Œuvres complètes de lord Byron, Tome 07: comprenant ses mémoires publiées par Thomas Moore
The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de lord Byron, Tome 07
Title: Œuvres complètes de lord Byron, Tome 07
Author: Baron George Gordon Byron Byron
Annotator: Thomas Moore
Translator: Paulin Paris
Release date: April 27, 2009 [eBook #28622]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
LORD BYRON,
AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,
COMPRENANT
SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,
ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.
Traduction Nouvelle
PAR M. PAULIN PARIS,
DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.
TOME SEPTIÈME.
Paris.
DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,
RUE SAINT-LOUIS, N° 46,
ET RUE RICHELIEU, N° 47 bis.
1830.
SARDANAPALE.
TRAGÉDIE HISTORIQUE.
PRÉFACE.
En publiant les tragédies de Sardanapale et des Deux Foscari, il me suffit de répéter qu'elles n'ont pas été composées dans la moindre vue de jamais les livrer au théâtre.
Les comédiens ayant une première fois essayé la représentation d'une de mes pièces, l'opinion publique s'est déjà prononcée dans cette circonstance.
Quant à mes intentions particulières, comme il paraît qu'on ne veut en tenir aucun compte, je n'en dirai rien.
Le lecteur, en consultant les notes, trouvera les fondemens historiques des ouvrages que je lui présente.
L'auteur a, dans l'un d'eux, tenté de garder, et, dans l'autre, de violer aussi légèrement que possible la règle des unités; persuadé qu'en les méprisant tout-à-fait, on peut bien se montrer grand poète, mais jamais véritable auteur dramatique. Il sait combien cette déclaration semblera impopulaire dans la littérature anglaise actuelle; mais ce n'est pas de sa part un système, mais une simple opinion qui, naguère encore, était un principe littéraire généralement reconnu dans le monde, et qui l'est encore dans les contrées les plus civilisées: au reste, nous avons changé tout cela 1, et nous recueillons les fruits de ce changement. L'auteur est loin de croire que rien de ce qu'il essaiera puisse jamais approcher les chefs-d'œuvre de ses classiques, ou même irréguliers prédécesseurs: seulement, il expose les raisons qui lui font préférer la plus régulière structure, malgré sa faiblesse, au complet abandon de toutes les règles. Lorsqu'il est en défaut, il faut en accuser l'architecte, non pas l'art.
AVERTISSEMENT.
Mon intention, dans cette tragédie, a été de suivre le récit de Diodore de Sicile, en le ramenant toutefois à cette régularité dramatique qui me semblait le mieux favoriser l'observation des unités. Au lieu donc de la longue guerre dont parle l'histoire, j'ai supposé que la révolte éclatait et se terminait en un jour, par le moyen d'une conspiration subite.
Personnages.
HOMMES.
SARDANAPALE, roi de Ninive et d'Assyrie, etc.
ARBACES, Mède aspirant au trône.
BELÈSES, Chaldéen et devin.
SALEMÈNES, beau-frère du roi.
ALTADA, officier assyrien du palais.
PANIA.
ZAMES.
SFÉRO.
BALÉAFEMMES.
ZARINA, reine.
MIRRHA, esclave ionienne, et favorite de Sardanapale.
Femmes composant le harem de Sardanapale.
Gardes, Suivans, Prêtres, Chaldéens, Mèdes, etc.La scène est une salle du palais du roi à Ninive.
SARDANAPALE,
TRAGÉDIE HISTORIQUE.
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
SALEMÈNES, seul.
Il a outragé la reine, mais il est encore son époux; il a outragé ma sœur, mais il est encore mon frère; il a outragé son peuple, mais il en est le roi, et je lui dois mon amitié aussi bien que ma soumission: non, il ne mourra pas ainsi. Je ne verrai pas le sang de Nemrode et de Sémiramis disparaître de la terre, et treize cents années de commandement finir comme un conte de berger; il faut le relever. Il y a dans son ame efféminée un insouciant courage que la corruption n'a pas entièrement étouffé; une secrète énergie que le tems a pu réprimer, mais non pas détruire:--il est plongé, mais non pas noyé dans l'abîme des voluptés. Villageois, il se fût montré capable de conquérir un empire; né sur le-trône, il ne le transmettra pas: ses fils n'hériteront que d'un nom peu glorieux.--Cependant, tout n'est pas perdu; il peut encore secouer son indolence et sa honte, et se montrer tel qu'il doit être, sans plus d'effort qu'il n'en met à se montrer tel qu'il ne le devrait pas. Serait-il, en effet, moins difficile de commander aux nations que de traîner une vie fainéante? de conduire une armée, que de diriger un harem? Il s'épuise en de fades plaisirs; il abrutit son ame; il éteint sa généreuse vigueur au milieu de soins qui ne donnent pas la santé, comme la chasse; ou la gloire, comme la guerre.--Il faut le rappeler à lui-même; mais, hélas! (On entend de l'intérieur des appartemens une musique suave.) le tonnerre seul pourrait le réveiller. Écoutez! c'est le luth, c'est la lyre, c'est le tambourin; les accords lascifs de langoureux instrumens, les molles voix des femmes et de ces êtres qui sont moins que des femmes se font entendre comme l'écho de ses plaisirs; et cependant le grand roi de toute la terre connue incline sa tête couronnée de roses, et son diadème négligemment attaché semble devoir être la conquête de la première main généreuse qui osera le lui ravir. Ils viennent! Déjà se répandent jusqu'à moi les parfums de sa suite voluptueuse. Je distingue les étincelles des pierres précieuses des jeunes filles, dont il a fait ses confidentes et son conseil: elles s'avancent dans la galerie, parmi les flots de ces femmes, revêtues du même costume, et non moins femmes qu'elles-mêmes. Voici venir le petit-fils de Sémiramis, la reine-homme! Faut-il l'attendre? Oui, l'affronter même; lui répéter ce que tous les gens de bien se disent quand ils parlent de lui et de sa cour. Les voilà les esclaves que conduit un monarque serviteur de ses esclaves.
SCÈNE II.
Entre SARDANAPALE. Son costume est efféminé, sa tête
couronnée de fleurs, et sa robe négligemment flottante. Une suite
de femmes et de jeunes esclaves le suivent.
SARDANAPALE, à quelques gens de sa suite.
Que le pavillon soit tendu sur l'Euphrate, qu'il soit illuminé et disposé pour un banquet particulier; à minuit, nous y souperons: songez à ce que rien ne manque, et faites préparer les galères qui doivent nous y conduire. Une brise rafraîchissante ride la large surface des flots: nous ne tarderons pas à nous embarquer. Vous, qui daignez partager les doux momens de Sardanapale, nymphes charmantes, nous nous retrouverons à cette heure plus douce encore, et alors, réunis comme les étoiles suspendues sur nos têtes, nous formerons un empirée aussi brillant que le leur. Mais en attendant, que chacune reste maîtresse de son tems; pour toi, Mirrha, ma chère Ionienne, choisis: veux-tu demeurer avec elles ou avec moi?
MIRRHA.
Seigneur--
SARDANAPALE.
Seigneur! Pourquoi donc, ma chère ame, cette froide réponse? Hélas! c'est le malheur des rois de l'entendre souvent. Dispose de tes instans comme tu disposes des miens. Dis-moi, veux-tu accompagner notre société, ou, loin d'elle, continuer à charmer ici mes heures?
MIRRHA.
Le choix du roi est le mien.
SARDANAPALE.
Ne parle pas ainsi, je te prie: ma joie la plus chère est de servir chacun de tes vœux. Je n'ose même exprimer mes propres désirs, dans la crainte de contrarier les tiens; car tu te montres toujours trop empressée à sacrifier tes pensées devant celles des autres.
MIRRHA.
Je voudrais donc rester: je n'ai de bonheur qu'en contemplant le tien; cependant--
SARDANAPALE.
Cependant? Qu'est-ce cependant? Tes vœux chéris seront toujours la seule barrière qui pourra s'élever entre toi et moi.
MIRRHA.
Je songe que l'heure présente est ordinairement celle du conseil; mieux vaudrait donc me retirer.
SALEMÈNES, s'avançant.
L'esclave ionienne dit bien; qu'elle se retire.
SARDANAPALE.
Qui parle ainsi? Quoi! vous ici, mon frère?
SALEMÈNES.
Le frère de la reine, ô roi, et votre plus fidèle vassal.
SARDANAPALE, à sa suite.
Comme je l'ai dit, que tout le monde dispose de ses heures, jusqu'à celle de minuit, où nous sollicitons de nouveau votre présence. (La cour se retire.) (A Mirrha, qui s'éloigne.) Mirrha! toi, je croyais que tu restais?
MIRRHA.
Grand roi, tu ne l'as pas dit.
SARDANAPALE.
Mais tu m'y semblais disposée; j'ai vu dans l'expression de tes regards ioniques le désir de ne pas me quitter.
MIRRHA.
Sire, votre--
SALEMÈNES.
Le frère de sa reine, courtisane d'Ionie! Oses-tu bien me nommer et ne pas rougir?
SARDANAPALE.
Sans rougir? Tes yeux sont aussi mauvais que ton cœur! Tu colores ses joues charmantes, comme sur le Caucase la teinte mourante du jour, quand le soleil couchant nuance d'un rose plus sombre la blancheur de la neige; oui, tu lui reproches une insensibilité, un aveuglement qui t'appartiennent seuls. Quoi! des larmes, ma Mirrha!
SALEMÈNES.
Qu'elles coulent; elle pleure pour bien d'autres, et elle est elle-même la cause de pleurs plus amers.
SARDANAPALE.
Maudit celui qui fait ainsi couler les siennes!
SALEMÈNES.
Oh! ne te maudis pas toi-même:--des millions d'hommes le font déjà bien assez.
SARDANAPALE.
Tu oublies qui tu es; ne me fais pas souvenir que je suis roi.
SALEMÈNES.
Plût à Dieu que tu le fusses!
MIRRHA.
Oh! mon roi! je t'en prie; et toi, prince aussi, permettez que je me retire.
SARDANAPALE.
Puisqu'il le faut, et que cet homme brutal n'a pas craint d'insulter ta belle ame, j'y consens; mais souviens-toi que nous devons bientôt nous réunir: j'aimerais mieux perdre un empire que ta présence.
(Mirrha sort.)
SALEMÈNES.
Il se peut que tu les perdes tous les deux, et tous deux pour toujours!
SARDANAPALE.
Mon frère, puisque je supporte un pareil langage, je puis du moins commander à moi-même; cependant, ne me force pas à sortir de mon naturel.
SALEMÈNES.
Et c'est justement à ce naturel facile, et même trop faible, que je voudrais t'arracher. Oh! que ne puis-je te réveiller, quand même tu devrais m'en punir.
SARDANAPALE.
Par le dieu Baal! cet homme voudrait faire de moi un tyran.
SALEMÈNES.
Mais tu l'es déjà! Crois-tu qu'il n'y ait d'autre tyrannie que celle du carnage et des haines? celle du vice, les excès et les débordemens du libertinage, l'indolence, l'apathie, les suites d'une molle oisiveté enfantent des milliers de tyrans dont la cruauté surpasse les actes les plus odieux d'un despote énergique, quelles que soient l'impétuosité et la violence de son caractère. Le triste et scandaleux exemple de tes débordemens corrompt les nations ainsi qu'il les oppresse; du même coup, il sappe et ta puissance immédiate et celle de tes officiers les plus éloignés. Aussi, que l'étranger envahisse nos frontières, ou qu'un séditieux appelle à la guerre civile, l'un ou l'autre nous seront également fatals. Le premier ne trouvera plus dans tes sujets un courage capable de le repousser, et le second rencontrera moins des vainqueurs que des complices.
SARDANAPALE.
Et qui te rend aujourd'hui le porte-voix du peuple?
SALEMÈNES.
L'oubli de ta conduite avec la reine, et les chagrins de ma sœur; l'affection naturelle que je conserve pour mes jeunes neveux; ma loyauté envers le roi, loyauté que des paroles ne suffiront plus bientôt pour lui prouver; mon respect pour la race de Nemrode, et, de plus, un autre sentiment que tu ne connais pas.
SARDANAPALE
Qu'est-ce que cela?
SALEMÈNES.
Un mot qui t'est inconnu.
SARDANAPALE.
Prononce-le, cependant: j'ai toujours aimé à apprendre.
SALEMÈNES.
La vertu.
SARDANAPALE.
Je ne connais pas ce mot! Il n'en est pas un qui plus souvent sonne dans mes oreilles--plus retentissant que le bruit de la multitude ou l'éclatante trompette; ta sœur ne m'a jamais fait entendre autre chose.
SALEMÈNES.
Pour changer ce pénible sujet, écoute un peu parler le vice.
SARDANAPALE.
Qui écouter?
SALEMÈNES.
Les vents eux-mêmes, si tu étais un peu sensible aux échos de la voix des peuples.
SARDANAPALE.
Allons, je suis indulgent comme tu vois, et patient comme tu l'as maintes fois éprouvé.--Parle donc; qui te pousse à agir ainsi?
SALEMÈNES.
Les dangers que tu cours.
SARDANAPALE.
Explique-toi.
SALEMÈNES.
Eh bien donc, toutes les nations, car elles sont nombreuses, dont ton père t'a transmis l'héritage, sont transportées de fureur contre toi.
SARDANAPALE.
Contre moi! Et que veulent les esclaves?
SALEMÈNES.
Un roi.
SARDANAPALE.
Et que suis-je donc, moi?
SALEMÈNES.
A leurs yeux, rien; mais aux miens un homme qui pourrait encore être quelque chose.
SARDANAPALE.
Insolente valetaille! Et que désirent-ils donc? N'ont-ils pas paix et abondance?
SALEMÈNES.
De la première, ils en jouissent aux dépens de leur gloire; de la seconde, bien moins que le roi ne l'imagine.
SARDANAPALE.
Alors, à qui la faute, si ce n'est aux satrapes infidèles qui n'y pourvoient mieux?
SALEMÈNES.
Mais certes, on peut en accuser aussi le monarque dont les regards ne s'étendent jamais au-delà des murs de son palais, ou, s'il le fait, qui ne voit pas au-delà de quelques palais élevés sur les montagnes, jusqu'à ce que les chaleurs de l'été aient disparu. O glorieux Baal! toi qui édifias ce vaste empire, et fus mis au rang des dieux, ou du moins dont la gloire, à travers les siècles, égalera celle d'un dieu, pensais-tu que ton descendant présomptif ne regarderait jamais en roi les royaumes que tu lui conquis en héros, et que tu obtins au prix de ton sang, de tes sueurs et de continuels dangers? Et pourquoi? pour procurer les impôts nécessaires aux frais d'un festin, ou des concussions multipliées au profit d'un infâme favori.
SARDANAPALE.
Je te comprends. Tu voudrais me faire marcher en conquérant. Par tous les astres que consultent les Chaldéens, ces turbulens esclaves mériteraient que je les punisse en cédant à leurs vœux, et que je les conduisisse à la gloire.
SALEMÈNES.
Pourquoi non? Sémiramis n'était qu'une femme, elle conduisit nos Assyriens aux bornes du soleil, aux rivages du Gange.
SARDANAPALE.
Cela est très-vrai. Et comment en revint-elle?
SALEMÈNES.
Comment? en homme,--en héros; malheureuse, mais non vaincue; et vingt gardes lui suffirent pour protéger sa retraite jusqu'en Bactriane.
SARDANAPALE.
Et combien de guerriers abandonna-t-elle derrière elle, dans les Indes, aux vautours?
SALEMÈNES.
Nos annales n'en disent rien.
SARDANAPALE.
