Œuvres complètes de lord Byron, Tome 06: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
SCÈNE II.
(La scène représente un camp sous les murs de Rome.)
ARNOLD et CÉSAR.
CÉSAR.
Nous voilà donc arrivés.
ARNOLD.
Oui; mais mes pieds ont foulé des cadavres: mes yeux sont encore pleins de sang.
CÉSAR.
Essuyez-les donc et voyez clair. Comment, n'êtes-vous pas un conquérant? N'êtes-vous pas le chevalier favori, le volontaire compagnon du vaillant Bourbon, jadis connétable de France, et qui bientôt sera maître d'une ville qui, sous les empereurs, était la maîtresse du monde ancien?
ARNOLD.
Comment, monde ancien? Est-ce qu'il y en a de nouveaux?
CÉSAR.
Oui, pour vous; vous éprouverez bientôt qu'il en existe, aux richesses et aux maladies que vous lui devrez; une moitié du globe donnera le titre de nouveau à l'autre moitié, parce que vous ne comprenez que le frivole et douteux rapport de vos yeux et de vos oreilles.
ARNOLD.
Et j'ajoute à ce rapport une foi complète.
CÉSAR.
A votre aise; vous lui devrez d'agréables erreurs, et cela vaut mieux qu'une vérité pénible.
ARNOLD.
Chien!
CÉSAR.
Homme!
ARNOLD.
Diable!
CÉSAR.
Votre humble et obéissant serviteur.
ARNOLD.
Maître, dirais-tu avec plus de raison; tu m'as traîné jusqu'ici à travers des tableaux de carnage et de débauche.
CÉSAR.
Où donc voudrais-tu être?
ARNOLD.
Oh! en paix.--Oui, en paix!
CÉSAR.
Et qui peut se flatter d'y être? Depuis l'étoile jusqu'au ver rampant, la vie est partout en mouvement, et la commotion est encore le dernier signe de la vie. La planète tourne jusqu'à ce qu'elle devienne comète, et que dans sa course vagabonde elle hâte la destruction des autres planètes. L'humble ver poursuit sa vie rampante aux dépens de l'existence d'autres objets: mais comme eux, il faut qu'il vive et qu'il meure esclave de celui qui l'a créé pour vivre et mourir. Il vous faut obéir au maître de toute chose, à l'invariable nécessité: contre ses arrêts, la révolte ne réussit pas.
ARNOLD.
Mais quand elle vient à réussir?
CÉSAR.
Ce n'est plus la révolte.
ARNOLD.
L'emportera-t-elle aujourd'hui?
CÉSAR.
Le Bourbon a donné des ordres pour l'assaut; au rayon du jour on sera à l'ouvrage.
ARNOLD.
Hélas! et la ville succombera-t-elle? Je vois la demeure gigantesque du vrai Dieu; je vois Saint-Pierre, son fidèle serviteur, élancer son dôme dans le firmament où le Christ monta lui-même en laissant sur la terre un gage de bonheur et de gloire dans le sang qu'il avait répandu sur une croix (instrument de torture pour lui, Dieu et fils de Dieu, mais unique consolation des faibles mortels).
CÉSAR.
Il est là et il y sera.
ARNOLD.
Quoi?
CÉSAR.
Le crucifix et une foule d'autels qui resplendissent dans des lieux moins élevés: il y a encore çà et là sur les murailles des couleuvrines et des arquebuses; et que n'y voit-on pas, excepté les hommes qui y mettent le feu pour tuer d'autres hommes?
ARNOLD.
En serait-il donc fait de ces colonnades presque divines? de ces pilastres soutenant des murailles indestructibles? du théâtre où s'asseyaient les empereurs et leurs sujets (des sujets romains) pour y contempler le combat des rois du désert et des forêts; quand le lion et l'indomptable sanglier venaient joûter dans l'arène, pour y remplacer les hommes qui de tous côtés étaient soumis à la ville éternelle; alors que les bois payaient leur tribut d'existence à ces amphithéâtres et se réunissaient aux citoyens de la Dacie pour contribuer par leur trépas à l'amusement d'une minute, et pour arracher enfin à leurs bourreaux cette exclamation: un autre, quelqu'autre gladiateur?
CÉSAR.
De quoi voulez-vous parler? de la ville ou de l'amphithéâtre; d'une église, ou de toutes? car vous confondez toutes ces choses et vous me confondez moi-même.
ARNOLD.
Demain avec le chant du coq sonnera l'assaut.
CÉSAR.
Qui, s'il finit avec le premier accent du rossignol du soir, offrira quelque chose d'inoui dans les annales des grands siéges: car les hommes ne saisissent guère leurs proies qu'après de longues peines.
ARNOLD.
Le soleil s'avance avec autant de calme et peut-être plus beau qu'il ne se montra sur Rome, le jour que Rémus franchit son mur.
CÉSAR.
Je l'ai vu en ce moment.
ARNOLD.
Vous?
CÉSAR.
Oui, monsieur, vous oubliez que je suis un esprit, ou que du moins je l'étais avant de prendre votre corps abandonné et d'avilir mon nom. A présent je suis César et bossu. Eh bien! le premier des Césars était une tête chauve, et ses lauriers lui plaisaient bien mieux comme perruque (ainsi le dit l'histoire), que comme signe de gloire. Ainsi va le monde, mais nous n'en serons pas moins joyeux. J'ai donc vu tel que je suis votre Romulus tuer son propre frère, fruit jumeau des mêmes entrailles; et pourquoi? parce qu'il franchit un fossé (car alors il n'y avait pas de murs autour de Rome aujourd'hui si orgueilleuse). Ainsi le premier ciment de Rome fut le sang d'un frère, et quand le sang de ses enfans coulerait en flots assez larges pour donner la teinte la plus rouge aux jaunes ondes du Tibre, ce ne serait rien encore auprès des torrens de sang que les avides descendans du fratricide ont fait couler sur la terre pendant tant de siècles.
ARNOLD.
Mais que peut-on reprocher aux arrière-petits-fils de Romulus, eux qui vécurent dans la paix du ciel et dans les retraites de la piété?
CÉSAR.
Et qu'avaient-ils fait, ceux que les anciens Romains exterminèrent?--Mais écoutons.
ARNOLD.
Ce sont des soldats: ils chantent une ronde insouciante, à la veille de tant de trépas, du leur peut-être.
CÉSAR.
Et pourquoi ne chanteraient-ils pas aussi bien que des cygnes? Ceux-ci du moins sont noirs; on n'en peut douter loc23.
Note loc23: (retour) L'armure de fer dont les soldats étaient couverts les faisait paraître noirs de la tête aux pieds. César fait ici allusion à ce vers de Juvénal devenu proverbe:Rara avis in terris, nigroque similluna cycno.
ARNOLD.
Vous êtes savant, je m'en aperçois.
CÉSAR.
Oui, je connais ma grammaire. Je fus élevé pour être moine: j'étais autrefois versé dans la connaissance des lettres étrusques, aujourd'hui oubliées, et--si je voulais me rappeler--j'expliquerais leurs hiéroglyphes plus clairement que votre alphabet.
ARNOLD.
Et que ne le faites-vous?
CÉSAR.
Il me convient mieux de résoudre en hiéroglyphes votre alphabet; et j'imite en cela vos hommes d'état, vos prophètes, prêtres, docteurs, alchimistes, philosophes et tant d'autres qui, sans avoir besoin d'une nouvelle confusion des langues, ont édifié plus de Babels que les bégayans maçons sortis de la fange du déluge, quand ils renoncèrent à leur œuvre et se dispersèrent. Et pourquoi? pourquoi, je vous prie? parce que nul d'entre eux ne comprenait plus son voisin. Ils sont bien plus sages aujourd'hui! La déraison, le non-sens n'est plus capable de les diviser: le non-sens! c'est leur compagnon fidèle, leur Shibboleth, leur Koran, leur Talmud; leur talisman cabalistique! c'est l'excellente base sur laquelle ils aiment le mieux bâtir--
ARNOLD l'interrompant.
Oh! railleur éternel! silence! Comme la voix rauque des soldats se transforme, dans le lointain, en un chant solennel et sublime! Écoutons!
CÉSAR.
Oui, autrefois j'ai entendu les anges chanter.
ARNOLD.
Et les démons hurler.
CÉSAR.
De concert avec les hommes. Mais écoutons. J'aime tous les genres de musique.
CHOEUR DES SOLDATS.
Les bandes noires ont franchi les Alpes et leurs monceaux de neiges. Bourbon, le ravisseur, les conduit; ils ont passé le large fleuve du Pô. Nous avons battu tous nos ennemis, nous avons fait prisonnier un roi, nous n'avons tourné le dos à personne; nous avons donc bien le droit de chanter. A jamais, vive à jamais Bourbon! quoique sans un sou vaillant, nous ne montrerons que plus d'ardeur à escalader ces vieilles murailles. Guidés par Bourbon, nous allons au point du jour entourer les portes, les briser ou tomber sur elles. En montant tous d'un pied ferme sur l'échelle, nous pousserons des cris de joie; la mort seule restera muette. Guidés par Bourbon, nous monterons sur les murs de la vieille Rome: et qui pourrait alors calculer la dépouille de chaque maison? En avant, en avant, guidés par les lis! et tombent les clefs du tremblant pontife! Nous nous reposerons à notre aise dans la vieille Rome aux sept montagnes: ses rues seront ensanglantées, son Tibre prendra la couleur rouge, et ses temples sonores répéteront le bruit de notre marche. C'est Bourbon, c'est Bourbon, c'est Bourbon qui nous protége! c'est avec nos chants que nous battrons la charge! Le feu en avant, l'Espagne pour avant-garde, puis viendront nos divers compagnons: près de l'Espagnol retentiront les tambours de la Germanie, et la pointe des lances italiennes sera couchée sur le sein de leur patrie. Pour nous, notre chef vient de la France, il a fait la guerre à son frère. C'est Bourbon, oui c'est Bourbon, sans feu ni lieu, c'est Bourbon qui va nous conduire au sac de Rome b3.
CÉSAR.
Voilà un chant dont les assiégés, il me semble, doivent peu s'effrayer.
ARNOLD.
Sans doute, si nos soldats sont fidèles aux paroles du chœur. Mais voici le général entouré de ses chefs et de ses confidens. Généreux rebelle!
(Le connétable de Bourbon entre avec les siens, etc., etc.)
PHILIBERT.
Comment donc, noble prince, vous n'êtes pas content?
BOURBON.
Pourquoi le serais-je?
PHILIBERT.
La plupart des hommes le seraient à la veille d'une conquête telle que celle qui se prépare.
BOURBON.
Si ma sécurité était complète!
PHILIBERT.
Ne doutez pas des soldats; les murs seraient de diamant qu'ils sauraient bien les briser. La meilleure artillerie c'est la faim.
BOURBON.
Ma plus faible crainte est de les voir échouer. Comment, comment seraient-ils repoussés, avec Bourbon pour leur chef, et pour aiguillon leur violent appétit?--Ces vieux murs seraient des montagnes, et ceux qui les gardent les anciens dieux de la fable, que je ne craindrais rien de mes Titans;--mais aujourd'hui--
PHILIBERT.
Eh bien! ce sont des hommes qui se battent contre des hommes.
BOURBON.
Sans doute, mais ces murs ont vu autrefois des siècles merveilleux! Ils ont enfanté des grandes ames; la terre ancienne et l'ombre vivante de l'impérieuse Rome est peuplée de ces nobles guerriers; je crois les voir marcher le long des remparts de la cité éternelle, et m'adjurer par leur sang glorieux, avec leurs mains privées de vie, de ne pas les approcher.
PHILIBERT.
N'y songez pas! Voudriez-vous fuir devant des fantastiques menaces de fantômes?
BOURBON.
Ils ne me menacent pas: j'affronterais, il me semble, la menace d'un Seylla; mais ils rapprochent et lèvent, puis laissent retomber leurs mains glacées; et leurs visages maigres, leurs regards d'aspics fascinent les miens. Regardez là!
PHILIBERT.
Je vois des créneaux élevés.
BOURBON.
Et là?
PHILIBERT.
Pas même une garde en perspective; ils se tiennent à l'écart derrière les parapets, à l'abri des balles de nos lansquenets qui pourraient les atteindre dans le crépuscule.
BOURBON.
En vérité vous êtes aveugle.
PHILIBERT.
Pour ne rien voir au-delà de ce qui est visible.
BOURBON.
Un millier d'années ont envoyé tous leurs grands capitaines sur ces murs;--le dernier Caton s'y trouve déchirant ses entrailles plutôt que de survivre à la liberté du pays que je veux enchaîner; et le premier César, en habit de triomphateur, court de créneaux en créneaux.
PHILIBERT.
Faites donc la conquête des murs pour lesquels il fit tant d'exploits, et vous serez plus grand que lui.
BOURBON.
Vous dites vrai, je le ferai ou j'y perdrai la vie.
PHILIBERT.
Vous ne le pouvez pas; mourir dans une telle entreprise, c'est moins la mort que l'aurore d'un jour éternel.
(Le comte Arnold et César s'avancent.)
CÉSAR.
Ceux qui ne sont que des hommes, ne peuvent-ils donc supporter l'ardeur brûlante de cette gloire, objet de leur ambition?
BOURBON.
Ah! salut au sardonique bossu! salut à son maître, l'astre de beauté de notre armée, le vaillant aussi bien que le beau, le généreux comme l'aimable! Avant la prochaine matinée nous saurons vous trouver de l'ouvrage à tous deux.
CÉSAR.
Avec la permission de votre altesse vous n'en trouverez pas moins pour vous-même.
BOURBON.
Et dans ce cas, petit bossu, je ne serai pas le dernier à mon poste.
CÉSAR.
Bossu! vous pouvez le dire; car, en votre qualité de général, placé sur les derrières de l'armée, vous avez pu voir mon dos; mais, quant à vos ennemis, ils ne le connaissent pas encore.
BOURBON.
Voilà, je l'avoue, une bonne repartie; je l'avais provoquée.--Quoi qu'il en soit, la poitrine de Bourbon fut et sera toujours aussi avancée en face du danger que la vôtre, quand vous seriez le diable.
CÉSAR.
Oh! si je l'étais, je me serais bien gardé de venir ici.
PHILIBERT.
Pourquoi donc?
CÉSAR.
C'est que la moitié de vos bandes valeureuses ne tardera guère à se donner hardiment à lui, et que l'autre moitié lui sera dépêchée plus promptement encore et avec autant de certitude.
BOURBON.
Arnold, votre vilain ami est aussi serpent dans ses paroles que dans ses actions.
CÉSAR.
Votre altesse ne me rend pas justice. Le premier serpent était un flatteur, et je ne le suis pas; quant à mes actions, je ne pique qu'après avoir été piqué.
BOURBON.
Vous êtes brave, et cela me suffirait; vous avez la parole aiguë et l'action prompte, c'est encore mieux. Je ne suis pas seulement un soldat, mais encore le camarade des soldats.
CÉSAR.
Altesse, c'est une mauvaise compagnie, plus mauvaise même pour amis que pour ennemis; attendu qu'avec les premiers les relations sont plus durables.
PHILIBERT.
Eh bien! drôle, tu deviens insolent au-delà du privilége d'un bouffon.
CÉSAR.
Véridique, voulez-vous dire. Et bien je mentirai:--la chose est aussi facile; et vous allez me louer, car je vous déclare un héros.
