ne puis aller jusqu'à toi. Que vois-tu? Parle du moins, puisque la vue en est défendue au peuple, excepté à ceux qui touchent la grille.
PREMIER CITOYEN.
En voici un qui approche le Doge; voilà qu'on ôte de sa tête le bonnet ducal.--Maintenant, le Doge lève les yeux au ciel, je les vois remuer; ses lèvres s'agitent;--silence, silence!--non, ce n'est qu'un murmure.--Maudite distance! Ses paroles semblent inarticulées; mais sa voix retentit comme un tonnerre lointain. Ne pourrons-nous saisir une seule phrase!
DEUXIÈME CITOYEN.
Chut! peut-être entendrons-nous le son.
PREMIER CITOYEN.
Impossible; je ne l'entends pas moi-même.--Le vent agite ses cheveux blancs, comme si c'était la mousse des vagues. Oh! voilà qu'il s'agenouille;--ils forment un cercle autour de lui; ils m'empêchent de rien voir; mais je distingue l'épée nue dans l'air.--Ah! entendez-vous? il tombe.
(Mouvement parmi le peuple.)
TROISIÈME CITOYEN.
Ainsi, ils ont tué celui qui voulait nous rendre libres!
QUATRIÈME CITOYEN.
Il avait toujours été bon au peuple!
PREMIER CITOYEN.
Ils ont bien fait de barrer leurs portes; si nous avions deviné ce qu'ils voulaient faire, nous serions venus ici avec des armes, nous les aurions brisées.
CINQUIÈME CITOYEN.
Êtes-vous bien sûr qu'il soit mort?
PREMIER CITOYEN.
Puisque j'ai vu tomber l'épée. Mais, qu'allons-nous voir?
(Un chef des Dix loc15 paraît sur le balcon du palais qui est en face de la place Saint-Marc, avec une épée ensanglantée. Il l'élève trois fois devant le peuple, et crie:)
La justice a frappé le grand traître!
(Les portes s'ouvrent, la populace se précipite sur les degrés de l'escalier du Géant, où l'exécution s'est faite. Les plus avancés disent à ceux qui les suivent:)
La tête ensanglantée roule encore sur les marches!
(La toile tombe.)
Note loc15: (retour) Un capo de' Dieci. Telles sont les expressions de la chronique de Sanuto.
FIN DE MARINO FALIERO.
APPENDICE.
N° I.
Fu eletto da' quarantuno elettori, il quale era cavaliere e conte di Val di Marino in Trivigiana, ed era ricco. Si trovava ambasciadore a Roma; e a di 9 dì settembre, dopo sepolto il suo predecessore, fù chiamato il gran consiglio, e fù preso di fare il Doge giusta il solito. E furono fatti i cinque correttori, ser Bernardo Giustiniani, procuratore; ser Paolo Loredano; ser Filippo Aurio; ser Pietro Trivisano, e ser Tommaso Viadro. I quali a dì misero x°. queste correzioni alla promessione del Doge: che i consiglieri non odano gli oratori et nunzi de' signori, senza i capi de' quaranta, e delle due parti del consiglio de' quaranta, nè possono rispondere ad alcuno, se non saranno quattro consiglieri e due capi de' quaranta, e che osservino la forma del suo capitolare. E che messer lo Doge si metta nella miglior parte, quando i giudici tra loro non fossero d'accordo. E che egli non possa far vendere i suoi imprestiti, salvo con legitima causa, e con voler di cinque consiglieri, di due capi de' pregati. Item. che in luogo di tre mila pelli di conigli, che debbon dare i Zaratini per regalia al Doge, non trovandosi tante pelli, gli diano ducati ottanta l'anno. E poi a di xi°. detto, misero etiam altre correzioni, che se il Doge, che sarà eletto, fosse fuori di Venezia, i savj possano provvedere del suo ritorno. E quando fosse il Doge ammalato, sia vice-doge uno de' consiglieri, da essere eletto tra loro. E che il detto sia nominato viceluogotenente di messer lo Doge, quando i giudici faranno i suoi atti. E nota, perchè fù fatto Doge, uno, ch'era assente, che fu vice-doge ser Marino Badoero più vecchio de' consiglieri. Item, che' il governo del ducato sia commesso a' consiglieri, e a' capi de' quaranta, quando vacherà il ducato, finchè sarà eletto l'altro Doge. E così a dì 11 di settembre fù creato il prefato Marino Faliero Doge. E fù preso, che il governo del ducato, sia commesso a consiglieri e a' capi de' quaranta. I quali stiano in palazzo di continuo, fino che verrà il Doge; sicchè di continuo stiano in palazzo due consiglieri, un capo de' quaranta. E subito furono spedite lettere al detto Doge, il quale era a Roma oratore al legato di papa Innocenzo IV, ch' era in Avignone. Fù preso nel gran consiglio d'eleggere dodici ambasciadori incontro a Marino Faliero Doge, il quale veniva da Roma. E giunto a Chioggia, il podestà mandò Taddeo Giustiniani suo figliuolo incontro, con quindici Ganzaruoli. E poi venuto a S. Clemente nel Bucintoro, venne un gran caligo, adeo che il Bucintoro non si potè levare. Laonde il doge co' gentiluomini nelle piatte vennero di lungo in questa Terra a 5 d'ottobre del 1354. E dovendo smontare alla riva della Paglia per lo caligo andarano ad ismontare alla riva della Piazza in mezzo alle due colonne dove si fa la giustizia, che fù un malissimo augurio. E a 6 la mattina venne alla chiesa di San Marco alla laudazione di quello. Era in questo tempo cancellier grande messer Benintende. I quarantuno elettori furono ser Giovanni Contarini, ser Andrea Giustiniani, ser Michele Morosini, ser Simone Dandolo, ser Pietro Lando, ser Marino Gradenigo, ser Marco Dolfino, ser Niccolo Faliero, ser Giovanni Quirini, ser Lorenzo Soranzo, ser Marco Bembo, ser Stefano Belegno, ser Francesco Loredano, ser Marino Veniero, ser Giovanni Mocenigo, ser Lorenzo Barbarigo, ser Bettino da Molino, ser Andrea Errizo procuratore, ser Marco Celsi, ser Paolo Donato, ser Bertucci Grimani, ser Pietro Steno, ser Luca Duodo, ser Andrea Pisani, ser Francesco Caravello, ser Jacopo Trivisano, ser Schiavo Marcello, ser Maffeo Aimo, ser Marco Capello, ser Pancrazio Giorgio ser Giovanni Foscarini, ser Tommaso Viadro, ser Schiavo Polani, ser Marco Polo, ser Marino Sagredo, ser Stefano Mariani, ser Francesco Suriano, ser Orio Pasqualigo, ser Andrea Gritti, ser Buono da Mosto.
Trattato di messer Marino Faliero Doge, tratto da una cronica antica.
Essendo venuto il giovedì della caccia, fù fatta giusta il solito la caccia. E a que' tempi dopo fatta la caccia s'andaya in palazzo del Doge in una di quelle sale, e con donne facevasi una festicciuola, dove si ballava sino alla prima campana, e veniva una colazione; la quale spesa faceva messer lo Doge, quando v' era la dogaressa. E poscia tutti andavano a casa sua. Sopra la qual festa, pare che ser Michele Steno, molto giovane e povero gentiluomo, ma ardito e astuto, il qual' era innamorato in certa donzella della dogaressa, essendo sul solajo appresso le donne facesse cert' atto non conveniente, adeo che il Doge comandò che fosse buttato giù dal solajo. E così quegli scudieri del Doge lo spinsero giù di quel solajo. Laonde a ser Michele parve, che fossegli stata fatta troppo grande ignominia. E non considerando altramente il fine, ma sopra quella passione fornita la festa, e andati tutti via, quella notte egli andò, e sulla cadrega dove sedeva il Doge nella sala dell' audienza (perchè allora i Dogi non tenevano panno di seta sopra la cadrega, ma sedevano in una cadrega di legno) scrisse alcune parole disoneste del Doge et delle dagoressa, cioè: Marino Faliero dalla bella moglie: altri la gode ed egli la mantiene. E la mattina furono vedute tali parole scritte. E parve una brutta cosa. E per la signoria fu commessa la cosa agli avyogadori del commune con grande efficacia. I quali avvogadori subito diedero taglia grande per venire in chiaro della verità di chi avea scritto tal lettera. E tandem si seppe, che Michele Steno avea le scritte. E fù per la Quarantia preso di ritenerlo, e ritenuto. Confessò, che in quella passione d' essere stato spinto giù del solajo, presente la sua amante, egli aveale scritte. Onde poi fu placitato nel detto consiglio si per rispetto all' età, come per la caldezza d' amore, di condannarlo a compiere due mesi in prigione serrato, e poi ch' e' fosse bandito da Venezia e dal distretto per un' anno. Per la qual condennazione tanto piccola il Doge ne prese grande sdegno, parendoli che non fosse stata fatta quella estimazione della cosa, che ricercava la sua dignità del ducato. E diceva, ch' eglino doveano averlo fatto appicare per la gola, o saltem bandirlo in perpetuo da Venezia. E perchè (quando dee succedere un' effetto, è necessario che vi concorra la cagione a fare tal' effetto), era destinato, che a messer Marino Doge fosse tagliata la testa. Perciò occorse, che intrata la quaresima il giorno dopo che fù condannato il detto ser Michele Steno, un gentiluomo da cà Barbaro, di natura collerico, andasse all' arsenale, domandasse certe cose ai padroni; ed era in presenza de' signori l'amiraglio dell' arsenale, il quale, intesa la domanda, disse, che non si poteva fare. Quel gentiluomo venne a parole coll' amiraglio, e diedegli un pugno su un' occhio. E perchè avea un anello in detto, coll' annello gli ruppe la pelle, e fece sangue. E l'amiraglio cosi battuto e insanguinato andò al Doge a lamentarsi, acciocchè il Doge facesse fare gran punizioni contra il detto da cà Barbaro. Il Doge disse: Che vuoi che ti faccia? Guarda le ignominiose parole scritte di me, e il modo ch' è stato punito quel ribaldo di Michele Steno, che le scrisse, e quale stima hanno i Quaranta fatto della persona nostra! La onde l'amiraglio gli disse: Messer lo Doge, se voi volete farvi signore, e fare tagliare tutti questi becchi gentiluomi a pezzi, mi basta l' animo, dandomi voi ajuto, di farvi signore di questa terra; e allora voi potrete castigare tutti costoro. Intese queste, il Doge disse: come si può fare una simile cosa? E così entrarono in ragionamento.