Je le dirai donc pour elles.--Elle eût mieux fait de rester dans son palais, occupée à tisser quelque vingt robes, que de regagner la Bactriane avec une vingtaine de gardes, laissant des millions de sujets fidèles à la rage des corbeaux, des loups et des hommes, les plus féroces des trois. Est-ce là de la gloire? Je préfère mille fois mon ignominie.
SALEMÈNES.
Tous les esprits belliqueux n'ont pas la même destinée. Sémiramis, cette mère glorieuse d'une centaine de rois, échoua sans doute dans les Indes; mais elle ajouta la Perse, la Médie, la Bactriane au royaume qu'elle gouvernait autrefois, et que tu pourrais aujourd'hui gouverner.
SARDANAPALE.
Dis plutôt qu'elle ne sut que les conquérir, et que moi je les gouverne.
SALEMÈNES.
Avant peu, ils auront peut-être besoin de son épée plutôt que de ton sceptre.
SARDANAPALE.
Il y eut un certain Bacchus, n'est-ce pas cela? J'ai ouï mes filles grecques en dire quelque chose.--C'était, suivant elles, un dieu, c'est-à-dire un dieu de la Grèce, une idole étrangère au culte des Assyriens; eh bien! il conquit ce même royaume du couchant, cette Inde dont tu parles, où Sémiramis fut vaincue.
SALEMÈNES.
Je sais qu'il y eut un homme de ce nom: et tu comprends sans doute que, s'il a passé pour un dieu, c'est à cause de ses hauts faits?
SARDANAPALE.
Et je le révère dans ses divins attributs, sans l'imiter dans ses actions humaines.--Holà! mon échanson!
SALEMÈNES.
Que désire le roi?
SARDANAPALE.
Honorer un dieu de fraîche date, un conquérant des anciens jours. Un peu de vin, dis-je.
(Entre l'échanson.)
SARDANAPALE, à l'échanson.
Donne-moi le gobelet d'or enrichi de perles, qui porte le nom de coupe de Nemrode. Remplis-le, et présente-le moi aussitôt.
(L'échanson sort.)
SALEMÈNES.
C'est bien le moment, en effet, de la remplir, pour signaler la continuation d'une fête que le sommeil n'a pas encore interrompue.
(L'échanson rentre avec du vin.)
SARDANAPALE, prenant la coupe.
Mon noble parent, si les Grecs, barbares habitans de nos lointains rivages et des limites de nos empires, ne mentent pas, ce Bacchus a conquis l'Inde entière, n'est-ce pas?
SALEMÈNES.
Sans doute, et de là l'origine de son apothéose.
SARDANAPALE.
Non, non: de toutes ses conquêtes, il ne reste que quelques colonnes à sa gloire, peut-être, et qui le seraient à la mienne, si je les jugeais dignes d'être acquises et transportées; elles fixent la borne des mers de sang qu'il répandit, des empires qu'il ravagea et des hommes qu'il égorgea. Mais, là, là, dans ce gobelet est son véritable titre à l'immortalité; c'est la céleste grappe dont, le premier, il exprima l'âme, et qu'il transmit, pour enchanter celle de l'homme, sans doute, comme une sorte d'allègement aux désastres de sa vie victorieuse. Sans elle, il eût conservé le nom et la tombe d'un mortel; comme Sémiramis, mon aïeule, on l'eût pris comme une espèce de monstruosité semi-glorieuse. Voilà ce qui le fit monter au rang des dieux:--consens donc aujourd'hui à t'humaniser à son exemple, mon grave et soucieux frère: bois avec moi aux dieux de la Grèce!
SALEMÈNES.
Au prix de tous tes royaumes, je ne voudrais pas profaner ainsi la religion de notre pays.
SARDANAPALE.
C'est-à-dire que tu le juges un héros, parce qu'il répandit le sang par torrens, et que tu le désavoues comme dieu, parce qu'il sut trouver dans un fruit un charme qui réjouit les tristes, ranime les vieillards, inspire les jeunes gens, force le désespoir à oublier ses douleurs, et la crainte ses périls, enfin ouvre un nouveau monde quand celui-ci devient pour nous un objet d'ennui. Eh bien donc, je bois à toi et à lui comme n'ayant été qu'un homme; mais comme ayant également mérité la plus juste admiration du genre humain par les biens et par les maux qu'il répandit. (Il boit.)
SALEMÈNES.
Penses-tu donc renouer un festin à cette heure?
SARDANAPALE.
Si je le faisais, comme il ne coûterait pas une seule larme, il vaudrait mieux qu'un glorieux trophée; mais ce n'est pas mon intention, et puisque tu ne veux pas me faire raison, continue comme il te plaira. (À l'échanson.) Valet, retire-toi. (L'échanson sort.)
SALEMÈNES.
Je ne voudrais que te rappeler d'un songe, et te réveiller ainsi plus doucement qu'une révolte ne le ferait.
SARDANAPALE.
Et qui se révolterait? pourquoi? quelle cause, ou du moins, quel prétexte? Ne suis-je pas roi légitime? issu d'une race de rois qui n'ont pas eu d'autres ancêtres? Qu'ai-je pu faire, à toi ou au peuple, que tu doives contrôler, ou qu'il puisse faire tourner contre moi?
SALEMÈNES.
Quant à ta conduite envers moi, je n'en parlerai pas.
SARDANAPALE.
Mais, sans doute, à ton avis, j'aurai fait injure à la reine; n'est-ce pas?
SALEMÈNES.
À mon avis, oui; tu l'as outragée.
SARDANAPALE.
Un moment de patience, prince, et écoute. Elle a le rang, les honneurs, les respects qu'elle a droit d'attendre; la tutelle des héritiers de l'empire, les hommages et les prérogatives de la souveraineté. Je l'ai épousée, comme le font les rois, par convenance, et je l'aimais comme la plupart des maris chérissent leurs épouses. Que si vous supposiez, elle ou toi, que je dusse me conduire comme avec sa femme un paysan chaldéen, vous ne connaissez ni moi, ni les rois, ni la nature humaine.
SALEMÈNES.
Laissons cela, je te prie; je rougirais de me plaindre, et la sœur de Salemènes ne demande pas du souverain de la Syrie lui-même un amour forcé. Daignerait-elle, d'ailleurs, accepter des hommages que tu partagerais avec des prostituées étrangères, et des esclaves ioniennes? La reine garde le silence.
SARDANAPALE.
Et pourquoi pas son frère?
SALEMÈNES.
Je ne suis que l'écho des empires que celui qui long-tems les néglige ne gouvernera pas long-tems.
SARDANAPALE.
Ingrats et sots esclaves! Ils murmurent de ce que je n'ai pas répandu leur sang; de ce que je ne les ai pas conduits dans les sables du désert pour y dessécher par millions; de ce que je n'ai pas blanchi avec leurs os les rivages du Gange; de ce que je ne les ai pas décimés par des lois sauvages, ou épuisés à construire des pyramides ou des murailles babyloniennes.
SALEMÈNES.
Oui, ces trophées eux-mêmes seraient plus dignes d'un peuple et d'un souverain, que des chants, des concerts, des fêtes, des concubines, des trésors dilapidés et des vertus mises en oubli.
SARDANAPALE.
Oh! pour mes trophées, j'ai fondé des villes; Tarse et Anchialus furent élevées en un jour;--et que pourrait de plus cette belle sanguinaire, mon aïeule guerrière, la chaste Sémiramis, si ce n'est les détruire?
SALEMÈNES.
J'en conviens; ta vertu s'est montrée dans l'érection de ces villes, fondées par suite d'un caprice, et recommandées par un vers qui doit les déshonorer avec toi dans les âges futurs.
SARDANAPALE.
Me déshonorer! Par Baal, ces villes, quoique fort bien bâties, ne sont pas plus belles que ces vers. Dis contre moi, contre mes mœurs, tout ce que tu voudras; mais ne va pas nier la vérité de cette courte sentence; elle te rappellera l'histoire de toutes les choses humaines. Écoute:
Sardanapale, roi, fils d'Anacyndaraxe,
A bâti dans un jour Anchiales et Tarse:
Bois, mange, fais l'amour: tout le reste n'est rien.
SALEMÈNES.
Admirable morale! et belle inscription pour un roi, à mettre sous les yeux de ses sujets!
SARDANAPALE.
Oh! sans doute, tu voudrais me voir publier en forme d'édits: «Obéissez au roi,--joignez vos tributs à ses trésors,--recrutez ses phalanges,--répandez votre sang à son premier commandement,--courbez-vous et glorifiez, ou levez-vous et travaillez.» Ou bien encore:--«Sardanapale, en ce lieu, égorgea cinquante mille de ses ennemis; voilà leur sépulcre, et voici son trophée.» Je laisse de tels soins aux conquérans; c'en est assez pour moi de chercher à alléger, pour mes sujets, le poids des misères humaines, et à adoucir leur descente vers la tombe; je ne prends aucune licence que je ne leur accorde. Tous, nous sommes des hommes.
SALEMÈNES.
Mais, tes aïeux furent honorés comme des dieux.
SARDANAPALE.
Des dieux! morts et pulvérisés, c'est-à-dire n'étant plus ni dieux ni hommes. Ne viens pas me parler de telles choses! Les vers seuls sont des dieux, puisqu'ils se repaissent de vos dieux, puisqu'ils meurent d'inanition, quand ces mets viennent à leur manquer. Crois-moi, tes divinités n'étaient que des hommes; regarde leur postérité.--Dans moi, je sens mille preuves de ma mortalité, aucune de ma nature céleste, à moins qu'on ne prenne pour telle, justement ce que vous condamnez, un penchant à l'amour, à la clémence, au pardon des folies de mes semblables, et (ce qui tient plus à l'humanité) une grande indulgence pour les miennes.
SALEMÈNES.
Hélas! la perte de Ninive est résolue.--Malheur,--malheur à la cité sans rivale!
SARDANAPALE.
Que crains-tu donc?
SALEMÈNES.
Tu es sous la garde de tes ennemis; dans quelques heures éclatera la tempête qui doit te renverser et les miens et les tiens; encore un jour, et la race de Bélus n'existera plus.
SARDANAPALE.
Que nous faut-il donc craindre?
SALEMÈNES.
L'ambition, la trahison qui a semé sur tes pas les piéges; une ressource reste encore: donne-moi, avec ton seing, le pouvoir d'étouffer les machinations, et je déposerai bientôt à tes pieds les têtes de tes principaux ennemis.
SARDANAPALE.
Les têtes!--et combien?
SALEMÈNES.
Faut-il les compter, quand la tienne elle-même est en danger? laisse-moi agir, donne-moi ton seing, et repose-toi sur moi du reste.
SARDANAPALE.
Je ne permettrai jamais de disposer d'un nombre illimité de vies. Quand nous prenons celle des autres nous ignorons et ce que nous avons pris et ce que nous avons accordé.
SALEMÈNES.
Quand ils en veulent à ta tête, craindrais-tu de prendre la leur?
SARDANAPALE.
C'est une grande question.--Oui, répondrai-je cependant. Ne peut-on trouver d'autres remèdes? Quels sont ceux que tu soupçonnes?--Je consens à ce qu'on les arrête.
SALEMÈNES.
J'aimerais mieux que tu ne me le demandasses pas; aussitôt, ma réponse traversera les rangs indiscrets de tes favorites, de là courra jusqu'au palais, puis jusqu'à la ville, et tout sera perdu.--Confie-toi sur moi.
SARDANAPALE.
En effet, tu sais que j'en ai toujours agi ainsi; prends mon seing, le voici, (Il lui donne son seing.)
SALEMÈNES.
Je n'ai plus qu'une requête.
SARDANAPALE.
Nomme-la.
SALEMÈNES.
Renonce, pour cette nuit, au banquet que tu as fait dresser dans le pavillon sur l'Euphrate.
SARDANAPALE.
Renoncer au banquet! Non, pour tous les complots qui jamais bouleversèrent un empire; qu'ils viennent, qu'ils réussissent: ils ne me feront ni trembler, ni m'éveiller plus tôt, ni déposer ma coupe. Quoi qu'ils fassent, je n'ôterai pas une seule rose de ma couronne, je ne perdrai pas une seule heure de plaisir.--Je ne les crains pas.
SALEMÈNES.
Mais, s'il était nécessaire, t'armerais-tu; oui, ou non?
SARDANAPALE.
Peut-être. J'ai d'excellentes armes, une épée d'une trempe merveilleuse; un arc, une javeline digne de Nemrode lui-même; un peu pesante, il est vrai, mais encore supportable. Et, maintenant que j'y pense, il y a long-tems que je ne m'en suis servi, même pour la chasse. Les as-tu vues, frère?
SALEMÈNES.
C'est bien le tems de pareilles plaisanteries!--S'il le fallait, revêtirais-tu ces armes?
SARDANAPALE.
Ou ne les revêtirais-je pas? Oh! s'il le faut, et que ces insolens esclaves ne veulent pas être redressés à moins, je saurai manier l'épée, jusqu'à ce qu'ils veuillent bien me permettre de revenir aux fuseaux.
SALEMÈNES.
Il y a déjà long-tems, disent-ils, que tu les as changés contre ton sceptre.
SARDANAPALE.
Mensonge! mais laissons-les dire. Les anciens Grecs, dont nos captives chantent souvent les faits, racontaient la même chose de leur plus grand héros, Hercule, parce qu'il vint à aimer une reine de Lydie. Tu le vois, partout la populace s'empare de toutes les calomnies qui peuvent blesser leurs souverains.
SALEMÈNES.
Ils ne parlaient pourtant pas ainsi de tes ancêtres.
SARDANAPALE.
Non, ils n'osaient. Contraints de souffrir et de combattre, jamais ils n'échangeaient leurs chaînes que contre des armes. Maintenant, ils ont paix et bonheur, le loisir de rire et de railler; je ne m'en fâche pas. Je ne donnerais pas le gracieux sourire d'une seule belle fille, pour toute la renommée populaire qui jamais distingua un nom du néant. Et quelle est donc l'opinion de ce vil troupeau, devenu plus insolent par la pâture, pour me forcer à rechercher ses fastidieux éloges ou craindre ses assommantes clameurs?
SALEMÈNES.
Vous l'avez dit, ce sont des hommes; et comme tels, ils ont parfois un cœur.
SARDANAPALE.
Et mes dogues aussi; le leur même est plus fidèle, et par conséquent meilleur;--mais, continuons. Tu as mon seing, et puisqu'ils sont soulevés, il faut les apaiser; mais sans trop de violence, à moins que la nécessité n'en fasse une loi. J'ai horreur de toutes les peines infligées ou subies; nous en avons assez en nous-mêmes, le dernier sujet comme le plus puissant monarque, pour ne pas encore ajouter au mutuel fardeau des misères humaines, et pour nous obliger, par une allégeance réciproque, à nous soulager l'un l'autre d'une partie de nos ennuis naturels. Mais voilà ce qu'ils ne savent pas, ou ne veulent pas savoir. J'en atteste Baal: j'ai fait tout ce que je pouvais pour les soulager; je n'ai pas entrepris de guerre, ajouté de nouveaux impôts, tourmenté leur existence; je les laisse couler leurs jours comme ils veulent, passant de mon côté les miens le plus agréablement que je puis.
SALEMÈNES.
Tu recules devant les devoirs d'un roi: voilà pourquoi ils disent que tu n'es pas digne d'être le leur.
SARDANAPALE.
Ils mentent.--Par malheur, je suis incapable d'être rien autre chose qu'un roi, et, par malheur encore pour moi, le dernier Mède peut aussi bien en tenir la place.
SALEMÈNES.
Du moins, il en est un qui désire l'être.
SARDANAPALE.