BOURBON.
Laissez-le, Philibert: il est brave, et toujours, avec cette face hideuse et la montagne de ses épaules, on l'a vu le premier au feu et sur le champ de bataille. Il supporte patiemment la faim; et, quant à sa langue, notre camp jouit d'une parfaite licence. Et pour moi, j'aime mieux l'aiguillon pénétrant d'un spirituel railleur que les imprécations lourdes et grossières d'un esclave affamé, mécontent et désespéré, qui reste sourd à tout autre argument qu'une table bien garnie, du vin, du sommeil, et quelques maravédis qu'il prend pour une véritable richesse.
CÉSAR.
Il serait à désirer que les princes de la terre n'en demandassent pas davantage.
BOURBON.
Allons, silence!
CÉSAR.
Oui, mais non pas inaction; usez vous-même de paroles, vous en avez peu à dire.
PHILIBERT.
Que prétend cet effronté bavard?
CÉSAR.
Bavarder, comme tant d'autres prophètes b4.
BOURBON.
Aussi, Philibert, pourquoi le vexer? N'avez-vous rien de mieux à penser? Arnold! demain je donne l'assaut.
ARNOLD.
Je le savais déjà, monseigneur.
BOURBON.
Et vous me suivrez?
ARNOLD.
Oui, puisqu'il m'est défendu de conduire.
BOURBON.
Il est nécessaire, pour donner toute l'intrépidité possible à notre armée épuisée, que son chef mette le premier le pied sur le premier degré de l'échelle la plus avancée.
CÉSAR.
Et sur le dernier; espérons-le du moins. A ce prix, il obtiendra la récompense de ses efforts.
BOURBON.
Demain, la première capitale du monde peut être à nous. A travers toutes les révolutions, la ville aux sept montagnes a retenu sur les autres peuples son empire; les Césars n'ont cédé qu'à Alaric, et les Alarics ne cédèrent qu'aux pontifes: mais Romains, Goths ou pontifes, tous furent également les maîtres du monde. Civilisés, barbares ou sacrés; les murs de Romulus n'ont pas cessé d'être le cirque d'un empire. Eh bien! leur tour est passé, le nôtre est venu; espérons que nous saurons aussi bien combattre et mieux gouverner qu'eux.
CÉSAR.
Certainement; les camps sont l'école des vertus civiles. Et que prétendez-vous faire de Rome?
BOURBON.
Ce qu'elle fut jadis b5.
CÉSAR.
Au tems d'Alaric?
BOURBON.
Non, vil esclave! au tems du premier César dont vous portez le nom comme tant de dogues.
CÉSAR.
Et de rois. C'est un beau nom pour tous les animaux de chasse.
BOURBON.
Il y a vraiment un démon dans cette langue amère et sanglante. Ne seras-tu jamais sérieux?
CÉSAR.
Jamais, la veille d'une bataille: ce ne serait pas être bon soldat. Que le général soit pensif, à la bonne heure; nous autres aventuriers, nous devons redoubler d'enjouement. Et pourquoi nous attrister? Notre déité tutélaire, sous la forme du général, veille pour nous. Loin des camps la réflexion! Si les soldats songeaient à en faire, vous pourriez bien tenter seul d'entrouvrir ces murailles.
BOURBON.
Raillez à votre aise, c'est du moins un avantage en vous que vous ne vous en battez pas plus mal.
CÉSAR.
Merci de la liberté! Aussi bien, c'est la seule paie que j'ai reçue au service de votre altesse.
BOURBON.
Eh bien! monsieur, demain vous pouvez vous payer de vos mains. Regardez ces tours; elles renferment nos trésors. Mais, Philibert, il faut tenir un conseil. Arnold, nous y désirons votre présence.
ARNOLD.
Prince, au conseil comme en campagne, vous pouvez compter sur moi.
BOURBON.
Nous nous en félicitons doublement. Au point du jour vous remplirez un poste de confiance.
CÉSAR.
Et moi?
BOURBON.
Vous courrez avec Bourbon après la gloire. Bon soir.
ARNOLD, à César.
Prépare pour l'assaut notre armure, et va m'attendre dans ma tente.
(Sortent Bourbon, Arnold, Philibert, etc.)
CÉSAR, seul.
Dans ta tente! crois-tu m'échapper, parce que tu ne me verras plus? Ou penses-tu que le hideux étui qui contenait ton principe de vie soit pour moi autre chose qu'un masque? Voilà donc les hommes! les héros! les chefs! la fleur des bâtards d'Adam! Telle est la conséquence de la faculté de penser, accordée à la matière, substance indocile, méditant dans la confusion, agissant de même, en un mot, toujours retombant dans son élément primitif. Fort bien; je vais jouer avec ces pauvres marionnettes: c'est du moins, pour un esprit comme moi, le passe-tems d'une heure ennuyeuse. Quand je serai las, j'ai affaire dans les étoiles, que ces pauvres créatures imaginent faites pour leurs beaux yeux. Ce serait un bon tour d'en faire éclater une au milieu d'eux, et de mettre ainsi le feu sur et sous leur nichée. Comme alors on verrait toutes ces fourmis s'agiter sur le sol brûlant, et tout à coup cessant de mutuellement s'égorger, se réunir pour la première fois dans une oraison universelle! Ah! ah! ah!
(Il éclate de rire, et s'éloigne.)
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
DEUXIÈME PARTIE.
SCÈNE PREMIÈRE.
(La scène est devant les murs de Rome. Assaut. L'armée est en mouvement avec des échelles pour franchir les murailles. Bourbon s'avance le premier, avec une écharpe blanche sur son armure b6.)
CHOEUR D'ESPRITS dans les airs.
I.
Voici le matin; mais il est sombre et couvert. Où fuit la silencieuse alouette? Où s'est retiré le soleil nébuleux? Est-ce bien là le jour? Le regard de la nature semble planer avec tristesse sur la cité noble et sacrée; mais au dehors frémit un tocsin qui doit émouvoir les saints renfermés dans l'enceinte, et ranimer les cendres héroïques éparses autour des jaunes ondes du Tibre. Réveille-toi, génie des sept montagnes, avant que tes bases ne soient ébranlées!
II.
Entendez-vous le bruit pressé des pas? Mars conduit chaque ébranlement! Les pieds se meuvent d'un commun accord comme les marées sous l'influence lunaire. Ils courent à la mort avec la régularité des eaux roulantes, alors que les vagues, s'élevant au-dessus des puissantes digues sans que leur ordre soit troublé, viennent se briser les unes après les autres. Entendez-vous le froissement des armures? Baissez vos regards sur chaque guerrier; comme son œil ardent menace ces remparts! Considérez chacun des degrés de chaque échelle, semblable aux raies qui sillonnent le corps d'une sinistre couleuvre.
III.
Considérez ces murs, hérissés sans intervalle de redoutables défenses. Tout à l'entour, de loin et de près, s'entrouvre la noire bouche des canons; brille le fer des lances, brûlent des mèches, se chargent les mousquets, et le tout pour vomir bientôt la mort. Tous les vieux instrumens de carnage, réunis à ce que l'industrie des hommes a nouvellement découvert, sont ici disposés comme un innombrable troupeau de sauterelles. Ombre de Rémus! ce jour sera terrible comme celui du crime de ton frère. Les chrétiens viennent combattre contre le temple du Christ: lui faudra-t-il subir la même destinée que toi?
IV.
Près,--près, plus près encore! Tel le tremblement de terre ébranle les montagnes, d'abord par une secousse légère et sourde comme les premiers sillonnemens de l'onde; ensuite avec un fracas terrible et prolongé, jusqu'à ce que les rochers soient réduits en poussière; ainsi se précipite en avant l'armée! Illustres guerriers, héros dont le renom vit encore; ombres éternelles, premières fleurs des sanglantes, prairies qui entourent Rome, Rome la mère d'un peuple unique! ne sortirez-vous pas de votre assoupissement, quand les nations, dans leurs querelles, vont traîner la charrue sur vos lauriers! Mais vous qui avez pleuré sur le bûcher de Carthage, ne versez pas de larmes; applaudissez! Rome pleure à son tour loc24.
Note loc24: (retour) On dit que Scipion, le second Africain, répéta un vers d'Homère et pleura sur l'embrasement de Carthage. Il eût mieux fait de lui accorder une capitulation. (Note de Lord Byron.)
V.
En avant se précipitent les nations diverses! La famine depuis long-tems remplace leurs denrées; la haine et la faim dans le cœur, ils se poussent devers les murailles comme une troupe de loups, et plus terribles encore. Ah! ville de gloire, vas-tu donc devenir un objet de pitié! Il faut tous, Romains, combattre comme vos pères! Comparé aux noirs bandits de Bourbon, Alaric était un vainqueur miséricordieux. Lève-toi, cité éternelle! lève-toi! Porte de tes mains, la flamme sous tes portiques, plutôt que de laisser ces infâmes ennemis souiller de leur présence le dernier de tes foyers.
VI.
Oh! voyez-vous ce spectre ensanglanté! Pour les fils d'Ilion, il n'est plus d'Hector; les enfans de Priam aimaient leur frère; et le fondateur de Rome méconnut sa mère, quand, par un crime que rien ne dut expier, il plongea le fer dans le cœur de son frère jumeau. Voyez l'ombre gigantesque se prolonger haute et large sur les remparts! Quand il traversa pour la première fois tes fossés, tu entrevis, ô Rome naissante, le jour de ta ruine. Vainement aujourd'hui t'éleverais-tu dans les airs à l'égal de Babel, tu n'arrêterais pas ses pas; et du haut de ton plus superbe dôme, voici déjà Rémus qui réclame de toi vengeance.
VII.
Voilà qu'ils te franchissent dans leur fureur, merveille du monde! Le feu, la fumée, la clameur infernale t'environnent! la mort se fait jour à travers et sous tes murs. Le fer commence à froisser un autre fer; plus bas l'échelle gémit, étincelante sous une charge d'acier qui s'écroule à ses pieds au milieu de mille blasphêmes. De rechef, chaque guerrier immolé est soudain remplacé par un autre; le sang mélangé de l'Europe abreuve tes fossés. Tes murs peuvent s'écrouler, ô Rome, mais tes champs doivent se réjouir de l'engrais qu'on leur prodigue. Mais hélas! ô Rome, tes foyers!--silence! En proie même à tant d'angoisses, tu combats encore comme jadis tu avais coutume de vaincre.
VIII.
Pénates antiques, un effort de plus! n'abandonnez pas à la cruelle Até vos fumans foyers. Un effort de plus, ombres de héros! ne cédez pas ainsi à des Nérons étrangers. L'impie qui tua sa mère et répandit le sang de Rome était du moins votre concitoyen; c'était un Romain qui donnait aux Romains des fers,--et Brennus ne put vous livrer à ses barbares.--Encore un effort, ames des saints et des martyrs: levez-vous! vos titres sont les plus respectables. Puissantes divinités, voilà vos temples écroulés et toujours imposans, même dans leurs débris. Fondateurs glorieux de ces autels du Christ et de la vérité, frappez ceux qui vous menacent. Tibre, que tes torrens attestent l'horreur dont la nature même est saisie. Que chaque cœur entr'ouvert, mais palpitant encore, se retourne comme le lion mortellement frappé. Rome! sois convertie en une tombe immense; mais sois jusqu'au dernier moment la Rome des Romains!
(Bourbon, Arnold, César et autres arrivent au pied du mur.
Arnold se dispose à planter son échelle.)
BOURBON.
Arrêtez, Arnold, je suis devant.
ARNOLD.
Non pas, monseigneur.
BOURBON.
Arrêtez, monsieur, je l'exige. Suivez-moi! Je suis fier d'un tel compagnon; mais je ne veux pas ici de guide. (Il plante son échelle et commence à monter.) Allons, mes enfans, en avant! (Il est frappé et tombe.)
CÉSAR.
Et de lui!
ARNOLD.
Puissances éternelles! comment soutenir le courage de l'armée?--Mais vengeance! vengeance!
BOURBON.
Ce n'est rien. Donnez-moi votre main. (Il prend la main d'Arnold et se relève; mais en mettant le pied sur l'échelle il retombe encore.) Arnold, je suis perdu. Cachez mon sort,--tout ira bien;--mais cachez-le; jetez mon manteau sur ce qui sera dans peu de la poussière; il ne faut pas que les soldats voient cela b7.
ARNOLD.
Il faut vous emporter; j'ai besoin de l'aide de--
BOURBON.
Non, mon brave ami, la mort plane sur moi. Mais une vie! qu'est-ce que cela? L'ame de Bourbon vous guidera encore; ayez soin seulement de leur laisser ignorer que je ne sois plus qu'un cadavre; et quand ils n'auront plus d'ennemis devant eux, vous ferez ce qu'il vous plaira.
CÉSAR.
Votre altesse ne voudrait-elle pas baiser la croix? Nous n'avons pas ici de prêtre; mais le pommeau de cette épée peut vous en servir:--il en a bien servi pour Bayard[ b8].
BOURBON.
Méchant valet! oses-tu bien le nommer en ce moment! mais je l'ai mérité.
ARNOLD, à César.
Vilain, ne parlez pas davantage.
CÉSAR.
Comment! voilà qu'un chrétien meurt, et je ne pourrais lui offrir un chrétien vade in pace?
ARNOLD.
Silence! Les voilà donc glacés ces yeux qui pouvaient regarder le monde entier, sans voir rien de comparable à eux!
BOURBON.
Arnold, si jamais tu voyais la France,--mais hâte-toi, l'assaut devient plus vif,--une heure de plus, une minute, et je mourrais dans l'intérieur de la ville. Éloignez-vous, Arnold, loin d'ici! vous perdez du tems, ils vont gagner Rome sans vous.
ARNOLD.
Et sans vous!
BOURBON.
Non, non, je les conduirai encore en esprit. Couvre mon cadavre, et ne dis pas que j'aie cessé de respirer. Adieu! sois vainqueur!
ARNOLD.
Mais, dois-je vous laisser ainsi?
BOURBON.
Il le faut,--Adieu! nos gens gagnent de l'avance.
(Bourbon meurt.)
CÉSAR, à Arnold.
Allons, comte, à l'ouvrage.
ARNOLD.
Il est vrai, je pleurerai ensuite. (Arnold couvre d'un manteau le corps de Bourbon, puis il s'écrie en montant à l'échelle.) Bourbon, Bourbon! Sus, enfans, Rome est à nous!
CÉSAR.
Bonsoir, seigneur connétable; tu as été un homme. (César suit Arnold, ils atteignent les créneaux; Arnold et César sont renversés.) Aimable culbute! Votre seigneurie serait-elle blessée?
ARNOLD.
Non. (Il remonte à l'échelle.)
CÉSAR.
Voilà un bon limier, une fois qu'il est échauffé! et ce n'est pas là un jeu d'enfant. Voyez comme il frappe! Sa main touche encore aux créneaux; il s'y cramponne comme si c'était un autel; il y met le pied et--qu'y a-t-il ici, un Romain? (Ici un homme tombe.) C'est le premier oiseau de la couvée! Il est tombé sur le bord de son nid. Qu'y a-t-il donc, camarade?
LE BLESSÉ.
Une goutte d'eau!
CÉSAR.
Nous n'avons, d'ici au Tibre, d'autre liquide que du sang.
LE BLESSÉ.
