Œuvres complètes de lord Byron, Tome 07: comprenant ses mémoires publiées par Thomas Moore
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
SARDANAPALE endormi sur une couche, et agité comme de rêves pénibles: près de lui, MIRRHA.
MIRRHA, les yeux attachés sur lui.
J'ai voulu, à la dérobée, le voir reposer,--si l'on peut nommer repos un sommeil aussi convulsif. L'éveillerai-je? non; il paraît se calmer. Oh! dieu de la paix! toi qui règnes sur les paupières fermées, sur les songes agréables, et même sur les léthargies assez profondes pour être encore inexpliquées, apparais ici tel que la mort, ta sœur,--aussi calme,--aussi immobile qu'elle:--car alors tu nous offres l'image du bonheur, comme peut-être nous en avons la réalité dans le royaume silencieux et redouté de ton insensible sœur. Il s'agite encore;--l'empreinte de la peine se répand sur ses traits, semblable à l'ouragan qui, tout d'un coup, vient bouleverser le lac si calme l'instant d'auparavant, à l'ombre de la montagne; ou tel encore que le vent, lorsqu'il roule les feuilles d'automne encore suspendues, pâles et tremblantes, à leurs chers rameaux. Il faut le réveiller;--non, pas encore: qui sait à quoi je l'arracherais? à la peine, sans doute. Mais si je le livre, en le réveillant, à une peine plus vive? La fièvre de cette nuit orageuse, la douleur de sa blessure, toute légère qu'elle est, peuvent justifier mes craintes, et me rendre plus malheureuse de le voir que lui de souffrir. Non: que la nature suive sa marche naturelle;--je veux la seconder, et non lui porter entrave.
SARDANAPALE, s'éveillant.
Non, non:--quand vous multiplieriez les astres, quand vous m'en donneriez l'empire à partager avec vous! je ne voudrais pas à ce prix du trône de l'éternité.--Va-t'en,--fuis,--vieux chasseur des premières brutes! et vous aussi qui couriez à la chasse de vos semblables comme à celle des brutes; disparaissez, mortels sanguinaires, aujourd'hui plus sanguinaires idoles, si vos prêtres ne sont pas menteurs! Fuis! fuis! ombre de mon impitoyable aïeule qui, là, t'enivres de sang, et foules aux pieds le cadavre de l'Inde.--Mais, où suis-je? où sont les fantômes? où?--non,--il n'y a pas de prestiges: je les reconnaîtrais au milieu de tous les morts dont les épaisses phalanges s'élèvent chaque nuit des noirs abîmes pour épouvanter les vivans. Mirrha!
MIRRHA.
Hélas! vous êtes pâle; l'eau inonde votre front, comme la rosée de la nuit. Mon ami, calmez-vous. Vos paroles semblent d'un autre monde, et vous êtes aimé dans celui-ci. Reprenez votre sérénité: tout ira bien.
SARDANAPALE.
Ta main.--Bien, c'est bien ta main; une main humaine; serre,--presse,--plus encore, rends-moi au sentiment de ce que j'étais.
MIRRHA.
Du moins, comprenez ce que je suis; ce que je serai toujours pour vous seul.
SARDANAPALE.
Je le vois aujourd'hui. Je ressaisis encore la vie. Ah! Mirrha, j'ai été où nous serons un jour!
MIRRHA.
Mon cher seigneur!
SARDANAPALE.
J'ai été dans le tombeau:--où les vers sont souverains, où les rois sont--Non, je ne le croyais pas, je pensais qu'ils n'étaient plus rien.
MIRRHA.
Et avec raison; si ce n'est aux yeux des mortels timides qui s'obstinent à anticiper ce qui jamais ne sera.
SARDANAPALE.
Ô Mirrha! si le sommeil nous offre de pareils objets, que devra donc nous révéler la mort?
MIRRHA.