Que veux-tu dire?--Mais, c'est ton secret; tu crains les questions, et je ne suis pas d'une nature curieuse. Prends les moyens convenables; et puisque la nécessité l'exige, je t'avoue et je te soutiens. Jamais homme ne désira plus sincèrement régner paisiblement sur des citoyens paisibles; mais s'ils m'obligent à prendre les armes, mieux vaudrait pour eux avoir réveillé les cendres de l'implacable Nemrode, le chasseur puissant. Je ferai de ces royaumes une vaste forêt peuplée d'un gibier sauvage, jadis appartenant à l'espèce humaine, mais qui, par son choix, aura cessé de l'être. Ils calomnient ce que je suis; et ce que je ferai leur portera le défi de me calomnier encore: ils devront s'en prendre à eux-mêmes.
SALEMÈNES.
Enfin, tu peux donc sentir!
SARDANAPALE.
Sentir! Et qui peut ne pas sentir l'ingratitude?
SALEMÈNES.
Je ne m'arrêterai pas à te répondre en paroles, mais par les faits. Entretiens seulement l'énergie qui pouvait long-tems sommeiller, mais ne fut jamais éteinte en toi; ainsi, tu peux encore régner glorieux et redouté. Adieu.
(Salemènes sort.)
SARDANAPALE, seul.
Adieu! Il est parti. Le seing qu'il porte à son doigt est un sceptre pour lui. Sa violence égale ma faiblesse; les esclaves méritent un pareil maître. Quant au danger, j'en ignore l'étendue;--il l'a mesuré, qu'il le prévienne. Consumerai-je donc ma vie--une vie si courte--à chercher tous les moyens de ne pas l'abréger encore? ce serait le sort le plus déplorable! Ce serait mourir d'avance que de vivre dans la crainte de la mort, déjouant des révoltes, soupçonnant tous ceux qui m'entourent, parce qu'ils m'approchent, tous ceux qui sont loin, parce que je ne les vois pas. Si pourtant il en était ainsi,--s'ils devaient me ravir et l'empire et la vie: eh bien! qu'est-ce que la terre et l'empire de la terre? J'ai aimé, j'ai vécu; je laisse de nombreux descendans: mourir maintenant serait aussi naturel que tous ces actes de la matière! Je n'ai pas, il est vrai, répandu le sang, comme je l'aurais pu, par torrens; je n'ai pas fait de mon nom le synonyme de la mort,--le signal de la terreur et des trophées. Mais je n'éprouve de cela nul remords; ma vie est tout amour: si je verse le sang, ce ne sera que par force. Jusqu'à présent, une seule goutte des veines assyriennes n'a été répandue en mon nom, et jamais la plus faible parcelle des immenses trésors de Ninive n'est tombée sur des objets qui puissent coûter à ses enfans une seule larme. Si donc ils me haïssent, c'est parce que je ne les hais pas; et s'ils se révoltent, c'est parce que je crains de les opprimer. O hommes! c'est avec des faux et non avec un sceptre qu'il faut vous gouverner; il faut vous moissonner chaque année comme les épis mûrs; autrement nous ne produisons qu'une excessive abondance, un amas infect de mécontens, corrompant les sources de la prospérité publique, et faisant de la fertilité un déplorable désert.--Laissons-là ces pensées. Holà, ici! quelqu'un.
(Entre un officier.)
SARDANAPALE.
Esclave, dis à l'Ionienne Mirrha que nous souhaitons sa présence.
L'OFFICIER.
Roi, la voici.
(Entre Mirrha.)
SARDANAPALE, bas à l'officier.
Dehors. (A Mirrha.). Être charmant, tu as à peine prévenu mon cœur; il palpitait pour toi et tu venais à lui: laisse-moi croire qu'il existe entre nous quelqu'influence secrète, quelque douce sympathie, qui, sans nous voir, et de loin, nous attire l'un vers l'autre.
MIRRHA.
Il est vrai.
SARDANAPALE.
Je sais qu'elle existe, mais j'ignore son nom; quel est-il?
MIRRHA.
Un dieu dans ma patrie, et dans mon cœur un sentiment exalté et comme divin; mais j'avoue qu'il est seulement mortel, car mon ame est humble et pourtant heureuse,--c'est-à-dire, désirant de l'être; mais--
(Elle s'arrête.)
SARDANAPALE.
Il y a toujours un intervalle entre nous et ce que nous regardons comme le bonheur: laisse-moi écarter la barrière que ta voix hésitante m'indique devant le tien: celle qui s'oppose au mien sera en même tems rompue.
MIRRHA.
Mon Seigneur!--
SARDANAPALE.
Mon Seigneur,--mon roi,--sire,--souverain,--toujours ainsi, toujours me parler avec respect. Il est dit que jamais je n'obtiendrai un sourire, si ce n'est au milieu de l'étourdissante joie d'un banquet, alors que les bouffons ont, à force d'ivresse, reconquis leur égalité, ou que moi-même je me suis mis au niveau de leur abaissement. Mirrha, je puis souffrir tout cela; ces noms de seigneur, roi, sire, monarque, je les ai même quelque tems accueillis, ou plutôt soufferts de la bouche des esclaves et des nobles; mais quand ils s'échappent des lèvres que j'adore, des lèvres que les miennes ont tendrement pressées, un frisson se répand sur mon cœur; je reviens au sentiment de la fausseté d'une situation qui réprime toute espèce de tendresse chez ceux même qui m'en inspirent davantage, situation qui me fait souhaiter de pouvoir déposer enfin la pesante tiare pour me réfugier sous une chaumière du Caucase avec toi, et pour n'y plus jamais porter que des couronnes de fleurs.
MIRRHA.
Plût au ciel!
SARDANAPALE.
Aurais-tu les mêmes sentimens?--Pourquoi?
MIRRHA.
Tu connaîtrais alors ce que tu ne peux jamais connaître.
SARDANAPALE.
C'est--
MIRRHA.
Le véritable prix d'un cœur; celui d'une femme, du moins.
SARDANAPALE.
J'en ai éprouvé un, mille,--et mille, et mille.
MIRRHA.
Des cœurs?
SARDANAPALE.
Je l'imagine.
MIRRHA.
Aucun! mais le tems d'en éprouver un viendra peut-être.
SARDANAPALE.
Je l'espère. Écoute, Mirrha; Salemènes a déclaré--pourquoi ou comment l'a-t-il deviné, c'est ce que Bélus, le fondateur de mes états, connaît mieux que moi:--mais Salemènes a déclaré mon trône en péril.
MIRRHA.
Il a bien fait.
SARDANAPALE.
Et toi aussi! Toi qu'il a si rudement insultée; qu'il osait, il n'y a qu'un instant encore, chasser de notre présence, par ses grossières invectives; toi dont il excitait la rougeur et les larmes?
MIRRHA.
Je devrais les rappeler plus fréquemment: il a bien fait de m'indiquer mon devoir. Mais tu parles de péril--de péril pour toi--
SARDANAPALE.
Oui, il existe de conspirations, des noirs complots parmi les Mèdes:--les troupes et les peuples murmurent. Je ne sais ce que c'est:--un labyrinthe,--un abîme de mystères et de menaces. Tu connais Salemènes, c'est là son habitude; mais il est honnête. Allons, ne songeons plus à cela,--mais à la fête de minuit.
MIRRHA.
Il est tems de penser à tout autre chose. N'as-tu pas repoussé ses sages précautions?
SARDANAPALE.
Eh quoi!--aurais-tu peur?
MIRRHA.
Peur!--Je suis Grecque, comment aurais-je peur de la mort? je suis esclave, pourquoi redouterais-je l'instant de ma liberté?
SARDANAPALE.
Cependant, tu viens de pâlir?
MIRRHA.
C'est que j'aime.
SARDANAPALE.
Et moi? Je t'aime plus,--bien plus que tout ce que m'offrent cette courte vie, cet immense royaume, également menacés;--cependant, je ne pâlis pas.
MIRRHA.
Cela prouve que tu n'aimes ni toi-même ni moi; car celui qui aime un autre s'aime lui-même, quand ce ne serait que pour cela. Ce que je vois est trop révoltant: des royaumes et des vies ne doivent pas être ainsi sacrifiés.
SARDANAPALE.
Sacrifiés!--Et quel est donc l'ambitieux qui tenterait de les conquérir?
MIRRHA.
Magnanime courage en effet! Quand celui qui les gouverne s'oublie lui-même, est-ce à eux de le lui rappeler?
SARDANAPALE.
Mirrha!
MIRRHA.
Ne fronce pas ainsi le sourcil: trop souvent j'ai recueilli ton sourire pour que la seule expression de ton courroux ne soit pas à mes yeux plus amère que le châtiment le plus cruel.--Roi, je suis ta sujette; maître, je suis ton esclave! homme, je t'ai aimé!--aimé, j'ignore par quelle fatale faiblesse, bien que la Grèce soit ma patrie, et que j'aie sucé la haine des rois.--Esclave, je devrais haïr les chaînes; Ionienne, je me sens, en aimant un étranger, plus avilie encore par cette passion que par l'esclavage! pourtant, je t'ai aimé. Si cet amour a eu le pouvoir d'étouffer tous les premiers sentimens de la nature, dis-moi, ne peut-il réclamer le privilége de te sauver?
SARDANAPALE.
Me sauver, ma belle maîtresse! Tu es mille fois trop belle; et ce que j'implore de toi, c'est ton amour, et non ta protection.
MIRRHA.
Et quelle sécurité peut exister loin de l'amour?
SARDANAPALE.
Je parle de l'amour des femmes.
MIRRHA.
La première source de la vie humaine jaillit du sein de la femme; vos premiers bégaiemens sont recueillis de ses lèvres, elle tarit vos premières larmes, elle recueille trop souvent vos derniers soupirs alors que les hommes ont déposé l'ignoble soin de garder la dernière heure de celui qui les commandait.
SARDANAPALE.
Ma sublime Ionienne! tes accens sont de la mélodie; c'est le chœur de ces tragédies dont je t'ai entendu parler comme du plaisir favori de tes antiques aïeux. Va, ne pleure pas,--calme-toi.
MIRRHA.
Je ne pleure pas.--Mais, je te prie, ne parle jamais de mes pères ou de ma patrie.
SARDANAPALE.
Pourtant, tu en parles souvent toi-même.
MIRRHA.
Oui, je l'avoue, l'opiniâtre pensée se fait souvent jour, malgré moi, dans mes paroles; mais quand un autre parle de la Grèce, il m'offense.
SARDANAPALE.
Eh bien donc, comment voudrais-tu me sauver, comme tu parles?
MIRRHA.
En t'apprenant à te sauver toi-même; et non pas toi seul, mais ton vaste empire, de la rage de la plus cruelle guerre--la guerre des concitoyens.
SARDANAPALE.
Ignores-tu donc, mon enfant, que j'ai en horreur et la guerre et les guerriers? Je vis dans la paix et les plaisirs: que peut-on exiger de plus d'un homme?
MIRRHA.
Hélas! seigneur, il faut trop souvent montrer à la multitude l'apparence de la guerre, pour obtenir les bienfaits de la paix; et, pour un roi, il vaut bien mieux être craint qu'aimé.
SARDANAPALE.
Je n'ai jamais recherché que ce dernier sentiment.
MIRRHA.
Et l'un et l'autre t'est échappé.
SARDANAPALE.
Est-ce toi, Mirrha, qui parles ainsi?
MIRRHA.
Je parle de l'amour populaire, amour égoïste, qui témoigne toujours que les hommes sont gouvernés par la crainte et par les lois, sans pourtant être opprimés;--du moins ne le supposent-ils pas. Ou, s'ils l'imaginent, ils le jugent nécessaire pour les préserver d'une tyrannie plus cruelle, celle de leurs passions. Pour un roi de fête, de fleurs, de vin, de banquets, d'amour et d'allégresse, jamais il ne sera un roi de gloire.
SARDANAPALE.
Gloire! Qu'est-ce que cela?
MIRRHA.
Demande-le aux dieux tes ancêtres.
SARDANAPALE.
Ils ne me répondront pas; quand les prêtres parlent pour eux, c'est pour obtenir quelques collectes nouvelles pour leurs temples.
MIRRHA.
Vois les annales des fondateurs de ton empire.
SARDANAPALE.
Elles sont tellement souillées de sang, que cela m'est impossible; mais que prétendrais-tu? L'empire a été fondé; je ne puis fonder empire sur empire.
MIRRHA.
Conserve du moins le tien.
SARDANAPALE.
Quoi qu'il arrive, j'en veux jouir. Viens, Mirrha, avance vers l'Euphrate, l'heure nous invite, la barque est prête, et le pavillon disposé pour notre retour après nous avoir offert la décoration d'un nocturne banquet, offrira à nos yeux ravis un globe lumineux, tel qu'un astre opposé aux étoiles célestes qui marcheront sur nos têtes; et cependant nous reposerons couronnés de fleurs, semblables--
MIRRHA.
A des victimes.
SARDANAPALE.
Non, non, mais comme ces souverains rois pasteurs, des tems reculés, qui ne connaissaient pas de plus brillantes pierreries que les guirlandes de l'été, et dont les triomphes ne coûtaient jamais de larmes. Allons.
(Entre Pania.)
PANIA.
Vive à jamais le roi!
SARDANAPALE.
Pas une heure après qu'il aura cessé d'aimer. Combien je hais ce langage, qui, faisant de la vie un mensonge, ose flatter la fragile poussière, de l'espoir de l'éternité! Eh bien, Pania, sois bref.
PANIA.
Je suis chargé par Salemènes de renouveler au roi sa prière, de ne pas, au moins pour aujourd'hui, sortir du palais: quand le général reviendra, il donnera des motifs capables de justifier sa hardiesse, et peut-être lui feront-ils obtenir le pardon de sa présomption.
SARDANAPALE.
Eh quoi! suis-je donc cerné? Suis-je déjà captif? Ne puis-je même respirer l'air du ciel? Dis au prince Salemènes que, toute la Syrie se pressât-elle en fureur et par millions autour de ces murailles, je sortirais.
PANIA.
Je dois obéir, et cependant--
MIRRHA.
De grâce, roi, écoute.--Combien de jours et de nuits es-tu resté renfermé dans ces murs, dans des robes de soies; combien de fois refusas-tu de te montrer aux vœux du peuple; laissant tes sujets privés de ta vue, les satrapes libres de le tourmenter, les dieux privés de leur culte, tout enfin dans l'anarchie, produit de ton indolence; tout, dans ton royaume assoupi, excepté le génie du mal! Et maintenant tu ne peux demeurer un seul jour, un jour d'où ton salut dépend? Oh! n'accorderas-tu pas au petit nombre de ceux qui te sont encore fidèles quelques heures pour eux, pour toi, pour la vieille race de tes pères, pour l'héritage enfin de tes fils?
PANIA.
Il est vrai! l'empressement extrême avec lequel le prince m'envoya devant votre personne sacrée m'oblige à joindre ma faible voix à celle qui vient de se faire entendre.
SARDANAPALE.
Non, il n'en sera rien.
MIRRHA.
Par le salut de ton royaume!
SARDANAPALE.
Sortons!
PANIA.
Par celui de tous tes fidèles sujets qui vont se rallier autour de toi et des tiens.
SARDANAPALE.
Pure chimère; il n'y a pas de danger;--c'est une habile invention de Salemènes pour justifier son zèle et pour se rendre plus nécessaire à nos yeux.
MIRRHA.
Au nom de tout ce qui est bon et glorieux, suis ce conseil.
SARDANAPALE.
Les affaires à demain.
MIRRHA.
Oui, ou la mort à la nuit.
SARDANAPALE.
Eh bien, laissons-la venir, inattendue, au milieu de la joie et des grâces, des plaisirs et de l'amour; qu'elle me fasse tomber comme une rose effeuillée,--plus heureuse ainsi que de vieillir fanée.
