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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 06: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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ACTE II.


SCÈNE PREMIÈRE.

ANGIOLINA, MARIANNA.


ANGIOLINA.

Qu'a répondu le Doge?

MARIANNA.

Il a dit que, pour le moment, il était invité à une conférence; mais elle doit être terminée maintenant. Je viens d'apercevoir les sénateurs qui s'éloignaient dans leur barque, et l'on peut voir encore la dernière gondole dont le reflet paraît sur les ondes tranquilles.

ANGIOLINA.

Je voudrais le voir de retour: il a été vivement tourmenté ces jours-ci; et le tems qui ne lui a rien ôté de son ame fière, et qui n'a pas même affaibli son enveloppe mortelle, comme s'il lui suffisait d'être alimenté par un esprit vaste et sans cesse agité--le tems, dis-je, n'a qu'un faible pouvoir sur ses maux et ses ressentimens; différent en cela des autres caractères de la même trempe, dont la violence n'a qu'un instant de durée. Tout offre chez lui un aspect d'immortalité; pensées, sentimens, mouvemens passionnés, le bien et le mal, tout porte chez lui le sceau de la jeunesse, et son front n'est chargé que des cicatrices de l'esprit, de la trace des idées profondes et de leur décrépitude: encore a-t-il été plus agité ces jours-ci que de coutume. Quand reviendra-t-il? car j'ai seule quelque puissance sur son esprit troublé.

MARIANNA.

En effet, son altesse a ressenti vivement l'affront de Steno; mais sans doute en ce moment le coupable subit, en expiation de sa lâche insulte, un châtiment qui ne peut qu'accroître le respect dû à la vertu des dames, et au rang des patriciens.

ANGIOLINA.

L'insulte fut grossière, mais elle ne m'atteignit pas; la calomnie dénotait une ame trop méprisable: quant aux effets, quant à l'impression profonde qu'elle a faite sur Faliero, sur cette ame fière, indomptable et austère--pour tout autre que moi; hélas! en songeant à ce qu'elle peut entraîner, je ne puis m'empêcher de frémir.

MARIANNA.

Il est bien clair que le Doge ne vous soupçonnera pas.

ANGIOLINA.

Me soupçonner! quand Steno lui-même ne l'eût pas osé! quand, pour tracer sa diffamation, il ravissait à la dérobée un rayon fugitif de la lune! Sa propre conscience ne s'élevait-elle pas contre son action, et chaque ombre, en arrêtant sa main loc5, ne lui rappelait-elle pas toute la lâcheté de sa conduite?

Note loc5: (retour) M.A.P. donne ici des yeux perçans aux ombres. Chaque ombre sur les murs, traduit-il, le regardait d'un air menaçant.

MARIANNA.

Il serait bien à désirer qu'on le punît sévèrement.

ANGIOLINA.

C'est ce qui est arrivé.

MARIANNA.

Comment! l'arrêt serait-il rendu? serait-il condamné?

ANGIOLINA.

Tout ce que je sais, c'est qu'il a été convaincu.

MARIANNA.

Le croiriez-vous assez puni par-là de sa lâche conduite?

ANGIOLINA.

Je crains d'être juge dans ma propre cause, et puis j'ignore quelle sorte de punition pouvait atteindre une ame corrompue comme celle de Steno. Si son insulte n'affectait pas plus l'esprit des juges qu'elle n'affecte le mien, il aura été pour toute peine laissé à sa honte; ou plutôt à son impudeur.

MARIANNA.

Il faut une vengeance à la vertu diffamée.

ANGIOLINA.

Pourquoi? Quelle est cette vertu à laquelle il faut une victime? quelle est-elle, si elle doit dépendre des paroles d'un homme? Le Romain, en mourant, s'écriait: Tu n'es qu'un nom. Elle ne serait en effet rien de plus, si le souffle humain pouvait la relever ou la flétrir.

MARIANNA.

Bien des femmes, pourtant, également fidèles et irréprochables, sentiraient toute la gravité d'un pareil scandale; et des dames moins rigides, comme il s'en trouve beaucoup à Venise, se montreraient, en pareil cas, inexorables dans leur vengeance.

ANGIOLINA.

Toutes prouveraient également qu'elles prisent le nom de vertu plus que la vertu même. Les premières, en faisant montre de leur honneur, regardent donc comme pénible le soin qu'elles mettent à le conserver: pour celles qui, sans l'avoir gardé, en gardent les dehors, elles s'en parent comme d'un ornement; non pas qu'elles le jugent tel, mais parce qu'elles sentent qu'il leur manque. Elles vivent dans la pensée des autres, et voudraient qu'on crût à leur sagesse aussi bien qu'à leur beauté.

MARIANNA.

Pour une dame noble, vous avez d'étranges idées.

ANGIOLINA.

C'était celles de mon père c'est, avec son nom, le seul héritage qu'il m'ait laissé.

MARIANNA.

Que voudriez-vous de plus: femme d'un prince, du souverain de la république?

ANGIOLINA.

Femme d'un paysan, je n'en chercherais pas d'autre; mais je n'en sens pas moins la tendresse et la gratitude que mérite mon père, pour avoir confié ma main à son vieux, éprouvé et fidèle ami, le comte Val di Marino, aujourd'hui notre Doge.

MARIANNA.

Mais, avec cette main, n'engagea-t-il pas votre cœur?

ANGIOLINA.

Oui, sans doute, ou jamais il ne le fut.

MARIANNA.

Cependant cette étrange disproportion d'âge, et, permettez-moi de le dire, cette disparité de goûts laissaient au monde le droit de douter qu'une telle union fût toujours favorable à votre sagesse et à votre beauté.

ANGIOLINA.

Le monde parle d'après lui-même: pour moi, mon cœur m'a jusqu'à présent dicté mes devoirs; ils sont nombreux, mais bien faciles.

MARIANNA.

Réellement, l'aimeriez-vous?

ANGIOLINA.

J'aime toutes les nobles qualités qui sont dignes de l'être. C'est ainsi que j'aimais mon père, qui le premier m'apprit à distinguer ce qu'il fallait chérir dans les autres, et à toujours subordonner les passions ignobles aux plus purs sentimens de notre nature. Il confia mon sort à Faliero: car il l'avait connu noble et brave, généreux, doué de toutes les qualités du soldat, du citoyen, de l'ami, tel enfin que moi-même je l'ai trouvé. Ses défauts sont ceux que donnent aux grandes ames l'habitude du commandement, trop d'orgueil et des passions profondément impétueuses, nourries par le commerce de patriciens et par une vie livrée aux orages de la politique et de la guerre. Il a de plus ce vif sentiment de l'honneur qui devient un devoir, retenu dans de certaines bornes, mais qui n'est plus qu'un vice quand on vient à les franchir: et c'est là ce que je crains pour lui en ce moment. Depuis sa naissance, il a montré un caractère impétueux, mais ce défaut était racheté chez lui par tant de grandeur d'ame, que la plus altière des républiques n'avait pas craint de le revêtir alternativement de toutes ses dignités, depuis ses premiers exploits jusqu'au retour de sa dernière ambassade, alors qu'elle le choisit pour Doge.

MARIANNA.

Mais, avant ce mariage, votre cœur n'avait-il jamais battu pour un seul patricien, dont l'âge se rapprochât de vous, dont la beauté pût se comparer à la vôtre? ou depuis, ne vîtes-vous jamais personne qui, si votre main eût encore été libre, vous semblât digne de prétendre à la fille de Lorédan?

ANGIOLINA.

J'ai répondu à votre première question, en vous disant que je consentis à me marier.

MARIANNA.

Et à la seconde?

ANGIOLINA.

Elle ne mérite pas de réponse.

MARIANNA.

Je vous demande pardon si j'ai eu le malheur de vous offenser.

ANGIOLINA.

Je n'ai pas de courroux; mais j'éprouve quelque surprise: j'ignorais que des cœurs à jamais liés pussent songer à revenir sur ce que maintenant ils choisiraient s'ils étaient encore libres.

MARIANNA.

C'est leur ancien choix qui souvent les porte à supposer que dans un nouveau ils montreraient plus de sagesse.

ANGIOLINA.

Cela peut être, je n'ai jamais pensé à de pareilles choses.

MARIANNA.

Madame, voici le Doge,--dois-je me retirer?

ANGIOLINA.

Je pense qu'il vaut mieux que vous me quittiez; il semble oppressé de tristes idées, voyez comme il s'avance d'un air pensif!

(Marianna sort.)

(Entrent le Doge et Pietro.)

LE DOGE, venant.

Il y a un certain Philippe Calendaro à l'arsenal qui commande à quatre-vingts hommes, et qui jouit d'une grande influence, même sur l'esprit de ses camarades. Cet homme, ai-je entendu dire, est fier, entreprenant, d'un esprit prompt et populaire, d'ailleurs il a de la discrétion, il serait à désirer qu'il fût des nôtres. Je pense bien qu'Israël Bertuccio s'est assuré de lui, mais j'imagine qu'on pourrait.--

PIETRO..

Seigneur, daignez me pardonner si j'interromps vos méditations, mais le sénateur Bertuccio, votre parent, m'a chargé de m'informer auprès de vous de l'heure à laquelle il pourrait obtenir de vous parler.

LE DOGE.

A la chute du jour.--Un moment--je réfléchis--à la dernière heure de la nuit.

(Pietro sort.)

ANGIOLINA.

Monseigneur!

LE DOGE.

Pardonnez-moi, ma chère enfant,--Pourquoi tardiez-vous si long-tems à m'approcher?--je ne vous voyais pas.

ANGIOLINA.

Vous étiez absorbé dans vos pensées, et celui qui vient de s'éloigner pouvait avoir à vous transmettre quelques paroles graves de la part du sénat.

LE DOGE.

Du sénat!

ANGIOLINA.

Je craignais de l'interrompre dans les devoirs qu'il vous rendait sans doute en son nom.

LE DOGE.

Au nom du sénat! erreur, c'est nous qui devons toute sorte de respect au sénat.

ANGIOLINA.

Je croyais que le Doge avait le commandement suprême à Venise.

LE DOGE.

Il le devrait! mais brisons-là, et reprenons notre sérénité. Comment vous portez-vous? avez-vous pris l'air aujourd'hui? le tems est sombre, mais le calme des vagues favorise le léger mouvement de la rame du gondolier. Avez-vous présidé à quelques réunions d'amies, ou vos chants ont-ils charmé votre solitude? Est-il, dites-moi, quelque chose qui flatte vos désirs, et qui reste dans le cercle étroit de la puissance laissée au Doge? Souhaitez-vous quelque brillante distraction, ou bien quelques innocens plaisirs de solitude ou de société satisferont-ils votre cœur, et compenseront-ils tant d'instans pénibles passés auprès d'un vieillard toujours chargé de soucis? Dites un mot: vos vœux seront accomplis.

ANGIOLINA.

Vous avez toujours été bon pour moi.--Que pourrais-je désirer ou solliciter, si ce n'est de vous voir plus souvent, et surtout plus tranquille?

LE DOGE.

Plus tranquille!

ANGIOLINA.

Oui, plus tranquille, monseigneur!--Ah! pourquoi vous tenir à part et vous promener ainsi seul? Pourquoi votre front trahit-il tant de profondes émotions, sans pourtant révéler de quelle nature elles peuvent être?

LE DOGE.

Tant d'émotions!--Quoi donc? que pourraient-elles révéler?

ANGIOLINA.

Hélas! un cœur peut-être brisé.

LE DOGE.

Ce n'est rien, mon enfant.--Mais vous savez quels soins continuels oppressent tous ceux qui gouvernent cette république précaire, toujours redoutant au dehors les Génois, à l'intérieur les mécontens.--Voilà ce qui m'occupe et peut me troubler plus qu'à l'ordinaire.

ANGIOLINA.

Ces motifs, cependant, existaient depuis long-tems, et c'est depuis peu de jours que je vous vois ainsi. Pardonnez-moi, vous avez sur le cœur quelque choses de plus que le fardeau des devoirs publics; vous le supportez depuis long-tems; et un génie comme le vôtre a dû le rendre léger, je dirais même nécessaire pour nourrir l'activité de votre esprit. Ce ne sont pas des inquiétudes ou des dangers qui pouvaient vous ébranler; vous, qui avez vu tant de tempêtes sans succomber dans aucune; vous, qui parvenu au faîte du pouvoir, n'avez jamais senti vos pas chanceler en y montant; et qui, de ce sommet éblouissant pour tout autre, pouvez étendre un regard ferme et calme sur l'abîme qui vous entoure de toutes parts. La guerre civile embrasât-elle Saint-Marc, votre vertu n'en serait pas accablée; comme vous vous êtes élevé, vous tomberiez avec un front serein. Telle n'est donc pas la source de ce que vous éprouvez; c'est votre orgueil qui murmure aujourd'hui, et non pas votre patriotisme.

LE DOGE.

Mon orgueil, Angiolina, hélas! il n'en est plus pour moi.

ANGIOLINA.

Oui, c'est le péché qui perdit les anges, celui de tous auquel succombent plus facilement les mortels les plus rapprochés d'une nature angélique. Les hommes vils n'ont que de la vanité, les grandes ames ont de l'orgueil.

LE DOGE.

Oui, j'avais le sentiment élevé, de l'honneur, de votre honneur surtout.--Mais changeons de sujet.

ANGIOLINA.

Oh! non!--Jusqu'ici j'ai partagé en toute chose votre satisfaction, ne me cachez pas, je vous en conjure, vos ennuis. Si les affaires publiques en étaient la cause, vous le savez, je ne chercherais pas à les pénétrer; mais je sens que vos chagrins ont un motif particulier, et c'est à moi de les adoucir ou de les partager. Depuis le jour que l'insolence du misérable Steno troubla votre repos, vous êtes devenu méconnaissable, et je voudrais vous ramener à ce que vous étiez.

LE DOGE.

A ce que j'étais! Connaissez-vous l'arrêt de Steno?

ANGIOLINA.

Non.

LE DOGE.

Un mois de prison.

ANGIOLINA.

N'est-ce pas assez?

LE DOGE.

Assez!--Oui, pour un ivrogne galérien, qui, fouetté de verges, murmure contre son maître; mais ce n'est pas assez pour un lâche, qui, d'un trait mensonger et froidement médité, vient graver la honte d'une dame et d'un prince jusque sur le trône souverain.

ANGIOLINA.

Pour moi, je trouve un noble assez puni quand on l'a convaincu de mensonge. Quelle autre punition ne serait pas légère, comparée à la perte de l'honneur?

LE DOGE.

De pareils hommes n'ont pas d'honneur; ils n'ont que leur vile existence,--et c'est là ce qu'on épargne.

ANGIOLINA.

Vous ne voudriez pas, pour cette offense, qu'on le fît mourir?

LE DOGE.

En ce moment, non.--Puisqu'il vit, qu'il reste vivant encore aussi long-tems que possible; il a cessé de mériter la mort. Le coupable que l'on épargne a condamné ses juges: il est purifié; son crime retombe sur eux.

ANGIOLINA.

Mon Dieu! si ce méprisable libertin avait répandu son sang pour une aussi absurde calomnie, mon cœur n'aurait plus connu une heure de plaisir, le sommeil aurait à jamais fui de mes yeux.

LE DOGE.

La loi divine ne demande-t-elle pas sang pour sang? et celui qui flétrit, tue bien plus encore que celui qui assassine. Qui affecte le plus l'homme que l'on frappe, ou la douleur ou la honte des coups? Les lois humaines ne demandent-elles pas sang pour honneur? moins que pour l'honneur, même pour un peu d'or. Les lois des nations ne demandent-elles pas sang pour trahison? Et ce ne serait rien d'avoir fait couler dans mes veines le plus corrosif des poisons? ce ne serait rien d'avoir souillé les noms les plus beaux, le vôtre et le mien? ce ne serait rien d'avoir livré un prince au mépris de son peuple? d'avoir manqué au respect unanimement accordé par le genre humain, à la jeunesse dans les femmes, aux cheveux blancs dans les hommes, à la vertu de votre sexe, à la dignité du nôtre?--Mais, laissons ces réflexions à ceux qui l'ont accusé.