Il Doge mandò a chiamare ser Bertucci Faliero suo nipote, il quale stava con lui in palazzo, ed entrarono in questa machinazione. Nè si partirono di lì, che mandarono ser Filippo Calendaro uomo maritimo e di gran seguito, e ser Bertucci Israello, ingegnere e uomo astutissimo. E consigliatisi insieme diedero ordine di chiamare alcuni e altri. E così per alcuni giorni la notte se riducevano insieme in palazzo in casa del Doge. E chiamarono a parte a parte altri, videlicet Niccolo Fagiuolo, Giovanni da Corfù, Stefano Fagiano, Niccolo dalle Bende, Niccolo Biondo, e Stefano Trivisano. E ordinò di fare sedici o diciasette capi in diversi luoghi della terra, i quali avessero cadaun di loro quarant' uomini provvigionati preparati, non dicendo a' detti suoi quarenta quello che volessero fare. Ma che il giorno stabilito si mostrasse di far quisitione tra loro in diversi luoghi; acciocchè il Doge facesse sonare a San Marco le campane, le quale non si possono sonare, s' egli nol comanda. E al suono delle campane questi sedici o diciasette co' suoi uomini venissero a San Marco alle strade, che buttano in piazza. E così i nobili e primari cittadini, che venissero in piazza, per sapere del romore ciò ch' era, li tagliassero a pezzi. E seguito questo, che fosse chiamato per signore messer Marino Faliero Doge. E fermate le cose tra loro, stabilito fù, che questo dovess' essere a' 15 d'aprile del 1355, in giorno di mercoledi. La quale machinazione trattata fù tra loro tanto segretamente, che mai nè pure se ne sospettò, non che se ne sapesse cos' alcuna. Ma il signor' Iddio, che ha sempre ajutato questa gloriosissima città, e che per le santimonie e giustizie sue mai non l' ha abbandonata, ispirò ad un Bertramo Bergamasco, il quale fu messo capo di quarant' uomini per una de' detti congiurati (il quale intese qualche parola, sicchè comprese l' effetto, che doveva succedere, e il qual era di casa di ser Niccolo Lioni da Santo Stefano) di andare a dì..... d' aprile a casa del detto ser Niccolo Lioni, e gli disse ogni cosa dell' ordinato. Il quale intese le cose, rimase come morto, e intese molte particolarità, il detto Bertramo il pregò che lo tenesse segreto, e glielo disse, acciocche il detto ser Niccolo non si partisse di casa a di 15 acciocchè egli non fosse morto. Ed egli volendo partirsi, il fece ritenere a suoi di casa, e serrarlo in una camera. Ed esso andò a casa di M. Giovanni Gradenigo Nasone, il quale fù poi Doge, che stava anch' egli a Santo Stefano; e dissegli la cosa. La quale parendogli, com' era, d' una grandissima importanza, tutti e due audarono a casa di signor Marco Cornaro che stava a San Felice, e dettogli il tutto, tutti e tre deliberarono di venire a casa del detto signor Niccolo Lioni, ed esaminare il detto Bertramo. E quello esaminato, intese le cose, il fecero stare serrato. E andarono tutti e tre a San Salvatore in Sacristia, e mandarono i loro famigli a chiamare i consiglieri, gli avvogadori, i capi de' dieci, et quei del consiglio ridotti insieme dissero loro le cose. I quali rimasero morti, e deliberarono di mandare ser detto Bertramo, e fattolo venire cautamente, ed esaminatolo e verificate le cose, ancorchè ne sentissero gran passione, pure pensarono la provisione, e mandarono pe' capi de' quaranta, pe' signori di notte, pe' capi de' sestieri, e pe' cinque della pace; e ordinato ch' eglino co' loro uomini trovassero degli altri buoni, e mandassero a casa de' capi de' congiurati, ut supra metessero loro le mani addosso. E tolsero i detti le maestrerie dell' arsenale, acciocchè i provvisionati de' congiurati non potessero offenderli. E si redussero in palazzo, verso la sera; dove ridotti fecero serrare le porte della corte del palazzo, e mandarono a ordinare al campanaro, che non sonasse le campane. E così fu seguito, e messe le mani addosso a tutti i nominati di sopra, furono que' condetti al palazzo. Vedendo il consiglio de' dieci, che il Doge era nella cospirazione, presero di eleggere venti de' primarj della terra, di giùnta al detto consiglio a consigliare, non però che potessero mettere pallotta.
I consiglieri furono questi: ser Giovanni Mocenigo del sestiero di San Marco; ser Almoro Veniero da Santa Marina, del sestiero di Castello; ser Tommaso Viadro, del sestiero di Caneregio; ser Giovanni Sanudo, del sestiero di Santa Croce; ser Pietro Trivisano, del sestiero di san Paolo; ser Pantalione Barbo il Grande, del sestiero d'Ossoduro. Gli avvogadori del comune furono ser Zufredo Morosini, e ser Orio Pasqualigo, e questi non ballottarono. Que' del consiglio de' dieci furono: ser Giovanni Marcello, ser Tommaso Sanudo, e ser Michelento Dolfino, capi del detto consiglio de' dieci; ser Luca da Legge, e ser Pietro da Mostro, inquisitori del detto consiglio, ser Marco Polani, ser Marino Veniero, ser Lando Lombardo, ser Nicoletto Trivisano da Sant Angelo. Questi elessero tra loro una giunta, nella notte ridotti quasi sul romper del giorno, di venti nobili di Venezia de' migliori, de' più savj, e de' più antichi, per consultare, non però che mettessero pallattola. E non vi vollero alcuno da Cà Faliero. E cacciarono fuori del consiglio Niccolo Faliero da san Tommaso per essere della casata del Doge. E questa provigione di chiamare i venti della giunta fù molto commendata per tutta la terra. Questi furono i venti della giunta: ser Marco Giustiniani procuratore, ser Andrea Erizzo procuratore, ser Lionardo Giustiniani procuratore, ser Andrea Contarini, ser Simone Dandolo, ser Niccolo Volpe, ser Giovanni Loredano, ser Marco Diedo, ser Giovanni Gradenigo, ser Andrea Cornaro cavaliere, ser Marco Soranzo, ser Rinieri da Mosto, ser Gazano Marcello, ser Marino Morosino, ser Stefano Belegno, ser Niccolo Lioni, ser Filippo Orio, ser Marco Trivisano, ser Jacopo Bragadino, ser Giovanni Foscarini. E chiamati questi venti nel consiglio de' dieci, fu mandato per messer Marino Faliero Doge, il quale andava pel palazzo con gran gente, gentiluomini e altra buona gente, che non sapeano anchora come il fatto stava. In questo tempo fù condotto, preso e ligato, Bertucci Israello, uno de' capi del trattato, per que' di Santa Croce, a ancora fù preso Zanello del Brin, Nicoletto di Rosa, e Nicoletto Alberto, il Guardiaga, e altri uomini da mare, e d' altre condizioni. I quali furono esaminati, e trovata la verità del tradimento. A dì 16 d' aprile fù sentenziato pel detto consiglio de' dieci, che Filippo Calendaro, e Bertucci Israello fossero appiccati alle colonne rosse del balconate del palazzo, nelle quali sta a vedere il Doge la festa della caccia. E cosi furono appiccati con spranghe in bocca. E nel giorno seguente questi furono condannati: Niccolo Zuccuolo, Nicoletto Blondo, Nicoletto Doro, Marco Giuda, Jacomello Dagolino, Nicoletto Fedele figliuolo di Filippo Calendaro, Marco Torello detto Israello, Stefano Trivisano cambiatore di Santa Margherita, Antonio dalle Bende. Furono tutti presi a Chioggia, che fuggivano, e dipoi in diversi giorni due a due, e uno a uno, per sentenza fatta nel detto consiglio de' dieci, furono appiccati per la gola alle colonne, continuando dalle rosse del palazzo, seguendo fin verso il canale. E altri presi furono lasciati, perché sentirono il fatto, ma non vi furono tal che fù dato loro ad intendere per questi capi, che venissero coll' arme, per prendere alcuni malfattori in servigio della signoria, ne altro sapeano. Fù ancora liberato Nicoletto Alberto, il Guardiaga, e Bartolommeo Ciruola e suo figliuolo, e molti altri, che non erano in colpa.
