Œuvres complètes de lord Byron, Tome 07: comprenant ses mémoires publiées par Thomas Moore
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Une salle dans le même palais.)
IDENSTEIN entre, et quelques autres avec lui.
IDENSTEIN.
Voilà qui est beau, admirable! rien de mieux! Un baron pillé dans le palais d'un prince! dans un palais où, jusqu'à cette heure, on n'avait ouï parler d'un pareil scandale.
FRITZ.
En pouvait-il être autrement? il n'y avait que les rats qui pussent songer à disputer aux souris quelques lambeaux de tapisserie.
IDENSTEIN.
Ah! que ne suis-je mort avant ce jour! C'en est fait pour jamais de l'honneur de ce pays.
FRITZ.
C'est fort bien; mais il faut songer à découvrir le coupable. Le baron est décidé à ne pas perdre cet argent sans faire de recherches.
IDENSTEIN.
C'est bien aussi mon intention. Sur qui tombent vos soupçons?
FRITZ.
Mes soupçons! sur tout le monde; en haut, en bas, dedans et dehors.--
IDENSTEIN.
Ciel! ayez pitié de moi!
FRITZ.
Cette chambre n'a-t-elle pas d'autre entrée?
IDENSTEIN.
Aucune autre.
FRITZ.
En êtes-vous sûr?
IDENSTEIN.
Certain. Depuis ma naissance j'ai vécu et servi dans cette maison; s'il en existait, je les aurais vues, ou j'en aurais entendu parler.
FRITZ.
Il faut donc que ce soit l'un de ceux qui ont eu accès dans l'antichambre.
IDENSTEIN.
Il n'y a pas de doute.
FRITZ.
Le nommé Werner est pauvre!
IDENSTEIN.
Pauvre comme un ladre; mais il est logé trop loin de là, dans l'autre aile du bâtiment, qui n'offre aucune communication avec l'appartement du baron; cela ne peut donc pas être. D'ailleurs, je lui donnais le bonsoir presque à un mille de là, et dans la salle qui conduit uniquement à sa chambre, à l'instant même où semble avoir été commis ce brutal et odieux larcin.
FRITZ.
Il y a une autre personne:--l'étranger.
IDENSTEIN.
Le Hongrois!
FRITZ.
Oui, celui qui aida monseigneur à sortir de l'Oder.
IDENSTEIN.
Pas davantage. Mais tenez,--ne pourrait-ce pas être quelqu'un de la suite?
FRITZ.
Comment, nous, monsieur!
IDENSTEIN.
Non pas vous, mais quelqu'un des valets subalternes. Le baron, dites-vous, s'était endormi dans le grand fauteuil,--le fauteuil de velours,--enveloppé dans son vêtement de nuit brodé; devant lui était sa toilette, et sur la toilette, une cassette avec des lettres, des papier et plusieurs rouleaux d'or, dont un seul a disparu:--la porte était d'ailleurs ouverte, et l'accès n'était défendu à personne.
FRITZ.
Mon cher monsieur, n'allez pas si vite: l'honneur du corps composant la suite du baron est encore intact, depuis le maître-d'hôtel jusqu'au dernier valet de cuisine. Jamais on ne les a soupçonnés de défaut de délicatesse, si ce n'est dans les choses convenues, comme dans les à-comptes, poids, mesures, dépenses de l'office et de la cave, où tout le monde peut naturellement faire quelques profits; j'ajouterai encore dans les ports de lettres, la collecte des rentes, les préparatifs de fêtes, et les moyens de connivence avec les marchands intègres de nos respectables maîtres. Mais quant à ces vols misérables, et d'ailleurs déshonorans, tels que celui qui vient de se commettre, nous les dédaignons comme au-dessous de nous. Et si l'un de nos gens s'en était rendu coupable, il n'aurait pas eu la sottise de hasarder son cou pour un rouleau; il aurait tout enlevé, jusqu'à la cassette, si faire se pouvait.
IDENSTEIN.
Il y a, dans ce que vous dites, une espèce de raison--
FRITZ.
Non, non, monsieur; le voleur, soyez-en sûr, n'était pas des nôtres: c'était quelque pauvre et vulgaire larron, un maraudeur sans talent, sans génie.--Il s'agit de savoir uniquement si quelqu'autre que vous et le Hongrois ont pu trouver l'entrée de l'appartement.
IDENSTEIN.
Vous ne me soupçonnez pas, j'espère?
FRITZ.
Non, certes. J'ai une plus haute idée de vos talens--
IDENSTEIN.
Et de mes principes, sans doute?
FRITZ.
Par conséquent. Mais au point important: qu'y a-t-il à faire?
IDENSTEIN.
Rien.--Mais il y a beaucoup à dire. Nous promettrons une récompense: nous remuerons le ciel, la terre et la police (bien que la plus voisine soit à Francfort). Nous dresserons des réclamations à la main (attendu que nous n'avons pas d'imprimeur); et je chargerai mon clerc d'en faire la lecture (personne que lui et moi n'en étant capable). Nous préviendrons nos paysans de rançonner les mendians, de fouiller dans les poches vides; d'arrêter tous Bohémiens, et gens dénués et mal vêtus. Par ce moyen, à défaut de l'accusé, nous aurons au moins des prisonniers; à défaut de l'or du baron--(si l'on ne peut le retrouver), nous aurons du moins la satisfaction d'en avoir dépensé le double, pour évoquer l'ombre de ce rouleau.--C'est, voyez-vous, la pierre philosophale trouvée à l'occasion de la perte de votre maître!
FRITZ.
Il en a, lui, trouvé une bien plus sûre.
IDENSTEIN.
Où donc?
FRITZ.
Dans un héritage, le plus riche du monde. Son parent éloigné, le dernier comte de Siegendorf, est mort auprès de Prague, dans son château; et monseigneur est en route pour en prendre possession.
IDENSTEIN.
Mais, n'avait-il pas un autre héritier?
FRITZ.
Si fait; mais, depuis long-tems, il ne fixe plus les regards du monde, et peut-être n'y est-il plus. C'était un fils, un fils prodigue, depuis vingt ans chassé de la maison paternelle; pour qui son père a refusé d'immoler le veau gras, et qui, s'il vit encore, doit digérer des coquilles de noix. Quand il viendrait à reparaître, le baron trouverait encore les moyens de le faire taire: monseigneur est un personnage politique, et, dans une certaine cour, il a une haute influence.
IDENSTEIN.
Il a du bonheur.
FRITZ.
Oh! il y a bien encore un petit-fils, que le feu comte avait tiré des mains de son père, et qu'il a nourri près de lui, comme son héritier; mais, en conséquence, sa naissance est fort douteuse.
IDENSTEIN.
Comment cela?
FRITZ.
Son père fit une alliance imprudente, un mariage de la main gauche, avec la fille aux yeux noirs d'un proscrit italien, noble, il est vrai, disait-on; mais qui ne devait jamais espérer d'entrer dans une maison telle que les Siegendorf. Le grand-père accueillit avec indignation cette union; rien ne put le décider à revoir ses enfans, bien qu'il ait fini par adopter le leur.
IDENSTEIN.
Si c'est un garçon de cœur, il pourra bien encore contester vos droits, et ourdir une trame capable de dénouer celle de votre baron.
FRITZ.
Oh! pour du cœur, il n'en manque pas. Il offre, dit-on, un heureux composé des qualités de son père et de son aïeul:--impétueux comme le premier, discret et profond comme le second. Mais ce qu'il y a d'étrange, c'est que, depuis plusieurs mois, il est également disparu.
IDENSTEIN.
Voilà une œuvre diabolique!
FRITZ.
Oui, oui,--c'est le diable qui a dû la lui suggérer.--Dans un moment aussi critique! à la veille de la mort du vieillard, dont son absence brisa le cœur!
IDENSTEIN.
Mais n'assigne-t-on pas à son départ une cause?
FRITZ.
Une infinité de causes; mais non la véritable, peut-être. Les uns assurent qu'il s'est mis à la recherche de ses parens; les autres, qu'il n'a pu souffrir les rigueurs de son aïeul (chose difficile à croire, attendu que le bonhomme en était idolâtre). Un troisième suppose qu'il a voulu prendre du service; mais peu de tems avant son départ, la paix s'est conclue, et, si c'était là le motif, il serait aussitôt revenu. Enfin, comme il y avait, dans toute sa personne, je ne sais quoi d'étrange et de mystérieux, d'autres encore supposent charitablement que son naturel impétueux et sauvage l'aura porté à se joindre aux bandes noires qui, depuis les derniers tems de la guerre, ravagent la Lusace, les montagnes de Bohême et la Silésie. Vous le savez, il existe aujourd'hui un vaste système de condottieri; chaque troupe marche avec un chef, et contre tout le genre humain.
IDENSTEIN.
Cela est impossible. Un jeune héritier, élevé au sein des plaisirs et de l'opulence, risquer son existence et son rang pour courir la fortune de soldat licencié et sans ressource!
FRITZ.
Dieu seul connaît la vérité! mais il existe des hommes tellement passionnés pour tous les genres de hasards, qu'ils se précipitent dans les dangers comme au sein des plaisirs. J'ai entendu dire que rien ne pouvait civiliser l'Indien ou dompter le tigre, quand, dès leur première enfance, on les nourrirait de lait ou de miel. Et après tout, vos Wallenstein, les Tilly, les Gustave, les Bannier, les Torstenson et les Weymar étaient de la même espèce, sur une plus grande échelle. Maintenant qu'ils sont partis, que la paix est proclamée, ceux qui avaient adopté le même passe-tems doivent poursuivre leur carrière. Mais voici le baron et cet étranger saxon, qui, ayant le plus contribué à sauver ses jours, était resté jusqu'au matin dans la chaumière voisine de l'Oder.
(Entrent Stralenheim et Ulric.)
STRALENHEIM.
En refusant tout autre témoignage de ma reconnaissance que de vaines paroles, vous me forcez presque, généreux étranger, à ne pas vous remercier: les mots sont trop au-dessous de mes sentimens réels, ils semblent dérisoires, comparés aux preuves de courage auxquelles je dois la vie.
ULRIC.
Je vous en conjure, épargnez-vous de nouvelles instances.
STRALENHEIM.
Mais, enfin, ne puis-je vous servir? Vous êtes jeune, et de ce caractère qui fait les héros: doué d'une grande beauté, brave, comme le témoigne assez l'existence dont je jouis encore; et sans doute, avec un extérieur aussi prévenant, un courage aussi intrépide, vous devez intérieurement sentir pour les jeux sanglans de Mars autant d'ardeur que vous en avez mis à braver une mort obscure, pour en défendre un étranger inconnu. Vous êtes né pour la guerre; moi-même je l'ai faite: ma naissance et mes services me donnent des droits, et des amis qui seront les vôtres. Cet instant de paix favorise peu, je l'avoue, les espérances de cette nature; mais la guerre qui vient de cesser ne sera pas la dernière. Les hommes ont l'esprit trop inquiet; et, après une lutte de trente ans, la paix n'est qu'un armistice ou une petite guerre, comme aujourd'hui chacune de nos forêts pourrait l'attester. La guerre reprendra son empire; et alors vous pourrez obtenir un grade, qui sera le présage d'un plus élevé, et dont mon influence ne tardera guère à vous revêtir. Ce que je dis se rapporte à Brandebourg: je jouis de quelque crédit auprès de l'électeur; mais comme vous, en Bohême, je suis un étranger, et nous sommes encore sur les frontières.
ULRIC.
Vous voyez, par mon costume, que je suis Saxon; mes services appartiennent donc à mon souverain. Si je n'accepte pas votre offre, les mêmes sentimens qui vous portent à me les faire en sont la véritable cause.
STRALENHEIM.
Comment! mais il y a usure de votre part! Je vous dois la vie, et vous refusez le paiement des intérêts de la dette pour en augmenter le principal, au point de m'en accabler.
ULRIC.
Vous aurez droit de m'adresser ces reproches quand j'exigerai le remboursement.
STRALENHEIM.
Eh bien, monsieur, puisque vous ne voulez pas.--Dites-moi, vous êtes noble de naissance?
ULRIC.
Je l'ai entendu dire à mes parens.
STRALENHEIM.
Vos actions le témoignent. Puis-je demander votre nom?
ULRIC.
Ulric.
STRALENHEIM.
Celui de votre famille?
ULRIC.
Quand je serai digne d'elle, je la nommerai.
STRALENHEIM, à part.
C'est sans doute un Autrichien, qui, dans ces tems de troubles, n'ose se prévaloir de sa naissance, sur ces frontières dangereuses et barbares, où le nom de son pays est abhorré. (Haut à Fritz et Idenstein.) Eh bien, messieurs, quel est le résultat de vos recherches?
IDENSTEIN.
Assez bon, votre excellence.
STRALENHEIM.
Je puis donc croire que le voleur est pris?
IDENSTEIN.
Hum!--pas précisément.
STRALENHEIM.
Soupçonné, du moins?
IDENSTEIN.
Oh! pour cela, très-fort soupçonné.
STRALENHEIM.
Et qui peut-il être?
IDENSTEIN.
Comment, vous ne le savez pas, monseigneur?
STRALENHEIM.
Et comment le saurais-je? j'étais profondément endormi.
IDENSTEIN.
Précisément comme moi; et voilà pourquoi je n'en puis savoir davantage que votre excellence.
STRALENHEIM.
L'imbécille!
IDENSTEIN.
Mais si votre seigneurie, quand on la vole, ne peut reconnaître le fripon; comment pourrai-je, moi qui ne suis pas volé, le découvrir dans tant de monde? Dans la foule, n'en déplaise à votre excellence, votre voleur regarde exactement comme les autres, ou plutôt mieux encore: ce n'est que sur la sellette, ou en prison, que les gens sages distinguent à leurs traits les malfaiteurs; et je prends l'engagement de le reconnaître, une fois qu'il sera pris, soit qu'on le déclare ou non criminel.
STRALENHEIM, à Fritz.
Je t'en prie, Fritz; apprends-moi ce qu'on a fait pour découvrir le coupable.
FRITZ.
Ma foi, monseigneur, fort peu de chose encore: on n'a que des soupçons.
STRALENHEIM.
Indépendamment de la perte, qui, je l'avoue, m'affecte en ce moment-ci par elle-même, je souhaite, par des motifs d'intérêt public, que l'on parvienne à découvrir le drôle. Un voleur assez habile pour avoir pu, au travers de mes gens, à la suite de tant de chambres habitées et éclairées, parvenir jusqu'à moi, ravir de l'or devant mes yeux à peine fermés, mettrait bientôt à sec votre commune, monsieur l'intendant.
IDENSTEIN.
Oui, monseigneur, s'il s'y trouvait quelque chose à prendre.
ULRIC.
De quoi donc s'agit-il?
STRALENHEIM.
Vous n'êtes ici que de ce matin: on ne vous a pas dit que l'on m'eût volé la nuit dernière.
ULRIC.
J'entendis quelque rumeur de cela, en traversant les premières salles du palais, mais je n'en retins rien de précis.
STRALENHEIM.
C'est une aventure étrange; l'intendant peut vous en donner les détails.
IDENSTEIN.
Très-volontiers. Vous voyez--
STRALENHEIM, avec impatience.
Différez votre récit, jusqu'à ce que vous soyez certain de la patience de votre auditeur.
IDENSTEIN.
Il faut d'abord en faire l'épreuve. Vous voyez--
STRALENHEIM, l'interrompant de nouveau, et s'adressant à Ulric.
En peu de mots, je m'étais assoupi sur une chaise, ayant devant moi une cassette et de l'or (beaucoup plus que je n'en voudrais perdre). Un habile homme eut l'art de mettre en défaut, et mes propres domestiques, et ceux de la maison, puis de s'emparer d'une centaine de ducats d'or, que je serais ravi de retrouver: voilà tout. Peut-être voudrez-vous bien ajouter à l'extrême reconnaissance que je vous dois déjà, en me rendant un service moins sérieux, sans doute, mais grave encore: celui de suppléer à mon reste de faiblesse, et d'aider ces gens (qui me paraissent bien lourds) à retrouver ce que l'on m'a pris.
ULRIC.
Très-volontiers. Et sans perdre de tems--(À Idenstein.) Approchez, mein Herr!
IDENSTEIN.
Celui qui court n'avance pas loin, et--
ULRIC.