Je meurs pour Rome. (Il expire.)
CÉSAR.
C'est comme Bourbon; mais dans un autre sens. Voilà ces grands hommes! voilà leurs immortels motifs! Mais je dois être au jeune dépôt qui m'est confié; il est sans doute maintenant dans le Forum. A la charge!
(César franchit l'échelle; la toile tombe.)
SCÈNE II.
(La ville.--Combat dans les rues entre les assiégeans et les assiégés.
Les habitans fuient en désordre.)
CÉSAR, entrant.
Je ne puis trouver mon héros; il est perdu dans la foule héroïque qui maintenant est à la poursuite des fuyards, ou se bat contre les désespérés. Qu'avons-nous ici? un ou deux cardinaux, qui ne semblent pas fort curieux du martyre. Quelle agilité dans ces vieilles jambes rouges! Ils auraient bien fait de quitter leurs chausses, comme ils ont ôté leurs chapeaux; ils cesseraient d'être pour les pillards un point de mire. Laissons-les fuir, les ruisseaux de sang ne tacheront pas du moins leurs bas: ils sont de la même couleur.
(Entre un parti de combattans.--Arnold est à la tête des assaillans.)
Le voici escorté des deux frères,--le sang et la gloire. Holà! arrêtez, comte.
ARNOLD.
En avant! il ne faut pas qu'ils se rallient.
CÉSAR.
Je te le dis, ne sois pas trop emporté; il faut, pour l'ennemi fuyant, un pont d'or. Je t'ai donné la beauté du corps et l'exemption de plusieurs maladies corporelles, mais non mentales; je n'en avais pas le pouvoir. Tout en te donnant la forme du fils de Thétis, je ne t'ai pas plongé dans le Styx et je ne garantirais pas mieux contre l'ennemi ton cœur chevaleresque que ne le fut le talon d'Achille. Ainsi donc, de la prudence; et n'oublie pas que tu es encore un mortel.
ARNOLD.
Et qui, avec un peu d'ame, songerait à combattre, s'il était invulnérable! Beau plaisir! Penses-tu que je m'attacherai au lièvre quand j'entendrai rugir les lions?
(Arnold rentre dans la mêlée.)
CÉSAR.
Voilà bien un échantillon de l'humanité! Son sang est échauffé; il serait bon, pour calmer sa fièvre, qu'on lui en tirât quelque peu.
(Arnold lutte contre un Romain qui se retire contre un portique.)
ARNOLD.
Rends-toi, esclave, je te ferai quartier.
LE ROMAIN.
Cela est bientôt dit.
ARNOLD.
Et fait: on connaît ma loyauté.
LE ROMAIN.
On connaîtra mes actions.
(Ils reprennent le combat; César avance vers eux.)
CÉSAR.
Comment, Arnold! arrête-toi, tu as affaire à un célèbre artiste, à un sculpteur habile, et qui sait parfaitement manier l'épée et le poignard. Il l'emporte sur toi, mon cher mousquetaire. C'est lui qui fit tomber Bourbon du haut des remparts.
ARNOLD.
Oui, serait-il vrai? Il aura donc travaillé à son monument.
LE ROMAIN.
Je pourrais cependant en tailler pour de plus vaillans que vous.
CÉSAR.
Bien parler, mon homme de marbre! Benvenuto, tu as du talent dans les deux parties, et celui qui tuera Cellini aura fait un ouvrage aussi difficile que ceux que tu fis jamais avec les blocs de Carrare.
(Arnold désarme et blesse celui-ci, mais légèrement; ce dernier tire un
pistolet et fait feu, puis se retire et disparaît sous le portique.)
CÉSAR.
Comment vas-tu? C'est là, je pense, un avant-goût des sanglans festins de Bellone?
ARNOLD, chancelant.
C'est une égratignure; donne-moi ton écharpe, il ne m'échappera pas.
CÉSAR.
Où est le coup?
ARNOLD.
Dans l'épaule; ce n'est pas le bras de l'épée,--et cela suffit. J'ai soif: si j'avais un casque d'eau!
CÉSAR.
C'est en ce moment un liquide fort recherché; on n'en trouve pas aisément.
ARNOLD.
Ma soif augmente, mais je connais un moyen de l'éteindre.
CÉSAR.
Elle, ou toi-même?
ARNOLD.
La chance est la même; je m'en rapporte aux dés. Mais je perds mon tems à babiller; hâte-toi, je te prie. (César lui met son écharpe.) Et toi, pourquoi tant d'insouciance? Ne veux-tu pas frapper aussi?
CÉSAR.
Vos anciens philosophes regardaient le genre humain en spectateurs des jeux olympiques. Si je trouvais un prix digne d'être disputé, je pourrais me montrer tel que Milon lui-même.
ARNOLD.
Oui, quand il se prit dans le chêne.
CÉSAR
J'affronterais une forêt, si je le trouvais bon. Je combats contre les masses, ou pas du tout. En attendant, poursuis ton divertissement comme moi le mien: je n'ai qu'a regarder, puisque mes ouvriers coupent gratuitement ma moisson.
ARNOLD.
Exécrable démon! toujours le même.
CÉSAR.
Et toi, toujours homme.
ARNOLD.
Comment? je ne veux que me montrer tel.
CÉSAR.
Oui, tel que sont les hommes.
ARNOLD.
Que veux-tu dire?
CÉSAR.
Que tu sens et que tu vois.
(Arnold s'éloigne et se réunit aux combattans, divisés en masses détachées. La toile tombe.)
SCÈNE III.
(L'église de Saint-Pierre. Intérieur. Le pape est à l'autel. Prêtres qui l'environnent en confusion. Citoyens accourant pour trouver un refuge, et poursuivis par la soldatesque.)
Entre CÉSAR.
UN SOLDAT ESPAGNOL.
Main-basse sur eux, camarades! Prenez-moi ces lampes; ouvrez jusqu'à l'échine cette tête chauve et tonsurée! il a un rosaire d'or!
UN SOLDAT LUTHÉRIEN.
Vengeance! vengeance! Frappons d'abord, nous pillerons après;--c'est la demeure de l'Ante-Christ.
CÉSAR, l'arrêtant.
Comment donc, schismatique! et que prétends-tu?
LE SOLDAT LUTHÉRIEN.
Au saint nom du Christ, détruire le superbe Ante-Christ! Je suis chrétien.
CÉSAR.
Oui, un disciple qui forcerait le fondateur lui-même à renier sa doctrine, s'il voyait quels sont ses prosélytes. Songe plutôt au pillage.
LE SOLDAT LUTHÉRIEN.
C'est le diable, vous dis-je.
CÉSAR.
Chut! ne révèle pas ce secret; il ne manquerait pas de te reconnaître pour être à lui.
LE SOLDAT LUTHÉRIEN.
Pourquoi le protéges-tu? Je le répète, c'est le diable, ou du moins le vicaire du diable sur la terre.
CÉSAR.
C'est précisément pour cela: pourquoi chercher querelle à ses meilleurs amis? Vous feriez mieux de vous tenir en repos; son heure n'est pas encore venue.
LE SOLDAT LUTHÉRIEN.
C'est ce que l'on va voir.
(Le soldat luthérien s'avance vers le pape; un des gardes lui envoie
un coup de fusil qui le fait tomber au pied de l'autel.)
CÉSAR, au luthérien.
Je vous l'ai dit.
LE SOLDAT LUTHÉRIEN.
Est-ce que vous ne me vengerez pas?
CÉSAR.
Moi? non. Vous le savez, la vengeance appartient au Seigneur; et vous voyez bien qu'il n'aime pas qu'on empiète sur lui.
LE SOLDAT LUTHÉRIEN, en mourant.
Ah! du moins si je l'avais tué, j'irais dans le ciel, environné d'une éternelle gloire! Oh! mon Dieu! pardonne à la faiblesse d'un bras qui ne l'a pu atteindre, et reçois dans ta miséricorde ton serviteur! C'est encore un illustre triomphe; la superbe Babylone n'est plus; la prostituée des sept montagnes a changé sa robe de pourpre contre des cilices et des cendres.
CÉSAR.
Oui, et les tiennes parmi les autres. Bien fait, vieille Babel!
(Les gardes se défendent en désespérés; le pontife s'esquive par un
passage dérobé jusqu'au Vatican et au château Saint-Ange.)
CÉSAR.
Oui, c'est là se battre avec gloire! Allons, prêtres! allons, soldats! Comme ils y vont de la voix et du geste! Je n'ai pas vu de pantomime plus comique depuis la prise de la Juiverie par Titus. Mais c'était alors le tour des Romains, aujourd'hui c'est celui de leurs ennemis.
SOLDATS.
Il s'est échappé; suivons-le.
AUTRE SOLDAT.
Ils ont barré l'étroit passage; il est obstrué de morts jusqu'à la porte.
CÉSAR.
Je suis ravi qu'il ait échappé, et il doit bien, en partie, m'en rendre grâces. Je ne voudrais pas que l'on abolît ses bulles;--ce serait perdre la moitié de notre empire, et ces indulgences exigent un peu de retour.--Non, non, il ne faut pas qu'il tombe; d'ailleurs son évasion peut être la matière d'un miracle futur, et comme telle fortifier la preuve de son infaillibilité. (S'adressant aux soldats espagnols.) Eh bien! coupe-gorges, pourquoi vous arrêtez-vous? Si vous ne vous pressez pas, vous ne trouverez plus un seul pieux grain d'or! Et vous donc, catholiques, retournerez-vous sans une seule relique d'un pareil pélerinage? Les luthériens eux-mêmes ont une dévotion plus sincère. Voyez comme ils dévalisent les châsses!
SOLDATS.
Par saint Pierre! il dit vrai; les hérétiques emporteront la meilleure part.
CÉSAR.
Ce serait une honte! Allons, allons, aidez-les dans leur acte de piété.
(Les soldats se dispersent; les uns quittent l'église, tandis que d'autres y entrent.)
CÉSAR.
Les voilà partis, et d'autres reviennent; ainsi coule vague sur vague ce que ces malheureuses créatures appellent l'éternité. Elles pensent être les brisans de cet océan, tandis qu'elles ne sont que de légères bulles, engendrées par son écume. Maintenant autre chose.
(Entre Olympia poursuivie.--Elle embrasse l'autel.)
SOLDAT.
Elle est à moi.
AUTRE SOLDAT, s'opposant au premier.
Vous mentez; je l'ai troquée le premier; elle serait la nièce du pape que je ne la céderais pas.
(Ils se battent.)
TROISIÈME SOLDAT, s'avançant vers Olympia.
Cessez vos réclamations; les miennes sont les meilleures.
OLYMPIA.
Monstre infernal, vous ne me toucherez pas vivante!
TROISIÈME SOLDAT.
Vivante ou morte.
OLYMPIA, embrassant un crucifix massif.
Respectez votre Dieu.
TROISIÈME SOLDAT.
Oui, quand il est en or, ma belle; c'est vôtre dot que vous serrez.
(Il s'avance vers elle, quand Olympia, en étreignant avec plus
de force le crucifix, l'ébranle et le fait tomber; dans sa
chute, il renverse le soldat.)
TROISIÈME SOLDAT.
Oh! grand Dieu!
OLYMPIA.
Ah! maintenant vous le reconnaissez.
TROISIÈME SOLDAT.
J'ai la tête cassée. Camarades! au secours! je n'y vois plus.
(Il meurt.)
AUTRES SOLDATS, accourant.
Tuez-la, quand elle aurait mille vies: elle a assassiné notre camarade.
OLYMPIA.
Mort désirable! Vous n'avez pas de vie à accorder que le dernier des hommes ne puisse ravir. Grand Dieu! par ton fils qui nous a rachetés, par la mère de ton fils, reçois-moi telle que je voudrais paraître à tes yeux, digne d'elle, de lui et de toi!
(Entre Arnold.)
ARNOLD.
Que vois-je! Maudites bêtes féroces, arrêtez.
CÉSAR, à part et en riant.
Ah! ah! ah! voilà la justice; ces dogues ont les mêmes droits que lui. Mais voyons comment cela finira.
SOLDATS.
Comte, elle a tué notre camarade.
ARNOLD.
Avec quelle arme?
SOLDATS.
Avec la croix sous laquelle il est tombé; regardez-le couché là, plutôt comme un ver que comme un homme: elle l'a frappé à la tête.
ARNOLD.
En effet, voilà une femme aussi recommandable qu'un brave homme. Si vous en étiez, vous auriez des respects pour elle. Mais éloignez-vous, et rendez grâce à votre bassesse; c'est le seul dieu auquel vous deviez en ce moment la vie. Si vous aviez touché un seul cheveu de ses tresses en désordre, j'aurais fait dans vos rangs un plus grand jour que l'ennemi lui-même. Loin d'ici, jackals! contentez-vous des os que le lion vous jette, et ne tombez pas sur ceux qu'il ne vous accorde pas.
UN SOLDAT, en murmurant.
Alors le lion n'a qu'à vaincre pour lui-même.
ARNOLD, le frappant.
Séditieux! va te révolter dans l'enfer;--mais sur la terre tu auras obéi. (Les soldats attaquent Arnold.)
ARNOLD.
Avancez! j'en suis ravi; je vous montrerai, lâches, comment il faut vous commander, et quel est celui qui vous conduisit le premier sur les murs que vous n'osiez escalader; jusqu'au moment où j'arborai ma bannière sur le sommet. Vous êtes bien courageux maintenant que vous êtes dans la ville.
(Arnold terrasse les plus avancés; les autres jettent leurs armes.)
SOLDATS.
Merci! merci!
ARNOLD.
Apprenez donc à l'accorder. À présent, vous ai-je montré qui vous conduisit sur les créneaux de Rome?
SOLDATS.
Oui, nous l'avons vu et éprouvé; pardonnez l'erreur d'un moment dans le feu de la victoire,--la victoire à laquelle vous nous avez guidés.
ARNOLD.
Éloignez-vous donc! rentrez dans vos quartiers; vous les trouverez établis dans le palais Colonna.
OLYMPIA, à part.
Dans la maison de mon père!
ARNOLD aux soldats.
Laissez vos armes, elles vous seraient inutiles, la ville est rendue; et songez bien à tenir vos mains nettes ou je trouverai, pour vous rebaptiser, un ruisseau aussi rouge qu'en ce moment les eaux du Tibre.
SOLDATS; ils déposent leurs armes et s'éloignent.
Nous obéirons.
ARNOLD à Olympia.
Madame, vous n'avez plus rien à craindre.
OLYMPIA.
Je le croirais si j'avais un glaive; mais il n'importe pas,--la mort a mille chemins; et le marbre qui couvre le pied de cet autel verra ensanglanter ma tête avant que tu m'arraches de ces lieux. Homme, Dieu te pardonne!
ARNOLD.
J'espère bien mériter son pardon et le tien lui-même; je ne t'ai pas offensée.
OLYMPIA.
Tu ne m'as pas offensée! Qui donc a porté le fer et le feu dans ma patrie? Tu ne m'as pas offensée! Qui donc a fait de la maison de mon père une retraite de brigands? Et ce temple, et ce mélange du sang des Romains et des saints? En vain voudrais-tu maintenant me protéger; il n'en sera rien!
(Elle lève les yeux au ciel, s'enveloppe de sa robe et se dispose à se précipiter de l'autel, du côté opposé à celui où se tient Arnold.)