Je ne devine pas quels maux peuvent encore redouter de la mort ceux qui long-tems ont supporté la vie. S'il existe réellement un rivage où l'ame aborde à la sortie du monde, il sera sans doute immatériel comme l'ame elle-même; ou s'il reste encore une ombre de cette pénible enveloppe d'argile qui nous attache à la terre, et semble toujours interposée entre le ciel et notre esprit,--cette ombre, du moins, quelques craintes qu'elle puisse ressentir, n'aura plus rien à craindre de la mort.
SARDANAPALE.
Je ne tremble pas; mais j'ai ressenti, j'ai--vu une multitude de morts.
MIRRHA.
Comme vous, j'en ai vu. La poussière que nous foulons vécut jadis et fut malheureuse. Mais, poursuivons. Qui as-tu vu? parle, ce récit dissipera les nuages de ton imagination.
SARDANAPALE.
Il me semblait--
MIRRHA.
Repose encore, tu es fatigué, épuisé; tout cela peut encore affaiblir tes forces: essaie plutôt de dormir.
SARDANAPALE.
Non: en ce moment je ne voudrais plus dormir, bien que je reconnaisse enfin que j'étais la proie d'un songe:--et toi, pourras-tu bien l'entendre?
MIRRHA.
Tout ce que je partagerai avec vous, illusions ou réalités, songes de vie ou de mort, je puis tout supporter.
SARDANAPALE.
Cela tient de la réalité, je t'en avertis: lorsque mes yeux s'ouvrirent, je les suivis dans leur fuite,--car ils se sont enfuis.
MIRRHA.
Je vous écoute.
SARDANAPALE.
Je vis, c'est-à-dire je rêvai que j'étais ici,--là, où nous sommes, avec des convives; moi-même, leur hôte, paraissant plutôt leur convive, et voulant nous confondre tous dans une aimable liberté. Mais au lieu de toi, de Zames et de notre réunion ordinaire, était placée, à ma gauche, une figure hautaine, noire et sinistre:--je ne pouvais la reconnaître, pourtant je l'avais vue, bien que je ne susse pas où; ses traits étaient ceux d'un géant, son œil était immobile quoique étincelant; ses longs cheveux descendaient sur ses vastes épaules, auxquelles était suspendu un énorme carquois; les ailes de l'aiglon décoraient les flèches, qui séparaient de leurs pointes hérissées sa chevelure noueuse. Je l'invitai à remplir la coupe placée entre nous deux; il ne répondit pas.--Je la remplis:--au lieu de la prendre, il me considéra au point de me faire trembler du regard fixe de ses yeux. Pour moi, comme il convient à un roi, je souris à son aspect:--son front, au lieu de se rider, conserva son immobilité; ses yeux demeurèrent fixes, et me firent pâlir encore davantage, parce qu'ils ne changeaient pas. Je voulus me réfugier du côté de plus gracieux convives: je cherchai à ma droite, où tu avais coutume de te placer; mais--(Il s'arrête.)
MIRRHA.
Eh bien, à ma place?
SARDANAPALE.
Sur ton siége,--à la place que tu occupes au banquet,--partout, autour de moi, je cherchai ta figure chérie.--Au lieu de toi, des cheveux gris, une face ridée, des prunelles et des mains sanglantes; un objet horrible et sépulcral, aux vêtemens de femme, au front couronné, aux traits cassés de vieillesse, mais encore animés d'une double expression de vengeance et de lubricité.--Mes veines se glacèrent.
MIRRHA.
Est-ce là tout?
SARDANAPALE.
À sa main droite,--sa main décharnée comme les pattes d'un oiseau,--elle tenait un gobelet dans lequel bouillonnait du sang; elle en avait un autre à sa main gauche, rempli de--je ne le vis pas, car je détournai les yeux d'elle et de lui. Mais tout autour de la table étaient assis une rangée de spectres couronnés, d'aspects divers, mais d'une physionomie commune.
MIRRHA.
Et sentiez-vous que cela n'était qu'une vision?
SARDANAPALE.