Et celui qui ne bouge, n'avance pas du tout. Allons, marchons, nous parlerons en chemin.
IDENSTEIN.
Mais--
ULRIC.
Montrez-moi le chemin, et je vous répondrai.
FRITZ.
Moi, je le ferai, monsieur, si son excellence le permet.
STRALENHEIM.
Oui, et emmenez avec vous ce vieil âne.
FRITZ.
Allons!
ULRIC.
Viens, vieil oracle, et explique-nous ton énigme!
(Il sort avec Idenstein et Fritz.)
STRALENHEIM, seul.
Voilà un jeune homme actif, plein d'ardeur et de courage; beau comme Hercule, avant le premier de ses travaux: un front où déjà la pensée semble reposer, jusqu'au moment où son œil étincelle en répondant au vôtre. Je voudrais me l'attacher. Cet héritage vaut bien une lutte; et j'aurai besoin auprès de moi de quelques esprits de cette trempe. Si je ne suis pas homme à le céder sans résistance, ceux qui s'élèvent entre moi et l'objet de mes désirs ne sont pas d'un naturel plus conciliant. L'enfant, dit-on, est plein de bravoure; mais il a joué le rôle d'un sot, en laissant à la fortune le soin de plaider sa cause. Bien.--Quant au père, après avoir été suivi à la piste, et pendant longues années, par la meute de mes chiens, il était parvenu à me mettre en défaut; mais ici, je le tiens;--mieux encore.--Car c'est lui, tout semble me l'assurer, tout, jusqu'aux réponses de ceux qui ne peuvent deviner le motif de mes questions.--Oui, tout, dans cet homme, sa démarche, le mystère qui recouvre sa présence, et l'époque de son arrivée; les indices qu'a donnés l'intendant (car pour moi, je ne l'ai pas vue) de l'air noble, quoiqu'étranger, de sa femme; de plus, l'antipathie que nous éprouvâmes en nous voyant, semblables aux serpens et aux lions qui sifflent et rugissent en se rapprochant, quand un secret instinct les avertit de l'approche d'un ennemi mortel, dont ils ne peuvent songer à faire leur proie; oui, tout le confirme à mon esprit. Il faut en venir aux mains. Dans quelques heures, si les eaux ne sont pas trop enflées (et le tems semble devoir les abaisser); je recevrai des ordres de Francfort; je pourrai le mettre en sûreté dans quelque donjon, où force lui sera de déclarer son nom et son état réel. Offre-t-il la preuve qu'il n'est pas celui que je cherche? le mal n'est pas grand. Il n'est pas jusqu'à ce larcin, si j'en excepte le besoin actuel, qui ne puisse m'être propice. Il est pauvre; il donne matière aux soupçons:--il est inconnu, et partant sans protecteur.--Nous n'avons, il est vrai, aucune preuve de son crime; mais en peut-il présenter de son innocence? En toute autre circonstance, et si c'était un homme indifférent à ma fortune, je porterais plutôt mes soupçons sur le Hongrois, dont l'extérieur a quelque chose de déplaisant pour moi; et le seul, à l'exception de l'intendant, de mes gens et de ceux du prince, qui ait eu dans l'appartement un libre accès.
(Gabor entre.)
STRALENHEIM.
C'est vous, mon ami; comment vous portez-vous?
GABOR.
Comme ceux qui se portent toujours bien, quand ils ont soupé et dormi, n'importe comment.--Et vous, monseigneur?
STRALENHEIM.
Mieux partagé en santé qu'en argent: mon gîte, ici, semble devoir me coûter cher.
GABOR.
L'on m'a parlé de votre perte; mais pour un homme de votre rang, c'est une bagatelle.
STRALENHEIM.
Vous en parleriez autrement, si la perte vous touchait.
GABOR.
Je n'en ai jamais eu tant (à la fois) dans ma vie: je ne saurais donc en décider. Mais je venais vous chercher: vos messagers sont revenus sur leurs pas:--je les ai devancés ici.
STRALENHEIM.
Vous!--Comment cela se fait-il?
GABOR.
Au point du jour, je m'avançais pour juger de l'abaissement des eaux; car j'avais envie de continuer ma route. Vos courriers furent tous, comme moi, désappointés; et voyant qu'il ne faut pas songer à passer outre, j'attends ici le bon plaisir de la rivière.
STRALENHEIM.
Que les drôles n'y sont-ils noyés! Comment n'ont-ils pas au moins tenté le passage? je le leur avais ordonné, quels que fussent les dangers.
GABOR.
Si votre ordre avait pu entr'ouvrir l'Oder, comme jadis la verge de Moïse entr'ouvrit la mer Rouge (difficilement plus rouge que les flots orageux de la rivière), peut-être se seraient-ils hasardés.
STRALENHEIM.
Il faut que je voie par moi-même: les drôles! les esclaves!--mais ils s'en repentiront.
(Stralenheim sort.)
GABOR, seul.
Allons, cours, mon cher baron, personnage ambitieux et égoïste! résumé de toute la vaillante, noblesse de tous les preux chevaliers du bon vieux tems. Hier, quand il était aux abois, et qu'il se débattait par la fenêtre de sa voiture à demi submergée, il eût donné les terres qu'il peut avoir, et ce qu'il estime encore davantage, ses seize quartiers, pour respirer une vessie pleine d'air; et déjà le voilà qui tempête contre une douzaine de pauvres diables, qui, aussi, tiennent à leur vie! Après tout, il a raison. Comment, morbleu, y tiennent-ils, quand un être pareil peut leur ordonner de la hasarder, à son plaisir? Ô le monde, le monde! c'est une bien triste comédie!
(Gabor sort.)
SCÈNE II.
(Appartement de Werner, dans le palais.)
Entrent JOSÉPHINE et ULRIC.
JOSÉPHINE.
Reste, mon Ulric,--mon bien aimé!--laisse-moi te regarder encore.--Est-il bien vrai! après douze ans?
ULRIC.
Ma bonne mère!
JOSÉPHINE.
Oui, mon rêve se trouve réalisé!--Qu'il est beau! plus que tout ce que j'espérais! Le ciel en soit loué; qu'il reçoive les actions de grâce,--les larmes de joie d'une mère:--c'est bien là son ouvrage.--Dans un pareil moment, tu nous arrives, non-seulement comme un fils, mais comme un sauveur.
ULRIC.
Si vous disiez vrai, ma mère, la joie que j'éprouve serait encore doublée, et mon cœur pourrait enfin acquitter la dette de ma reconnaissance: je ne dis pas de mon amour (dans tous les tems, vous en avez été les objets les plus vifs).--Pardonnez-moi! il n'a pas dépendu de moi d'abréger cette longue absence.
JOSÉPHINE.
Je le sais; mais je ne puis maintenant revenir à des idées tristes; je doute même si j'en ai jamais eu: tous mes transports actuels de joie les ont écartées de ma mémoire.--Mon enfant!
(Entre Werner.)
WERNER.
Comment! encore de nouveaux étrangers!
JOSÉPHINE.
Oh non! regardez-le! Qui voyez-vous?
WERNER.
Un jeune homme, et pour la première fois--
ULRIC, s'agenouillant.
Depuis douze longues années, mon père!
WERNER.
Ô ciel!
JOSÉPHINE.
Il se trouve mal.
WERNER.
Non:--je suis mieux maintenant.--Ulric!
(Il l'embrasse.)
ULRIC.
Mon père, Siegendorf!
WERNER, l'arrêtant.
Silence, enfant! ces murs peuvent vous entendre.
ULRIC.
Eh bien! quand même?--
WERNER.
Quand même! mais nous parlerons de ceci; pour le moment, souviens-toi que je ne dois être, ici, connu que sous le nom de Werner. Allons, encore une fois dans mes bras! Oui, je te vois, tel que j'aurais pu être, et ce que je n'ai pas été. Joséphine! non, ce n'est pas la passion d'un père qui m'aveugle: si j'avais vu, au milieu des dix mille jeunes gens les plus beaux, les traits de notre Ulric, c'est eux dont mon cœur eût désiré voir mon fils revêtu.
ULRIC.
Et pourtant, vous ne m'avez pas reconnu!
WERNER.
Hélas! j'ai sur les yeux une espèce de voile, qui me permet seulement de distinguer, dans ceux que je vois, ce qui peut me les faire craindre et haïr.
ULRIC.
Ma mémoire a mieux servi mes sentimens. Je ne vous ai pas un seul instant publié. Combien de fois, dans les riches et nobles salles de--(je ne le nommerai pas, vous pensez qu'il y aurait ici danger à le faire); mais enfin, au milieu des pompeuses distractions de votre manoir héréditaire, ai-je arrêté mes yeux sur les montagnes de la Bohême, pleurant de voir un jour de plus descendre sur vous et moi, sans que nous ayons cessé d'être divisés par ces hauteurs inaccessibles. Enfin, elles ne nous sépareront plus.
WERNER.
Je n'en sais rien. Savez-vous que mon père n'existe plus?
ULRIC.
Ô ciel! lui que j'avais laissé dans une si belle vieillesse; semblable à ces chênes vermoulus qui bravent encore les élémens, et restent debout au milieu des jeunes arbres victimes des tempêtes? Et il n'y a que trois mois de cela.
WERNER.
Pourquoi l'aviez-vous quitté?
JOSÉPHINE, embrassant Ulric.
Pouvez-vous bien le demander; et n'est-il pas ici?
WERNER.
En effet, il a voulu rejoindre ses parens, et il les a retrouvés; mais comment! et dans quelle situation!
ULRIC.
Tout ira mieux, maintenant. Nous n'avons qu'à poursuivre notre route, à faire connaître nos droits, ou plutôt les vôtres; car je vous remets tout, à moins que mon grand-père n'ait disposé de ses biens publics de manière à me contraindre d'en accepter la succession en mon propre nom, et pour la forme. Mais j'espère mieux; et tout, sans doute, reviendra à vous seul.
WERNER.
N'avez-vous pas entendu parler de Stralenheim?
ULRIC.
Je lui ai sauvé la vie hier même. Il est ici.
WERNER.
Ainsi vous avez sauvé la vie du serpent dont le venin nous frappera tous.
ULRIC.
Vous parlez en énigmes. Qu'a de commun avec nous ce Stralenheim?
WERNER.
Tout. C'est lui qui réclame notre patrimoine; notre parent éloigné, notre plus proche ennemi.
ULRIC.
Jusqu'à présent, je n'avais pas entendu son nom. Le comte, il est vrai, parlait quelquefois d'un parent qui, dans le cas où sa race viendrait à manquer, pourrait avoir quelque droit à sa succession; mais jamais il n'avait devant moi désigné ses titres.--Et que nous importe, après tout? ses droits tombent devant les nôtres.
WERNER.
Oui, à Prague; mais ici, il peut tout. Il a environné ton père de piéges, auxquels celui-ci n'a, jusqu'à présent, échappé que par hasard, et malgré lui.
ULRIC.
Vous connaît-il personnellement?
WERNER.
Non; mais il a sur ma personne de violens soupçons, qui l'ont trahi la dernière nuit; et peut-être n'est-ce qu'à ses restes d'incertitude que je dois ma liberté momentanée.
ULRIC.
Je pense que vous vous trompez (excusez cette expression), Stralenheim n'est pas ce que vous le jugez, ou, s'il est tel, il me doit bien quelque chose pour ce que j'ai fait et ce que je fais encore. Je lui ai sauvé la vie, il a donc en moi toute confiance; de plus, on l'a volé depuis qu'il est ici: étranger, malade, il est incapable par lui-même de rechercher le vilain qui l'a dérobé; je lui promis de le faire pour lui, et c'est justement l'affaire qui m'avait amené ici. Mais en recherchant l'or d'un autre, j'ai trouvé moi-même tout mon trésor, vous, mes chers parens!
WERNER, avec agitation.
Qui vous apprit à prononcer ce nom de vilain?
ULRIC.
Les communs larrons méritent-ils donc un nom plus noble?
WERNER.
Qui vous apprit ainsi à brûler d'une empreinte infernale un être que vous ne connaissez pas?
ULRIC.
Ma conscience m'apprit toujours à juger un fripon d'après ses actes.
WERNER.
Et qui vous a dit, vous, fils que j'ai si long-tems cherché, et que j'ai trouvé pour mon malheur, qui vous a dit que je permettrais jamais à mon fils de m'insulter?
ULRIC.
J'ai parlé d'un vilain. Qu'y a-t-il de commun entre un pareil être et mon père?
WERNER.
Tout; ce voleur est ton père!
JOSÉPHINE.
Mon fils, ne le crois pas;--et cependant--la voix lui manque.
ULRIC, interdit regarde attentivement Werner, puis, à voix basse:
Et vous l'avouez?
WERNER.
Ulric! avant d'oser mépriser votre père, apprenez à deviner et apprécier les actions. Jeune, à peine entré dans la vie, inconsidéré, et d'ailleurs nourri au milieu du luxe, est-ce à vous qu'il appartient de mesurer la force des passions ou les tentations de la misère? Attendez--(peu de tems encore, l'instant viendra aussi rapide que la nuit), attendez! jusqu'à ce que vos espérances soient, comme les miennes, entièrement évanouies;--Jusqu'à ce que la douleur et la honte soient les hôtes inséparables de votre demeure; la disette et la famine les commensaux de votre table; le désespoir le compagnon de votre couche:--levez-vous alors, et jugez! Et, si jamais l'instant arrivait,--si le serpent dont les replis enveloppèrent tout ce que vous et les vôtres ont de plus cher et de plus précieux, se présentait assoupi devant vos pas;--si lui seul vous séparait du bonheur; si celui qui ne vit que pour vous arracher votre nom, votre patrimoine, la vie elle-même, se trouvait à votre merci; si vous aviez pour conducteur le hasard; pour manteau, les ombres de la nuit; dans vos mains un couteau; autour de vous le sommeil, et votre ennemi lui-même partageant un assoupissement qui, ressemblant à la mort, semblait inviter à la lui donner;--enfin, si cette mort seule eût pu vous sauver... remerciez alors le ciel si, comme moi, vous reculez, satisfait d'un léger larcin!--Voilà ce que j'ai fait.
ULRIC.
Mais--
WERNER, l'interrompant.
Écoutez-moi! je ne veux entendre la voix d'aucun homme:--à peine si j'ose écouter la mienne (supposé qu'elle soit encore mortelle). Écoutez-moi! Vous ne connaissez pas l'homme dont je parle: il est vil, trompeur et avare. Vous vous croyez préservé de tout danger par votre jeunesse et votre bravoure; mais apprenez qu'il n'est personne à l'abri du désespoir, et qu'il en est peu à l'abri de la trahison. Représentez-vous Stralenheim, mon plus grand ennemi; logé dans un palais de prince, couché dans un appartement de prince, étendu, assoupi devant mon couteau! Un instant, un mouvement,--le moindre geste, et la terre se refermait pour jamais sur lui, sur toutes mes craintes. Le fer était levé; il était en ma puissance:--et pourtant je suis encore dans la sienne. Vous-même, n'y êtes-vous pas également? Qui vous dit que vous lui soyez inconnu? Qui vous dit qu'il ne vous ait pas entraîné ici pour vous exterminer, ou pour vous plonger, avec vos parens, dans un cachot? (Il s'arrête.)
ULRIC.
Continuez,--continuez!
WERNER.
Quant à moi, il ne m'a jamais perdu de vue; il m'a poursuivi malgré tous les changemens de tems, de noms, de fortune.--Pourquoi vous épargnerait-il? Avez-vous plus d'habitude, plus d'expérience des hommes? Il m'a circonvenu de piéges; il a semé mes pas de reptiles que, dans ma jeunesse, j'aurais pu disperser loin de moi; mais aujourd'hui, en les frappant, je ne fais que ranimer leur venin. Seriez-vous plus patient, Ulric? Ulric! il est des crimes dont les circonstances sont l'excuse; il est des tentations que la nature ne peut maîtriser ou prévoir.
ULRIC le regarde d'abord, puis Joséphine.
Ô ma mère!
WERNER.
Oui! je le pense aussi, vous n'avez plus de père, j'en ai perdu le titre; j'ai perdu mon fils, et je reste seul.
ULRIC.
Arrêtez!
(Werner sort précipitamment de la chambre.)
JOSÉPHINE, à Ulric.
