Œuvres complètes de lord Byron, Tome 07: comprenant ses mémoires publiées par Thomas Moore
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Le théâtre représente une magnifique salle gothique, dans le château de
Siegendorf. Elle est décorée de trophées, de bannières et de l'écusson
de la famille.)
Entrent ARNHEIM et MEISTER, de la maison du comte Siegendorf.
ARNHEIM.
Hâtons-nous! le comte ne tardera guère; déjà les dames sont sous le portail. Avez-vous envoyé des coureurs à la recherche de celui dont il s'inquiète?
MEISTER.
Je les ai postés autour de Prague, sur toutes les routes: ils ont toutes les instructions qu'ont pu fournir le costume et les traits de l'individu. Mais le diable emporte les fêtes et les processions! tout l'agrément, s'il y en a, est pour les spectateurs. Quant à nous, nous n'avons que l'ennui d'être inspectés.
ARNHEIM.
Allons! madame la comtesse s'approche.
MEISTER.
J'aimerais mieux rester à cheval tout un jour de chasse, sur une vieille haridelle, que d'être posté à la suite d'un grand seigneur, dans ces assommantes cérémonies.
ARNHEIM.
Sortons: et retiens ta mauvaise humeur.
(Ils sortent.--Entrent la comtesse Joséphine Siegendorf, et Ida Stralenheim.)
JOSÉPHINE.
Ah! le ciel soit loué! la fête est terminée!
IDA.
Pouvez-vous parler ainsi! Jamais je n'ai rêvé rien de si beau. Les fleurs et les feuillages; les bannières, les seigneurs et les chevaliers; les pierreries, les robes et les plumes; les joyeux visages, les coursiers, l'encens; le soleil glissant à travers les fenêtres colorées; les tombes elles-mêmes qui semblaient si calmes au milieu de tant de vie; les hymnes célestes, qu'on eût cru plutôt descendues du ciel qu'exhalées de la terre. Ajoutez les éclats imposans de l'orgue, roulant sur nos têtes comme un harmonieux tonnerre; les robes blanches, et les yeux animés d'un pieux enthousiasme; la paix dans l'univers, et tout en paix autour de nous! Oh! ma bonne mère!
(Elle embrasse Joséphine.)
JOSÉPHINE.
Chère enfant! car dans peu, je l'espère, je pourrai te donner ce nom.
IDA.
Oh! je le mérite déjà. Sentez comme mon cœur bat!
JOSÉPHINE.
En effet; et puisse-t-il ne jamais éprouver de plus douloureux soulèvemens!
IDA.
Moi, ma mère! Que puis-je redouter, et comment la douleur m'atteindrait-elle? Je suis toute au bonheur; et nous nous aimons trop bien tous pour jamais avoir le tems de pleurer, vous, le comte, Ulric et surtout Ida, votre fille.
JOSÉPHINE.
Ma pauvre enfant!
IDA.
Quoi! me plaindriez-vous?
JOSÉPHINE.
Oh! non, je te porte envie; mais une envie compatissante, non pas de celle qui est le vice universel, si toutefois il est un vice plus universel que les autres.
IDA.
Je ne veux pas entendre médire d'un monde qui peut se glorifier encore de vous et de mon Ulric. Avez-vous jamais vu quelqu'un de comparable à Ulric? Comme il les effaçait tous! comme tous les regards étaient pour lui! Les fleurs, devenues plus nombreuses, pleuvaient de chaque fenêtre à ses pieds; et je croirais volontiers que celles que foulaient ses pas s'embellissaient d'un nouvel éclat, et ne devaient plus se flétrir.
JOSÉPHINE.
Petite flatteuse! Savez-vous bien que, s'il vous entendait, vous le rempliriez de vanité?
IDA.
Mais jamais il ne m'entendra. Devant lui, je n'oserais m'exprimer ainsi:--je le crains trop.
JOSÉPHINE.
Pourquoi donc? il vous aime beaucoup.
IDA.
Jamais je ne trouve de paroles pour lui exprimer ce que je pense de lui. Et d'ailleurs, quelquefois il me glace.
JOSÉPHINE.
Comment cela?
IDA.
Oui: souvent l'on dirait qu'un nuage s'arrête sur ses yeux bleus; et pourtant il ne parle pas.
JOSÉPHINE.
Ce n'est rien. Tous les hommes, surtout dans nos jours de troubles et de malheurs, ont souvent l'esprit préoccupé.
IDA.
Pour moi, je ne puis occuper mon esprit que de lui.
JOSÉPHINE.
Il y a pourtant d'autres hommes aussi accomplis aux yeux du monde. Le comte Waldorf, par exemple, ce jeune homme qui ne cessa de vous regarder aujourd'hui...
IDA.
Je ne l'ai pas vu, mais seulement Ulric. L'avez-vous remarqué à l'instant où tout le monde se mit à genoux, et que je ne pus retenir mes larmes? Malgré mes pleurs, malgré mon amère et vive douleur, j'ai cru entrevoir qu'il me regardait en souriant.
JOSÉPHINE.
Je ne pensais alors qu'au ciel, vers lequel mes yeux étaient dirigés avec ceux de tous les assistans.
IDA.
Je pensais bien au ciel, tout en regardant Ulric.
JOSÉPHINE.
Allons, retirons-nous. Bientôt arriveront les convives du banquet. Nous pouvons maintenant nous débarrasser de ces vaines plumes et de ces robes longues et gênantes.
IDA.
Et surtout de ces fastueuses pierreries, dont le pesant éclat surcharge mon front aussi bien que mon cœur. Je vous suis, ma bonne mère.
(Elles sortent.--Entrent le comte Siegendorf, en grand costume, et Ludwig.)
SIEGENDORF.
Et l'on n'a pu le trouver?
LUDWIG.
On fait partout les plus strictes recherches; et si notre homme est dans Prague, on ne peut manquer de le découvrir.
SIEGENDORF.
Où est Ulric?
LUDWIG.
Il a fait quelques tours de cavalcade avec plusieurs jeunes seigneurs; mais bientôt il les a quittés; et si je ne me trompe pas, j'ai entendu, il n'y a qu'un instant, les pas de son excellence et de sa suite, sur le pont-levis du couchant.
(Entre Ulric, en costume magnifique.)
SIEGENDORF, à Ludwig.
Voyez à ce qu'on continue de rechercher celui que j'ai désigné.
(Ludwig sort.)
SIEGENDORF.
Ulric, il y a long-tems qu'il me tardait de te voir!
ULRIC.
Vos vœux sont accomplis:--me voici.
SIEGENDORF.
J'ai vu le meurtrier.
ULRIC.
De qui? où?
SIEGENDORF.
Le Hongrois, l'assassin de Stralenheim.
ULRIC.
Vous rêvez.
SIEGENDORF.
Je veille, et je l'ai vu comme je vous vois.--Je l'ai entendu! il n'a pas craint de prononcer mon nom.
ULRIC.
Quel nom?
SIEGENDORF.
Werner, celui que je portais alors.
ULRIC.
Il ne doit plus vous convenir: oubliez-le.
SIEGENDORF.
Jamais! jamais! Tout, dans ma destinée, se rattache à ce nom: il ne sera pas gravé sur ma tombe; mais son souvenir pourra m'y faire plus tôt descendre.
ULRIC.
Au fait:--le Hongrois?
SIEGENDORF.
Écoute!--L'église était remplie; ses voûtes déjà retentissaient du Te Deum, chant de reconnaissance adressé vers les cieux par un chœur formé de toutes les nations, pour un jour de paix, après trente années de guerre toujours plus sanglantes. Je me levai avec toute la noblesse; je jetai les yeux sur tous les rangs pressés, et, du haut de notre galerie surchargée de bannières, j'aperçus comme un foudroyant et rapide éclair, qui me rendit insensible à toute autre chose,--la figure du Hongrois. Mes forces m'abandonnèrent; et quand je parvins à détourner le nuage qui couvrait mes sens, quand je voulus regarder de nouveau, je ne le vis plus:--l'hymne avait cessé, et nous revenions en cortége.
ULRIC.
Poursuivez.
SIEGENDORF.
Arrivés au pont de Muldane, rien ne put distraire mon ame: l'allégresse de la multitude, les innombrables barques parcourant le fleuve dans tous les sens, et surchargées de spectateurs en habits de fête; les rues tapissées, l'éclatante musique, le tonnerre de l'artillerie lointaine, qui semblait, en ce premier jour de paix, nous adresser un long et terrible adieu; les étendards déployés sur nos têtes; les pas mesurés des chevaux; le mugissement de la foule, rien ne put chasser cet homme de ma mémoire, bien que mes yeux ne l'eussent entrevu qu'un instant.
ULRIC.
Ainsi, vous ne l'avez plus revu?
SIEGENDORF.
Mes yeux le demandaient, comme un soldat mourant demande quelques gouttes d'eau: ce fut en vain; mais à sa place--
ULRIC.
Eh bien! à sa place?
SIEGENDORF.
Je revenais toujours sur votre panache, le plus brillant de tous, et celui qui se trouvait placé sur la plus noble et la plus belle tête de Prague.
ULRIC.
Qu'a cela de commun avec le Hongrois?
SIEGENDORF.
Beaucoup; car son souvenir avait presque cédé à la vue de mon fils. Cependant, à l'instant même où l'artillerie, la musique, la foule attendrie elle-même, tout se taisait, j'entendis une voix basse et sombre, distincte et plus claire pour mon oreille que les derniers grondemens du canon, j'entendis ce mot:--Werner!
ULRIC.
Prononcé par--
SIEGENDORF.
Par lui. Je me retournai,--et je me trouvai mal en revoyant...
ULRIC.
Pour quelle raison? Mais vous, vous a-t-on vu?
SIEGENDORF.
Grâce aux soins de ceux qui m'entouraient, je sortis de la foule sans que l'on pût reconnaître la cause de ma faiblesse. Vous étiez alors trop éloigné dans le cortége (les vieillards marchant séparés de leurs nobles enfans) pour me porter secours.
ULRIC.
Maintenant je pourrais vous en offrir.
SIEGENDORF.
Pourquoi?
ULRIC.
Pour rechercher cet homme, et--mais quand on l'aura découvert, qu'en ferons-nous?
SIEGENDORF.
Je ne sais.
ULRIC.
Alors, pourquoi le chercher?
SIEGENDORF.
Parce que je n'aurai pas de repos avant qu'on ne l'ait retrouvé. Sa destinée, celle de Stralenheim et la nôtre semblent entrelacées; on ne pourra les démêler que--
(Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE.
Un étranger demande à être introduit près de votre excellence.
SIEGENDORF.
Qui est-il?
LE DOMESTIQUE.
Il n'a pas dit son nom.
SIEGENDORF.
Faites-le cependant entrer.
(Le domestique sort, après avoir introduit Gabor.)
SIEGENDORF.
Ah!
GABOR.
Voilà donc Werner!
SIEGENDORF, avec hauteur.
Celui, du moins, que vous avez connu sous ce nom; et vous!
GABOR, regardant autour de lui.
Tous deux je vous reconnais: il semble que vous soyez l'un le père, l'autre le fils. Comte! j'ai su que vous ou les vôtres aviez envoyé des gens à ma recherche; me voilà.
SIEGENDORF.
Oui, je vous ai cherché, et je vous trouve; vous êtes accusé (et votre conscience doit vous le dire) d'un si grand crime que--(Il s'arrête.)
GABOR.
Désignez-le, j'en accepte les conséquences.
SIEGENDORF.
Cela doit être,--à moins--
GABOR.
D'abord, quel est mon accusateur?
SIEGENDORF.
Toutes les circonstances, sinon tous les hommes: la rumeur publique,--ma présence sur les lieux,--la place,--le tems, en un mot, tous les indices qui s'unissent pour fixer sur vous le crime.
GABOR.
Et sur moi seul? Réfléchissez avant de me répondre: n'est-il pas un autre nom que le mien, compromis dans cette affaire?
SIEGENDORF.
Audacieux malfaiteur! oses-tu bien te faire un jeu de ton crime? De tout ce qui respire, tu sais le mieux quelle est l'innocence de celui sur lequel portent tes criminelles calomnies. Au reste, je ne prétends pas exiger d'un scélérat d'autres aveux que n'en demanderont les juges. Réponds simplement et sans détour à mon inculpation.
GABOR.
Elle est fausse.
SIEGENDORF.
Qui parle ainsi?
GABOR.
Moi.
SIEGENDORF.
Et la preuve?
GABOR.
La présence du meurtrier.
SIEGENDORF.
Nomme-le!
GABOR.
Ah! il peut avoir plus d'un nom: votre seigneurie en a bien changé.
SIEGENDORF.
Si c'est moi dont tu veux parler, je suis au-dessus de tes atteintes.
GABOR.
Vous le pouvez, et en toute sécurité: je connais l'assassin.
SIEGENDORF.
Où donc est-il?
GABOR, montrant du doigt Ulric.
Derrière vous.
(Ulric s'élance pour attaquer Gabor; Siegendorf se met entre eux.)
SIEGENDORF.
Infâme imposteur! Mais ce n'est pas ici que vous devez être puni; cette maison est à moi, vous n'avez rien à redouter dans son enceinte. (À Ulric.) Ulric, méprise cette calomnie comme moi. L'invention en est si monstrueuse, que jamais je n'en aurais cru un homme capable. Ne t'emporte pas; elle se réfute d'elle-même: mais garde-toi de le frapper.
(Ulric cherche à se remettre.)
GABOR.
Comte, voyez-le, et puis écoutez-moi.
SIEGENDORF, regardant Ulric, puis Gabor.
Je t'écoute. Mon Dieu! vous regardez--
ULRIC.
Comment?
SIEGENDORF.
Comme cette nuit terrible où nous nous rencontrâmes dans le jardin.
ULRIC, avec un calme affecté.
Ce n'est rien.
GABOR.
Vous vous êtes engagé à m'entendre, comte. Je suis venu ici, non pour vous chercher, mais parce que vous me cherchiez. Lorsque dans l'église je m'inclinai avec tout le peuple, j'étais loin de m'attendre à trouver le mendiant Werner dans le rang des sénateurs et des princes; mais vous m'avez demandé, et nous nous sommes revus.
SIEGENDORF.
Poursuivez, monsieur.
GABOR.
Avant de le faire, permettez-moi de demander à qui profita la mort de Stralenheim. Est-ce à moi?--je suis pauvre comme auparavant, plus pauvre encore, puisqu'on soupçonne mon honneur. Le baron, avec la vie, ne perdit ni or ni joyaux: on n'en voulait qu'à lui, à lui dont l'existence dérangeait la prétention qu'avaient certaines personnes à de grands honneurs, à des domaines à peine inférieurs à ceux des têtes couronnées.
SIEGENDORF.
Ces conjectures aussi vagues que mensongères m'attaquent tout aussi bien que mon fils.
GABOR.