E a dì 16 d' aprile, giornò di venerdi, fù sentenziato nel detto consiglio de' dieci, di tagliare la testa a messer Marino Faliero Doge sul palo della scala di pietra, dove i Dogi giurano il primo sagramento, quando montano prima il palazzo. E così serrato il palazzo, la matina seguente a ora di terza, fù tagliata la testa a detto Doge a dì 17 d' aprile. E prima la beretta fù tolta di testa al detto Doge, avanti che venisse giù dalla scala. E compiuta la giustizia, pare che un capo de' dieci andasse alle colonne del palazzo, sopra la piazza, e mostrasse la spada insanguinata a tutti, dicendo: È stata fatta la gran justizia del traditore. E aperta la porta tutti entrarono dentro con gran furia a vedere il Doge ch' era stato giustiziato. È da sapere, che a fare la detta giustizia non fù ser Giovanni Sanudo il consigliere, perchè era andato a casa per difetto della persona, sicchè furono quatordici soli, che ballottarono, cioè cinque consiglieri e nove del consiglio de dieci. E fù preso, che tutti i bieni del Doge fossero confiscati nel commune, et così degli altri traditori. E fù conceduto a detto Doge pel detto consiglio de' dieci, ch' egli potesse ordenare del suo per ducati du' mila. Ancora fù preso, che tutti i consiglieri e avvogadori del comune, que' del consiglio de' dieci e della giunta, ch' erano stati a fare la detta sentenza del Doge, et d' altri, avessero licenza di portar' arme di dì e di notte in Venezia, e da Grado fino a Cavarzere, ch' è sotto il dogato, con due fanti in vita loro, stando i fanti con essi in casa al suo pane e al suo vino. E chi non avesse fanti, potesse dar tal licenza a' suoi figliuoli ovvero fratelli, due però e non più. Eziandio fu data licenza dell' arme a quattro notaj della cancellaria, cioè della corte Maggiore, che furono a prendere le deposizioni e inquisizioni, in perpetuo a loro soli; i quali furono Amadio, Nicoletto di Loreno, Stefanello, e Pietro de' Compostelli, scrivani de' signori di notte. E essendo stati impiccati i traditori, e tagliata la testa al Doge, rimase la terra in gran riposo e quiete. E come in una cronica ho trovato, fù portato il corpo del Doge in una barca con otto doppieri a seppelire nolla sua arca a San Giovanni e Paolo, la quale al presente è quell' andito per mezzo la chiesuola di Santa Maria della Pace, fatta fare pel vescovo Gabriello di Bergamo, e un cassone di pietra con queste lettere:
heic jacet
dominus Marinus Faletro dux.
E nel gran consiglio non gli è stato fatto alcun brieve; ma il luogo vacuo con lettereche dicono così:
Heic est locus Marini Faletro,
decapitati pro criminibus.
E pare, che la sua casa fosse data alla chiesa di Sant' Apostolo, la qual era quella grande sul Ponte. Tamen vedo il contrario, che è pure di Cà Faliero, o che i Falieri la ricuperassero con danari dalla chiesa. Nè voglio restar di scrivere alcuni che volevano, che fosse messeno nel suo breve, cioè:
Marinus Faletro dux,
temeritas me cepit,
poenas lui,
decapitatus pro criminibus.
Altri vi fecero un distico assai degno al suo merito, il quale è questo, de essere posto su la sua sepoltura:
Dux Venetum jacet heic, patriam qui prodere tentans,
Sceptra, decus, censum perdidit atque capat.
Non voglio restar di scrivere quello che ho letto in una cronica, cioè, Marino Faliero trovandosi podestà e capitano a Treviso, e dovendosi fare una processione, il vescovo stette troppo a far venire il corpo di Cristo. Il detto Faliero era di tanta superbia e arroganza, che diede un buffetto al prefato vescovo, per modo ch' egli quasi cadde in terra. Però fù permesso, che il Faliero perdette l'intelletto, e fece la mala morte, come ho scritto di sopra.
(Cronica di Sanuto.--Muratori S.S. rerum italicarum, vol. XXII, 628-639.)
II.
Al giovane Doge Andrea Dandolo succedette un vecchio, il quale tardi si pose al timone della repubblica ma sempre prima di quel, che faccea d' uopo a lui, ed alla patria; egli è Marino Faliero, personnaggio a me noto per antica dimestichezza. Falsa era l'opinione intorno a lui, giacchè egli si mostrò fornito più di coraggio, che di senno. Non pago della dignità, entrô con sinistro piede nel pubblico palazzo: imperciocchè questo Doge dei Veneti, magistrato sacro in tutti i secoli, che dagli antichi fu sempre venerato quale nome in questa città, l'altrè jeri fù decollato vel vestibulo dell' istesso palazzo. Discorrerei fin dal principio le cause de un tale evento, se cosi vario, ed ambiguo non ne fosse il grido. Nessuno però lo scusa, tutti affermano, che egli abbia voluto cangiar qualche cose nell' ordine della repubblica a lui tramandato dai maggiori. Che desiderava egli di più? Io son d'avviso che egli abbia ottenuto ciò, che non si concedette a nessun altro: mentre adempiva gli uffiej di legato presso il pontefice e sulle rive del Rodano trattava la pace, che io prima di lui aveva indarno tentato di conchiudere, gli fù conferito l'onore del Ducato, che ne' chiedeva, ne' s'aspettava. Tornato in patria, pensò aquello, cui nessuno non pose mente giammai e soffri quello che a niuno accade mai di soffrire: giacchè in quel luoggo celeberrimo, e chiarissimo, e bellissimo infra tutti quelli, che io vidi, ove i suoi antenati avevano ricevuti grandissimi onori in mezzo alle pompe trionfali, ivi egli fù trascinato in modo servile; e spogliato delle insegne ducali perdette la testa e macchiò col proprio sangue le soglie del tempio l'atrio del palazzo, e le scale marmore rendute spesse volte illustri o dalle solenni festivita o dalle ostili spoglie ho notato il luogo ora noto il tempo: è l'anno del natale di cristo 1355, fù il giorno 18 d'aprile. Si alto è il grido sparso, che se alcuno esaminerà la disciplina e le costumanze di quella città, e quando mutamento di cose venga minacciato dalla morte di un sol uomo, (quantunque molti altri, come narrano essendo complici, o subirono l'istesso supplicio, o lo aspettano) si accorgera che nulla di più grande avvenne ai nostri tempi nell' Italia. Fu forse qui attendi il mio giudizio, assolvo il popolo, se credero alla fama benchè abbia potulo e castigare più metamente, e con maggior dolcezza vendicare il suo dolore: ma non così facilmente si modera un' ira giusta insieme, e grande in un numeroso popolo principalmente nel quale il precipitoso ed instabile volgo aguzza gli stimoli dell' iracondia con rapidi, e sconsigliati clamori. Compatisco e nell' istesso tempo mi adiro con quell' infelice uomo, il quale adorno di un insoluto onore, non so, che cosa si volesse negli estremi anni della sua vita: la calamità di lui diviene sempre più grave, perchè dalla sentenza contra di esso promulgata aperira che egli fu non solo misero, ma insano, e demente e che con vane arti si usurpò per tanti anni una falsa fama di sapienza. Ammonisco i Dogi, i quali gli succederanno, che questo è un esempio posto innanzi ai loro occhi, quale specchio, nel quale veggano di essere non signori, ma duci, anzi nemmeno duci; ma onorati servi della repubblica. Tu sta sano; e giacchè fluttuano le pubbliche cose, sforziamoci di governar modestissamente i privati nostri affari.
(Levati Viaggi di Petrarca, vol. IV, page 323.)
La précédente traduction italienne des lettres latines de Pétrarque prouve:
1° Que Marino Faliero était un ami personnel de Pétrarque: antica dimestichezza, ancienne familiarité, c'est l'expression du poète.
2º Que Pétrarque estimait qu'il avait plus de cœur que de conduite, più di corraggio che di senno.
3° Qu'il y avait une sorte de jalousie du côté de Pétrarque; car il dit que Marino Faliero avait fait une paix que lui-même avait vainement essayé de conclure.
4° Que le titre de Doge lui fut conféré sans qu'il le sollicitât ou attendît, che ne chiedeva ne aspettava, et qu'il n'avait jamais été accordé à un autre en pareille circonstance, ciò che non si concedette a nessun altro; preuve de la haute estime dont il jouissait.
5° Qu'il avait une réputation de sagesse seulement obscurcie par la dernière action de sa vie, si usurpo per tanti anni una falsa fama sapienza. Qu'il eût ainsi usurpé pendant tant d'années une fausse réputation de sagesse, c'est ce que l'on pourra difficilement croire. En général, on ne s'abuse guère sur le caractère d'un homme de quatre-vingts ans, du moins dans les républiques.