Ne le suis pas avant que cet instant de passion soit passé. Crois-tu que je ne le suivrais pas, si je pouvais lui faire quelque bien?
ULRIC.
Je vous obéis, ma mère, quoiqu'avec peine; mais je ne commencerai pas par un acte de désobéissance.
JOSÉPHINE.
Hélas! ton père est bon. Ne le condamne pas d'après sa propre bouche, et confie-toi plutôt dans le témoignage de celle qui vécut si long-tems avec lui et pour lui. Tu n'as vu, de son cœur, que la surface; l'intérieur t'offrira une foule d'excellentes qualités...
ULRIC.
Ainsi, mon père n'aurait exprimé que ses principes! Mais, ma mère, ne les met-il pas en pratique?
JOSÉPHINE.
Il ne pense pas même comme il parle. De longues années de malheurs le font quelquefois paraître tel que tu l'as vu.
ULRIC.
Expliquez-moi donc plus clairement les prétentions de Stralenheim, afin que, si j'en trouve l'occasion, je puisse me trouver prêt à lui répondre, ou du moins à vous arracher au danger présent. Je vous garantis ce dernier point;--mais que ne suis-je arrivé quelques heures plus tôt!
JOSÉPHINE.
Que le ciel ne l'a-t-il voulu!
(Entrent Gabor, Idenstein et valets.)
GABOR, à Ulric.
Je vous cherchais, camarade. Voilà donc ma récompense!
ULRIC.
Que voulez-vous dire?
GABOR.
Par la mort! Ai-je vécu jusqu'à présent pour voir cela? (À Idenstein.) Sans votre âge et votre stupidité--je--
IDENSTEIN.
Au secours! Ne levez pas la main;--toucher un intendant!
GABOR.
Ne va pas croire que je t'honore assez pour sauver ton cou du ravenstone 4, en t'assommant moi-même.
IDENSTEIN.
Je vous remercie du sursis; mais il y en a qui sont plus près d'y être suspendus que moi-même.
ULRIC.
Expliquez-moi le sujet de cette sotte querelle, ou--
GABOR.
En un mot donc, le baron a été volé, et c'est sur moi que ce respectable personnage a daigné fixer ses bienveillans soupçons;--moi! qu'il n'avait jamais vu avant la soirée précédente.
IDENSTEIN.
Vouliez-vous que j'eusse des soupçons sur mes connaissances? Apprenez que je vis en meilleure compagnie.
GABOR.
Tu seras bientôt dans une plus convenable encore, dans la dernière où se trouvent les hommes, parmi les vers! infernal dogue.
(Gabor se jette sur lui.)
ULRIC, se mettant entre eux.
Holà! pas de violence: il est vieux, désarmé,--soyez calme, Gabor.
GABOR, laissant Idenstein.
En effet, je suis un sot de me fâcher parce qu'un sot me croit un malhonnête homme; c'est un honneur pour moi.
ULRIC, à Idenstein.
Comment vous trouvez-vous?
IDENSTEIN.
Au secours!
ULRIC.
Mais ne vous ai-je pas secouru?
IDENSTEIN.
Tuez-le, j'en conviendrai.
GABOR.
Je suis calme...--il vivra.
IDENSTEIN.
Ce n'est pas comme vous: il y a des jugemens et des juges en Allemagne. Le baron pourra décider!
GABOR.
Vous soutient-il dans votre accusation?
IDENSTEIN.
Peut-on le demander!
GABOR.
Alors, la première fois, il pourra bien se noyer avant que je m'expose pour le tirer de l'eau. Mais le voici lui-même.
(Stralenheim entre.)
GABOR, s'avançant vers lui.
Noble seigneur, me voici!
STRALENHEIM.
Eh bien! monsieur!
GABOR.
Me voulez-vous quelque chose?
STRALENHEIM.
Et que pourrais-je vous vouloir?
GABOR.
Vous le savez mieux que moi, si les flots d'hier n'ont pas submergé votre mémoire; mais ne parlons pas de cela. Je parais devant vous, accusé en phrases très-intelligibles, par votre intendant d'un vol commis sur votre personne ou dans votre chambre.--Est-ce de vous que viennent les soupçons, ou de lui?
STRALENHEIM.
Je n'accuse personne.
GABOR.
Ainsi, vous m'acquittez, baron?
STRALENHEIM.
Je ne sais qui accuser, acquitter, ou même soupçonner.
GABOR.
Mais, du moins, devriez-vous savoir qui l'on ne doit pas soupçonner. J'ai été insulté,--blessé par ces valets; je réclame justice de vous: sachez leur apprendre leur devoir. Ils devaient chercher parmi eux le coupable. Mais, en un mot, si quelqu'un m'accuse, que ce soit du moins un homme digne, comme moi, de ce nom: je suis votre égal.--
STRALENHEIM.
Vous?
GABOR.
Oui, monsieur; votre supérieur même pour quelque chose que vous savez: mais je poursuis. Je ne demande pas sur quelles preuves, sur quels on dit vous vous fondez; je sens assez le prix de ce que j'ai fait, et ce que vous me devriez, pour avoir au moins attendu vos récompenses, si j'avais été désireux de votre or, au lieu de me payer moi-même. Je sais encore qu'en supposant que je fusse le fripon que l'on cherche, je venais de vous rendre un service assez signalé pour vous détourner de me poursuivre jusqu'à la mort, si vous ne préfériez vous couvrir de honte, et flétrir les couleurs de votre écusson. Mais je demande justice de votre déloyal serviteur; et j'exige de vos lèvres un formel désaveu de son insolence. C'est là ce que vous devez à un inconnu, qui ne veut rien de plus de vous, et qui ne devait pas craindre d'avoir jamais à vous en demander autant.
STRALENHEIM.
Ce ton semble attester votre innocence.
GABOR.
Par la mort! qui oserait en douter? si non des infâmes qui ne la connurent jamais.
STRALENHEIM.
Vous mettez à cela une ardeur extrême, monsieur.--
GABOR.
Faut-il rester de glace, devant l'insolence des valets et de leur maître?
STRALENHEIM.
Ulric, vous connaissez cet homme: je l'ai vu dans votre compagnie.
GABOR.
Nous vous avons vu dans l'Oder; et nous aurions dû vous y laisser.
STRALENHEIM.
Recevez mes remerciemens, monsieur.
GABOR.
Je les ai mérités; mais je mériterais peut-être ceux des autres, à plus juste titre, si je vous avais abandonné à votre sort.
STRALENHEIM.
Ulric, vous connaissez cet homme?
GABOR.
Pas plus que vous, s'il n'atteste pas mon honneur.
ULRIC.
Je puis attester votre bravoure, et même, autant que le permet notre légère connaissance, votre honneur.
STRALENHEIM.
Alors, je suis satisfait.
GABOR, avec ironie.
Très-facilement, il me semble. Quel charme se trouve-t-il dans cette attestation, que la mienne ne présente pas?
STRALENHEIM.
J'ai dit simplement que moi, j'étais satisfait,--non pas que vous fussiez absous.
GABOR.
Encore! suis-je ou non accusé?
STRALENHEIM.
Il suffit! vous témoignez trop d'insolence. Si les circonstances et le soupçon général sont contre vous, est-ce donc ma faute? et n'est-ce pas assez que je n'aie pas voulu mettre en question votre crime ou votre innocence?
GABOR.
Monseigneur! monseigneur! c'est là un pur jeu de mots, une misérable équivoque. Vos doutes, et vous le savez bien, sont, pour tout ce qui vous entoure, une conviction;--vos regards sont une voix accusatrice;--votre front soucieux une sentence. Vous abusez de votre autorité sur moi;--mais, prenez-y garde, vous ne connaissez pas celui que vous essayez d'avilir.
STRALENHEIM.
Est-ce une menace?
GABOR.
Moins grande que votre insulte. Vous m'avez infligé la plus lâche injure, et j'y réponds par un avertissement loyal.
STRALENHEIM.
Je veux bien avouer que je vous doive quelque chose; mais vous paraissez disposé à m'acquitter vous-même.
GABOR.
Ce n'est pas du moins avec votre or.
STRALENHEIM.
Non; mais par vos insultes multipliées. (À Idenstein et à ses gens.) Ne tourmentez pas cet homme davantage, et laissez-le continuer sa route. Adieu, Ulric!
(Sortent Stralenheim, Idenstein et domestiques.)
GABOR, les suivant.
Je ne vous quitte pas, et--
ULRIC, l'arrêtant.
Restez.
GABOR.
Qui prétendrait me retenir?
ULRIC.
Votre propre raison, un moment de réflexion.
GABOR.
Dois-je donc supporter pareille insulte?
ULRIC.
Bah! nous sommes toujours forcés de subir l'arrogance de quelque être plus élevé que nous-mêmes.--Le plus grand ne peut lutter contre Satan, et le plus humble est sans force contre ses représentans sur la terre. Je vous ai vu braver les élémens, et supporter des périls capables de faire muer ce ver à soie.--Comment pouvez-vous maintenant vous irriter de quelques mots, et d'une faible injure?
GABOR.
On pourra impunément me traiter de voleur? Si l'on m'accusait d'étre un bandit des bois, je pourrais le souffrir: il y a chez lui quelque chose de brave; mais aller prendre l'argent d'un homme endormi!--
ULRIC.
Ainsi donc, vous ne seriez pas coupable?
GABOR.
Ai-je bien entendu? vous aussi!
ULRIC.
Ce n'est qu'une question.
GABOR.
Si le juge me l'adressait, je lui répliquerais: Non!--mais à vous, voici comme je dois répondre.
(Il tire son épée.)
ULRIC, l'imitant.
De tout mon cœur.
JOSÉPHINE.
Au secours! au secours!--Ô ciel! un assassinat ici.
(Elle sort en poussant des cris.--Gabor et Ulric se battent. Gabor est désarmé au moment ou rentrent Stralenheim, Joséphine, Idenstein.)
JOSÉPHINE.
Dieu puissant! il n'est pas blessé.
STRALENHEIM, à Joséphine.
Qui, n'est pas blessé?
JOSÉPHINE.
Mon--
ULRIC, l'arrêtant d'un regard expressif, et se tournant ensuite vers Stralenheim.
L'un ni l'autre! il n'y a pas de mal de fait.
STRALENHEIM.
Quelle est donc la cause de tout ce bruit?
ULRIC.
Vous, baron, je suppose; mais comme les effets n'en sont pas à déplorer, je ne vous en fatiguerai pas.--Gabor! voici votre épée; et quand, à l'avenir, vous la tirerez, que ce ne soit pas contre vos amis.
(Ulric prononce ces derniers mots à demi-voix, et cependant avec emphase.)
GABOR.
Je vous remercie moins de la vie que vous me laissez, que de votre conseil.
STRALENHEIM.
Ici doivent s'arrêter tous les débats.
GABOR, prenant son épée.
Ils le sont. Ulric! vous m'avez offensé par vos soupçons malveillans, plus que par votre épée; et j'aimerais mieux voir cette dernière dans mon sein, que les premiers dans le vôtre. Je pouvais supporter les absurdes conjectures de ce noble:--l'ignorance et les préjugés injurieux sont ceux de ses titres qu'il conservera plus long-tems même que ses terres;--mais cependant je puis lui apprendre ce qu'il est.--Vous, vous m'avez vaincu; j'ai été aveuglé par mon emportement, lorsque j'ai pu espérer de désarmer celui que j'avais déjà vu affronter de plus grands dangers que ceux de cette arme. Quoi qu'il en soit, nous pourrons encore nous rejoindre,--mais comme vrais amis.
(Gabor sort.)
STRALENHEIM.
Je ne me contiens plus. Ce dernier outrage, à la suite de son insulte; son crime, peut-être, ont effacé tout le mérite de l'aide qu'il se vante de m'avoir portée, et dont seul vous devriez vous prévaloir. Ulric! vous n'êtes pas blessé?--
ULRIC.
Je n'ai pas une égratignure.
STRALENHEIM, à Idenstein.
Intendant, prenez vos mesures pour vous assurer de ce drôle: je révoque mes premiers ordres. On l'enverra à Francfort, duement escorté, aussitôt que la rivière pourra le permettre.
IDENSTEIN.
S'assurer de lui! il a encore son épée, et il a l'air de savoir s'en servir. D'ailleurs, il sait son métier;--et moi, je suis bourgeois: je ne sais pas me battre.
STRALENHEIM.
Sot! N'avez-vous pas parmi vos vassaux une douzaine de dogues que vous puissiez mettre à ses trousses? Sortez! et que l'on coure après lui.
ULRIC.
Baron! je vous en prie.
STRALENHEIM.
Je ne veux rien entendre: je dois être obéi.
IDENSTEIN.
Fort bien; si cela est possible.--Allons, marchez, vassaux! Je suis votre chef;--et je vous avertirai quand vous pourrez le saisir. Un habile général ne doit jamais exposer sa vie précieuse.--Tout, en effet, ne dépend-il pas d'elle? J'aime beaucoup cet article des lois militaires.
(Idenstein sort avec la suite.)
STRALENHEIM.
Approchez, Ulric.--Que faisait ici cette femme? Ah!... maintenant je la reconnais: c'est la femme de l'étranger qu'ils appellent, je crois, Werner.
ULRIC.
Oui, tel est son nom.
STRALENHEIM.
En vérité! n'est-ce pas là, belle dame, votre mari apparent?
JOSÉPHINE.
Que lui veut-on?
STRALENHEIM.
Rien,--pour le moment. Mais, Ulric, je voudrais vous parler seul.
ULRIC.
Je vais me retirer avec vous.
JOSÉPHINE.
Non, non: vous êtes ici le dernier venu, vous devez disposer de tous les appartemens. (À part, en s'en allant, à Ulric.) Sois prudent;--songe à tout ce qu'un mot pourrait compromettre.
ULRIC, à Joséphine.
Ne craignez rien.--
(Joséphine sort.)
STRALENHEIM.
Ulric, je puis, je l'espère, me confier à vous. Vous m'avez sauvé la vie; et les bienfaits de ce genre exigent une confiance sans bornes.
ULRIC.
Parlez.
STRALENHEIM.
Des circonstances mystérieuses, et d'ailleurs trop compliquées pour que je puisse vous les rappeler en ce moment, ont rendu cet homme mon adversaire, et peut-être mon ennemi mortel.
ULRIC.
Quel homme? le Hongrois Gabor?
STRALENHEIM.
Non:--ce Werner, dont le nom est emprunté comme le costume.
ULRIC.
Comment cela se pourrait-il? c'est le plus pauvre des pauvres.--La pâle maladie creuse encore en ce moment ses joues: c'est un homme abandonné du monde entier.
STRALENHEIM.
Peu importe ce qu'il souffre. Mais s'il est l'homme que je soupçonne (et tout, autour de nous, confirme mes inquiétudes), il faut s'assurer de lui avant la fin du jour.
ULRIC.
En quoi tout cela peut-il m'intéresser?
STRALENHEIM.
J'ai dépêché à Francfort, vers le gouverneur, mon ami,--pour en obtenir une escorte (comme, d'après un ordre de l'électeur de Brandebourg, j'ai le droit d'en requérir); mais ces maudites eaux arrêtent toute communication, et peuvent encore nous retarder de quelques heures.
ULRIC.
Le fleuve commence à baisser.
STRALENHEIM.
À la bonne heure.
ULRIC.
Mais qu'ai-je à faire en tout cela?
STRALENHEIM.
Après avoir risqué votre vie pour moi, vous ne pouvez rester indifférent à ce qui m'est d'un plus grand intérêt que la vie même, dont je vous suis redevable.--Ayez donc les yeux sur lui! le personnage m'évite, parce qu'il devine que je l'ai reconnu.--Observez-le, comme vous feriez l'ours sauvage, qui, réduit aux abois, retournerait contre vous:--comme lui, il faut que cet homme soit immolé.
ULRIC.
Et la raison?
STRALENHEIM.
Il se trouve entre moi et un héritage magnifique. Oh! si vous l'aviez vu, Ulric! mais, plus tard!
ULRIC.
Je l'espère bien aussi.
STRALENHEIM.
C'est le plus riche de la riche Bohême: les ravages de la guerre l'ont épargné. Il est tellement près de Prague, la ville imprenable, que le glaive et le feu l'ont à peine touché; et maintenant, grâce à cet avantage et à ceux qu'il doit à sa propre valeur, il présente un revenu double de tous les royaumes éloignés ou contigus que la guerre a dévastés.