MIRRHA.
Ainsi, tu ne veux pas consentir, même au prix de tout ce qui jamais réveilla l'activité d'un monarque, à renoncer à un frivole festin?
SARDANAPALE.
Non.
MIRRHA.
Cède donc au moins pour moi, pour mon salut!
SARDANAPALE.
Le tien, chère Mirrha?
MIRRHA.
C'est la première demande que j'aie faite à un roi d'Assyrie.
SARDANAPALE.
Je le sais; et serait-ce celle de mon royaume, qu'il faudrait te l'accorder. Eh bien! pour ton salut, je cède. Pania, hors d'ici! tu as entendu.
PANIA.
Et j'obéis.
(Pania sort.)
SARDANAPALE.
Tu me surprends. Quel est donc, Mirrha, le motif de pareilles instances?
MIRRHA.
Le soin de ta conservation, et la conviction que rien dans le monde, que le plus imminent danger, ne pourrait forcer le prince ton parent à te faire une prière aussi pressante.
SARDANAPALE.
Mais ce danger, si je le brave, pourquoi le craindrais-tu?
MIRRHA.
C'est justement parce que tu ne crains pas, que je crains pour toi.
SARDANAPALE.
Demain, tu riras de ces vaines imaginations.
MIRRHA.
Si j'ai cessé d'espérer, je serai alors au lieu où personne ne pleure, et j'y serai mieux que s'il me restait la liberté de sourire. Et toi?
SARDANAPALE.
Je serai roi comme précédemment.
MIRRHA.
Où?
SARDANAPALE.
Avec Baal, Nemrode et Sémiramis; seul en Assyrie, ou bien avec eux ailleurs. Le destin m'a fait ce que je suis,--il peut m'anéantir;--mais il faut que je sois ou roi, ou rien: je ne vivrai pas dégradé.
MIRRHA.
Ah! si toujours tu avais eu les mêmes sentimens, personne jamais n'eût songé à te dégrader.
SARDANAPALE.
Et qui maintenant y songerait?
MIRRHA.
N'as-tu de soupçons sur personne?
SARDANAPALE.
Des soupçons!--c'est là le métier des espions. Mais nous perdons mille momens précieux en paroles vaines, en craintes plus vaines encore. Renfermons-nous!--Vous, esclaves, préparez la salle de Nemrode pour la fête du soir. S'il faut faire une prison de notre palais, nous voulons du moins porter gaiement nos fers; l'Euphrate nous est-il interdit, et la demeure où l'été nous conviait sur ses charmans rivages? Eh bien, nous sommes ici hors d'atteinte. Allons, rentrons.
(Sardanapale sort.)
MIRRHA, seule.
Et cet homme, je le chéris! Les filles de ma patrie n'aiment que des héros; mais je n'ai pas de patrie: l'esclave a tout perdu, excepté ses fers. Je l'aime, et l'anneau le plus pesant d'une longue chaîne est d'aimer ce que nous ne pouvons estimer. Soit: l'heure approche où il aura besoin de l'amour de tous, où il n'en trouvera nulle part. Me séparer de lui en ce moment serait plus infâme que ne serait glorieux, dans l'opinion de ma patrie, de l'avoir poignardé sur son trône, lorsqu'il y était le mieux affermi: je ne suis capable de l'un ni de l'autre. Si je pouvais le sauver, j'aimerais mieux, non pas lui, mais moi-même; et j'ai besoin de ce dernier sentiment: car je me suis avilie dans ma propre pensée en aimant ce séduisant étranger. Il me semble pourtant que je l'aime davantage depuis que je le vois haï de ces barbares, les ennemis naturels de la race grecque. Si je pouvais seulement éveiller dans son cœur une seule pensée comme celle qui animait les Phrygiens eux-mêmes quand ils combattaient entre les murs d'Ilion et les bords de la mer! Il voudrait écraser ces tumultueux barbares, et triompher de leur révolte. Il m'aime, et je l'aime moi-même: que l'esclave, en chérissant son maître, cherche à l'affranchir de ses vices. Si je n'y puis parvenir, il me reste un chemin vers la liberté; et si je ne puis lui apprendre à régner, je lui montrerai comment un roi peut seulement abandonner son trône. Il ne faut pas le perdre de vue.
(Elle sort.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Le portique de la même salle du palais.)
BELÈSES, seul.
Le soleil descend; il me semble marcher plus lentement, en jetant un dernier regard sur l'empire d'Assyrie. De quel rouge éclat, semblable aux flots de sang qu'il nous prédit, il colore les épais nuages! Oh! soleil, qui vas disparaître; étoiles, qui commencez votre course, si ce n'est pas en vain que je vous ai poursuivis, lisant dans chacun de vos rayons ces arrêts de vos orbes, que le tems frémit d'apporter aux nations, voici la dernière heure des années assyriennes. Quel calme, cependant! Une catastrophe que devraient annoncer des tremblemens de terre,--c'est un soleil d'été qui la révèle. Son disque offre sur son immortelle page, à l'œil du savant Chaldéen, la fin de ce qui semblait infini. Mais d'où vient donc que ce véridique soleil, cet oracle embrasé de tout ce qui respire, cette fontaine de toute vie, symbole de celui qui la donne, pourquoi restreint-il ses instructions dans les bornes du malheur? pourquoi n'éclaircit-il pas à nos yeux la venue de jours plus dignes de son glorieux essor de l'océan? pourquoi ne jette-t-il pas sur les années futures un rayon d'espérance, quand il en jette un de rage sur les présens jours? Écoute! oh! daigne m'écouter! Je suis ton adorateur, ton prêtre, ton esclave:--j'ai porté mes regards sur toi à ton lever comme à ton déclin; j'ai courbé ma tête sous les rayons de ton midi, alors que mes yeux n'osaient te fixer. J'ai veillé pour toi et après toi, j'ai prié vers toi, je t'ai offert des sacrifices, j'ai tremblé devant toi, je t'ai consulté, j'ai lu et tu as répondu.--Le tems fuit; l'astre, tandis que je parle, tombe;--il n'est plus.--Il va porter sa beauté, et non les mêmes arrêts, à l'heureux couchant, qui trouvera dans les couleurs de sa gloire déclinante des causes d'allégresse. Qu'est-ce, après tout, que la mort, pourvu qu'elle soit glorieuse? un soleil couchant; et les mortels sont peut-être heureux de ressembler, même en cessant d'exister, aux dieux du ciel.
(Entre Arbaces, par une porte intérieure.)
ARBACES.
Pourquoi, Belèses, te vois-je ainsi ravi dans tes pratiques dévotes? Suivrais-tu la trace de ton dieu disparu dans quelques royaumes d'un jour interdit à nos yeux? Soyons tout à la nuit:--elle est venue.
BELÈSES.
Elle n'est pas terminée.
ARBACES.
Qu'elle se passe,--nous sommes prêts.
BELÈSES.
Oui, que n'est-elle écoulée!
ARBACES.
Le prophète aurait-il des doutes, lui auquel les astres viennent de promettre la victoire?
BELÈSES.
Je ne doute pas de la victoire,--mais du vainqueur.
ARBACES.
Eh bien, c'est à ta science à te rassurer. En attendant, j'ai disposé assez de glaives étincelans pour obscurcir l'éclat de tes astres nos alliés: rien ne doit plus nous arrêter. Le roi femme, et même moins que femme, vogue en ce moment sur les ondes, avec ses compagnons féminins; l'ordre est donné pour la fête dans le pavillon: et la première coupe qu'il portera à ses lèvres sera la dernière vidée par la race de Nemrod.
BELÈSES.
Ce fut une brave race.
ARBACES.
Elle n'est plus que faible;--elle est usée:--nous la restaurerons.
BELÈSES.
Es-tu sûr de cela?
ARBACES.
Son fondateur était un chasseur;--je suis un soldat:--que doit-on ici craindre?
BELÈSES.
Le soldat.
ARBACES.
Et le prêtre, peut-être. Mais si vous en jugiez, ou en jugez ainsi, pourquoi ne pas garder votre roi de concubines? pourquoi me solliciter, m'entraîner à cette entreprise, la vôtre non moins que la mienne?
BELÈSES.
Regarde le ciel!
ARBACES.
Je regarde.
BELÈSES.
Qu'y vois tu?
ARBACES.
Un beau crépuscule d'été, et l'assemblée des étoiles.
BELÈSES.
Au milieu d'elles, vois la plus avancée et la plus radieuse; comme elle sautille et semble vouloir abandonner sa place dans le dais d'azur!
ARBACES.
Eh bien!
BELÈSES.
C'est ta propre étoile, la planète qui présida à ta naissance.
ARBACES, touchant la pomme de son épée.
Mon étoile est dans ce fourreau: quand elle brillera, elle effacera l'éclat des comètes. Mais songeons à ce qu'il faut faire pour justifier tes planètes et leur prophétie. Quand nous aurons vaincu, elles auront des temples,--oui, et des prêtres:--tu seras le pontife--des dieux que tu choisiras; car j'observe qu'ils sont toujours justes, et qu'ils ne manquent pas d'avouer le plus brave pour celui qui les aime le mieux.
BELÈSES.
Oui, et le plus dévot pour brave.--Tu ne m'as pas vu reculer dans le combat?
ARBACES.
Non; je te reconnais aussi brave dans une bataille qu'un capitaine babylonien, aussi intrépide que savant dans les mystères chaldéens. Mais consens-tu pour le moment à oublier le prêtre pour ne plus être que guerrier?
BELÈSES.
Pourquoi pas tous les deux?
ARBACES.
Mieux encore! et pourtant j'ai presque honte d'avoir si peu de chose à faire. La défaite de cette guerre de femme dégrade le vainqueur lui-même. Renverser de son trône un brave et sanguinaire despote, lutter avec lui, croiser fer contre fer, voilà ce qu'il serait héroïque de tenter, même en vain; mais lever mon glaive contre ce ver-à-soie, l'entendre répandre des larmes, peut-être--
BELÈSES.
Ne le suppose pas: il y a dans lui de quoi vous donner des traverses; et fût-il ce que vous croyez, ses gardes sont vaillantes, et conduites par le prudent et intrépide Salemènes.
ARBACES.
Ils ne résisteront pas.
BELÈSES.
Et pourquoi? ils sont soldats.
ARBACES.
Il est vrai, et c'est pourquoi il leur faut un soldat pour les commander.
BELÈSES.
Salemènes l'est.
ARBACES.
Mais non leur roi. D'ailleurs il hait l'automate efféminé qui gouverne, à cause de la reine sa sœur. Avez-vous remarqué comme il se tient à l'écart de toutes les fêtes?
BELÈSES.
Mais non du conseil, auquel il ne manque jamais.
ARBACES.
Il y est toujours contredit; quoi de plus pour décider sa révolte? Un fou sur le trône, sa famille déshonorée, et lui-même abreuvé de dédains: c'est pour le venger que nous travaillons.
BELÈSES.
Puisse-t-il être conduit à le penser! mais j'en doute.
ARBACES.
Si nous le sondions?
BELÈSES.
Oui,--si le tems nous favorisait.
(Entre Baléa.)
BALÉA.
Satrapes, le roi vous ordonne de venir à la fête de cette nuit.
BELÈSES.
Entendre c'est obéir. Dans le pavillon?
BALÉA.
Non, ici dans le palais.
ARBACES.
Dans le palais? Comment! ce n'était pas là l'ordre?
BALÉA.
C'est celui du moment.
ARBACES.
Et pourquoi?
BALÉA.
Je ne sais. Puis-je me retirer?
ARBACES.
Reste.
BELÈSES, bas à Arbaces.
Chut! laisse-le aller. (Puis à Baléa.) Oui, Baléa, remercie le monarque, baise la frange de son impériale robe, et dis-lui que ses esclaves ramasseront les miettes qu'il daignera jeter de sa table royale. Et l'heure, n'est-ce pas minuit?
BALÉA.
Oui; le lieu, la salle de Nemrod. Seigneurs, je m'incline devant vous, et je vous quitte. (Baléa sort.)
ARBACES.
Je n'aime pas ce changement subit; il y a quelque mystère: qui peut l'avoir occasionné?
BELÈSES.
Et ne change-t-il pas mille fois en un jour? la paresse est de toutes les choses la plus capricieuse; elle a dans ses projets plus de détours que n'en mettent les généraux dans leur marche, quand ils songent à dérouter leurs ennemis.--Pourquoi cet air rêveur?
ARBACES.
Il aimait ce riant pavillon; c'était, pendant l'été, sa fureur.
BELÈSES.
Il aimait aussi la reine--et de plus, trois mille courtisanes.--Il aima toutes choses les unes après les autres, sauf la gloire et la sagesse.
ARBACES.
Quoi qu'il en soit, je n'aime pas cela. S'il a changé, il faut faire de même. Dans un bosquet isolé, au milieu de gardes endormis et de courtisans ivres, l'attaque était facile, mais dans la salle de Nemrod--
BELÈSES.
En est-il ainsi? J'imaginais que le fier soldat tremblait de conquérir trop facilement un trône: et maintenant le voilà désappointé de rencontrer une ou deux marches plus glissantes qu'il ne s'y attendait!
ARBACES.
Une fois l'heure venue, tu jugeras si je crains peu ou beaucoup. Tu as vu ma vie exposée au hasard:--je la jouais gaiement; mais ici il s'agit d'une plus haute chance,--un royaume.
BELÈSES.
Je l'ai prévu d'avance,--tu le gagneras; en avant donc, et réussis.
ARBACES.
Va, si j'étais un prophète, je me serais gratifié de la même prédiction. Mais obéissons aux étoiles,--je ne dois pas quereller avec elles ou avec leur interprète. Qui vient?
(Entre Salemènes.)
SALEMÈNES.
Satrapes!
BELÈSES.
Mon prince!
SALEMÈNES.
Bien! Ici réunis?--Je vous cherchais tous deux; mais ailleurs que dans le palais.
ARBACES.
Pourquoi cela?
SALEMÈNES.
Ce n'est pas l'heure.
ARBACES.
L'heure?--quelle heure?
SALEMÈNES.
De minuit.
BELÈSES.
Minuit, seigneur?
SALEMÈNES.
Quoi! n'êtes-vous pas invités?
BELÈSES.
Oh! oui,--nous l'avions oublié.
SALEMÈNES.
Est-il donc ordinaire d'oublier une invitation du souverain?
ARBACES.
Pourquoi?--nous ne faisons que de la recevoir.
SALEMÈNES.
Pourquoi donc êtes-vous ici?
ARBACES.
Notre devoir nous y appelle.
SALEMÈNES.
Quel devoir?
BELÈSES.
Celui de notre rang. Nous avons le privilége d'approcher le monarque, mais nous l'avons trouvé absent.
SALEMÈNES.
Et moi aussi, je suis à mon devoir.
ARBACES.
Pouvons-nous savoir à quoi il vous oblige?
SALEMÈNES.
A arrêter deux traîtres: holà! gardes.
(Entrent des gardes.)
SALEMÈNES, poursuivant.
Satrapes, vos épées!
BELÈSES, présentant la sienne.
Seigneur, voilà mon cimeterre.
ARBACES, tirant son épée.
Viens la prendre.
SALEMÈNES, avançant.
Volontiers.
ARBACES.
Oui, mais le fer touchera ton cœur,--et la poignée ne quittera pas ma main.
SALEMÈNES, tirant son épée.
Comment, veux-tu me braver? Fort bien!--cela te sauvera un jugement et une pitié intempestive. Soldats, terrassez le rebelle!
ARBACES.
Tes soldats! oui,--seul tu ne l'oserais pas.
SALEMÈNES.