On peut conclure de ce passage et des autres notes historiques que j'ai rassemblées, que Marino eut la plupart des qualités, mais non pas le bonheur des héros, et que son caractère était d'une violence excessive. Ainsi tombe de lui-même le récit ignorant et ridicule du docteur Moore. Pétrarque dit qu'il n'y avait pas eu de son tems en Italie un plus grand événement. Il diffère aussi des historiens en disant que Faliero reçut la nouvelle de son élection sur les bords du Rhône, et non pas à Rome; d'autres récits veulent que la députation du sénat de Venise l'ait été trouver à Ravenne. Quoi qu'il en soit, il ne m'appartient pas de le décider, et le point d'ailleurs n'est pas d'une grande importance. Si Faliero eût réussi, il changeait la face de Venise, et peut-être de l'Italie. Telle qu'elle est restée, que sont-elles toutes deux aujourd'hui?
III.
Extrait de l'ouvrage: Histoire de la République de Venise, par P. Daru, de l'Académie Française, tom. V, liv. 35, pag. 95, etc., édition de Paris, mdcccxix.
«A ces attaques si fréquentes que le gouvernement dirigeait contre le clergé, à ces luttes établies entre les différens corps constitués, à ces entreprises de la masse de la noblesse contre les dépositaires du pouvoir, à toutes ces propositions d'innovations qui se terminaient toujours par des coups d'état, il faut ajouter une autre cause non moins propre à propager le mépris des anciennes doctrines, c'était l'excès de la corruption.
«Cette liberté de mœurs, qu'on avait long-tems vantée comme le charme principal de la société de Venise, était devenue un désordre scandaleux; le lien du mariage était moins sacré dans ce pays catholique que dans ceux ou les lois civiles et religieuses permettent de le dissoudre. Faute de pouvoir rompre le contrat on supposait qu'il n'avait jamais existé, et les moyens de nullité allégués avec impudeur par les époux, étaient admis avec la même facilité par des magistrats et par des prêtres également corrompus. Ces divorces colorés d'un autre nom devinrent si fréquens, que l'acte le plus important de la société civile se trouva de la compétence d'un tribunal d'exception, et que ce fut à la police de réprimer le scandale. Le conseil des Dix ordonna en 1782 que toute femme qui intenterait une demande en dissolution de mariage, serait obligée d'en attendre le jugement dans un couvent que le tribunal désignerait loc16. Bientôt après il évoqua devant lui toutes les causes de cette nature loc17. Cet empiétement sur la juridiction ecclésiastique ayant occasioné des réclamations de la part de la cour de Rome, le conseil se réserva le droit de débouter les époux de leur demande, et consentit à la renvoyer devant l'officialité toutes les fois qu'il ne l'aurait pas rejetée loc18.
«Il y eut un moment où sans doute le renversement des fortunes, la perte des jeunes gens, les discordes domestiques, déterminèrent le gouvernement à s'écarter des maximes qu'il s'était faites sur la liberté des mœurs qu'il permettait à ses sujets. On chassa de Venise toutes les courtisanes. Mais leur absence ne suffisait pas pour ramener aux bonnes mœurs toute une population élevée dans la plus honteuse licence. Le désordre pénétra dans l'intérieur des familles, dans les cloîtres; et l'on se crut obligé de ramener, d'indemniser même loc19 des femmes qui surprenaient quelquefois d'importans secrets, et qu'on pouvait employer utilement à ruiner des hommes que leur fortune aurait pu rendre dangereux. Depuis, la licence est toujours allée croissante, et l'on a vu non-seulement des mères trafiquer de la virginité de leur fille, mais la vendre par un contrat dont l'authenticité était garantie par la signature d'un officier public, et l'exécution mise sous la protection des lois loc20.
Note loc16: (retour) Correspondance de M. Sihlick, chargé d'affaires de France, dépêche du 24 août 1782.
Note loc17: (retour) Correspondance de M. Sihlick, dépêche du 31 août.
Note loc18: (retour) Ibid., dépêche du 3 septembre 1785.
Note loc19: (retour) Le décret de rappel les désignait sous le nom de nostre bene merite meretrici. On leur assigna un fonds et des maisons appelées case rampane, d'où vient la dénomination injurieuse de carampane.
Note loc20: (retour) Mayer, Description de Venise, tome II, et M. Archenholtz, Tableau d'Italie, tome I, chap. 2.
«Les parloirs des couvens où étaient renfermées les filles nobles, les maisons de courtisanes, quoique la police y entretînt soigneusement un grand nombre de surveillans, étaient les seuls points de réunion de la société de Venise, et dans ces deux endroits si divers on était également libre. La musique, les collations, la galanterie, n'étaient pas plus interdites dans les parloirs que dans les casins. Il y avait un grand nombre de casins destinés aux réunions publiques où le jeu était la principale occupation de la société. C'était un singulier spectacle de voir autour d'une table des personnes des deux sexes en masques, et de graves personnages en robe de magistrature implorant le hasard, passant des angoisses du désespoir aux illusions de l'espérance; et cela sans proférer une parole.
Les riches avaient des casins particuliers: mais il y vivaient avec mystère; leurs femmes délaissées trouvaient un dédommagement dans la liberté dont elles jouissaient; la corruption des mœurs les avait privées de tout leur empire. On vient de parcourir toute l'histoire de Venise, et on ne les a pas vues une fois exercer la moindre influence.
IV.
Extrait de l'ouvrage: Histoire d'Italie, par P.L. Ginguené, tome IX, chap. 36, page 144, édition de Paris, mdcccxix.
Il y a une prédiction fort singulière sur Venise: «Si tu ne changes pas, dit-il à cette république altière, ta liberté, qui déjà s'enfuit, ne comptera pas un siècle après la millième année!»
En faisant remonter l'époque de la liberté vénitienne jusqu'à l'établissement du gouvernement sous lequel la république a fleuri, on trouvera que l'élection du premier Doge date de 697; et si on y ajoute un siècle après mille, c'est-à-dire onze cents ans, on trouvera encore que le sens de la prédiction est littéralement celui-ci: «Ta liberté ne comptera pas jusqu'à l'an 1797.» Rappelez-vous maintenant que Venise a cessé d'être libre en l'an 5 de la république française, ou en 1796; vous verrez qu'il n'y eut jamais de prédiction plus précise et plus ponctuellement suivie de l'effet. Vous noterez donc comme très-remarquable ces trois vers de l'Alamanni adressés à Venise, que personne pourtant n'a remarqués:
Se non cangì pensier, l' un secol solo
Non conterà sopra l' millesimo anno
Tua libertà che va fuggendo a volo.
Bien des prophéties ont passé pour telles, et bien des gens ont été appelés prophètes à meilleur marché.
L'auteur des Esquisses descriptives de l'Italie; etc., l'un des Tours publiés depuis peu par centaines, se montre extrêmement jaloux de prévenir l'accusation de plagiat que pourraient lui faire les lecteurs de Childe-Harold et Beppo. Il ajoute que la coïncidence présumée de son livre avec ces ouvrages peut encore moins être attribuée aux secours de ma conversation, attendu qu'il a plusieurs fois rejeté l'offre qu'on lui faisait en Italie de m'être présenté.
J'ignore quelle peut être cette personne; mais il faut qu'il ait été trompé par tous ceux qui, plusieurs fois, offrirent de me le présenter, attendu que j'ai toujours refusé de voir tout Anglais avec qui je n'avais pas de relations antérieures, quand même ils avaient des lettres de l'Angleterre. Si son assertion n'est pas un mensonge, je prie cette personne de ne pas croire plus long-tems qu'elle aurait pu être introduite chez moi, car il n'est rien que j'aie évité aussi soigneusement que toute espèce de commerce avec ses compatriotes, excepté le très-petit nombre de ceux qui résidaient à Venise ou que je connaissais auparavant. Quiconque lui fit une pareille proposition était doué d'une impudence seulement égale à celle d'un homme qui hasarderait la même assertion sans qu'elle fût fondée. Le fait est que j'ai une horreur profonde de tout contact avec les voyageurs anglais, comme pourraient l'attester, si la chose en valait la peine, mon ami le général Hoppner, consul, et la comtesse Benzoni dont la maison est surtout fréquentée par eux. J'ai été persécuté par ces Touristes jusque dans mes courses à cheval sur les bords du Lido, et pour les éviter je me suis vu réduit à faire les plus ennuyeux détours. J'ai plusieurs fois répété à Mme Benzoni le refus de leur rendre visite, et d'un millier de présentations qu'on sollicita, je n'en ai accepté que deux, et elles venaient de deux dames irlandaises.