ULRIC.
Vous en parlez exactement.
STRALENHEIM.
Oui.--Et si vous le pouviez voir, vous en conviendriez;--mais, comme j'ai dit,--plus tard!
ULRIC.
J'en accepte l'augure.
STRALENHEIM.
Exigez alors de ce domaine et de moi une récompense digne de tous les deux, et des services signalés que nous vous aurons dus, pour toujours, moi et les miens.
ULRIC.
Et ce pauvre homme, malade, indigent, abandonné; cet étranger égaré se trouve donc placé entre vous et ce paradis!--(à part) comme Adam, entre le diable et le sien.
STRALENHEIM.
Vous l'avez dit.
ULRIC.
Mais, n'y a-t-il pas droit?
STRALENHEIM.
Droit! nullement. Un prodigue déshérité, dont toutes les actions, depuis vingt ans, ont été, pour sa famille, autant d'injures; qui, surtout, a fait un mariage disproportionné, et n'a pas rougi de vivre au milieu de bourgeois, de marchands et de juifs!
ULRIC.
Il a donc une femme?--
STRALENHEIM.
Que vous rougiriez d'appeler votre mère. Vous l'avez vue, celle qu'il appelle sa femme.
ULRIC.
Et ne l'est-elle pas?
STRALENHEIM.
Pas plus qu'il n'est votre père.--C'est une Italienne, fille d'un proscrit, qui partage sa misère et sa tendresse touchante.
ULRIC.
Ainsi, ils n'ont pas d'enfans?
STRALENHEIM.
Il y a, ou il y avait un bâtard que le vieux grand-père (la vieillesse est toujours bizarre) avait recueilli comme pour ranimer la chaleur de son sein, à l'instant où les glaces de l'âge le poussaient vers la tombe. Mais le magot n'embarrasse plus mon chemin;--il s'est sauvé, personne ne sait où; et même il se présenterait, que ses prétentions seraient trop misérables pour être écoutées.--Eh bien! pourquoi souriez-vous?
ULRIC.
De vos vaines terreurs. Un pauvre diable, pour ainsi dire dans vos filets,--un enfant d'une naissance incertaine,--voilà ce qui épouvante un grand seigneur!
STRALENHEIM.
On a tout à craindre, quand on a tout à conquérir.
ULRIC.
Oui; et on doit faire quelque chose pour le conserver ou l'obtenir.
STRALENHEIM.
Vous avez touché la véritable corde; vous lisez dans mon cœur: je puis donc compter sur vous.
ULRIC.
Il est déjà trop tard pour en douter.
STRALENHEIM.
Surtout qu'une folle compassion, ne touche pas votre cœur, car l'extérieur de cet homme est bien fait pour l'exciter.--C'est un misérable; et il aurait pu, aussi bien que l'autre, être soupçonné du vol, si les circonstances ne l'excusaient pas; car il habite trop loin de là, et dans une chambre qui n'a, sur la mienne, aucune issue. Puis, à dire la vérité, j'ai trop haute opinion d'un sang allié au mien, pour supposer qu'il pût descendre à une telle infamie. Ajoutez qu'il a été soldat, bon soldat, quoique des plus intraitables.
ULRIC.
Et ceux-là, monseigneur, nous le savons par notre expérience, ne pillent jamais avant d'avoir ôté la vie à ceux dont ils deviennent ainsi les héritiers et non les voleurs. Les morts, privés de sentiment, n'ont rien à perdre, et l'on ne peut rien leur dérober; leurs dépouilles sont un legs: voilà tout.
STRALENHEIM.
Allons donc! vous plaisantez. Mais revenons à cet homme. Puis-je compter que vous aurez l'œil sur lui, et que vous me donnerez avis du premier mouvement qu'il fera pour se cacher ou s'enfuir?
ULRIC.
Vous pouvez être sûr que vous-même ne sauriez le garder avec plus d'empressement que je ne le ferai moi-même.
STRALENHEIM.
Par là, vous vous assurerez à jamais mon dévouement et ma reconnaissance.
ULRIC.
C'est aussi ce que j'espère.
(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Chambre du même palais, à laquelle aboutit le passage secret.)
Entrent WERNER et GABOR.
GABOR.
Je vous ai dit ce qu'il en était, monsieur; si donc il vous plaît de m'accorder un refuge pour quelques heures, tant mieux; sinon,--je tenterai fortune ailleurs.
WERNER.
Et comment, malheureux comme je le suis, pourrais-je offrir un abri au malheur?--Jamais daim poursuivi par les chasseurs n'a mieux senti que moi-même la privation d'un lieu couvert.
GABOR.
Ou lion blessé celle d'un frais repaire;--il me semble, à votre regard, que vous seriez assez tenté de revenir sur vos pas pour entr'ouvrir les entrailles du chasseur.
WERNER.
Ah!
GABOR.
Je ne cherche pas à le deviner, disposé, comme je le suis, à faire la même chose. Mais voulez-vous me seconder? Comme vous, je suis opprimé,--comme vous, pauvre,--déshonoré--
WERNER, vivement.
Qui vous a dit que je fusse déshonoré?
GABOR.
Personne: je ne vous le dis même pas. Votre pauvreté est le dernier point de comparaison que j'aie prétendu établir entre nous. Mais moi, je suis déshonoré,--et, je puis ajouter, sans l'avoir mérité plus que vous.
WERNER.
Encore moi!
GABOR.
Ou tout autre honnête homme. Que diable avez-vous? Sans doute, vous ne me croiriez pas capable d'une action aussi basse?
WERNER.
Non, non,--certainement.
GABOR.
Enfin, voilà un homme d'honneur! Quant aux autres, ce jeune muguet,--ce stupide intendant, cet épais seigneur,--tous me soupçonnent, et pourquoi? parce que je suis le plus mal vêtu et le plus obscur d'eux tous. Et cependant, si le fond d'un verre réclamait de nous une entière franchise, mon ame craindrait moins de paraître au grand jour que la leur. Mais enfin,--vous êtes pauvre et sans secours,--plus encore que moi-même--
WERNER.
Qui vous l'a dit?
GABOR.
Vous avez raison. Eh bien! je réclame un asile de celui dont je suppose la complète indigence; si vous la niez, sans doute je pourrai compter sur votre secours. Vous qui semblez avoir éprouvé toutes les amertumes de la vie, vous savez bien, par expérience, que tous les trésors du Nouveau-Monde, dont l'Espagnol est si fier, ne tenteront jamais l'homme qui pèse dans la même balance leur valeur et la sienne propre, à moins que leur acquisition (car je suis moins que tout autre en position de la dédaigner) ne fasse peser sur lui le plus léger cauchemar.
WERNER.
Où prétendez-vous en venir?
GABOR.
Où j'en suis venu: je croyais parler très-clairement. Vous n'êtes pas le voleur, n'est-ce pas?--moi non plus:--Eh bien! comme de braves gens, nous devons nous entr'aider.
WERNER.
Monsieur, nous sommes dans un monde damné.
GABOR.
L'autre l'est également, suivant le récit des prêtres (et nul doute qu'ils ne le connaissent mieux que nous); c'est pourquoi j'aime encore mieux celui-ci.--Je suis peu curieux du sort des martyrs, surtout avec une épitaphe de voleur sur ma tombe. Je ne vous demande qu'un logement d'une nuit; demain matin j'irai reconnaître le fleuve, et, comme la colombe, voir si les eaux sont baissées.
WERNER.
Baissées! Est-ce qu'on peut l'espérer?
GABOR.
On le pourrait vers le milieu du jour.
WERNER.
Nous pourrons donc nous sauver?
GABOR.
Êtes-vous aussi en danger?
WERNER.
La pauvreté l'est toujours.
GABOR.
Je le sais par une longue expérience. Voulez-vous promettre d'alléger la mienne?
WERNER.
Votre pauvreté?
GABOR.
Non:--vous ne me semblez pas posséder le remède d'une pareille maladie; mais je parle du danger que je cours. Vous avez un toit, et je n'en ai pas: je demande simplement un refuge.
WERNER.
À la bonne heure; aussi bien, comment un malheureux tel que moi aurait-il de l'or?
GABOR.
Ce ne serait pas du moins par des moyens honnêtes, à parler franchement; et cependant, je souhaiterais presque que vous eussiez celui du baron.
WERNER.
Osez-vous insinuer?
GABOR.
Quoi?
WERNER.
Faites-vous attention à qui vous parlez?
GABOR.
Non; et ce n'est guère mon usage. (On entend du bruit au dehors.) Mais écoutez! les voilà qui viennent.
WERNER.
Qui donc?
GABOR.
L'intendant et sa meute d'hommes, sur mes traces. Je les aurais attendus de pied ferme; mais c'est en vain qu'on demanderait justice à de tels instrumens. Où me réfugier? montrez-moi quelque place... Je vous le proteste, par tout ce qu'il y a de plus sacré, je suis innocent. Mettez-vous un instant à ma place.
WERNER, à part.
Juste ciel! ton enfer n'est pas d'un autre monde. Mais suis-je bien encore en vie?
GABOR.
Vous êtes ému, je le vois; et cela vous honore. Un jour, je pourrai reconnaître ce service.
WERNER.
N'êtes-vous pas un espion de Stralenheim?
GABOR.
Moi! mais quand je le serais, que viendrais-je épier en vous? Et cependant, en me rappelant les questions fréquentes qu'il m'a adressées sur vous et votre femme, je pourrais concevoir quelques soupçons; mais vous savez mieux,--comment et pourquoi, moi, je suis son ennemi mortel.
WERNER.
Vous?
GABOR.
Oui, après la manière dont il a reconnu le service que je contribuai à lui rendre, je ne puis être que son ennemi; et, si vous n'êtes pas de ses amis, vous me prêterez assistance.
WERNER.
De tout mon cœur.
GABOR.
Mais par quel moyen!
WERNER, montrant l'ouverture secrète.
Il y a ici une secrète issue; rappelez-vous bien que le hasard me l'a fait découvrir, et que je n'en profite que pour vous sauver.
GABOR.
Ouvrez-la; je n'en userai que dans cette intention-là.
WERNER.
Je l'ai trouvée comme je vous le dis: elle conduit, à travers des murs intérieurement creusés (assez épais pour offrir de longues routes circulaires, sans rien perdre de leur force ou de leur régularité), à travers des salles profondes et des recoins obscurs, jusqu'à je ne sais où. Mais il ne faut pas que vous avanciez: donnez-m'en votre parole.
GABOR.
C'est inutile. Comment pourrais-je avancer dans l'obscurité, à travers un labyrinthe de trouées gothiques et inconnues?
WERNER.
Sans doute. Mais qui peut deviner où cette issue peut conduire? je l'ignore (remarquez-le bien). Mais qui peut savoir si elle ne conduirait pas jusqu'à l'appartement de votre ennemi? Ces galeries étaient disposées d'une manière si bizarre, par nos ancêtres, dans les anciens tems de la Germanie! Alors, il s'agissait moins de se défendre des élémens, que de ses plus proches voisins. Ne vous aventurez donc pas au-delà des deux premiers escaliers; si vous le faites (bien que je ne les aie jamais outrepassés), je ne réponds pas de ce que vous pourrez rencontrer.
GABOR.
J'en réponds pour moi. Mille remerciemens!
WERNER.
Vous trouverez, de l'autre côté, cette ouverture plus reconnaissable; et quand il vous conviendra de revenir, le panneau s'ouvrira au plus léger toucher.
GABOR.
Entrons.--Adieu!
(Il disparaît par le secret panneau.)
WERNER, seul.
Qu'ai-je fait? hélas! qu'avais-je fait auparavant, pour concevoir maintenant des craintes? Ah! plutôt, que ce soit pour moi une sorte d'allégement, d'avoir sauvé l'homme dont la perte pouvait assurer mon salut.--Les voici! cherchant ailleurs ce qu'ils ont devant les yeux.
(Entrent Idenstein et autres.)
IDENSTEIN.
Comment! il n'est pas ici? Il a donc disparu au travers des sombres vitraux gothiques, sous la pieuse aide des saints représentés sur les fenêtres jaunes et rouges. Voyez le soleil éclairer, en se couchant de même qu'en se levant, les longues barbes perlées, les croix de pourpre, les crosses d'or, les capuchons et les bras croisés, les heaumes, les armures lacées, les longues épées, et toutes ces figures fantastiques: braves chevaliers et pieux ermites, dont quelques pans de cristal préservent seuls la ressemblance et la gloire; et dont chaque bouffée de vent semble proclamer que leur fragilité est égale à celle de toute autre vie et de toute autre gloire. Quoi qu'il en soit, notre homme a disparu.
WERNER.
Qui cherchez-vous?
IDENSTEIN.
Un fripon.
WERNER.
Pourquoi donc aller si loin?
IDENSTEIN.
Nous recherchons celui qui a volé le baron.
WERNER.
Êtes-vous sûr de l'avoir deviné?
IDENSTEIN.
Aussi sûr que vous êtes ici; mais de quel côté s'est-il enfui?
WERNER.
Qui?
IDENSTEIN.
Celui que nous cherchons.
WERNER.
Vous voyez qu'il n'est pas ici.
IDENSTEIN.
Nous l'avions cependant suivi jusqu'à cette chambre. Seriez-vous son complice? ou si vous pratiquez la magie noire?
WERNER.
La magie que je pratique est la franchise: c'est la plus obscure de toutes, pour bien des hommes.
IDENSTEIN.
Il se pourrait que j'eusse plus tard une ou deux questions à vous faire; mais, en ce moment, il nous faut poursuivre les traces de l'autre.
WERNER.
Vous feriez mieux de commencer maintenant à me questionner: je puis bien ne pas toujours avoir la même patience.
IDENSTEIN.
Eh bien! je voudrais savoir, en bonne vérité, si vous êtes réellement l'homme que cherche Stralenheim?
WERNER.
Insolent! N'avez-vous pas dit qu'il n'était pas ici?
IDENSTEIN.
Oui, quant à l'un; mais il en est un autre dont il suit la trace avec plus de chaleur, et qu'il poursuivra bientôt peut-être au nom d'une autorité supérieure à la sienne et à la mienne. Mais, allons! cherchez, mes amis! vous êtes en défaut.
(Idenstein sort avec ses gens.)
WERNER.
Dans quel abîme m'a précipité ma triste destinée! Et c'est une action infâme qui, seule, aura pu m'arracher à de plus grands malheurs! Loin de moi, démon persécuteur! cesse de siffler dans mon sein! Tu viens trop tard! je ne veux rien avoir à faire avec le sang.
(Entre Ulric.)
ULRIC.
Je vous cherchais, mon père.
WERNER.
N'y a-t-il aucun danger?
ULRIC.
Non. Stralenheim ignore tous les liens qui nous unissent; et bien plus,--il m'a choisi pour épier vos actions, persuadé que je lui étais entièrement acquis.
WERNER.
Je n'ose le croire: c'est un nouveau piége qu'il nous dresse à tous deux, pour prendre en même tems le fils et le père.
ULRIC.
Je ne puis m'arrêter à chaque misérable crainte, et broncher sur tous les doutes qui viennent, tels que des ronces, embarrasser vos pas. Il faut les traverser, comme le ferait un villageois désarmé, eût-il même les jambes nues, s'il apercevait tout d'un coup un loup affamé dans le bois où il travaille. On prend les grives avec des lacets, mais non les aigles; nous les éviterons, ou nous saurons bien les rompre.
WERNER.
Indiquez-moi donc le moyen.
ULRIC.
Ne pouvez-vous le deviner?
WERNER.
Non.
ULRIC.
J'en suis surpris. Votre esprit n'en eut-il pas au moins la pensée, la dernière nuit.
WERNER.
Je ne vous entends pas.
ULRIC.
Nous ne pourrons donc jamais nous entendre! Mais, pour changer d'entretien--
WERNER.
Vous voulez dire pour le poursuivre; car il s'agit de notre salut.
ULRIC.
En effet; j'accepte votre correction. Je vois plus clairement quelle est notre position actuelle, et toutes ses conséquences. Les eaux baissent; dans quelques heures arriveront les mirmidons qu'il a mandés de Francfort; vous resterez leur prisonnier, quelque chose de pis peut-être; et moi, enfant déclaré bâtard, par suite des artifices de ce baron, je lui abandonnerai mes droits.
WERNER.