ANGIOLINA.

Le ciel vous fait une loi de pardonner à vos ennemis.

LE DOGE.

Le ciel pardonne-t-il aux siens? Pourquoi ne sauve-t-il pas Satan des flammes éternelles?

ANGIOLINA.

Oh! ne parlez pas ainsi;--le ciel vous pardonnera à vous et à vos ennemis.

LE DOGE.

Ainsi soit-il, puisse le ciel leur pardonner!

ANGIOLINA.

Le ciel, mais vous?

LE DOGE.

Oui, quand ils seront dans le ciel.

ANGIOLINA.

Et jamais auparavant?

LE DOGE.

Qu'importe mon pardon? vieillard outragé, méprisé, trompé, qu'importe mon pardon ou mon ressentiment? tous les deux ne sont-ils pas également frivoles et impuissans? J'ai trop long-tems vécu. Mais, je vous prie, changeons de sujet.--Mon enfant, ma femme insultée, la fille de Lorédan! Qu'il était loin de penser, ton brave, ton loyal père, en te mariant à son vieil ami, qu'il te vouait à l'ignominie!--Hélas! ignominie sans péché, car tu es pure. Que n'avais-tu un autre époux, tout autre époux dans Venise que le Doge, et jamais cette tache, cette infamie, ce blasphème ne serait tombé sur toi. Si jeune, si belle, si bonne et si chaste, subir un pareil affront et ne pas être vengée!

ANGIOLINA.

Que dites-vous? je le sais trop bien, car vous m'aimez encore, vous me croyez, vous m'honorez; et tout le monde sait que vous êtes juste et que je suis sincère. Dites-moi, que me reste-t-il à demander? que pouvons-nous, moi désirer, vous ordonner encore?

LE DOGE..

C'est bien, trop bien peut-être: mais quoi qu'il arrive, chère enfant! que ma mémoire te soit chère.

ANGIOLINA.

Mon Dieu! que me dites-vous?

LE DOGE.

N'importe, mais encore je voudrais, quel que soit le jugement des autres, que vous me respectiez aujourd'hui, et dans ma tombe.

ANGIOLINA.

En pouviez-vous douter, et vous ai-je jamais donné lieu de soupçonner ma foi?

LE DOGE.

Approchez, chère enfant, je dois vous dire quelques mots. Votre père fut mon ami, la fortune variable le rendit mon débiteur pour quelques-uns de ces services qui touchent toujours vivement les gens de bien: quand il éprouva l'oppression de sa dernière maladie il souhaita notre union: non qu'il voulût s'acquitter envers moi, depuis long-tems sa tendre amitié ne lui laissait plus rien à acquitter: son espoir était de mettre votre beauté orpheline à l'honorable abri des dangers qui, dans cet asile empesté du vice, entourent les vierges pauvres et sans soutien. Il ne me consulta pas, et je ne voulus pas m'opposer à l'idée qui charmait ses derniers momens.

ANGIOLINA.

Je n'ai pas oublié avec quelle noblesse vous m'ordonnâtes de déclarer si je ne sentais aucune préférence qui pût me rendre plus heureuse; votre offre du douaire le plus beau de Venise, enfin votre intention de ne pas vous prévaloir des dernières intentions de mon père sur vous.

LE DOGE.

Ainsi ce n'était pas une sotte et capricieuse extravagance de vieillard; ce n'était pas l'aiguillon impur de quelque passion surannée qui me décidèrent à demander la main d'une jeune et virginale beauté: car, dans ma bouillante jeunesse, je savais m'élever au-dessus des passions de ce genre: ce n'était pas ma vieillesse elle-même infectée de la lèpre du libertinage qui s'attache aux cheveux blancs de certains hommes pervers, et leur fait prendre, jusqu'à leur dernier jour, la lie des plaisirs pour le plaisir lui-même. Je ne traînais pas au sacrifice d'un hymen intéressé une victime innocente, trop délaissée pour refuser un sort honorable, trop sensible pour ne pas entrevoir son malheur. Notre union ne s'était pas formée sous de tels auspices; vous étiez libre de me choisir, et d'un mot vous pouviez rendre inutile le choix de votre père.

ANGIOLINA.

J'y souscrirais, je le ferais encore à la face du ciel et de la terre; car je ne m'en suis jamais repentie pour mon bonheur; mais, je l'avouerai, quelquefois pour le vôtre, en songeant à vos derniers ennuis.

LE DOGE, poursuivant.

Mais je savais que vous n'auriez jamais à accuser mon cœur; je savais que mes jours n'avaient plus long-tems à vous être à charge: et alors je me représentais la fille de mon vieil ami, sa noble fille libre d'un nouveau choix plus sage et plus convenable, entrant alors dans tout l'éclat de sa beauté, et devenue par ces premières années d'épreuve plus capable de bien choisir; je la voyais héritière du nom et de l'opulence d'un prince, et, par les courts ennuis inséparables de son union de quelques étés avec un vieillard, garantie de tous les obstacles que la chicane légale ou des parens envieux pouvaient élever contre ses droits. Sans doute, quant aux années, l'enfant de mon meilleur ami pouvait mieux choisir, mais il n'aurait jamais trouvé dans un autre un dévouement plus tendre.

ANGIOLINA.

Monseigneur, je n'ai vu que le désir de mon père sanctifié par ses derniers mots; je n'ai, pour y satisfaire, consulté que mon cœur; et pour donner ma foi à celui auquel il me confiait, d'ambitieuses espérances ne se mêlèrent jamais à mes songes, et l'heure de notre union serait encore à venir, qu'elle sonnerait encore.

LE DOGE.

Je vous crois; je sais que vous êtes sincère: quant à l'amour, à cet amour romanesque que, dès mon jeune âge, je regardais comme une illusion, que j'avais toujours vue passagère, et souvent malheureuse, il ne m'avait pas abusé autrefois; le pourrait-il donc aujourd'hui? Non: j'espérais de vous un respect sincère et une affectueuse bienveillance, comme le prix de ma sollicitude pour votre bonheur, de mon empressement à satisfaire tous vos honnêtes désirs, de ma sécurité dans vos vertus, de ma vigilance inaperçue, mais continuelle, pour vous soustraire à une foule d'écueils auxquels vous exposait votre jeunesse; ne vous en éloignant pas brusquement, mais vous déterminant à les éviter avant de vous être aperçue que je le désirais pour vous. J'étais fier, non pas de votre beauté, Angiolina, mais de votre conduite.--Je vous accordais une confiance--une tendresse toute patriarchale, non pas un délirant hommage, mais l'amitié la plus douce et la plus pénétrante; et j'espérais de vous, en retour, tout ce que pouvaient mériter de pareils sentimens.

ANGIOLINA.

Et vous l'avez toujours obtenu, monseigneur.

LE DOGE.

Je le pense; car en me choisissant, vous connaissiez la différence de nos années, et vous m'avez choisi: je n'avais pas de confiance dans mes qualités personnelles, je n'en aurais pas eu non plus dans les dons les plus séduisans de la nature, si j'eusse encore été dans mon vingt-cinquième printems: mais j'eus foi dans le sang de Lorédan, qui coulait pur dans vos veines; j'eus foi dans l'ame que le ciel vous donna, dans la candeur que votre père avait su vous inspirer, dans votre piété confiante, dans vos douces vertus; en un mot, dans votre foi et dans votre honneur eux-mêmes, comme la plus sûre garantie de mon honneur et de ma foi.

ANGIOLINA.

Vous avez bien fait.--Je vous rends grâce d'avoir toujours cru qu'il m'eût été impossible de vous respecter plus que je ne l'ai fait jusqu'à présent.

LE DOGE.

Dans les ames où l'honneur est inné et fortifié par l'exemple, la foi conjugale est défendue par un roc imprenable; dans celles où il n'est pas né, et qu'assiégent sans cesse les pensées frivoles, dans les cœurs où viennent lutter les vanités mondaines, où fermentent les agitations sensuelles, je le sais, dans des veines ainsi infectées, il y aurait une grande déception à rêver quelques traits de sang pur et chaste. Fût-elle unie à l'être qu'elle désirait le plus au monde, au dieu de la poésie lui-même, tel que nous le révèlent les plus parfaites sculptures; ou bien à Alcide, revêtu de toute la majestueuse réunion de son enveloppe humaine et céleste, l'ame où ne réside pas la vertu violerait bientôt la foi qu'elle leur aurait promise. La vertu! c'est la constance qui la prouve seule; le vice est toujours mobile, la vertu ne change jamais. La femme, une fois coupable, chancellera toujours; car la nature du vice est de varier, tandis que, semblable à l'astre du jour, la vertu demeure immobile, et verse sur tout ce qui l'entoure des torrens de vie, de lumière et de gloire.

ANGIOLINA.

Mais quand vous savez aussi bien reconnaître la source de la vertu chez les autres, comment pouvez-vous, pardonnez ma franchise, céder vous-même à la plus violente de ces passions? pourquoi laissez-vous troubler votre grande ame d'une haine inquiète, pour un être de l'espèce de Steno?

LE DOGE.

Vous me jugez mal; ce n'est pas Steno qui pouvait ainsi m'émouvoir: s'il en eût été capable, il serait aujourd'hui--mais laissons ce qui est passé.

ANGIOLINA.

Mais alors quelles sont donc les pensées qui vous agitent, même dans ce moment-ci?

LE DOGE.

C'est la majesté de Venise aujourd'hui violée, et d'un seul coup outragée dans son prince et dans ses lois.

ANGIOLINA.

Hélas! pourquoi en prenez-vous cette opinion?

LE DOGE.

J'y ai pensé depuis.--Mais revenons au sujet dont je vous entretenais tout-à-l'heure: tous ces motifs bien pesés, je vous épousai. Le monde rendit justice à mes intentions; ma conduite et votre vertu irréprochable prouvèrent assez qu'il avait bien jugé de moi: vous aviez toute liberté;--la confiance, les respects sans bornes de mes proches et de moi-même: née d'une famille accoutumée à donner à Venise des princes; à renverser les rois de leurs trônes par les ravages de l'étranger; vous paraissiez en tout digne du premier rang que vous occupiez parmi les nobles Vénitiennes.

ANGIOLINA.

Pourquoi revenir sur cela, monseigneur?

LE DOGE.

Il le fallait afin de prouver qu'il suffisait pour vous flétrir de l'haleine empestée d'un misérable:--un lâche, qu'en punition de son indécente effronterie je fis sortir de l'une de nos réunions solennelles, afin de lui apprendre à mieux se conduire dans les appartemens du Doge; un être de cette espèce, s'il dépose sur les murailles le venin de son cœur ulcéré, verra bientôt le poison qu'il a exhalé s'étendre de lieux en lieux, et l'innocence de l'épouse et l'honneur du mari deviendront victimes d'un quolibet; et l'infâme qui, d'abord insultant à la pudeur virginale de vos suivantes, s'était ensuite vengé du juste châtiment de son effronterie en calomniant l'épouse de son souverain, l'infâme obtiendra son absolution de la connivence de ses pairs!

ANGIOLINA.

Mais on l'a condamné à la réclusion.

LE DOGE.

C'était un acquittement qu'une prison pour un être comme lui; et ces courts instans d'arrêt, il les passera dans un palais; mais j'ai fini avec lui, il s'agit maintenant de vous.

ANGIOLINA.

De moi, monseigneur!

LE DOGE.

Oui, Angiolina, ne vous en étonnez pas: j'ai gardé cette source de tourmens jusqu'au moment où j'ai reconnu que ma vie ne pouvait plus être de longue durée; et j'imagine que vous aurez égard aux injonctions que renferme cet écrit. (Il lui donne un papier.) Ne craignez rien, il n'a rien qui vous puisse affliger: lisez-le plus tard, et dans un moment opportun.

ANGIOLINA.

Pendant ou après votre vie, monseigneur, vous aurez toujours de moi les mêmes respects: mais puissent vos jours être longs encore--et plus heureux que celui-ci! Cette exaltation s'adoucira, vous reviendrez au calme que vous devriez avoir--et que vous aviez.

LE DOGE.

Je serai ce que je devrais être ou je ne serai rien; mais jamais--oh! non, jamais à l'avenir l'heureux calme qui protégeait les cheveux blancs de Faliero ne se répandra sur le petit nombre de jours ou d'heures qui peuvent encore lui rester! Jamais à l'avenir les souvenirs d'une vie qui ne fut pas perdue pour la gloire ne viendront, semblables aux ombres qui s'abaissent sur une belle journée d'été, adoucir pour moi l'instant d'un repos éternel. Je ne demandais, je n'espérais plus rien, si ce n'est les égards dûs à mes sueurs et au sang que j'ai versé; aux peines de l'ame qu'il m'a fallu braver pour augmenter la gloire de mon pays. Satisfait de le servir, le servir bien que son chef, je ne voulais que rejoindre mes ancêtres, avec un nom pur et sans tache comme les leurs; et voilà ce qu'on m'a refusé!--Oh! que ne suis-je mort à Zara!

ANGIOLINA.

Vous avez mieux fait. Ce jour-là vous avez sauvé la république; vivez pour la sauver encore. Un jour, un autre jour comme celui-là serait pour eux le plus sanglant reproche et la seule vengeance digne de vous.

LE DOGE.

Vous oubliez qu'une pareille journée ne se représente pas deux fois dans un siècle; ma vie n'est guère moins longue, et la fortune s'est acquittée envers moi en m'accordant une fois l'occasion qu'elle a si rarement offerte dans la suite des tems et dans maintes contrées à ses plus chers favoris. Mais pourquoi parler ainsi? Venise a oublié cette journée.--Pourquoi donc la rappellerais-je? Adieu, chère Angiolina, j'ai besoin d'être seul; il me reste à faire beaucoup--et l'heure se passe.

ANGIOLINA.

Souvenez-vous du moins de ce que vous fûtes.

LE DOGE.

Ce serait en vain, les souvenirs de bonheur cessent de le procurer quand celui de la peine est encore cuisant.

ANGIOLINA.

Au moins, quelles que soient les affaires qui vous pressent, laissez-moi vous conjurer de prendre un instant de repos: voilà plusieurs nuits que votre sommeil est tellement agité que j'aurais cru devoir vous réveiller si je n'eusse espéré que bientôt la nature allait dompter les cruelles pensées qui semblaient vous troubler. Une seule heure de repos vous rendra à vos travaux avec de nouvelles pensées plus vigoureuses et plus fraîches.

LE DOGE.

Je ne le puis,--et je le pourrais que je devrais résister encore; jamais le besoin de veiller ne fut plus impérieux. Encore quelques jours, oui, quelques jours, quelques nuits d'insomnie et je reposerai bien.--Mais où?--N'y pensons pas. Adieu, mon Angiolina.

ANGIOLINA.

Un instant encore,--laissez-moi un instant de plus près de vous; je ne puis me décider à vous quitter ainsi.

LE DOGE.

Approche donc, ma chère enfant:--pardonne; tu méritais un meilleur sort que le partage du mien, à l'instant où mes yeux plongent dans la sombre vallée qu'enveloppe l'immense manteau de la mort. Quand je ne serai plus--et peut-être sera-ce plus tôt que mes années ne semblent l'annoncer, car il y a dans ces murs, au dehors et partout autour de nous, un mouvement qui doit bientôt peupler les cimetières de cette ville, bien autrement que ne le firent jamais la peste ou la guerre,--quand je ne serai rien, oh! permets-moi d'espérer que ce que je fus sera quelquefois encore un nom sur tes lèvres si pures, une ombre dans ton imagination, celle d'un objet qui ne voudrait pas obtenir des pleurs, mais un souvenir.--Chère enfant! laisse-moi m'éloigner,--le tems presse.

(Ils sortent.)


SCÈNE II.

(Un endroit isolé près de l'arsenal.)

ISRAEL BERTUCCIO et PHILIPPE CALENDARO.


CALENDARO.