Je ne serais pas descendu à de pareilles niaiseries si l'impudence de cet Esquisseur ne m'avait pas obligé de réfuter une assertion sotte et gratuitement impertinente. Je parle ainsi, car quel profit pouvait tirer le lecteur d'apprendre que l'auteur avait plusieurs fois refusé de m'être présenté, même si le fait eût été vrai, ce dont il est permis de douter? A l'exception des Lords Lansdown, Jersey et Landerdale; de MM. Scott, Hammond, Sir Humphry Davy, feu M. Lewis, W. Bankes, M. Hoppner, Thomas Moore, Lord Kinnaird et son frère, M. Joy et M. Hobhouse, je ne me souviens pas d'avoir échangé un mot avec quelqu'autre Anglais depuis mon départ de leur pays et presque toutes ces personnes je les connaissais auparavant. Quant aux autres, et Dieu sait qu'ils étaient quelques centaines, ils me fatiguèrent de leurs lettres et de leur empressement, mais j'ai refusé toute espèce de communication avec eux et je serais fier et heureux qu'ils voulussent bien partager sur ce point mes sentimens.
FIN DE L'APPENDICE.
LE DÉFIGURÉ
TRANSFIGURÉ
loc21.
DRAME.
Note loc21: (retour) Cette traduction peut seule rendre l'espèce de jeu de mots du titre original: The Deformed Transformed.
AVERTISSEMENT.
Cet ouvrage est fondé en partie sur un roman intitulé: Les Trois Frères, publié il y a quelques années, et qui déjà avait inspiré à M.G. Lewis son Wood Demon (Démon des bois); et en partie sur le Faust de l'illustre Goëthe. On ne publie aujourd'hui que les deux premières parties de ce drame, et le chœur d'ouverture de la troisième. Peut-être donnera-t-on plus tard le reste.
PERSONNAGES.
INCONNU, ensuite CÉSAR.
ARNOLD.
BOURBON.
PHILIBERT.
CELLINI.
BERTHE.
OLIMPIE.
Esprits, Soldats, Citoyens de Rome, Prêtres.
Paysans, etc.
LE DÉFIGURÉ
TRANSFIGURÉ.
PREMIÈRE PARTIE.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Une forêt.)
Entrent ARNOLD et BERTHE, sa mère.
BERTHE.
Va-t'en, bossu!
ARNOLD.
Je suis né comme cela, mère!
BERTHE.
Va-t'en, incube! diable de nuit! avorton unique entre sept frères.
ARNOLD.
Avorton? que ne le suis-je! Je voudrais n'avoir jamais vu le jour!
BERTHE.
Je le voudrais aussi! mais puisque tu l'as reçu,--va-t'en, va-t'en, et fais de ton mieux. Tu as un dos fait pour porter sa charge; il est plus haut, sinon aussi large que celui des autres.
ARNOLD.
Oui, il porte son fardeau;--mais mon cœur, ma mère, soutiendra-t-il ce dont vous le chargez? Je vous aime, ou du moins je vous ai aimée; il n'y a que vous, dans la nature, qui puissiez chérir un être tel que moi. Vous m'avez nourri; de grâce, ne me tuez pas.
BERTHE.
Oui, je t'ai nourri, parce que tu étais mon premier né; je ne savais si j'aurais jamais d'autre enfant que toi, caprice monstrueux de la nature. Mais, va-t'en, te dis-je, et ramasse du bois.
ARNOLD.
J'y consens; mais au moins, quand je vous le rapporterai, parlez-moi avec douceur. Je sais bien que mes frères sont aussi beaux, aussi forts, aussi libres que les animaux sauvages qu'ils poursuivent; mais ne me repoussez pas: n'avons-nous pas sucé le même lait?
BERTHE.
Oui, comme le hérisson qui vient à minuit téter la féconde mère du jeune taureau; et le lendemain, quand arrive la laitière, elle trouve les pis vides et desséchés. N'appelle pas frères, tes frères! ne m'appelle pas ta mère; si je t'ai mis au monde, je l'ai fait comme la poule insensée qui quelquefois, en couvant d'autres œufs que les siens, fait éclore des vipères. Ours mal léché! sors d'ici. (Berthe sort.)
ARNOLD, seul.
Oh! ma mère!--Elle s'en va, et il faut faire ce qu'elle me dit.--J'obéirai péniblement, mais sans me plaindre; que ne puis-je, en retour, espérer un seul mot de tendresse. Oh ciel! que ferai-je? (il se met à couper du bois: en le faisant, il se blesse la main.) Voilà mon travail fait pour aujourd'hui. Maudit soit le sang qui coule si fort de ma main; car il va me valoir au logis un surcroît de malédiction.--Et quel logis? Je n'ai pas de logis, pas de parens, pas d'amis; je suis fait autrement que les autres, et je ne suis admis ni à leurs jeux, ni à leurs plaisirs. Pourquoi donc me blessé-je comme eux? Oh! pourquoi chacune de ces gouttes, en tombant à terre, n'en fait-elle pas jaillir un serpent pour leur rendre tout le mal qu'ils me font? Pourquoi le diable, auquel ils me comparent, ne fait-il rien pour son image? Je partage sa forme, qu'il me donne donc sa puissance! Mais, sans doute, c'est parce que je n'ai pas son instinct; car un seul mot affectueux de celle qui m'a porté, me réconcilierait encore avec mon odieuse figure. Lavons ma blessure. (Il s'approche d'une fontaine et se baisse pour y plonger la main: tout d'un coup il s'arrête en tressaillant.) Ils ont raison; le miroir de la nature me montre tel qu'elle m'a fait. Non, je n'y regarderai plus; à peine si j'ose penser à ce qu'il m'a révélé. Hideuse créature que je suis! l'eau elle-même se moque de l'ombre de mes traits; on dirait qu'un démon est dans cette fontaine pour faire peur aux troupeaux qui voudraient s'y désaltérer. (Moment de silence.) Et je vivrai! fardeau insupportable à la terre, opprobre de celle même qui me donna la vie! Toi, qui coules si abondamment d'une égratignure, ô sang! laisse-moi voir si tu ne jaillirais pas plus largement encore, pour me délivrer enfin de la charge de mes maux sur la terre, en lui rendant les atômes qui forment mon horrible corps, en lui permettant d'en former tout reptile autre que moi-même, et un univers de nouveaux insectes. Voici le couteau! voyons s'il saura séparer de la création ce fruit d'une déplorable erreur de la nature, comme il arrache les vers, rejetons de la forêt. (Il pose le couteau à terre, la pointe levée.) Le voilà posé, et je puis me laisser tomber sur lui. Mais, pourtant, un regard encore sur cette belle journée, qui ne présente rien de laid que moi-même; sur le doux soleil, dont les rayons parviennent jusqu'à moi, mais en vain; et les oiseaux, quelle allégresse dans leurs chants! qu'ils continuent, je ne souhaite pas d'être pleuré; j'aime mieux qu'Arnold ait pour glas funéraire leurs plus joyeux accens; que les feuilles, en tombant, forment mon tombeau; que le murmure de la source voisine soit ma seule élégie. Et maintenant, couteau, puisses-tu ne pas fléchir plus que moi-même en recevant de toi la mort! (Il fait un mouvement pour se jeter sur le couteau; tout-à-coup ses yeux s'arrêtent sur la fontaine qui paraît en mouvement.) Que vois-je? la fontaine s'agite sans le souffle du vent! Mais les rides d'une source changeraient-elles ma résolution? Non, non. Cependant, elle s'agite encore! Les eaux frémissent, non par l'impulsion de l'air, mais par je ne sais quel pouvoir des régions internes. Qu'est-ce? une vapeur! elle est passée.
(Un nuage sort de la fontaine; Arnold le regarde immobile d'étonnement.
Le nuage se dissipe, et à sa place paraît un grand
homme noir.)
ARNOLD.
Que voulez-vous? parlez,--esprit ou homme?
INCONNU.
Homme est l'un et l'autre; pourquoi dire autre chose?
ARNOLD.
Votre figure est celle d'un homme; et cependant vous êtes peut-être le diable.
INCONNU.
Tant d'hommes sont ce que l'on suppose ou appelle par ce nom: vous êtes libre de me mettre dans cette classe, sans faire trop d'injure à l'un ou à l'autre. Mais continuez, vous voulez vous tuer;--suivez votre dessein.
ARNOLD.
Vous m'avez troublé.
INCONNU.
Belle résolution que quelque chose peut jamais troubler! Si j'étais, comme vous le croyez, le diable, un instant de plus vous mettait, et pour toujours, par votre suicide, en mon pouvoir; et, pourtant, c'est ma venue qui vous sauve.
ARNOLD.
Je n'ai pas dit que vous étiez le démon, mais que votre approche semblait tenir de lui.
INCONNU.
À moins que vous n'ayez l'habitude de sa société (et vous ne semblez guère habitué à une aussi haute compagnie), vous ne pouvez pas dire comment il s'approche; et quant à sa figure, jetez les yeux sur cette fontaine, puis sur moi, et vous jugerez qui de nous deux ressemble le mieux aux pieds fourchus qui épouvantent l'imagination des imbécilles.
ARNOLD.
Pouvez-vous,--osez-vous me reprocher ma laideur originelle!
INCONNU.
Si je songeais à reprocher au buffle le pied fourchu que je te vois, ou au rapide dromadaire la sublime élévation qui couronne tes épaules, ces animaux se féliciteraient du compliment; et, pourtant, ces deux êtres sont plus agiles, plus vigoureux, plus durs au travail et à la peine que toi-même, et que tous les plus beaux et les plus hardis de ton espèce. Ta forme est très-naturelle; seulement, la nature s'est méprise en te prodiguant des avantages qui ne sont pas du domaine des autres hommes.