Cela ne me regarde pas; il faut les livrer à la méditation de celui qui de nous trois se sent le vrai coupable. Comte Siegendorf, je m'adresse à vous, parce que je connais votre innocence, et que j'ai foi dans votre justice. Mais avant d'aller plus loin,--oserez-vous me défendre,--oserez-vous m'ordonner de poursuivre?
(Siegendorf regarde d'abord le Hongrois, puis Ulric, qui, ayant détaché son sabre, semble entièrement occupé à tracer avec le fourreau des figures sur le parquet.)
ULRIC, à son père.
Laissez-le continuer.
GABOR.
Je suis désarmé, comte,--ordonnez à votre fils de déposer son sabre.
ULRIC, le lui offrant avec dédain.
Tenez, prenez-le.
GABOR.
Non, monsieur; c'est assez que nous soyons tous deux désarmés. Et, dans tous les cas, je ne suis pas curieux de porter un glaive qui peut être rougi déjà de plus de sang qu'on n'en pourrait répandre ici.
ULRIC, rejetant son sabre derrière lui.
Ce glaive,--ou quelqu'autre semblable entre mes mains, vous épargna autrefois, quand vous étiez désarmé et tout à ma merci.
GABOR.
Oui, je ne l'ai pas oublié; mais en m'épargnant, vous aviez votre projet:--celui de me faire supporter une ignominie qui n'est pas la mienne.
ULRIC.
Poursuivez. Le récit sans doute est digne du conteur; mais convient-il à mon père d'y prêter l'oreille?
SIEGENDORF, prenant son fils par la main.
Mon fils, je connais mon innocence et je ne soupçonne pas la vôtre; mais j'ai promis à cet homme de l'entendre: qu'il continue.
GABOR.
Je ne vous fatiguerai pas long-tems de ce qui touche à ma vie personnelle: j'ai vécu de bonne heure avec les hommes, et je n'ai pas changé de condition. À Francfort-sur-l'Oder, où je passai, dans l'obscurité, un hiver, il m'arriva plusieurs fois, au mois de février dernier, d'entendre raconter un événement étrange. Un corps de troupes, envoyé par l'autorité, avait, après une forte résistance, désarmé une troupe de gens perdus, que l'on supposait des maraudeurs du camp ennemi. Toutefois, ils donnèrent la preuve qu'ils n'en étaient pas, mais des bandits emportés, par je ne sais quel accident, loin du théâtre de leurs exploits, c'est-à-dire des forêts qui entourent la Bohême, jusqu'en Lusace. Plusieurs d'entre eux étaient cités comme d'une naissance illustre; on sait que les lois martiales étaient alors assoupies; on finit par les escorter jusqu'à la frontière, et par les placer sous la juridiction civile de la cité libre de Francfort. J'ignore ensuite quelle fut leur destinée.
SIEGENDORF.
Et qu'a cela de commun avec Ulric?
GABOR.
Parmi eux, dit-on, se trouvait un homme merveilleux: naissance et fortune, jeunesse, force et beauté presque surnaturelles, bravoure sans égale, il avait tout, suivant la rumeur publique; et l'ascendant qu'il exerçait non-seulement sur ses complices, mais encore sur les juges eux-mêmes, on l'attribuait à la magie, tant était grande son influence. Pour moi, je n'ai foi qu'à un genre de magie, celui des espèces sonnantes; j'imaginai donc simplement qu'il était riche. Mais je sentis les plus vifs désirs d'aller à la rencontre de cet homme prodigieux, uniquement pour le voir.
SIEGENDORF.
Et avez-vous cédé à ce désir?
GABOR.
Vous allez voir. Le hasard me favorisa. Un tumulte populaire réunissait des flots de multitude sur la place publique: c'était l'une de ces occasions où les ames d'hommes paraissent à découvert, et se montrent telles qu'elles sont jusque sur les traits extérieurs. Au moment où mes yeux rencontrèrent les siens: C'est lui! m'écriai-je; et cependant il était alors, comme aujourd'hui, au milieu des nobles de la ville. J'étais sûr de ne pas m'être trompé, je ne le perdis donc pas de vue. Je remarquai sa figure, ses gestes, ses traits, sa taille, ses manières; et à travers tous les avantages naturels et acquis qui le distinguaient, je crus facilement discerner le cœur du gladiateur et l'œil de l'assassin.
ULRIC, souriant.
Le conte est intéressant.
GABOR.
L'intérêt pourra s'accroître encore.--Il me parut l'un de ces êtres auxquels la fortune se livre, comme à tous les audacieux, et de qui dépend souvent la destinée des autres. D'ailleurs, un sentiment indicible m'attachait aux pas de cet homme, comme si ma fortune était attachée à la sienne. En cela, j'avais tort.
SIEGENDORF.
Et vous pourriez bien l'avoir encore.
GABOR.
Je le suivis,--je recherchai sa connaissance, et je l'obtins, sinon son amitié.--Il eut l'intention de s'éloigner inconnu de la ville;--nous en sortîmes ensemble, et ensemble nous arrivâmes dans la misérable ville où Werner était caché, où Stralenheim fut secouru.--Nous approchons du dénouement,--oserez-vous m'écouter plus loin?
SIEGENDORF.
Je le dois;--à moins que je n'en aie déjà trop entendu.
GABOR.
Je crus voir en vous un homme au-dessus de sa position;--je ne devinai pas, il est vrai, que vous fussiez d'un rang aussi élevé que celui dans lequel je vous retrouve; mais c'est parce que j'avais rarement vu, dans les castes les plus élevées de la société, des esprits d'une trempe aussi peu vulgaire.--Vous manquiez de tout, sauf de quelques haillons;--j'aurais volontiers partagé avec vous ma bourse, bien légère cependant; vous me refusâtes.
SIEGENDORF.
Jugez-vous que mon refus soit une dette à votre égard, pour que vous me le rappelliez?
GABOR.
Non; vous me deviez bien quelque chose, mais ce n'est pas pour cela.--Pour moi, je vous devais ma sécurité, mon apparente sécurité, au moment où les valets de Stralenheim me poursuivaient, sous prétexte que je l'avais volé.
SIEGENDORF.
Oui, je vous ai caché, vipère, qui venez maintenant déchirer le sein qui vous a réchauffé!
GABOR.
Je n'accuse que pour me défendre. Comte, c'est vous qui vous êtes rendu accusateur et juge;--votre palais est ma cour, votre cœur sera mon tribunal. Soyez juste, et moi je serai miséricordieux.
SIEGENDORF.
Miséricordieux! vous! infâme calomniateur.
GABOR.
Moi-même; du moins dépendra-t-il de moi de l'être. Vous m'avez donc caché, caché dans un passage que vous seul, et de votre propre aveu, connaissiez. Au milieu de la nuit, tandis que, fatigué de rester éveillé dans les ténèbres, j'essayais de revenir à tâtons sur mes pas,--j'entrevis, à travers une crevasse éloignée dans les murs, l'éclat scintillant d'une lumière. J'avançai dans cette direction; je touchai une porte avancée, contiguë elle-même à la véritable et secrète entrée. Là, d'une main prudente et légère, je parvins à décrépir assez le mur pour y ménager une étroite ouverture: je regardai; et, sur un lit de pourpre, que vis-je?--Stralenheim!
SIEGENDORF.
Assoupi, sans doute; et vous l'avez égorgé,--misérable!
GABOR.
Il l'était déjà; le sang ruisselait comme pour un sacrifice.--Le mien, à cette vue, demeura glacé.
SIEGENDORF.
Mais il était seul!--Vous n'avez remarqué personne auprès de lui; vous n'avez pas vu le--
(L'émotion l'empêche de poursuivre.)
GABOR.
Non; celui que vous n'osez nommer,--que moi-même j'ose à peine me rappeler,--n'était pas alors dans la chambre.
SIEGENDORF, à Ulric.
Allons, mon fils! tu es innocent encore.--Tu voulus, dans ce tems-là, me faire jurer que je l'étais;--oh! de grâce, à ton tour, jure-le nous en ce moment!
GABOR.
Patience! J'en ai trop dit à présent pour ne pas continuer, dussent les murs qui m'entourent s'ébranler et nous écraser. Vous vous rappelez, vous ou du moins votre fils,--que l'on avait, sous son inspection, changé les serrures de l'appartement, précisément le jour qui précéda cette nuit fatale:--comment on y put pénétrer, c'est ce qu'il sait mieux que personne.--Mais dans une antichambre, dont la porte était entr'ouverte,--je remarquai un homme qui lavait ses mains ensanglantées, et dont les regards, sombres et inquiets, se reportaient sur le corps saignant;--mais il ne remuait plus.
SIEGENDORF.
Ô Dieu de mes pères!
GABOR.
Je distinguai ses traits comme je vous distingue:--ce n'étaient pas les vôtres, et pourtant ils s'en rapprochaient. Tenez! regardez le comte Ulric! La ressemblance est frappante: l'expression en est, à présent, différente;--mais elle était encore la même, il n'y a qu'un instant, lorsque je l'accusai, pour la première fois, du crime.
SIEGENDORF.
Tel est--
GABOR, l'interrompant.
Oh!--écoutez-moi jusqu'à la fin: c'est maintenant votre devoir.--Aussitôt, je me crus trahi par vous et par lui (car je n'eus pas de peine à deviner alors vos liens de parenté). Je crus que vous ne m'aviez offert ce prétendu moyen de salut que pour me rendre victime de votre crime; et ma première pensée fut la vengeance. Mais, bien que je fusse armé d'un court poignard (ayant déposé mon épée à l'entrée), je savais, et j'en avais acquis la conviction la veille même, que je n'étais pas de force ou d'adresse à me mesurer avec lui. Je revins; je me sauvai dans l'obscurité profonde: le hasard, plutôt que la mémoire, me ramenèrent à la porte du passage, et de là, dans la chambre où vous reposiez.--Si je vous avais trouvé éveillé, Dieu seul peut savoir ce que le désir de la vengeance et la force de mes soupçons m'eussent inspiré; mais jamais assassin n'a dormi comme reposait Werner cette nuit là.
SIEGENDORF.
J'avais pourtant d'horribles songes! un sommeil si court, que les étoiles brillaient encore lorsque je m'éveillai.--Oh! pourquoi m'as-tu épargné? Je rêvais alors de mon père;--et voilà mon rêve expliqué.
GABOR.
Ce n'est pas ma faute si j'en suis l'interprète.--Je pris donc le parti de fuir et de me dérober aux recherches de la justice.--Après si long-tems, le hasard me conduisit en ces lieux,--et, dans le comte Siegendorf, me fit reconnaître Werner! Werner, que j'avais vainement cherché sous le chaume, habitait le palais d'un souverain! Vous me cherchiez, et vous m'avez trouvé:--maintenant que vous savez mon secret, c'est à vous d'en peser la valeur.
SIEGENDORF, après un moment de pause.
Est-il donc possible!
GABOR.
Est-ce la vengeance ou la justice qui préside à vos méditations?
SIEGENDORF.
Aucune des deux:--Je pesais ce que pouvait valoir votre secret.
GABOR.
Un seul exemple vous en fera juge.--Quand vous étiez pauvre, et qu'indigent moi-même, j'étais cependant assez riche pour assister une indigence à laquelle la mienne pouvait faire envie, je vous offris ma bourse--et vous ne voulûtes pas la partager.--Je serai plus franc avec vous; vous êtes riche, noble, dépositaire de la puissance impériale:--vous m'entendez?
SIEGENDORF.
Oui.--
GABOR.
Pas tout-à-fait encore. Vous croyez que je suis vénal et peu véridique: il est certain pourtant que le sort me rend en ce moment l'un et l'autre. Vous allez me secourir; mais autrefois j'aurais également voulu vous secourir.--De plus, pesez bien ce dernier point, j'ai compromis mon honneur pour sauver le vôtre et celui de votre fils.
SIEGENDORF.
Voulez-vous attendre le résultat d'une délibération de quelques minutes?
GABOR. Il jette un regard sur Ulric qui est appuyé contre une colonne.
Puis-je en toute sécurité le faire?
SIEGENDORF.
Je garantis votre vie sur la mienne.--Attendez dans cette tour. (Il ouvre une porte tournante.)
GABOR, hésitant.
C'est la seconde sauve-garde que vous m'offrez.
SIEGENDORF.
Et la première fut-elle donc trompeuse?
GABOR.
Je n'oserais encore le décider;--mais j'essaierai de la seconde. Aussi bien, il me reste un autre bouclier.--Je ne suis pas entré seul dans Prague; et si l'on devait se défaire de moi comme de Stralenheim, il y a quelques langues qui s'aiguiseraient pour ma défense. Soyez bref dans votre délibération.
SIEGENDORF.
Je le serai.--Ma parole est, dans ces murs, inviolable et sacrée, mais son pouvoir ne s'étend pas au-delà.
GABOR.
Je ne demande rien autre chose.
SIEGENDORF, indiquant du doigt le sabre d'Ulric étendu sur le parquet.
D'ailleurs, prenez cette arme; je vois que vous la regardez avec inquiétude, et son maître avec défiance.
GABOR, prenant le sabre.
J'y consens; du moins me servira-t-il à vendre ma vie,--et chèrement.
(Il entre dans la tourelle que Siegendorf ferme sur lui.)
SIEGENDORF, se rapprochant d'Ulric.
À toi, comte Ulric! car je n'ose plus voir un fils en toi.--Que dis-tu?
ULRIC.
Que son récit est vrai.
SIEGENDORF.
Vrai, et tu l'avoues, monstre!
ULRIC.
Très-vrai, mon père; et vous avez bien fait de l'entendre. Le mal connu n'est jamais sans remède: il faut l'empêcher de parler.
SIEGENDORF.
Oui, avec la moitié de mes domaines; et plût au ciel qu'avec l'autre moitié j'eusse pu vous empêcher, lui et toi, d'avouer une pareille infamie.
ULRIC.
Il ne s'agit pas de plaisanter ou de feindre. J'ai dit que son récit était vrai, et qu'il fallait le rendre muet.
SIEGENDORF.
Par quel moyen?
ULRIC.
Comme l'est Stralenheim. Êtes-vous donc assez irréfléchi pour n'avoir pas encore soupçonné la vérité? Quand nous nous rencontrâmes dans le jardin, qui pouvait alors, dites-moi, m'avoir appris la mort de notre ennemi, sinon la publicité du crime? Et si les gens du prince en eussent été prévenus, pensez-vous qu'on eût laissé à un étranger le soin d'avertir la police? Et dans ce cas-là, me serais-je arrêté en route? Et vous, Werner, vous l'objet de la haine et des défiances du baron, auriez-vous pu prendre la fuite,--sinon plusieurs heures avant le plus léger soupçon du meurtre? Je vous cherchai, et j'essayai de vous sonder. Je doutais si vous étiez faible ou dissimulé: je m'aperçus que vous n'étiez que faible; et pourtant, vous montrâtes tant de confiance, que, plus d'une fois, j'ai mis en doute votre faiblesse.