Non; ils étaient si palpables, que j'aurais pu les toucher. Dans l'espoir de rencontrer au moins un seul visage que j'eusse vu auparavant, je reportai mes regards tour à tour sur chacun d'eux; mais il n'en était rien:--tous étaient arrêtés, immobiles, sur moi; nul ne mangeait ou vidait la coupe. Ils continuèrent à rester immobiles jusqu'à ce que je devinsse pierre, comme eux-mêmes semblaient à demi l'être; mais pierre animée: car je sentais de la vie en elle et de la vie en moi. Il y avait entre nous une horrible espèce de sympathie, comme si, pour arriver jusqu'à moi, ils avaient perdu une portion de la mort, et moi, pour me joindre à eux, une portion de ma vie. Nous jouissions d'une existence également étrangère au ciel et à la terre.--Oh! plutôt la mort réelle que de renaître à une pareille existence!
MIRRHA.
Et la fin de tout cela?
SARDANAPALE.
À la fin, je restai marbre comme eux: et c'est alors que le chasseur et son escorte se levèrent. Ils me sourirent--Oui, le grand et noble aspect du chasseur me jeta un sourire.--Je puis parler de ses lèvres, car pour ses yeux, ils ne remuèrent pas. Les lèvres de la femme aussi se dilatèrent en une sorte de sourire.--Quand tous deux se levèrent, les autres figures couronnées les suivirent, comme pour escorter leurs ombres souveraines, et jouer encore, après leur mort, un rôle subordonné.--Moi seul, je restai tranquille: un courage désespéré s'empara tout d'un coup de mes membres; je finis par ne plus les craindre, et par éclater de rire même à leurs faces sépulcrales. Mais alors,--alors le chasseur posa sa main sur la mienne: je la pris, il la pressa, et je crus qu'elle disparaissait sous son étreinte, tandis que lui-même s'évanouissait, et ne laissait en moi que le souvenir et les traits d'un héros.
MIRRHA.
C'en était un; le père d'autres héros, et de toi-même, digne d'une pareille race.
SARDANAPALE.
Oui, Mirrha; mais la femme demeurait encore. Elle se précipita sur moi, brûla mes lèvres de ses baisers corrosifs; et jetant les gobelets qui armaient ses mains, je crus en voir jaillir autour de nous des poisons, qui finirent par former deux hideuses rivières. Elle me retenait toujours: les autres fantômes, comme un rang de statues, demeuraient comme dans nos temples leurs images; elle redoubla ses embrassemens, que je cherchais à éviter, comme si, au lieu d'être son dernier descendant, j'eusse été le fils qui l'égorgea en punition de son inceste. Ensuite, épais, et informe, se pressa autour de moi un chaos d'objets pénibles: je n'existais plus, et je sentais encore;--j'étais enseveli, puis tout d'un coup dressé sur mes pieds:--rongé par les vers, purifié par les flammes, enfin évaporé dans l'air. C'est là où s'arrête la suite de mes pensées: je n'ai plus souvenir de rien, sinon que je soupirais après ta vue, que je te cherchais, et qu'au milieu de toute cette agonie, il me restait une pensée de toi.
MIRRHA.
Oui, tu me trouveras toujours à tes côtés, ici et ailleurs, s'il est un autre monde. Mais pourquoi songer à cela?--ce sont les derniers événemens qui, en agissant sur un corps accoutumé au repos, mais épuisé de fatigue, ont enfanté ces tristes et fantastiques images.
SARDANAPALE.
Je suis mieux. Maintenant que je te vois encore une fois, je n'ai souci de ce que j'ai vu.
(Entre Salemènes.)
SALEMÈNES.
Quoi! sitôt éveillé?
SARDANAPALE.
Oui; et plût à Dieu, frère, que je n'eusse pas dormi: j'ai cru voir tous mes ancêtres se dresser pour m'entraîner avec eux. Mon père, lui-même, était du nombre; mais j'ignore pourquoi il se tenait à l'écart, me laissant en proie aux violens chasseurs, fondateurs de notre race, et à cette femme homicide et couverte du sang d'un époux, dont pourtant vous exaltez la gloire.