ARNOLD.
Donne-moi donc la vigueur des pieds du buffle quand il fait voler la poussière à la vue de son ennemi qui approche, ou donne-moi la longue et patiente douceur du dromadaire, ce vaisseau flottant dans les sables du désert,--et je supporterai tes diaboliques sarcasmes, avec la résignation d'un saint.
INCONNU.
Volontiers.
ARNOLD, surpris.
Tu le pourrais?
INCONNU.
Peut-être.--Voulez-vous quelque chose de plus?
ARNOLD.
Tu te moques de moi.
INCONNU.
Moi! non. Pourquoi rirais-je de celui dont tout le monde rit? ce serait, à mon avis, un pauvre plaisir. Pour te parler dans la langue des hommes (car tu ne saurais encore comprendre la mienne), le chasseur des bois ne suit pas le misérable lapin, il s'attache aux pas de l'ours, du loup ou du lion; il laisse le moindre gibier aux petits bourgeois qui quittent un seul jour dans l'année leurs foyers pour remplir leurs chaudrons domestiques de cette plate curée. Que la canaille s'acharne après toi; pour moi, je puis, à cette heure, me moquer d'un être au-dessus d'eux.
ARNOLD.
Ne perds donc pas ton tems auprès de moi: je ne te cherchais pas.
INCONNU.
Vos pensées ne me sont pas si étrangères. Ne me renvoyez pas. On ne me rappelle pas aisément quand on désire de moi quelque service.
ARNOLD.
Et que veux-tu faire pour moi?
INCONNU.
Changer, si vous voulez, de forme avec vous, puisque la vôtre vous désespère; ou bien vous donner toute autre figure que vous désirerez.
ARNOLD.
Oh! alors vous êtes vraiment le diable, car nul autre ne consentirait à prendre ainsi mes traits.
INCONNU.
Je te ferai voir les plus belles figures que le monde ait jamais portées, et je t'en laisserai le choix.
ARNOLD.
A quelles conditions?
INCONNU.
C'est une question. Il n'y a qu'un instant, pour ressembler aux autres hommes, vous auriez donné votre ame; et voilà que vous hésitez à prendre les traits des demi-dieux.
ARNOLD.
Non, je n'en veux pas. Je ne dois pas compromettre mon ame.
INCONNU.
Et quelle ame, digne de ce nom, voudrait demeurer dans une telle carcasse?
ARNOLD.
C'est une ame non désespérée, quelle que soit la triste enveloppe qui l'emprisonne. Mais désignez votre pacte; faut-il le signer avec du sang?
INCONNU.
Non pas, du vôtre même.
ARNOLD.
Et de qui donc?
INCONNU.
Nous en causerons plus tard. Mais je serai de bonne composition, car je vois en vous de grandes choses. Vous n'aurez d'autre lien que votre volonté, d'autre engagement que vos œuvres. Êtes-vous content?
ARNOLD.
Je te prends au mot.
INCONNU.
Eh bien! allons,--(l'inconnu s'approche de la fontaine, et se retournant vers Arnold,) quelques gouttes de votre sang.
ARNOLD.
Et pourquoi?
INCONNU.
Pour mêler au charme de cette eau, et en confirmer l'effet.
ARNOLD, présentant son bras blessé.
Prends-le tout.
INCONNU.
Non, pour l'instant quelques gouttes me suffisent. (Il met quelques gouttes du sang d'Arnold dans sa main et les jette dans la fontaine.) Ombre de beauté, ombre de puissance, rendez-vous à votre poste.--L'heure en est venue: que vos formes aimables et flexibles sortent du fond de cette source comme on voit le géant aux formes vaporeuses s'élancer des sommets de la montagne de Hartz b1. Venez telles que vous êtes, et que nos yeux puissent voir dans l'air le modèle, brillant comme l'Iris quand elle jette son croissant dans l'étendue, de la figure que je veux former;--tel est son désir (désignant Arnold) et tel est mon commandement! Démons héroïques, démons qui prîtes autrefois le manteau du stoïcien et du sophiste, ou celui des conquérans qui respirèrent pour détruire, depuis l'enfant de la Macédoine jusqu'à tant d'innombrables Romains;--ombre de beauté, ombre de puissance! l'heure est venue, à votre devoir!
(Divers fantômes sortent de l'ombre et passent successivement devant
l'étranger et Arnold.)
ARNOLD.
Que vois-je?
INCONNU.
Le Romain aux yeux noirs et au nez d'aigle, qui ne connut jamais de vainqueur, et qui ne vit jamais de contrée qu'il ne soumît à Rome, tandis que Rome devenait sa proie et celle de tous les héritiers de son nom.
ARNOLD.
Ce fantôme est chauve, et je veux de la beauté; ne puis-je acquérir sa gloire sans me soustraire à ses défauts?
INCONNU.
Vous le voyez; son front était garni de plus de lauriers que de cheveux. Choisissez ou rejetez. Je ne puis que vous promettre ses traits; quant à sa gloire il faut long-tems l'ambitionner et combattre, pour mériter de l'obtenir.
ARNOLD.
Je veux aussi me battre, mais non pas comme une copie de César. Fais-le disparaître: son aspect peut être beau, mais il n'est pas de mon goût.
INCONNU.
Alors vous êtes bien plus difficile à séduire que la sœur de Caton, que la mère de Brutus, ou que Cléopâtre à seize ans, quand l'amour pénètre par les yeux, non moins que par le cœur. Mais soit! ombre, disparais! (Le fantôme de Jules César disparaît.)
ARNOLD.
Se peut-il que l'homme qui ébranla la terre disparaisse ainsi sans laisser la moindre trace!
INCONNU.
Vous vous trompez, sa substance a laissé derrière lui assez de tombeaux, assez de calamités et plus de gloire qu'il n'en fallait pour prolonger sa mémoire; quant à son ombre elle n'est rien de plus que la nôtre, si ce n'est quelques pouces et une verticale plus régulière. En voici une autre.
(Un second fantôme passe.)
ARNOLD.
Quel est-il?
INCONNU.
C'était le plus beau et le plus brave des Athéniens. Regardez-le bien.
ARNOLD.
Il est en effet plus séduisant que l'autre. Que de beauté!
INCONNU.
Tel fut le fils de Clinias à la chevelure bouclée; veux-tu revêtir sa figure?
ARNOLD.
Que ne suis-je né avec elle! Mais puisque je puis choisir encore, passons outre.
(L'ombre d'Alcibiade disparaît.)
INCONNU.
Tiens! regarde!
ARNOLD.
Comment! cette espèce de satyre, court, basané, au nez rompu, aux yeux ronds, aux larges narines et à la physionomie de Silène! cette jambe tortue et cette piteuse stature! j'aime mieux rester tel que je suis.
INCONNU.
Il était pourtant ce que la terre avait de beauté intellectuelle plus parfaite; c'était la vertu même personnifiée. Mais vous le rejetez.
ARNOLD.
Non pas, si ses traits pouvaient me douer de ce qui les faisait oublier.
INCONNU.
Je n'ai pas le pouvoir de le promettre; mais vous pouvez l'essayer et voir si les chances de vertus sont plus grandes sous un pareil masque que sous le vôtre.
ARNOLD.
Non, je ne suis pas né pour la philosophie, bien que tout en moi doive me faire une loi d'en user. Fais-le disparaître.
INCONNU.
Redeviens air, buveur de ciguë!
(L'ombre de Socrate disparaît, une autre s'élève.)
ARNOLD.
Quel est maintenant ce front large et cette barbe frisée qui rappellerait le vigoureux aspect d'Hercule si ses yeux égrillards n'appartenaient plutôt à Bacchus qu'au triste vainqueur du monde infernal quand il repose appuyé sur sa massue et comme s'il réfléchissait à l'indignité de ceux pour qui il avait combattu?
INCONNU.
Mais tu vois celui qui par amour perdit l'ancien monde.
ARNOLD.
Je ne le blâmerais pas, moi, qui risque mon ame parce que je n'ai pas trouvé ce qu'il consentit à échanger contre l'empire de la terre.
INCONNU.
Eh bien! puisque vous semblez vous accorder si bien, vous allez prendre ses traits?
ARNOLD.
Non, comme vous me laissez le choix, je suis difficile; ne serait-ce que pour voir des héros que je n'aurais jamais contemplés qu'après ma mort, sur les rives du pâle fleuve de l'éternité.
INCONNU.
Disparais, triumvir, ta Cléopâtre t'attend.
(L'ombre d'Antoine disparaît: une autre s'élève.)
ARNOLD.
Quel est celui-ci? il a le regard d'un demi-dieu, son teint est frais et coloré, ses cheveux d'or, et sa taille, si elle ne dépasse pas celle des mortels, a cependant une trace d'immortalité.--Quelque chose de brillant l'entoure et ne semble que l'émanation d'un éclat intérieur plus vif encore. Est-ce qu'il ne fut rien qu'un homme?
INCONNU.
Demande à la terre si elle conserve quelques atômes de lui, ou même de l'or bien autrement solide qui formait son urne.
ARNOLD.
Quelle était cette gloire du genre humain?
INCONNU.