Quel accueil a-t-on fait, Israël, à votre dernière plainte?

ISRAEL BERTUCCIO.

Un favorable, et pourquoi?

CALENDARO.

Est-il possible! quoi! on le punira?

ISRAEL BERTUCCIO.

Oui.

CALENDARO.

Par quoi? une amende ou la prison?

ISRAEL BERTUCCIO.

Par la mort!--

CALENDARO.

Alors, vous rêvez, ou vous pensez suivre mon conseil, en tirant la vengeance de votre propre main.

ISRAEL BERTUCCIO.

Sans doute! et pour n'assouvir que ma haine, j'oublierai la grande justice que nous méditions de rendre à Venise! et changeant une vie d'espérance contre une vie d'exil, je penserai à n'écraser qu'un scorpion, tandis que mille autres continueront à déchirer mes amis, mes parens, mes compatriotes! Non pas, Calendaro; les gouttes de sang qu'on a fait jaillir de mon visage auront pour expiation tout le leur,--et non-seulement le leur, car nous ne voulons pas seulement venger nos injures privées: de tels soins conviennent aux hommes violens, aux passions égoïstes; mais ils sont indignes d'un tyrannicide.

CALENDARO.

Je n'oserais, je l'avoue, me vanter d'une patience comme la vôtre. Si j'avais été là quand vous fûtes insulté, je l'aurais poignardé, ou je serais mort moi-même en voulant inutilement contenir ma rage.

ISRAEL BERTUCCIO.

Grâce au ciel, vous n'y étiez pas, car vous auriez tout perdu, et telle qu'elle est, notre cause est encore dans une situation prospère.

CALENDARO.

Mais vous avez vu le Doge? que vous a-t-il répondu?

ISRAEL BERTUCCIO.

Qu'il n'y avait pas de punition à espérer contre un homme comme Barbaro.

CALENDARO.

Je vous l'avais bien dit, qu'il était ridicule d'attendre quelque justice de ces gens-là.

ISRAEL BERTUCCIO.

Du moins cette confiance dans leur équité a-t-elle endormi leurs soupçons; si j'avais gardé le silence, il n'est pas un sbire qui n'eût tenu l'œil sur moi, comme méditant une secrète et vigoureuse vengeance.

CALENDARO.

Mais alors que ne vous adressiez-vous au conseil? Le Doge est un automate, à peine s'il peut obtenir justice pour lui-même. Pourquoi vous réclamer de lui?

ISRAEL BERTUCCIO.

C'est là ce que vous saurez plus tard.

CALENDARO.

Et pourquoi pas maintenant?

ISRAEL BERTUCCIO.

Patientez jusqu'à minuit. Consultez vos montres, et recommandez à vos amis de disposer leurs hommes;--faites que tout soit prêt pour frapper le grand coup, peut-être dans quelques heures; depuis long-tems nous attendions le moment favorable; le cadran peut le marquer dans le cercle commencé, peut-être le soleil de demain l'éclairera-t-il: un plus long délai doublerait nos dangers. Voyez donc à ce que tous soient exacts au lieu de nos rendez-vous, tous armés, excepté les gens qui approchent les Seize, et qui resteront parmi les troupes pour attendre le signal.

CALENDARO.

Voilà des paroles qui répandent dans mes veines une nouvelle vie; vos hésitations continuelles m'avaient rendu malade; les jours succédaient aux jours, et ne faisaient qu'ajouter de nouveaux anneaux à nos chaînes. De fraîches offenses infligées à nos frères, à nous-mêmes, redoublent encore à chaque instant l'arrogance et la force de nos tyrans. Laissez-nous courir sur eux, peu m'importent les conséquences qui seront après tout la mort ou la liberté; mais mon cœur saigne d'attendre toujours vainement l'une ou l'autre.

ISRAEL BERTUCCIO.

Calendaro, morts ou vivans, nous serons libres, le tombeau n'a pas de chaînes. Vos montres sont-elles en règle? et les seize compagnies sont-elles complétées à soixante?

CALENDARO.

Toutes, à l'exception de deux dans lesquelles manquent vingt-cinq hommes.

ISRAEL BERTUCCIO.

Nous pouvons nous en passer. Quelles sont ces deux compagnies?

CALENDARO.

Celles de Bertram et du vieux Soranzo; ils montrent pour notre cause moins d'ardeur que les autres.

ISRAEL BERTUCCIO.

Votre bouillant caractère accuse de froideur tous ceux qui ne partagent point votre impatience; mais; croyez-moi, dans les esprits les plus concentrés comme dans les plus emportés, on peut rencontrer un courage également intrépide; ne redoutez rien d'eux.

CALENDARO.

Je ne crains rien du vieillard, mais il y a dans Bertram une disposition compatissante qui peut devenir fatale à une entreprise comme la nôtre. J'ai vu cet homme insensible à sa propre misère, bien que la plus grande, pleurer sur celle des autres comme un enfant; et dernièrement encore j'ai remarqué que, dans une querelle, la vue du sang l'avait fait trouver mal; c'était pourtant celui d'un misérable.

ISRAEL BERTUCCIO.

Les vrais braves ont les yeux et le cœur tendres, ils gémissent souvent de ce que le devoir leur ordonne. Je connais de long-tems Bertram, jamais sur la terre il ne fut d'ame plus loyale.

CALENDARO.

Cela peut être, je crains moins la trahison que la faiblesse; après tout, comme il n'a ni maîtresses, ni femmes pour profiter de sa mollesse d'esprit, on peut le mettre à l'épreuve. C'est par bonheur un orphelin sans autres amis que nous; mais une femme, un enfant l'auraient trouvé moins résolu qu'eux-mêmes.

ISRAEL BERTUCCIO.

De pareils liens n'ont plus de force sur les ames appelées à la haute destinée d'extirper de leur patrie le germe de la corruption. Il nous faut oublier tous nos sentimens, à l'exception d'un seul.--Il nous faut déposer toutes les passions qui ne serviraient pas notre grand projet; il ne faut plus voir qu'une chose, notre patrie, et regarder la mort comme un objet d'envie, si le sacrifice de nos jours est accueilli par le ciel et sanctionne à jamais la liberté de nos concitoyens.

CALENDARO.

Mais si nous échouons?

ISRAEL BERTUCCIO.

Mourir pour une belle cause, ce n'est pas échouer: le sang des victimes peut arroser l'échafaud; leurs têtes peuvent se dessécher au soleil; leurs membres être exposés aux portes des villes, aux créneaux des citadelles, mais leur ame planera toujours au-dessus victorieuse. Que les années se pressent et que d'autres infortunés partagent leur sort, tout cependant contribuera à les grandir dans la pensée et dans les profonds regrets de la postérité, et c'est encore à leurs voix que le monde s'élancera plus tard vers la liberté. Que serions-nous aujourd'hui, si Brutus n'avait pas existé? Il mourut en voulant affranchir Rome; mais il laissa une leçon qui ne mourra jamais,--un nom devenu un talisman, une ame qui se multipliera à l'infini au travers des siècles, tant que les hommes pervers jouiront du pouvoir, tant que les peuples pencheront vers la servitude. On les surnomma, lui et son digne ami, les derniers des Romains. Reconnaissons-les pour nos dignes pères, et soyons les premiers des nobles Vénitiens.

CALENDARO.

Nos pères n'auront pas échappé au joug d'Attila, en se réfugiant dans ces îles où des palais se sont élevés à leurs voix sur des sables ravis aux inondations de l'Océan, pour reconnaître, à la place du roi des Huns, la tyrannie de mille despotes. Mieux eût valu mille fois fléchir devant lui; mieux eût valu prendre pour souverain un Tartare que ces hommes, mélange odieux de bassesse et d'orgueil! Le premier, du moins, était un homme: il avait pour sceptre son épée. Ces êtres, sans autre force que leurs lâches artifices, commandent à nos glaives, et nous gouvernent d'un mot comme par l'effet d'un charme.

ISRAEL BERTUCCIO.

Il sera bientôt rompu. Vous dites que tout est prêt; je n'ai pas fait aujourd'hui ma ronde accoutumée, et tu sais bien pourquoi; mais ta vigilance aura suppléé parfaitement la mienne: grâce à l'ordre que nous a donné le dernier Conseil de redoubler d'efforts pour réparer la flotte, nous avons pu, sans éveiller des soupçons, introduire dans l'arsenal un grand nombre de nos affidés, soit comme autant d'ouvriers nécessaires à l'équipement, soit comme des recrues faites à la hâte pour compléter l'armement projeté.--Tous ont-ils reçu des armes?

CALENDARO.

Oui; ceux du moins dont nous étions sûre; il en est quelques-uns qu'il serait bon de tenir dans l'ignorance jusqu'au moment de frapper, et d'avoir seulement alors recours à eux; quand, dans la chaleur et la confusion générales, ils n'auront aucun prétexte de ne pas agir, et suivront aveuglément ceux qui sauront les conduire.

ISRAEL BERTUCCIO.

Fort bien dit;--et avez-vous remarqué tous ceux de cette espèce?

CALENDARO.

La plupart du moins: j'ai d'ailleurs averti les autres capitaines d'avoir les mêmes précautions avec ceux de leurs compagnies. Autant que j'ai pu voir, nous sommes assez nombreux pour assurer le succès de l'entreprise, si nous commençons demain; mais chaque heure de retard nous expose à un millier de périls.

ISRAEL BERTUCCIO.

Il faut que les Seize se réunissent à l'heure habituelle, excepté Soranzo, Nicoletto Blondo, et Marco Giuda, qui feront la garde dans l'arsenal, et prépareront tout en attendant le signal dont nous conviendrons.

CALENDARO.

Nous n'y manquerons pas.

ISRAEL BERTUCCIO.

Les autres se réuniront ici; j'ai à leur présenter un étranger.

CALENDARO.

Un étranger?--Est-il dans le secret?

ISRAEL BERTUCCIO.

Oui.

CALENDARO.

Et vous n'avez pas craint d'exposer la vie de vos amis en vous confiant imprudemment à quelqu'un que vous ne connaissiez pas?

ISRAEL BERTUCCIO.

Je n'ai risqué d'autre vie que la mienne--quant à cela, vous pouvez en être sûrs. C'est un homme qui peut doubler nos chances de réussite en se joignant à nous, et qui, s'il s'y refuse, n'en est pas moins à notre merci. Il viendra seul avec moi, il ne peut nous échapper, mais il ne voudra pas s'esquiver.

CALENDARO.

Avant de l'avoir vu, je ne veux pas le juger.--Est-il de notre condition?

ISRAEL BERTUCCIO.

Oui; du moins par ses sentimens, bien qu'il soit né de parens nobles; c'est un homme fait pour relever ou renverser un trône.--Un homme qui a fait de grandes choses, et vu bien des catastrophes; ennemi des tyrans, bien qu'élevé à l'ombre de la tyrannie; intrépide à la guerre et sage au conseil; noble de cœur, bien qu'il le soit de race; emporté sans être imprudent, et avec tout cela doué d'une ame énergique et passionnée, que l'on a blessée dans ses affections les plus délicates; et une fois aigri et insulté, il n'est pas de furie dans les fastes de la Grèce semblable à celle qui, de ses mains brûlantes, lui dévore les entrailles, et le rend capable de tout pour obtenir vengeance. Ajoutez qu'il porte un cœur généreux, qu'il voit et comprend l'oppression du peuple, qu'il partage ses souffrances. A tout prendre, en un mot, nous aurons besoin de tels gens, et de tels gens ont besoin de nous.

CALENDARO.

Et quel sera le rôle que vous prétendez lui faire jouer parmi nous?

ISRAEL BERTUCCIO.

Peut-être celui de chef.

CALENDARO.

Quoi! vous déposeriez entre ses mains le commandement!

ISRAEL BERTUCCIO.

Vous l'avez dit. Mon but est de faire triompher notre cause, et non de me pousser au pouvoir. Mon expérience, votre propre choix, quelque habileté peut-être, m'avaient désigné pour occuper le poste de commandant jusqu'à ce qu'il s'en présentât un plus digne: et ce dernier, si je l'ai trouvé comme vous-mêmes vous pourrez le décider, pensez-vous que l'égoïsme puisse me faire hésiter un instant, et qu'ambitieux d'une autorité passagère, je sacrifie à de misérables vues nos graves intérêts, plutôt que de la céder à quelqu'un que des qualités mille fois supérieures appellent à l'honneur de nous conduire? Non, non, Calendaro, connaissez mieux votre ami, mais tous vous pourrez en juger.--Séparons-nous, et songeons à nous trouver réunis pour l'heure indiquée. De l'activité, et tout ira bien.

CALENDARO.

Généreux Bertuccio, je vous ai toujours connu loyal et intrépide, et toujours vous m'avez vu prompt à exécuter les plans que votre tête et votre cœur avaient combinés. Je ne demande donc pas d'autre chef; quant à ce que décideront les autres, je l'ignore, mais dans tout ce que vous résoudrez je suis à vous comme je l'ai toujours été. Adieu, nous nous reverrons à minuit.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.



ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.

(Une place entre le canal et l'église de Saint-Jean et Saint-Paul: au-devant une statue
équestre.--Dans le canal on aperçoit, à quelque distance, une gondole.)


LE DOGE. Il entre seul et déguisé.

Je vais donc entendre l'heure--l'heure, dont le son, en se prolongeant dans le silence de la nuit, devrait frapper ces palais d'un ébranlement sinistre, et, faisant tout-à-coup tressaillir leurs marbres, arracher ceux qui dorment encore à quelque hideux songe, présage avant-coureur de tout ce qui les menace. Oui, ville orgueilleuse, il faut te délivrer du sang impur; qui fait de ton enceinte le refuge de la tyrannie. C'est à moi que ce devoir est imposé, je ne l'ai pas demandé: je fus même puni de l'insouciance avec laquelle j'ai vu cette contagion patricienne se répandre en tous lieux jusqu'au moment où elle troubla mon sommeil; moi aussi, je suis infecté, et il faut effacer mes taches pestilentielles dans une onde salutaire.--Voilà le temple colossal où reposent mes pères! Leurs sombres statues répandent leur ombre sur les dalles qui seules séparent les vivans d'avec les morts; là, tous les grands cœurs de notre fière maison sont réunis dans une urne, et après avoir animé de nombreux héros, forment aujourd'hui dans des caveaux souterrains une pincée de poussière.--O toi, temple des saints gardiens tutélaires de notre maison! voûtes où dorment deux Doges mes aïeux, morts, l'un de ses travaux, l'autre sur les champs de bataille; et près d'eux, une longue suite de nobles ancêtres, grands hommes de guerre et d'état, dont j'ai reçu en héritage les grands soucis, les blessures et le haut rang,--entr'ouvre en ce moment leurs tombes, et peuplant tes ailes de leurs ombres illustres, laisse-les sortir de leur retraite pour me contempler. Je les prends tous à témoin des motifs qui m'ont fait accepter une pareille tâche. J'en appelle au sang généreux qui les animait, à la gloire de leur blason, à leur grand nom enfin, déshonoré en moi, et non par moi, mais par d'ingrats patriciens que nous avons protégés pour les conserver nos égaux et non pour en faire nos maîtres.--J'en appelle à toi surtout, brave Ordélafo, qui mourus en combattant dans les plaines de Zara: réponds, l'hécatombe que ton descendant y dressa avec le sang de tes ennemis et de ceux de Venise, méritait-elle une pareille récompense? Ames sublimes, abaissez sur moi vos bienveillans regards; ma cause est la vôtre autant que la vie présente peut encore se rattacher à vous.--Votre gloire, votre nom m'a été transmis; tout se rattache au sort futur de notre commune race. Favorisez mes desseins, je rendrai cette cité immortelle et libre, et le renom de notre famille, digne, plus digne aujourd'hui et pour jamais de ce que vous fûtes autrefois.

(Entre Israël Bertuccio.)

ISRAEL BERTUCCIO.

Qui va là?

LE DOGE.

Ami de Venise.

ISRAEL BERTUCCIO.

C'est lui. Salut, monseigneur; vous êtes en avance.