ARNOLD.
Arrête, arrête, je jure...
OLYMPIA.
Épargne à ton ame déjà bien assez criminelle un serment que l'enfer lui-même ne voudrait pas garantir. Je te connais.
ARNOLD.
Non, tu ne me connais pas, je ne suis pas de ces gens là, bien que--
OLYMPIA.
Je te juge par tes compagnons; Dieu te jugera tel que tu es véritablement. Je te vois teint du sang de Rome; prends le mien, c'est tout ce que tu peux espérer de moi. Ici, sur le marbre du temple où l'eau sainte me baptisa fille de Dieu, je lui rends mon ame moins sainte, sans doute, mais non moins pure que les fonts baptismaux ne m'avaient rendue.
(Olympia étend une main vers Arnold d'un air dédaigneux, puis se précipite de l'autel sur le marbre.)
ARNOLD.
Dieu éternel! je sens ta puissance! Au secours! au secours! Elle n'est plus.
CÉSAR, approchant.
Me voici.
ARNOLD.
Toi! mais enfin sauve-la!
CÉSAR, l'aidant à soulever Olympia.
Elle a bien réussi; la chute a été sérieuse.
ARNOLD.
Ô ciel! elle ne respire plus.
CÉSAR.
S'il en est ainsi, je ne puis rien faire: il n'est pas en mon pouvoir de ressusciter.
ARNOLD.
Vil esclave!
CÉSAR.
Esclave ou maître, c'est tout un; de bonnes paroles cependant ne sont jamais déplacées, à mon avis.
ARNOLD.
Des paroles?--peux-tu venir à son aide?
CÉSAR.
Je veux bien l'essayer. Une aspersion d'eau bénite pourrait être utile.
(Il va puiser sur les fonts un peu d'eau dans son casque.)
ARNOLD.
Elle est souillée de sang.
CÉSAR.
Il n'en est pas dans ce moment de plus pure dans Rome.
ARNOLD.
Que de pâleur! Que de charmes! Comme elle repose sans vie! Oh toi! modèle de toute beauté, je n'aime que toi, morte ou vivante.
CÉSAR.
C'est ainsi qu'Achille aimait Penthésiléa; il semble que vous avez hérité de son cœur aussi bien que de sa figure; toutefois ce n'était pas un doucereux.
ARNOLD.
Elle respire! Mais non; ce n'est rien que le dernier mouvement de vie disputé à la mort!
CÉSAR.
Elle respire.
ARNOLD.
Le dirais-tu? Il serait donc vrai!
CÉSAR.
Vous me jugez bien:--le diable parle vrai plus souvent qu'on ne le croit; mais il a un ignorant auditoire.
ARNOLD, sans l'écouter.
Oui, son cœur bat. Hélas! faut-il que le seul cœur que je voulusse voir battre auprès du mien palpite aujourd'hui sous l'étreinte d'un assassin.
CÉSAR.
Voilà une sage réflexion, un peu tardive aujourd'hui. Où la transporterons-nous? Je vous dis qu'elle vit.
ARNOLD.
Mais vivra-t-elle?
CÉSAR.
Autant que le peut la poussière.
ARNOLD.
Elle est donc morte?
CÉSAR.
Bah! bah! vous l'êtes aussi, et vous l'ignorez. Elle reviendra à la vie--du moins à ce que vous prenez pour elle, et telle que vous êtes vous-même; mais il faut recourir à des moyens humains.
ARNOLD.
Transportons-la dans le palais Colonna où j'ai fixé ma bannière.
CÉSAR.
Allons donc, il faut la soulever.
ARNOLD.
Doucement.
CÉSAR.
Aussi doucement que vous autres portez vos morts, sans doute parce qu'ils ne peuvent plus souffrir des cachots.
ARNOLD.
Mais est-il bien vrai qu'elle vive?
CÉSAR.
Oh! ne craignez rien; mais si plus tard vous en avez regret, ne me le reprochez pas.
ARNOLD.
Qu'elle vive, c'est assez!
CÉSAR.
L'esprit de sa vie est encore dans son sein, et peut y rester. Comte, je vous obéis en toute chose; c'est ici pour moi un office nouveau, j'en ai peu l'habitude; mais vous sentirez quel sincère ami vous avez dans celui que vous nommez un diable. Sur la terre, vous avez souvent des diables pour amis; pour moi, je n'abandonne pas les miens. Doucement transportons cet être charmant, à peine matériel, et presque tout esprit. En vérité; je suis presque amoureux d'elle, comme jadis le furent les anges du beau sexe primitif.
ARNOLD.
Toi?
CÉSAR.
Moi; mais ne craignez rien, je ne serai pas votre rival.
ARNOLD.
Mon rival?
CÉSAR.
J'en pourrais être un formidable, mais depuis que j'ai tué les sept maris de la future fiancée de Tobie (et qu'après tout cela il eût suffi d'un peu d'encens pour me chasser), j'ai dit adieu aux intrigues: elles valent rarement la peine qu'on se donne pour réussir, ou--ce qui est plus difficile,--pour se défaire de l'objet auparavant chéri; car c'est là le mal, pour les mortels du moins.
ARNOLD.
Silence! je te prie, doucement! je crois voir ses lèvres s'agiter, ses yeux s'ouvrir!
CÉSAR.
Sans doute comme les étoiles, car c'est, une métaphore pour Vénus et pour Lucifer.
ARNOLD.
Au palais Colonna, comme j'ai dit.
CÉSAR.
Oh! je sais mon chemin dans Rome.
ARNOLD.
Maintenant avançons; doucement!
(Ils sortent en emportant Olympia.)
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.
TROISIÈME PARTIE.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Un château dans les Apennins, environné d'une campagne aride, mais
agréable à l'œil. Chœur de paysans devant les portes.)
CHOEUR.
I.
La guerre est passée; le printems est venu: la fiancée et son amant ont gagné leur demeure. Réjouissons-nous, ils sont heureux; que chaque voix trouve un écho dans leurs cœurs.
II.
Le printems est venu, et la violette, fille aînée du soleil, commence à se faner: pour nous elle n'est qu'une fleur d'hiver; la neige des montagnes ne peut la flétrir et l'empêcher de lever ses yeux d'un azur humide, vers un firmament azuré comme elle.
III.
Mais quand le printems revient avec son cortège de fleurs, celle-ci, la mieux aimée, s'échappe de la foule qui ternirait ses couleurs virginales, et gâterait son parfum céleste.
IV.
Cueillons les autres, mais souvenons-nous du héraut qui nous l'annonce dans le froid décembre, de l'astre matinal de toutes les fleurs, du gage des longues heures de soleil radieux; au milieu des roses, n'oubliez pas la vierge, la vierge violette.
Entre CÉSAR; il chante.
Le tems des guerres est passé, nos épées sont oisives, le coursier ronge son frein, le casque étincelle sur la muraille, l'aventurier repose; mais son armure est rouillée. Le vétéran murmure en vain; en bâillant dans les salles pacifiques; il boit,--mais qu'est-ce que boire, si ce n'est un repos pour la pensée? Le cor ne l'éveille plus en lui faisant entendre un signal de vie et de mort.
LE CHŒUR.
Mais la meute aboie au loin; le sanglier est dans les bois, et le faucon attend avec impatience le moment de quitter son chaperon sur le poing du gentilhomme; il se tient comme un cimier, et cependant l'air est troublé par la multitude des oiseaux qui s'échappent de leurs nids.
CÉSAR.
Vain fantôme de gloire! froide image de la guerre! quel chasseur inspira un historien? Quel héros de la chasse eut sa destinée depuis Nemrod, le fondateur des royaumes et de la chasse? Nemrod qui, le premier, fit trembler les habitans des forets, alors que le lion était jeune et dans tout l'orgueil de sa force imposante. Alors c'était le jeu des forts que d'oser le combattre, que de s'avancer, armé d'un pin au lieu de lance, contre le Mamoth, ou de frapper dans un ravin le Beehemoth écumant; alors l'homme avait la taille des tours de notre tems: c'était le fils aîné de la nature, et comme elle il était sublime.
CHŒUR.
Mais la guerre est passée; le printems est venu; la fiancée et son amant ont gagné leur demeure. Réjouissons-nous, ils sont heureux; que chaque voix trouve un écho dans leurs cœurs.
(Les paysans s'éloignent en chantant.)
ICI S'ARRÊTE LE MANUSCRIT.
NOTES
DU TRADUCTEUR.
La montagne de Hartz.
Les montagnes et les forêts qui portent ce nom sont dans la principauté de Wolfenbuttel (Basse-Saxe).
Un enfant d'Anak.
Anak; premier géant de la race des enfans de Dieu ou de Seth. De son nom, les géans sont appelés dans l'Écriture Anachim.
Au sac de Rome.
Il semble que Lord Byron ait lu la vie du connétable de Bourbon dans notre Brantôme. Voici les paroles de ce dernier: «Les braves soldats Espagnols honoraient leur général; car, à ce que j'ai oui dire à aucuns de ce tems-là, par tout le camp, ils ne chantaient autre chanson que ses louanges, et même en cheminant pour se désennuyer, et surtout quand ils le voyaient passer; auxquels il applaudissait et les saluait fort courtoisement, leur disant, à tous les coups (ainsi qu'il disait à Rome): Laissez faire, compagnons, patientez un peu; je vous mène en un lieu que vous ne sçavez pas, où je vous ferai tous riches.......................... ...............................................................
«Le 5e de mai 1527, et ordonnant ses troupes pour le lendemain à l'assaut, il les harangua encore pour la seconde fois, disant: Mes capitaines, qui tous êtes de grande valeur et courage, et tous mes soldats très-bien aymés de moy, puisque la grande aventure de nostre sort nous a menés et conduits icy, au point et au lieu que nous avons tant désirés; après avoir passé tant de meschans chemins, avec neiges et froids si grands, avec pluies et boues, et des rencontres d'ennemis, avec faim et soif sans aucun sol, bref avec toutes les nécessites du monde..... Si vous avez jamais désiré saccager une ville pour des richesses et trésors, cette-cy en est une et la plus riche, voire la dame de tout le monde.»
Prophètes.
«Mes frères, je trouve certainement que là est cette ville
que, au temps passé, prognostica un sage astrologue de
moy, me disant qu'infailliblement, à la prise d'une ville,
mon fier ascendant me menaçait, que j'y devois mourir;
mais je vous jure que c'en est le moindre de mes soucys.»
(Brantôme, Discours du Connétable à ses soldats.)
Ce qu'elle fut jadis.
«De plus, il se voulait rendre patron de la ville, et se
faire dire roi des Romains.»
(Brantôme, Vie du Connétable de Bourbon.)
Une écharpe blanche.
«Après que les estoiles se furent obscurcies pour plus
grande splendeur du soleil et aussi des armes reluisantes
des soldats, qui s'apprestaient pour aller à l'assaut; lui,
après avoir ordonné de son assaut, estant vestu tout de
blanc, pour se faire mieux recognoistre et apparoistre (ce
qui n'estoit pas signe d'un couard), les armes à la main,
marche le premier, et proche de la muraille, ayant monté
deux eschelons de son eschelle, ainsi qu'il l'avoit dit le
soir. Aussi, il lui advint que l'envieuse fortune, ou, pour
mieux dire, traîtresse, fit qu'une arquebusade lui donna
droit au costé gauche, et le blessa mortellement.»
(Brantôme, idem.)
Il ne faut pas que les soldats voient cela.
«Et encores que ceste arquebusade lui ostast l'estre et la
vie, toutes fois d'un seul point elle ne lui sceut oster sa
magnanimité et vigueur, tant que son corps eut du sentiment.
Ainsi qu'il le monstra bien par sa propre bouche:
car estant tombé du coup, il dit à aucuns de ses plus fidèles
amis qui estoient tout auprès de lui..... qu'ils le couvrissent
d'un manteau et l'ostassent de là, afin que sa mort ne
fût occasion aux autres de laisser l'entreprise si bien commencée.
Et ainsi qu'il tenoit ces paroles avec un brave
cœur, comme s'il n'eust eu aucun mal, il donna fin, comme
mortel, à ses derniers jours.»
(Brantôme, idem.)
Pour Bayard.
L'intention de César, en prononçant dans un pareil moment
le nom de Bayard, est d'une cruauté tout-à-fait diabolique.
«Le capitaine Bayard, atteint d'une arquebusade, se feit coucher
au pied d'un arbre, le visage vers l'ennemi: où le duc
de Bourbon, lequel estoit à la poursuite de nostre camp, le
vint trouver, et dit audit Bayard: qu'il avoit grand pitié de
lui, le voyant en cet estat, pour avoir esté si vertueux chevalier.
Le capitaine Bayard lui fit réponse: Monsieur, il n'y
a point de pitié en moy, car je meurs en homme de bien;
mais j'ai pitié de vous, de vous voir servir contre vostre prince,
et vostre patrie, et vostre serment. Et peu après, ledit Bayard
rendit l'esprit.»
(Mémoires de Martin Dubellay.)
FIN DES NOTES.
CIEL ET TERRE.
MYSTÈRE
FONDÉ SUR LE PASSAGE SUIVANT DE LA GENÈSE (Chap. VI):
«Et il advint... que les fils de Dieu virent les filles des hommes qui étaient belles; et ils en choisirent parmi elles qu'ils prirent pour femmes.»
«Et la femme pleurant le démon qu'elle aimait.» (Coleridge.)
PERSONNAGES DU DRAME.
ANGES.
SAMIASA.
AZAZIEL.
RAPHAEL, l'archange.
HOMMES.
NOÉ et ses fils.
IRAD.
FEMMES.
ANAH.
AHOLIBAMAH.
Chœur des Esprits de la terre.
Chœur des Mortels.
CIEL ET TERRE.
PREMIÈRE PARTIE.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Région de forêts et de montagnes, près du mont Ararat. Il est minuit.)
Entrent ANAH et AHOLIBAMAH.
ANAH.
Notre père dort: il est l'heure où ceux qui nous aiment ont coutume de descendre à travers les épais nuages qui couvrent les rochers de l'Ararat:--comme mon cœur bat!
AHOLIBAMAH.
Procédons à notre invocation.
ANAH.
Mais les étoiles sont cachées. Je tremble.
AHOLIBAMAH.
Et moi aussi; mais c'est de crainte qu'ils ne tardent.
ANAH.
Ma sœur, quoique j'aime Azaziel beaucoup plus que.--oh! c'en est trop.--Qu'allais-je dire? Mon cœur deviendrait-il impie?
AHOLIBAMAH.
Quelle impiété d'aimer des natures célestes.
ANAH.
Pourtant, Aholibamah, j'aime moins notre Dieu depuis que son ange m'a aimée, et cela peut ne pas être bien. A la vérité j'ignore si je fais mal; mais je sens en moi mille craintes qui me semblent d'un mauvais augure.
AHOLIBAMAH.
S'il en est ainsi, unis-toi à un fils de la terre; travaille et file le lin. Voilà Japhet qui t'aime; qui t'a aimée depuis long-tems; marie-toi avec lui, et engendre l'argile.
ANAH.
Azaziel eût-il été mortel, je ne l'aurais pas moins aimé. Encore suis-je contente qu'il ne le soit pas. Je ne pourrais lui survivre; la mort me paraît moins terrible, lorsque je songe qu'un jour ses ailes immortelles s'étendront sur la sépulture de la pauvre fille de la terre, qui l'a adoré comme lui-même adore le Très-Haut; mais en même tems j'ai compassion de lui. Son chagrin sera éternel; au moins telle serait ma douleur, si j'étais le séraphin, et qu'il fût la créature périssable.