La honte de la Grèce pendant la paix, son foudre pendant la guerre.--C'est Démétrius le Macédonien, et le preneur de villes.
ARNOLD.
Un autre.
INCONNU, s'adressant à l'ombre.
Retourne au giron de ta Lamia.
(L'ombre de Démétrius Poliorcète disparaît: une autre s'élève.)
INCONNU, poursuivant.
Je vous en montrerai bien d'autres; ne craignez rien, mon cher bossu: si l'ombre de ceux qui existèrent ne sont pas de votre goût, j'animerai le marbre idéal jusqu'à ce que votre ame soit contente de sa nouvelle enveloppe.
ARNOLD.
Content! mon choix est arrêté.
INCONNU.
Je suis forcé de vous en faire mon compliment, c'est le divin enfant de la déesse des ondes, le fils chevelu de Pelée, aux tresses belles et blondes comme les vagues embaumées du riche Pactole, roulantes sur des sables d'or; vois comme elles sont nuancées de cristal et gracieusement ondulées par les vents, telles enfin qu'elles furent vouées au Sperchius! Contemple-le tout entier; c'est ainsi qu'il parut devant Polyxène en face de l'autel, les yeux remplis d'amour et fixés sur sa Troyenne fiancée. Quelques regrets de la mort d'Hector et des larmes de Priam se joignent à la vive passion que lui inspire la vierge aux regards baissés dont la jeune main tremble dans celle qui fit mourir son frère. Tel il parut dans le temple; regarde-le comme la Grèce regardait pour la dernière fois son plus illustre héros, l'instant avant que Paris tendît son arc.
ARNOLD.
Je le regarde comme si j'étais l'ame dont il va devenir la forme.
INCONNU.
Vous avez bien fait, la plus extrême laideur ne pouvait se troquer que contre la plus extrême beauté, s'il faut ajouter foi à ce proverbe des hommes, que les extrêmes se touchent.
ARNOLD.
Allons, hâte-toi! je suis impatient.
INCONNU.
Oui, comme une jeune beauté devant son miroir; tous deux vous vous figurez ce que vous n'êtes pas, et vous rêvez ce que vous devez être.
ARNOLD.
Faut-il donc attendre?
INCONNU.
Non, tu serais trop malheureux, mais un mot seulement: sa taille est de douze coudées; voudrais-tu donc dépasser si énormément celle des hommes de ton siècle et devenir un Titan? ou (pour parler en termes théologiques) un enfant d'Anak b2?
ARNOLD.
Pourquoi pas?
INCONNU.
Ambition glorieuse, je t'aime surtout dans les nains, un mortel de stature philistine aurait avec empressement troqué son corps de Goliath contre le petit David; mais toi, mon petit singe, tu préfères de beaucoup l'apparence d'un héros à sa gloire. Tes vœux seront accomplis s'ils sont tels que tu viens de les exprimer, et cependant tu aurais sur les hommes bien plus d'empire en te montrant à eux sous des formes plus rapprochées des leurs; tous vont se soulever contre toi comme pour chasser quelque mammouth nouvellement découvert; et leurs maudits engins, leurs couleuvrines et le reste entrouvriront l'armure de notre ami plus facilement que la flèche adultère n'atteignit le talon que Thétis oublia de baptiser dans le Styx.
ARNOLD.
Eh bien! qu'il en soit comme il te plaira.
INCONNU.
Tu seras beau comme l'objet que tu vois, fort comme il le fut, et--
ARNOLD.
Je ne demande pas sa valeur, les êtres difformes sont toujours assez téméraires, il est dans leur nature de surpasser les autres hommes du côté de l'ame et du cœur et de redevenir ainsi leurs égaux,--que dis-je, leurs supérieurs. Il y a dans leurs mouvemens irréguliers un aiguillon qui les pousse à faire ce que ne peuvent les autres et ce que pourtant ils sont également libres de faire, et c'est ainsi qu'ils savent balancer l'avarice d'une nature marâtre; c'est à force d'intrépidité qu'ils sollicitent les faveurs de la fortune et que souvent ils les obtiennent comme Timour, le Tartare boiteux.
INCONNU.
Bien dit! et sans doute tu vas conserver ta première forme. Il ne tient qu'à moi de dissiper cette ombre qui allait se transformer en chair pour rehausser une ame intrépide qui n'a pas besoin d'elle.
ARNOLD.
Si nul esprit ne m'avait offert la possibilité d'un changement, j'aurais fait de mon mieux pour m'ouvrir une carrière en dépit de l'odieuse difformité qui, semblable à une montagne, pesait mortellement sur moi. A la vue d'un homme plus heureux j'aurais toujours senti sur mon cœur comme sur mes épaules une masse de haine et de désespoir. J'aurais toujours contemplé, avec un soupir de douleur et non d'amour, la beauté, dans le sexe qui est le type de tout ce que nous connaissons ou rêvons de beau par de là le monde qu'il charme; bien que mon cœur fût tout amour, je n'aurais pas tenté de toucher celle qui n'aurait pu me payer de retour à la vue de cette odieuse enveloppe qui me condamne à la solitude. Bien plus j'aurais attendu la mort sans la désirer si ma mère ne m'avait pas repoussé de ses bras. La femelle de l'ours lèche ses petits pour les rendre moins difformes; ma mère n'avait pas l'espoir de me rendre moins laid, que ne m'exposa-t-elle comme les femmes de Sparte, avant que j'eusse le sentiment passionné de la vie? j'aurais été un morceau de terre de la vallée, plus heureux mille fois de n'être rien que tel que je suis. Mais enfin, bien que le plus laid, le plus humble et le plus abject des hommes, le courage aurait pu me rendre tel que tant d'autres héros d'une laideur comparable à la mienne. Vous m'avez vu maître de ma propre vie et désireux de la quitter; et celui qui peut mourir ainsi est le maître de tous ceux qui craignent la mort.
INCONNU.
Choisissez entre ce que vous fûtes et ce que vous pouvez être.
ARNOLD.
Mon choix est fait; vous avez ouvert une perspective plus brillante pour mes yeux et plus douce pour mon cœur. Dans ma forme actuelle, je puis être craint, admiré, chéri et respecté de tout l'univers, à l'exception de ceux de mon espèce, dont l'amour seul pouvait m'être précieux. J'ai le choix de plusieurs formes: je prends celle qui est devant mes yeux. Hâte-toi.
INCONNU.
Et moi, laquelle prendrai-je?
ARNOLD.
Sans doute, celui qui commande à toutes les formes choisira la plus noble, et quelque chose de supérieur, même à celle du fils de Pelée que nous venons de voir. Ce sera peut-être celle de son assassin, du beau Pâris, ou mieux encore du dieu des poètes, dont chaque membre sera déjà un modèle de poésie.
INCONNU.
Je me contenterai de moins, car j'aime trop le changement.
ARNOLD.
Votre figure est noire, mais non pas déplaisante.
INCONNU.
Si je voulais choisir, je me rendrais plus blanc; mais j'ai pour le noir un penchant.--Il est aussi décent, et de plus, la honte ne saurait le faire rougir, ou la crainte pâlir; mais voilà bien assez de tems que je le porte, et je vais le troquer avec votre figure.
ARNOLD.
Ma figure?
INCONNU.
Oui, vous changerez avec le fils de Thétis; moi, avec la progéniture de Berthe. Les goûts sont divers: vous avez le vôtre, j'ai le mien.
ARNOLD.
Allons, dépêchons!
INCONNU.
Nous y voici. (L'Inconnu prend un peu de terre, il la façonne sur le gazon; puis s'adressant au fantôme d'Achille.) Ombre charmante du fils de Thétis endormie sur le gazon qui recouvre l'antique Troie, je modèle ton image avec la terre rouge qui composa celle d'Adam loc22, ainsi qu'avait fait le créateur dont je veux imiter les actions. Boule de terre, reçois la vie jusqu'à ce que la rose soit aussi fraîche sur tes joues qu'à l'instant où elle s'épanouit. Et vous, violette que je touche, prêtez à ses yeux votre nuance! Ondes éclairées du soleil, devenez pour lui des ruisseaux de sang; que ces boutons d'hyacinthe, devenus ses beaux et flottans cheveux, se répandent le long de ses tempes comme ils se balançaient dans l'air! qu'il ait pour cœur le marbre que je tire de ce roc; que sa voix soit comme le gazouillement des oiseaux sur ce chêne! que sa chair soit formée de cette terre délicate dans laquelle s'alongent les racines du lis et qui boit la rosée la plus pure! que ses jambes soient les plus légères, que son aspect soit le plus radieux que la terre ait pu jamais contempler! Élémens, approchez, mêlez-vous à ma voix, reconnaissez-moi pour votre maître! Rayons du soleil, animez cette exhalation de la terre! C'en est fait; il a pris son rang dans la création.
Note loc22: (retour) Adam signifie terre rouge, de laquelle le premier homme fut formé.(Note de Lord Byron.)
(Arnold tombe sans mouvement; son ame passe dans la figure d'Achille, le fantôme disparaît peu à peu à mesure que s'anime la figure pétrie de terré.)
ARNOLD, dans sa nouvelle forme.
J'aime, et je serai donc aimé! O vie! enfin je te sens! esprit de gloire!