SALEMÈNES.
Oui, prince, et la vôtre, depuis que vous avez déployé un courage digne d'elle. Au lever du jour, je suis d'avis que nous sortions pour charger de nouveau les révoltés; ils forment encore un corps redoutable: ils sont vaincus, mais non exterminés.
SARDANAPALE.
Où en sommes-nous de la nuit?
SALEMÈNES.
Il reste encore quelques heures d'obscurité: employez-les à reposer encore.
SARDANAPALE.
Non, non de cette nuit, si elle n'est pas terminée: je croyais avoir passé des heures dans cette vision.
MIRRHA.
À peine s'en est-il écoulé une. Je veillais près de vous: ce fut un moment bien douloureux, mais ce ne fut qu'un moment.
SARDANAPALE.
Et bien, tenons conseil; au point du jour nous sortirons donc.--
SALEMÈNES.
Mais d'abord, j'ai une grâce à demander.
SARDANAPALE.
Je l'accorde.
SALEMÈNES.
Avant de vous presser de répondre, écoutez-la: vous seul devez l'entendre.
MIRRHA.
Prince, je me retire.
(Mirrha sort.)
SALEMÈNES.
Cette esclave mérite la liberté.
SARDANAPALE.
La liberté! cette esclave mérite de partager un trône.
SALEMÈNES.
Souffrez--il n'est pas encore vacant, et c'est précisément de celle qui l'occupe que je viens vous parler.
SARDANAPALE.
Comment! de la reine?
SALEMÈNES.
D'elle-même. J'ai pensé à l'envoyer, avant l'aube du jour, avec ses enfans, en Paphlagonie, où commande notre parent Cotta; ce départ assure, contre tout événement, l'existence de mes neveux, vos fils, et avec eux les justes prétentions qu'ils ont au trône, dans le cas--
SARDANAPALE.
Où, comme cela est probable, je perdrais la vie: bien pensé; il faut qu'ils partent avec une escorte assurée.
SALEMÈNES.
Tout cela est préparé: le vaisseau n'attend plus qu'eux pour fendre l'Euphrate; mais, avant leur départ, ne désirez-vous pas voir--
SARDANAPALE.
Mes fils? ils amolliraient mon cœur, et les pauvres enfans fondraient en larmes. Que puis-je d'ailleurs dire pour les réconforter, si ce n'est de leur offrir de vaines espérances et d'affectés sourires? Vous le savez, je ne puis feindre.
SALEMÈNES.
Mais, au moins, j'en suis sûr, vous pouvez être sensible: en un mot, la reine demande à vous voir avant de s'éloigner--pour jamais.
SARDANAPALE.
Et pourquoi? dans quel but? J'accorderais tout,--tout ce qu'elle pourrait demander, à l'exception d'une pareille entrevue.
SALEMÈNES.
Vous connaissez, ou du moins vous devez assez connaître les femmes (depuis que vous les étudiez avec tant de persévérance) pour savoir, lorsqu'elles demandent une chose dans l'intérêt de leur cœur, que cet objet devient plus cher à leur ame ou à leur imagination que tout le reste du monde. J'ai la même opinion que vous des vœux de ma sœur; mais j'ai dû vous les transmettre;--elle est ma sœur et vous son mari:--consentez-vous à y souscrire?
SARDANAPALE.
Inutile entrevue! pourtant elle peut venir.
SALEMÈNES.
Je vais le lui annoncer.
(Salemènes sort.)
SARDANAPALE.
Depuis trop long-tems nous avons vécu séparés pour nous réunir.--En quel moment encore! N'ai-je pas assez de soucis et d'inquiétudes à supporter seul, pour n'être pas encore forcé de parler de mes chagrins à celle avec qui j'ai depuis si long-tems cessé de parler d'amour.
(Entrent Salemènes et Zarina.)
SALEMÈNES.