SIEGENDORF.
Effroyable assassin! tu ne recules donc pas devant le parricide! Quel acte, dans ma vie, quelles paroles te donnaient le droit de me soupçonner de complicité avec toi?
ULRIC.
Mon père, n'éveillez pas le diable entre nous; vous ne sauriez plus le rendormir. Il faut, en ce moment, de l'union et de l'activité, et non pas des querelles de famille. Pouvais-je, lorsque vous-même étiez à la torture, conserver un calme impassible? Et pensez-vous que j'aie entendu avec indifférence le récit de cet homme? Non, non! vous m'avez appris à sentir pour moi-même et pour vous; car vous, de qui l'auriez-vous jamais appris?
SIEGENDORF.
Oh! malédiction de mon père! en voici donc l'effet!
ULRIC.
Laissez-la faire: le tombeau suffit pour l'amortir. Les cendres, mon père, sont de pauvres ennemis; on parvient à les dérouter plus facilement que la plus aveugle des taupes, et pourquoi? parce que la taupe a du moins la vie. Écoutez-moi encore--avant de me condamner. Rappelez-vous qui, trop souvent autrefois, m'ordonna de l'écouter lui-même. Répondez! Qui m'apprit que les circonstances étaient l'excuse de certains crimes? que les passions étaient dans notre nature? que les faveurs du ciel étaient le prix des faveurs de la fortune? Qui me démontra que le seul garant de notre humanité était une organisation nerveuse? Qui m'enlevait tout moyen de justifier, au grand jour, mes droits et ceux de ma famille; et cela, par l'effet d'une action honteuse qui pouvait ravaler votre fils dans la classe des bâtards, et mon père dans celle des voleurs? L'homme, double jouet de ses passions et de sa faiblesse, invite aux crimes qu'il ne craint pas de désirer, mais qu'il n'ose accomplir. Est-il donc étrange que j'aie pu faire ce que vous aviez pu méditer?--Mais nous en avons fini avec le juste et l'injuste; il s'agit maintenant de songer aux effets, et non plus aux causes. Stralenheim, inconnu, me devait le salut de ses jours; je l'avais alors secouru, par instinct; et comme j'aurais fait un paysan ou bien un dogue. Connu, je l'ai immolé, parce qu'il était notre ennemi. Toutefois, en cela, je ne suivis pas les inspirations de la vengeance; c'était un écueil qui menaçait de nous briser, je le frappai--comme la foudre, parce qu'il se trouvait entre nous et le terme de nos malheurs. Étranger, je lui ai conservé la vie; il me la devait, et je n'ai fait qu'exiger le paiement de ma dette. Lui, vous et moi, nous étions sur un abîme, j'ai préféré y plonger notre ennemi mortel. C'est vous cependant qui d'abord avez allumé la torche; c'est vous qui m'avez montré le chemin du crime, indiquez-moi maintenant celui du salut, ou, de grâce! laissez-moi.
SIEGENDORF.
J'en ai fini avec la vie!
ULRIC.
Finissons-en plutôt avec ce qui mine et flétrit la vie: les haines de famille, et le blâme des choses qui ne peuvent pas ne pas être. Nous n'avons plus rien à apprendre ou dissimuler: je suis étranger à la crainte; et dans ces murs eux-mêmes (bien que vous l'ignoriez), j'ai des hommes capables de tout affronter. Vous êtes en faveur auprès de l'autorité souveraine: elle s'inquiétera médiocrement de ce qui se passe ici. Gardez donc votre secret; portez la tête haute; n'agissez pas, ne parlez pas.--Confiez-vous à moi du reste: il ne faut pas qu'il y ait entre nous un troisième bavard.
(Ulric sort.)
SIEGENDORF, seul.
Est-ce un rêve? et suis je bien dans le palais de mes pères? Voilà mon fils! mon fils! le mien! Moi qui eus toujours horreur du mystère et du meurtre, je me trouve plongé dans leur double gouffre infernal! Hâtons-nous, ou le sang va couler encore--celui du Hongrois.--Ulric!...--il a des satellites! Insensé! j'aurais dû le deviner depuis long-tems:--les loups fondent en troupe sur leur proie. Il a, comme moi, la clef de la porte qui conduit de l'autre côté dans la tourelle. Allons! et si je suis père d'un criminel, ne le soyons pas, du moins, de nouveaux crimes. Holà! Gabor, Gabor!
(Il entre dans la tourelle, en refermant la porte derrière lui.)
SCÈNE II.
(L'intérieur de la tourelle.)
GABOR et SIEGENDORF.
GABOR.
Qui m'appelle?
SIEGENDORF.
Moi,--Siegendorf! Prenez cela et fuyez! ne perdez pas un instant.
(Il détache une rivière de diamans et d'autres pierreries, qu'il met à la hâte dans la main de Gabor.)
GABOR.
Qu'ai-je à faire de tout cela?
SIEGENDORF.
Ce que vous voudrez: vendez-les, gardez-les, et prospérez; mais ne tardez pas,--ou vous êtes perdu.
GABOR.
Vous avez, sur votre honneur, garanti mon salut!
SIEGENDORF.
Et c'est ainsi que je le dégage. Fuyez! je ne suis pas le maître, comme je le croyais, dans mon propre château, de mes propres domestiques,--bien plus, de ces murailles: autrement, je leur ordonnerais de m'écraser. Fuyez!--ou vous serez immolé par--
GABOR.
S'il en est ainsi, adieu donc! Rappelez-vous cependant, comte, que vous avez recherché cette entrevue fatale!
SIEGENDORF.
Oui, oui;--mais faites qu'elle ne devienne pas plus fatale encore.--Sortez!
GABOR.
Par la même porte?
SIEGENDORF.
Oui, elle est sûre encore; mais ne restez pas dans Prague:--vous ne savez pas à qui vous avez affaire.
GABOR.
Je le sais trop bien;--je le savais même avant vous, malheureux père! Adieu!
(Il sort.)
SIEGENDORF, écoutant.
Il a descendu l'escalier. Ah! j'entends la porte se refermer sur lui: il est sauvé! sauvé!--Oh! mon père!--la force m'abandonne.--
(Il se laisse tomber sur un siége de pierre contigu au mur de la
tour.--Ulric entre avec d'autres hommes armés et les épées
nues.)
ULRIC.
Dépêchez!--il est là!
LUDWIG.
Le comte!--monseigneur!
ULRIC, reconnaissant Siegendorf.
Vous ici, monsieur!
SIEGENDORF.
Oui: si vous cherchez une seconde victime, frappez!
ULRIC, le voyant dépouillé de ses diamans.
Où est le fripon qui vous a volé? Amis! courez à sa recherche. Vous le voyez, je ne vous en imposais pas:--le misérable a dépouillé mon père de diamans qui pouvaient suffire à l'apanage d'un prince. Courez!--je ne tarderai pas à vous rejoindre.
(Tous sortent, à l'exception de Siegendorf et d'Ulric.)
ULRIC.
Que signifie cela? Où est le voleur?
SIEGENDORF.
Ils sont deux; deux, monsieur: lequel cherchez-vous?
ULRIC.
Ne parlons pas de cela: il faut qu'on le trouve. Vous ne l'avez pas laissé échapper?
SIEGENDORF.
Il est enfui.
ULRIC.
Avec votre aide?
SIEGENDORF.
Avec mon aide la plus impatiente, la plus empressée.
ULRIC.
Cela étant, adieu.
(Il fait un pas pour sortir.)
SIEGENDORF.
Arrêtez! je le veux,--je le demande,--je l'implore! Ulric! voulez-vous donc m'abandonner?
ULRIC.
Quoi! rester pour être dénoncé, saisi, chargé de chaînes peut-être; et tout cela, par votre invincible faiblesse, votre demi-humanité, vos égoïstes remords, et cette pitié indécise qui sacrifie toute une famille pour laisser à un misérable les moyens de profiter de notre ruine! Non, non! désormais vous n'avez plus de fils.
SIEGENDORF.
Je n'en ai jamais eu, et plût au ciel que vous n'en eussiez jamais porté le vain nom. Où prétendez-vous aller? je ne veux pas que vous vous éloigniez sans ressources.
ULRIC.
Laissez-moi ces soins-là. Je ne suis pas seul, ni seulement l'héritier de vos domaines: j'ai à ma disposition dix mille épées, et non moins de cœurs et de bras.
SIEGENDORF.
Les bandits des forêts! avec qui le Hongrois vous rencontra d'abord à Francfort?
ULRIC.
Oui,--des hommes,--et des hommes dignes de ce nom! Allez dire à vos sénateurs qu'ils veillent sur Prague; dites-leur que leurs réjouissances pour la paix étaient prématurées, et qu'ils vont avoir affaire à plus de braves gens que n'en conduisit jamais Wallenstein!
(Entrent Joséphine et Ida.)
JOSÉPHINE.
Qu'ai-je entendu, mon cher Siegendorf! Grâce au ciel, vous êtes sauvé.
SIEGENDORF.
Sauvé!
IDA.
Oui; mon bon père!
SIEGENDORF.
Non, non; je n'ai plus d'enfans. Gardez-vous de jamais m'appeler de cet horrible nom de père.
JOSÉPHINE.
Cher époux, que voulez-vous dire?
SIEGENDORF.
Qu'un démon a pris naissance dans vos flancs!
IDA, prenant Ulric par la main.
Qui ose parler ainsi d'Ulric?
SIEGENDORF.
Prenez garde, Ida; il y a du sang sur cette main.
IDA, se baissant pour l'embrasser.
Je l'effacerai de mes lèvres, quand ce serait le mien!
SIEGENDORF.
C'est aussi le vôtre!
ULRIC.
Adieu! Oui, c'est celui de votre père!
(Ulric sort.)
IDA.
Juste Dieu! et c'est lui que j'aimais.
(Elle tombe sans force. Joséphine reste muette d'horreur.)
SIEGENDORF.
Le malheureux, d'un seul mot, les a tuées.--Ma Joséphine! nous voilà restés seuls; et pourquoi ne l'avons-nous pas toujours été!--Tout est fini pour moi.--Ouvre-toi, maintenant, sépulcre de mon père! sa malédiction t'a creusé pour moi par les mains de mon fils.--C'en est fait de la race de Siegendorf!
FIN DE WERNER.
LETTRE
À JOHN MURRAY,
À L'OCCASION DU RÉVÉREND W. L. BOWLES,
ET DE SES OBSERVATIONS CRITIQUES
SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE POPE 5.
Nuit et jour, les boules m'amuseraient.
(Ancienne chanson.)
Monsieur, ma mère est vieille: elle s'est
un peu oubliée avec milady, qui ne peut supporter
qu'on la contredise (et en cela, il n'y
a personne qui ne lui ressemble).
(Contes de mon Hôte.--Les Puritains.)
Nous sommes obligés d'interrompre l'ordre naturel des publications de notre auteur, et d'insérer ici un morceau qui, nous l'avouons, eût été mieux à sa place parmi les Miscellanées. Mais il ne reste à publier des ouvrages dramatiques de Lord Byron que les Foscari et Caïn; et l'étendue de chacune de ces deux pièces ne nous a pas permis de placer ici l'une ou l'autre, pour compléter notre volume. P. P.
LETTRE
À JOHN MURRAY.
Ravenne, 7 février 1821.
Cher Monsieur,
Dans les diverses brochures de la polémique entre Pope et Bowles, que vous avez eu la bonté de m'envoyer, j'ai remarqué que les deux partis avaient jugé à propos de faire intervenir mon nom. M. Bowles, dans sa lettre à M. Campbell et dans sa réplique à la Quarterly Review, fait, à plusieurs reprises, allusion à ce qu'il lui plaît de nommer une remarquable circonstance; et, de leur côté, la Quarterly et M. Gilchrist m'ont accordé le dangereux honneur d'une citation. Bien plus, M. Bowles me fait indirectement une sorte d'appel personnel, en disant: «Lord Byron, s'il se souvient de la circonstance, pourra attester...» (attester en italique, caractère assez déconsidéré aujourd'hui, en matière testimoniale 6.)
Mais bien que j'aie depuis long-tems fixé en Italie ma résidence, je ne me mettrai pas à couvert derrière un non mi ricordo. Oui, je me rappelle la circonstance, et je ne vois aucune difficulté (dès que l'on m'en adjure) à la raconter aussi exactement que pourront me le permettre la distance des tems et les distractions naturellement causées par les événemens subséquens. En 1812, c'est-à-dire plus de trois ans après la publication des Poètes anglais et des Réviseurs écossais, j'eus l'honneur de rencontrer M. Bowles chez notre respectable hôte de la Vie humaine 7, etc., ce dernier Argonaute de la poésie classique en Angleterre, ce Nestor de la race infime des poètes contemporains. M. Bowles affirme que cette rencontre eut lieu bientôt après la publication de la satire, mais, à mes yeux, trois années sont une énorme fraction de l'immortalité présumée d'un poème moderne. Je n'ai pas gardé le moindre souvenir du reste de la compagnie, se retirant dans une salle voisine; et bien que la topographie de l'élégante et classique demeure de notre hôte soit encore présente à ma mémoire, je n'oserais déterminer dans quelle partie de la maison la conversation eut lieu: toutefois, le fait du poème qu'on se serait levé pour prendre, semble indiquer la bibliothèque; et si l'on s'était au contraire baissé, il faudrait reconnaître la garde-robe.
Je suppose encore que la remarquable circonstance eut lieu après dîner: le moyen de croire, en effet, que M. Bowles, en dépit de sa politesse et de son appétit, ait pu se décider à retenir le reste de la compagnie dans l'autre salle, debout derrière leurs chaises, et cela, afin de continuer notre dissertation sur les bois de Madère 8, au lieu de faire circuler les trésors bachiques de cette île? Je me rappelle aussi fort bien et non sans plaisir, l'aimable enjouement de M. Bowles, l'élégance de ses manières, et l'agrément de sa conversation. Je parle en général, et non pas d'une conversation spéciale: car, pour ce qui touche aux propres expressions que cite la brochure, je ne saurais (et lui non plus) assurer positivement qu'il les ait employées. Je ne me souviens nullement de l'air sérieux, et je croyais plutôt M. Bowles disposé à traiter légèrement la chose; car il me dit (si en cela il me dément, je n'ai rien à répondre) que plusieurs de ses meilleurs amis étaient venus à lui, en s'écriant: «Mon Dieu! Bowles! comment diable avez-vous imaginé que les bois de Madère 9, etc., etc.» Ajoutant qu'il avait eu quelque peine à leur démontrer, le livre en main, que jamais il n'avait fait faire à ces bois rien de semblable.