Seul! téméraire esclave.--Et qu'y a-t-il en toi qu'un prince puisse trembler de subjuguer? Nous craignons ta trahison, et non pas ta force. Ta dent serait impuissante sans son venin:--c'est celle du serpent, et non pas du lion. Terrassez-le.
BELÈSES, se mettant entre eux.
Êtes-vous fou, Arbaces? N'ai-je pas rendu mon épée? Confiez-vous donc comme moi dans la justice de notre souverain.
ARBACES.
Non:--j'ai plutôt confiance dans les étoiles que tu fais bavarder, et dans la dextérité de ce bras; je mourrai roi, du moins de mon ame et de mon corps, et personne ne pourra jamais les enchaîner.
SALEMÈNES, aux gardes.
Vous nous entendez, lui et moi: ne l'enchaînez pas. La mort. (Les gardes attaquent Arbaces, qui se défend lui-même avec vaillance et adresse, jusqu'à ce qu'ils paraissent hésiter.) Ah! c'est ainsi; et je me vois contraint à faire l'office du bourreau! Lâches! voyez comme on doit frapper un traître.
(Salemènes attaque Arbaces.--Entre Sardanapale et sa suite.)
SARDANAPALE.
Arrêtez!--sur vos vies, arrêtez! Eh quoi! êtes-vous ivres ou sourds? Mon épée! Insensé! je ne porte pas d'épée: toi, mon ami, donne-moi ton glaive. (Il arrache une épée à l'un des soldats, et se place entre les combattans.--Ils se séparent.) Dans mon propre palais! querelleurs insolens! Qui m'empêcherait de vous fendre, la tête?
BELÈSES.
Votre justice, sire.
SALEMÈNES.
Oui; ou bien--votre faiblesse.
SARDANAPALE, levant son épée.
Comment?
SALEMÈNES.
Frappez! pourvu que vous mêliez mon sang à celui de ce traître,--que, j'espère, vous n'épargnez en ce moment que pour le réserver aux tortures:--je ne me plaindrai pas.
SARDANAPALE.
Eh quoi!--qui ose donc attaquer Arbaces?
SALEMÈNES.
Moi!
SARDANAPALE.
Vraiment! vous vous oubliez, prince. Sur quelle garantie?
SALEMÈNES, montrant le seing.
La tienne.
ARBACES, confus.
Le sceau du roi!
SALEMÈNES.
Oui; et c'est au roi à confirmer sa confiance.
SARDANAPALE.
Je ne l'ai pas donnée pour une pareille fin.
SALEMÈNES.
Vous me l'avez accordée pour votre salut:--j'en ai fait le meilleur usage.--Prononcez en personne. Ici, je ne suis que votre esclave;--j'étais, il n'y a qu'un moment, un autre vous-même.
SARDANAPALE.
Alors, cachez vos épées.
(Arbaces et Salemènes rentrent leurs épées dans le fourreau.)
SALEMÈNES.
La mienne est rentrée; mais, je vous en conjure, ne rentrez pas la vôtre: c'est le seul sceptre que vous puissiez aujourd'hui porter prudemment.
SARDANAPALE.
Il est lourd; la poignée me froisse la main. (Au garde.) Tiens, ami, prends ce noir glaive. Eh bien! messieurs, que nous annonce tout cela?
BELÈSES.
C'est au prince à nous le dire.
SALEMÈNES.
Loyauté de ma part, trahison de la leur.
SARDANAPALE.
Trahison! Arbaces, vous, Belèses, un traître! Voilà deux mots que je ne croirai jamais unis ensemble.
BELÈSES.
Quelle en est la preuve?
SALEMÈNES.
Je la donnerai, si le roi redemande l'épée de votre complice.
ARBACES, à Salemènes.
Une épée qui fut aussi souvent que la tienne tirée contre ses ennemis.
SALEMÈNES.
Et maintenant contre son frère, et dans une heure contre lui-même.
SARDANAPALE.
Cela n'est pas possible: il n'oserait; non, non,--je ne veux rien entendre de pareil. Ces vains propos sont dans les cours l'ouvrage d'intrigues basses et d'ambitieux plus vils encore, vivant des calomnies qu'ils déversent sur les gens de bien. Il faut que l'on vous ait trompé, mon frère.
SALEMÈNES.
Avant tout, faites-lui rendre son arme, et avouer par là qu'il reste votre sujet: je répondrai ensuite.
SARDANAPALE.
Comment? si je le pensais!--Mais non, c'est impossible; le Mède Arbaces,--le loyal, le brave, le fidèle soldat,--le meilleur capitaine qui ait conduit nos peuples:--non, non, je n'irai pas l'insulter en lui ordonnant de rendre le glaive qu'il n'a jamais laissé prendre à nos ennemis. Guerrier, gardez votre arme.
SALEMÈNES, remettant le seing.
Monarque, reprenez votre seing.
SARDANAPALE.
Non, garde-le; seulement use-s-en avec plus de modération.
SALEMÈNES.
Sire, j'en ai usé pour votre honneur; je vous le rends, parce que je ne le puis garder sans perdre le mien: confiez-le à Arbaces.
SARDANAPALE.
Je le devrais; il ne l'a jamais demandé.
SALEMÈNES.
N'en doutez pas; il le possédera sans avoir besoin de l'implorer respectueusement de vous.
BELÈSES.
J'ignore ce qui a pu irriter aussi vivement le prince contre deux sujets dont personne ne surpasse le zèle pour le bonheur de l'Assyrie.
SALEMÈNES.
Silence, prêtre factieux, soldat sans foi! Dans ta personne se trouvent réunis les plus détestables vices de la caste la plus dangereuse; garde tes doucereuses paroles et tes hypocrites homélies pour ceux qui ne te connaissent pas. Le crime de ton complice est hardi du moins, il ne se cache pas sous les ruses que tu as apprises des Chaldéens.
BELÈSES.
Vous l'entendez, mon roi,--vous le fils de Bélus! Il blasphème le culte de la contrée qui fléchit le genou devant vos ancêtres.
SARDANAPALE.
Oh! pour cela, je vous prie, veuillez lui accorder absolution complète. Je le dispense du culte des hommes morts; je sens que je suis mortel, et je crois que ceux desquels je reçus la vie étaient,--ce que je les vois en effet,--des cendres.
BELÈSES.
Ne le croyez pas, ô roi! ils sont au rang des astres, et--
SARDANAPALE.
Vous pourriez bien aller les rejoindre, à moins qu'ils ne se lèvent, si vous prêchez davantage.--Comment! c'est là une audacieuse trahison!
SALEMÈNES.
Seigneur!
SARDANAPALE.
Venir m'édifier en parlant du culte des idoles assyriennes! Qu'on le relâche,--et qu'on lui donne son épée.
SALEMÈNES.
Mon Seigneur, mon roi, mon frère, arrêtez, de grâce.
SARDANAPALE.
Oui, pour être sermoné, fatigué, assourdi de l'histoire des morts, de Baal, et de tous les mystères radieux de la Chaldée.
BELÈSES.
Respectez-les, monarque.
SARDANAPALE.
Oh! pour ces derniers,--je les aime; j'aime à les contempler dans le sombre azur des cieux, et à les comparer avec les yeux de ma Mirrha; j'aime à voir leur étincelle se réfléchir dans le mobile argent du grand fleuve, alors que la brise légère de minuit en ride la nappe mobile et soupire à travers les joncs qui bordent ces rivages; mais qu'ils soient des dieux, comme quelques-uns le disent, ou bien les demeures des dieux comme d'autres le prétendent, plutôt que de simples fanaux nocturnes, mondes ou flambeaux de monde, je ne le sais ou m'en inquiète; il y a dans mon incertitude quelque chose de doux que je ne voudrais pas changer pour vos connaissances chaldéennes. D'ailleurs, je sais sur ce point tout ce que la matière peut savoir de ce qui se trouve au-dessus ou au-dessous d'elle,--c'est-à-dire, rien. Je vois leur éclat, je sens leur beauté;--et quand ils éclaireront mon tombeau, j'ignorerai également l'un et l'autre.
BELÈSES.
Au lieu de ni l'un ni l'autre, sire, dites mieux que l'un et l'autre.
SARDANAPALE.
J'attendrai, si vous le trouvez bon, pontife, que je reçoive cette connaissance. En attendant, reprenez votre épée; et sachez que je préfère vos services militaires à votre ministère pieux:--sans pourtant aimer l'un ni l'autre.
SALEMÈNES, à part.
Ses débauches l'ont rendu fou. Je le sauverai donc en dépit de lui-même.
SARDANAPALE.
Satrapes! veuillez m'entendre; toi, surtout, mon prêtre: car je me défie de toi plus que du guerrier, et je m'en défierais entièrement si tu n'étais pas d'ailleurs à demi guerrier. Séparons-nous en paix.--Je ne prononce pas le mot de pardon,--qu'il ne faut accorder qu'aux coupables; non, je ne le dirai pas, bien que votre salut dépende de ce mot, et, chose plus terrible encore, de mes propres craintes. Mais ne redoutez rien:--car je suis indulgent plutôt que craintif;--vous vivrez donc. Si j'étais ce que quelques-uns imaginent, le sang de vos têtes suspectes dégoutterait maintenant du haut des portes de notre palais dans la poussière desséchée, seule portion d'un royaume ambitionné qu'il leur serait réservé de couvrir et de dominer encore. Laissons cela. Comme je l'ai dit, je ne veux pas vous croire coupables, ni vous juger innocens: car des hommes meilleurs que vous et moi sont prêts à vous rendre justice; et si j'abandonnais votre sort à des juges plus sévères, je pourrais sacrifier, en leur permettant d'approfondir les preuves, deux hommes qui, quels qu'ils soient maintenant, étaient jadis honnêtes. Vous êtes libres.
ARBACES.
Sire, cette clémence--
BELÈSES, l'interrompant.
Est digne de vous-même; et, malgré notre innocence, nous rendons grâce--
SARDANAPALE.
Prêtre! gardez vos actions de grâces pour Bélus: son descendant ne s'en soucie pas.
BELÈSES.
Mais, étant innocent--
SARDANAPALE.
Silence!--le crime est bavard. Si vous êtes fidèles, on vous a fait injure; et vous devez vous montrer affligés plutôt que reconnaissans.
BELÈSES.
Tels serions-nous, si la justice était toujours écoutée par les souveraines puissances de la terre; mais souvent l'innocence doit recevoir comme une pure faveur son absolution.
SARDANAPALE.
Cette sentence serait bien placée dans une homélie, mais encore dans toute autre occasion. Garde-la, je te prie, pour plaider la cause de ton souverain devant son peuple.
BELÈSES.
J'espère qu'il n'y a pas de cause?
SARDANAPALE.
Pas de cause, peut-être, mais beaucoup de causeurs.--Si, dans l'exercice de vos habituelles perquisitions sur la terre, vous rencontrez de ces gens-là, ou si vous lisez leur existence dans quelque mystérieux éclair des astres, vos habituelles chroniques, remarquez, je vous prie, qu'il existe entre le ciel et la terre des êtres plus pervers que celui qui gouverne une immense multitude d'hommes, et n'en fait mourir aucun; et qui, sans se haïr lui-même, aime assez ses semblables pour épargner ceux d'entre eux qui ne l'épargneraient pas, s'ils étaient jamais les maîtres:--mais rien de tout cela n'est prouvé. Satrapes! vous êtes libres de vos personnes et de vos épées: disposez-en comme il vous plaira;--dès cette heure, je n'ai rien à vous reprocher. Salemènes! suivez-moi.
(Sardanapale, Salemènes, la suite, etc., se retirent, laissant Arbaces et Belèses.)
ARBACES.
Belèses!
BELÈSES.
Eh bien! que vous semble?
ARBACES.
Que nous sommes perdus.
BELÈSES.
Que le royaume est à nous.
ARBACES.
Comment! suspects comme nous le sommes!--le glaive suspendu sur nos têtes par un seul cheveu, et que peut briser, d'un instant à l'autre, la voix impérieuse qui nous a épargnés! En vérité, je ne vous comprends pas.
BELÈSES.
Ne cherchez pas à comprendre; mais songeons à profiter du tems. L'heure nous appartient encore,--nos moyens sont les mêmes,--la nuit, celle que nous avions arrêtée: il n'y a rien de changé, si ce n'est que notre ignorance de tout soupçon s'est convertie en une certitude qui ne nous permet plus, sans être taxés de folie, le moindre délai.
ARBACES.
Et pourtant--
BELÈSES.
Comment! des doutes encore?
ARBACES.
Il a épargné nos vies;--bien plus, il les a sauvées des coups de Salemènes.
BELÈSES.
Et combien de tems les épargnera-t-il encore? jusqu'au premier moment d'ivresse.
ARBACES.
Ou plutôt de sobriété. Cependant, il à agi avec noblesse; il nous a royalement pardonné une trahison bassement méditée--
BELÈSES.
Dites courageusement.
ARBACES.
L'un et l'autre, peut-être. Mais il m'a touché; et, quoi qu'il arrive, je n'irai pas plus loin.
BELÈSES.
Perdre ainsi le monde!
ARBACES.
Perdre tout, plutôt que ma propre estime.
BELÈSES.
Pour moi, j'ai honte d'être forcé de devoir la vie à un tel roi de quenouille.
ARBACES.
Nous ne la lui devons pas moins; et je rougirais bien plus de la ravir à qui nous l'accorda.
BELÈSES.
Endure tout ce que tu voudras, les étoiles en ont autrement décidé.
ARBACES.
Quand elles descendraient pour me tracer la route qui doit m'élever vers le trône, je ne les suivrais pas.
BELÈSES.
Pure faiblesse,--pire que celle d'une femme malade rêvant de la mort, ou veillant au milieu des ténèbres,--Avance,--avance.
ARBACES.
J'ai cru, quand il parlait, voir Nemrod lui-même, tel que le présente l'orgueilleuse statue placée au milieu des rois dont il semble le monarque, et formant lui seul le temple dont il ne doit être que l'ornement.
BELÈSES.
Je vous disais que vous l'aviez beaucoup trop méprisé, et qu'il y avait encore en lui quelque chose de royal. Quoi donc, il n'en est qu'un plus digne adversaire.
ARBACES.
Et nous de plus indignes:--oh! pourquoi nous a-t-il épargnés!
BELÈSES.
Fort bien!--tu voudrais qu'il nous eût déjà immolés.
ARBACES.
Non;--mais il eût mieux valu mourir ainsi que de vivre pour l'ingratitude.
BELÈSES.
Oh! qu'il est des ames vulgaires! Tu n'as pas reculé devant ce que d'autres appellent trahison et lâche perfidie,--et soudain, parce qu'à propos de rien ou de quelque chose, cet impudent débauché s'est montré avec ostentation entre toi et Salemènes, te voilà converti,--faut-il le dire?--en Sardanapale! Je ne sais pas de nom plus ignominieux.
ARBACES.
Il n'y a qu'une heure, quiconque m'aurait ainsi nommé n'aurait pas eu long-tems à vivre;--maintenant, je vous pardonne, comme il nous a lui-même pardonné.--Non, Sémiramis elle-même n'eût pas agi comme lui.
BELÈSES.
En effet, la reine n'aimait pas les partageans de son royaume, pas même un époux.
ARBACES.
Je le servirai fidèlement--
BELÈSES.
Et humblement, sans doute?
ARBACES.
Non, seigneur, noblement; car je le ferai avec loyauté. Je serai plus proche du trône que vous ne l'êtes du ciel; moins altier peut-être, mais ayant mieux le droit de l'être. Agissez comme vous l'entendrez:--vous avez des lois, des mystères, des interprétations du bien et du mal dont je manque pour m'éclairer; j'en suis réduit à n'écouter que les inspirations d'un cœur sans artifice. A présent, vous me connaissez.