Ma sœur! du courage: ne déshonore pas, par ton effroi, notre famille, et souviens toi quels sont nos ancêtres. Sire, la reine est devant vos yeux.
ZARINA.
Laisse-moi, je te prie, mon frère.
SALEMÈNES.
Puisque vous le désirez.
(Salemènes sort.)
ZARINA.
Seule avec lui! Nous sommes bien jeunes encore, et pourtant, depuis que nous ne nous sommes vus, combien d'années pendant lesquelles j'ai supporté le veuvage de son cœur. Il ne m'aimait pas: il semble peu différent de ce qu'il était,--si ce n'est seulement à mes yeux.--Et que le changement n'est-il mutuel! Il ne me dit rien,--à peine s'il me voit;--pas un mot,--pas un regard.--Hélas! sa voix et sa figure étaient empreintes de douceur, indifférentes, non pas austères. Mon seigneur!
SARDANAPALE.
Zarina!
ZARINA.
Non Zarina: ne prononcez pas son nom. Ce ton, ce mot feraient oublier de longues années, et les circonstances qui les rendirent si longues.
SARDANAPALE.
Il est bien tard pour se rappeler ces rêves passés. Épargnons-nous des reproches, c'est-à-dire, épargnez-les moi,--pour la dernière fois--
ZARINA.
Et pour la première: jamais je ne vous en ai fait.
SARDANAPALE.
Je dois l'avouer; et ce reproche pèse sur mon cœur bien plus--Mais enfin, nous ne pouvons disposer de nos sentimens.
ZARINA.
Ni de notre main; et pourtant, j'ai donné l'un et l'autre.
SARDANAPALE.
J'ai su de votre frère que vous désiriez me voir avant votre départ de Ninive avec--(Il hésite.)
ZARINA.
Avec nos enfans. Oui, j'ai voulu vous remercier de n'avoir pas séparé mon ame de tout ce qu'elle pouvait encore aimer,--de ceux qui sont à vous et à moi, qui ont vos yeux, et dont les regards s'arrêtent encore sur moi, comme autrefois les vôtres:--seulement, ils n'ont pas changé.
SARDANAPALE.
Et ils ne changeront pas: j'espère que vous les trouverez toujours pleins de tendresse.
ZARINA.
Ces enfans, ils m'inspirent l'aveugle amour, non-seulement d'une mère, mais encore d'une amante passionnée. Ils sont, hélas! le seul bien qui nous unisse encore.
SARDANAPALE.
Gardez-vous de penser que je ne vous rende pas justice; et puissent-ils ressembler plutôt à votre famille qu'à leur père. Je les confie à vous, à vos vertus: rendez-les dignes d'occuper un trône, ou, s'il leur est enlevé--Vous n'ignorez pas le tumulte de cette nuit?
ZARINA.
Je l'avais presque oublié. J'aurais même appelé de mes vœux toutes autres peines que celles dont vous m'accablez, et qui m'amènent en ce moment près de vous.
SARDANAPALE.
Le trône,--je ne le dis pas avec effroi,--le trône est en danger. Il se peut que jamais ils n'y montent; cependant, gardez-vous de leur faire oublier leurs droits. Je hasarderai tout pour le leur assurer; mais si je succombe, il faut qu'ils sachent eux-mêmes vaillamment le reconquérir:--puis, une fois reconquis, s'y maintenir avec sagesse, et ne pas gaspiller, comme je l'ai fait, la royauté.
ZARINA.
Jamais ils n'apprendront de moi rien qui puisse flétrir la mémoire de leur père.
SARDANAPALE.
Non; qu'ils entendent la vérité de vous plutôt que d'un monde insultant. S'ils éprouvent l'adversité, ils ne connaîtront que trop le mépris des sujets pour les princes privés de sujets; ils subiront, comme leurs propres fautes, celles de leur père. Mes enfans! mes pauvres enfans!--je supporterais tout, si je pouvais vous oublier.
ZARINA.