LE DOGE.

Je suis prêt à me rendre à votre réunion.

ISRAEL BERTUCCIO.

Deux mots, auparavant--certes je suis fier et ravi de votre confiant empressement. Ainsi vos doutes sont dissipés depuis notre dernière entrevue?

LE DOGE.

Non pas--mais j'ai mis sur cette chance le peu de vie qui me reste: le dé était déjà jeté quand j'ai pour la première fois prêté l'oreille à vos projets de trahison.--Ne frémissez pas, c'est le mot, et je ne puis façonner ma langue à donner de beaux noms à des actions repoussantes, tout en étant déterminé à les commettre. Dès l'instant où je vous permis de tenter votre souverain sans vous faire aussitôt charger de chaînes, je devins le plus coupable de vos complices: maintenant faites, si cela vous convient, pour moi, ce que j'aurais pu faire pour vous.

ISRAEL BERTUCCIO.

Voilà, monseigneur, des paroles étranges et bien peu méritées; je ne suis pas un espion, et ni vous ni nous ne sommes des traîtres.

LE DOGE.

Nous!--nous!,--Peu importe, vous avez acquis le droit de me confondre avec vous.--Mais, au point important--si cette tentative réussit, et que Venise, plus heureuse, conduise dans la suite sur nos tombes respectées ses générations affranchies; si ses enfans, de leurs petites mains, viennent jeter des fleurs sur la cendre de ses libérateurs, sans doute alors les effets auront sanctifié notre cause, et nous serons inscrits tels que les deux Brutus dans les annales de l'avenir! Mais s'il en est autrement, si nous échouons, après avoir tramé de secrets complots et recouru au glaive homicide, alors, malgré nos intentions généreuses, nous serons encore des traîtres, honnête Israël--toi, non moins que celui qui était ton souverain il n'y a pas six heures, et qui maintenant partage en frère votre rébellion.

ISRAEL BERTUCCIO.

Je pourrais vous répondre; mais ce n'est pas le moment de nous arrêter à cela. Allons au rendez-vous, on pourrait nous observer si nous nous arrêtions ici.

LE DOGE.

Nous le sommes, et nous l'avons été.

ISRAEL BERTUCCIO.

Observés! et par qui?--ce fer--

LE DOGE.

Remettez-le; il n'y a pas ici de témoin mortel: regardez là--que voyez-vous?

ISRAEL BERTUCCIO.

Seulement la statue d'un grand homme d'armes sur un fier coursier, qui se détache dans la faible lumière de la lune.

LE DOGE.

Eh bien! cet homme d'armes, c'était le père des ancêtres de mon père: cette statue lui fut érigée par Venise, qu'il avait deux fois sauvée.--Pouvez-vous distinguer s'il nous regarde ou non?

ISRAEL BERTUCCIO.

Pure imagination, monseigneur; les yeux sont refusés au marbre.

LE DOGE.

Mais non pas aux morts. Je te le répète, il y a dans ces objets un esprit qui agit et voit encore; qu'on ne voit pas, mais que l'on sent; et, s'il existe un charme capable de réveiller les morts, il n'en peut exister de plus forts que les motifs qui nous réunissent. Te semble-t-il que des ames comme celles, de ma race puissent reposer, quand moi, leur dernier descendant, je viens comploter sur le seuil de leurs sépulcres avec des plébéiens?

ISRAEL BERTUCCIO.

Mais vous auriez aussi bien fait de peser tout cela avant de vous engager dans notre grande entreprise.--Vous en repentiriez-vous?

LE DOGE.

Non--mais je sens l'étendue de ma résolution; je ne l'oublierai jamais; je ne puis renoncer tout d'un coup à une vie de gloire, ni me ravaler à ce que nous allons faire; en un mot, je ne puis commander le massacre sans un instant de pose. Ne craignez rien, cependant; ces réflexions elles-mêmes et le souvenir de ce qui m'a conduit au milieu de vous doit vous servir de garantie. Il n'est pas, dans votre troupe, d'ouvriers aussi impatiens que je le suis, aussi avides d'une justice implacable, et les moyens auxquels ces odieux tyrans m'ont forcé à recourir me les font abhorrer mille fois plus encore, augmentent encore ma soif de vengeance.

ISRAEL BERTUCCIO.

Avançons--écoutez--l'heure sonne.

LE DOGE.

Allons, c'est le signal de notre mort ou de celle de Venise.--Marchons.

ISRAEL BERTUCCIO.

Dites plutôt que c'est le signal triomphant de sa liberté naissante.--De ce côté.--Nous touchons au lieu de la réunion.

(Ils sortent.)


SCÈNE II.

(La maison où se réunissent les conspirateurs.)

DAGOLINO, DORO, BERTRAM, FEDELE
TREVISANO, CALENDARO, ANTONIO
delle BENDE, etc., etc.


CALENDARO, entrant.

Sommes-nous tous réunis?

DAGOLINO.

Tous, puisque vous voilà; il ne manque que les trois qui sont à leur poste, et notre chef Israël qu'on attend d'un instant à l'autre.

CALENDARO.

Et Bertram, où est-il?

BERTRAM.

Ici.

CALENDARO.

Il vous a donc été impossible de mettre au complet votre compagnie?

BERTRAM.

J'ai bien en vue quelques-uns, mais je n'ai pas voulu leur confier notre secret ayant d'être assuré qu'ils fussent dignes de le connaître.

CALENDARO.

Nous n'avons pas besoin de nous confier à leur discrétion. Qui, d'ailleurs, sauf nous-mêmes et nos plus intimes affidés, connaît bien l'étendue de nos projets? La plupart croient recevoir l'impulsion secrète de la seigneurie loc6x afin de punir quelques jeunes nobles des plus dissolus, et dont les excès semblent défier les lois; mats une fois le glaive tiré, et bien enfoncé dans le vil cœur des sénateurs les plus odieux, ils n'hésiteront pas à continuer de frapper sur les autres, encouragés comme ils le seront par l'exemple de leurs chefs; et quant à moi je leur montrerai ce qu'ils ont à faire, de manière à ne leur permettre pour leur salut et pour leur honneur de ne s'arrêter que quand tous auront péri.

Note loc6: (retour) Ceci est un fait historique. (Note de Lord Byron.)

BERTRAM.

Comment dites-vous? tous!

CALENDARO.

Qui voudrais-tu donc épargner?

BERTRAM.

Épargner! je n'en ai pas le pouvoir; je voulais seulement demander si, parmi cette odieuse réunion d'hommes, vous ne pensiez pas qu'il pût s'en trouver dont l'âge, dont les qualités enfin, pussent appeler notre pitié?

CALENDARO.

Oui, la pitié que mérite et qu'obtient la vipère, quand, étant coupée en morceaux, ses tronçons séparés viennent au soleil exhaler leur venin le plus âcre et le plus virulent. J'aimerais tout autant épargner l'une des dents qui se trouvent dans la gueule du redoutable reptile que d'épargner un de nos tyrans: chacun d'eux forme l'anneau d'une longue chaîne.--C'est une seule masse, le même souffle, le même corps; ils mangent, boivent, vivent et s'allient ensemble; ils se réjouissent, ils oppriment, ils tuent de concert--il faut qu'ils meurent de concert.

DAGOLINO.

Un seul qu'on laisserait vivre serait aussi redoutable que tous ensemble; qu'ils soient dix, ou qu'ils soient mille, leur nombre n'est pas ce qui nous effraie, c'est l'esprit de l'aristocratie qu'il s'agit d'anéantir; et si nous laissions debout une seule racine de ce vieil arbre il couvrirait bientôt le sol, et ranimerait sa verdure malfaisante et ses fruits empoisonnés. Bertram, il nous faut du courage.

CALENDARO.

Songes-y bien, Bertram, j'ai les yeux sur toi.

BERTRAM.

Qui pourrait me soupçonner?

CALENDARO.

Ce n'est pas moi; si je le faisais, tu ne serais plus maintenant ici à parler de ta foi, mais nous redoutons ta douceur naturelle et non pas ta perfidie.

BERTRAM.

Vous devriez savoir, vous tous qui m'entendez, qui je suis, un homme soulevé, comme vous-mêmes, pour renverser la tyrannie; un homme, je l'avoue, naturellement bon, comme il l'a prouvé à plusieurs d'entre vous; et quant à sa bravoure vous pouvez en parler, vous, Calendaro, qui l'avez vue mise à l'épreuve; ou si vous en doutiez encore, je pourrais vous apprendre à la connaître.

CALENDARO.

A votre aise; quand nous aurons mis à fin notre entreprise; mais en ce moment il ne faut pas qu'une querelle particulière vienne la troubler.

BERTRAM.

Je ne suis pas querelleur; mais je puis frapper l'ennemi avec autant d'intrépidité qu'aucun de vous; pourquoi, d'ailleurs, m'avez-vous choisi pour être l'un des chefs de nos camarades? Toutefois j'avoue ma faiblesse, je n'ai pas encore appris à envisager un massacre général sans quelque sentiment d'effroi; la vue du sang ruisselant, inondant des têtes blanchies par l'âge, ne me présente aucune idée de gloire, et je n'appelle pas un triomphe la mort d'hommes surpris sans défense. Je sais pourtant bien, et trop bien, que nous devons en agir ainsi avec ceux dont la conduite justifie de telles représailles; mais s'il en était quelques-uns que l'on pût sauver de ce destin déplorable, j'en conviens, pour nous et pour notre honneur, pour nous garantir de cette souillure qui s'attache d'ailleurs à l'idée de massacre, j'en eusse été enchanté, et en cela je ne crois pas offrir le moindre prétexte au dédain ni à la défiance.

DAGOLINO.

Calme-toi, Bertram, et reprends courage, nous ne te soupçonnons pas; ce n'est pas nous qui exigeons de pareilles actions; c'est la cause que nous défendons. Nous saurons bien laver toutes nos souillures dans la fontaine de la liberté.

(Entrent Israël Bertuccio et le Doge déguisé.)

DAGOLINO.

Salut, Israël.

CONSPIRATEURS.

Ah! mille fois salut--brave Bertuccio! tu es en retard.--Quel est cet étranger?

CALENDARO.

Il est tems de le nommer. J'ai fait connaître à nos camarades que tu voulais ajouter un frère à notre cause; ils sont disposés à l'accueillir parmi eux; et telle est notre confiance en tout ce que tu fais, qu'approuvé par toi, il est aussitôt approuvé de tout le monde. Maintenant, laisse-le se découvrir lui-même.

ISRAEL BERTUCCIO.

Étranger, approchez-vous! (Le Doge se découvre.)

CONSPIRATEURS.

Aux armes!--Nous sommes trahis! c'est le Doge! Meurent tous les deux! notre traître capitaine et le tyran auquel il nous a vendus!

CALENDARO, tirant son épée.

Arrêtez, arrêtez! Celui qui avance sur eux, d'un pas, est mort. Écoutez du moins Bertuccio.--Comment! vous pâlissez à la vue d'un vieillard qui se trouve au milieu de vous, seul, sans gardes et sans armes? Parle, Israël, que veut dire ce mystère?

ISRAEL BERTUCCIO.

Laisse-les, laisse-les avancer; ingrats suicides, qu'ils frappent leurs propres cœurs; car c'est de nos vies que dépendent la leur, leur fortune et leurs espérances.

LE DOGE.

Frappez!--Si je craignais la mort, et une mort plus terrible que ne pourrait me l'infliger aucun de vos vils poignards, je ne serais pas venu ici.--Oh! le noble mouvement, en effet, qui vous porte à montrer tant de bravoure contre une pauvre tête chenue! Les chefs généreux, qui, voulant réformer leur pays et détruire le sénat, frémissent de rage et de terreur à la vue d'un seul patricien!--Massacrez-moi, vous le pouvez; je ne m'en soucie pas.--Israël, voilà les hommes, les cœurs généreux dont vous me parliez? Regardez-les donc!

CALENDARO.

Vraiment, il nous a fait rougir, et avec raison. Comment, avec votre dévouement dans Bertuccio, votre chef dévoué, avez-vous pu tourner vos épées contre lui et son compagnon? Remettez-les dans le fourreau, et entendez-le.

ISRAEL BERTUCCIO.

Je dédaigne de parler; ils peuvent, ils doivent savoir, qu'une ame comme la mienne est incapable de trahison. Jamais je n'ai abusé du pouvoir qu'ils m'ont donné d'adopter tous les moyens qui pouvaient servir leur cause. Ils peuvent être sûrs que quiconque sera jamais introduit ici par moi, n'aura plus qu'à choisir d'être, ou notre frère, ou notre victime.

LE DOGE.

Et que serai-je, moi? L'accueil que vous me faites me permet de douter de la liberté du choix.

ISRAEL BERTUCCIO.

Monseigneur, si ces furieux avaient levé sur vous leurs armes, ils m'auraient immolé avec vous; mais, voyez, ils rougissent déjà de cet instant de délire: ils courbent devant vous leurs têtes, et croyez-moi, ils sont encore tels que je vous les ai dépeints.--Veuillez leur parler.

CALENDARO.

Oui, parlez, nous sommes tous disposés à vous écouter avec respect.

ISRAEL BERTUCCIO, aux conspirateurs.

Vous n'avez rien à craindre; tout, au contraire, à espérer.--Écoutez donc, et jugez de la vérité de mes paroles.

LE DOGE.

Vous voyez devant vous, comme on vient de le dire, un vieillard sans armes et sans défense; hier je paraissais à vos yeux revêtu de la dignité de Doge, souverain apparent de nos cent îles, couvert de la pourpre et sanctionnant les édits d'une puissance qui n'est ni la vôtre ni la mienne, mais celle de nos maîtres--les patriciens. Pourquoi étais-je maître du palais ducal? vous le savez, ou du moins je pense que vous le savez; pourquoi suis-je ici en ce lieu? c'est à celui qui a été le plus outragé, à celui d'entre vous qu'on a le plus avili, qu'on a foulé aux pieds au point de lui laisser à douter s'il était quelque chose de plus qu'un ver de terre, c'est à lui à répondre pour moi. Demandez-lui qui l'a conduit parmi vous? Vous connaissez mon dernier affront; tout le monde le connaît, tout le monde l'a vu d'un autre œil que les juges qui en profitèrent pour m'abreuver de nouveaux outrages. Épargnez m'en le récit.--C'est là, c'est au cœur que l'on m'a frappé!--Mais des paroles, déjà peut-être trop inutilement prodiguées, ne feraient que mieux témoigner de ma faiblesse, et je suis venu ici pour fortifier les forts, pour les presser d'agir, et non pour faire parade des armes d'une femme. Mais qu'ai-je besoin de vous presser? Nos injures personnelles prennent leur source dans les abus d'un ordre de choses--je ne l'appellerai pas république ou royauté, puisqu'il ne comporte ni peuple ni souverain, puisqu'il a tous les vices de l'ancien gouvernement de Sparte, sans en avoir les vertus--la valeur et la tempérance. Les maîtres de Lacédémone étaient de braves soldats; mais les nôtres sont des Sybarites, et nous des Ilotes; moi, je suis le plus humble et le plus asservi. Cependant ils m'ont revêtu d'une robe triomphale, mais c'est ainsi qu'autrefois les Grecs enivraient leurs esclaves pour amuser les loisirs de leurs enfans. Eh bien! ce monstre politique, cette parodie de gouvernement, ce spectre qu'il faut exorciser avec du sang, c'est pour l'anéantir que vous vous êtes réunis. Quand nous y serons parvenus, nous ramènerons les anciens jours de justice et de loyauté, nous constituerons une chose publique, dont une sage liberté deviendra la base: non pas un partage aveugle d'autorité, mais des droits également répartis et proportionnés entre eux comme les colonnes d'un temple, avec le temple lui-même, contribuant séparément à la beauté de l'ensemble; nous lui prêterons et nous en recevrons une force réciproque, au point que nul citoyen ne puisse être sacrifié sans que l'harmonie générale n'en soit troublée. Dans cette généreuse entreprise que vous allez exécuter, je viens réclamer l'honneur de vous seconder--si vous avez en moi quelque confiance: autrement n'hésitez pas à me frapper,--ma vie est à votre disposition, et j'aime mieux mille fois expirer sous les coups d'hommes vraiment libres, que de vivre un jour de plus pour exercer la tyrannie que font peser sur nous d'autres tyrans; car, pour moi, ô mes compatriotes, je ne le suis, ni ne le fus jamais.--Relisez nos annales: j'ai commandé dans maintes cités, dans maintes contrées étrangères; qu'elles disent si j'étais un oppresseur, ou bien un citoyen plein de bienveillance et de sollicitude pour mes semblables. Ah! si j'avais été ce que le sénat voulait que je fusse, un porteur de robe pompeuse et de paroles dictées, un mannequin posé sur un trône pour figurer la puissance souveraine, un fléau du peuple placé dans leurs mains; un empressé signeur de sentences; l'ame damnée des Quarante et du sénat, toujours prêt à souscrire aux mesures sanctionnées par les Dix, toujours sans avis arrêté sur celles qu'ils n'avaient pas encore ratifiées; le vil flatteur des patriciens, un chétif instrument, un sot, une marionnette.--Jamais il ne se fût rencontré parmi eux un infâme qui m'insultât comme on vient de le faire. Mes propres affronts sont venus joindre leur voix à celle de la pitié que les malheurs publics m'inspiraient depuis long-tems, comme beaucoup le savent, et comme ceux qui l'ignorent pourront bientôt s'en convaincre. Quoi qu'il en soit, et sans calculer les résultats, je dévoue à la patrie les derniers jours de ma vie, ma puissance actuelle telle qu'elle est, celle, non pas d'un Doge, mais d'un homme qui avait quelque grandeur en lui-même avant d'être dégradé par ce titre, celle d'un homme auquel il reste encore une ame forte et quelques talens personnels. Je place sur cette chance et ma gloire (car j'avais acquis quelque gloire) et mon existence (faible don, puisqu'elle est sur le point de s'éteindre), et mon cœur, et mon ame, et toutes mes espérances. Accueillez ou repoussez-moi: je m'offre à vous tel que je suis, prince qui veut être citoyen ou rien au monde, et qui, pour le redevenir, a fait le sacrifice de son trône.