Il avait raison, et les torts étaient de mon côté; ils y sont restés jusqu'à ce moment où j'en fais l'aveu. Avant de commettre une inexactitude capable de causer de la peine à quelqu'un, j'aurais dû, je l'avoue, y regarder à deux fois. Le fait est que, tout en ayant lu auparavant l'Esprit de Découverte, j'avais emprunté à la Revue la citation; de plus, la méprise était de mon fait, et non celui de la Revue, qui avait, je crois, rapporté assez correctement le passage. J'ai donc commis, je ne sais comment, une bévue, en attribuant les frémissemens des amans aux bois de Madère; et je déclare, au besoin même j'atteste aujourd'hui que les bois ne frémirent pas au bruit d'un baiser, mais bien les amans. Je cite de mémoire--
Un baiser
Soudain troubla le silence attentif, etc., etc.
Ils (les amans) ont frémi, comme si le pouvoir, etc.
Et si j'avais pu croire que M. Bowles eût vu avec le plus léger plaisir cette déclaration, je n'aurais pas attendu neuf ans pour la faire, bien que les Poètes anglais et les Réviseurs écossais eussent été supprimés quelque tems avant notre rencontre chez M. Rogers. Notre digne hôte aurait pu lui dire que c'était surtout d'après ses représentations que j'avais résolu d'anéantir cette satire. En effet, on en préparait une édition nouvelle, quand M. Rogers m'avertit que «j'étais maintenant en rapport avec plusieurs de ceux dont j'avais parlé, et que je comptais même quelques amis dans ce nombre. Il connaissait, ajouta-t-il, entre autres, une famille qui verrait la suppression de l'ouvrage avec un plaisir extrême.» Je n'hésitai pas un moment: l'impression fut sur-le-champ arrêtée; et ce n'est pas ma faute si l'on en a vendu de nouvelles depuis ce tems.
En avril 1816, quand je quittai l'Angleterre, je n'éprouvai pas un violent entraînement à occuper encore de moi cette contrée; et mon dernier acte, je crois, au milieu des distractions d'une nature différente qui s'offraient à moi, fut alors de signer une procuration pour vous autoriser à prévenir ou arrêter les réimpressions que l'on pourrait tenter de cet ouvrage, et qu'on en avait déjà faites en Irlande. Il est encore à propos de remarquer que c'est d'après leurs avances ou celles de leurs amis, que je me liai par la suite avec les personnes dont j'avais cité, dans ma satire, les noms et les ouvrages. Je ne me souviens pas d'avoir jamais cherché à faire connaissance avec un seul. Il en est parmi eux dont je n'ai même encore vu que les lettres; un, entre autres, auquel j'ai le premier écrit, mais en conséquence d'une communication de vive voix faite avec bienveillance par une personne tierce.
J'ai cru devoir un instant m'arrêter sur ces détails, parce qu'on m'a plusieurs fois amèrement reproché d'avoir voulu supprimer cette satire. Jamais, et ceux qui me connaissent le savent bien, je n'ai reculé devant les conséquences personnelles d'une semblable publication. Si j'ai pu songer plus tard à l'anéantir, c'est qu'ayant conservé sur elle mes droits d'auteur j'en étais le meilleur juge et le maître incontestable. Je viens de déterminer les circonstances qui m'y engagèrent; c'est aux juges à les apprécier d'après leur candeur ou leur malveillance. M. Bowles me fait l'honneur de parler de mon ame noble, de ma généreuse magnanimité, et tout cela parce que si le livre n'avait pas été supprimé, la circonstance y eût été rappelée. Pour moi, je ne vois nulle noblesse d'ame dans un acte de simple justice; et quant au mot magnanimité, je le hais depuis que j'ai vu les imposteurs les plus grossiers en être gratifiés par les sots les plus incontestables. Cette éternelle circonstance, je l'aurais expliquée, malgré la suppression du livre, pour peu que M. Bowles en eût jamais exprimé le désir; et j'aurais répété ce que dit le galant Galbraith au bailli Jarvie: «Eh bien! le diable emporte la méprise et tout ce qu'elle a occasionné.» Pendant les dix dernières années qui viennent de s'écouler, j'aurais eu à me plaindre, une fois au moins par mois, de méprises aussi fortes et plus graves même, concernant mon caractère personnel ou littéraire; cependant, je n'ai jamais songé à les relever, une fois les quarante-huit heures passées sur l'erreur ou la calomnie.
Un mot ou deux maintenant relativement à Pope, sur lequel vous avez mon opinion plus largement développée dans une lettre inédite sur ou à (je ne le sais plus) l'éditeur du Blackwood's Edinburgh Magazine; et, je l'avoue, je crains bien que M. Bowles ne partage plus ici mes sentimens.
J'ai quelque regret, sans doute, d'avoir publié les Bardes anglais et les Réviseurs écossais; mais, dans cet ouvrage, ce qui m'en inspire le moins, est le passage relatif à M. Bowles, et son édition de Pope. En 1807 et 1808, époque de l'impression, M. Hobhouse désira m'y voir consigner notre commune opinion sur ce sujet; mais j'avais achevé ma tâche, j'éprouvais de la fatigue, je le priai donc de le faire à ma place. Il y consentit; et l'on peut voir, dans la première édition des Bardes anglais, ses quarante vers sur le Pope de M. Bowles; ils sont aussi sévères et bien autrement poétiques que les miens, sur le même sujet, dans la seconde. Mais comme je mettais mon nom à cette réimpression, j'avais dû retrancher la tirade de M. Hobhouse, pour y substituer la mienne: par là, l'ouvrage y gagna moins que M. Bowles; c'est d'ailleurs, ce que j'ai déclaré dans la Préface de la deuxième édition. Depuis longues années, je n'avais pas relu ce poème; et pour le rappeler aujourd'hui à mon souvenir, il n'a fallu rien moins que l'obligeance de la Quarterly Review, de M. Octavius Gilchrist et de M. Bowles lui-même. Or, je suis désolé de le dire, en revoyant ces anciens vers, je me repens d'avoir exprimé d'une manière si concise l'opinion que je me suis faite de l'édition de Pope. M. Bowles dit: «Lord Byron sait bien que je ne mérite pas le caractère qu'on m'impute.» Je ne sais rien de pareil. J'ai, dans la meilleure société de Londres, rencontré, par hasard, M. Bowles; j'ai cru voir, en lui, un homme aimable, bien élevé, et d'un très-grand mérite. Je ne souhaiterais que de me trouver une fois la semaine à table près d'une personne aussi agréable; mais voilà tout. Quant au fond de son caractère, je n'en connais absolument rien. De ses dehors, j'en fais le plus grand cas; cependant, je ne juge plus un homme d'après ses dehors, depuis qu'il m'est arrivé d'être volé par l'homme du monde le mieux élevé, et que j'ai fait connaissance avec Ali-Pacha, dont la politesse était des plus exquises. Si M. Bowles n'est pas seul coupable de l'édition de Pope, je ne lui ferai pas l'injustice de juger, d'après ce fait, de son caractère; ou, s'il en est autrement, la justice. Je ne veux pas mériter le titre d'exécuteur des hautes œuvres littéraires ou personnelles. M. Bowles individu, et M. Bowles éditeur, sont, à mes yeux, les deux choses du monde les plus opposées,
Et de lui-même il est une--antithèse.
Je ne dirai pas vile, le mot est trop cru: ni trompeuse, parce que cette épithète est trop longue de deux syllabes; mais je laisse au lecteur le soin de remplir la lacune à sa guise.
Au reste, ce que j'entrevis de M. Bowles augmenta mes regrets et ma surprise de ce qu'il employait ses talens à pareille tâche. Sot, on pourrait l'excuser; indigent, ou privé de considération, on trouverait moyen d'expliquer sa conduite: mais il est précisément l'opposé de cela; et avec les idées et les sentimens que Pope m'inspire, je suis incapable de comprendre ses motifs. Il faut pourtant appeler les choses par leur nom; et je ne puis dire, de son édition de Pope, que c'est une œuvre de candeur; je trouve même une déplaisante affectation de cette qualité, et dans cette œuvre, et dans les brochures dernièrement publiées.
Et pourquoi renier encor ses prisonniers?
«J'ai vu, dit M. Bowles dans ses lettres à Martha Blount, des passages que je n'ai pas publiés, et que jamais, je l'espère, personne ne publiera, tant leur grossière licence suppose une grossière débauche.»
Voilà, certes, un piquant jeu de mots! De tels passages peuvent exister ou ne pas exister; et Pope qui, bien que catholique, n'était pas un moine, peut fort bien s'être quelquefois oublié au tems de sa jeunesse, soit en paroles, soit même en actions, auprès d'une femme. Cela suffit-il pour justifier une aussi grave imputation? Et quel est donc, en Angleterre, l'homme marié, d'un certain rang (s'il n'est pas entré dans les ordres), dont la jeunesse ne présente pas des désordres bien autrement graves que ceux dont peuvent donner l'idée les lettres de Pope? À compter de ses premières années, ce grand poète ne cessa d'occuper l'attention publique. Il eut, pendant sa vie, tous les sots pour ennemis; et après sa mort, j'ai regret de le dire, quelques personnes qui n'ont pas, pour justifier leurs diffamations, la même sottise. Eh bien! qu'ont prouvé leurs ardentes attaques et leurs découvertes partiales?--une liaison équivoque avec Martha Blount, occasionnée par ses infirmités autant que par ses passions; un amour sans espérance pour lady Mary W. Montagu; une anecdote de Cibber, et deux ou trois libres passages de ses ouvrages. Qui pourrait sortir plus pur d'une enquête malveillante faite sur une vie de cinquante-six années? Et pourquoi vient-on, aujourd'hui, nous entretenir de semblables fragmens, supposé qu'ils existent? M. Bowles nous dira-t-il quel parti l'on peut tirer de cette exhumation de lettres et d'anecdotes? J'ai vu, moi-même, une collection des lettres d'un autre poète éminent et même prééminent; eh bien! elles sont d'une indécence grossière, et si artificieusement abominables, que je ne crois pas qu'on puisse leur rien comparer en ce genre dans notre langue. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que plusieurs sont placées en forme de post-scriptum au bas de ses lettres sérieuses et les plus sentimentales, et qu'elles se trouvent réunies à des morceaux de prose ou de vers de l'indécence la plus hyperbolique. Il n'est plus, et il a dit de lui-même, que «si l'obscénité (employant une expression bien plus grossière) est un péché mortel, il ne peut certainement être sauvé.» Ces lettres existent; beaucoup d'autres personnes les connaissent aussi bien que moi. Mais je le demande, l'éditeur de ses œuvres eût-il témoigné sa candeur, en n'y faisant même que des allusions? Pour moi, spectateur indifférent, rien n'aurait pu me décider à les indiquer, sans la malheureuse tentative que l'on a faite pour flétrir la mémoire d'un homme tel que Pope.
Que dirions-nous d'un éditeur d'Addison qui citerait le passage suivant des lettres de Walpole à George Montagu? «Le docteur Young a publié un nouvel ouvrage, etc. M. Addison, au moment de mourir, envoya chercher le jeune comte de Warwick, pour lui montrer avec quel calme devait mourir un chrétien; mais par malheur il mourait pour avoir trop bu d'eau-de-vie; et rien ne contribue à calmer les terreurs de la mort, comme les épanchemens d'ivresse! Mais gardez-vous de répéter cela à Goth, où vous vous trouvez.» Maintenant, supposons que l'éditeur ait fait précéder ce passage de ces mots:--Horace Walpole parle d'un fait qui, s'il est vrai, est singulièrement scandaleux. Walpole informe Montagu, qu'Addison, avant de mourir, envoya chercher le jeune comte de Warwick, pour lui montrer avec quel calme devait mourir un chrétien; mais que malheureusement il mourait ivre, etc., etc.
Quelque chose que l'on puisse dire ailleurs ou sur la même page, quelque incrédulité que l'on affecte, en exprimant toujours la même candeur, je dirai que l'éditeur était un sot ou un menteur; jamais il ne devait accueillir une telle anecdote (à moins qu'elle ne lui fût évidemment prouvée), si ce n'est pour exprimer rapidement l'indignation qu'elle lui avait inspirée. Pourquoi les mots s'il est vrai? on n'y reconnaît pas le cachet de l'incrédule. Pourquoi appuyer les prétendus désordres de Pope, du témoignage de Cibber, et qu'est-ce que tout cela prouve? Que Pope, très-jeune encore, fut une fois entraîné par un gentilhomme avec lequel il avait joué, dans une maison de prostitution. Crime horrible! Mais M. Bowles n'a pas toujours été ecclésiastique; quand il était fort jeune, n'a-t-il jamais cédé à de pareilles séductions? Si j'étais en humeur de conter, et de répéter deux petites anecdotes, je pourrais dire de M. Bowles une bien meilleure histoire que celle de Cibber, et fondée sur une bien meilleure autorité, celle de M. Bowles lui-même. Elle, n'a pas été racontée par lui en ma présence, mais devant un tiers qu'il arrive à M. Bowles de nommer plusieurs fois dans le cours de ses répliques. Cette personne me l'a donnée comme une anecdote récréative et piquante, et elle ne se trompait pas, quels que fussent d'ailleurs ses autres mérites. Mais, pour une folie de jeunesse, faudra-t-il accuser M. Bowles d'un penchant au libertinage ou à la débauche? Et pour n'avoir pas toujours été un prêtre, n'en est-il pas moins aujourd'hui un pieux et brave homme? Loin de cela; je consens à le tenir pour une honnête personne, presque aussi honnête que Pope, mais non pas meilleure que lui.
Le fait est que, de nos jours, le grand primum mobile de l'Angleterre est la phraserie: phraserie politique, phraserie poétique, phraserie religieuse, phraserie morale, mais toujours, et dans tous les accidens de la vie, de la phraserie. C'est la mode, et tant qu'elle durera, elle entraînera toujours ceux qui ne peuvent vivre qu'en se conformant au ton du jour. Je dis phraserie, parce que c'est une affaire de mots sans la plus légère influence sur la conduite. Les Anglais n'en sont pour cela ni plus sages ni meilleurs, mais beaucoup plus pauvres, plus divisés entre eux, et bien autrement dépravés qu'ils ne l'étaient avant la vogue donnée à ce verbal décorum. Cette horreur nerveuse pour les amours équivoques et très-contestables du pauvre Pope (car Cibber lui-même avoue qu'il prévint le danger des aventures dans lesquelles il allait s'embarquer), fait très-bien dans une brochure de controverse; mais tous les gens du monde qui connaissent ce que c'est que la vie, ou du moins ce qu'elle était pour eux dans leur jeunesse, ne manqueront pas de rire des plaisantes preuves sur lesquelles se trouve fondée l'accusation d'une sorte de passion libertine, et les hommes graves regarderont sans doute ceux qui, d'après un fait isolé, se permettent une pareille imputation, comme des fanatiques ou des hypocrites, et tous les deux, peut-être. On trouve quelquefois, dans un heureux mélange, ces deux qualités confondues.