Maintenant, votre remède. Je pensais à m'échapper par le moyen de cet or maudit; mais je n'ose plus m'en servir, le montrer, ni même le regarder. Je crois y voir mon crime pour légende, et non pas le titre de la monnaie. Au lieu de la figure du souverain, il me semble reconnaître ma propre tête enveloppée de serpens, dont les sifflets font entendre à la foule assemblée ces mots: Regardez: c'est un voleur!
ULRIC.
Gardez-vous, pour le moment du moins, de vous en servir; mais prenez cet anneau.
(Il lui donne un anneau.)
WERNER.
Un brillant! c'était celui de mon père.
ULRIC.
Et, comme tel, il vous appartient. Vous pouvez, avec lui, emprunter à l'intendant ses chevaux et sa vieille calèche, afin de poursuivre, vous et ma mère, votre route au lever du soleil.
WERNER.
Et vous, que nous avons retrouvé depuis un instant, nous vous laisserions encore au milieu du danger?
ULRIC.
N'ayez pas la moindre crainte. Elles seraient fondées si nous disparaissions ensemble; car, par là, nous découvririons nos intelligences. Les eaux ne sont très-élevées que dans la direction de Francfort; ainsi, elles nous favorisent complètement. La route de Bohême, bien que difficile, n'est pas impraticable; et quand vous aurez quelques heures d'avance, les gens qui tenteront de vous poursuivre trouveront les mêmes difficultés que vous-mêmes: une fois à la frontière, vous êtes sauvés.
WERNER.
Mon noble enfant!
ULRIC.
Arrêtez! pas de transports: nous pourrons nous y abandonner dans le château de Siegendorf! Ne montrez pas d'or: présentez le brillant à Idenstein, (je connais l'homme, et je l'ai jugé). Vous y trouverez un double avantage: Stralenheim a perdu de l'or, et non pas des pierreries; ainsi, le diamant ne peut lui appartenir; et puis, celui qui le possède ne peut guère être soupçonné d'avoir ravi la monnaie du baron, puisqu'en échangeant son bijou il lui était facile de trouver plus d'argent que n'en a perdu Stralenheim la nuit dernière. Ne soyez pas trop timide en lui adressant votre demande, sans pourtant y mettre de l'arrogance; et Idenstein vous servira sans hésiter.
WERNER.
Je suivrai en tout vos instructions.
ULRIC.
J'aurais voulu vous épargner cet ennui; mais si j'avais paru prendre intérêt à votre sort, si j'avais surtout sacrifié en votre faveur un diamant, on aurait tout deviné.
WERNER.
Mon ange gardien! ce moment me fait oublier tous mes anciens malheurs. Mais que feras-tu après notre départ?
ULRIC.
Stralenheim ignore même que je vous connaisse. Je veux rester un jour ou deux près de lui pour prévenir tous ses doutes, et puis, je rejoindrai mon père.
WERNER.
Pour ne plus le quitter?
ULRIC.
Je l'ignore; mais du moins nous rejoindrons-nous encore une fois.
WERNER.
Mon fils! mon ami,--mon unique enfant, mon seul sauveur! Oh! je t'en conjure,--ne me hais pas!
ULRIC.
Moi! haïr mon père!
WERNER.
Oui; mon père me haïssait, pourquoi pas mon fils?
ULRIC.
Votre père ne vous connaissait pas comme je vous connais.
WERNER.
Tes paroles sont autant de serpens. Tu me connais, dis-tu? Si tu es sincère, tu ne me connais pas; car je ne suis pas, en ce moment, moi-même. Cependant (ne me hais pas), je le serai bientôt.
ULRIC.
J'attendrai. Cependant, croyez-moi, tout ce qu'un fils peut faire pour ses parens, je le ferai.
WERNER.
Je le vois, et je le sens déjà; cependant, je sens aussi--que vous me méprisez.
ULRIC.
Pourquoi vous mépriserais-je?
WERNER.
Voulez-vous me forcer à rappeler ma honte?
ULRIC.
Non: je l'ai approfondie ainsi que vous; mais n'en parlons pas davantage, ou du moins oublions-la pour ce moment. Votre faute a redoublé tout ce qu'avait de difficile la situation de notre famille, et ses inimitiés secrètes contre celle de Stralenheim. C'est lui, maintenant, qu'il s'agit de battre. J'avais indiqué un moyen.
WERNER.
C'est le seul, et je l'embrasse comme j'embrasse mon fils, qui, dans le même jour, a sauvé son père et lui-même.
ULRIC.
Oui, vous serez sauvé: cela doit nous suffire. La présence de Stralenheim en Bohême serait-elle un obstacle à vos droits, dans le cas où nous parviendrions jusque dans nos domaines?
WERNER.
Certainement, dans l'état actuel des choses; le premier occupant a cependant pour lui, comme c'est l'usage, le principal avantage, surtout quand il est du sang le plus proche.
ULRIC.
Sang!! c'est un mot d'acception diverse: celui qui coule dans les veines; celui qu'on en fait sortir:...--comme il pourrait arriver, dans le cas où ceux du même sang (ainsi parle-t-on) auraient entre eux la même animosité que jadis les frères Thébains. Lorsqu'une partie de ce sang est corrompue, il suffit d'en tirer quelques onces pour purifier le reste.
WERNER.
Je ne saisis pas votre pensée.
ULRIC.
Cela se peut,--et même devrait être,--et cependant...--mais ne perdons pas de tems: il faut que cette nuit vous partiez; vous et ma mère. L'intendant s'approche: sondez-le avec le diamant; il pénétrera au fond de son ame vénale, comme le plomb au fond de la mer; il en rapportera la vase, la boue et ce qu'elle renferme de plus sale, comme le plomb encore, quand, imprégné d'une matière visqueuse, il revient annoncer l'approche et le danger des écueils. Ici, la cargaison est riche; il faut passer la ligne à tems. Adieu! nous n'avons pas un instant à perdre. Mais, avant de nous quitter, votre main, mon père!--
WERNER.
Laisse-moi t'embrasser!
ULRIC.
On pourrait nous observer: dissimulez vos sentimens pour aujourd'hui, et laissez croire que nous sommes ennemis.
WERNER.
Maudit celui dont les artifices étouffent les plus doux et les plus légitimes sentimens de nos cœurs, et dans un moment semblable, encore!
ULRIC.
Oui, maudissez-le:--cela vous fera du bien. Voici l'intendant.
(Entre Idenstein.)
ULRIC.
Maître Idenstein, quel est le résultat de vos recherches? Avez-vous attrapé notre drôle?
IDENSTEIN.
Non, par ma foi!
ULRIC.
Eh bien, il y en a d'autres à foison: dans une autre chasse vous aurez plus de bonheur. Où est le baron?
IDENSTEIN.
Rentré dans son appartement; et, maintenant que j'y pense, il demande après vous, avec toute l'impatience d'un grand seigneur.
ULRIC.
Il faut satisfaire à l'instant tous ces illustres personnages, comme si nous étions autant de coursiers aiguillonnés par l'éperon. Il est fort heureux qu'ils aient aussi des chevaux; car, s'ils n'en avaient pas, ils forceraient, je crois, les hommes à traîner leurs chariots, comme autrefois, dit-on, les rois traînaient celui de Sésostris.
IDENSTEIN.
Quel était ce Sésostris?
ULRIC.
Un vieux Bohémien,--un Égyptien couronné.
IDENSTEIN.
Égyptien, Bohémien, c'est tout un; car on leur donne l'un et l'autre nom. Aurait-il été un de ces gens-là?
ULRIC.
C'est ainsi que je l'entendais; mais je dois vous laisser. Votre serviteur, intendant.--Werner! c'est, je crois, votre nom? serviteur!
(Il sort.)
IDENSTEIN.
Voilà un garçon de bonne mine et d'esprit! comme il a l'usage du monde! Vous le voyez, monsieur, il met chacun à sa place: il observe les préséances naturelles.
WERNER.
Je m'en aperçois; et j'applaudis à son discernement comme au vôtre.
IDENSTEIN.
C'est bien,--c'est très-bien: je vois que vous connaissez aussi ce que vous êtes; pour moi, je vous avoue cependant que je ne le connais pas encore.
WERNER, montrant l'anneau.
Cela peut-il éclaircir vos doutes?
IDENSTEIN.
Comment!--Qu'est-ce? un diamant!
WERNER.
Il est à vous, à une condition.
IDENSTEIN.
À moi! parlez!
WERNER.
C'est que vous me permettrez, dans la suite, de le racheter trois fois ce qu'il vaut: c'est une bague de famille.
IDENSTEIN.
De famille! de la vôtre! un diamant! je suis tout interdit.
WERNER.
Il faut aussi que vous me procuriez, une heure avant la chute du jour, tous les moyens de quitter cet endroit.
IDENSTEIN.
Mais n'est-il pas faux? Laissez-moi l'examiner: oui, c'est bien un diamant, par toutes les gloires célestes.
WERNER.
Allons! je me confie à vous; vous deviniez sans doute que j'étais d'une naissance supérieure à mon apparente fortune?
IDENSTEIN.
Je n'oserais le dire, quoique ce joyau plaide bien en votre faveur; car c'est le véritable indice d'un sang noble.
WERNER.
J'ai d'importantes raisons qui me font désirer de continuer mon voyage sans être connu.
IDENSTEIN.
Alors, vous êtes donc l'homme que Stralenheim recherche?
WERNER.
Je ne le suis pas, mais on me pourrait prendre pour lui; et cette erreur me causerait, en ce moment, autant d'embarras que, plus tard, elle en causerait au baron:--or, c'est pour éviter ce double inconvénient, que je veux prévenir tout malentendu.
IDENSTEIN.
Que vous soyez ou non l'homme qu'il cherche, ce n'est pas mon affaire; d'ailleurs, qu'obtiendrai-je jamais de ce fier et vaniteux seigneur, qui, pour quelques pièces d'argent, met sur pied tout le pays, et ne parle pas d'une récompense précise? Mais ce diamant! que je le regarde encore!
WERNER.
Admirez-le à votre aise; à la chute du jour, il est à vous.
IDENSTEIN.
Ô merveilleuse étincelle! préférable à la pierre des philosophes, puisqu'elle est la pierre de toute la philosophie elle-même. Œil radieux de la mine, voie lactée de l'ame, véritable pôle magnétique vers lequel se dirigent tous les cœurs comme autant d'aiguilles aimantées! Esprit flamboyant de la terre, qui, placé sur le diadême des rois, inspire plus d'envie que la pénible majesté dont ils sont redevables à leur sceptre, et qui, pour être rehaussée, a besoin du sang de milliers d'hommes! Est-il bien vrai que tu m'appartiennes? Je suis donc déjà devenu un petit roi, un bienheureux alchimiste, un habile magicien, qui, sans avoir vendu mon ame, ai trouvé le moyen de commander au diable?--Mais venez, Werner, ou qui que vous soyez.
WERNER.
Continuez à me donner ce nom; plus tard vous pourrez me connaître sous un titre plus illustre.
IDENSTEIN.
Oui, je vois en toi, sous un humble costume, je reconnais l'esprit à qui j'ai si long-tems rêvé.--Viens, je te servirai, tu seras libre comme l'air, et en dépit des eaux; sortons d'ici, je te prouverai que je suis honnête (oh! le beau joyau!) On te fournira, Werner, tant de moyens de fuir, que je défierais le plus rapide oiseau de te dépasser, quand tu serais un limaçon. Encore une fois, laisse-moi l'admirer. J'ai, dans le commerce de Hambourg, un frère de lait, habile connaisseur en pierres précieuses.--Combien de carats peut-il valoir? Allons, Werner, je te donnerai les moyens de voler, si tu veux.
(Ils sortent.)
SCÈNE II.
(L'appartement de Stralenheim.)
STRALENHEIM et FRITZ.
FRITZ.
Mon cher maître, tout est prêt.
STRALENHEIM.
Je n'ai pas envie de dormir, et pourtant il faut me coucher. Je devrais dire reposer; mais je sens sur mon cœur je ne sais quel poids, trop lourd pour comporter la veille, trop léger pour permettre le sommeil. C'est comme un de ces nuages dont l'obscurité intercepte les rayons du jour, mais qui tardent à se résoudre en pluie, et restent suspendus entre la terre et le ciel; tels encore qu'un levain d'envie entre deux hommes--Jetons-nous sur l'oreiller...
FRITZ.
Je souhaite que vous y reposiez bien.
STRALENHEIM.
Oui, je sens que je dois reposer, et je le crains.
FRITZ.
Pourquoi le craindre?
STRALENHEIM.
Je l'ignore; et ma crainte s'accroît de la difficulté que j'éprouve à la justifier;--mais c'est une vaine terreur. A-t-on, comme je l'avais souhaité, changé les serrures de cette chambre? L'accident de la nuit dernière rendait cette précaution nécessaire.
FRITZ.
Certainement; on l'a fait, conformément à vos ordres, sous mes yeux et ceux du jeune Saxon qui vous sauva la vie. Je crois me rappeler que son nom est Ulric.--
STRALENHEIM.
Vous croyez! orgueilleux valet! De quel droit osez-vous suspecter votre mémoire, quand elle devrait être empressée, heureuse et fière, de retenir le nom du sauveur de votre maître, et de le répéter chaque jour afin de mieux comprendre vos devoirs à l'égard de ma personne--Sortez! Vous croyez? vraiment! Vous qui restiez sur le rivage à pousser des cris et à sécher vos vêtemens, tandis que j'expirais, et que cet étranger, bravant la violence du torrent, me faisait renaître pour le remercier et vous mépriser davantage. Vous croyez!--et vous avez peine à rappeler son nom! Mais je ne veux pas perdre plus long-tems avec vous mes paroles. Vous m'éveillerez de bonne heure.
FRITZ.
Bonsoir, monseigneur; j'espère que la nuit renouvellera vos forces et ranimera votre santé.
SCÈNE III.
(Le passage secret.)
GABOR, seul.
Quatre,--cinq,--six! Je compte les heures comme une sentinelle d'avant-poste. Cette voix sourde du tems est toujours sinistre; et quand elle signale des plaisirs, on dirait encore que chaque tintement les diminue ou les étouffe; c'est un glas perpétuel, même quand il résonne pour un mariage. Alors, chaque coup nous ravit une illusion; on le prendrait pour le chant funéraire de l'amour, enseveli sans espoir de réveil sous le tombeau que la possession lui creuse; toutefois l'avidité des enfans porte fréquemment une oreille ravie au son qui leur révèle le trépas de vieux parens.--J'ai froid;--je n'y vois, pas;--j'ai soufflé dans mes doigts;--j'ai compté vingt fois mes pas, et je n'en ai pas moins choqué de ma tête une cinquantaine de points anguleux.--J'ai soulevé parmi les rats et les chauves-souris une insurrection générale; et grâce à leur maudit trottement et au bruissement de leurs ailes je puis à peine saisir un autre bruit.--Ah! une lumière! elle est éloignée (autant que je puis, dans l'obscurité, mesurer la distance); mais elle brille comme au travers d'une fente ou d'un trou de serrure du côté qu'il m'est interdit de franchir; je n'en avancerai pas moins, par curiosité; la lumière éloignée d'une lampe est un événement dans un antre comme celui-ci. Fasse le ciel qu'elle ne me conduise vers aucun objet capable de me tenter; ou, dans tous les cas, puisse ce même ciel m'aider à l'obtenir ou l'abandonner.--Toujours le même éclat! Quand ce serait l'étoile de Lucifer, ou le diable lui-même, entouré de sa lueur infernale, je ne pourrais me déterminer à m'arrêter.--Doucement!--parfaitement bien! J'ai doublé le coin;--comme cela!--Non.--Bien! nous approchons. Encore un angle obscur:--nous en sommes quittes.--Un instant.--Mais si j'allais trouver un danger plus grand que celui auquel je viens d'échapper?--Peu importe; il sera imprévu, et les dangers nouveaux, comme les nouvelles maîtresses, portent avec eux un charme magnétique: poursuivons donc; il en sera ce qu'il pourra.--J'ai ma dague qui, dans tous les cas, saura bien me protéger.--Brûle toujours, ô toi, faible lumière! tu es mon attrayant feu follet.--Bien! bien! mon invocation a été comprise: elle fait son effet.
(La toile tombe.)
SCÈNE IV.
(Un jardin.)