INCONNU.
Arrêtez, que ferez-vous de votre première enveloppe, de cette horrible, sale et repoussante difformité qui naguère était vous?
ARNOLD.
Qu'importe! que les loups ou les oiseaux s'en emparent, s'ils le veulent.
INCONNU.
S'ils le font, s'ils n'ont pas de répugnance pour elle, vous direz ainsi-soit-il; vous féliciterez les champs d'en être purifiés.
ARNOLD.
Laissons-la, et ne songeons pas à ce qu'elle peut devenir.
INCONNU.
Voilà de la dureté, sinon de l'ingratitude. Quel qu'il soit, ce corps a soutenu long-tems votre ame.
ARNOLD.
Oui, de même que le fumier recélait la perle qui, maintenant montée sur or, brille entre les pierres précieuses.
INCONNU.
Mais si je donne une autre forme, il faut que ce soit comme par échange et non par l'effet d'un larcin. Ceux qui font des hommes sans l'intervention de la femme paient depuis long-tems une sorte de patente pour ce commerce, et ils ne se soucient pas d'employer la contrebande. Le diable peut prendre les hommes et non pas les faire, bien qu'il recueille le bénéfice d'une véritable fabrication humaine. Il faut donc trouver quelqu'un qui reprenne la figure que vous venez de quitter.
ARNOLD.
Et qui le voudra jamais?
INCONNU.
Je ne le sais pas, voilà pourquoi je me dévoue.
ARNOLD.
Vous?
INCONNU.
Je l'avais dit avant de vous revêtir de cette robe de beauté dont vous êtes si fier.
ARNOLD.
Il est vrai, la joie subite de ma métamorphose me fait tout oublier.
INCONNU.
Je serai dans quelques momens tel que vous étiez, et vous vous verrez toujours vous-même à vos côtés, et tel que votre ombre.
ARNOLD.
Je m'en passerais fort bien.
INCONNU.
Mais cela est impossible. Eh quoi! déjà vous frémissez tel que vous êtes en voyant ce que vous fûtes?
ARNOLD.
Il en sera ce que vous voudrez.
INCONNU. Il étend sur la terre la première forme d'Arnold.
Terre non morte, mais inanimée! nul homme ne voudrait te revêtir, et cependant un immortel ne songe pas à te dédaigner. Tu es terre, et pour l'esprit toute terre est d'un mérite égal. Feu! sans lequel rien ne peut vivre; feu! dans lequel cependant nul ne peut vivre excepté la fabuleuse Salamandre, ou les ames à jamais tourmentées qui implorent ce qui ne pardonne jamais, hurlent pour obtenir une goutte d'eau, et brûlent dans des flammes inextinguibles; feu! le seul élément où nul être ne conserve sa forme passagère, ni le poisson, ni le quadrupède, ni l'oiseau, ni le ver; feu! sauvegarde et meurtrier de l'homme; feu! enfant premier-né de la création et fatal instrument de la destruction quand le ciel aura rejeté la terre; feu! viens m'aider à renouveler la vie dans la forme que je contemple inerte et glacée: son retour à la vie dépend de nous deux; jette une faible étincelle,--et soudain il reprendra son premier mouvement, seulement c'est mon esprit qui l'animera.
(Un feu follet s'élève à travers le bois et vient s'arrêter sur le front du cadavre. L'inconnu disparaît et le corps se lève.)
ARNOLD.
Oh! horrible!
INCONNU, sous la figure d'Arnold.
Comment, est-ce que tu trembles?
ARNOLD.
Non, ce n'est qu'un frissonnement. Où donc a fui le corps qui te portait tout à l'heure?
INCONNU.
Au royaume des ombres. Mais parcourons celui où nous sommes encore. Où veux-tu aller?
ARNOLD.
Faut-il que tu m'accompagnes?
INCONNU.
Et pourquoi non? Ceux qui valent mieux que toi ont plus mauvaise société.
ARNOLD.
Ceux qui valent mieux que moi!
INCONNU.
Oh! je le vois, votre nouvelle forme vous donne de l'orgueil; j'en suis ravi. Déjà de l'ingratitude? Admirable! c'est un plaisir de vous instruire.--C'est, dans un instant, deux métamorphoses; et voilà que déjà vous avez l'expérience des manières du monde. Mais supportez ma présence. En vérité, elle pourra vous être utile dans votre route. Maintenant, décidez; où porterons-nous nos pas?
ARNOLD.
Où se trouvera réuni le plus de monde: je veux voir comment il agit.
INCONNU.
C'est-à-dire où règnent la guerre et les femmes. Voyons! l'Espagne, l'Italie,--les nouvelles terres atlantiques,--l'Afrique et tous ses Maures. En vérité, il y a peu de choix: toutes les races sont maintenant et partout, comme à l'ordinaire, acharnées les unes contre les autres.
ARNOLD.
J'ai entendu dire des merveilles de Rome.
INCONNU.
Fort bon choix!--le meilleur que l'on puisse faire sur la terre depuis que Sodome n'est plus. Le champ est vaste; car le Franc, le Hun, l'Espagnol, descendant des antiques Vandales, se jouent en ce moment sur les brûlans rivages de ce jardin de l'univers.
ARNOLD.
Quelle sera notre manière de voyager?
INCONNU.
Nous prendrons de bons coursiers, comme des gens de distinction. Holà! mes chevaux! Jamais il n'en fut de meilleurs depuis ceux qui jetèrent dans le Pô Phaéton. Et nos pages aussi!
(Deux pages entrent avec quatre chevaux noirs.)
ARNOLD.
Oh! la belle chose.
INCONNU.
C'est la plus noble race. Osez lui comparer celle de Barbarie ou vos Kochlani de l'Arabie.
ARNOLD.
Le flocon vaporeux qui s'échappe de leurs fiers naseaux embrase l'air lui-même; des jets de flamme, semblables à des essaims de vers luisans, se balancent autour de leur crinière, ainsi que par un rayon de soleil des insectes vulgaires entourent nos vulgaires coursiers.
INCONNU.
Montez, monseigneur; eux et moi nous sommes à votre service.
ARNOLD.
Et ces pages aux yeux noirs,--quels sont leurs noms?
INCONNU.
C'est vous qui les baptiserez.
ARNOLD.
Comment, dans l'eau sainte?
INCONNU.
Pourquoi pas? le plus grand pécheur est le saint le plus accompli.
ARNOLD.
Ils sont bien beaux; et certes ils ne peuvent être des diables.
INCONNU.
Qui en doute? Le diable est toujours hideux, et votre beauté n'a jamais rien de diabolique, n'est-ce pas?
ARNOLD.
Je nommerai Huon celui qui porte le cor doré et une figure si fraîche et si radieuse, car, il a le regard du charmant enfant perdu dans les bois, et qu'on n'a jamais retrouvé; quant à l'autre, plus brun et plus soucieux, qui ne sourit jamais, mais garde l'air sérieux et cependant calme de la nuit, il s'appellera Memnon, comme ce roi d'Égypte dont la statue rend une fois chaque jour un son harmonieux. Mais vous?
INCONNU.
J'ai dix mille noms, et deux fois autant d'attributs; mais puisque j'ai pris une forme humaine, je porterai un nom d'homme.
ARNOLD.
Et qui tiendra plus de l'homme que le corps lui-même, bien qu'il m'ait appartenu.
INCONNU.
Alors, appelez-moi César.
ARNOLD.
Comment! ce nom est le signe de l'empire, et il ne fut porté que par les maîtres du monde.
INCONNU.
C'est par cela même qu'il convient parfaitement au diable déguisé, tel du moins que vous me supposez: à moins pourtant que vous n'aimiez mieux me prendre pour le pape.
ARNOLD.
Va donc pour César. Pour moi je veux garder le simple nom d'Arnold.
CÉSAR.
Nous y ajouterons un titre:--le comte Arnold. Il n'a rien de disgracieux, et il fera un bon effet sur un billet doux.
ARNOLD.
Ou dans une proclamation devant un champ de bataille.
CÉSAR, chantant.
A cheval, à cheval! Mon coursier noir frappe la terre et dévore l'espace! Il n'est pas de jeune étalon de l'Arabie qui connaisse mieux celui qu'il doit porter. Plus léger à mesure qu'il s'élève davantage, les montagnes ne retarderont pas sa course: il ne bronchera pas dans les marais; il ne sera pas dépassé dans la plaine, l'onde ne le fera pas tomber; le bord d'un ruisseau ne le décidera pas à s'arrêter pour étancher sa soif. Dans l'arène, il ne perdra pas sa respiration; dans le combat, rien ne pourra le lasser; il traversera les pierres aiguës. Ni le tems, ni la fatigue ne pourront l'abattre. L'étable ne lui ôtera pas son ardeur; et toujours ses pieds rapides lutteront avec les ailes du griffon. Quoi de plus doux qu'un pareil voyage? A cheval, à cheval! Jamais l'écume ne blanchira le mors, jamais la poussière ne souillera les crins de nos noirs coursiers. Faut-il courir ou voler des Alpes au Caucase? dans un clin d'oeil nous aurons franchi l'espace qui les sépare.
(Ils montent sur leurs chevaux et disparaissent.)