M. Octavius Gilchrist parle avec une extrême irrévérence d'un second verre de chaud Négus. Qu'entend-il par là? y a-t-il dans le Négus quelque mal? offre-t-il pour les mœurs plus de danger quand on le boit chaud? ou bien encore M. Bowles boit-il du Négus? J'ai de lui meilleure opinion. J'espérais que jamais il ne buvait que du vin non mélangé, ou que du moins,--comme l'official de Jonathan Wild, il préférait le punch, «attendu qu'on ne trouvait rien contre lui dans l'écriture.» Je serais désolé de croire que M. Bowles fût passionné pour le Négus; c'est une liqueur trop candide; un compromis trop commode entre la passion du vin et les avantages de l'eau. Mais les goûts diffèrent chez les différens écrivains. Le juge Blakstone (il avait fait des vers dans sa jeunesse) composa ses doctes commentaires avec une bouteille de Porto devant lui. Addison ne savait pas dire un mot de spirituel avant d'avoir pris une semblable dose: et peut-être le régime de ces deux grands hommes valait-il celui d'un soi-disant poète de nos jours, qui, après avoir grimpé sur de hautes montagnes, revient, se met au lit, et de là dicte ses vers, en dévorant, durant l'opération, nombre de tartines de beurre.
Maintenant je reviens à M. Bowles, et à ses invariables principes de poésie. M. Bowles et quelques-uns de ses correspondans les déclarent incontestables, du moins sont-ils incontestés par Campbell, qui semble avoir été étourdi du fracas de ces mots. On dit que le sultan offrit autrefois de s'allier à un roi de France, parce que, comme lui, il haïssait le mot de ligue; preuve que sa hautesse entendait le français: M. Campbell n'a pas besoin de mon alliance sans doute, et je n'ai pas la prétention de la lui proposer; mais je hais souverainement le mot invariable. Qu'y a-t-il en effet parmi les hommes, poésie, philosophie, génie, sagesse, science, gloire, puissance, ame, matière, vie ou mort, qui puisse se vanter d'être invariable? Je veux bien mettre les choses divines hors de la question. De tous les noms dont on a jamais eu l'arrogance de baptiser un livre, le plus ridicule est sans contredit un pareil titre dans une brochure. C'est à M. Campbell à répondre de l'ouvrage en lui-même, et de venger l'honneur de son vaisseau 10, que M. Bowles déclare de l'air le plus triomphant avoir, dès le premier feu, coulé bas.
Il y avait, a-t-il dit, un vaisseau;
Vieux coquin, livre-moi passage,
Ou mon bâton te fait sauter.
Cela n'est pas mon affaire; mais j'ai commencé (non pas de mon plein gré, mais sollicité par les fréquentes allusions que l'on faisait à mon nom dans les brochures), et je suis comme un Irlandais au milieu de la bagarre, attaquant tout ce qui s'offre devant lui. Je dirai donc un ou deux mots sur la comparaison du vaisseau.
M. Bowles prétend que le vaisseau de ligne de Campbell tire tout son mérite poétique, non pas de l'art, mais de la nature. «Otez, dit-il, les vagues, les vents, le soleil, etc., et le vaisseau n'est plus qu'une pièce de canevas grossier sur trois grandes perches.» Rien de plus vrai; ôtez les vagues, les vents, il n'y aura plus même de vaisseau, non-seulement pour l'usage des poètes, mais pour tout autre usage; ôtez le soleil, et force nous sera de lire le pamphlet de M. Bowles à la chandelle. Mais la poésie du vaisseau ne dépendait pas des vagues, etc.; bien au contraire: le vaisseau répandait sur les vagues les idées poétiques qui l'escortaient, et donnait un nouveau lustre à celles qui étaient inhérentes à elles-mêmes. Ce n'est pas que je prétende nier que les vagues et les vents, le soleil par-dessus tout, soient éminemment poétiques: nous le savons trop à nos dépens, par les nombreuses descriptions en vers qu'on en a faites. Mais si les vagues n'offraient que de l'écume à leur surface, si les vents ne poussaient sur les rivages que de l'algue marine; si le soleil n'éclairait ni pyramides, ni flottes, ni forteresses, ses rayons répandraient-ils la même impression poétique? Je ne le crois pas; et du moins conviendra-t-on ici qu'il y a réciprocité de poésie. Arrachez le vaisseau au calme sein des ondes, et les calmes ondes n'offrent plus qu'un spectacle, qu'un objet singulièrement monotone, surtout si les ondes ne sont pas claires; témoin la plupart des hommes qui passent à côté d'elles sans les regarder. Qui donc peut exciter l'intérêt des mêmes spectateurs, quand on lance à l'eau quelque bâtiment? Ils ont pu voir les calmes ondes à Wapping, dans le bassin de Londres ou dans le canal Paddington, dans une fosse à cheval, dans une marre, ou dans tout autre réservoir; ils ont pu entendre les vents siffler au travers des ouvertures d'une étable à pourceaux ou des auvents d'un grenier; ils ont pu voir le soleil éclairer la livrée d'un laquais ou le cuivre d'une bassinoire: et cependant, quelle poésie ont répandu sur ces objets le calme des ondes, le sifflement des vents ou les rayons du soleil? aucune, à mon avis. M. Bowles prétend que le vaisseau n'est poétique que par l'effet de ses accessoires; mais s'ils ont pu jeter sur un objet naturellement prosaïque, un manteau de poésie, ils pourront en couvrir également d'autres objets, surtout quand le premier est un vaisseau de ligne, qui, dépouillé de ses accessoires, c'est-à-dire ses mâts, ses voiles et ses pavillons, n'offre plus qu'un grossier canevas et de longues perches. Et, vraiment, un vaisseau n'est que cela, comme la porcelaine, de la terre; l'homme, de la poussière, et la chair, de l'herbe. Cependant, combien d'idées poétiques ne réveillent-ils pas, du moins l'homme et sa matérielle enveloppe?
M. Bowles a-t-il jamais contemplé la mer? je le présume, du moins sur des tableaux de marine. Qu'il nous dise si quelque artiste a jamais peint la mer isolément, et sans y joindre un vaisseau, une barque, un naufrage, ou quelque autre accessoire? Qu'il nous dise lequel des deux est plus attrayant, plus moral, plus poétique, de la mer seule, ou de la mer représentée avec un vaisseau rompant sa vaste mais fatigante monotonie? Un orage est-il plus inspirateur sans un vaisseau qui le supporte? Et, dans le poème du Naufrage, qui nous intéresse davantage, du bâtiment entr'ouvert ou de l'orage? Tous deux, sans doute, nous frappent vivement; mais sans le vaisseau, quel souci prendrions-nous de la tempête? Il faudrait tomber dans une description purement descriptive, genre de poésie qui ne fut jamais placé au premier rang de l'art.
Je crois avoir quelque droit à parler de sujets maritimes, du moins à nos poètes; car à l'exception de Walter Scott, Moore et Southey peut-être, qui ont voyagé, j'ai traversé à la nage plus de milles que tout le reste des versificateurs contemporains n'en a parcourus à bord d'un vaisseau; j'ai souvent vécu pendant plusieurs mois sans interruption sur un vaisseau; et depuis que j'ai quitté l'Angleterre, j'ai à peine passé un mois privé de la vue de l'Océan. Je fus nourri sur ses rivages de deux à dix ans. Je me souviens qu'en 1810, me trouvant dans une frégate anglaise ancrée sur la pointe de Sigée, il s'éleva à la chute du jour un coup de vent assez violent pour nous faire croire que le vaisseau allait rompre le câble, et s'éloigner de l'ancrage. M. Hobhouse, quelques officiers et moi-même, nous avions remonté des Dardanelles jusqu'à Abydos, et nous étions justement revenus à tems. L'aspect d'un orage dans l'Archipel est aussi poétique qu'on puisse l'imaginer; la mer est là singulièrement resserrée, impétueuse et terrible, la navigation y est sans cesse rompue et embarrassée par les îles et les courans contraires. Le cap Sigée, les tertres de la Troade, Lemnos, Ténédos, tout contribuait à l'effet du tableau, mais ce qui semblait alors le plus poétique, c'était une multitude de (environ deux cents) barques grecques et turques, obligées de flotter çà et là contre le vent, éloignées de leurs périlleux ancrages, et se dirigeant les unes vers Ténédos, d'autres vers quelques îles voisines, d'autres en pleine mer, et d'autres peut-être vers la vie éternelle. La vue de ces petits bâtimens sautillant à travers l'écume dans le crépuscule, tantôt s'élevant et tantôt disparaissant entre les vagues et dans une demi-obscurité; leurs voiles tout-à-fait blanches (car dans le Levant les voiles ne sont pas d'un grossier canevas, mais de coton blanc) glissant à travers les flots aussi vivement mais avec moins de sécurité que les mouettes perchées sur leur sommet; ajoutez leur évidente détresse, leur exiguïté dans le lointain, leur réunion, leur faiblesse comparée à la force de l'élément gigantesque qu'ils combattaient et qui ébranlait jusqu'à notre vaisseau; tout, en un mot, produisait en moi des impressions bien plus poétiques que ne l'eût fait la mer avec toute son immensité déserte, et les vents furieux, s'ils n'eussent pas joué un rôle nécessaire dans ce magnifique tableau.
C'est un beau spectacle que la vue du Pont-Euxin; le port de Constantinople est le plus beau havre du monde, et pourtant je ne puis m'empêcher de croire qu'une vingtaine de vaisseaux de ligne, quelques-uns de cent quarante canons, ne contribuassent encore à le rendre plus poétique, durant le jour, aux rayons du soleil, et mieux encore la nuit, car les Turcs illuminent leurs vaisseaux de guerre d'une manière extrêmement pittoresque. Et pourtant tout cela est artificiel. Quant à l'Euxin, j'ai vu les Nymplegades, je me suis assis près de l'autel brisé dont les débris sont encore exposés au vent dans l'une de ces îles; j'ai senti, en répétant les premiers vers de Médée, tout ce que ces lieux avaient de poétique; mais à quoi le devaient-ils, sinon au souvenir de l'Argo? ils le devenaient même davantage par la vue lointaine de quelques vaisseaux marchands arrivant d'Odessa. Mais, dit M. Bowles, pourquoi faites-vous sortir des chantiers votre vaisseau? Je l'ignore vraiment, si ce n'est parce qu'on ne construit les vaisseaux que pour être lancés. Les flots sans doute, etc. ajoutent à leur caractère poétique, mais ils ne le créent pas, et le vaisseau reconnaît amplement ce qu'il leur doit: ils se prêtent un secours mutuel; l'eau est plus poétique avec le vaisseau,--le vaisseau le devient moins sans ses ondes. Mais encore un vaisseau sur sa quille offre-t-il quelque chose en lui-même de grand et de poétique. Une vieille barque avec sa voile retournée, abattue sur un sable désert, est un objet poétique (et Wordsworth, qui peut faire un poème sur une cuvette, ou sur un enfant aveugle, peut le dire aussi bien que moi); mais une immensité de sable et de vagues paisibles sans un seul bateau serait aussi lourdement prosaïque que le premier venu des pamphlets que l'on vient de publier.
Qui produit la poésie dans l'image du marble waste of Tadmor (marbre désert de Tadmor), ou dans l'Ode à la Solitude de Grainger, tant admirée par Johnson? Est-ce le marbre ou le désert? l'artificiel ou le naturel? Mais le désert ici est comme tous les autres déserts; c'est donc le marbre de Palmyre qui fait toute la beauté poétique des lieux et de ce passage.
L'Hymette et ses beautés arides; toute la côte de l'Attique, ses collines et ses montagnes; Pentélicus, Anchesmus, Philoppapus, etc., etc., sont en eux-mêmes poétiques, et le seraient encore, quand même le nom d'Athènes, des Athéniens et des ruines anciennes serait effacé du souvenir des hommes. Mais dira-t-on que, sans l'art de l'Acropolis, du temple de Thésée, et de tous les glorieux monumens du goût et du génie des Grecs, la nature, en Attique, présenterait plus de poésie? Demandez aux voyageurs ce qui les frappe davantage, du Parthénon ou du rocher sur lequel il est assis? des colonnes du cap Colonna, ou du cap lui-même? des rochers qui s'élèvent à ses pieds, ou du souvenir de Falconer, dont le vaisseau vint se briser sur eux? Il y a des rochers et des caps par milliers, beaucoup plus pittoresques que ceux de l'Acropolis et du cap Sunium; mais produisent-ils la même impression qu'une foule de sites sauvages en Grèce, en Suisse, dans l'Asie-Mineure, et même en Portugal, près de Sintra, et qu'une foule de points de vue d'Italie et des Sierras d'Espagne? Mais c'est l'art, ces colonnes, ces temples, ce vaisseau submergé, qui font leur antique et leur moderne poésie, plutôt que les lieux en eux-mêmes. Sans les premiers, les seconds seraient oubliés et inconnus, ensevelis comme Ninive et Babylone, dans un amas confus, dépourvu de poésie et comme sans existence. Mais, dans quelques lieux du monde que l'on transporte ces ruines vénérables, si toutefois elles étaient susceptibles de transport, les obélisques, le Sphinx et la statue de Memnon, on y reconnaîtrait toujours la même perfection de beauté, la même auréole de poésie. J'ai réclamé, et je réclamerai toujours contre le pillage des ruines d'Athènes, fait dans la vue d'initier les Anglais dans les secrets de la sculpture; mais pourquoi l'ai-je fait? ces ruines sont aussi poétiques à Piccadilly qu'elles pouvaient l'être au Parthénon; mais le Parthénon et ses rochers le deviennent beaucoup moins sans elles. Telle est la poésie de l'art.
M. Bowles prétend encore que, s'il y a de la poésie dans les Pyramides d'Égypte, c'est par leur association à des déserts sans bornes; et qu'une pyramide de la même dimension n'aurait pas le même caractère de sublime sur l'emplacement de l'hôtel de Lincoln. Non, sans doute; mais ôtez les pyramides, que restera-t-il aux déserts? Faites disparaître Ston-Henge de la plaine de Salisbury, et il n'y restera rien de plus remarquable que dans la bruyère de Hounslow, ou toute autre plaine sans bornes. Pour moi, je trouve que l'église de Saint-Pierre, le Colysée, le Panthéon, le mont Palatin, l'Apollon, le Laocoon, la Vénus de Médicis, l'Hercule, le Gladiateur mourant, le Moïse de Michel-Ange, et tous les plus beaux ouvrages de Canova (j'ai parlé plus haut de ceux de l'ancienne Grèce, encore debout dans cette contrée ou transportés en Angleterre) sont aussi poétiques que le mont Blanc ou le mont Etna, et peut-être plus encore, car ils offrent une manifestation directe de l'ame, et, jusque dans leur conception, ils présupposent la poésie. Ils participent d'ailleurs, sous ce rapport, à quelque chose de la vie actuelle, qu'il est impossible de retrouver dans les ouvrages inanimés de la nature, à moins de croire, avec Spinosa, que le monde est Dieu.