Entre WERNER.
WERNER.
Il me serait impossible de dormir;--et puis l'heure approche: tout est prêt. Idenstein a tenu sa parole; la voiture nous attend à la porte de la ville, et sous les premiers arbres de la forêt. Les dernières étoiles commencent à pâlir, et pour la dernière fois mes yeux s'arrêtent sur ces horribles murailles. Oh! jamais, jamais je ne les oublierai. J'entrai dans leur enceinte, pauvre, mais non déshonoré; et je les quitte avec une tache qui, si elle épargne mon nom, pèsera toujours sur mon cœur. Impérissable ver rongeur, dont le dard ne cédera pas à toute l'opulence qui m'est promise, aux honneurs, à la souveraineté des Siegendorf. Il faut que je trouve un moyen de restitution qui puisse soulager à demi ma conscience; mais comment, sans risquer d'être découvert?--Il le faut cependant. J'y songerai dès l'instant que je naîtrai à la sécurité. L'excès de la misère m'a conduit à cette étrange bassesse; le repentir en doit alléger la gravité. Non, je ne veux rien avoir de Stralenheim, bien qu'il ait tout voulu me ravir, terres, liberté, existence.--Et cependant, il dort! aussi profondément, peut-être, qu'un enfant; enveloppé dans de riches couvertures, sur des coussins moëlleux, semblables à ceux...--Écoutons! Quel est ce bruit? Encore! les branches frémissent; j'entends plusieurs lourdes pierres tomber de la terrasse. (Ulric saute en bas de la terrasse.) Ulric! ah! toujours le bien venu; et dans ce moment, trois fois le bien venu! Cette sollicitude filiale--
ULRIC.
Arrêtez! avant de nous rapprocher, dites-moi--
WERNER.
Pourquoi ces étranges regards?
ULRIC.
Est-ce mon père que je vois? ou bien--
WERNER.
ULRIC.
Un assassin?
WERNER.
Malheureux ou insensé!
ULRIC.
Répondez, répondez, si vous tenez à votre vie ou à la mienne!
WERNER.
À quoi faut-il répondre?
ULRIC.
Êtes-vous ou n'êtes-vous pas l'assassin de Stralenheim?
WERNER.
Je ne fus jamais l'assassin de personne. Que prétendez-vous?
ULRIC.
Cette nuit, n'avez-vous pas (comme la nuit précédente) suivi le passage secret? ne pénétrâtes-vous pas de nouveau dans la chambre de Stralenheim? et ne l'avez-vous pas--(Il s'arrête.)
WERNER.
Poursuivez.
ULRIC.
Tué de votre main?
WERNER.
Grand Dieu!
ULRIC.
Vous êtes donc innocent? Mon père est innocent! Embrassez-moi! Oui,--votre ton,--vos yeux:--oui, oui.--Cependant, dites-le moi.
WERNER.
Si jamais j'ai pu concevoir une pareille pensée; ou si, quand elle s'est présentée, je ne l'ai pas repoussée avec effroi dans l'enfer;--si jamais elle se fit jour un moment dans mon cœur oppressé, à travers l'irritation qui le dévorait:--puisse le ciel être interdit à mes espérances comme à mes yeux!
ULRIC.
Mais Stralenheim est mort.
WERNER.
Cela est horrible: j'en suis effrayé.--Mais qu'ai-je de commun avec cet événement?
ULRIC.
Il n'y a pas de serrure forcée; il n'y a de traces de violence que sur son corps. Une partie de ses propres gens est en alarme; mais, en l'absence de l'intendant, j'ai pris sur moi le soin d'avertir la police. Il est certain qu'on a pénétré dans sa chambre. Excusez-moi, si la nature--
WERNER.
Oh! mon enfant! quelle fatalité horrible et inexplicable s'attache obstinément sur notre maison!
ULRIC.
Mon père, je vous absous! Mais le monde vous jugera-t-il de même? et les juges, dans le cas où--à moins que, par votre faute, vous ne préveniez...
WERNER.
Non! je ne les éviterai pas. Qui oserait me soupçonner?
ULRIC.
Vous êtes sûr de n'avoir pas eu d'hôtes, de visiteurs,--aucune ame vivante enfin, auprès de vous, à l'exception de ma mère?
WERNER.
Ah! le Hongrois!
ULRIC.
Il est parti; il a disparu avant le soleil couchant.
WERNER.
Non, je l'ai caché précisément dans cette fatale galerie.
ULRIC.
Eh bien, je l'y retrouverai. (Ulric s'éloigne.)
WERNER.
Il est trop tard: il a quitté le palais avant moi. J'ai trouvé le panneau secret ouvert, ainsi que les portes de la salle où il se trouve placé. J'ai pensé qu'il n'avait songé qu'à profiter du silence et du moment favorable, pour esquiver les mirmidons d'Idenstein, dont les aboiemens l'avaient poursuivi le jour précédent.
ULRIC.
Et vous avez refermé le panneau!
WERNER.
Oui; mais non sans un secret effroi, et tout en reprochant à ce malheureux étranger l'imprévoyance qu'il avait montrée, en laissant entr'ouvert, au risque de me perdre, l'asile que je lui avais offert.
ULRIC.
Vous êtes sûr de l'avoir fermé?
WERNER.
Très-sûr.
ULRIC.
Cela est bien; mais il eût été mieux de ne pas le transformer en une caverne de--(Il s'arrête.)
WERNER.
De voleurs, penses-tu dire? Je le mérite, et je le souffrirai; mais non--
ULRIC.
Non, mon père; ne parlons plus de cela: ce n'est pas l'heure. Songez, non pas à de faibles crimes, mais à prévenir la conséquence de plus graves. Pourquoi avez-vous cru devoir prêter votre appui à ce Gabor?
WERNER.
Pouvais-je faire autrement? C'était un homme poursuivi par mon plus grand ennemi; déshonoré par mon propre crime; victime de ma sécurité; implorant, pour un refuge de quelques heures, l'asile même, première cause de notre commun malheur. Eût-il été un loup enragé, pouvais-je, en pareille circonstance, le livrer à ceux qui le poursuivaient?
ULRIC.
Et c'est en loup qu'il vous a récompensé. Mais il est trop tard...--il faut que vous partiez avant l'aube du jour. Je resterai ici pour découvrir la trace du meurtrier, si cela est possible.
WERNER.
Mais ma disparition soudaine va éveiller le soupçon; et leur offrir deux victimes, au lieu d'une, si je restais: le Hongrois fugitif, qui semble le meurtrier, et--
ULRIC.
Qui semble?--Quel autre donc pourrait-ce être?
WERNER.
Ce n'est pas moi, quels que soient vos nouveaux doutes.--Vous, mon fils,--vous doutez encore de moi!--
ULRIC.
Vous doutez bien de lui, du fugitif?
WERNER.
Enfant! depuis que moi-même j'ai pénétré dans l'abîme du crime (non pourtant d'un pareil crime), depuis que j'ai vu l'innocent poursuivi à ma place, il m'est bien permis d'hésiter à condamner le coupable lui-même. Votre cœur est libre encore; il montre une vertueuse impatience dès qu'il s'agit d'accuser des apparences; et l'ombre de la vertu elle-même semble lui révéler un crime, par cela seul que la lumière est douteuse.
ULRIC.
Si telles sont mes dispositions, que seront donc celles du genre humain, qui ne vous connaît pas, ou ne vous a connu que pour vous opprimer? Gardez-vous d'en courir les chances. Fuyez,--je saurai tout arranger. Idenstein, dans son intérêt, dans celui de son diamant, gardera le silence; il est d'ailleurs complice de votre fuite; et puis,--
WERNER.
Fuir! Laisser mon nom sous le poids de la même infamie que celui du Hongrois! l'exposer même comme appartenant au plus pauvre, à subir seul l'opprobre réservé aux assassins!--
ULRIC.
Misères! Ne songez à rien qu'aux domaines, aux châteaux de nos pères, objets de tant de regrets et de si longues espérances. De quel nom parlez-vous? Vous n'en laissez pas ici; celui que vous portez est faux.
WERNER.
Je l'avoue; mais encore ne voudrais-je pas le laisser gravé en caractère de sang dans la mémoire des hommes, même des hommes de cet endroit perdue.--D'ailleurs, des recherches--
ULRIC.
Je saurai prévenir tous les dangers qui pourraient vous menacer. Personne ici ne vous connaît comme héritier de Siegendorf. Si Idenstein vous soupçonne, ce n'est qu'un soupçon, et le soupçon d'un sot; sa sottise aura d'ailleurs assez d'emploi, et l'inconnu Werner fera, chez lui, place à des considérations personnelles. Les lois (si jamais lois ont régi ce village) sont toutes, après une guerre générale de trente ans, oubliées, ou suspendues, ou à peine exhumées de la poussière dont le droit de la guerre les avait couvertes. Stralenheim, quoique noble, n'a d'autre recommandation ici que son titre,--sans terres, sans influence, à l'exception de celle qui est morte avec lui. Peu d'hommes laissent quelque souvenir une semaine après leurs funérailles, sinon grâce à des parens dont les intérêts le réveillent: ce n'est pas ici le cas; il est mort isolé, inconnu;--une tombe solitaire, ignorée comme ces déserts, privée d'un écusson, est tout ce qu'il aura et ce dont il manque encore. Si je découvre l'assassin, tant mieux;--sinon; croyez-moi, toute la suite de ces misérables valets pourra bien pousser des cris autour de sa cendre, comme ils firent autour de lui lorsqu'il se noyait dans l'Oder; mais aucun d'eux ne hasardera, pour le venger, le petit doigt. Partez! partez! mais ne répondez pas. Voyez! les étoiles sont presque toutes évanouies, et le crépuscule commence à traverser la noire chevelure de la nuit. Pardonnez, pardonnez si je suis aussi pressant; c'est votre fils qui vous parle; votre fils si long-tems perdu, si tardivement retrouvé.--Allons prévenir ma mère, avançons doucement et avec précaution, et laissez-moi le soin du reste. Je réponds de l'événement, pour ce qui vous regarde; et c'est là le point important, comme le plus sacré de mes devoirs. Nous nous retrouverons au château de Siegendorf; c'est là que nous pourrons de nouveau déployer nos glorieuses bannières. Ne songez qu'à cela; rejetez sur moi toutes les autres pensées; la jeunesse me donne plus de ressources contre elles.--Fuyez! et puisse votre vieillesse être heureuse!--Je veux une dernière fois embrasser ma mère; et que le ciel conduise vos pas!
WERNER.
Votre conseil est dicté par la prudence;--mais est-il avoué par l'honneur?
ULRIC.
Sauver un père est pour un fils le véritable point d'honneur.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Le théâtre représente une salle gothique, dans le château de Siegendorf, auprès de Prague.)
Entrent ERIC et HENRICK, attachés à la maison du comte.
ERIC.
Ainsi, de meilleurs jours ont enfin lui; voici, dans ces murs, deux choses depuis long-tems désirées: des maîtres nouveaux, des accens d'une vive allégresse.
HENRICK.
Oui, quant à des maîtres. Ceux qui n'aspirent qu'après la nouveauté pouvaient bien désirer un changement, même au prix d'une tombe; mais quant aux fêtes, il me semble que le vieux comte Siegendorf savait exercer son hospitalité féodale aussi noblement que tout autre prince de l'empire.
ERIC.
Quant au service de la table et à l'offre de la coupe vermeille, nous l'avouons, il s'en acquittait fort bien; mais pour ce qui est des plaisirs et des joyeux exercices, sans lesquels les meilleures sauces semblent privées d'assaisonnement, nous en éprouvions la disette, ou du moins une très-modeste jouissance.
HENRICK.
Le vieux comte redoutait le tumulte des fêtes; êtes-vous sûr que celui-ci l'aime?
ERIC.
Jusqu'ici il a fait aussi bien preuve de courtoisie que de bonté; il a su capter l'amour de tout le monde.
HENRICK.
Mais à peine si son règne a dépassé la lune de miel, car la première année de souveraineté est comme celle du mariage; plus tard nous pourrons juger de ses dispositions réelles et de son caractère.
ERIC.
Puisse le ciel nous le conserver! Puis, après lui, nous aurons son brave fils, le comte Ulric.--Voilà un chevalier!--Quel malheur que la guerre ait cessé.
HENRICK.
Et pourquoi?
ERIC.
Regardez-le, et vous vous répondrez vous-même.
HENRICK.
Il est bien jeune, il est beau et vigoureux comme un jeune tigre.
ERIC.
Je ne reconnais pas, dans cette comparaison, le vassal fidèle.
HENRICK.
Mais le vassal sincère, peut-être.
ERIC.
Je l'ai dit: c'est un malheur que la guerre ait cessé. Dans les fêtes, qui peut-on comparer au comte Ulric, pour la noble fierté et cette dignité qui, sans offenser personne, en impose à tout le monde? Dans les violens exercices, qui sait comme lui manier l'épieu, attendre le sanglier mortellement blessé et frappant à droite et à gauche la meute des chiens? Qui sait monter à cheval, porter sur le poing un faucon, ou tenir l'épée comme lui? Quel panache a plus de nobles grâces que le sien?
HENRICK.
Aucun, je l'avoue. Mais ne craignez pas que la guerre se fasse trop long-tems attendre: il est capable de la faire pour lui-même, si déjà il ne l'a faite.
ERIC.
Que voulez-vous dire?
HENRICK.
Vous ne pouvez nier que les gens dont il s'entoure (et peu d'entre eux sont nés dans ses domaines) ne soient de ce genre de valets qui--(Il s'arrête.)
ERIC.
Eh bien?
HENRICK.
Qui ont échappé aux dangers de la guerre que vous aimez tant; car, semblable à bien d'autres mères, ses plus mauvais enfans sont ceux qu'elle gâte le plus.
ERIC.
Ce n'est pas le cas ici. Ils ont tous l'air de braves compagnons, tels que les aimait le vieux Tilly.
HENRICK.
Et qui aimait Tilly? Demandez-le aux bourgeois de Magdebourg;--ou qui aimait Wallenstein?--Ils sont allés--
ERIC.
Reposer; mais pour combien de tems? c'est ce que l'on ne pourrait dire.
HENRICK.
Je souhaite qu'ils nous fassent partager quelque chose de leur repos. La contrée, qui n'a de la paix que les apparences, est désolée par je ne sais quels brigands:--ils font des courses la nuit, et disparaissent avec le soleil; mais ils laissent après eux une désolation comparable aux effets de la plus ouverte guerre.
ERIC.
Mais le comte Ulric,--qu'a tout cela de commun avec lui?
HENRICK.
Avec lui! mais il--pourrait les prévenir. Vous le représentez comme amant de la guerre; que ne la fait-il donc à ces maraudeurs?
ERIC.
Vous pourriez le lui demander vous-même.
HENRICK.
J'aimerais autant demander au lion pourquoi il ne se nourrit pas de lait.
ERIC.
Mais le voici qui vient.
HENRICK.
Diable! au moins gardez-vous de parler.
ERIC.
Pourquoi devenez-vous si pâle?
HENRICK.
Ce n'est rien;--mais, je vous en conjure, silence!
ERIC.
Je le garderai sur ce que vous m'avez dit.
HENRICK.
Je vous assure que je ne voulais rien dire: c'était une plaisanterie, et voilà tout. Et s'il en eût été autrement, l'on sait qu'il va épouser l'aimable baronne Ida de Stralenheim, l'héritière du dernier baron; et l'on ne peut douter qu'elle n'adoucisse la dureté que les dernières guerres intestines ont jetée dans tous les caractères, surtout dans ceux qui naquirent au milieu d'elles, furent bercés, pour ainsi dire, sur les genoux de l'homicide, et arrosés d'un baptême de sang. Silence, je t'en prie, sur tout ce que je t'ai dit.
(Entrent Ulric et Rodolph.)
HENRICK.
Bonjour, comte!
ULRIC.
Bonjour, mon brave Henrick. Eric, tout est-il prêt pour la chasse?
ERIC.
Les chiens sont accouplés à l'entrée de la forêt; les vassaux déjà battent les buissons, et le tems est de bon augure. Faut-il donner le signal à la suite de votre excellence? Quel coursier voulez-vous monter?
ULRIC.
Le brun, Walstein.
ERIC.
Je crains qu'il ne soit pas encore remis des courses de lundi. La noble chasse, monseigneur! vous en avez frappé quatre de votre main.