CALENDARO.

Longue vie à Faliero!--Venise enfin sera libre!

CONSPIRATEURS.

Longue vie à Faliero!

ISRAEL BERTUCCIO.

Camarades, dites maintenant: ai-je bien fait? cet homme-là ne vaut-il pas une armée pour notre cause?

LE DOGE.

Ce n'est pas ici le moment des félicitations ou des transports d'allégresse.--Suis-je admis parmi vous?

CALENDARO.

Oui, et le premier, parmi nous, comme tu l'étais à Venise.--Sois notre commandant, notre général.

LE DOGE.

Commandant! général!--Je fus général à Zara; commandant à Rhodes et à Cypre; prince à Venise.--Je ne puis rétrograder--c'est-à-dire, je ne suis pas propre à conduire une bande de patriotes; en déposant les dignités dont j'étais revêtu, ce n'a pas été dans le dessein d'en accepter d'autres, mais seulement de redevenir l'égal de mes semblables.--Maintenant, au fait: Israël m'a développé tout votre plan: il est hardi, mais il peut réussir, avec mon aide. Il faut le mettre de suite à exécution.

CALENDARO.

Dès que tu le voudras--n'est-il pas vrai, mes amis? J'ai tout préparé pour un coup soudain: quand donc faudra-t-il le frapper?

LE DOGE.

Au lever du soleil.

BERTRAM.

Quoi, sitôt!

LE DOGE.

Sitôt?--dites, si tard. Chaque heure augmente le danger, surtout à compter de l'instant où je suis venu vous rejoindre. Ne connaissez-vous donc pas le Conseil et les Dix? leurs espions, l'œil des patriciens toujours inquiet de la fidélité de leurs esclaves, et surtout maintenant de celle de leur prince? Frappez, je vous le répète, et sans retard, frappez l'hydre au cœur,--ses têtes suivront bientôt sa destinée.

CALENDARO.

J'y consens de l'ame et de l'épée: nos compagnies sont prêtes, soixante hommes dans chacune, et toutes sous les armes, par l'ordre d'Israël. Tous sont à leur poste respectif, tous veillent dans l'attente de quelque mouvement; c'est à chacun de nous maintenant à nous tenir prêts à agir. Le signal, monseigneur?

LE DOGE.

Quand vous entendrez la grosse cloche de Saint-Marc, que l'ordre du Doge peut seul ébranler (dernier et misérable privilège qu'ils ont laissé à leur prince), vous marcherez sur Saint-Marc.

ISRAEL BERTUCCIO.

Et alors?

LE DOGE.

Vous vous avancerez dans différentes directions; chaque compagnie prendra une route particulière; vous ferez tout en marchant retentir les cris: «Aux armes! Voici la flotte des Génois, que le point du jour a fait distinguer devant le port!» Vous entourerez le palais, et dans la cour vous trouverez mon neveu et un nombre considérable de cliens de nos familles, armés et disposés à se joindre à vous; tandis que la cloche retentira, vous crierez: «Saint-Marc, l'ennemi est sur nos rivages.»

CALENDARO.

Je comprends, maintenant; mais, monseigneur, poursuivez.

LE DOGE.

Tous les sénateurs accourront au conseil (ils n'oseraient tarder au terrible signal qui partira de la tour de leur saint patron). Nous les trouverons alors réunis comme dans les champs la moisson jaunie; et, pour les faire tomber, l'épée sera notre faucille. Que si quelques-uns faisaient remarquer leur absence ou leur lenteur, ils gagneraient à cela d'être saisis dans l'isolement et l'épouvante, puisque déjà tous les autres auraient vécu.

CALENDARO.

Ah! que cette heure n'est-elle venue! nous ne les ferons pas languir; nous les tuerons de suite.

BERTRAM.

Un mot encore, avec votre permission. Je répéterai la question que j'avais déjà faite avant que Bertuccio ne fortifiât notre cause de cet illustre allié qui la rend beaucoup plus sûre: en conséquence, elle semble devoir permettre quelques lueurs de merci pour une partie de nos victimes.--Tous périront-ils dans le massacre?

CALENDARO.

Tous ceux que je rencontrerai, moi et les miens, je te le garantis; ils auront la merci que nous pouvions attendre d'eux.

CONSPIRATEURS.

Tous! oui, tous! Est-ce le moment de parler de pitié? Quand donc en ont-ils montré? Quand seulement ont-ils feint d'en éprouver?

ISRAEL BERTUCCIO.

Bertram, cette fausse compassion est déplacée, elle fait injure à tes camarades et à ta cause elle-même. Ne vois-tu pas que, si nous épargnons un seul noble, il ne vivra que pour venger les victimes? Comment d'ailleurs distinguer l'innocent des coupables? Leur conduite est une.--C'est l'expression d'un système commun, la source de l'oppression générale. C'est beaucoup que nous permettions de vivre à leurs enfans, et je ne sais même s'il serait prudent de les épargner tous. Le chasseur peut bien réserver un seul petit dans l'antre du tigre, mais qui songerait à sauver le père ou la mère sans s'exposer à périr lui-même sous leurs dents? Quoi qu'il en soit, je me soumets à l'avis du Doge Faliero; c'est à lui de prononcer si l'on en peut sauver un seul.

LE DOGE.

Ne m'interrogez pas,--ne me tentez pas par une telle question.--Vous-mêmes décidez.

ISRAEL BERTUCCIO.

Vous êtes le seul qui connaissiez bien leurs vertus privées. Pour nous, nous n'avons connaissance que de leurs vices publics, que de leur infâme tyrannie, qui nous les a fait mortellement haïr. Dites s'il en est un seul parmi eux qui mérite miséricorde?

LE DOGE.

Le père de Dolfino était mon ami, Lando combattit à mes côtés, Marc Cornaro partageait à Gênes mon titre d'ambassadeur, je sauvai la vie à Veniero, que ne puis-je le faire une seconde fois! Que ne puis-je les sauver eux et Venise! Tous ces hommes ou bien leurs pères étaient mes amis, avant de devenir mes sujets; mais dès ce moment ils m'abandonnèrent comme les feuilles qui cessent de protéger la fleur dès qu'elle vient à se flétrir; ils m'ont laissé frapper, je ne les empêcherai pas de l'être.

CALENDARO.

Eux et la liberté vénitienne ne peuvent exister ensemble.

LE DOGE.

Oui, mes amis, vous connaissez, vous avez mesuré l'étendue des maux de la république; mais vous ignorez quel venin fatal le gouvernement qui nous opprime verse sur les sources de la vie, sur les liens sacrés de l'humanité, sur tout ce que nous avons de meilleur et de plus cher. Tous ces nobles étaient mes amis; je les chérissais, et long-tems ils répondirent à mes sentimens affectueux; nous avons servi et combattu, nous avons ri et pleuré tous ensemble; nos chagrins, nos plaisirs, tout était commun entre nous; des alliances resserraient encore chaque jour les nœuds qui nous unissaient; enfin nous nous voyions chargés des mêmes années et des mêmes honneurs, jusqu'au moment où leurs vœux, plutôt que les miens, m'appelèrent au trône ducal. Adieu, dès-lors, adieu à tous les souvenirs de notre vie, à cette communauté de pensées, à ces doux épanchemens d'une vieille amitié; alors que les hommes, surchargés d'années et de travaux dont l'histoires s'est désemparée, adoucissent l'amertume des jours qui leur restent en recueillant avidement leurs souvenirs, et croient retrouver sur le front de leurs anciens compagnons le miroir d'un demi-siècle! Aussi long-tems qu'il reste sur la terre deux de ceux qui jadis y faisaient briller leur bravoure, leur enjouement et leur esprit, nous revoyons en eux plus de cent autres personnages qui n'existent plus; ils les font renaître pour nous, ou du moins ils nous offrent l'occasion de soupirer sur eux, et de reparler des événemens dont rien n'évoque plus le glorieux souvenir, rien que le marbre!... Mais hélas! que fais-je! et où me laissé-je entraîner!

ISRAEL BERTUCCIO.

Monseigneur, vous êtes fort ému: ce n'est pas le moment de s'arrêter sur de pareilles choses.

LE DOGE.

Un moment encore,--je ne m'en défends pas: mais considérez les vices honteux de ce gouvernement. Dès l'instant qu'ils m'eurent fait Doge, adieu tout le passé, adieu tout ce que j'avais été ou plutôt ce qu'ils étaient pour moi: plus d'amis, plus d'affection, plus d'intimité de commerce: ils n'osaient m'approcher, leur visite eût donné de l'ombrage; ils ne pouvaient m'aimer, la loi le leur interdisait; ils m'entourèrent de difficultés, c'était la politique de l'état; ils me manquèrent d'égards, c'était leur droit de sénateur; ils m'offensèrent, il le fallait pour le bien de la chose publique. Ils ne pouvaient diriger ma conduite, cela eût inspiré des soupçons. Ainsi j'étais l'esclave de mes propres sujets, ainsi j'étais l'adversaire de mes propres amis; j'avais au lieu de gardes des espions, au lieu d'autorité une robe de pourpre, au lieu de liberté des protestations pompeuses, au lieu de conseil des geôliers, des inquisiteurs au lieu d'amis, et l'enfer au lieu de la vie! Une seule source de bonheur me restait, et ils l'ont empoisonnée. Mes chastes dieux domestiques furent brisés sur mon cœur, et sur leurs ruines vint grimacer le rire insultant de la débauche.

ISRAEL BERTUCCIO.

Vous avez été profondément outragé, mais la nuit prochaine saura vous faire noblement justice.

LE DOGE.

J'avais tout supporté,--ils me frappaient, je ne répondais pas; mais cette dernière goutte a fait déborder la coupe d'amertume; loin de redresser une insulte aussi grossière, ils l'ont sanctionnée; alors je sentis se ranimer mes autres sentimens--les sentimens qui m'assiégeaient bien long-tems auparavant, même au milieu de mon apparente tranquillité, même à cette première heure où ils renièrent leur ami pour en faire un souverain comme les enfans prennent des hochets pour les amuser, et bientôt après le mettent en pièces. Dès cette heure je ne vis plus que des sénateurs silencieusement soupçonneux dans leurs rapports avec le Doge, luttant avec lui de terreur et de haine mutuelles, redoutant qu'il n'essayât de secouer leur tyrannie, et lui de son côté ayant en horreur ses tyrans. Ces hommes n'ont donc pas pour moi de vie privée, ils ne peuvent réclamer les nœuds qu'ils ont brisés chez les autres, je ne vois en eux que des sénateurs coupables d'actes arbitraires, et comme tels je les juge dignes de mort.

CALENDARO.

Et maintenant, à l'action! A nos postes, camarades, et puisse cette nuit être la dernière de verbiage: que n'y sommes-nous déjà! Au point du jour, la grosse cloche de Saint-Marc ne me surprendra pas endormi.

ISRAEL BERTUCCIO.

Dispersez-vous donc à vos différentes stations; de la vigilance et du courage! songez aux maux que nous supportions, aux droits que nous voulons reconquérir. Encore une nuit, et nos périls toucheront à leur fin! Soyez attentifs au signal, et marchez aussitôt que vous l'entendrez. Pour moi, je vais rejoindre ma troupe; il faut que chacun soit prompt à faire son devoir; le Doge va retourner au palais, afin de tout préparer pour l'action! nous nous quittons pour nous retrouver libres, et couverts de gloire!

CALENDARO.

Doge, la première fois que je vous saluerai, l'hommage que je prétends vous faire, sera la tête de Steno sur la pointe de mon épée.

LE DOGE.

Non; laisse-le à des mains plus obscures, et ne t'arrête pas à une aussi misérable proie, avant que la partie ne soit gagnée: son offense, après tout, ne fut que le simple développement de la corruption générale de notre odieuse aristocratie; il n'aurait pu,--il n'aurait osé la risquer dans un tems moins dépravé; j'ai dépouillé toute haine personnelle à son égard; elle s'est évanouie dans la pensée de nos glorieux projets. Un esclave m'insulte-t-il? c'est à son orgueilleux maître que j'en demande vengeance; s'il me la refuse, il prend sur lui la responsabilité de l'affront; et c'est lui qui doit m'en rendre raison.

CALENDARO.

Pourtant, comme c'est à lui que nous devons immédiatement l'alliance qui assure et sanctifie mieux encore notre entreprise; je lui dois assez de reconnaissance pour souhaiter de le traiter moi-même suivant ses mérites: ne le puis-je pas?

LE DOGE.

Vous ne songez qu'à couper la main, moi je vise à la tête. Vous ne voulez punir que le disciple; c'est le maître que je prétends frapper: vous avez en vue Steno, et moi le sénat. Je n'interromprai pas, par les souvenirs d'une haine partielle, le cours d'une vengeance terrible, qui doit frapper sans distinction, telle que les éclats du feu céleste, alors qu'ils remplacèrent deux villes corrompues par les stagnantes eaux de la mer Morte.

ISRAEL BERTUCCIO.

Partez donc à vos postes! je demeure un moment pour accompagner le Doge jusqu'à notre dernier lieu d'assurance, pour voir si quelque espion ne s'est pas glissé sur nos traces; de là, je cours rejoindre ma bande sous les armes.

CALENDARO.

Adieu donc jusqu'à l'aurore.

ISRAEL BERTUCCIO.

Puisse tout vous réussir.

CONSPIRATEURS.

Nous ferons notre devoir.--Sortons! Monseigneur, adieu!

(Les conspirateurs saluent le Doge et Israël Bertuccio; ils se retirent,
conduits par Philippe Calendaro. Le Doge et Israël Bertuccio demeurent.)

ISRAEL BERTUCCIO.