AHOLIBAMAH.
Dis donc qu'il choisira quelqu'autre fille de la terre qu'il aimera comme il avait autrefois chéri son Anah.
ANAH.
S'il devait en être ainsi, et qu'il fût tendrement aimé, j'y consens, plutôt que de le savoir condamné à pleurer sur moi.
AHOLIBAMAH.
Et moi, si je croyais Samiasa capable de jamais oublier son amour, tout séraphin qu'il est, je le mépriserais, et le repousserais. Mais, à notre invocation, l'heure est venue.
ANAH.
Séraphin, de ta sphère, entends-moi! Quelle que soit l'étoile qui contienne ta gloire; soit que, dans les éternelles profondeurs du ciel, tu veilles avec les sept archanges, soit qu'à travers l'espace infini et diaphane tu secoues tes ailes brillantes au milieu des mondes emportés; entends-moi! Oh! pense à celle qui t'adore, et quoiqu'elle ne soit rien au regard de toi, n'oublie pas que tu es tout pour elle. Tu ne sais pas,--et puissé-je être seule à le savoir,--combien les larmes sont amères. L'éternité est dans ta vie; la beauté, sans commencement ni fin, brille dans tes regards; rien ne te peut faire sympathiser avec moi,--rien que l'amour; mais aussi, dis-moi, vis-tu jamais pleurer sous les cieux créature plus aimante que ton Anah? Tu marches à travers des milliers de mondes; tu contemples face à face celui qui t'a fait grand; comme il m'a faite, moi, de la plus chétive race d'entre ceux qu'il a chassés des jardins d'Éden. Et pourtant, séraphin chéri! ah! écoute-moi, car tu m'as aimée, et je ne voudrais pas apprendre avant de mourir ce qui ne doit m'être révélé qu'après ma mort; que toi, immortelle essence, tu as oublié, dans ton éternité, celle dont le cœur t'est demeuré attaché en dépit de la mort.
Grand est l'amour de ceux qui aiment dans la crainte et dans le péché, et je sens mon cœur agité, déchiré par ces indignes sentimens. Séraphin, pardonne de semblables pensées à une fille d'Adam. La peine, tel est notre élément; le plaisir est un Éden où notre vue ne peut atteindre, bien que parfois nous rêvions sa présence embaumée:--mais l'heure approche, qui me dit que nous ne sommes pas entièrement délaissées ici bas.--Parais, parais, séraphin! Mon Azaziel, accours ici, et abandonne tes planètes à leur propre lumière.
AHOLIBAMAH.
Samiasa! en quelque lieu que tu commandes dans les sphères célestes,--guerroyant les esprits qui peuvent oser disputer l'empire de celui qui fit tous les empires, ou suivant la trace de l'étoile dont les écarts touchent le bord de l'abîme, tandis que ses habitans, entraînés dans la perte de leur monde, vont ainsi partager la triste destinée de l'espèce humaine; soit enfin que, t'abaissant jusqu'aux plus humbles séraphins, tu daignes en ce moment partager leur hymne de reconnaissance; Samiasa! je t'appelle, je te désire et je t'aime. Plusieurs te vénèrent, je ne les imiterai pas. Si tu peux songer à unir ton esprit supérieur avec le mien, descends, viens ici partager mon sort. Je le sais, je suis un enfant d'argile, et tu es formé de rayons plus brillans que ceux du jour qui nuançait les eaux de l'Éden; mais ton immortalité ne sera jamais embrasée d'un amour plus brûlant que le mien. Il est en moi une trace de lumière qui, malgré la contrainte que lui oppose mon corps, fut allumée au même flambeau que la tienne et celle de Dieu lui-même. Long-tems elle peut rester cachée: la mort et la corruption nous ont été léguées par notre mère Ève; mais mon cœur les désire; et, bien que cette vie doive passer, est-ce un motif pour toi et pour moi de ne pas être unis? Tu es éternel,--et je le sens, moi aussi; je sens que mon immortalité plane sur toutes peines, toutes larmes, toutes craintes, sur tous les tems enfin. Semblable aux éternels tonnerres de l'abîme, elle fait retentir cette vérité dans mes oreilles: Tu vivras à jamais. Vivrai-je heureuse? c'est ce que j'ignore et ne veux pas savoir; que le secret en reste au créateur tout-puissant qui cache dans les nuages la source des biens et des maux. Mais, quoi qu'il fasse, il ne pourra détruire ni toi ni moi; il pourra nous changer, mais non nous exterminer. Nous sommes éternels comme lui, et nous pourrions soutenir contre lui la guerre, s'il songeait à nous la déclarer. Oui, je puis avec toi tout souffrir, même l'immortelle souffrance. Pourrais-je, en effet, reculer devant ton éternité, quand tu n'as pas craint de partager avec moi la vie? Non, quand le dard du serpent viendrait me percer, quand tu serais toi-même le serpent, viens cependant encore! je sourirai à ta vue, et je ne te maudirai pas, je ne saurai que te prodiguer mes brûlantes étreintes;--seulement, descends, viens voir quel amour ressent une mortelle pour un immortel, ou bien reste, hélas! si les cieux t'offrent plus de délices que tu n'en peux donner et recevoir.
ANAH.
Ma sœur, ma sœur, je découvre la trace brillante de leurs ailes à travers la nuit.
AHOLIBAMAH.
A leur approche, les nuages se dissipent comme à l'approche de l'aube du jour.
ANAH.
Mais si notre père les entrevoyait!
AHOLIBAMAH.
Il croirait que c'est la lune qui, à la voix de quelques magiciens, se lève une heure trop tôt.
ANAH.
Ils viennent! il vient! Azariel!
AHOLIBAMAH.
Quel bonheur de les revoir! Oh! que mon esprit n'a-t-il des ailes pour me transporter aussitôt dans le sein de Samiasa!
ANAH.
Vois! ils ont illuminé tout le couchant comme le soleil à son déclin:--vois sur le sommet le plus élevé d'Ararat un arc d'opale, souvenir de leur brillante traversée. Quel éclat en ce moment! puis le voilà rentré dans la nuit; semblable à l'écume étincelante que fait jaillir le Léviathan de ses immenses et caverneuses entrailles, quand, après avoir joué sur la surface des flots tranquilles, il s'agite en se replongeant au lieu où reposent les sources de l'Océan.
AHOLIBAMAH.
Ils ont touché la terre! Samiasa!
ANAH.
Mon Azaziel! (Elles sortent.)
SCÈNE II.
IRAD et JAPHET.
IRAD.
Ne te désole pas; pourquoi t'éloigner ainsi, ajoutant ton silence à celui de la nuit, et fixant tes regards humides de larmes vers les astres? Ils ne viendront pas à ton aide.
JAPHET.
Mais ils calment mes soucis.--Peut-être maintenant Anah les contemple comme moi. Il semble qu'un être doué de beauté a plus de charmes encore en contemplant la beauté éternelle des êtres qui ne meurent pas. Oh! Anah!
IRAD.
Mais elle ne t'aime pas.
JAPHET.
Hélas!
IRAD.
L'orgueilleuse Aholibamah me méprise également.
JAPHET.
Je m'afflige aussi pour toi.
IRAD.
Qu'elle garde son orgueil, le mien me rend capable de supporter ses dédains; le tems peut-être m'en vengera.
JAPHET.
Peux-tu trouver quelque plaisir dans une telle pensée?
IRAD.
Ni plaisir, ni douleur. Je l'ai beaucoup aimée; j'aurais voulu l'aimer davantage, si ses vœux avaient été conformes aux miens: telle qu'elle est, je l'abandonne à de plus brillantes destinées, s'il s'en pressente pour elle.
JAPHET.
Quelles destinées?
IRAD.
J'ai quelque sujet de croire qu'elle en aime un autre.
JAPHET.
Anah!
IRAD.
Non; sa sœur.
JAPHET.
Et quel est cet autre?
IRAD.
Je l'ignore; mais son air, sinon ses paroles, me dit qu'elle en aime un autre.
JAPHET.
Oui, mais non pas Anah: elle n'aime que son Dieu.
IRAD.
Et qu'importe qui elle aime, si ce n'est pas toi?
JAPHET.
Sans doute, mais enfin je l'aime.
IRAD.
Et moi, je l'aimais.
JAPHET.
Et maintenant que tu ne l'aimes pas, ou du moins que tu le crois, en es-tu plus heureux?
IRAD.
Oui.
JAPHET.
Je te plains.
IRAD.
Moi! pourquoi?
JAPHET.
D'être heureux, privé de ce qui fait mon malheur.
IRAD.
Je prends cette raillerie comme la suite de ton égarement, et je ne voudrais pas partager tes sentimens pour plus de sicles que ne péseraient les troupeaux de notre père mis dans la balance contre cette poussière jaune, vil métal que nous offrent les enfans de Caïn; comme si cette matière, pâle et inutile rebut de la terre, pouvait être reçue en échange de lait, de laine, de viande et de fruits, en un mot, de tout ce que nous procurent nos troupeaux et nos terres.--Va, Japhet, va soupirer vers les étoiles, comme les loups grondent après la lune.--Moi, je vais reposer.
JAPHET.
Je t'imiterais, s'il était en mon pouvoir.
IRAD.
Ainsi, tu ne reviens pas à nos tentes?
JAPHET.
Non, je vais à la caverne; on dit que le fond de sa gueule touche au monde souterrain, et permet aux esprits du centre de la terre de venir quelques fois parcourir sa surface.
IRAD.
Et pourquoi? qu'y prétends-tu faire?
JAPHET.
Calmer ma profonde tristesse dans une obscurité aussi triste qu'elle: c'est une retraite sans espérance; elle est comme mon cœur.
IRAD.
Mais ce lieu est dangereux; des sons et des soupirs étranges l'enveloppent de terreur. Je veux aller avec toi.
JAPHET.
Non, Irad, crois-moi, je n'ai pas de mauvaises pensées, et je ne crains pas le mal.
IRAD.
Mais le mal s'attachera d'autant plus à toi que tu lui ressembleras moins. Tourne ailleurs tes pas, ou permets-moi de te suivre.
JAPHET.
Non, non, je veux être seul.
IRAD.
Que la paix soit donc avec toi. (Irad sort.)
JAPHET, seul.
La paix! je l'ai cherchée où l'on pouvait la trouver, dans l'amour,--et dans l'amour d'un être qui, peut-être, le méritait; à sa place, j'ai trouvé une peine de cœur, une faiblesse d'esprit, des jours inquiets, des nuits fermées impitoyablement au sommeil. La paix! et quelle paix? le calme du désespoir, le repos de la forêt non frayée, seulement interrompu par les éclats de la tempête à travers les branches brisées; telle est l'image triste et accablante de mon ame. La terre est devenue pervertie, plusieurs signes ont proclamé hautement une révolution, et le jugement rigoureux de la nature périssable. Oh! mon Anah! quand l'heure terrible qui est annoncée entr'ouvrira les sources de l'abîme, ne viendras-tu pas te réfugier sur ce sein; ce sein qui palpite en vain pour toi, et qui, dans ce moment, pourra moins encore te secourir? Et le tien!--oh ciel! grâce, du moins, pour elle! Au milieu d'êtres déchus, elle est aussi pure qu'une étoile entourée de nuages qui peuvent bien un instant obscurcir son éclat, mais ne peuvent le détruire. Mon Anah! combien je t'aurais adorée; mais tu ne l'as pas voulu. Encore aujourd'hui, je voudrais te racheter, te voir survivre à la terre, quand l'Océan sera devenu son tombeau; quand, bravant les rochers et les sommets des montagnes, le Léviathan, maître des mers sans rivages et de l'humide univers, étendra partout son empire. (Japhet sort.)
Entrent NOÉ et SEM.
NOÉ.
Où est ton frère Japhet?
SEM.
Il s'est éloigné, suivant son habitude, pour rejoindre, dit-il, Irad; mais plutôt, je le crains, pour diriger ses pas vers les tentes d'Anah, autour desquelles il erre chaque nuit, comme la colombe autour de son nid dérobé; ou bien il parcourt les déserts voisins de la caverne creusée sous les sommets de l'Ararat.
NOÉ.
Dans quelle intention? C'est un lieu maudit sur une terre maudite elle-même; des êtres, plus méchans même que les hommes pervers, l'habitent; il aime donc encore cette fille d'une race fatale, bien qu'il ne puisse espérer de l'épouser, s'il en était aimé, bien qu'il ne le soit pas. Oh! misérable cœur des hommes! faut-il qu'un de mes fils, connaissant les crimes et le châtiment de notre siècle, sachant que l'heure est proche, puisse ainsi se laisser entraîner à de coupables vœux? Conduis-moi, il faut aller à sa recherche.
SEM.
Ne y a pas plus loin, mon père: je trouverai Japhet.
NOÉ.
Ne crains rien pour moi; pour l'élu de Jéhovah le mal est sans pouvoir:--avançons.
SEM.
Vers la tente du père des deux sœurs?
NOÉ.
Non, vers la caverne du Caucase.
(Noé et Sem sortent.)
SCÈNE III.
(Une caverne. Les montagnes et les rochers du Caucase.)
JAPHET, seul.
Déserts, qui paraissez éternels; toi, caverne, qui sembles te prolonger sans fin; et vous, montagnes, d'une beauté si diverse et si terrible; oui, dans la sauvage majesté de vos rochers, dans le mélange de ces pierres et de ces profondes racines d'arbres aux lieux escarpés où le pied de l'homme chancellerait s'il pouvait jamais y atteindre; oui, vous paraissez éternels. Cependant encore quelques jours, peut-être quelques heures, vous serez changés, battus, bouleversés par l'immensité des eaux; cette caverne, qui semble la porte d'un monde inférieur verra la vague furieuse pénétrer dans ses profondeurs et les dauphins se jouer dans la retraite du lion. Et les hommes,--les hommes mes semblables, oh! qui pleurera avec moi sur leur universel tombeau? qui sera conservé pour pleurer? Hélas! mes frères, en quoi suis-je meilleur que vous pour mériter de vivre après vous? où seront les aimables lieux où je songeais à Anah avant d'avoir perdu l'espérance? où seront les lieux les plus sauvages et cependant également aimés, où je pleurais en pensant à elle? En est-ce donc fait? cet orgueilleux pic dont le sommet brille comme une étoile lointaine, serat-il caché sous le bouillonnement des flots? plus de soleil: plus de matin s'élançant en triomphe et de son arc terrible dissipant les nuages en vapeurs flottantes: plus de large globe inclinant le soir sa tête radieuse et se perdant dans un cercle de mille couleurs. Le monde ne sera plus le phare qui éclairait les anges et servait de théâtre à leurs jeux comme étant le plus rapproché des étoiles. Faut-il donc que ces mots: C'en est fait! s'adressent à toi, à tous les êtres, à l'exception de nous et des êtres rampans que mon père a réservés d'après les ordres de Jéhovah? Il peut les sauver, et moi je n'ai pas le pouvoir de ravir la plus charmante des filles de la terre au jugement qu'un serpent lui-même évitera, afin que son espèce ne soit pas exterminée; il continuera à ramper et lancer son aiguillon dans le monde qui va sortir de la vase des flots, sépulcre de myriades de créatures encore vivantes aujourd'hui! Oh! combien de respirations tout d'un coup étouffées! tout ce monde si beau et si jeune, ainsi marqué pour la destruction! Cependant mon cœur, jour par jour et nuit par nuit, calcule tes journées et tes nuits comptées. Je ne puis te sauver, je ne puis même sauver celle dont l'amour te rend plus cher à mes yeux; mais comme un fragment de ta poussière, je ne puis songer au sort qui te menace sans m'en affliger au point--Oh Dieu! peux-tu donc--
(Un moment de pause. On entend dans la caverne un bruit soudain
et des éclats de rire. Ensuite passe un Esprit.)