BELÈSES.
Avez-vous fini?
ARBACES.
Oui,--avec vous.
BELÈSES.
Et sans doute, vous songez à me trahir aussi bien qu'à me quitter?
ARBACES.
Cette pensée est d'un prêtre, et non pas d'un soldat.
BELÈSES.
Comme il vous plaira.--Laissons-là ces vains débats; consentez seulement à m'entendre.
ARBACES.
Non:--je vois plus de danger dans votre esprit subtil que dans une armée entière.
BELÈSES.
S'il en est ainsi,--j'avancerai seul.
ARBACES.
Seul!
BELÈSES.
Les trônes ne souffrent pas de partage.
ARBACES.
Mais celui-ci est occupé.
BELÈSES.
Moins que s'il ne l'était pas,--par un monarque avili. Songez-y, Arbaces: jusqu'à présent, je vous ai soutenu, chéri et encouragé; je consentais même à vous reconnaître pour maître, dans l'espérance de servir et de sauver l'Assyrie. Le ciel lui-même semblait sourire à mes projets: tout répondait à nos vœux, même ce dernier incident, lorsque tout d'un coup votre ardeur s'est convertie en un lâche assoupissement. Mais s'il en est ainsi, et plutôt que de voir mon pays abattu, je serai son libérateur ou la victime de son tyran, ou bien tous les deux: car souvent ils marchent ensemble; et si je réussis, Arbaces devient mon sujet.
ARBACES.
Votre sujet!
BELÈSES.
Pourquoi pas; mieux vaudra pour vous ce titre que de rester esclave, esclave gracié de la Sardanapale.
(Entre Pania.)
PANIA.
Seigneurs, j'apporte un ordre du roi.
ARBACES.
Il est plus tôt obéi que prononcé.
BELÈSES.
Néanmoins, écoutons-le.
PANIA.
De suite, et cette nuit même, retournez à vos satrapies respectives de Babylone et de Médie.
BELÈSES.
Est-ce avec nos troupes?
PANIA.
Mon ordre comprend les satrapes et toute leur suite.
ARBACES.
Mais--
BELÈSES.
Le roi sera obéi; dites que nous partons.
PANIA.
J'ai l'ordre de vous voir partir, et non pas de porter votre réponse.
BELÈSES.
Eh bien! nous allons vous suivre.
PANIA.
Je vais me retirer pour ordonner la garde d'honneur qui convient à votre rang, et j'attendrai votre signal, pourvu que vous n'outrepassiez pas l'heure.
(Pania sort.)
BELÈSES.
Ainsi donc, nous obéissons!
ARBACES.
Sans doute.
BELÈSES.
Oui, jusqu'aux portes qui ferment le palais, notre prison pour l'avenir; mais non pas plus loin.
ARBACES.
Tu as saisi précisément la vérité. Le royaume lui-même et sa vaste étendue entr'ouvrent devant chacun de nos pas des cachots pour toi et pour moi.
BELÈSES.
Des tombeaux.
ARBACES.
Si je le croyais, cette bonne épée en creuserait un de plus que le mien.
BELÈSES.
Elle aurait beaucoup à faire; mais j'espère bien mieux que tu n'augures. Essayons, pour le moment, de sortir d'ici comme nous pourrons. Tu t'accordes à croire avec moi que cet ordre est une sentence de condamnation?
ARBACES.
Et quelle autre interprétation pourrait-on lui donner? c'est l'usage ordinaire des rois de l'Orient: pardon et poison;--des faveurs et un glaive;--un lointain voyage, un repos éternel. Combien de satrapes, sous le règne de son père:--car pour lui, je l'avoue, il n'est, ou du moins il n'était pas sanguinaire--
BELÈSES.
Mais ne veut-il, ne peut-il à présent le devenir?
ARBACES.
Je le crains. Combien de satrapes ai-je vus, au tems de son père, renvoyés dans leurs puissans gouvernemens, et qui trouvèrent des tombes sous leurs pas! Je ne sais pas comment; mais tels étaient les ennuis et la longueur du voyage, qu'ils ne manquaient pas de tomber malades en route.
BELÈSES.
Ne songeons qu'à regagner l'air libre de la ville, nous abrégerons le chemin.
ARBACES.
Peut-être saura-t-on bien l'abréger à la porte.
BELÈSES.
Non; ils risqueraient trop. Ils entendent nous faire mourir isolément, non pas dans le palais ou dans les murs de la ville; nous y sommes trop connus, nous y aurions des partisans: s'ils avaient voulu se défaire ici de nous, nous ne serions déjà plus. Sortons.
ARBACES.
Si je pensais qu'il ne voulût pas ma vie--
BELÈSES.
Folie! Sortons. Quel serait autrement le projet du despote? Hâtons-nous de rejoindre nos troupes, et de marcher.
ARBACES.
Où? vers nos provinces?
BELÈSES.
Non; vers votre royaume. Nous avons du tems, du courage, de l'espoir, des forces, et des moyens que ne pourront vaincre leurs demi-mesures.--Partons.
ARBACES.
Quoi! au milieu de mon repentir, vais-je retomber dans le crime!
BELÈSES.
C'est une vertu de savoir se défendre soi-même: c'est la seule garantie de tous les droits. Partons, dis-je! sortons de ces lieux, l'air y devient épais et redoutable: ces murs exhalent une odeur de renfermé.--Ne leur laissons pas le tems d'un nouveau conseil: notre prompt départ prouvera notre dévouement; il empêchera notre brave escorte, l'honnête Pania, d'être, à quelques lieues de là, l'exécuteur de nouveaux ordres. Il n'y a donc pas d'autre choix.--Partons, dis-je.
(Il sort avec Arbaces, qui le suit avec résistance.--Entrent Sardanapale et Salemènes.)
SARDANAPALE.
Eh bien, nous avons remédié à tout, et sans une goutte de sang, le pire des ingrédiens des prétendus remèdes; nous voilà préservés par l'exil de ces hommes.
SALEMÈNES.
Oui; comme celui qui marche sur des fleurs l'est de la vipère réfugiée sous leurs tiges.
SARDANAPALE.
Comment? que voudrais-tu de moi?
SALEMÈNES.
Vous voir défaire ce que vous avez fait.
SARDANAPALE.
Révoquer mon pardon?
SALEMÈNES.
Raffermir la couronne qui chancelle sur vos tempes.
SARDANAPALE.
Cela serait tyrannique.
SALEMÈNES.
Cela serait prudent.
SARDANAPALE.
Mais ne le sommes-nous pas assez; et quel danger peuvent-ils préparer sur les frontières?
SALEMÈNES.
Ils n'y sont pas encore;--et si j'en étais cru, ils n'y seraient jamais.
SARDANAPALE.
Mais, enfin, je t'ai prêté une oreille impartiale:--pourquoi ne les écouterais-je pas à leur tour?
SALEMÈNES.
Vous pourrez le concevoir plus tard; en ce moment, je sors pour disposer la garde.
SARDANAPALE.
Mais nous rejoindrez-vous pendant le banquet?
SALEMÈNES.
Dispensez-moi, sire;--je ne suis pas un homme de table: je suis prêt à remplir tous les emplois, sauf celui de Bacchante.
SARDANAPALE.
Néanmoins, il est bon de se réjouir de tems en tems.
SALEMÈNES.
Et bon aussi que quelques-uns veillent pour ceux qui trop souvent se réjouissent. Permettez-vous que je m'éloigne?
SARDANAPALE.
Oui:--encore un instant, mon généreux Salemènes, mon frère, mon excellent sujet, prince meilleur que je ne suis roi. Vous devriez être le monarque, et moi,--je ne sais quoi, et je ne m'en soucie; mais ne va pas croire que je sois insensible à ta prudente sollicitude, et aux chagrins rudes, mais affectueux, que te causent mes folies. Si j'épargnai, contre ton avis, l'existence de ces hommes;--ce n'est pas que je crusse tes avis erronés; mais laissons-les respirer; ne les chicanons pas sur leur vie:--donnons-leur le loisir de l'amender. Leur exil me permet de dormir tranquille, et leur mort m'en eût empêché.
SALEMÈNES.
Ainsi, pour sauver des traîtres, vous courez le risque de tomber dans l'éternel sommeil:--vous leur évitez un moment d'angoisse, pour des années de crime. Permettez-moi de les forcer à demeurer tranquilles.
SARDANAPALE.
Ne me tente pas: ma parole est donnée.
SALEMÈNES.
Elle peut être reprise.
SARDANAPALE.
C'est celle d'un roi.
SALEMÈNES.
Elle devrait donc être vigoureuse. Cette demi-indulgence, qui se contente de l'exil, ne fait qu'ajouter à l'irritation.--Il faut qu'un pardon soit entier, ou qu'il ne soit pas prononcé.
SARDANAPALE.
Et qui m'a persuadé, lorsque je m'étais contenté de les éloigner de ma présence, qui m'a pressé de les renvoyer dans leurs satrapies?
SALEMÈNES.
En effet, je l'avais oublié: et si jamais ils gagnent leurs provinces,--vous devez, sire, me reprocher encore davantage ce conseil.
SARDANAPALE.
Et s'ils ne les gagnent pas, songez-y,--sains et saufs; entendez-vous, sains et saufs, et en toute sécurité, songez à la vôtre.
SALEMÈNES.
Permettez-moi de partir; on veillera à leur salut.
SARDANAPALE.
Pars donc; et, je te prie, pense de ton frère avec plus de faveur.
SALEMÈNES.
Sire, je servirai toujours, comme je le dois, mon souverain.
(Salemènes sort.)
SARDANAPALE, seul.
Cet homme est d'un caractère trop sévère: il est rude et fier comme le roc, libre de toutes les entraves vulgaires de la terre. Moi, je suis d'une argile plus tendre et mélangée de fleurs. Mais, comme notre enveloppe, les produits doivent différer entre eux. Si je me trompe, c'est sur des points qui affectent bien légèrement ce sens que je ne puis désigner, mais qui m'inspire souvent de la tristesse et quelquefois de la satisfaction; génie qui semble placé sur mon cœur pour régler plutôt que pour rendre plus vifs ses mouvemens, et pour me faire des questions que jamais aucun mortel ne m'a faites, ni Baal lui-même, avec tous ses divins oracles:--lui dont, ici, le marbre n'empêche pas la majestueuse figure de se rider, comme les ombres du soir, et de sembler mobile, au point de me laisser croire que la statue va parler. Éloignons ces vaines pensées: je veux être tout à l'allégresse;--et puis, voici le plus fidèle héraut du plaisir.
(Entre Mirrha.)
MIRRHA.
Roi! le ciel se couvre, le tonnerre commence à gronder, les nuages semblent approcher et recéler déjà dans leurs flancs les éclats d'une redoutable tempête. Voulez-vous donc quitter le palais?
SARDANAPALE.
La tempête, dis-tu!
MIRRHA.
Oui, mon cher seigneur.
SARDANAPALE.
Pour ma part, je ne serais pas fâché de rompre la monotonie de la scène, et de contempler les élémens en guerre; mais ce plaisir contrasterait avec les vêtemens de soie et les figures paisibles de nos joyeux amis. Dis-moi, Mirrha, es-tu de ceux qui craignent le grondement des nuages?
MIRRHA.
Dans mon pays, nous respectons leurs voix, comme les augures de Jupiter.
SARDANAPALE.
Jupiter!--Ah! oui, votre Baal.--Le nôtre a du crédit aussi sur le tonnerre; et, de tems en tems, quelque éclat témoigne sa divinité, et même vient parfois briser ses propres autels.
MIRRHA.
Ce serait un sinistre présage.
SARDANAPALE.
Oui,--pour les prêtres. Eh bien! cette nuit, nous ne sortirons pas du palais: nous banquetterons à l'intérieur.
MIRRHA.
Jupiter en soit donc loué! il a exaucé la prière que tu n'avais pas voulu entendre. Les dieux ont pour toi plus de tendresse que toi-même; et s'ils ont soulevé cette tempête entre toi et tes ennemis, c'est pour te protéger contre eux.
SARDANAPALE.
S'il y a du péril, mon enfant, il est, je crois, le même dans ces murs et sur les bords du fleuve.
MIRRHA.
Non, non; ces murs sont élevés, forts, et d'ailleurs garnis de gardes. Pour y pénétrer, la trahison doit franchir une foule de détours et de portes massives: mais dans le pavillon, elle ne trouvera aucune défense.
SARDANAPALE.
Non, s'il y a trahison; mais ni dans le palais, ni dans la forteresse, ni sur les sommets, séjour des orages, où l'aigle repose au milieu d'impraticables rochers. La flèche sait atteindre le roi des airs: et celui de la terre n'est pas à l'abri du poignard meurtrier. Mais, calme-toi: innocens ou coupables, les hommes que tu crains sont bannis et déjà loin.
MIRRHA.
Ils vivent encore?
SARDANAPALE.
Quoi, si cruelle aussi!
MIRRHA.
Je ne puis frémir de la juste exécution d'un châtiment mérité, sur ceux qui menacent votre vie: s'il en était autrement, je ne mériterais pas de conserver la mienne. D'ailleurs, vous avez le conseil du noble Salemènes.
SARDANAPALE.
Ma surprise est extrême: l'indulgence et la sévérité se réunissent contre moi pour me forcer à la vengeance.
MIRRHA.
C'est là une de nos vertus en Grèce.
SARDANAPALE.
Elle n'en est pas plus royale.--Je ne l'observerai pas; ou si je m'y laisse entraîner, ce sera à l'égard des rois:--de mes égaux.
MIRRHA.
Mais ces hommes cherchent à devenir tels.
SARDANAPALE.
Mirrha, cela est trop de ton sexe; c'est la peur qui t'inspire.
MIRRHA.
Oui, pour vous.
SARDANAPALE.
Peu importe:--c'est toujours la peur. J'ai étudié les femmes; une fois soulevées par le ressentiment, elles aspirent, par suite de leur timidité, à la vengeance, avec une persévérance que je ne veux pas prendre pour modèle. Je vous croyais, vous autres Grecques, exemptes de cette faiblesse, aussi bien que de la puérile mollesse des femmes asiatiques.
MIRRHA.
Mon seigneur, je n'aime pas à faire parade de mon amour ni de mes qualités; j'eus part à votre splendeur, je partagerai, quoi qu'il arrive, votre destinée. Un jour peut venir où vous trouverez dans une esclave plus de dévouement que dans les innombrables sujets de votre empire. Mais puissent les dieux ne le pas permettre! J'aime mieux être aimée sur la foi de ce que j'éprouve moi-même, que de vous en donner jamais la preuve au milieu de peines que mes tendres soins pourraient ne pas assez adoucir.
SARDANAPALE.
La peine ne saurait pénétrer où existe le parfait amour; ou, si elle se présente, c'est pour le rendre encore plus vif, et s'évanouir loin de ceux qu'elle ne saurait atteindre. Rentrons.--L'heure approche; et il faut nous préparer à recevoir les hôtes qui doivent embellir notre fête.
(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
(La salle du palais illuminée.--Sardanapale et ses hôtes sont à table.--
Une tempête au dehors, et de tems en tems le tonnerre.)
SARDANAPALE.
Remplis la coupe! Nous sommes ici dans l'ordre: c'est ici mon vrai royaume, entre de beaux yeux et des figures aussi heureuses que belles! Ici, le chagrin ne saurait pénétrer.
ZAMES.
Ni partout ailleurs:--où est le roi, brille aussitôt le plaisir.
SARDANAPALE.
Cela ne vaut-il pas mieux que les chasses de Nemrod, ou les courses de ma fière grand'-mère à la recherche de royaumes qu'elle n'aurait pu gouverner, si elle en eût fait la conquête?