Ils sont dans nos mains.--Ils ne peuvent nous échapper! C'est à présent que tu es vraiment un souverain, et que ton immortelle renommée va planer au-dessus des plus hautes. Avant nous, des hommes libres avaient déjà frappé des rois, des Césars étaient tombés victimes, et des mains patriciennes avaient déjà touché des dictateurs, de même que des patriciens avaient senti des poignards populaires; mais quel prince avait jusqu'à présent conjuré pour la liberté de son peuple? quel prince, pour affranchir ses sujets, avait risqué le salut de ses jours? toujours et à jamais ils conspirent contre leurs concitoyens; et, pour mieux charger leurs mains de chaînes, ils occupent contre les nations voisines leur ardeur belliqueuse, de sorte qu'ils savent légitimer la servitude par d'autres servitudes; et nouveaux Léviathans insatiables, ils se nourrissent partout de désastres et de morts, sans en être jamais gorgés! Maintenant, monseigneur, à notre entreprise; elle est grande, mais plus grande est la récompense. Pourquoi demeurez-vous distrait? il n'y a qu'un moment vous étiez tout de feu.

LE DOGE.

C'en est donc fait, faut-il bien qu'ils meurent?

ISRAEL BERTUCCIO.

Qui?

LE DOGE.

Ceux que le sang, les égards, qu'une foule de circonstances et d'années avaient faits mes amis--les sénateurs!

ISRAEL BERTUCCIO.

Vous avez rendu leur sentence, et, sans doute, elle est juste.

LE DOGE.

Oui, elle le semble, et elle est telle à vos yeux. Vous êtes un patriote, un Gracchus plébéien--l'oracle de la révolte--un tribun du peuple;--je ne vous blâme pas, vous suivez votre mission. Ces nobles vous ont prodigué l'insulte, l'esclavage et le mépris; ils m'ont traité de même. Mais vous, jamais vous n'aviez conversé avec eux; jamais vous n'avez rompu leur pain, ni partagé leur sel; jamais vous n'avez porté leur coupe remplie à vos lèvres; vous ne fûtes pas élevé, vous n'avez pas ri ni pleuré avec eux; vous ne leur avez pas donné de fêtes; vous n'avez pas souri de les voir sourire, et vous n'avez pas, en échange du vôtre, réclamé maintes fois leur propre sourire; vous ne les avez jamais porté, comme je l'ai fait, dans votre cœur. Mes cheveux sont blancs, comme le sont les leurs, ceux des plus anciens du sénat; je me rappelle le tems où toutes nos boucles étaient noires comme l'aile des corbeaux; ou nous allions au loin saisir notre proie le long des îles envahies par le Musulman impie. Et maintenant, puis-je voir de sang-froid le poignard se faire jour dans leurs seins? il me semble que chaque coup doit être mon suicide.

ISRAEL BERTUCCIO.

Doge! Doge! cette incertitude est au-dessous d'un enfant; si vous n'êtes pas une seconde fois devenu tel, rappelez votre énergie vers le but que vous vous êtes tracé, et ne nous obligez pas, vous et moi, à rougir de honte. Par le ciel, j'aimerais mieux tout abandonner maintenant, ou bien échouer dans nos desseins, que de voir l'homme que je respecte, descendre d'aussi hautes pensées à d'aussi vulgaires faiblesses! Vous avez vu du sang dans les batailles; vous avez vu couler, tantôt le vôtre, tantôt celui des autres que vous répandiez; comment donc pouvez-vous tressaillir à l'idée de quelques gouttes tirées des veines de pareils vampires, qui ne font, après tout, que rendre ce qu'ils ont arraché du cœur de plusieurs millions de citoyens.

LE DOGE.

Pardonnez! bientôt je vous suivrai pas à pas, et mes coups se régleront sur les vôtres; ne croyez pas que je sois irrésolu; non, c'est même la certitude de tout ce qu'il me faut faire; qui me fait, en ce moment, frémir. Mais oublions enfin, pour toujours, ces soucieuses pensées, dont vous seul et la nuit avez reçu la confidence également peu dangereuse pour les deux. Quand l'heure arrivera, c'est moi qui sonnerai le tocsin, et frapperai le coup qui doit dépeupler tant de palais, précipiter à terre les plus hauts arbres généalogiques, écraser leurs fruits parfumés, et flétrir, pour jamais, leurs fleura radieuses. C'est là ce que je veux--ce que je dois--ce que j'ai juré de faire; rien ne peut m'empêcher de suivre mes destinées; mais encore, m'est-il permis de tressaillir à l'idée de ce que j'étais et de ce que je vais être. Pardonnez-moi.

ISRAEL BERTUCCIO.

Redevenez homme; je n'éprouve pas de semblables remords, je ne les comprends même pas: pourquoi songeriez-vous à changer? vous vous êtes déterminé, et vous agissez encore en toute liberté.

LE DOGE.

Oui, il est bien vrai, vous n'éprouvez pas de remords, je n'en sens pas non plus; s'il en était autrement, je te poignarderais ici pour sauver un millier de vies, et par ta mort empêcher le meurtre. Vous n'en éprouvez pas--vous courez à cette boucherie comme si ces hommes de hautes classes étaient des bœufs réunis dans un abattoir! Et quand tout sera fait, vous serez libres et enjoués, vous laverez tranquillement le sang qui vous couvrira les mains. Pour moi qui aurai devancé tes compagnons et toi-même dans ce massacre inouï, que serai-je? que verrai-je? qu'éprouverai-je? oh ciel! Oui, tu as bien fait de rappeler que ma résolution, ma conduite étaient libres,--mais vous avez eu tort de croire que je voulusse de moi-même agir ainsi.--Ne soupçonnez--ne craignez rien; je serai votre plus impitoyable complice, et pourtant, je ne suis plus ma volonté libre, ni mes sentimens réels.--Tous deux me retiennent en arrière, mais l'enfer est en moi, autour de moi, et semblable au démon qui croit et redoute, il faut que j'agisse et que j'abhorre. Séparons-nous, va réjoindre tes amis; de mon côté je vais presser la réunion des cliens de ma famille. Sois sûr que la grosse cloche de Saint-Marc va réveiller tout Venise, à l'exception de ses sénateurs massacrés. Avant que le soleil ne se lève sur l'Adriatique, une voix lamentable, le cri du sang couvrira le mugissement des ondes. Ma résolution est prise, éloignons-nous.

ISRAEL BERTUCCIO.

De toute mon ame! sachez dompter ces emportemens de passion; rappelez-vous ce que ces hommes vous ont fait: le sacrifice que nous allons consommer sera, n'en doutez pas, suivi par des siècles de bonheur et de liberté pour cette ville, délivrée de ses chaînes. Un véritable tyran aurait ravagé les empires, qu'il n'aurait pas senti l'étrange componction dont vous sembliez oppressé à l'idée seule de punir une poignée de traîtres! Croyez-moi, votre pitié était plus déplacée que le dernier pardon obtenu par Steno.

LE DOGE.

Homme, tu as touché la corde qui étouffe dans mon cœur la voix de la nature. A l'œuvre! (Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.



ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

(Le palais du sénateur Lioni.)

LIONI dépose le masque et le manteau que les nobles Vénitiens
portaient en public; un domestique attend ses ordres.


LIONI.

Je vais essayer de reposer; je suis fatigué de cette fête la plus gaie que nous avons donnée de plusieurs mois, et cependant je ne sais pourquoi elle n'a pas eu pour moi de charme; je sentais sur mon cœur un poids qui l'oppressait au milieu des plus légers mouvemens de la danse; mes yeux étaient arrêtés sur les yeux de la dame de mes pensées: ses mains étaient serrées dans les miennes, et pourtant mon sang était glacé, et une sueur froide comme la mort couvrait mon front; vainement je luttais contre le torrent de mes soucieuses pensées, au travers des accens d'une musique joyeuse, un tintement triste, clair et lointain frappait distinctement mon oreille, comme le bruit de la vague adriatique couvre pendant la nuit le murmure de la cité, en frappant contre le rivage du Lido. Aussi j'ai quitté la fête avant qu'elle ne touchât à sa fin, et j'espère trouver sur mon oreiller des pensées plus tranquilles et moins fatigantes. Antonio, prenez ce masque et ce manteau, et remplissez la lampe de ma chambre.

ANTONIO.

Oui, monseigneur; commandez-vous quelque rafraîchissement?

LIONI.

Aucun autre que le sommeil, qui ne veut pas être commandé. Laisse-moi l'espérer, quoique ma tête ne soit pas encore trop reposée. (Antonio sort.) Voyons si l'air calmerait mes sens. Voilà une belle nuit! le vent d'orage, qui soufflait du levant, est rentré dans ses abîmes, le globe de la lune a repris tout son éclat; quel silence! (Il s'avance vers un balcon entr'ouvert.) Et quel contraste avec la scène que je quitte, où brillaient les larges flambeaux, où les lampes d'argent jetaient les plus douces lueurs sur les tapisseries des murailles, et répandaient sur les ténèbres, ordinaires habitans de ces vastes galeries, une masse éblouissante de lumière qui, en éclairant tous les objets, n'en présentait aucun tel qu'il est. Ici la vieillesse, essayant de vaincre le passé, après avoir long-tems redemandé aux prestiges de la toilette les couleurs du jeune âge, après mille regards dans un trop fidèle miroir, s'avance dans tout l'orgueil de la parure, s'oublie elle-même, et se confie dans l'imposture de ces lumières plus indulgentes, qui la font paraître et la dissimulent toujours fort à propos: elle se croit changée, elle n'est devenue que plus folle. Là, la jeunesse, qui n'a pas besoin et ne songe guère à de pareils artifices, vient risquer sa fraîcheur naturelle, sa santé, sa beauté virginale dans la presse contagieuse de convives échauffés; elle perd ses heures de repos en rêvant qu'elle éprouve quelque plaisir, et elle ne songera pas à s'éloigner avant que l'aurore ne soit venue éclairer ses joues fatiguées, ses yeux flétris que les années devraient seules pouvoir fatiguer et flétrir. Tout a disparu, la musique, le banquet et les coupes remplies, les guirlandes, les parfums et les roses--les yeux étincelans et les éblouissantes parures--les bras blancs et les noires chevelures--les nœuds de rubans et les bracelets; les seins sans taches, comme celui des cygnes, les colliers réunissant toutes les richesses de l'Inde, et cependant moins ravissans que la peau qu'ils entourent; les robes légères flottant comme autant de transparens nuages entre les cieux et notre atmosphère; les pieds si élégans et si petits, indiquant ce que peuvent être les formes secrètes qu'ils terminent avec tant de grâce;--toutes les illusions de cette scène magique, tous ces enchantemens trompeurs ou réels, tout ce que l'art et la nature réunissaient devant mes yeux éblouis, toutes ces mille beautés qui semblaient vouloir m'enivrer, semblables à ces rivières illusoires qui parfois, dans les sables de l'Arabie, viennent irriter la soif du pélerin épuisé, sans jamais la satisfaire; tout cela n'est plus qu'un songe.--Autour de moi, je ne vois plus que les flots et les astres, mondes reflétés dans l'Océan, et plus délicieux à contempler que les flambeaux répétés par les riches glaces. Le dais céleste, qui est dans l'espace ce que l'Océan est à la terre, jette dans l'étendue son manteau bleuâtre, caressé par les premières émanations du printems. La lune poursuit sa course radieuse, en versant sa douce clarté sur les murs soucieux de ces vastes édifices et sur ces palais maritimes, dont les colonnes de porphyre et dont les fronts superbes présentent la dépouille d'une foule de marbres orientaux: semblables à des autels érigés le long du large réservoir, on les prendrait pour autant de trophées arrachés à l'avidité des ondes, et non moins étonnans que ces mystérieux et massifs géans de l'architecture, qui sont, dans les plaines de l'Égypte, le témoignage de tems qui n'ont pas laissé d'autres traces. Tout est calme; rien ne trouble l'harmonie de l'ensemble, et tout ce qui fait un mouvement semble, par respect pour le règne des nuits, glisser comme un esprit dans l'espace. C'est le pétillement de la guitare de quelque amant aux portes de sa maîtresse impatiente; c'est l'ouverture discrète de la fenêtre, preuve qu'il a été entendu; cependant la main de la jeune fille, belle comme le rayon avec lequel elle se confond, tremble en essayant d'ouvrir le balcon qui lui permet de s'enivrer de musique et d'amour; son cœur bat à la vue de celui qu'elle attend, comme les cordes pressées de la lyre.--De cet autre côté, c'est le mouvement phosphorique de la rame, ou le rapide éclat des lumières lointaines de quelques gondoles; c'est la voix alternative des mariniers faisant retentir les poétiques octaves; quelque ombre croisant de tems en tems le Rialto, quelque faîte de palais orgueilleux, quelque obélisque qui se perd dans les cieux, voilà tout ce que l'on voit, tout ce que l'on entend dans la fille de l'Océan, dans la reine des cités. Que l'heure du calme est douce et suave! O nuit! je te rends grâce, tu as dissipé les horribles mouvemens que la foule ravie n'avait pu vaincre; je vais gagner ma couche sous ton influence bienfaisante, quoique ce soit presque un crime de reposer quand la nuit est si belle. (On entend frapper au dehors.) Holà! qu'est-ce? et qui peut venir à pareille heure?

(Entre Antonio.)

ANTONIO.

Monseigneur, un homme demande à vous parler pour une affaire pressante.

LIONI.

Est-ce un étranger?

ANTONIO.

Son visage est caché dans son manteau, mais sa démarche et sa voix semblent m'être familières; je lui ai demandé son nom; mais il a paru désirer ne le dire qu'à vous-même, et il semble fort impatient de vous être présenté.

LIONI.

Voilà une heure singulière, et matière à de grands soupçons! Après tout, le péril est léger, et ce n'est pas dans leurs maisons que l'on frappe ordinairement les nobles. Mais, bien que je ne me connaisse pas d'ennemis dans Venise, il est bon d'user de quelques précautions. Fais-le entrer, et retire-toi. Tu appelleras aussitôt quelques-uns de mes gens qui feront la garde dehors.--Quel peut être cet homme?

(Antonio sort, et revient procédant un homme caché dans son manteau.)

BERTRAM.

Mon bon seigneur Lioni, je n'ai pas de tems à perdre, ni toi.--Éloignez cet homme; je voudrais être seul avec vous.

LIONI.

C'est, je crois, la voix de Bertram.--Sors, Antonio. (Antonio sort.) Maintenant, étranger, que me voulez-vous à une pareille heure?

BERTRAM, se découvrant.

Un don, mon noble protecteur; vous en avez déjà accordé plusieurs à votre pauvre protégé, Bertram: ajoutez-en un dernier, et rendez-le par ce moyen heureux.

LIONI.

Tu m'as vu, dès l'enfance, toujours prêt à t'assister dans toutes les circonstances où je pouvais te servir, et toutes les fois que tu voulais atteindre un but convenable à ta situation; je te promettrai donc volontiers avant d'entendre ce que tu demandes: mais cette heure, ta démarche, ta figure étrange et décomposée, tout me fait soupçonner dans ta visite quelque important mystère. Parle cependant, t'est-il advenu quelque méchante querelle? Est-ce la suite d'une débauche, d'une lutte ou d'un coup de poignard?--Cela se voit tous les jours, et, pourvu que tu n'aies pas versé de sang noble, je garantis ton pardon; mais cependant il faudra t'éloigner, car, dans le premier feu de la vengeance, les amis et les parens outragés sont, à Venise, plus à redouter que le glaive des lois.

BERTRAM.

Je vous remercie, monseigneur; mais--

LIONI.

Mais, quoi! vous n'avez pas sans doute levé une main insolente sur quelqu'un de notre classe? S'il en est ainsi, sortez, fuyez, et gardez-vous de l'avouer; je ne veux pas vous perdre,--mais il m'est impossible de vous sauver. Verser le sang d'un noble!--

BERTRAM.

Je viens sauver le sang d'un noble, et non pas le répandre! Et surtout, je dois me hâter, car la perte d'une minute peut entraîner celle d'une vie. Le Tems a troqué sa lente faux pour un glaive à deux tranchans, et pour remplir son cylindre, il va prendre, au lieu de sable, la poussière des tombeaux.--Garde-toi de sortir demain.