JAPHET.
Au nom du Très-Haut, qui es-tu?
ESPRIT, riant.
Ah! ah! ah!
JAPHET.
Par tout ce qu'il y a de plus saint sur la terre, parle!
ESPRIT, riant.
Ah! ah!
JAPHET.
Par le déluge qui approche! par la terre qui va s'engloutir dans l'Océan! par les abîmes qui vont ouvrir toutes leurs fontaines! par le ciel qui convertira ses nuages en mer et par le Tout-Puissant qui crée et détruit! parle, et réponds-moi, effroyable habitant des ombres, être inconnu, indistinct et terrible. Pourquoi jettes-tu ces hideux éclats de rire?
ESPRIT.
Pourquoi pleures-tu?
JAPHET.
Pour la terre et tous ses enfans.
ESPRIT.
Ah! ah! ah! (Il s'évanouit.)
JAPHET.
Comme le démon se réjouit des tortures d'un monde et de la prochaine désolation d'un globe sur lequel le soleil va cesser de répandre et d'alimenter la vie! Toute la terre sommeille, et tous ceux qui respirent sur elle sont assoupis à la veille de la mort. Pourquoi veilleraient-ils en effet pour se trouver en face d'elle? Mais qui vois-je là, regardant comme la mort vivante et prononçant des paroles faites pour accompagner les funérailles du monde? Ils viennent comme des nuages.
(Divers Esprits passent devant la caverne.)
ESPRITS.
Allégresse! la race abhorrée qui ne put, dans Éden, conserver sa haute place, et qui se laissa prendre à la voix de la science sans en avoir la mission, approche de l'heure de la mort. Ni retard, ni exception; elle ne périra pas par l'épée, par désespoir, par vieillesse, par déchirement de cœur, par l'action nivelante du tems. Écoutez! Voici sa dernière matinée. La terre sera tout océan! Nul souffle, hors celui des vents sur la vague immense. Les anges déploieront leurs ailes; ils ne trouveront plus de lieu de repos, pas même un roc dont la pointe surmonte la tombe liquide, pour désigner la place où le dernier désespéré sera mort après avoir long-tems espéré le reflux qui ne sera pas venu. Tout sera net, détruit; un autre élément sera le maître de la vie, les fils abhorrés de la boue seront exterminés, et la terre ne gardera de ces mille couleurs qu'un azur sans contraste; nulle de ces nombreuses montagnes, ou de ces vastes plaines, ne conservera sa forme; le cèdre et le pin abandonneront leur séjour; tout sera englouti dans la source universelle: hommes, terre et feu, tout mourra, et l'œil éternel contemplera la mer et le firmament sans y retrouver un souvenir de vie. Qui pourrait, sur l'écume, exiger maintenant une demeure?
JAPHET, s'avançant.
Ce sera mon père! La race de la terre n'expirera pas: seulement le crime disparaîtra de la face du jour. Fuyez, insultans démons de l'abîme, vous dont la joie hideuse gronde lorsque Dieu détruit ce que vous-mêmes n'oseriez détruire. Hâtez-vous de fuir, rentrez dans vos cavernes profondes, jusqu'à ce que les vagues vous poursuivent dans vos derniers asiles, et fassent ressortir votre maudite race pour la rouler sur l'aile des vents dans l'immensité de l'infini.
ESPRITS.
Fils de l'élu, quand toi et les tiens auront bravé le vaste et furieux élément; quand la grande barrière de l'abîme sera refermée, seras-tu, toi et les tiens, meilleurs ou plus heureux?--Non; votre terre et votre race nouvelles seront encore un assemblage de malheurs.--Moins beaux dans leurs formes, moins surchargés d'années que les géans qui font encore en ce moment la gloire du monde, fils du ciel, nés de quelque mère mortelle, vous n'aurez hérité que des pleurs du tems passé. Et ne rougis-tu pas de leur survivre ainsi; de manger, de boire et de te marier après eux? Ton cœur est-il assez bas, assez avili pour pouvoir entendre nommer cette immense destruction sans avoir assez de chagrin ou plutôt de courage pour préférer devenir la proie des vagues, à la honte d'accepter un asile auprès de ton heureux père, et de bâtir une ville sur le sépulcre de la terre inondée? Quel autre qu'un être bas et inepte, voudrait survivre à son espèce? La mienne déteste la tienne comme étant dans l'univers d'un autre ordre; mais, parmi nous, il n'est pas un seul qui n'eût laissé dans les cieux un trône vide pour aller demeurer dans les ténèbres plutôt que de voir ses compagnons souffrir seuls. Va-t'en, malheureux! va donner une existence comme la tienne à d'autres malheureux; vis, et quand les flots destructeurs mugiront sur leur ouvrage, toi, porte envie aux patriarches géans qui ne seront plus, maudis ton père pour leur avoir survécu, et toi-même pour être son fils!
CHOEUR DES ESPRITS, s'élançant de la caverne.
Allégresse! plus de voix humaine qui vienne interrompre par ses prières nos jeux dans les airs; c'en est fait, ils n'adoreront plus; et nous qui jamais n'avons adoré le Seigneur avide de prières, pour qui l'omission d'un sacrifice est un crime; nous, nous verrons les sources de l'abîme s'entr'ouvrir jusqu'à ce que tout soit rendu au chaos; jusqu'à ce que ces créatures fières de leur misérable argile soient toutes exterminées et que leurs os blanchis soient dispersés dans les cavernes, dans les trous, dans les gorges des montagnes, partout enfin où l'océan les aura déposées. Alors, dans leur désespoir, les brutes elles-mêmes cesseront de poursuivre les hommes et ceux de leur espèce, le tigre restera couché près de l'agneau comme auprès de son frère; tout redeviendra ce qu'il était jadis, silencieux et incréé, excepté le firmament. Cependant la mort accorde une légère trêve! elle épargnera un faible débris de l'ancienne création et elle lui permettra d'engendrer, mais pour son usage, des générations nouvelles; ce débris flottant sur les ondes du déluge, et jaillissant de la vase de la terre ensevelie, dès que le soleil ardent l'aura soulevé; ce débris fournira encore au tems de nouveaux êtres, des armées, des morts, des chagrins, des crimes et tout l'entourage de la haine et du malheur jusqu'à--
JAPHET, les interrompant.
Jusqu'à ce que l'éternelle volonté daigne expliquer ce songe de bonheur et d'angoisse, racheter lui-même les tems et toute chose, les couvrir de ses puissantes ailes, abolir l'enfer, enfin rendre à la terre purifiée la beauté de ses premiers jours et transporter son Éden dans un paradis éternel où l'homme ne sera plus exposé à pécher, où les démons eux-mêmes contribueront à son bonheur.
ESPRITS.
Et quand verra-t-on ces charmantes merveilles?
JAPHET.
Quand sera venu le rédempteur; d'abord sous le manteau de la peine, ensuite dans une auréole de gloire.
ESPRITS.
Débattez-vous cependant sous le poids de vos chaînes mortelles jusqu'au tems de la veillesse de la terre; combattez contre vous-même, contre l'enfer et contre les cieux, jusqu'à ce que les nuages soient colorés des flots de sang versés dans chacun de ces combats. D'autres tems, d'autres cieux, d'autres arts, d'autres hommes; mais encore les vieux pleurs, les vieux crimes, les maux plus vieux encore, se partageront votre race renouvelée; les mêmes tempêtes morales menaceront les âges futurs, semblables aux vagues qui dans quelques heures formeront les tombeaux des glorieux géans loc25.
Note loc25: (retour) «Et dans ce tems-là, et après, il y avait des géans, des hommes forts, qui jadis étaient renommés.» (Genèse.)
CHOEUR DES ESPRITS.
Allégresse! mes frères; mortels, adieu! Écoutons! écoutons! Déjà nous pouvons entendre la voix rauque de l'océan gonflé; les vents aussi déployent leurs pénétrantes ailes. Les nuages ont déjà réuni leurs immenses réservoirs; les fontaines du vaste abîme vont se rompre, les cieux vont ouvrir leurs fenêtres. Le genre humain regarde, sans rien prévoir, chaque terrible présage; il est aveugle comme à son premier jour. Nous saisissons les sons qu'ils ne peuvent entendre, les tonnerres lointains des sphères ennemies; encore quelques heures, les délais seront passés; leurs larges bannières découvertes dans l'étendue ne semblent pas encore déployées, si ce n'est pour l'œil pénétrant des esprits. Gémis, ô terre! gémis, ta mort est moins éloignée que ta naissance fraîche encore! Tremblez, montagnes! bientôt l'océan va vous cacher et vous ensevelir; les flots mugiront sur vos cimes, et les légères coquilles des plus chétifs habitans de la mer viendront s'arrêter dans l'aire où l'aigle a fait sa demeure. Comme il va pousser des cris contre la mer implacable! comme il va rappeler inutilement ses aiglons; mais tout sera sourd, sauf l'onde toujours croissante.--L'homme, de son côté, désirera posséder ses larges ailes qui ne le sauveraient cependant pas:--où pourraient-elles le conduire, quand tout ne lui offrira plus que l'abîme pour tombeau? Allégresse, mes frères! et que chacune de nos voix surhumaines se fasse bruyamment entendre.--Tout va mourir, sauf un faible reste de la race de Seth;--la race de Seth réservée pour de futurs chagrins. Mais nul des enfans de Caïn ne doit survivre: toutes ses charmantes filles seront plongées sous les désolantes eaux, ou bien leur corps, soulevé par leurs longues chevelures, flottera sur les vagues tombées des cieux, qui dans leur cruauté ne sauveront pas des créatures, même si belles de la mort: C'en est fait, tout mourra! au cri universel de l'humanité succédera l'universel silence! Fuyons, mes frères, fuyons, mais conservons notre allégresse. Nous sommes tombés! ils tomberont; ainsi périssent tous ces misérables ennemis du ciel qui se riaient de l'enfer!
(Les Esprits disparaissent; on entend encore leurs chants dans le lointain.)
JAPHET, seul.
Dieu a proclamé l'arrêt de la terre, l'arche de salut de mon père l'avait annoncé; les démons eux-mêmes s'en réjouissent hors de leurs retraites: et les rouleaux d'Énoc loc26 l'ont prophétisé tacitement, et leur silence en a dit plus à l'esprit que la foudre aux oreilles. Cependant les hommes ne l'ont point écouté; ils n'écoutent pas encore; ils marchent, sans le savoir, à leur perte; et quoiqu'ils en approchent de si près, leur incrédulité les rend aussi sourds à tant de présages que le sera bientôt à leurs derniers cris le Tout-Puissant, ou l'océan soumis qui va exécuter ses ordres. Nul météore ne déploie encore sa bannière dans les cieux; les nuages ne sont pas nombreux, leur teinte n'a rien d'extraordinaire; le soleil se lève pour la dernière fois sur la terre aussi beau que le quatrième jour de la création, quand Dieu lui dit: éclaire! et qu'il s'élança dans l'aube qui n'éclaira pas encore le père incréé du genre humain. Mais avant les prières de l'homme s'élevèrent les ravissantes voix des oiseaux qui, dans les plaines de l'air, ont des ailes comme les anges, et, comme ces derniers, chaque jour saluent les cieux de leurs actions de grâce, avant les enfans d'Adam! Leurs concerts du matin vont commencer; l'orient s'embrase; ils vont chanter, et le jour va cesser. Si près de paraître, si près de sa fin cruelle! C'en est fait! leurs ailes ne les soutiendront plus; et le jour, après le retour de quelque riante matinée, le jour reviendra, mais sur quoi? sur le chaos, qui était avant le jour, et qui, en reparaissant, rendra le tems au néant! Car que sont les heures, quand il n'est plus de vie? elles sont à la matière ce qu'est à Jéhova l'éternité qu'il créa comme elles; sans Jéhova, l'éternité serait un vide immense: sans l'homme, le tems fait pour l'homme ne lui survivrait pas, il s'engloutirait dans un abîme sans fond, comme celui qui va dévorer ce jeune monde, et qui plus tard détruira la race humaine entière.--Que vois-je de ce côté? Des figures en même tems terrestres et divines, ou plutôt toutes célestes, tant elles sont ravissantes de beauté! Je ne puis distinguer leurs traits, mais seulement leurs formes; avec quelle grâce elles passent sur la cime de cette verte montagne, dont elles semblent dissiper l'obscurité! Après la vue de ces esprits repoussans, qui tout-à-l'heure exhalaient l'hymne impie du triomphe infernal, oh! qu'elles soient aussi bien venues que des habitans d'Éden! Peut-être s'approchent-elles pour m'annoncer que notre jeune monde est pardonné, lui pour qui j'ai tant de fois prié.--Elles viennent! Oh ciel! Anah est avec elles.--
Note loc26: (retour) Le livre d'Énoc, conservé par les Éthiopiens, passe chez eux pour être antérieur au déluge.
(Entrent Samiasa, Azaziel, Anah et Aholibamah.)
ANAH.
Japhet!
SAMIASA.
Quoi! un fils d'Adam!
AZAZIEL.
Que fait ici l'enfant de la terre, tandis que toute sa race est plongée dans le sommeil?
JAPHET.
Ange! toi-même que fais-tu sur la terre, quand tu devrais être là-haut?
AZAZIEL.
Ne sais-tu pas, ou aurais-tu oublié qu'au nombre de nos devoirs est celui de garder votre terre?
JAPHET.
Mais tous les bons anges l'ont abandonnée depuis sa condamnation; l'esprit du mal lui-même se retire à l'approche du chaos. Anah, ma chère Anah! toi que j'ai tant et si vainement aimée, et que j'aime encore! pourquoi, restes-tu avec cet esprit, à cette heure où nul esprit du ciel ne brille plus en ce moment ici bas?
ANAH.
Japhet, je ne puis te répondre; cependant pardonne-moi, de grâce--
JAPHET.
Implore plutôt le ciel qui bientôt ne pardonnera plus. Tu es exposée à de grands dangers.
AHOLIBAMAH.
Retourne à ta tente, insolent fils de Noé, nous ne te connaissons pas.
JAPHET.
L'heure viendra peut-être où tu me connaîtras mieux, et où ta sœur me retrouvera encore le même que je fus toujours.
SAMIASA.
Fils du patriarche qui a toujours trouvé grâce devant le Seigneur, quels que soient tes chagrins, et bien que les paroles soient un mélange de douleur et de colère, comment Azaziel ou moi aurions-nous pu te faire injure?
JAPHET.