ALTADA.
Quelque grands qu'ils fussent, et comme le fut toute la royale race, nul de ceux qui ont précédemment régné n'a pourtant atteint la gloire de Sardanapale, qui mit toute sa joie dans la paix, la plus solide des gloires.
SARDANAPALE.
Et dans le plaisir, cher Altada, vers lequel la gloire n'est qu'un chemin. Que recherchons-nous? le plaisir. Nous devons abréger la route qui y conduit; nous ne la poursuivons pas à travers les cendres de l'humanité, et nous évitons de signaler par autant de tombeaux chacun de nos pas.
ZAMES.
Non; tous les cœurs sont heureux; toutes les voix s'accordent pour bénir le roi de paix, qui tient l'univers en joie.
SARDANAPALE.
En es-tu bien sûr? J'ai ouï parler différemment; quelques-uns parlent de traîtres.
ZAMES.
Sire, les traîtres sont ceux qui parlent ainsi 2. Cela est impossible. Dans quel but?
Note 2: (retour) Ces mots (pourquoi? je l'ignore) me rappellent ceux de la fameuse dernière adresse de 1830, au roi Charles X. «Sire, entre ceux qui méconnaissent une nation si fidèle, si dévouée, si soumise, et nous, que votre majesté prononce.»--La réponse de Zames est, comme on le voit, très-respectueuse. (N. du Tr.)
SARDANAPALE.
Dans quel but? tu as raison:--Remplis la coupe; nous n'y songerons plus. Il n'y a pas de traîtres: ou s'il en est, ils sont partis.
ALTADA.
Amis, faites-moi raison! Vidons tous, à genoux, une coupe à la santé du roi,--du monarque, dis-je, du dieu Sardanapale!
ZAMES et les hôtes s'agenouillent, et s'écrient:
Au roi plus puissant que Baal son père, au dieu Sardanapale! (Le tonnerre interrompt leur toast, quelques-uns se relèvent effrayés.) Pourquoi vous relever, mes amis? Ses ancêtres divins expriment, par cette éclatante voix, leur consentement à nos vœux.
MIRRHA.
Dis plutôt leurs menaces. Souffriras-tu, roi, cette ridicule impiété?
SARDANAPALE.
Impiété!--Eh bien! si mes aïeux et prédécesseurs sont des dieux, je ne déshonorerai pas leur lignée. Mais levez-vous, mes pieux amis; réservez votre dévotion pour le maître du tonnerre: mes vœux sont d'être aimé, et non pas déifié.
ALTADA.
Vous êtes l'un et l'autre;--et vous le serez toujours par vos fidèles sujets.
SARDANAPALE.
Le tonnerre semble redoubler: voilà une horrible nuit.
MIRRHA.
Oh! oui, pour les dieux qui n'ont pas de palais où puissent être à l'abri leurs adorateurs.
SARDANAPALE.
Il est vrai, Mirrha; et si je pouvais transformer mon royaume en un vaste asile pour les malheureux, je le ferais.
MIRRHA.
Tu n'es donc pas dieu, puisque tu ne peux exécuter le grand et noble vœu que tu formes.
SARDANAPALE.
Et vos dieux donc, que sont-ils? eux qui le peuvent et ne le font pas?
MIRRHA.
Ne parle pas de cela, de crainte de les provoquer.
SARDANAPALE.
En effet; ils n'aiment pas mieux que les mortels la censure. Une pensée me frappe, mes amis: s'il n'existait pas de temple, croyez-vous qu'il y eût des adorateurs de l'air?--c'est-à-dire, quand il est triste et furieux comme en ce moment.
MIRRHA.
Le Perse prie sur ses montagnes.
SARDANAPALE.
Oui, quand brille le soleil.
MIRRHA.
Mais moi, je demanderais, si ce palais était renversé et détruit, combien de flatteurs baiseraient la poussière sur laquelle marchait le roi?
ALTADA.
La belle Ionienne parle avec trop de dédain d'une nation qu'elle ne connaît pas assez; les Assyriens ne savent de plaisir que celui de leur roi: ils sont fiers de leurs hommages.
SARDANAPALE.
Eh bien! mes hôtes, pardonnez la vivacité d'expression de la belle Grecque.
ALTADA.
Lui pardonner, sire! nous lui devons honneur, comme à tout ce qui vous appartient. Mais quel est ce bruit?
ZAMES.
Ce bruit! rien que les éclats de portes lointaines frappées du vent.
ALTADA.
Il a retenti comme le cri de--Écoutez encore.
ZAMES.
C'est la pluie tombant par torrens sur le toit.
SARDANAPALE.
N'en parlons plus. Mirrha, mon amour, as-tu préparé ta lyre? Chante-moi une pièce de Sapho; de celle, tu sais, qui, dans ton pays, se précipita--
(Entre Pania, l'épée et les vêtemens ensanglantés et en désordre. Les hôtes se lèvent tous effrayés.)
PANIA, aux gardes.
Assurez-vous des portes; courez de toutes vos forces vers les murs. Aux armes! aux armes! le roi est en péril. Monarque, excusez cette hâte:--ma fidélité l'exige.
SARDANAPALE.
Explique-toi.
PANIA.
Les craintes de Salemènes étaient fondées: les perfides satrapes--
SARDANAPALE.
Vous êtes blessé:--qu'on lui présente du vin. Reprenez vos sens, cher Pania.
PANIA.
Ce n'est rien:--c'est une légère blessure. Je suis plus accablé de l'empressement que j'ai mis à avertir mon prince, que du sang répandu pour le défendre.
MIRRHA.
Eh bien! les rebelles?
PANIA.
À peine Arbaces et Belèses eurent-ils atteint leur demeure dans la ville, qu'ils refusèrent de marcher: et quand je voulus user du pouvoir qui m'était délégué, ils invoquèrent leurs troupes, qui se soulevèrent aussitôt en furie.
MIRRHA.
Tous?
PANIA.
Beaucoup trop.
SARDANAPALE.
Ne va pas, en mettant une borne à ta franchise, épargner la vérité à mes oreilles.
PANIA.
Ma faible garde était fidèle;--et ce qui en reste le demeure encore.
MIRRHA.
Est-ce là tout ce qu'il y a de fidèle dans l'armée?
PANIA.
Non:--les Bactriens, conduits par Salemènes, qui, toujours oppressé de violens soupçons sur les gouverneurs de Médie, était alors en marche. Les Bactriens sont nombreux; ils font aux rebelles une résistance opiniâtre, disputent le terrain pas à pas, et forment un cercle autour du palais: c'est là qu'ils songent à réunir toutes leurs forces, et à protéger le roi. (Il hésite.) Je suis chargé de--
MIRRHA.
Il n'est pas tems d'hésiter.
PANIA.
Le prince Salemènes supplie donc le roi de s'armer lui-même, quoique pour un moment, et de se montrer en soldat: dans cette circonstance, sa seule présence ferait plus que n'en saurait faire une armée.
SARDANAPALE.
Alors donc, mes armes!
MIRRHA.
Tu le veux bien?
SARDANAPALE.
Sans doute. Allons!--mais ne cherchez pas le bouclier; il est trop lourd:--une légère cuirasse et mon épée. Où sont les rebelles?
PANIA.
Le plus vif combat se donne maintenant à une stade, à peu près, des murs extérieurs.
SARDANAPALE.
Je puis donc monter à cheval. Sféro, faites préparer mon cheval.--Il y a dans nos cours assez d'espace pour faire agir la moitié des cavaliers arabes.
(Sféro sort.)
MIRRHA.
Combien je t'aime!
SARDANAPALE.
Je n'en ai jamais douté.
MIRRHA.
Mais, à présent, je te connais.
SARDANAPALE, à l'un des suivans.
Apportez-moi aussi ma lance.--Où est Salemènes?
PANIA.
Où doit être un soldat: dans le fort de la mêlée.
SARDANAPALE.
Cours vers lui.--La route est-elle libre encore entre le palais et l'armée?
PANIA.
Elle l'était quand j'accourus ici, et je n'ai nulle crainte: nos troupes étaient déterminées, et la phalange formée.
SARDANAPALE.
Dis-lui, pour le présent, qu'il épargne sa personne, et que, pour moi, je n'épargnerai pas la mienne:--ajoute que j'arrive.
PANIA.
Ce mot est à lui seul la victoire.
(Pania sort.)
SARDANAPALE.
Altada,--Zames, avancez et armez-vous: tout dépend de la célérité, à la guerre. Voyez à ce que les femmes soient mises en sûreté dans les appartemens secrets: qu'on leur laisse une garde, avec l'ordre exprès de ne quitter leur poste qu'avec leur vie.--Zames, vous la commanderez. Altada, armez-vous, et revenez ici: votre poste est près de notre personne.
(Zames, Altada et tous les autres sortent, excepté Mirrha.--Entrent Sféro et autres, avec les armes du roi, etc.)
SFÉRO.
Roi, voici votre armure.
SARDANAPALE, s'en revêtant.
Donnez-moi la cuirasse;--bien: mon baudrier; puis mon épée: et le casque, j'oubliais, où est-il? c'est bien.--Non, il est trop lourd: vous vous êtes trompé, aussi,--ce n'est pas lui que je voulais, mais celui que surmonte un diadème.
SFÉRO.
Sire, les pierres précieuses qui l'entourent le mettraient trop en vue pour être placé sur votre tête sacrée;--Veuillez me croire, celui-ci, bien que moins riche, est d'une meilleure trempe.
SARDANAPALE.
Vous croyez! Êtes-vous aussi devenu rebelle? Apprenez que votre devoir est d'obéir: retournez;--mais, non,--il est trop tard: je sortirai sans lui.
SFÉRO.
Au moins, prenez celui-ci.
SARDANAPALE.
Prendre le Caucase! mais ce serait une montagne sur mes tempes.
SFÉRO.
Sire, le dernier soldat ne s'avance pas aussi exposé au combat. Tout le monde vous reconnaîtra,--car l'orage a cessé, et la lune a reparu dans tout son éclat.
SARDANAPALE.
Je sors pour qu'on me reconnaisse, et, par ce moyen, j'y réussirai plus tôt. Allons,--ma lance! me voici armé. (Il s'avance; puis s'arrêtant tout court, à Sféro.) Sféro, j'oubliais;--apportez le miroir 3.
SFÉRO.
Un miroir, sire?
SARDANAPALE.
Oui, le miroir d'acier poli trouvé parmi les dépouilles de l'Inde;--mais hâte-toi. (Sféro sort.) Mirrha, retire-toi dans un lieu de sûreté. Pourquoi n'as-tu pas déjà suivi les autres femmes?
MIRRHA.
Parce que c'est ici ma place.
SARDANAPALE.
Mais quand je la quitterai?--
MIRRHA.
Je vous suivrai.
SARDANAPALE.
Au combat, vous!
MIRRHA.
Dans ce cas-là, je ne serais pas la première fille grecque qui s'y fût montrée. Mais j'attendrai ici votre retour.
SARDANAPALE.
La place est spacieuse: c'est la première qu'on occupera, si nous sommes vaincus; et s'il en arrive ainsi, je ne retournerai pas--
MIRRHA.
Nous ne nous en rejoindrons pas moins.
SARDANAPALE.
Comment?
MIRRHA.
Aux lieux où tous finiront par se rejoindre:--dans les enfers! Nous y réunirons nos ombres, s'il est, comme je le crois; des rives au-delà du Styx; et nos cendres, s'il n'en est pas.
SARDANAPALE.
Aurais-tu bien le courage de l'oser?
MIRRHA.
J'oserai tout, si ce n'est de survivre à ce que j'aimais, pour devenir la proie d'un rebelle: séparons-nous, et montre toute ta valeur.
(Rentre Sféro, avec le miroir.)
SARDANAPALE, se regardant.
Cette cuirasse me va bien, le baudrier mieux encore; mais le casque, pas du tout. (Il jette le casque, après l'avoir essayé de nouveau.) À mon avis, je ne suis pas trop mal dans ce costume; à présent, il s'agit d'en faire l'épreuve. Altada! où est Altada?
SFÉRO.
Sire, il attend au dehors: il doit vous présenter votre bouclier.
SARDANAPALE.
En effet, j'oubliais qu'il est mon porte-bouclier, par droit de naissance dérivé d'âge en âge. Embrasse-moi, Mirrha; encore une fois,--encore,--et quoi qu'il arrive, aime-moi: ma première gloire serait de me rendre plus digne de ta tendresse.
MIRRHA.
Partez, et soyez vainqueur!
(Sardanapale et Sféro sortent.)
MIRRHA.
Me voilà seule: tous sont partis, et peut-être un bien petit nombre reviendront. Qu'il triomphe seulement, et que je meure! S'il est vaincu, je n'en mourrai pas moins, car je ne veux pas lui survivre. Il a touché mon cœur, je ne sais comment et pourquoi. Ce n'est pas parce qu'il est roi; son royaume chancelle en ce moment autour de son trône; la terre s'entr'ouvre pour ne lui laisser d'autre place qu'un tombeau: et je l'aime encore davantage. Pardonne, ô puissant Jupiter! à cet amour monstrueux pour un barbare qui méconnaît l'Olympe! Oui, je l'adore maintenant, bien plus encore que--Écoutons:--quels cris de guerre! ils semblent approcher. S'il en était ainsi (elle tire une petite fiole), ce subtil poison de Colchos, que mon père apprit à composer sur les rivages d'Euxin, et qu'il m'enseigna à conserver, pourrait m'affranchir! Et déjà, depuis long-tems, il m'eût affranchie; mais j'aimais, j'aimais au point d'oublier que je fusse esclave, dans les lieux même où tous, à l'exception d'un seul, sont esclaves et fiers de leur servitude, quand, à leur tour, ils voient sous leurs ordres un seul être plus bas et plus méprisable qu'eux. C'est ainsi que nous oublions que des fers portés comme ornement n'en sont pas moins des chaînes.--Encore ce bruit!...--Et puis, le cliquetis des armes:--et puis--
(Entre Altada.)
ALTADA.
Sféro!--Sféro!
MIRRHA.
Il n'est pas ici; que lui voulez-vous? où en est le combat?
ALTADA.
Douteux et cruel.
MIRRHA.
Et le roi?
ALTADA.
Il agit en roi. Je cherche Sféro, afin de demander pour lui une nouvelle lance et son casque. Jusqu'à présent, il a combattu la tête nue, et beaucoup trop exposé. Les soldats connaissent ses traits, et malheureusement aussi les ennemis: à la claire lueur de la lune, sa tiare de soie et ses cheveux épars lui donnent une apparence trop royale. Tous les arcs sont dirigés sur ses beaux cheveux, sur sa belle tête, et sur le léger bandeau qui les couronne tous deux.
MIRRHA.
Dieux qui tonnez sur la terre de mes pères, protégez-le! Est-ce le roi qui vous a envoyé?
ALTADA.
C'est Salemènes qui, sans en avoir instruit le prince, trop peu soucieux du danger, m'a donné confidentiellement cet ordre. Mais le roi, le roi est au combat comme au plaisir! Où peut donc être Sféro? Je vais chercher dans l'arsenal, il doit s'y tenir.
(Altada sort.)
MIRRHA.
Non,--il n'y a pas de déshonneur,--il n'en est pas à le chérir. Je voudrais presque,--ce que jamais je n'ai souhaité, qu'il fût Grec. Si Alcide fut blâmé pour avoir porté la robe de la Lydienne Omphale, et pour avoir manié son vil fuseau; celui qui tout-à-coup se montre un Hercule; qui, depuis sa jeunesse jusqu'à l'âge viril, nourri dans des habitudes efféminées, s'élance du banquet au combat, comme si c'était son lit voluptueux, certes, celui-là mérite d'avoir une fille grecque pour amante, un chantre grec pour poète, une tombe grecque pour monument. Eh bien, seigneur, comment va le combat?