On ne peut, certes, imaginer rien de plus poétique que la ville de Venise: cela dépend-il de la mer ou des canaux?--
Écume et fange d'où sortit l'orgueilleuse Venise.
Est-ce le canal qui coule entre le palais et la prison, est-ce le Pont des Soupirs, placé près de là, qui la rendent si poétique? Est-ce le canal Grande, le Rialto qui le traverse, les églises qui le dominent, les palais qui le bordent, et les gondoles qui glissent sur les eaux; est-ce tout cela qui, dans cette ville, séduit l'imagination plus vivement que Rome elle-même? Mais, dira peut-être M. Bowles, sans l'eau, le Rialto n'est plus que du marbre; les palais et les églises, des amas de pierres, et les gondoles une grossière toile noire jetée sur quelques planches de bois découpé, avec un morceau de fer grotesquement contourné à la proue. Et moi, je réponds que sans tout cela, l'eau ne serait plus qu'un fossé couleur de terre; et quiconque prétend le contraire mérite d'aller au fond des lieux où les héros de Pope reçoivent les embrassemens des nymphes de la fange. Il n'y aurait rien de plus poétique dans le canal de Venise que dans celui de Paddington si l'on n'y voyait pas les accessoires de l'art dont je viens de parler; et pourtant la nature y déploie toute sa richesse, puisqu'il est formé par la mer et par les îles innombrables qui servent de base à cette ville extraordinaire.
Il n'est pas jusqu'aux cloaques de Tarquin, à Rome, qui ne soient aussi poétiques que Richmond-Hill; bien des gens même leur donneront la préférence. Ne reconnaissez dans le Tibre et les sept montagnes, que ce qu'on y voyait au tems d'Évandre: puis, que M. Bowles, M. Wordsworth, M. Southey ou quelqu'autre amant de la nature fassent là-dessus un poème, et vous me direz ce qui dans leur ouvrage vous semblera plus poétique que le Livre guide où nous trouvons le chemin qui conduit de Saint-Pierre au Colysée, et ce qu'il y a sur la route de digne d'être vu. Ces lieux-là nous intéressent dans Virgile, mais c'est parce qu'ils seront un jour Rome, et non parce qu'ils sont la propriété d'Évandre.
M. Bowles essaie ensuite d'enrôler sous ses drapeaux Homère, pour répondre à la remarque de M. Campbell, que le prince des poètes était un grand peintre des ouvrages de l'art. M. Bowles prétend qu'en cela ses beautés dépendent des rapports qu'elles présentent avec la nature. «Le bouclier d'Achille emprunte son intérêt poétique des sujets qu'il représente;» mais la lance d'Achille, et le heaume et la cotte de maille de Patrocle, et l'armure céleste et jusqu'aux espèces de cuissards des Grecs, à quoi doivent-ils l'intérêt qu'ils inspirent? Sans doute, et uniquement aux jambes, au dos, à la poitrine, au corps humain en un mot qu'ils défendent. S'il en était autrement, mieux eût valu les faire combattre nus, et nous devrions trouver les boxeurs Gulley et Gugson, avec leurs paires de caleçons, plus poétiques qu'Hector et Achille, avec leurs brillantes armures et leurs javelots héroïques.
Au lieu du retentissement des heaumes, du cri des chariots, du cliquetis des lances, de l'éclair des épées, du froissement des boucliers et des cuirasses, pourquoi ne pas se figurer les Grecs et les Troyens, semblables à deux tribus sauvages se déchirant des pieds et des mains, grinçant des dents, écumant, hurlant et vomissant dans toute la poésie naturelle de la guerre; accablés sous le poids d'une armure, grossièrement artificielle, également embarrassante pour les guerriers et les poètes de la nature? Trouve-t-on quelque chose d'anti-poétique dans l'action d'Ulysse, frappant les chevaux de Rhésus de son arc (ayant oublié de s'emparer du fouet), ou bien M. Bowles aurait-il mieux aimé les battre du pied, ou les frapper de la main, parce qu'il aurait vu dans cette action quelque chose de moins sophistiquer?
Et dans l'élégie de Gray, est-il une image plus frappante que celle de la sculpture sans forme? En général on peut dire de la sculpture, qu'elle offre plus de poésie que la nature elle-même, en tant qu'elle représente et anime une beauté, une sublimité idéale qu'on ne trouva jamais réunies dans la nature. Telle est du moins l'opinion générale: mais je dois avouer, toujours en exceptant la Vénus de Médicis, que je ne la partage pas, du moins pour ce qui se rapporte à la beauté des femmes; car la tête de lady Charlemont, que je vis pour la première fois il y a neuf ans environ, semblait réunir tout ce qu'un sculpteur peut demander aux inspirations de l'idéal. J'ai vu, je m'en souviens, quelque chose d'approchant, dans la tête d'une jeune fille albanienne, qui mendiait alors son pain sur une grande route des montagnes; chez quelques Grecques et dans la figure d'un ou deux Italiens. Mais, pour ce qui est du sublime, jamais dans la nature humaine je n'ai rien vu qui pût le moins du monde rivaliser avec la sculpture, soit dans l'Apollon, soit dans le Moïse, soit dans plusieurs autres morceaux sévères de l'art moderne ou antique.
Examinons maintenant un peu plus au long ce plaidoyer en faveur des vertes campagnes et de la simple nature en général contre les images de l'art dans leurs rapports avec la poésie. Dans un tableau de paysage, jamais l'artiste, s'il est digne de ce nom, ne copie à la lettre le point de vue qu'il a sous les yeux; il invente, il compose. Dans son aspect réel, la nature ne lui offre pas des scènes qu'il songe à reproduire. S'il nous montre quelque cité fameuse, quelque perspective de montagne, ou d'autres paysages, il devra les prendre de quelque point de vue particulier; il devra les protéger de lumières et d'ombres artificielles, de lointains, etc., nécessaires non-seulement pour ajouter aux beautés de la scène, mais encore pour en cacher les défectuosités. La poésie de la nature isolée, dans toute son exactitude, ne lui offrira qu'un secours incomplet. Le ciel de son tableau n'est pas le portrait du ciel réel, c'est un mélange de ciels divers, observés à différentes époques, et jamais copiés d'après celui d'un seul jour. Pourquoi? Parce que la nature n'est pas esclave de ses charmes, parce qu'elle les prodigue, elle les disperse. Il faut du goût pour les choisir, il faut du tems pour les rassembler.
Je viens de parler de la sculpture. Le but de l'excellent sculpteur est de grandir la nature jusqu'aux formes héroïques, c'est-à-dire en bon anglais, de surpasser son modèle. Quand Canova fait une statue, il prend une jambe à l'un, une main à l'autre, à ce troisième un trait,--une expression peut-être à un quatrième; et cependant il perfectionne encore le tout comme jadis les Grecs, lorsqu'ils osaient donner un corps à Vénus.
Demandez au peintre de portraits quel supplice pour lui d'accommoder ensemble les principes de son art et les figures dont la nature a gratifié ceux qui viennent poser dans son atelier: sur plusieurs milliers, il n'en est pas dix qu'il oserait jamais se hasarder à reproduire sans en déguiser ou réformer la plupart des traits. Jamais la nature, l'exacte, la pure, la simple nature ne fera de grand artiste dans aucun genre; jamais surtout un poète--celui de tous les artistes qui doit le plus à l'art. Dans ce qui regarde les descriptions naturelles, les poètes sont encore forcés d'emprunter à l'art leur plus incontestable beauté. Pour exprimer le charme d'une fontaine, vous dites qu'elle est aussi claire ou plus claire qu'une glace.
O fons Blandusiœ, splendidior vitro!
Dans le discours de Marc-Antoine, on découvre le corps de César, mais on a soin aussi de déployer son manteau:
Vous tous aussi, vous reconnaissez ce manteau, etc.
..........................................................
Voyez! le poignard de Cassius est entré dans cet endroit.
Si le poète avait dit que Cassius avait passé le poing dans le trou du manteau, il aurait plutôt demandé ses inspirations à la nature de M. Bowles; mais le poignard artiel est bien autrement poétique que sans lui toutes les mains naturelles du monde. Dans le sublime de la poésie sacrée: «Quel est celui-ci, venant d'Edem? de Bazroh, avec ses vêtemens teints?» Celui qui vient serait-il poétique, sans les vêtemens teints qui frappent, arrêtent le spectateur et l'identifient à l'objet qui approche?
La mère de Siséra est représentée attentive au bruit des roues du chariot de son fils. Salomon, dans son cantique; compare à une tour le nez de sa maîtresse, ce qui nous semble une exagération orientale; mais s'il avait dit que sa taille ressemblait à une tour, il eût été aussi poétique qu'en la comparant à un arbre.
La vertueuse Maria s'élevait comme une tour au-dessus de son sexe.
Voilà un exemple d'image artificielle pour une supériorité morale. Mais Salomon, en comparant le nez de son amante à une tour, ne voulait pas sans doute faire allusion à sa longueur, mais à son élégance; or si l'on a égard aux licences de la poésie orientale, et à l'extrême difficulté de trouver dans la nature une métaphore discrète pour le nez d'une femme, on avouera que sa comparaison pouvait être aussi bonne qu'une autre.
Non, l'art n'est pas inférieur à la nature en matière de poésie. D'où vient qu'un régiment de soldats est à nos yeux d'un effet plus noble que la même masse de populace? C'est que les premiers ont des armes, un uniforme, des drapeaux, de l'art et de la symétrie dans leur repos et dans leurs mouvemens. Un montagnard (highlander) avec son plaid, un Turc avec son turban, un Romain avec sa toge, sont sans doute plus poétiques que le derrière tatoué ou non tatoué d'un sauvage des îles Sandwich, eût-il été décrit par William Wordsworth lui-même comme l'idiot dans sa gloire 11.
J'ai vu autant de montagnes que la plupart des hommes et plus de flottes que le plus grand nombre des habitans de terre-ferme; à mon avis, un grand convoi, conduit par un petit nombre de vaisseaux de ligne, présente un tableau aussi noble et aussi poétique qu'en pourrait produire toute la nature inanimée Je préfère le mât de quelque grand amiral avec tous ses cordages, aux sapins de l'Écosse ou des Alpes, et je soutiens qu'il a fourni bien plus d'inspirations poétiques. En quoi consiste l'immense supériorité du Naufrage de Falconner sur tous les autres naufrages? dans l'admirable application qu'il fait des termes de son art; dans la description de la destinée d'un marin, faite par un poète marin. C'est de ces termes-là mêmes et de leur application, que naissent la force et la vérité du poème. Pourquoi? parce que l'auteur était poète, et que, sous la main d'un poète, l'art ne restera jamais, pour la richesse, au-dessous de la nature. Falconner est au-dessous de lui, précisément quand il sort de son élément, pour peindre la nature en général, ou pour se jeter dans des digressions sur l'ancienne Grèce, et d'autres branches de connaissances.
Dyer, dans sa Colline de Grongar, la seule chose qui lui ait survécu, nous a présenté les formes de la nature elle-même sous une image de l'art:
Tels sont les vêtemens dont se pare la nature pour servir de leçon à notre errante pensée; c'est ainsi qu'elle choisit la gaie verdure pour chasser loin de nous les soucis rongeurs.
Nous pourrons même encore nous appuyer du télescope, bien que M. Bowles ait triomphé de l'abus qu'en avait fait Milton:
Ainsi, nous méprenons-nous sur la scène de l'avenir, quand nous le jugeons sous le verre trompeur de l'espérance.
Ici un mot à M. Campbell en passant:
Ô montagnes! doux et ravissans paraissent vos sommets, protégés par les nuances variées de l'air; mais pour le voyageur qui les gravit péniblement, ils sont rudes, sombres et tristes. Telle est l'impression que présente la course fatigante de notre vie, et le présent offre toujours une journée nébuleuse 12.
Or ces vers ne sont-ils pas l'original de cette idée tant vantée:
C'est à la distance que nous devons l'enchantement de la vue, et c'est elle qui couvre la montagne de ses teintes azurées 13.
Revenons encore à la mer: que l'on regarde la longue muraille de Malamocco, qui dompte l'Adriatique, et que l'on prononce entre la mer et la digue qui lui est imposée. Certes, la vue de cet ouvrage romain (et je dis romain, pour la conception et pour l'exécution) disant à l'Océan: Tu viendras jusque-là, et tu n'iras pas plus loin, n'est pas moins sublime et moins poétique que les vagues furieuses qui viennent impuissamment se briser à ses pieds.
M. Bowles fait honneur au vent de la plupart des idées poétiques groupées autour d'un vaisseau; mais alors, pourquoi un bâtiment à la voile est-il plus poétique qu'un marsouin, nageant en plein vent 14? Le marsouin est tout nature, le vaisseau est tout art, canevas grossier, toile bleue et longues perches; tous deux ballottés par le vent, en sont également le jouet; et pourtant rien qu'une faim excessive ne pourrait présenter à mon imagination le marsouin comme le plus poétique des deux objets: encore faudrait-il qu'il ne me rappelât que de savoureuses côtelettes.
M. Bowles nous dira-t-il que la poésie d'un aqueduc dépend uniquement de l'eau qu'il transporte? Il faut le renvoyer à celui de Justinien, à ceux de Rome, de Constantinople, de Lisbonne et d'Elva, ou même aux restes de celui de l'Attique.
On nous demande ce qui rend les vénérables tours de l'abbaye de Westminster plus poétiques, comme point de vue, que la tour de la manufacture de plomb qui, pourtant, est embellie du même paysage? Je répondrai, c'est l'architecture.
Transformez Westminster ou Saint-Paul en une poudrière, ils rappelleront toujours à l'œil les mêmes idées poétiques; le Parthénon fut transformé par les Turcs en un magasin de ce genre, durant le siége d'Athènes par le Vénitien Morozini; et ce fut l'occasion de sa destruction partielle. Les dragons de Cromwell installèrent leurs chevaux dans la cathédrale de Worcester; la trouvons-nous aujourd'hui, pour cela, moins poétique qu'auparavant? Demandez à un étranger approchant de Londres, quelles sont, de toutes les tours qu'il a devant les yeux, celles qui frappent le plus son imagination? Il indiquera Saint-Paul et Westminster, sans peut-être connaître les noms ou les souvenirs qui s'y rattachent; il laissera de côté la tour de plomb patenté, non qu'il ait des préventions contre elle, elle pourrait fort bien être le mausolée d'un prince, une colonne de Waterloo, un monument de Trafalgar, mais parce que son architecture est évidemment inférieure.
Quant à cette autre question; si la description d'un jeu de cartes est aussi poétique que celle d'une course dans les bois, en supposant le même talent d'artiste, nous répondrons que les matériaux ne sont pas de la même valeur; mais que l'artiste qui parviendrait à jeter de la poésie dans un jeu de cartes, est incomparablement le plus habile des deux. Au reste, toute cette classification des poètes, est purement arbitraire de la part de M. Bowles. Il peut exister ou ne pas exister différens genres de poésie; mais c'est l'exécution, et non pas le genre, qui, seule, doit déterminer le rang des poètes.