LIONI.

Et pourquoi?--Que signifie cette menace?

BERTRAM.

N'en cherche pas le sens; mais fais ce que j'implore de toi.--Ne t'avance pas hors de ton palais, quelque appel qu'on te fasse; quand même tu entendrais le murmure de la foule--la voix des femmes, les cris perçans d'enfans--les éclats de voix d'hommes--le froissement des armes, le roulement du tambour, l'éclat des trompettes, le mugissement des cloches, le tocsin et le signal d'alarme!--N'avance pas jusqu'à ce que tout soit redevenu immobile, et même jusqu'à ce que tu m'aies revu!

LIONI.

Mais encore, que signifie tout cela?

BERTRAM.

Mais encore, te dis-je, ne le demande pas; par tout ce que tu chéris le plus sur la terre et dans le ciel--par toutes les ames de tes ancêtres et par les efforts que tu as faits pour les imiter et laisser après toi des enfans dignes de vous--par toutes tes espérances ou tes souvenirs de bonheur--par toutes les craintes qui peuvent t'agiter sur la terre et au-delà--au nom de tous les bienfaits que tu m'as prodigués, bienfaits que je veux maintenant reconnaître par un plus grand encore, ne sors pas: confie à tes dieux domestiques le soin de ton salut; en un mot, suis le conseil que je t'ai donné--autrement tu es perdu.

LIONI.

En vérité, je le suis déjà de surprise. Certainement tu es dans le délire! Qu'ai-je donc à craindre? Quels sont mes ennemis? Ou, s'il en existe, comment te trouves-tu ligué avec eux?--Et si tu es vraiment de leur complot, pourquoi viens-tu me prévenir à cette heure, et non pas avant?

BERTRAM.

Je ne puis te répondre. Ne veux-tu pas faire cas de l'avis que je te donne?

LIONI.

Je ne suis pas fait pour frémir de vaines menaces dont je ne puis deviner la cause. Quand l'heure du conseil sonnera, tôt ou tard, je ne manquerai pas à l'appel.

BERTRAM.

Ne dis pas cela! Encore une fois, es-tu décidé à sortir?

LIONI.

Oui; rien ne pourrait m'en détourner!

BERTRAM.

Le ciel ait donc pitié de toi!--Adieu. (Il sort.)

LIONI.

Arrête.--Ta présence en ce lieu importe à des intérêts plus précieux que le mien; nous ne pouvons prendre ainsi congé l'un de l'autre, Bertram, depuis long-tems nous nous connaissons.

BERTRAM.

Monseigneur, vous avez été mon protecteur depuis mon enfance. Nous jouions ensemble dans ces tems d'insouciante jeunesse où les rangs sont confondus, où l'on ne songe pas encore à se prévaloir de vaines prérogatives. Plaisirs et peines, larmes et ris, tout était commun entre nous. Votre père était le patron de mon père, et moi-même je n'étais guère moins que le frère de lait de son fils; nous comptons les mêmes années.--Heures passées, heures délicieuses! Quelle différence, grand Dieu! avec celles qui s'écoulent aujourd'hui.

LIONI.

C'est toi, Bertram, qui les as oubliées.

BERTRAM.

Ni maintenant, ni jamais; quoi qu'il puisse arriver, j'aurai voulu vous sauver. Quand disparut notre adolescence nous nous séparâmes, vous pour remplir les magistratures de l'état, auxquelles vous appelait votre rang; moi, l'humble Bertram, pour me livrer aux travaux les plus humbles; vous ne l'avez pas oublié: et si mon sort fut loin d'être toujours fortuné, ce ne fut pas la faute de celui qui tant de fois vint à mon aide, et allégea le poids de mes malheurs. Jamais noble sang ne fit palpiter un plus noble cœur que le tien, et le pauvre plébéien Bertram l'a vingt fois éprouvé. Hélas! pourquoi les autres sénateurs ne te ressemblent-ils pas!.

LIONI.

Comment, et qu'as-tu à dire contre le sénat?

BERTRAM.

Rien.

LIONI.

Je sais qu'il existe des esprits indomptables, de turbulens moteurs de sourdes trahisons, qui se réunissent dans des lieux secrets, qui marchent enveloppés pour faire à leur aise retentir la nuit de leurs malédictions; soldats sans aveux, vils scélérats, mécontens de la patrie, libertins perdus qui se consolent en hurlant à la taverne. Mais tu n'as pu te réunir à de pareils êtres. Depuis quelque tems, il est vrai, je t'ai perdu de vue; mais tu avais l'habitude d'une vie régulière, tu partageais la nourriture avec d'honorables compagnons, ton aspect n'avait pas cessé d'être serein et paisible: que t'est-il arrivé? Dans tes yeux hagards, sur tes joues décolorées et dans tes mouvemens inquiets, je crois voir lutter avec violence le chagrin, la honte et le remords.

BERTRAM.

La honte et le chagrin? C'est aux tyrans de Venise à les connaître, eux qui souillent l'air pur de ma patrie, eux qui torturent les hommes comme le délire les pestiférés à l'instant où ils rendent le dernier soupir.

LIONI.

Bertram, tu as reçu les conseils de quelques traîtres; je ne reconnais plus ni ton ancien langage, ni tes propres pensées; des misérables t'ont fait partager leur haine aveugle; mais il ne faut pas que tu te perdes avec eux; tu es né bon citoyen et honnête homme, tu n'es pas fait pour les trames odieuses que le vice et la scélératesse attendent de toi: avoue--confesse-moi tout--tu me connais--que pourriez-vous méditer, toi et les tiens, qui vous obligeât de prévenir un ami, le tien, le fils unique de celui que ton père regardait comme son ami, celui dont l'affection était un héritage que vous deviez transmettre à votre postérité intact ou fortifié; je le répète, que pouviez-vous méditer qui vous forçât à me prévenir de garder la chambre comme un malade?

BERTRAM.

Ne m'interrogez pas davantage: il faut que je sorte.--

LIONI.

Et moi, que je sois massacré!--Dites, honnête Bertram, ne l'entendez-vous pas ainsi?

BERTRAM.

Et qui vous parle de meurtre ou de massacre?--c'est une imposture, je n'en ai pas dit un mot.

LIONI.

Tu ne l'as pas dit; mais dans tes yeux sombres et ensanglantés, si différens de ce que je les voyais auparavant, j'ai vu briller le regard du gladiateur. Si ma vie t'offusque, prends-la--je suis désarmé--puis éloigne-toi à la hâte, je ne veux pas tenir l'existence de la pitié capricieuse des misérables que tu sers, ou de toi-même.

BERTRAM.

Moi verser ton sang! plutôt mille fois exposer le mien, et avant de toucher un seul de tes cheveux, je mettrais en danger mille têtes, et mille têtes aussi nobles, que dis-je, plus nobles que la tienne!

LIONI.

Oui, il en est ainsi! Excuse-moi, Bertram, mais je ne mérite pas des hécatombes aussi illustres.--Et quelles sont donc ces têtes exposées; d'où part donc le danger?

BERTRAM.

Venise et tout ce qu'elle renferme sont comme une maison divisée contre elle-même; elle sera détruite avant les premiers rayons du jour.

LIONI.

Le mystère devient encore pour moi plus impénétrable et plus effrayant; mais, à ce compte, toi ou moi, tous deux peut-être, nous sommes sur le bord de l'abîme; explique-toi donc, tu assureras ton salut et ton honneur; car il est certes plus glorieux de sauver que de massacrer, et de massacrer dans la nuit encore:--Fi! Bertram, ce métier ne te convenait pas. As-tu pu te faire à la vue de la tête de ton ami portée sur une lance, de celui dont le cœur te fut toujours dévoué? As-tu pu songer sans frémir à la montrer de tes propres mains au peuple épouvanté? Et tel est donc mon destin, car, je le jure ici, quel que soit le danger que tu parais m'annoncer, je sortirai, à moins que tu ne m'en confies la cause, et que tu ne m'expliques le motif de ta présence à cette heure ici.

BERTRAM.

Il est donc impossible de te sauver, les minutes s'écoulent, et tu es perdu!--Toi mon unique bienfaiteur, le seul être qui ne m'ait pas abandonné dans mes diverses fortunes! et cependant, ne fais pas de moi un traître! laisse-moi te sauver--mais, de grâce, épargne mon honneur.

LIONI.

Ton honneur! en peut-il être dans une trame de meurtre? et qui peut-on appeler traîtres, sinon ceux qui conspirent contre leur pays?

BERTRAM.

Une trame est un compromis d'autant plus sacré pour les ames généreuses que les lois la punissent avec plus de rigueur; et pour moi, il n'est pas de traître comme celui dont la perfidie enfonce le poignard dans les cœurs qui se confièrent à sa loyauté.

LIONI.

Et quel est celui qui doit enfoncer le poignard dans le mien?

BERTRAM.

Ce n'est pas moi; je ferai tout au monde, plutôt que cela; non, tu ne mourras pas, et juge combien ta vie m'est chère puisque j'en risque tant d'autres, que dis-je? bien plus, la vie des vies, la liberté des générations futures, pour ne pas être ton assassin;--encore une fois, je t'en adjure, ne passe pas demain le seuil de ton palais.

LIONI.

Tes instances sont vaines,--je sors, et à l'instant même.

BERTRAM.

Alors périsse donc Venise plutôt que mon ami! je vais découvrir--révéler--trahir--tout perdre: vois à quelle lâcheté tu me réduis!

LIONI.

Dis plutôt que tu vas devenir le sauveur de la patrie et de ton ami!--Parle! toutes les récompenses, toutes les garanties te sont données, toutes les richesses que l'état reconnaissant accorde à ses plus dignes citoyens, je te promets la noblesse elle-même, en échange de tes remords et de ta sincérité.

BERTRAM.

J'ai réfléchi, il n'en sera rien.--Je vous aime, Lioni, vous le savez, et ma présence ici en est la meilleure, hélas! et la dernière preuve; mais après avoir rempli mon devoir auprès de toi, je dois le remplir à l'égard de mon pays! Adieu--nous ne nous verrons plus en ce monde--adieu.

LIONI.

Holà! Antonio--Pedro--courez aux portes, ne laissez passer personne--arrêtez cet homme--(Entrent Antonio et d'autres domestiques armés qui saisissent Bertram.--Lionï continuant). Prenez garde de lui faire le moindre mal.--Donnez-moi mon épée et mon manteau; un homme dans la gondole avec quatre rames,--hâtez-vous.--(Antonio sort). Nous irons chez Giovani Gradenigo et nous ferons avertir Marc Cornaro.--Ne crains rien, Bertram; cette violence nécessaire importe à ton salut, non moins qu'à l'intérêt général.

BERTRAM.

A qui veux-tu me livrer prisonnier?

LIONI.

D'abord aux Dix, ensuite au Doge.

BERTRAM.

Au Doge?

LIONI.

Sans doute, n'est-il pas le chef de l'état?

BERTRAM.

Au lever du soleil, peut-être?

LIONI.

Que prétendez-vous?--mais nous verrons bien.

BERTRAM.

En êtes-vous sûr?

LIONI.

Sûr autant que peuvent nous le garantir les prières que nous vous adresserons; et si votre obstination les rendait vaines, vous connaissez les Dix et leur tribunal, et les cachots de Saint-Marc et la torture des cachots.

BERTRAM.

Ayez soin de les disposer avant l'aurore qui va s'élancer dans le ciel.--Encore quelques mots, et vous périrez tous de la mort que vous voulez m'infliger.

(Antonio rentre.)

ANTONIO.

La barque est prête, monseigneur, tout est disposé.

LIONI.

Ayez les yeux sur le prisonnier. Bertram, nous causerons ensemble en nous rendant chez le Magnifico, le sage Gradenigo.

(Ils sortent.)


SCÈNE II.

(Le palais ducal.--Appartement du Doge.)

LE DOGE et son neveu BERTUCCIO FALIERO.


LE DOGE.

Tous ceux de notre maison sont-ils sous les armes?

BERTUCCIO FALIERO.

Ils n'attendent plus que le signal, et sont réunis à l'entour de notre palais de Saint-Paul loc7: je viens prendre vos derniers ordres.

Note loc7: (retour) C'était le palais de la famille du Doge.

LE DOGE.

Il eût été aussi bien, si le tems nous l'avait permis, de rassembler la plupart de mes propres vassaux du fief de Val di Marino,--mais il est trop tard.

BERTUCCIO FALIERO.

Il me semble, monseigneur, qu'il vaut mieux ne pas les avoir prévenus; le rassemblement subit de tous les gens dont nous pouvons disposer eût éveillé les soupçons, et puis malgré leur dévouement et leur courage, les vassaux de cette terre ont trop de rudesse et d'impétuosité pour avoir pu se soumettre long-tems aux règles secrètes de la discipline qu'exigeait une pareille entreprise, jusqu'au moment de l'exécution.

LE DOGE.

Sans doute; mais une fois le signal donné, voilà les hommes qu'il nous faudrait: ces esclaves citadins ont tous des motifs d'hésitation, tous ont des préjugés contre ou pour tel et tel noble, qui peut les déterminer à des excès inopportuns ou bien à une pitié qui serait alors de la folie. Mais les indomptables paysans, les serfs de ma comté de Val di Marino suivraient les ordres de leur seigneur sans distinction d'amour ou de haine pour ses ennemis; ils confondraient les Marcello et les Cornaro, les Foscari et les Gradenigo; ils n'ont pas l'habitude de s'incliner devant ces vains noms, ou de trembler devant un sénat civique; ils reconnaissent pour leur suzerain un commandant armé et non des robes magistrales.

BERTUCCIO FALIERO.

Nous sommes en assez grand nombre; et quant aux dispositions de nos amis contre le sénat, je crois pouvoir en répondre.

LE DOGE.

Bien: le sort en est jeté, mais toutes les fois qu'il s'agira d'une bataille en rase campagne fiez-vous à mes paysans; je les vis autrefois pénétrer dans la tente des Huns tandis que vos bourgeois tremblans rebroussaient chemin et frémissaient au seul bruit de leurs trompettes victorieuses. Si la résistance n'est pas sérieuse, vous trouverez les citadins semblables au lion qui leur sert d'étendard; mais s'il faut combattre long-tems, vous regretterez alors avec moi une bande de nos rustiques vassaux.

BERTUCCIO FALIERO.

Mais si telle est votre conviction, pourquoi vous êtes-vous décidé à frapper le coup si promptement?

LE DOGE.

C'est que de tels coups doivent être frappés sur-le-champ ou jamais. Quand une fois j'eus étouffé le faible et vain remords qui s'était emparé de mon cœur, alors trop dominé par les souvenirs des anciens jours, je ne songeais plus qu'à l'exécution; d'abord parce que je pouvais bien alors me laisser entraîner à de telles émotions; ensuite parce que, de tous ces hommes, je ne comptais entièrement que sur le courage et la fidélité d'Israël et de Philippe Calendaro. Ce jour-ci peut faire sortir de nos rangs un traître: hier tous ne demandaient qu'à frapper le sénat, mais une fois qu'ils auront saisi la poignée de leurs épées, ils avanceront même par prudence; dès que le premier coup sera frappé, les autres prendront des cœurs de tigre et sentiront se réveiller en eux l'instinct du premier né d'Adam qui, souvent assoupi dans l'homme, n'attend jamais pour se montrer que la plus légère circonstance. La vue du sang ne fait qu'accroître parmi les hommes rassemblés la soif de le répandre, de même que la première coupe vidée est ordinairement le signal d'une longue débauche. Croyez-moi, quand le carnage aura commencé, vous trouverez bien autrement facile de les exciter que de les retenir; mais jusqu'alors une seule voix, le plus léger bruit, une ombre enfin, sont capables de leur ôter toute espèce de résolution.--Où en est la nuit?

BERTUCCIO FALIERO.

L'aube est sur le point de paraître.

LE DOGE.

Il est donc tems d'ébranler la cloche. Tous les hommes sont à leur poste?