(Entre un officier.)
L'OFFICIER.
Perdu, perdu presque sans ressource. Zames! Où est Zames?
MIRRHA.
Il commande la garde placée devant l'appartement des femmes.
(L'officier sort.)
MIRRHA, seule.
Il est parti; et tout, m'a-t-il dit, est perdu! Qu'ai-je besoin d'en savoir davantage? Dans ce peu de mots se trouvent abîmés un royaume et un roi, une famille de treize siècles, des milliers de vies, et la fortune de tous ceux qui n'ont pas succombé; et moi aussi, semblable à la bulle légère sortie de la vague qui engouffre tant de victimes, je vais cesser d'exister. Du moins, mon destin est-il entre mes mains: nul insolent vainqueur ne me comptera parmi ses dépouilles.
(Entre Pania.)
PANIA.
Mirrha, suivez-moi sans délai; nous n'avons pas un moment à perdre:--c'est tout ce qui nous reste.
MIRRHA.
Et le roi?
PANIA.
Il m'a envoyé ici pour vous conduire au-delà du fleuve, par un passage secret.
MIRRHA.
Ainsi donc, il vit--
PANIA.
Et m'a chargé d'assurer votre vie, et de vous conjurer de vivre pour lui, jusqu'à ce qu'il pût vous rejoindre.
MIRRHA.
Songerait-il à quitter le combat?
PANIA.
Non, jusqu'à la dernière extrémité. Encore à présent, il n'écoute que les inspirations du désespoir; et, pied à pied, il dispute le palais lui-même.
MIRRHA.
Ils y sont donc!--oui, leurs cris retentissent au travers des vieilles salles que n'avaient jamais profanées des échos rebelles, jusqu'à cette nuit fatale. Adieu, race d'Assyrie! adieu à toutes celles de Nemrod! tout, jusqu'à son nom, est à présent disparu.
PANIA.
Suivez-moi, sortons!
MIRRHA.
Non; je veux mourir ici!--Fuyez, et dites à votre roi que jusqu'à la fin je l'ai aimé.
(Entrent Sardanapale et Salemènes, avec soldats. Pania quitte Mirrha et entre dans leurs rangs.)
SARDANAPALE.
Puisqu'il en est ainsi, nous mourrons où nous sommes nés:--dans nos appartemens. Serrez vos rangs,--demeurez fermes. J'ai dépêché un satrape fidèle vers Zames, dont la garde est fraîche et dévouée: ils ne tarderont pas. Tout n'est pas désespéré! Pania, veille sur Mirrha.
(Pania revient près de Mirrha.)
SALEMÈNES.
Nous avons le tems de respirer: encore un effort, mes amis,--un effort pour Assyrie!
SARDANAPALE.
Dis plutôt pour Bactriane! Mes fidèles Bactriens, je veux désormais être roi de votre pays, et nous tiendrons ensemble ce royaume en province.
SALEMÈNES.
Écoutez! ils viennent,--ils viennent.
(Entrent Belèses et Arbaces à la tête des rebelles.)
ARBACES.
Avançons! nous les avons pris dans le piége. À la charge! à la charge!
BELÈSES.
En avant!--Le ciel combat pour nous et avec nous:--sus!
(Ils chargent le roi, Salemènes et leurs troupes, qui se défendent jusqu'à l'arrivée de Zames, avec les gardes ci-dessus mentionnées. Les rebelles sont alors repoussés et poursuivis par Salemènes, etc. Comme le roi va rejoindre les poursuivans, Belèses l'arrête.)
BELÈSES.
À moi, le tyran.--Je vais terminer cette guerre.
SARDANAPALE.
Et moi aussi, belliqueux prêtre, sublime prophète, sujet reconnaissant et fidèle:--cède, je t'en prie. Je te réserverai pour un jugement en forme, au lieu de plonger mes mains dans ton sang sacré.
BELÈSES.
Ton heure est venue.
SARDANAPALE.
Non, c'est la tienne.--Dernièrement, quoique je ne sois qu'un jeune astrologue, j'ai lu dans les astres; et parmi les lumières du zodiaque, j'ai trouvé ton destin dans le signe du Scorpion, qui proclame que tu vas être terrassé.
BELÈSES.
Ce ne sera pas par toi.
(Ils combattent; Belèses est blessé et désarmé.)
SARDANAPALE, levant son épée pour le tuer.
Invoque maintenant les planètes. Descendront-elles du ciel pour sauver leur crédit et leur interprète?
(Un parti de rebelles entre et délivre Belèses. Ils attaquent le roi, qui, à son tour, est délivré par un parti de ses soldats: les rebelles sont mis en fuite.)
SARDANAPALE.
Après tout, le vilain avait prophétisé juste. Allons!--sur eux:--la victoire est à nous.
(Il sort à leur poursuite.)
MIRRHA, à Pania.
Suis-le donc! Pourquoi demeures-tu ici, et souffres-tu que tes compagnons marchent sans toi à la victoire?
PANIA.
Le roi m'a ordonné de ne pas vous quitter.
MIRRHA.
Moi! ne songe pas à moi: un simple soldat de plus peut offrir un secours décisif. Je ne demande pas, je n'ai pas besoin de garde. Et qui peut, quand il s'agit du destin du monde, songer à veiller sur une femme! Disparais, te dis-je, ou tu perds l'honneur! Tu ne m'écoutes pas; eh bien, moi, femme timide, je vais m'élancer au milieu de leur furieuse lutte, et je t'ordonne de me garder, là--où tu pourras en même tems protéger ton souverain.
(Mirrha sort.)
PANIA.
Arrêtez, madame! Elle est partie. S'il lui arrivait quelque malheur, j'aurais mieux fait de perdre ma vie. Sardanapale tient bien plus à elle qu'à son royaume, et pourtant il dispute en ce moment l'un et l'autre. Faut-il donc moins faire que lui, qui n'a jamais, jusqu'à présent, tiré un cimeterre? Revenez, Mirrha, je vous obéis, quoiqu'en désobéissant au monarque.
(Pania sort. Altada et Sféro entrent par une porte opposée.)
ALTADA.
Mirrha! Eh quoi, partie! Pourtant elle était ici quand s'est engagé le combat, et Pania avec elle, leur serait-il arrivé quelque chose?
SFÉRO.
Je les vis en sûreté à l'instant où les révoltés prirent la fuite; et s'ils se sont éloignés, ce n'est sans doute que pour regagner le harem.
ALTADA.
Si, comme tout semble l'annoncer, le roi reste vainqueur, et qu'il ait perdu sa chère Ionienne, nous sommes destinés à un sort pire que celui des révoltés captifs.
SFÉRO.
Il faut que nous les suivions; elle ne peut être fort éloignée: et si nous la retrouvons, c'est une plus riche proie à présenter à notre souverain que celle d'un royaume reconquis.
ALTADA.
Non, Baal lui-même ne fit jamais, pour s'emparer de ces contrées, de plus hardis efforts que son soyeux fils pour les conserver: il a déjoué toutes les prévisions de ses ennemis et de ses amis; il s'est montré tel que ces brûlantes et lourdes journées d'été, avant-courrières de soirées orageuses, alors qu'éclate tout d'un coup la foudre, au point d'ébranler les airs et de transformer la terre en nouveau déluge. L'homme est inexplicable.
SFÉRO.
Pas plus celui-ci que les autres: tous sont les enfans de l'occasion. Mais, sortons:--allons à la recherche de l'esclave, ou préparons-nous à expier dans les tortures sa folle passion, et à subir, innocens, le supplice des criminels.
(Ils sortent.--Entrent Salemènes, soldats, etc.)
SALEMÈNES.
Le triomphe est beau: ils sont repoussés loin du palais; et nous avons ouvert un facile accès aux troupes stationnées de l'autre côté de l'Euphrate, qui peut-être demeurent encore fidèles. Et puis elles doivent l'être, grâce à la nouvelle de notre victoire; mais le chef des vainqueurs, le roi, où est-il?
(Entre Sardanapale avec les siens, etc., et Mirrha.)
SARDANAPALE.
Me voici, mon frère.
SALEMÈNES.
Sain et sauf, je l'espère.
SARDANAPALE.
Non, pas tout-à-fait; mais passons: nous avons nettoyé le palais--
SALEMÈNES.
Et la ville, je l'espère. Notre nombre s'accroît; et j'ai donné ordre à une nuée de Parthes réservés jusqu'à présent, tous impatiens et dispos, de les poursuivre dans leur retraite, qui bientôt sera une fuite.
SARDANAPALE.
Elle est déjà telle, du moins ils marchent plus rapidement que je ne pouvais les suivre, moi et mes Bactriens, qui cependant n'y mettaient pas de lenteur. Mais je suis fatigué: donnez-moi un siége.
SALEMÈNES.
Dans cette place est précisément le trône, sire.
SARDANAPALE.
Ce n'est pas un point de repos, pour l'esprit ni pour le corps: qu'on me procure une couche, un bloc de paysan, peu importe. (On lui présente un siége.) Bien:--maintenant, je respire plus librement.
SALEMÈNES.
Ce grand jour est devenu le plus beau et le plus glorieux de votre vie.
SARDANAPALE.
Ajoutez: et le plus fatigant. Où est mon échanson? qu'on m'apporte un peu d'eau.
SALEMÈNES, souriant.
C'est la première fois qu'il reçoit un pareil ordre: et moi-même, le plus austère de vos conseillers, je vous proposerais volontiers, en ce moment, une boisson plus vermeille.
SARDANAPALE.
Du sang, n'est-ce pas? mais il en est assez de répandu. Et quant au vin, j'ai appris, dans cette dernière circonstance, le prix d'une liqueur plus naturelle. Trois fois j'ai bu de l'eau, et trois fois j'ai renouvelé, avec une ardeur plus grande que ne m'en donna jamais le jus de la treille, ma poursuite sur les rebelles. Où est le soldat qui me présenta de l'eau dans son casque?
L'UN DES GARDES.
Tué, sire! Une flèche l'atteignit au front, tandis qu'après avoir égoutté son casque, il se disposait à le replacer sur sa tête.
SARDANAPALE.
Il est mort! sans récompense! et tué pour avoir satisfait ma soif: cela est pénible. Le pauvre esclave! s'il vivait seulement, je le gorgerais d'or; car tout l'or de la terre n'aurait pu payer le plaisir que me fit cette eau; j'étais desséché, comme en ce moment. (On lui apporte de l'eau:--il boit.) Je renais donc.--À l'avenir, le gobelet sera réservé aux heures de l'amour: à la guerre, je veux de l'eau.
SALEMÈNES.
Et quel est, sire, ce bandage autour de votre bras?
SARDANAPALE.
Une égratignure du brave Belèses.
MIRRHA.
Ô ciel! il est blessé!
SARDANAPALE.
C'est peu de chose que cela; cependant, maintenant que je suis refroidi, j'éprouve une sensation légèrement douloureuse.
MIRRHA.
Vous l'avez couverte avec--
SARDANAPALE.
Avec le bandeau de ma couronne: c'est la première fois que cet ornement, jusqu'alors une charge, m'a offert quelque utilité.
MIRRHA, aux serviteurs.
Avertissez promptement un médecin des plus habiles. Et vous, seigneur, rentrez, je vous prie: je découvrirai votre blessure; et je l'examinerai.
SARDANAPALE.
J'y consens: car, en ce moment, le sang me tourmente légèrement. Te connais-tu donc en blessures, Mirrha?--À quoi bon le demander? Mon frère, savez-vous où j'ai découvert cette aimable enfant?
SALEMÈNES.
Sans doute la tête cachée au milieu d'autres femmes, comme des gazelles effrayées.
SARDANAPALE.
Non: mais comme l'épouse du jeune lion animée d'une rage féminine (et féminine signifie furieuse, attendu que, dans leur excès, toutes les passions sont féminines) contre le chasseur qui s'enfuit avec sa famille. De la voix et du geste, de sa flottante chevelure et de ses yeux étincelans, elle pressait la fuite des guerriers ennemis!
SALEMÈNES.
En vérité!
SARDANAPALE.
Vous le voyez, je ne suis pas le seul guerrier que cette nuit ait enfanté. Mes yeux s'arrêtaient sur elle et sur ses joues enflammées; ses grands yeux noirs, dont le feu jaillissait à travers les longs cheveux dont elle était couverte; ses veines bleues soulevées le long de son front transparent; ses sourcils dont l'arc était légèrement dérangé; ses charmantes narines, gonflées par un souffle brûlant; sa voix traversant l'effroyable tumulte, ainsi qu'un luth perce le son retentissant des cimbales; ses bras étendus, et qui devaient plutôt leur éclat à leur naturelle blancheur qu'au fer dont sa main était armée, et qu'elle avait arraché aux doigts d'un soldat expirant: tout cela la faisait prendre, par les soldats, pour une prophétesse de victoire, ou pour la victoire elle-même venant saluer ses favoris.
SALEMÈNES, à part.
En voilà trop: l'amour reprend sur lui son premier empire, et tout est perdu si nous ne donnons le change à ses pensées. (Haut.) Mais, sire, de grâce, songez à votre blessure:--vous disiez qu'elle vous faisait souffrir.
SARDANAPALE.
En effet;--mais il n'y faut pas penser.
SALEMÈNES.
Je me suis occupé de tout ce qui pouvait être nécessaire; je vais voir comment on se dispose à exécuter mes ordres, puis je reviendrai connaître vos intentions.
SARDANAPALE.
Fort bien.
SALEMÈNES, en se retirant.
Mirrha!
MIRRHA.
Prince.
SALEMÈNES.
Vous avez montré cette nuit une ame qui, si le roi n'était pas l'époux de ma sœur;--mais je n'ai pas de tems à perdre: tu aimes le roi?
MIRRHA.
J'aime Sardanapale.
SALEMÈNES.
Mais, désires-tu aimer en lui un roi?
MIRRHA.
Je ne prétends rien aimer en lui d'inférieur à lui-même.
SALEMÈNES.
Eh bien donc, pour qu'il conserve sa couronne et vous autres, et tout ce qu'il peut et tout ce qu'il doit être, pour lui conserver la vie, ne le laissez pas abattre au milieu de lâches voluptés. Vous avez sur son esprit plus d'empire que n'en ont, dans ces murs, la sagesse; au dehors, la révolte furieuse: songez bien à l'empêcher de retomber.
MIRRHA.
La voix de Salemènes était inutile pour m'engager à cette conduite: je n'y manquerai pas. Tout ce que peut la faiblesse d'une femme--
SALEMÈNES.
Sur un cœur comme le sien, c'est l'autorité toute-puissante: exercez-la avec sagesse.
(Salemènes sort.)
SARDANAPALE.
Eh quoi! Mirrha, quelles étaient ces confidences avec mon frère? Je vais devenir jaloux.
MIRRHA, souriant.
Vous en avez sujet, sire; sur la terre, il n'est pas d'homme plus digne de l'amour d'une femme:--le dévouement d'un soldat!--le respect d'un sujet!--la confiance d'un roi!--l'admiration de tout le monde!
SARDANAPALE.
Oh! je te prie, moins de chaleur. Je ne puis voir ces lèvres charmantes rehausser avec éloquence une gloire qui me rejette dans l'ombre; quoi qu'il en soit, vous avez dit vrai.
MIRRHA.
Maintenant, retirons-nous pour examiner votre blessure. Je vous prie, appuyez-vous sur moi.
SARDANAPALE.
Oui, chère Mirrha; mais ce n'est pas à la douleur que je cède.
(Ils sortent tous.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.