La tragédie est, sans doute, l'un des genres les plus élevés. Hughes a fait une tragédie couronnée même de succès; Fenton en a fait une autre, et Pope n'en a pas fait. En résulte-t-il que l'on puisse, et M. Bowles lui même, placer Hughes et Fenton comme poètes au-dessus de Pope? Addison même (l'auteur de Caton), Rowe, l'un de nos auteurs tragiques les plus goûtés, Young, Otway ou Southerne furent-ils jamais placés dans l'estime du lecteur ou du critique, sur le même rang que Pope, avant ou après sa mort? Si M. Bowles persiste dans ses catégories, il nous permettra de lui rappeler que la poésie descriptive est laissée au dernier rang des productions de cet art; et que les descriptions peuvent bien orner, mais ne devraient jamais former le sujet d'un poème. Les Italiens, avec la langue la plus poétique et le goût le plus détestable de l'Europe, possèdent maintenant cinq grands poètes: Dante, Pétrarque, Arioste, Tasse, et tout récemment Alfieri. À qui donnent-ils l'une des premières places, et souvent même la première de toutes? À Pétrarque, le faiseur de sonnets. Il est vrai qu'on estime également quelques-unes de ses canzoni, mais voilà tout; et jamais l'on ne s'est rappelé le latin de son Africa.
S'il fallait juger Pétrarque d'après le genre de ses compositions, où l'aurait placé le meilleur des sonnets? Est-ce près de Dante et des autres? Non, certainement. Avouons donc, comme je l'ai dit tout-à-l'heure, que le meilleur poète, quel que soit son genre, est celui qui exécute le mieux, et qu'il méritera toujours d'être ainsi jugé dans l'opinion publique.
Gray n'eût écrit que son élégie, que je ne sais si, grand comme il l'est, il ne grandirait pas encore. C'est la pierre angulaire de sa gloire: sans elle il eût vainement appuyé sa mémoire du mérite de ses odes. Si l'on déprécie aujourd'hui Pope, c'est en partie parce que l'on se fait une idée fausse de la dignité de son genre, idée qu'il a lui-même accréditée en se faisant ingénieusement gloire.
De n'avoir pas long-tems erré dans le labyrinthe de l'imagination; mais de s'être arrêté à la vérité, et d'avoir embelli la morale des charmes de la poésie.
Il aurait dû dire de s'être élevé à la vérité: car à mes yeux la plus haute de toutes les poésies est la poésie morale, éthique, comme le but le plus noble de l'humanité doit être la vérité morale. La religion n'est pas de mon sujet: c'est quelque chose de supérieur au génie de l'homme, et tous y ont échoué à l'exception de Milton et de Dante; encore le mérite de Dante vient-il de sa supériorité à retracer les passions humaines, bien que ce soit au milieu de circonstances surnaturelles. Comment Socrate fut-il le plus grand des hommes? par la vérité de sa morale. Qui prouva presqu'autant que ses miracles, que Jésus-Christ était le fils de Dieu? ses préceptes de morale. Et si la morale a fait d'un philosophe le premier des hommes; si Dieu lui-même n'a pas dédaigné de les joindre à son Évangile, nous dira-t-on que la poésie éthique ou didactique ou comme il vous plaira de l'appeler, dont le but est de rendre les hommes meilleurs et plus sages, ne soit pas la première de toutes les poésies, et faut-il que ce soit un prêtre qui vienne nous le dire? Certes, ce genre exige plus d'ame, plus de sagesse, plus de talens, que toutes les forêts où l'on se soit jamais promené pour les décrire, et que toutes les épopées qui furent jamais fondées sur un champ de bataille. Les Géorgiques sont incontestablement, et je pense sans contestation, d'une poésie plus belle que celle de l'Énéide. Virgile ne l'ignorait pas; car il n'ordonna pas de les brûler.
La plus belle étude de l'homme, c'est l'homme.
Il est de mode aujourd'hui de professer la plus haute admiration pour ce qu'on appelle imagination et invention, les deux qualités du monde les plus communes. Un paysan irlandais, avec un peu de whiskey dans la tête, imaginera et inventera de quoi fournir la matière de plusieurs poèmes modernes. Si Lucrèce n'eût pas été gâté par le système d'Épicure, nous aurions un ouvrage bien supérieur à tout ce qui existe aujourd'hui; comme poème, c'est encore le premier de tous ceux de l'ancienne Rome. D'où vient donc qu'on l'estime si peu? pour ses principes de morale. Pope n'a pas le même défaut, la sienne est aussi pure que sa poésie est belle. En parlant des objets de l'art, j'ai négligé un point sur lequel je reviens: on peut croire que le canon est assez poétique pour offrir de fréquentes ressources. C'est, dira peut-être M. Bowles, que son bruit rappelle un imposant phénomène des cieux, et qu'on peut le regarder comme la foudre de la terre; il ajoutera d'un air de triomphe, que Milton fit quelque chose de bien mauvais quand il arma ses démons avec notre artillerie. Mais s'il hasarda ce moyen, c'est parce que notre artillerie était à ses yeux d'un effet assez sublime pour lui permettre d'en faire usage. Il s'est trompé, mais l'erreur ne consiste pas dans l'emploi du canon contre les anges de Dieu, mais dans l'emploi de toute arme matérielle. Le tonnerre des nuages eût été dans la main des démons aussi vain et aussi ridicule que le lâche salpêtre, les anges étant également à l'abri de l'un et de l'autre. La foudre dans les mains du Tout-Puissant est sublime, mais c'est parce qu'il daigne s'en servir pour repousser les esprits rebelles. On ne peut pas attribuer sa victoire à cette énorme pièce d'électricité naturelle: le Tout-Puissant a voulu; ils tombèrent: sa parole eût été suffisante, et Milton, en mettant des foudres matérielles entre les mains du Tout-Puissant, est aussi absurde (et par le fait même impie) qu'en donnant des mains au Tout-Puissant.
L'artillerie des démons n'était que le premier degré de sa bévue; le tonnerre fut le second, et le moins excusable. Il eût été bon pour Jupiter et non pour Jéhovah. Le sujet d'ailleurs était tout-à-fait anti-poétique; Milton l'a mieux traité que n'eût fait un autre, mais il était au-dessus des forces humaines et par conséquent des siennes.
M. Bowles, dans un endroit de sa réplique, prétend que Pope était jaloux de Philips, parce qu'il tourna ses pastorales en ridicule dans l'un des numéros du Gardien auquel il envoyait ses articles de ce genre, et qui par là est devenu un admirable modèle d'ironie. Si l'on avait pu envier à Philips quelque chose, ce n'eût pas été probablement ses pastorales. Elles étaient pitoyables, et Pope ne fit que publier son juste mépris. Si M. Fitzgerald livrait à l'impression un volume de sonnets, un esprit de découverte, ou bien un missionnaire, et que M. Bowles critiquât ses ouvrages dans un journal périodique, serait-ce un effet de sa jalousie? Les auteurs des Adresses rejetées 15 ont couvert de ridicule les seize ou vingt premiers poètes vivans, mais en étaient-ils jaloux? L'envie se démène avec violence, elle ne rit pas. Les auteurs des Adresses rejetées pouvaient bien faire peu de cas de plusieurs de ces poètes, mais ils ne pouvaient envier ceux qu'ils avaient ainsi parodiés, et Pope ne pouvait être plus jaloux de Philips qu'il ne le fut de Welsted, de Théobalds, de Smedley ou de tout autre héros de sa Dunciade. Il ne l'aurait pas été, quand lui-même n'eût pas été le plus grand poète de son siècle: M. Ings enviait-il M. Philips quand il lui demandait: «Pourquoi votre Pyrrhus conduit-il des bœufs et s'écrie-t-il: Je suis aiguillonné par l'amour?» Cette question interdit le pauvre Philips, mais elle n'était pas inspirée par l'envie, plus que la critique de Pope. Fut-il jaloux de Swift? Fut-il jaloux de Bolingbroke? Fut-il jaloux du succès inoui qu'avait obtenu l'opéra du Mendiant, de Gay? On nous répondra que tous ces grands écrivains étaient ses amis intimes; mais l'amitié prévient-elle toujours l'envie? Étudiez la première femme venue, où le premier écrivassier que vous rencontrerez, que M. Bowles lui-même (je le sais d'ailleurs exempt de ce vice odieux) étudie quelques-uns de ses amis poétiques: le plus envieux de tous ceux dont on m'ait jamais parlé est un poète et un grand poète. La jalousie est une passion universelle. Goldsmith non-seulement enviait les marionnettes pour leurs danses, et se déchirait les jambes dans l'espoir de faire aussi bien qu'elles; mais il éprouvait encore une peine sensible quand deux jolies femmes attiraient plutôt les regards que lui-même; et voilà l'envie: mais quand Pope donna-t-il des preuves de cette passion? Si l'exemple cité prouvait quelque chose, il faudrait donc également admettre que Dryden était jaloux des héros de son Mac-Flecknoe.
M. Bowles, toutes les fois qu'il le peut, compare Pope à Cowper (celui-là même qu'il tourne en ridicule dans l'édition de Pope, à l'occasion de son attachement pour une vieille femme, Mrs. Ulwin;--je ne me souviens pas à quelle page, mais cherchez, vous trouverez). Il rappelle, entre autres, la peinture qu'a faite ce Cowper, dans le genre flamand, d'un bois dessiné avec tout le soin d'un pépiniériste 16, et avec une affectation du style de Milton, aussi burlesque que dans le Schelling splendide.
Note 16: (retour) Je soumettrai ici, au jugement de M. Bowles, un passage d'un autre poème de Cowper, les Vers à Marie, que je le prie de comparer avec le Marchand de bois (Sylvan sampler) du même auteur.«Tes aiguilles jadis si brillantes, et pour moi toujours occupées, se rouillent maintenant, inutiles et ne glissent plus sous tes doigts.»
Ces vers, inspirés par des objets artificiels, offrent une idée bien simple, bien vulgaire, en un mot, une idée d'intérieur; et pourtant, je m'en rapporte à M. Bowles, ne valent-ils pas le bavardage sur les arbres, que l'on cite avec tant d'éloges? Qu'y trouvons-nous? des images qui se lient à des bas que l'on ravaude, des chemises que l'on remonte, des culottes que l'on rapièce; mais on est forcé d'avouer, qu'elles sont pleines de poésie et de sensibilité, adressées par Cowper à sa nourrice. Cette fripperie d'arbres me fait souvenir d'un mot de Shéridan. En 1812, quelques jours après la scène des Adresses rejetées, je le rencontrai; pendant le cours du dîner, il me dit: «Savez-vous que, parmi les auteurs d'adresses, se trouvait Whitbread lui-même?» Je répondis en demandant de laquelle il pouvait être coupable. «Je ne le sais pas bien, dit Shéridan; tout ce que je me rappelle c'est qu'il y était fort question d'un phénix.--Un phénix! Eh bien! comment le décrivait-il?--Comme un marchand de volailles, répondit-il; il était vert, jaune, rouge et bleu: il ne nous faisait pas grâce d'une seule plume.» Les étails fastidieux de la forêt de Cowper ressemblent précisément à là description du phénix de ce marchand de volailles.
Encore un exemple de la puissance de l'art, et même de sa supériorité sur ceux de la nature, en matière de poésie: ce sera le dernier. La nature offre-t-elle quelque chose que l'on puisse comparer au buste d'Antinoüs, si l'on en excepte la Vénus? Quelle forme vivante offrit jamais plus de poésie que cette merveilleuse création de la beauté parfaite? Cependant, l'impression que produit ce buste n'a sa source ni dans la nature ni dans une sorte d'exaltation morale. Qu'y a-t-il de commun entre la nature, la morale, et l'objet masculin des amours d'Adrien? L'exécution elle-même est surnaturelle, ou plutôt sur-artielle; car la nature n'a jamais rien fait de semblable.
Laissons donc là ces phrases sur la nature et les principes invariables de la poésie. Un grand artiste fera d'un bloc de pierre quelque chose d'aussi sublime qu'une montagne; un grand poète pourra trouver dans un jeu de cartes l'occasion de plus de poésie que n'en offrent les forêts de l'Amérique. C'est au poète qu'il convient de démentir le proverbe, et de faire quelquefois une bourse de soie de l'oreille d'un porc; et pour terminer avec un autre proverbe aussi trivial: Un bon ouvrier ne se plaint jamais de ses instrumens.
Ces deux écrivains (car Cowper n'est pas un poète) ont lutté ensemble dans un grand ouvrage,--la traduction d'Homère. Eh bien! la traduction de Pope est remplie de fautes graves, manifestes, relevées, reconnues et incontestées; celles de son rival au contraire est pleine de soin, d'érudition, de travail; elle a de plus l'avantage d'être en vers blancs, et cependant, qui jamais a pu lire Cowper, et qui jamais mettra de côté la traduction de Pope, à moins que ce ne soit pour prendre l'original? Pope travailla, dites-vous, «non pas sur Homère, mais sur Spondanus;» mais Cowper, loin d'être Homère, n'est pas même ici lui-même. Étant encore fort jeune je lus l'Homère de Pope avec un ravissement que ne me fit plus éprouver aucun autre livre; et les enfans ne sont pas les plus mauvais juges de style. Écolier, je lus Homère dans l'original comme nous l'avons tous fait, les uns de force, les autres d'inclination; je ne dis pas ici auquel de ces deux sentimens je cédai moi-même, il suffit que je l'aie lu. Plus tard j'ai voulu lire la version de Cowper; mais impossible. Et quel mortel en eut jamais le courage?
Nous avons vu notre poète catholique accusé de jalousie, de duplicité, d'avarice et de débauche;--examinons maintenant les délits du Calviniste. Cowper tenta le plus grand crime des lois chrétiennes, c'est-à-dire le suicide, et pourquoi? parce qu'on devait examiner s'il était digne d'une place dont il semblait désirer de faire une sinécure. Son intimité avec Mme Ulwin était assez irréprochable, car la vieille dame était dévote, et lui d'une mauvaise santé; mais alors pourquoi reprocher à Pope, malade et déjà vieux, son intimité avec Martha Blount? Cowper était l'aumônier de Mme Throgmorton; mais les aumônes de Pope étaient les siennes, elles étaient grandes et généreuses, et dépassaient les bornes de sa fortune. Pope était le partisan convaincu mais tolérant de la secte la plus bigote; Cowper était le plus bigot et le plus intolérant des sectaires qui jamais hâtèrent leur damnation et celle des autres. Cet arrêt est-il rigoureux? j'en conviens, je ne le donne même pas comme l'expression de mon opinion personnelle, mais seulement pour rappeler ce qu'on pourrait dire de Cowper avec autant d'apparence de candeur que tout ce que l'on a accumulé d'odieux contre Pope, sur de pareils fondemens. Cowper était après tout un bon homme qui vécut dans un tems favorable au succès de ses ouvrages.