Injure! oui, et la plus grande des injures; mais tu dis vrai; bien qu'elle soit formée de chair; je n'ai pu, je n'ai pas dû la mériter. Adieu, Anah! combien de fois t'ai-je dit ce mot! mais je le dis enfin pour ne jamais le répéter. Ange! ou quel que tu sois ou doives être bientôt, réponds-moi: as-tu le pouvoir de sauver cette belle--ces belles filles de Caïn?
AZAZIEL.
De quoi?
JAPHET.
Quoi! pourriez.--vous aussi l'ignorer? Anges! anges! vous avez partagé le crime de l'homme; peut-être allez-vous partager son châtiment, ou pour le moins mes regrets.
SAMIASA.
Regrets! jusqu'alors je ne croyais pas qu'un Adamite pût jamais me parler en énigmes.
JAPHET.
Et le Très-Haut ne les a-t-il pas expliquées? Vous êtes donc perdus comme eux?
AHOLIBAMAH.
Eh bien! soit, s'ils aiment comme ils sont aimés, ils ne frémiront pas plus d'être mortels que je n'hésiterais à partager avec Samiasa une éternité de souffrances.
ANAH.
Ma sœur! ma sœur! ne parle pas ainsi.
AZAZIEL.
Mon Anah, serais-tu tremblante?
ANAH.
Oui, pour toi! je sacrifierais la plus grande partie de ma courte vie pour éviter à ton éternité une heure d'inquiétude.
JAPHET.
C'est donc pour lui, pour le séraphin, que tu m'as délaissé! encore n'est-ce rien si tu n'as pas en même tems délaissé ton Dieu! car de semblables unions entre une mortelle et un immortel ne peuvent être saintes ni heureuses. Nous sommes envoyés sur la terre pour travailler et mourir; eux, sont créés pour exécuter là-haut les volontés du Très-Haut: mais, s'il te peut sauver, l'heure va venir dans laquelle l'aide des seuls êtres célestes pourra le faire.
ANAH.
Oh! il parle de mort.
SAMIASA.
La mort pour nous et pour ceux qui sont avec nous! vraiment si cet homme ne semblait pas accablé de chagrins, je ne pourrais me défendre de sourire.
JAPHET.
Je ne crains ni ne m'afflige pour moi-même; je suis préservé, non par mes mérites, mais par ceux d'un père juste et qui a trouvé assez grâce devant le Seigneur pour obtenir le salut de ses enfans. Que n'a-t-il eu le pouvoir d'en racheter d'autres! ou que ne puis-je échanger ma vie pour celle qui seule pouvait rendre la mienne heureuse; pour la vie de la dernière et de la plus belle de la race de Caïn! Oh! que ne peut-elle trouver un asile dans l'arche réservée au reste de la race de Seth!
AHOLIBAMAH.
Et pourrais-tu donc penser que nous, sentant dans nos veines le généreux sang de Caïn, fils aîné d'Adam,--du fort Caïn engendré dans le paradis,--nous consentirions à nous joindre, à nous mêler aux enfans de Seth? Seth, le dernier rejeton de la vieillesse dégénérée d'Adam! Non, non, quand le salut de la terre en dépendrait, quand il serait menacé! Notre race a toujours été dès le commencement séparée de la tienne, elle le sera toujours.
JAPHET.
Je ne parle pas à toi, Aholibamah! tu reçus en partage trop de ce sang altier dont tu t'enorgueillis et que tu reçus de celui qui le premier ne craignit pas d'en répandre, et celui d'un frère, encore! Mais toi, mon Anah, permets-moi de t'appeler mienne, bien que tu ne le sois pas; c'est un mot auquel je ne puis renoncer, tout en renonçant à toi. Mon Anah! toi qui me faisais rêver qu'Abel avait pu laisser une fille dont la pieuse race survivait en toi, tant tu diffères en tout du reste des sauvages Caïnites, si ce n'est sous le rapport de la beauté; car toutes leurs filles ont sur les nôtres l'avantage des charmes.
AHOLIBAMAH, l'interrompant.
Et croirais-tu donc qu'elle ressemblât aux ennemis de notre père en esprit, en ame? Si je partageais cette pensée, si je songeais qu'il y eût en elle quelque chose d'Abel--Va-t'en, fils de Noé, bien que tu soulèves des querelles.
JAPHET.
Fille de Caïn, ton père avait fait de même!
AHOLIBAMAH.
Mais il ne tua pas Seth: et d'où vient que tu te permets d'intervenir en d'autres actions qui se passèrent entre son Dieu et lui?
JAPHET.
Tu dis vrai: son Dieu l'a jugé, et je n'eusse point rappelé son action, si toi-même ne semblais en tirer gloire au lieu d'en frémir.
AHOLIBAMAH.
Il fut le père de nos pères, le fils aîné de l'homme, le plus fort, le plus brave et le plus patient:--penses-tu que je doive rougir de celui qui nous donna la vie? Jette les yeux sur notre race; vois leur taille et leur beauté, leur courage, leurs forces, leurs jours nombreux!--
JAPHET.
Ils sont comptés.--
AHOLIBAMAH.
Ainsi soit-il! Mais cependant, tandis qu'il leur reste des heures, je mets ma gloire dans mes frères et dans nos pères.
JAPHET.
Mon père et sa race ne mettent leur gloire que dans leur Dieu; et toi Anah?
ANAH.
Quels que soient les décrets de notre Dieu; le Dieu de Seth comme de Caïn, je dois obéir, et je m'efforcerai d'obéir avec résignation. Mais si j'osais prier dans cette heure affreuse de vengeance (s'il est vrai qu'elle nous menace), je ne voudrais pas survivre seule à toute ma famille. Ma sœur! oh! ma sœur! que serait le monde ou les autres mondes? que serait l'avenir le plus enchanteur sans le bonheur passé?--ta tendresse, celle de mon père, toutes les vies et tous les liens qui m'enchaînent comme autant d'astres qui jettent sur ma triste existence les doux rayons qui ne viennent pas de moi? Aholibamah! oh! s'il y avait espoir de merci, demande-le, obtiens-le; car si j'abhorre la mort, c'est seulement parce que tu dois mourir.
AHOLIBAMAH.
Eh quoi! ce rêveur, avec l'arche de son père, épouvantail qu'il a construit pour faire peur au monde, aurait-il donc intimidé ma sœur? Ne sommes-nous pas les bien-aimées des séraphins? Et quand nous ne le serions pas, devrions-nous trembler pour notre vie devant un fils de Noé? Plutôt mille fois--mais ces rêves exaltés et désolans sont l'effet des fantômes créés par un amour sans espoir, et des veilles prolongées. Qui pourrait ébranler ces solides montagnes, cette terre dure? Qui pourrait ordonner aux eaux et aux nuages de revêtir d'autres formes que celles que nous et nos pères leur ont vu revêtir dans tous les tems? Dis, qui le fera?
JAPHET.
Celui qui d'un seul mot les produisit.
AHOLIBAMAH.
Ce mot, qui l'entendit?
JAPHET.
L'univers qui s'élança dans la vie devant ses yeux. Ah! tu oses rire dédaigneusement? Tourne-toi vers tes séraphins; s'ils ne l'attestent pas, ils n'en sont pas.
SAMIASA.
Aholibamah, reconnais ton Dieu.
AHOLIBAMAH.
J'ai toujours rendu hommage à notre Créateur, le tien, Samiasa, comme le mien, un dieu d'amour et non de peine.
JAPHET.
Hélas! l'amour est-il autre chose que la peine? Celui-là même qui fit la terre par amour eut bientôt à se repentir à la vue de ses premiers et de ses meilleurs habitans.
AHOLIBAMAH.
Ce sont là des mots.
JAPHET.
Ce sont des faits.
(Entrent Noé et Sem.)
NOÉ.
Japhet, que fais-tu ici avec ces fils de perdition? Ne crains-tu pas de partager leur prochaine destinée?
JAPHET.
Mon père, ce ne peut être un péché de chercher à sauver une créature terrestre; vois, d'ailleurs, ce ne sont pas des pécheurs, puisqu'ils ont la compagnie des anges.
NOÉ.
Est-ce donc là ceux qui laissent le trône de Dieu pour prendre leurs femmes parmi la race de Caïn? Serait-ce les fils du ciel qui recherchent pour leur beauté les filles de la terre?
AZAZIEL.
Patriarche, tu l'as dit.
NOÉ.
Malheur! malheur! malheur à de pareilles unions! Dieu n'a-t-il pas jeté une barrière entre la terre et le ciel, et distingué chacun espèce par espèce?
SAMIASA.
L'homme ne fut-il pas fait à l'image du puissant Jéhova? Et Dieu n'aimait-il pas ceux qu'il a créés? Nous ne faisons qu'imiter son amour pour les créatures.
NOÉ.
Je ne suis qu'un homme, incapable de juger le genre humain, encore moins les enfans de Dieu; mais notre Dieu ayant daigné communiquer avec moi, et me révéler ses jugemens, je réponds que la descente des séraphins de leurs siéges éternels sur un monde périssable, et qui même est en ce moment à la veille de périr, je réponds, dis-je, que cette descente ne peut être bonne.
AZAZIEL.
Comment! quand ce serait pour sauver?
NOÉ.
Mais, dans toute votre gloire, vous ne pouvez racheter ceux qu'a condamnés celui qui vous fit glorieux. Si votre mission immortelle était dans un but de salut, il serait général, et il ne serait pas restreint à deux créatures, belles il est vrai, mais dont la beauté n'en est pas moins condamnée.
JAPHET.
Oh! mon père, ne parlez pas de cela!
NOÉ.
Fils! si tu veux te soustraire à leur jugement, oublie qu'elles existent; bientôt elles auront cessé d'être; et toi, tu deviendras le père d'un nouvel et meilleur monde.
JAPHET.
Laisse-moi mourir avec celui-ci, avec elles!
NOÉ.
Tu le devrais pour une telle pensée; celui qui peut te pardonne.
SAMIASA.
Et pourquoi le sauver, lui et toi-même, plutôt que celle que lui, ton fils, préfère à toutes les deux?
NOÉ.
Demande-le à celui qui te fit plus grand que moi-même et les miens, mais également subordonné à sa toute-puissance. Mais voilà son plus aimable messager et le moins faible aux tentations.
(Entre l'archange Raphaël.)
RAPHAEL.
Esprits, dont la place est auprès du trône, que faites-vous ici? est-ce le devoir d'un séraphin de paraître en ces lieux, quand l'heure approche où la terre sera isolée? Retournez à votre place glorieuse! allez, allez dans le ciel adorer et offrir vos brûlans hommages, de concert avec les sept élus.
SAMIASA.
Raphaël! le premier et le plus beau des enfans de Dieu, depuis quand existe-t-il une loi pour les anges d'abandonner la terre? la terre, dont plusieurs fois les pas de Jéhova ne dédaignèrent pas le sol! C'est le monde qu'il aima, qu'il fit par un effet de son amour; et souvent de nos ailes rapides, nous sommes descendus ici remplir ses messages; adorant sa gloire dans ses moindres ouvrages, surtout protégeant le plus jeune astre de ses domaines et comme le dernier-né de ses vastes états, empressés de la rendre digne de notre Seigneur. Pourquoi la sévérité de ton front? et pourquoi nous parles-tu d'une destruction prochaine?
RAPHAEL.
Si Samiasa et Azaziel eussent été à leur véritable place; réunis au chœur angélique, ils auraient vu en caractères de feu le dernier décret de Jéhova, et ils ne chercheraient pas à connaître par moi le courroux de leur créateur. Mais il faut que l'ignorance soit toujours une partie du péché; et la science des esprits eux-mêmes s'obscurcit à mesure qu'ils se confient davantage en elle: car l'aveuglement est le fils aîné de l'outrecuidance. Quand tous les bons anges ont quitté le monde, vous y restez enchaînés par des passions étranges et avilies, par des sentimens mortels pour des filles mortelles; mais l'on vous a pardonné de là haut, vous êtes replacés parmi vos égaux. Fuyez! éloignez-vous! ou si vous demeurez, vous renoncez ainsi à l'éternité.
AZAZIEL.
Mais toi, si la terre est enveloppée dans le fatal décret qui nous était jusqu'à présent inconnu, n'es-tu pas comme nous coupable en paraissant en ces lieux?
RAPHAEL.
Je viens pour vous ramener dans vos sphères, au puissant nom et à la voix de Dieu! Vous qui m'êtes chers presqu'autant que celui qui m'envoie, jusqu'ici nous nous élancions ensemble des éternels espaces, retournons ensemble aujourd'hui vers les étoiles. Oui, la terre doit mourir. Sa race, replongée dans ses entrailles, doit se perdre; mais pourquoi faudrait-il que la terre ne pût être créée ou détruite sans creuser un grand vide dans les rangs immortels? immortels jusque dans leur trahison inouie. Satan, notre frère, est tombé; il aima mieux être dévoré de feu que de rendre plus long-tems son hommage. Mais vous qui êtes encore purs, séraphins moins puissans que cet autre, jadis si radieux, rappelez-vous comment il est tombé, et considérez si le plaisir de tenter l'homme peut compenser la perte des cieux. Long-tems j'ai guerroyé, long-tems je lutterai encore avec celui qui rougissait d'avoir été créé, et de reconnaître celui qui, près des chérubins, et tenant les archanges à sa droite, semblait comme le soleil au milieu de planètes de sa dépendance. Je l'aimais; il était beau. O ciel! sauf celui qui l'avait créé, quelle beauté et quelle puissance fut jamais comparable à celle de Satan? Oh! que ne puis-je oublier l'heure de sa chute! Ce vœu est impie; mais vous qui n'êtes pas encore déchus, soyez sur vos gardes. Vous allez choisir l'éternité avec lui ou bien avec Dieu. Il ne vous a pas tentés, il ne peut tenter les anges. Dieu les a ravis à son empire; mais l'homme a écouté sa voix, et vous celle de la femme.--Elle est belle, sans doute, et la voix du serpent est moins subtile que ses baisers; aussi le reptile ne peut-il vaincre que la matière, tandis qu'elle pourrait entraîner un second habitant des cieux à violer les lois célestes. Encore une fois, fuyez! Vous ne pouvez mourir, mais elles passeront rapidement, et les cieux les plus lointains retentiraient des regrets que vous donneriez au périssable argile dont l'ineffaçable souvenir survivrait au soleil qui leur donna le jour. Rappelez-vous votre essence, et combien elle diffère de la leur en tout, excepté dans la faculté de souffrir. Pourquoi viendriez-vous partager l'agonie dont il faut qu'ils héritent? Nés pour être flétris par les années, rongés de soucis, et ravis enfin par la mort, cette reine de l'espèce humaine, et quand même il leur serait permis de traîner leurs jours jusqu'à la vieillesse, quand la colère divine ne les abrégerait pas, ils n'en seraient pas moins encore la proie du péché et la conquête de la douleur.
AHOLIBAMAH.