ULRIC.
En effet, bon Eric; j'oubliais.--Je prendrai donc le gris, le vieux Ziska; il n'est pas sorti depuis quinze jours.
ERIC.
On va sur-le-champ le garnir. De combien de vassaux immédiats serez-vous escorté?
ULRIC.
Sur cela, je m'en rapporte à Weinbourg, notre écuyer.
(Eric sort.)
ULRIC.
Rodolph!
RODOLPH.
Monseigneur.
ULRIC.
Nous avons de mauvaises nouvelles de--(Rodolph montre du doigt Henrick.) Eh bien, Henrick, que faites-vous-là?
HENRICK.
J'attends vos ordres, monseigneur.
ULRIC.
Allez donc vers mon père, présentez-lui mes devoirs, et informez-vous s'il aurait quelque chose à me dire avant mon départ.
(Henrick sort.)
ULRIC.
Rodolph, nos amis ont éprouvé un échec sur les frontières de Franconie, et le bruit court que l'on doit fortifier la colonne envoyée contre eux. Je ne puis tarder à les rejoindre.
RODOLPH.
Attendez de nouveaux et de plus sûrs avis.
ULRIC.
Telle est mon intention.--En vérité, ce malheur ne pouvait tomber dans un tems plus inopportun pour tous mes projets.
RODOLPH.
Vous aurez de la peine à donner une excuse suffisante de votre départ au comte votre père.
ULRIC.
Oui; mais la situation précaire de notre domaine, dans la Haute-Silésie, justifiera et pourra dissimuler mon voyage. En attendant, pendant que nous serons à la chasse, vous réunirez les quatre-vingts hommes qui ont Wolff pour chef;--vous les ferez marcher par les forêts, vous savez?
RODOLPH.
Aussi bien que la nuit où nous--
ULRIC.
Nous en reparlerons après avoir couru une seconde fois les mêmes hasards, et avec le même succès. Quand vous serez arrivés, vous donnerez cette lettre à Rosenberg. (Il lui donne une lettre.) Ajoutez de vive voix, que je lui envoie ce faible renfort, sous votre conduite et celle de Wolff, comme l'avant-coureur de mon arrivée: parlez-lui de la peine que j'ai eue à les éloigner, dans un moment où mon père aime à s'entourer d'un bon nombre de vassaux, et quand la cloche va donner le signal de mon mariage, de ses fêtes, en un mot, de toutes les sottises qui accompagnent ordinairement l'absurde sottise conjugale.
RODOLPH.
Je pensais que vous aimiez la jeune et noble Ida.
ULRIC.
Je ne m'en défends pas; mais il n'en faut pas conclure que je prétende lier mes jeunes et glorieuses années, si fugitives, si impatientes de contrainte, avec la ceinture d'une dame, fût-ce même de Vénus.--Je l'aime comme doivent être aimées les femmes, sincèrement et sans partage.
RODOLPH.
Et pour toujours?
ULRIC.
Je le pense; car je n'aime rien qu'elle.--Mais je n'ai pas le tems de m'arrêter à ces hochets de tendresse: nous avons à faire de grandes choses avant peu. Éloigne-toi rapidement, cher Rodolph!
RODOLPH.
À mon retour, cependant, je trouverai la baronne Ida transformée en comtesse Siegendorf.
ULRIC.
Peut-être. Mon père le désire, et sérieusement cela est d'une bonne politique; cette union avec le dernier rejeton de la branche rivale, d'un seul coup, réconcilie l'avenir et jette un voile sur le passé.
RODOLPH.
Adieu!
ULRIC.
Arrête encore:--il vaut mieux demeurer ensemble jusqu'à l'ouverture de la chasse. Nous nous quitterons ensuite, toi, pour suivre mes instructions.
RODOLPH.
Fort bien; mais pour revenir--ce fut un trait de véritable bonté, chez le comte votre père, d'envoyer chercher, à Kœnigsberg, cette belle orpheline, et de la recevoir comme sa fille.
ULRIC.
Bonté surprenante; en égard surtout à l'ancienne haine qui, jusqu'alors, divisait les deux familles.
RODOLPH.
Le dernier baron mourut d'une fièvre, n'est-ce pas?
ULRIC.
Et comment pourrais-je le savoir?
RODOLPH.
J'ai entendu murmurer qu'il y avait eu dans sa mort quelque chose d'étrange, et que même on savait à peine le lieu où elle était arrivée.
ULRIC.
C'était quelque village obscur sur la frontière de Saxe ou de Silésie.
RODOLPH.
N'a-t-il donc pas laissé de testament,--quelques mots d'adieux?
ULRIC.
Je n'étais ni son notaire, ni son confesseur: je ne saurais donc le dire.
RODOLPH.
Ah! voici madame Ida.
(Entre Ida Stralenheim.)
ULRIC.
Vous êtes matinale, mon aimable cousine!
IDA.
Je le suis trop, cher Ulric, si je vous interromps. Pourquoi m'appelez-vous donc cousine?
ULRIC, souriant.
Ne l'êtes-vous pas?
IDA.
Oui; mais je n'en aime pas le nom: il semble qu'il me glace, comme si vous ne songiez, en le prononçant, qu'à notre généalogie, et que vous pesiez notre sang.
ULRIC, interdit.
Votre sang!
IDA.
Pourquoi le vôtre a-t-il cessé d'animer vos joues?
ULRIC.
Oui?--Je suis pâle?
IDA.
Sans doute; mais non! il revient comme un torrent, et colore jusqu'à votre front.
ULRIC, se remettant.
Et s'il avait fui, c'est que votre présence seule l'avait refoulé vers mon cœur, qui ne bat que pour vous, chère cousine!
IDA.
Cousine? encore!
ULRIC.
Eh bien, je vous donnerai le nom de sœur.
IDA.
J'aime encore moins ce nom.--Je voudrais qu'il n'y eût entre nous aucun lien de parenté.
ULRIC, d'une voix sombre.
Oui, plût à Dieu!
IDA.
Ah ciel! et vous aussi; vous souhaitez cela?
ULRIC.
Adorable Ida! puis-je autre chose que répéter chacun de vos vœux?
IDA.
Oui, Ulric; mais les miens n'étaient pas accompagnés des mêmes regards; à peine connaissais-je ce que je disais: soyez mon frère, mon cousin, ce que vous voudrez, pourvu que vous soyez pour moi quelque chose.
ULRIC.
Vous serez tout,--tout pour moi.
IDA.
C'est déjà ce que vous êtes à mes yeux; mais je puis attendre.
ULRIC.
Chère Ida!
IDA.
Oui; appelez-moi Ida, votre Ida; car je veux être à vous, à vous seul.--Il est vrai que je n'ai personne au monde que vous, depuis que mon pauvre père--(Elle s'arrête.)
ULRIC.
Vous avez le mien,--et moi-même.
IDA.
Cher Ulric! combien je regrette que mon père ne puisse être témoin de notre bonheur! Il n'y manque que sa présence.
ULRIC.
Vous dites vrai!
IDA.
Vous l'auriez aimé, et lui-même vous eût chéri; car les braves se recherchent mutuellement. Son extérieur était bien un peu froid, et son ame fière (comme le lui permettait sa haute naissance); mais sous cette enveloppe sévère...--Ah! si vous vous étiez connus, si vous aviez pu être à ses côtés dans son dernier voyage, il ne serait pas mort sans que la voix d'un seul ami ait adouci ses derniers momens.
ULRIC.
Qui dit cela?
IDA.
Quoi!
ULRIC.
Qu'il soit mort seul?
IDA.
La commune rumeur, et la disparition de ses valets. Il fallait que la fièvre dont mon père mourut victime fût bien cruelle, pour n'en avoir épargné aucun.
ULRIC.
S'ils étaient près de lui, il n'a pu mourir seul et délaissé.
IDA.
Hélas! qu'est-ce qu'un valet près d'un lit de mort, quand les yeux se lèvent une dernière fois, dans le vain espoir de rencontrer ceux d'un ami?--On dit qu'il est mort d'une fièvre.
ULRIC.
On dit! rien n'est plus sûr.
IDA.
J'ai quelquefois rêvé qu'il n'en était rien.
ULRIC.
Les songes sont autant de chimères.
IDA.
Et, cependant, je le vois--comme je vous vois.
ULRIC.
Où le voyez-vous?
IDA.
Dans le sommeil.--Je le vois étendu, pâle, ensanglanté, et derrière lui un homme avec un couteau levé.
ULRIC.
Un homme! Vous ne voyez pas ses traits?
IDA, jetant les yeux sur lui.
Non! mais, grand Dieu!--et vous?
ULRIC.
Que voulez-vous dire?
IDA.
C'est que vos regards semblaient désigner un meurtrier.
ULRIC, avec agitation.
Ida, ceci est un pur enfantillage. À ma honte, je sens que vos faiblesses me gagnent; j'y deviens sensible, sans doute parce que tout doit être commun entre nous. Je t'en prie, chère enfant, changeons--
IDA.
Enfant! J'ai plus de quinze ans, l'avez-vous oublié? (Le cor retentit.)
RODOLPH.
Entendez-vous, monseigneur, le cor!
IDA, avec dépit à Rodolph.
Qu'aviez-vous besoin de le lui dire? Croyez-vous qu'il ne l'entendrait pas sans écho?
RODOLPH.
Pardonnez-moi, noble dame!
IDA.
J'y consens; mais à une condition: c'est que vous m'aiderez à détourner le comte Ulric de la chasse de ce jour.
RODOLPH.
Madame, vous n'avez pas besoin de mon secours.
ULRIC.
Je ne puis, en ce moment, m'en dispenser.
IDA.
Mais vous vous en dispenserez.
ULRIC.
Moi!
IDA.
Oui, ou vous n'êtes pas un chevalier loyal.--Allons, cher Ulric! cédez-moi en cela, et pour un seul jour; aussi bien, le tems est lourd, et vous êtes devenu tout-à-coup si pâle...
ULRIC.
Vous plaisantez.
IDA.
Non, vraiment: demandez à Rodolph.
RODOLPH.
En effet, monseigneur, vous avez, en un quart-d'heure, changé plus que je ne vous ai vu changer en plusieurs années.
ULRIC.
Ce n'est rien; mais si vous disiez vrai, l'air me remettrait bien vite. Je suis un véritable caméléon: je ne vis qu'en pleine campagne. Vos fêtes, dans l'intérieur des: châteaux, vos nombreux banquets n'ont aucun attrait pour moi:--je suis un amant des forêts; j'aime à respirer sur les sommets des montagnes; en un mot, j'aime tout ce qu'aiment les aigles.
IDA.
Vous n'avez pas, j'espère ses goûts carnassiers?
ULRIC.
Chère Ida, souhaite-moi une bonne chasse; et je rapporterai six hures de sangliers pour trophée.
IDA.
Ainsi, vous ne voulez pas rester? Non, vous n'irez pas! Venez; pour vous plaire, je chanterai.
ULRIC.
Ida, vous serez difficilement l'épouse d'un soldat.
IDA.
Je ne souhaite pas non plus de l'être; la guerre est pour long-tems terminée, et vous pourrez demeurer en paix dans vos domaines.
(Entre Werner, comte Siegendorf.)
ULRIC.
Bon jour, mon père; désolé de ne vous voir qu'un instant.--Mais vous avez entendu le cor, les vassaux attendent.
SIEGENDORF.
Eh bien! qu'ils attendent.--Vous oubliez que c'est demain, dans Prague, un grand jour de fête; on y doit célébrer le retour de la paix. L'ardeur avec laquelle vous vous laissez entraîner à la chasse ne vous permettrait pas de revenir aujourd'hui; et, dans le cas contraire même, vous reviendriez trop fatigué pour être demain en état de tenir votre rang parmi la noblesse.
ULRIC.
Vous pourrez bien vous-même, comte, nous représenter tous les deux.--Je ne suis pas curieux, vous le savez, de toutes ces réunions.
SIEGENDORF.
Non, Ulric; il serait peu convenable que, seul de toute notre jeune noblesse,--
IDA.
Et le plus noble de tous par son maintien et ses habitudes.
SIEGENDORF, à Ida.
Oui, ma chère enfant, bien que votre franchise soit un peu singulière dans une belle demoiselle.--Ulric, souviens-toi de notre position; nous avons bien tard reconquis nos droits. Crois-moi, on remarquerait dans chaque maison, et surtout dans la nôtre, que l'un de nous a négligé de se rendre à pareille fête et dans un pareil moment. D'ailleurs, le ciel qui nous a rendu le repos au même instant qu'il le répand sur tout l'univers, a pour nous un double droit aux actions de grâce: pour notre pays d'abord, ensuite pour nous avoir fait partager ses bénédictions.
ULRIC, à part.
Quoi! dévot.--Eh bien, monsieur, j'obéirai.--(À l'un des valets.) Ludwig, renvoyez la suite.
IDA.
Ainsi, vous lui accordez ce que je vous ai vainement demandé pendant une heure.
SIEGENDORF, souriant.
Ma belle révoltée, vous n'êtes pas jalouse de moi, j'espère? Quel autre que vous justifierait ainsi la désobéissance? Mais ne craignez rien; vous saurez bientôt lui faire reconnaître une autorité plus tendre et mieux assurée.
IDA.
C'est maintenant que je voudrais le régler.
SIEGENDORF.
Vous devriez, en attendant, régler votre harpe qui soupire après vous dans l'appartement de la comtesse. Cette dernière se plaint que vous négligiez votre musique: elle vous attend.
IDA.
Adieu donc, mon cher parent! Ulric, vous me suivez, vous venez m'entendre?
ULRIC.
Dans un instant.
IDA.
Soyez-en sûr, ma voix sera plus agréable que celle de vos cors; je désire que vous ayez la précision de ma harpe: je jouerai la marche du roi Gustave.
ULRIC.
Et pourquoi pas celle du vieux Tilly?
IDA.
De ce monstre! non, certainement. J'imaginerais que mes cordes expriment des hurlemens plutôt que des sons harmonieux. Comment, d'ailleurs, rappeler sur mon instrument quelque chose de lui?--Mais hâtez-vous de me joindre; votre mère sera ravie de vous recevoir.
(Ida sort.)
SIEGENDORF.
Ulric, je désire vous parler seul.
ULRIC.
Mon tems est tout à vous.--(À part à Rodolph.) Rodolph, partez! faites ce que je vous ai recommandé; et que Rosemberg ait soin de me répondre avec toute la promptitude possible.
RODOLPH.
Comte Siegendorf, avez-vous quelques ordres à me donner? je pars en ce moment pour la frontière.
SIEGENDORF, en tressaillant.
Ah!--Où? Et quelle frontière?
RODOLPH.
Celle de Silésie, en allant--(À part à Ulric.) Où dirais-je?
ULRIC, à part, à Rodolph.
Hambourg.--Ce mot, je l'espère, va couper court à ses questions.
RODOLPH.
Comte, à Hambourg.
SIEGENDORF, agité.
Hambourg! Non, je n'ai rien à y faire; je n'ai aucune connaissance dans cette ville. Le ciel donc vous conduise.
RODOLPH.
Et vous conserve, comte Siegendorf.
(Rodolph sort.)
SIEGENDORF.
Ulric, cet homme, qui vient de sortir, est l'un de ces étranges compagnons dont je désire vous entretenir en ce moment.
ULRIC.
Monseigneur, c'est un noble de race, et des premières familles de Saxe.
SIEGENDORF.
Je ne dis rien de sa naissance, mais de lui personnellement. On en parle assez légèrement.
ULRIC.
Comme de la plupart des hommes. Le roi, lui-même, n'est pas à l'abri des calomnies de son chambellan, ou des sarcasmes du dernier courtisan qui lui aura dû sa fortune ou sa grandeur.
SIEGENDORF.
Franchement, le monde parle plus que légèrement de ce Rodolph: il fait, dit-on, cause commune avec les bandes noires qui désolent encore en ce moment la frontière.
ULRIC.
Et vous ajoutez foi au monde?
SIEGENDORF.
Dans le cas présent,--oui.
ULRIC.
Je croyais que vous le connaissiez assez bien pour ne prendre, dans aucun cas, son accusation pour une sentence.
SIEGENDORF.