M. Bowles, peu confiant sans doute dans la force de ses argumens, a mis en avant lui-même, ou par l'organe de ses défenseurs, les noms de Southey et de Moore. M. Southey «est entièrement d'accord avec M. Bowles dans ses invariables principes de poésie.» Certes, le moins que puisse faire M. Bowles en retour, est d'approuver les principes invariables de M. Southey. Pour moi, j'aurais cru que le mot invariable devait serrer à la gorge Southey, comme l'Amen! de Macbeth. Il produit du moins cet effet sur moi, bien que je ne sois pas le plus inconstant de nous deux, quant aux opinions. Moore (tu quoque, Brute), et un M. J. Scott tombent également d'accord avec M. Bowles. Il y a de plus une lettre de deux lignes écrite par un gentilhomme en astérisques, un gentilhomme qui semble être un poète du plus haut rang. Qui peut-il être? ce n'est pas, certes, mon ami Walter, ce n'est pas Campbell, ce ne peut être Rogers. Quoi qu'il en soit, la voici:
«Vous avez enfoncé le clou dans la tête, et **** (Pope, je présume) même sur la tête.»
Je demeure votre affectionné,
(Quatre Astérisques.)
Et laissons-le demeurer en astérisques. Quel que puisse être ce personnage, il mérite, pour un pareil jugement de Midas, qu'on lui perce les oreilles avec le clou que M. Bowles a enfoncé dans la tête. Je suis persuadé qu'elles sont assez longues pour cela.
Le prix que la populace poétique de nos jours attache à obtenir un ostracisme contre Pope se conçoit facilement. Semblable à cet Athénien qui proscrivait Aristide, parce qu'il était fatigué de l'entendre toujours nommer le Juste, ils sont de plus entraînés par le soin de leur conservation; car, si Pope conserve sa place, ils ne peuvent garder la leur. À la place d'un temple grec de la plus pure architecture ils ont élevé une mosquée; et plus barbares que les barbares dont je viens de citer les édifices, ils ne se contentent pas de leurs monumens grotesques, il faut qu'ils détruisent ceux qu'un goût plus pur avait autrefois érigés, et qui suffisent pour les couvrir d'une honte et d'un ridicule ineffaçables. On me dira que j'étais et que je suis encore de leur nombre.--Oui, et j'en rougis. Oui, j'ai compté parmi les constructeurs de cette Babel suivie de la confusion des langues, mais jamais on ne m'a vu porter une main envieuse contre le temple classique de notre immortel prédécesseur. J'ai toujours chéri et vénéré le nom et la gloire de cet incomparable génie, bien plus même que ma misérable réputation, et que le sot ramage de ces écoliers et de ces étourneaux qui prétendent l'égaler ou même le surpasser. Plutôt qu'une seule feuille de sa couronne fût flétrie, mieux vaudrait que tous les vers de ces écrivailleurs, y compris les miens,
Fussent enfouis chez l'épicier, dans le fond des malles, on servissent à tapisser les fenêtres de Bedlam.
Il en est qui me croiront, il en est qui ne me croiront pas. Vous, monsieur, du moins, savez combien je suis sincère, et si mes sentimens ont jamais varié sur ce point, non-seulement dans les ouvrages destinés à l'impression, mais encore dans des lettres particulières qui ne pourront jamais être publiées. À mes yeux, nous sommes arrivés dans l'âge de décadence de la poésie anglaise; il n'est pas d'amour-propre ou de considération pour les autres, qui puisse m'empêcher de le croire et de l'exprimer franchement. Ce n'est peut-être pas le plus faible signe de notre goût perverti, que le discrédit dans lequel est tombé Pope; et mieux vaudrait mille fois applaudir aux attaques brutales mais vigoureuses de M. Cobbett contre Shakspeare et Milton, que de laisser poursuivre cette mine souterraine et candide contre la gloire du plus parfait de nos poètes, du plus pur de nos moralistes. Je laisse à d'autres le soin de vanter son talent dans les choses de passion, dans les descriptions, dans le poème héroï-comique: je le prends sur le terrain qui lui est propre, la poésie morale; si personne ne le surpasse, sous le premier point de vue, personne ne l'égale comme écrivain satirique et moral: or ce dernier genre est celui qui fait, selon moi, le plus d'honneur au poète, puisqu'il lui permet d'exprimer en vers ce que les plus grands hommes de tous les tems se sont fait gloire de professer en prose. Si la poésie n'a d'autres fondemens que le mensonge, hâtez-vous de la livrer aux bêtes, ou de la bannir, comme Platon, de votre république. Celui qui a trouvé le moyen de réconcilier la poésie avec la vérité et la sagesse est seul véritablement poète, dans son acceptation la plus juste, celle de faiseur, de créateur. Pourquoi donc en ferions-nous le synonyme de menteur, de trompeur, de diseur de fables? Tout homme ne peut-il inventer mieux que cela?
Je ne prétends nullement dire que Pope soit un aussi grand poète que Shakspeare et Milton; bien que Warton, son ennemi, l'ait placé immédiatement après eux. Autant vaudrait dire dans la mosquée (autrefois église de Sainte-Sophie), que Socrate était un plus grand homme que Mahomet. Si je disais qu'il marche très-près d'eux, je ne réclamerais pour Pope rien de plus que ce que l'on accorde à Burns:
Ne cédant la palme qu'au grand nom de Shakspeare.
Je n'ai rien à dire contre cette opinion; mais enfin, de quel ordre, dans l'aristocratie poétique, sont les ouvrages de Burns? Je vois son Opus magnum, son Tam' o' shanter, un Conte, le Samedi soir du paysan; une esquisse descriptive, quelques autres ouvrages du même genre, et puis des chansons. Tel est le rang de ses productions; et cependant, Burns excelle dans son art.
J'ai déjà exprimé ailleurs ce que je pensais de Pope, et de l'influence qu'ont eue ses détracteurs sur notre littérature. Si jamais votre contrée devait être victime de quelque grande catastrophe physique ou sociale; si la Grande-Bretagne était un jour rayée du nombre des nations de la terre; et s'il ne devait rester d'elle que la chose du monde la plus vivace après tout, une langue morte, objet des études et de l'imitation des sages, chez les générations futures de lointains rivages; en un mot, si votre littérature, purifiée des cabales de coterie, des modes éphémères et des préjugés nationaux, devait être un jour l'instruction du genre humain, il se pourrait qu'un Anglais, jaloux d'apprendre aux postérités étrangères qu'il y avait eu jadis en Angleterre quelque chose approchant d'une épopée ou d'une tragédie, souhaitât la conservation de Milton ou de Shakspeare; mais le monde entier arracherait Pope au commun naufrage, et laisserait engloutir les autres écrivains dans le même gouffre que leur nation. Pope, en effet, est le poète moraliste de la civilisation; et, à ce titre, nous devons espérer qu'il deviendra le poète national du genre humain. Seul, il ne bronche jamais; et seul, on a cru pouvoir lui faire un reproche de sa perfection continue. Jetez un regard sur ses productions; considérez leur étendue, et contemplez leur variété; poésies pastorales, amoureuses, héroï-comiques; traductions, pièces satiriques et morales:--il excelle en tout; souvent il atteint la perfection. Si son plus grand charme est l'harmonie continue de son style, comment se fait-il que les étrangers en soient idolâtres, même à travers leurs traductions décolorées? Mais il faut terminer cette lettre déjà trop longue. Faites mes complimens à M. Bowles, et croyez-moi toujours,
Votre très-dévoué,
BYRON.
P. S.--Malgré la longueur de cette lettre, je crois nécessaire d'y ajouter un post-scriptum:--je tâcherai de le faire court. M. Bowles se défend d'avoir accusé Pope d'une avarice sordide; puis il ajoute: «Si je l'avais fait, je serais enchanté de trouver la preuve que je me suis trompé.» Cette preuve, il peut se donner le plaisir de la trouver dans Spence et ailleurs encore. D'abord, voyons Martha Blount, qui, suivant la remarque charitable de M. Bowles, «jugeait, probablement en sa qualité de légataire, qu'il n'épargnait pas encore assez.» Quelles que fussent ses pensées, il est certain que ses paroles sont en faveur de Pope. Puis vient l'alderman Barber; pour ce qui le regarde, voyez les anecdotes de Spence. On peut encore citer la folle réponse de Pope à Halifax, quand il lui offrit une pension; la conduite qu'il tint, dans de semblables occasions, auprès de Craggs et d'Addison; ses propres vers--
Et grâce à Homère, je vis et je jouis d'une honnête aisance, sans rien devoir à princes ou seigneurs qui vivent... qu'il écrivait dans un tems où les princes eussent été fiers de le pensionner, et les pairs de le protéger; dans un tems où toute l'armée des sots tenait contre lui la campagne, et eût été trop heureuse de lui ôter l'avantage de son indépendance.
Mais il y a, dans la protestation de M. Bowles, quelque chose de plus sérieux: Il aurait, dit-il, parlé de sa noble générosité à l'égard du malheureux Richard Savage; il aurait cité d'autres exemples d'un cœur noble et compatissant, si sa mémoire les lui avait offerts quand il écrivit. Qu'est-ce à dire? M. Bowles n'a-t-il pas prétendu composer une vie minutieuse et exacte du grand poète dont il donnait les oeuvres? n'a-t-il pas disséqué son caractère moral et politique? n'a-t-il pas mis au jour ses moindres fautes, ses plus légères faiblesses? n'a-t-il pas souri de sa sensibilité, et douté de sa franchise? n'a-t-il pas dévoilé sa vanité et sa duplicité? Comment donc, après cela, oublie-t-il les bonnes qualités qui pouvaient servir en partie d'excuse à la multitude de ses torts? A-t-il bonne grâce à venir nous dire que sa mémoire ne les lui a pas offertes? Est-ce dans cette disposition d'esprit que l'on doit aborder les morts illustres? Si M. Bowles, avec tous les moyens qui pouvaient le mieux aider sa mémoire, ne s'en est pas souvenu, il avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces; mais s'il s'en est souvenu, et qu'il les ait omises, je ne sais pas ce dont il est capable, mais je sais ce dont il serait digne. En conscience, on ne peut admettre une pareille excuse pour des faits aussi connus. M. Bowles a été au collège; et comme j'ai reçu, ainsi que lui, une éducation publique, je veux bien lui présenter un argument de son goût. Quand nous étions dans la troisième forme, si nous avions cherché à nous justifier, le lundi matin, de n'avoir pas fait le travail du samedi, sous prétexte que nous l'aurions oublié, comment nous aurait-on répondu? Et cette excuse, qu'on ne saurait pardonner à un écolier, l'admettrons-nous dans un cas qui intéresse de si près la gloire du premier poète de son siècle, pour ne pas dire de son pays? Cependant M. Bowles, qui oublie si facilement les vertus des autres, se plaint fort amèrement de ce que d'autres gardent mieux la mémoire de ses propres fautes. Ce ne sont pourtant que les fautes d'un auteur, tandis que les vertus qu'il oublie, sont essentielles à l'homme auquel on prétend faire justice.
Au fait, M. Bowles semble susceptible au-delà du privilége qu'en ont les auteurs. Dans une larmoyante dédicace à M. Gifford, il le rend responsable de tous les articles de la Quarterly. M. Southey, le plus fort et le plus éloquent des écrivains de cette Revue, approuve il est vrai l'édition de M. Bowles, mais la Revue, ce me semble, n'a fait preuve que d'impartialité, en insérant l'Essai sur Spence, bien qu'il fût écrit dans une opinion contraire à celle de son plus grand écrivain. Une Revue doit-elle être dévouée aux opinions d'un seul homme? La critique n'y doit-elle pas s'y exercer en raison des sujets et des circonstances? J'ai bien peur que les écrivains ne soient tenus de prendre, comme ils se présentent, le miel et l'absinthe des journaux; un homme de l'expérience de M. Bowles devrait avoir l'habitude de ces contrariétés; il peut en être affligé, mais surpris, je ne le conçois pas. J'ai été revisé dans la Quarterly presqu'aussi fréquemment que M. Bowles, j'ai reçu des paroles douces, j'en ai subi d'aussi déplaisantes qu'on puisse l'imaginer. On pose en fait, dans l'examen de la Chute de Jérusalem 17, que j'ai voué mes facultés, etc., à l'appui de ce qu'il y a de plus détestable dans la doctrine du manichéisme, ce qui veut dire clairement que j'adore le diable. Eh bien! je n'ai pas fait de réponse, je n'ai rien écrit à Gifford; seulement, je crois que je vous mandai, dans une lettre particulière, que le critique aurait fort bien pu louer Milman sans se croire obligé de me diffamer. Et, dans le même tems, ou bientôt après (à l'occasion d'une note sur le livre des voyageurs), j'ajoutai que je n'effacerais pas, quand même je le pourrais, une seule ligne de ce qui m'y regarde, dans une Revue quelconque.--Toutefois, je me réserve le droit d'y répondre, quand je le juge nécessaire. Pour M. Bowles, l'article sur Spence semble l'avoir mis dans une position critique. Je ne suis pas, vous le savez, dans votre confidence, ni dans celle du directeur du journal; mais à l'instant même où je vis l'article, je fus moralement sûr qu'à son style j'avais reconnu l'auteur. Vous me dites que je ne le sais pas; c'est fort bien: gardez votre secret; de mon côté, je garderai le mien, bien que personne ne me l'ait recommandé; et, dans tous les cas, ce n'est pas la personne que dénonce M. Bowles.
L'extrême susceptibilité de M. Bowles me rappelle un fait qui se passa à bord d'une frégate sur laquelle je me trouvais en qualité de passager. Long-tems je dînai avec le capitaine; le chirurgien du bâtiment, fort galant homme du reste, et fort habile dans son art, était porteur de toupet, et, sur cet article, il n'entendait pas raison le moins du monde. Les plaisanteries des marins sont parfois, on le sait, assez franches; et souvent il arrivait que les officiers, ses confrères, se permissent des allusions à cette partie délicate de la personne du docteur. Un jour, au milieu d'une discussion plaisante, un jeune lieutenant s'écria: «Supposez maintenant, docteur, que je prenne votre chapeau!--Monsieur, repartit aussitôt le chirurgien, brisons-là; vous voulez m'insulter.» Il ne pouvait pas même souffrir qu'on approchât du chapeau qui défendait sa perruque. Ainsi, quelqu'un approche-t-il le moins du monde des lauriers de M. Bowles, même à propos de son mérite d'éditeur, on prétend aussitôt l'insulter. Vous dites que vous préparez en ce moment une édition de Pope; vous ne pouvez mieux faire pour votre réputation de libraire, pour compenser le travail de M. Bowles, et prévenir ainsi la décadence rapide du goût.
FIN DE LA LETTRE A JOHN MURRAY.