Qu'ils s'éloignent! j'entends la voix qui nous crie que tout doit mourir plus tôt que ne moururent nos patriarches blanchis par les années; là-haut se prépare un océan, tandis qu'ici-bas l'abîme se soulèvera pour se réunir au déluge céleste. Peu seront épargnés sans doute, et la race de Caïn lèvera vers le Dieu d'Adam d'inutiles prières. Ma sœur! puisqu'il en est ainsi, puisque l'Éternel serait vainement imploré pour le pardon d'une seule heure d'aveuglement, il nous faut sacrifier même ce que nous adorions, il nous faut attendre la vague comme nous subirions le tranchant d'une épée, et, sinon avec sérénité, du moins sans faiblesse; pleurant, non pas sur nous, mais sur ceux qui nous survivront dans une enveloppe mortelle ou immortelle, et qui, une fois que les eaux fatales nous auront engouffrés, pleureront pour des myriades de créatures qui n'auront plus le pouvoir de pleurer. Fuyez, séraphins, vers vos éternels rivages, où les vents ne mugissent pas, où ne gronderont jamais les ondes. Notre sort est de mourir; le votre de vivre à jamais: mais lequel vaut mieux, d'une mort ou d'une vie éternelle? Celui qui toutes deux les donne le connaît seul: obéissez-lui comme nous obéirons. Je ne voudrais pas conserver la vie une heure au-delà de sa volonté; ni vous perdre une portion de ses faveurs au prix du pardon réservé à la race de Seth. Fuyez, et tandis que vos ailes vous reporteront vers les cieux, songe, Samiasa, que mon amour s'élève encore avec toi dans les airs, et si mes yeux se tournent en ce moment vers toi sans être obscurcis de larmes, c'est que la fiancée d'un ange dédaigne de pleurer.--Adieu! qu'il vienne maintenant, l'inexorable abîme.
ANAH.
Faut-il donc mourir? et faut-il renoncer à toi, Azaziel? O mon cœur! mon cœur! tes inspirations étaient justes, et cependant combien j'étais heureuse! le coup vient de me frapper comme si je ne l'avais pas prévu; mais éloignez-vous! pourquoi le faut-il, pourquoi ne pas vous retenir! non, fuyez, mes angoisses ne peuvent être de longue durée, les tiennes seraient éternelles si par ma faute le ciel venait à te repousser; déjà tu as montré trop de bonté pour une fille d'Adam! notre sort est de souffrir: la douleur et la disgrâce attendent comme nous les esprits qui n'ont pas dédaigné de nous aimer. Le premier qui nous donna la science fut précipité de son trône archangélique, dans je ne sais quel monde inconnu, et toi, Azaziel! non, tu ne souffriras pas pour moi. Fuis! ne pleure pas, tu ne le peux; mais combien tu dois souffrir de ne le pouvoir faire! Oublie celle que les furies de l'indomptable abîme n'accableront pas d'un si profond désespoir que ton absence; fuis! fuis! une fois parti, il sera bien moins difficile de mourir.
JAPHET.
Oh! ne parle pas ainsi! mon père, et toi, archange, toi! sans doute la miséricorde céleste se cache sous la sérénité de ton front pur et sévère: oh! ne les laisse pas en proie à cette mer sans rivage, sauve-les dans notre arche, ou permets-moi de ne pas leur survivre.
NOÉ.
Silence, enfant des passions, silence! garde-toi, sinon intérieurement, du moins dans tes paroles, de faire à Dieu la moindre injure. Vis quand il le veut, meurs lorsqu'il l'ordonne, mais de la mort des justes et non comme les enfans de Caïn. Mets un terme à ton chagrin, ou du moins pleure en silence et ne fatigue pas de tes plaintes égoïstes les oreilles courroucées du ciel. Voudrais-tu que Dieu commît pour toi une injustice? et telle serait l'altération de ses vues en faveur d'un seul mortel. Sois homme et supporte ce que la race d'Adam doit et peut supporter.
JAPHET.
Oui, mon père, mais quand ils ne seront plus, quand nous flotterons seuls sur l'azur des airs et que sous nos têtes l'abîme recouvrira notre chère contrée, nos amis et nos frères plus chers encore, qui tous seront ensevelis dans le gouffre immense, comment alors commander à nos pleurs et à nos sanglots? pourrons-nous trouver le calme dans le silence de la désolation? Ô Dieu! sois donc toi-même, grâce! quand il en est tems encore! ne renouvelle pas le châtiment d'Adam! Le genre humain était alors deux créatures, aujourd'hui il est plus nombreux que les vagues; et la terrible pluie qui nous menace ne fournirait pas une goutte à chacun de leurs tombeaux, si les tombeaux étaient permis aux enfans de Caïn.
NOÉ.
Silence! fils imprudent! tes paroles sont autant de crimes! Anges, pardonnez à la violence de son désespoir.
RAPHAEL.
Séraphins, la passion aveugle ces mortels: vous qui êtes ou deviez être purs et sans passion, revenez avec moi.
SAMIASA.
Cela est impossible: notre choix est fait, nous en subirons les effets.
RAPHAEL.
Vous avez dit?
AZAZIEL.
Il a parlé, et je dis amen!
RAPHAEL.
Encore! des cette heure donc, rayés comme vous l'êtes des phalanges célestes, disgraciés par votre Dieu! adieu.
JAPHET.
Hélas! où pourront-ils trouver un asile? Écoutez! écoutez! un bruit prolongé, plus prolongé encore, gronde en s'échappant des flancs de la montagne. Sur les sommets, pas un souffle de vent, et cependant chaque feuille est agitée, chaque fleur s'effeuille; la terre semble vouloir s'affaisser comme sous une charge pesante.
NOÉ.
Écoutez! écoutez! les oiseaux des mers crient, ils forment un nuage dans la pourpre du firmament, ils planent sur les montagnes où jamais auparavant aile blanche, habituée aux vagues, n'osa se reposer, même quand les flots furieux leur défendaient de se confier à eux. Bientôt ils deviendront leur seul rivage, et alors tout sera dit.
JAPHET.
Le soleil! le soleil! il se lève, mais son bienfaisant éclat a disparu; un cercle noir, environnant son disque enflammé, proclame que le dernier jour de la terre est arrivé. Les nuages rentrent dans les teintes de la nuit, si ce n'est au lieu où leurs pointes d'airain bigarrent la ligne d'où sortaient auparavant les riantes matinées.
NOÉ.
Et là, voyez cette traînée de lumière, avant-coureur du tonnerre! Il vient, retirons-nous, fuyons, laissons aux élémens leur criminelle proie; retournons au lieu où s'élève notre arche sainte, sauvegarde des débris de la terre.
JAPHET.
Arrête, mon père, laisseras-tu Anah en proie aux vagues destructives?
NOÉ.
Faut-il plutôt leur abandonner tout ce qui a vie? Partons.
JAPHET.
Non, pas moi!
NOÉ.
Meurs donc avec eux! Oses-tu bien regarder ce firmament prophétique et chercher à sauver ce que tout maintenant condamne? Veux-tu te mettre aux prises avec la juste colère de Jéhova?
JAPHET.
La colère et la justice ne peuvent partir des mêmes mains.
NOÉ.
Blasphémateur! tremble de murmurer dans un pareil moment.
RAPHAEL.
Patriarche, sois indulgent; éclaircis ton front courroucé. Malgré son égarement, ton fils ne périra pas; il ne s'abreuvera pas de l'écume salée des ondes furieuses. Il ne sait ce qu'il dit, et une fois sa passion amortie, il est aussi bon que toi, il ne succombera pas comme les enfans du ciel avec les filles de l'homme.
AHOLIBAMAH.
La tempête arrive. Le ciel s'unit à la terre pour l'anéantissement de tout ce qui a vie. La lutte est inégale entre nos forces et celles de l'éternelle puissance.
SAMIASA.
Mais nous serons avec vous; nous vous transporterons dans quelque planète éloignée et paisible, où vous partagerez, Anah et toi, notre sort; et si tu ne pleures pas la perte de votre terre, nous oublierons également que nous sommes bannis du ciel.
ANAH.
Oh! les tentes chéries de mon père! lieux où je reçus le jour! montagnes, forêts, et prairies, hélas! quand vous ne serez plus, qui pourra sécher mes pleurs?
AZAZIEL.
L'esprit qui sera ton époux. Ne crains rien, quoique chassés du ciel, il nous reste encore de nombreuses retraites, d'où l'on ne pourra nous arracher.
RAPHAEL.
Audacieux rebelle! tes paroles sont criminelles, et tes efforts seront désormais impuissans. L'épée flamboyante qui chassa du paradis le premier homme étincelle encore dans les mains angéliques.
AZAZIEL.
Elle ne nous atteindra pas: menace la matière de la mort, épouvante de tes armes ceux qu'elles peuvent blesser; mais, pour nos yeux immortels, qu'importe la flamme de ton glaive?
RAPHAEL.
Le moment est venu d'en éprouver la vertu, et de t'apprendre enfin combien il est inutile de lutter contre les ordres de notre Dieu: ta foi faisait toute ta force.
(Des mortels fuient dans l'espoir de trouver un refuge.)
CHŒUR DES MORTELS.
Les cieux se joignent à la terre,--Dieu! ô grand Dieu, qu'avons-nous fait? Grâce, cependant! Entends les animaux sauvages eux-mêmes faire mugir la prière! Le dragon s'élance de sa caverne, et s'approche de l'homme sans songer, dans sa terreur, à lui nuire; les oiseaux modulent dans les airs un chant d'agonie: ô Jéhova! détourne la rage de ta colère, prends pitié du désespoir de ton propre monde! Ce n'est pas l'homme seul qui pleure, c'est toute la nature!
RAPHAEL.
Adieu, terre condamnée! Enfans infortunés de la matière, je ne puis, je ne dois pas vous secourir, le décret est porté!
(Raphaël sort.)
JAPHET.
Quelques nuages descendent comme des vautours sur leur proie: d'autres, immobiles comme autant de rochers, attendent le mot qui doit déchaîner leurs furieuses cataractes. Plus d'azur dans les cieux, plus de radieuses étoiles! La mort s'est levée, une lueur pâle et fantastique tient la place du soleil, et s'éteint elle-même au milieu de la nature expirante.
AZAZIEL.
Viens, Anah! abandonne cette prison, fille du chaos, et que les élémens vont rendre à ce qu'elle fut dans l'origine. Tu seras en sûreté sous l'abri de mes ailes comme le jeune aiglon sous celles de sa mère.--Laisse la prochaine destruction s'accomplir; ferme l'oreille à son approche sinistre! Nous allons habiter un monde plus brillant, où tu pourras savourer une vie éternelle. Il est d'autres cieux que ces nuages sombres.
(Azaziel et Samiasa disparaissent avec Anah et Aholibamah.)
JAPHET.
Ils sont partis! Ils se sont enfuis sur les débris du monde. Et maintenant, qu'elles vivent, ou qu'elles meurent avec la terre vivante; rien ne pourra me rendre la vue d'Anah!
CHŒUR DE MORTELS.
Ô fils de Noé, aie pitié de tes semblables! Eh quoi! veux-tu nous laisser tous, tous,--tous dehors! tandis que toi, protégé contre la fureur des élémens, tu te renfermeras dans ton arche de salut.
UNE MÈRE, offrant à Japhet son enfant.
Oh! laisse entrer cet enfant! je l'enfantai dans la douleur, mais j'espérais être heureuse en le voyant suspendu à mon sein. Pourquoi faut-il qu'il soit né! Qu'a-t-il fait, mon enfant, avant d'être sevré, pour exciter la haine ou la vengeance de Jéhova? Qu'y a-t-il dans ce lait dont je le nourris qui puisse forcer la terre et le ciel à se liguer pour faire mourir mon enfant? pour rouler les flots sur sa tête si blanche, si pure? Ah! sauve-le! toi, de la race de Seth! ou malédiction sur toi, sur ta race qui nous abandonne, et sur celui qui nous fit!
JAPHET.
Silence! ce n'est pas l'heure de maudire, mais de prier.
CHOEUR DE MORTELS.
De prier!!! Et où s'élèvera la prière; quand les nuages gonflés pèsent et crèvent sur les montagnes! quand la mer débordée rend inutiles toutes les barrières! quand les sables du désert ont cessé d'être arides! Maudit celui qui te fit, ainsi que ton père! nous le savons! nos malédictions sont inutiles, il faut expirer; mais puisque nous connaissons toute l'étendue de notre malheur, pourquoi essaierions-nous des hymnes ou courberions-nous le genou devant l'implacable Tout-Puissant? nous n'en expirerons pas moins. Si c'est lui qui a fait la terre, à lui la honte d'avoir créé un monde pour les tourmens!--Voyez, dans leur rage, les torrens de pluie! la nature entière est écrasée sous leur poids; les arbres de la forêt (nés le même jour que le paradis, formés avant qu'Ève n'eût offert à Adam la science pour douaire, avant qu'Adam n'eût chanté sa première hymne d'esclavage). Ces arbres, si vigoureux, si hauts, si verts encore dans leur vieillesse, les voilà déracinés; leur fleurs d'été sont tranchées par les vagues qui s'élèvent, s'élèvent, s'élèvent encore. Vainement nos yeux se portent vers les cieux courbés,--ils touchent les mers, ils étendent une barrière entre Dieu et nos regards supplians. Fuis! enfant de Noé; fuis! étends-toi mollement dans le refuge qui t'est donné sur l'océan; vois tout ce qui surnage sur les flots: c'est le cadavre du monde de tes premiers jours. Puis élève à Jéhova le chant de ta reconnaissance!
UN MORTEL.
Bénis ceux qui meurent dans le Seigneur! bien que les eaux soient déchaînées sur la terre, que ses décrets aussi bien que sa parole soient adorés! Il m'a donné la vie,--il ne prend que le souffle qui est à lui; mes yeux peuvent se fermer pour toujours; ma faible voix peut élever, pour la dernière fois, devant son trône, ses douloureuses prières; mais encore béni soit le Seigneur, pour ce qui fut, pour ce qui est! Tout est à lui: le commencement et la fin; le tems, l'espace, l'éternité, la vie, la mort; le vaste connu, l'incommensurable inconnu. Il a fait, il peut défaire; et moi, pour un faible soupir d'existence, irais-je blasphémer et murmurer? Non, plutôt mourir comme j'ai vécu, plein de foi, sans frissonner au moment même où l'univers entier s'écroule!
CHŒUR DES MORTELS.
Où fuir? sur les hautes montagnes? mais leurs torrens s'élancent avec une double impétuosité pour se confondre avec l'océan qui mugit à leurs pieds, enveloppe les contours de chaque montagne et découvre l'entrée de toutes les cavernes.
(Une femme entre.)
FEMME.
Oh! sauvez-moi! sauvez-moi! nos vallons ne sont plus: mon père et la tente de mon père, mes frères et les troupeaux de mes frères, les beaux arbres qui nous ombrageaient à l'heure de midi, et qui, le soir, nous apportaient le chant des plus doux oiseaux, le petit ruisseau qui rafraîchissait nos verts pâturages, hélas! tout a disparu. Ce matin, quand j'ai gravi cette montagne, je tournai, vers tous ces beaux lieux, mes regards de reconnaissance, et pas une feuille alors ne tremblait encore!--Voilà maintenant qu'ils ne sont plus!--Hélas! pourquoi suis-je née?
JAPHET.
Pour mourir! et mourir dans la jeunesse; plus heureuse ainsi que d'être réservée à contempler la tombe universelle sur laquelle je suis condamné à pleurer inutilement. Pourquoi, quand tout périt, faut-il que je vive encore?
(Les eaux s'élèvent: les hommes fuient dans toutes les directions,plusieurs sont engouffrés sous les vagues. Le chœur des mortels se disperse et cherche son salut sur la cime des montagnes. Japhet reste sur un roc, tandis que l'on aperçoit, dans le lointain, l'arche venant à lui.)
FIN DE CIEL ET TERRE.