BERTUCCIO FALIERO.

Oui, dans ce moment; mais ils ont l'ordre de ne pas frapper avant que je ne le leur aie commandé de votre part.

LE DOGE.

C'est bien.--Le matin ne viendra-t-il jamais obliger ces étoiles à quitter le ciel! Je suis calme et froid: l'effort même qu'il m'a fallu faire pour me décider à porter le feu de la révolte dans ma patrie me laisse en ce moment plus impassible. J'ai pleuré, j'ai frémi à l'idée d'un aussi terrible devoir; mais enfin j'ai déposé toute hésitation, je puis contempler en face la tempête menaçante, semblable au pilote d'un vaisseau-amiral. Cependant, le croirais-tu, mon neveu? il m'a fallu plus de force dans ce dernier cas qu'au moment où plusieurs nations allaient voir un combat décider de leurs destinées; qu'au moment où je commandais les armées, où des milliers d'hommes étaient assurés de périr. Oui, pour ouvrir les veines de quelques despotes infâmes, pour me faire entrer dans une conspiration qui doit me rendre immortel, à l'égal de Timoléon, il m'a fallu plus de courage que pour contempler les fatigues et les dangers de toute une vie de combats.

BERTUCCIO FALIERO.

Je me réjouis de voir votre ancienne sagesse surmonter les emportemens auxquels, en dépit de la lutte intérieure de votre raison, vous vous abandonniez.

LE DOGE.

Il en fut toujours ainsi avec moi. L'heure de l'agitation est celle des premiers éclairs d'une grande résolution; alors la passion n'a pas encore été méditée ni vaincue. Mais au moment de l'action, je redeviens aussi calme que les morts dont je me suis vu tant de fois entouré; et ceux qui m'ont fait ce que je suis, le savent bien; ils ont eu confiance dans l'empire que j'eus toujours sur moi-même, une fois le premier moment de violence passé. Mais ils ne savaient pas qu'il est des circonstances où la réflexion fait de la vengeance une vertu héroïque, et non plus une impulsion de coupable colère. Si les lois dorment, le sentiment de la justice n'en veille pas moins; et souvent les cœurs injuriés réparent les malheurs publics par suite d'une vengeance particulière, et dans la seule vue de se faire droit à eux-mêmes.--Mais il me semble que le jour commence--n'est-il pas vrai? regarde, tes yeux ont la pénétration de la jeunesse.--L'air, déjà, répand une fraîcheur matinale, et, du moins pour moi, la mer semble plus verte au travers de la fenêtre.

BERTUCCIO FALIERO.

En effet, le matin s'annonce dans le ciel.

LE DOGE.

Séparons-nous donc! Songe à ce qu'ils frappent sans délai. Au premier signal de Saint-Marc, marchez sur le pavé avec tous les secours de notre maison, vous m'y retrouverez.--Les Seize et leurs compagnies s'ébranleront au même instant en colonnes séparées.--Ayez soin de vous poster à la grande porte; c'est à nous seuls que je veux réserver les Dix.--Le reste, populace de patriciens, sentiront l'épée des gens qui se sont réunis à nous. Souviens-toi que le cri est toujours: Saint-Marc, les Génois arrivent.--Holà! aux armes! Saint-Marc et liberté!--Maintenant, agissons.

BERTUCCIO FALIERO.

Adieu donc, mon oncle, mon seigneur! Ou nous nous retrouverons libres, ou jamais.

LE DOGE.

Approche, mon Bertuccio--embrasse-moi; encore une fois.--Hâte-toi de fuir, le jour devient plus grand.--Dépêche-moi promptement un messager qui m'instruise de l'état des troupes au moment où tu les rejoindras, et, sur-le-champ, je sonne la fatale cloche de Saint-Marc.

(Bertuccio Faliero sort.)

LE DOGE, seul.

Il s'en va, et chacun de ses pas met en danger une vie.--C'en est fait, l'ange destructeur plane maintenant sur Venise; et, semblable à l'aigle, l'œil fixé sur sa proie, il ne suspend son vol et ne balance un instant encore dans l'air ses fatales ailes, que pour mieux assurer ses coups.--O jour! que les eaux marchent lentement, que le tems est long! Je ne voudrais pas frapper dans les ténèbres; j'aimerais mieux me convaincre par mes yeux que tous les coups entraînent autant de victimes. Et vous, flots azurés de la mer, je vous ai vus, jadis, teints aussi du sang des Génois, des Sarrazins et des Huns. Celui des Vénitiens s'y trouvait confondu, bien que victorieux; mais, aujourd'hui, vous allez recevoir une pourpre sans mélange; nulle veine barbare entr'ouverte ne pourra vous réconcilier avec la vue de cette horrible couleur; amis ou ennemis, toutes les victimes seront nos concitoyens. Et j'ai vécu jusqu'à quatre-vingts ans pour cela? Moi, qui reçus le nom de sauveur de la patrie; moi, dont la présence était le signal de mille chapeaux flottans dans les airs: de mille et mille vœux adressés au ciel pour lui demander le bonheur, la gloire et la prolongation de mes jours; et je vais voir celui qui se prépare? Mais je ne dois pas oublier que ce jour, à jamais sinistre dans le calendrier, sera suivi de plusieurs siècles de bonheur. Le doge Dandolo survécut à quatre-vingt-dix étés pour vaincre encore de puissans empires, et pour refuser leurs couronnes; moi, je résignerai la mienne, je ferai de cet état le temple de la liberté.--Mais hélas! par quels moyens! c'est au but que je me propose à les justifier. Que sont quelques gouttes de sang humain? Je me trompe, le sang des tyrans n'a plus rien d'humain. Tels que les rouges Molochs, ils se repaissent du nôtre jusqu'à l'heure où ils sont réclamés par la tombe qu'ils ont tant peuplée.--O monde! ô hommes! qu'êtes-vous donc? et quels sont nos plus généreux desseins, puisque c'est au crime seul qu'est réservé le soin de punir le crime? Faut-il massacrer comme si les portes de la mort restaient toujours fermées, tandis que quelques années rendraient inutile le secours du glaive? Et moi, parvenu sur la limite d'un autre monde inconnu, voilà les milliers d'avant-coureurs dont je me fais précéder! Écartons ces idées. (Moment de silence.) Mais, écoutons! N'est-ce pas un murmure comme de voix lointaines, ou le pas mesuré d'une troupe guerrière? Oh! combien nos vœux enfantent de fantômes même pour notre oreille! Cela ne peut être, le signal n'est pas sonné.--Mais pourquoi ce retard? Peut-être le courrier de mon neveu est-il dépêché vers moi; peut-être fait-il en ce moment tourner les gonds de la haute tour d'où part ordinairement l'annonce fatale ou de la mort d'un prince, ou des dangers imminens de l'état. Qu'elle fasse donc son office; qu'elle fasse entendre son plus terrible et son dernier signal, jusqu'à ce que la tour elle-même soit ébranlée sur ses antiques bases.--Quoi! le même silence encore? J'irais bien au-devant, mais mon poste est ici; c'est le centre de réunion de tous les élémens discordans qui composent une semblable ligue. C'est ici que l'on ranimera, en cas d'incertitude, le courage et la résolution des plus chancelans: car si l'on en venait aux mains, ce serait dans ce lieu, c'est dans ce palais que la lutte commencerait; je dois donc demeurer à cette place pour diriger et conduire le mouvement.--Écoutons, il vient--il vient, mon neveu; le messager du brave Bertuccio.--Quelles nouvelles? est-il en marche? a-t-il réussi?--Eux ici, grand Dieu!--tout est perdu.--Cependant, faisons un dernier effort.

(Entre un Seigneur de la Nuit loc8, avec gardes, etc.)

Note loc8: (retour) C'était une charge importante autrefois dans la république de Venise.

LE SEIGNEUR DE LA NUIT.

Doge, je t'arrête pour haute trahison.

LE DOGE.

Moi! ton prince, pour trahison?--Et qui sont ceux qui osent cacher sous un pareil ordre leur trahison personnelle?

LE SEIGNEUR DE LA NUIT, montrant son ordre.

Jetez les yeux sur cet ordre; il vient de l'assemblée des Dix.

LE DOGE.

Et se tient-elle, et pourquoi sont-ils assemblés? Leur réunion ne peut être régulière tant que le prince ne la préside pas; et c'est là mon devoir, le tien est de suivre mes ordres, de me laisser libre, ou de me suivre à la chambre du conseil.

LE SEIGNEUR DE LA NUIT.

Prince, cela est impossible; ils ne siégent pas dans la salle ordinaire, mais dans le couvent de Saint-Sauveur.

LE DOGE.

Ainsi, vous osez me désobéir?

LE SEIGNEUR DE LA NUIT.

Je sers la république, et je ne puis craindre de ne pas faire mon devoir; mon mandat part de ceux gui la gouvernent.

LE DOGE.

Mais ce mandat est illégal, tant qu'il n'est pas revêtu de ma signature; et dans le cas actuel, c'est un acte de révolte. As-tu bien pesé l'importance de la vie pour avoir osé assumer ainsi des fonctions contraires à nos lois?

LE SEIGNEUR DE LA NUIT.

Je dois non pas répondre, mais agir. Je fais ici l'office de garde auprès de votre personne; et non de juge pour vous entendre et vous rendre justice.

LE DOGE, à part.

Il faut gagner du tems. Tout est bien encore, pourvu que la cloche donne le signal.--Allons donc, mon neveu!--Hâte-toi, hâte-toi; notre sort est suspendu dans la balance; et malheur aux vaincus, soit le prince et le peuple; soit les esclaves et le sénat. (On entend la grosse cloche de Saint-Marc.) Ah! la voici, je l'entends. (Haut.) Eh bien! Seigneur de la Nuit, l'entends-tu? l'entendez-vous, satellites mercenaires que je vois trembler? c'est le glas de votre mort. Sonne encore, airain retentissant! Et vous, misérables, comment rachèterez-vous vos vies?

LE SEIGNEUR DE LA NUIT.

O désespoir! Gardez vos armes, et restez à la porte.--Tout est perdu si la cloche ne rentre pas de suite dans le silence. L'officier qu'on avait envoyé s'est égaré, sans doute, ou bien a rencontré quelques obstacles funestes. Anselmo, hâte-toi de marcher à la tour avec ta compagnie; que les autres restent avec moi.

(Une partie des gardes sort.)

LE DOGE.

Malheureux, si tu tiens à ta vile existence, implore merci; il ne te reste plus qu'une minute. Fais donc sortir tes lâches satellites: ils ne reviendront pas.

LE SEIGNEUR DE LA NUIT.

Cela peut être; ils mourront comme je prétends le faire, en accomplissant leur devoir.

LE DOGE.

Insensé! l'aigle fier s'attaque à une proie plus généreuse que tes méprisables mirmidons et toi-même.--Vis donc, mais ne devance pas le danger par la résistance; et si des ames aussi dégradées que la tienne peuvent encore fixer le soleil, apprends enfin à être libre.

LE SEIGNEUR DE LA NUIT.

Et toi, à être captif.--(La cloche cesse.) Il s'est arrêté le signal de la trahison, qui devait déchaîner la meute de la populace sur la proie des patriciens.--Le signal a retenti, mais ce n'est pas celui de la mort des sénateurs.

LE DOGE, après une pause.

Tout se tait, tout est perdu!

LE SEIGNEUR DE LA NUIT.

Et maintenant, Doge, dénoncez-moi; je suis l'esclave rebelle d'un conseil séditieux. N'ai-je pas fait mon devoir?

LE DOGE.

Silence, être dégradé! tu as fait une action noble, tu as gagné le prix du sang; c'est à ceux qui t'emploient à te récompenser; mais ton devoir était de garder et non de bavarder, tu viens de le dire toi-même. Fais-le donc ton devoir; mais, comme il te convient: garde le silence, et souviens-toi que, bien que ton prisonnier, je n'ai pas cessé d'être ton prince.

LE SEIGNEUR DE LA NUIT.

Je n'ai pas voulu manquer au respect dû à votre rang, et en cela je vous obéirai--

LE DOGE, à part.

Il n'y a donc plus rien qui puisse me sauver! et pourtant, au moment du succès, au sein du triomphe, je serais mort avec empressement, avec orgueil; mais mourir ainsi!

(Entrent d'autres Seigneurs de la Nuit, avec Bertuccio Faliero prisonnier.)

LE SECOND SEIGNEUR.

Nous l'avons saisi comme il sortait de la tour, où le signal commençait déjà à retentir par son ordre, ou plutôt celui du Doge qui le lui avait transmis.

LE PREMIER SEIGNEUR.

S'est-on assuré de tous les passages qui mènent au palais?

LE SECOND SEIGNEUR.

Oui, mais peu importe; les chefs de la conspiration sont tous dans les fers, on en juge même déjà quelques-uns;--leurs gens sont dispersés ou arrêtés.

BERTUCCIO FALIERO.

Mon oncle, c'est vous!

LE DOGE.

Que sert de lutter contre la fortune? la gloire s'en est allée de notre maison.

BERTUCCIO FALIERO.

Qui l'eût pensé, un moment plus tôt?

LE DOGE.

Oui, un moment plus tôt; et la face des siècles était changée; celui-ci nous fait entrer dans l'éternité. Nous nous y retrouverons non comme des hommes dont le succès a fait la gloire, mais comme des ames supérieures à tous les événemens et calmes au milieu des revers comme des triomphes. Ne pleure pas; va, la vie n'est qu'un court passage.--Je voudrais bien partir seul; mais s'ils nous envoient tous deux à la mort, comme il est probable, montrons-nous tous deux dignes de nos ancêtres et de nous-mêmes.

BERTUCCIO FALIERO.

Mon oncle, croyez-moi, je ne vous ferai pas d'affront.

LE PREMIER SEIGNEUR DE LA NUIT.

Seigneur, nous avons l'ordre de vous tenir dans des appartemens séparés jusqu'au moment où le conseil instruira votre procès.

LE DOGE.

Notre procès! pousseront-ils donc jusqu'à la fin leur infâme parodie? Mais laissons-les nous traiter comme nous les aurions nous-mêmes traités, bien qu'avec moins de solennité: c'est le jeu de mutuels homicides qui auraient tiré au sort au premier assassinat. Seulement, s'ils ont gagné, c'est avec des dés pipés.--Et quel a été notre Judas?

LE PREMIER SEIGNEUR.

Je ne suis pas chargé de répondre à cette question.

BERTUCCIO FALIERO.

Je vais le faire pour toi;--c'est un certain Bertram; dans ce moment même il fait sa déposition devant la junte secrète.

LE DOGE.

Bertram, le Bergamasque! Oh! combien sont misérables les causes de notre perte ou de notre triomphe; souillé d'une double trahison, ce Bertram va recevoir honneurs et récompenses; on le citera dans l'histoire auprès de ces oies du Capitole dont les cris réveillèrent enfin les Romains, et pour lesquelles on institua une fête annuelle; tandis que Manlius, qui avait taillé en pièces les Gaulois, fut précipité de la roche Tarpéienne.

LE PREMIER SEIGNEUR.

Manlius songeait à trahir son pays; il voulait s'emparer du pouvoir.

LE DOGE.

Il voulait sauver l'état; il ne songeait qu'à réformer les lois, auxquelles il rendait ainsi leur force;--mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Vous faites votre devoir.

LE PREMIER SEIGNEUR.

Noble Bertuccio, nous devons vous surveiller dans une chambre séparée.

BERTUCCIO FALIERO.

Adieu, mon oncle. J'ignore si nous nous reverrons encore en cette vie; mais peut-être consentiront-ils à laisser nos cendres se réunir.

LE DOGE.

Oui, et dis aussi nos ames, qui se retrouveront et jouiront d'un bien auquel notre triste enveloppe ne nous avait pas permis d'atteindre; du moins nos tyrans ne pourront effacer la mémoire de ceux qui firent chanceler leur trône détesté, et de pareils exemples trouveront, quoique long-tems après, de généreux imitateurs.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

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