Mon fils! je comprends; vous faites allusion à--Mais la destinée m'avait pris dans ses toiles d'araignée, et comme tous les misérables, je ne pouvais que m'y débattre, sans parvenir à les rompre. Que mon exemple vous serve, Ulric! Vous avez vu l'abîme où les passions m'avaient précipité; vingt années de misère et de faim ne l'ont pas fermé;--vingt mille d'une autre vie (ou même de celle-ci, car le remords transforme pour moi chaque moment en autant d'années); vingt mille années ne pourraient effacer et expier la honte d'un seul instant. Ulric, écoutez les avis d'un père!--Je n'ai rien appris du mien, et vous voyez ce que je suis.
ULRIC.
Je vois l'heureux, le bien-aimé Siegendorf, maître d'un apanage de prince, honoré de ceux qu'il gouverne et de ceux qui partagent son rang.
SIEGENDORF.
Ah! peux-tu parler de mon bonheur, quand tu m'inspires tant de craintes? de l'affection dont je suis l'objet, quand toi tu ne m'aimes pas! Oui, tous les cœurs, excepté un seul, sont portés à me chérir;--mais qu'importe, si celui de mon enfant est de glace?--
ULRIC.
Qui ose dire cela?
SIEGENDORF.
Personne encore que moi-même. Je le vois,--je le sens,--plus douloureusement que ne le ferait un ennemi mortel, qui, votre épée dans le cœur, prononcerait les mêmes paroles. Chez moi, la douleur survit à la blessure.
ULRIC.
Vous vous trompez: seulement, mon naturel ne comporte pas les démonstrations sentimentales. Et comment en serait-il autrement, après être resté douze ans loin de mes parens?
SIEGENDORF.
Mais ces douze années d'absence ne couraient-elles pas également pour moi?--Au reste, je te fais de vaines remontrances;--jamais elles n'ont pu mettre le moindre frein au naturel.--Je change de sujet. Je reviens à ces jeunes nobles, d'un nom distingué, mais d'une conduite équivoque (oui, fort équivoque, si l'on en croit les bruits publics); ces nobles, dis-je, que tu aimes à fréquenter, te conduiront--
ULRIC, avec impatience.
Je ne serai conduit par personne.
SIEGENDORF.
Je désirerais du moins te voir dédaigner de conduire les autres. Quoi qu'il en soit, pour t'arracher aux écueils de la jeunesse et d'un caractère trop impérieux, j'ai jugé à propos de te proposer d'épouser la jeune Ida,--tu sembles ressentir de l'amour pour elle.
ULRIC.
Je vous ai dit que je suivrais vos ordres, quand il faudrait prendre pour femme Hécate.--Un fils peut-il faire davantage?
SIEGENDORF.
C'est trop parler que de parler ainsi. Il n'est pas de ton âge et de ton caractère de témoigner tant de froideur, et d'adopter avec tant d'insouciance un nouvel état qui, d'ordinaire, flétrit ou ranime le bonheur des hommes; car l'oreiller de la gloire n'invite pas au repos, quand l'amour refuse d'y incliner ses joues. Pour toi, mon fils, tu sembles dominé par une force invincible, par je ne sais quel démon qui jette son fiel sur chacune de tes pensées. Tu aurais dû me dire: «J'aime la jeune Ida, et je l'épouserai;» ou bien: «Je ne l'aime pas, et toutes les puissances de la terre ne pourront jamais me rapprocher d'elle.» Voilà la réponse que j'aurais voulue.
ULRIC.
Vous vous êtes marié par amour?
SIEGENDORF.
Oui, et ta mère fut ma seule consolation dans mes nombreuses infortunes.
ULRIC.
Et sans ce mariage d'inclination, combien d'infortunes de moins?
SIEGENDORF.
Toujours des réflexions qui ne conviennent ni à votre âge ni à votre naturel! Qui jamais, à vingt ans, a pu parler ainsi?
ULRIC.
N'avez-vous pas toujours cherché à me mettre en garde contre votre exemple?
SIEGENDORF.
Vous êtes un sophiste bien jeune! En un mot, aimez-vous, ou n'aimez-vous pas Ida?
ULRIC.
Il importe peu, si je suis également prêt à vous obéir en l'épousant.
SIEGENDORF.
Peu! pour vous, sans doute; mais il s'agit, pour elle, de toute la vie. Elle est jeune;--ravissante de beauté;--elle vous adore; elle possède toutes les qualités qui peuvent donner le bonheur, tel que nous l'entrevoyons quelquefois dans nos rêves, tel que ne peuvent le dépeindre les poètes; en un mot, capable de faire oublier la sagesse, si ce n'était déjà être sage que d'aimer la beauté vertueuse. Or, le don d'un pareil bonheur mérite bien un peu de retour. Je ne voudrais pas que son cœur pût être brisé par un homme dont le cœur est insensible, ou la voir se flétrir sur sa tige, comme la rose que les contes orientaux nous peignent abandonnée par l'oiseau qu'elle avait pris pour un rossignol. Elle est--
ULRIC.
Elle est la fille de Stralenheim, mort votre ennemi. Néanmoins je l'épouserai; bien qu'à dire vrai, je sois loin en ce moment d'éprouver un vif entraînement vers les unions de ce genre.
SIEGENDORF.
Mais, enfin, elle vous aime.
ULRIC.
Je l'aime également; c'est pourquoi je voudrais y songer encore.
SIEGENDORF.
Hélas! ce n'est pas ainsi qu'a jamais parlé l'amour.
ULRIC.
Il est donc tems qu'il commence; qu'arrachant le bandeau de ses yeux, il considère les liens dans lesquels il se jette. Jusqu'à présent il a toujours joué à colin-maillard.
SIEGENDORF.
Consentez-vous?
ULRIC.
J'ai consenti, et je consens encore.
SIEGENDORF.
Fixez donc le jour.
ULRIC.
Il est d'usage, et sans doute plus convenable, d'en laisser le soin à la dame.
SIEGENDORF.
Je m'en chargerai donc pour elle.
ULRIC.
Je n'oserais en tant faire pour aucune femme; et comme je ne voudrais pas subir un refus, quand elle aura prononcé ses intentions je prononcerai les miennes.
SIEGENDORF.
Mais il est de votre devoir de lui faire la cour.
ULRIC.
Comte, c'est un mariage de votre façon, qu'elle se contente de votre cour; mais, pour mieux vous plaire, je vais aller rendre mes devoirs à ma mère, qui, dans ce moment, vous le savez, est avec Ida.--Que voulez-vous de plus? Vous m'avez empêché de me livrer à de généreux exercices, loin des murailles d'un château, j'ai obéi; vous m'ordonnez de me transformer en courtisan, de relever des gants, des éventails, des aiguilles, que sais-je? d'écouter, en extase, des chants et des instrumens; de mendier des sourires, de murmurer de gracieuses niaiseries, de m'arrêter sur des yeux de femme, comme s'ils étaient les étoiles de nos destinées.--Que peut-on exiger de plus d'un fils ou d'un homme?
(Il sort.)
SIEGENDORF, seul.
Beaucoup trop!--Trop de respect et trop peu d'amour; il me paie en une monnaie à laquelle je ne puis prétendre: car telle est ma cruelle destinée, qu'il m'a, jusqu'à présent, été défendu de remplir les devoirs de père. Mais il me refuse l'amour auquel j'aurais des droits, pour la sollicitude constante que m'inspirait son absence, pour les larmes que son retour me fit répandre; et maintenant, je l'ai retrouvé: mais comment! soumis, mais glacial; respectueux à mon égard, mais sans abandon; distrait, mystérieux;--toujours éloigné de ma personne, souvent emporté dans de longues courses: dans quels lieux?--nul ne le sait,--dans la société des jeunes nobles les plus désordonnés; bien que, pour lui rendre justice, il ne soit jamais descendu jusqu'à leurs grossiers plaisirs: et cependant il existe entre eux un lien que je ne puis démêler. Ils ont les yeux fixés sur lui,--ils le consultent,--l'environnent comme un chef; mais avec moi, il est sans confiance! Pourrais-je donc espérer autre chose après...--Eh quoi! la malédiction de mon père descendrait-elle jusque sur mon fils? ou bien le Hongrois, reviendrait-il verser un nouveau sang? ou bien--l'ombre de Stralenheim, pénétrant dans ces murs, y viendrait-elle punir et l'assassin et celui--qui, sans le frapper, ouvrit pour lui la porte de la mort? Ce n'était pas notre crime; tu étais notre ennemi, et cependant je t'épargnai quand ma perte n'était retardée que par ton sommeil, quand ton réveil devait la consommer! Je ne pris...--or maudit! mes mains t'ont saisi comme un poison; je n'ose ni me servir ni me séparer de toi; il me semble que tu dois souiller toutes les mains comme la mienne. Et cependant, que n'ai-je pas fait pour expier cette bassesse et le malheur de ton maître!... Bien qu'il ne soit pas mort par moi, ou par les miens, j'ai montré pour sa mémoire le respect d'un frère; j'ai recueilli sa fille orpheline; je chéris son Ida comme l'un de mes propres enfans.
(Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE.
Si votre excellence le permet, l'abbé que vous avez demandé attend qu'il vous plaise de le voir.
(Le domestique sort.--Entre le Prieur Albert.)
LE PRIEUR ALBERT.
Paix dans ces murs, et à tout ce qu'ils renferment!
SIEGENDORF.
Soyez le bien venu, mon père. Puissent vos prières être exaucées!--Tous les hommes en ont besoin, et moi--
LE PRIEUR ALBERT.
Vous avez les premiers droits à toutes les prières de notre communauté. Érigé par vos ancêtres, notre couvent est encore protégé par leurs enfans.
SIEGENDORF.
Oui, bon père; continuez-nous chaque jour vos prières, dans ces malheureux tems d'hérésie et de carnage, bien que le schismatique Gustave de Suède soit parti--
LE PRIEUR ALBERT.
Pour l'éternel séjour des mécréans, où sont à jamais les tourmens et les supplices, les grincemens de dents, les pleurs de sang, les feux éternels, et les vers qui ne meurent pas.
SIEGENDORF.
Je le crains, mon père, et pour détourner ces angoisses de la tête d'un homme qui, bien que l'un de nos plus irréprochables chrétiens, est cependant mort sans recevoir les derniers et précieux secours de l'église, pour un homme dont l'ame subit les expiations du purgatoire, voici un don que je vous prie d'employer à dire des messes pour son ame.
(Siegendorf lui présente l'or qu'il avait pris à Stralenheim.)
LE PRIEUR ALBERT.
Comte, si je l'accepte, c'est parce que je sais qu'un refus vous offenserait. Croyez-moi, cette nouvelle largesse ne sera employée qu'en aumônes, et chaque messe n'en sera pas moins chantée en l'honneur du défunt. Notre maison n'a plus besoin de dons, grâce à vos ancêtres, qui l'ont jadis convenablement dotée; mais en toutes choses, notre devoir est d'obéir à tous ceux de votre famille. Pour qui faudra-t-il dire ces messes?
SIEGENDORF, hésitant.
Pour--pour--le défunt.
LE PRIEUR ALBERT.
Son nom?
SIEGENDORF.
C'est une ame, et non pas un nom, que je voudrais sauver de la perdition.
LE PRIEUR ALBERT.
Je ne prétends pas pénétrer votre secret. Nous prierons donc pour un inconnu, comme nous l'eussions fait pour le plus fameux héros.
SIEGENDORF.
Mes secrets! je n'en ai pas; mais, mon père, celui qui n'est plus pouvait en avoir un; ou du moins, il a légué--non, il n'a rien légué;--c'est moi qui ai destiné cette somme à des œuvres pieuses.
LE PRIEUR ALBERT.
C'est une œuvre méritoire, à l'intention des amis dont la mort nous a séparés.
SIEGENDORF.
Mais celui auquel je la destine, loin d'être mon ami, était mon ennemi mortel, et le plus acharné.
LE PRIEUR ALBERT.
Mieux encore! Employer notre fortune pour ouvrir le ciel aux ames de nos ennemis trépassés, c'est une action digne de ceux qui pouvaient leur pardonner de vivre.
SIEGENDORF.
Mais, cet homme, je ne lui ai pas pardonné: je lui ai, jusqu'à la fin, rendu la haine qu'il me portait. En ce moment encore, je ne l'aime pas; mais--
LE PRIEUR ALBERT.
Plus admirable encore! c'est pure religion! Vous avez l'espoir d'arracher à l'enfer celui que vous haïssez.--Charité tout-à-fait évangélique;--et bien plus, avec l'or qui vous appartient!
SIEGENDORF.
Mon père, ce n'est pas mon or.
LE PRIEUR ALBERT.
L'or de qui donc? Vous dites qu'il n'a pas fait de legs.
SIEGENDORF.
Il importe peu.--Soyez seulement persuadé que celui auquel il appartenait n'en a plus besoin, sinon pour obtenir vos prières: cet or est à vous ou à Dieu.
LE PRIEUR ALBERT.
N'y a-t-il pas sur lui du sang?
SIEGENDORF.
Non; mais quelque chose de pire encore:--une honte éternelle!
LE PRIEUR ALBERT.
Celui auquel il appartenait est-il mort dans son lit?
SIEGENDORF.
Dans son lit?--hélas! oui.
LE PRIEUR ALBERT.
Mon fils, vous retombez dans le péché de la haine, si vous regrettez que votre ennemi ne soit pas mort ensanglanté.
SIEGENDORF.
Il n'a perdu la vie qu'avec son sang.
LE PRIEUR ALBERT.
Vous disiez qu'il était mort, non pas dans un combat, mais dans son lit.
SIEGENDORF.
Il est mort, à peine sais-je comment;--mais--il fut poignardé dans les ténèbres, tué sur son oreiller par un assassin.--Oh! regardez-moi, vous le pouvez! je ne suis pas cet homme; et, sur ce point, je puis soutenir vos yeux, comme un jour je soutiendrai ceux de Dieu.
LE PRIEUR ALBERT.
Mais n'est-il pas mort par votre entremise, vos hommes, ou quelqu'un de vos instrumens?
SIEGENDORF.
Non, par le Dieu qui voit et punit tout.
LE PRIEUR ALBERT.
Ne connaissez-vous pas celui qui l'a frappé?
SIEGENDORF.
Je pourrais bien le désigner, mais il m'est étranger; jamais il n'eut avec moi le plus faible rapport: je ne l'ai vu qu'une seule fois.
LE PRIEUR ALBERT.
Ainsi, vous êtes entièrement innocent?
SIEGENDORF, avec vivacité.
Est-il bien vrai que je le sois?--répétez-le!
LE PRIEUR ALBERT.
Vous l'avez dit, et vous le savez mieux que personne.
SIEGENDORF.
Mon père! je n'ai rien déguisé; je n'ai dit que la vérité, sinon toute la vérité. Cependant, puis-je dire que je suis innocent, quand le sang de cet homme pèse sur mon cœur, comme si je l'avais répandu, bien que je ne l'aie pas fait, au nom du Dieu qui abhorre le sang.--Bien plus, je l'ai épargné dans un tem où je pouvais,--ou peut-être je devais le verser (si l'intérêt de notre conservation peut jamais nous absoudre d'employer de tels moyens de défense contre un ennemi tout-puissant). Mais priez pour lui, pour moi, pour toute ma famille; car bien que je sois innocent, j'éprouve, j'ignore pourquoi, une sorte de remords, comme s'il avait cessé de vivre par mon crime ou celui des miens. Priez pour moi, mon père! Jusqu'à présent, mes prières ont été vaines.
LE PRIEUR ALBERT.
Je le ferai. Reprenez courage! vous êtes innocent, vous devez retrouver le calme de l'innocence.
SIEGENDORF.
Mais le calme n'est pas toujours accordé à l'innocence: je le sens par moi-même.
LE PRIEUR ALBERT.
Il ne manque pas de l'être dès que l'ame est rassurée sur elle-même. Souvenez-vous de la solennité qui doit demain vous appeler au milieu de nos plus illustres seigneurs, vous et votre intrépide fils. Reprenez votre sérénité; et, dans l'instant où s'élèveront vers le ciel de générales actions de grâces, pour le terme d'une guerre sanguinaire, sachez détourner vos pensées du souvenir d'un meurtre que vous n'avez pas commis: ce serait témoigner trop de scrupule. Prenez confiance, oubliez ces tristes tableaux, et n'usurpez pas sur les criminels des remords qui ne conviennent qu'à eux.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.