Ne parle pas ainsi:--veux-tu empoisonner le peu de bonheur qui me reste, en maudissant ton nom de père? Si tu es vainqueur, ils régneront, ils vénéreront celui qui put se résoudre, pour eux, à conquérir un empire qui, pour lui-même, avait si peu de charmes; et si--
SARDANAPALE.
Si je suis vaincu, toute la terre leur criera: Rendez-en grâce à votre père.--Et leur malédiction deviendra l'écho de la multitude.
ZARINA.
Non, jamais il n'en sera ainsi; toujours leur vénération suivra le nom de celui qui, mourant en roi, fit plus pour sa gloire, dans ses derniers momens, que la plupart des monarques, dans une longue suite d'années restées comme un champ vide dans les annales du passé.
SARDANAPALE.
Nos annales tirent peut-être à leur fin; quoi qu'il en soit, leurs derniers souvenirs égaleront la gloire des premiers, et comme notre aurore, notre déclin sera digne d'une mémoire éternelle.
ZARINA.
Toutefois, ne soyez pas téméraire; songez à votre vie: conservez-la pour ceux qui vous aiment.
SARDANAPALE.
Et ceux-là, qui sont-ils? C'est une esclave aveuglée par une tendresse passionnée,--et non par l'ambition;--elle a vu mon trône chanceler, son amour n'a pas faibli:--ce sont quelques amis, dont le plaisir a joint l'existence à la mienne, et qui cessent d'être si je succombe; c'est un frère auquel j'ai fait injure,--des enfans que j'ai négligés, et une épouse--
ZARINA.
Qui vous aime.
SARDANAPALE.
Me pardonne-t-elle?
ZARINA.
Comment pardonnerais-je avant d'avoir condamné?
SARDANAPALE.
Ma femme!
ZARINA.
Oh! mille bénédictions sur toi pour ce mot! je n'espérais plus jamais l'entendre de ta bouche.
SARDANAPALE.
Tu entendras bientôt ce que disent mes peuples: ces esclaves que j'avais nourris, flattés, comblés de plaisirs; auxquels j'avais donné la paix, et dont j'avais entretenu l'abondance; qui, grâce à moi, étaient, dans leur famille; autant de monarques absolus,--sont maintenant soulevés contre leur bienfaiteur. Ils demandent la mort de celui qui fit de leur vie une fête continuelle; et cependant quelques-uns, pour lesquels je n'avais rien fait, demeurent seuls fidèles. Telle est la vérité, tout incroyable qu'elle soit.
ZARINA.
Trop vraisemblable, peut-être:--les bienfaits, dans les cœurs dégradés, se transforment en poison.
SARDANAPALE.
Et dans les ames généreuses, le mal devient la source du bien: plus heureuses que l'abeille, qui ne peut tirer du miel que des fleurs.
ZARINA.
Recueillez donc le miel, sans songer à ceux qui l'ont butiné.--Félicitez-vous:--tout le monde ne vous a pas abandonné.
SARDANAPALE.
Je le crois, puisque je vis encore. Combien de tems, après avoir cessé d'être roi; jugez-vous que je resterai mortel, c'est-à-dire, où sont les mortels, et non pas où ils doivent être?
ZARINA.
Je l'ignore. Mais vivez pour mes--pour vos enfans.
SARDANAPALE.
Aimable et trop outragée Zarina! Je ne suis que l'aveugle esclave des circonstances et du moment;--le jouet du plus faible souffle; déplacé sur le trône, déplacé dans la vie. J'ignore ce que j'aurais dû être, mais je sens que je ne suis pas à ma place.--Poursuivons: c'est à toi que je m'adresse. Oui, j'étais indigne d'apprécier un amour, un esprit comme le tien, et d'être ravi de tes attraits,--tandis que je le fus de charmes bien inférieurs, par suite de mon aversion pour tout genre de devoir, et pour tout ce qui avait l'apparence d'une chaîne, pour moi ou pour les autres (j'en appelle à la révolte elle-même); daigne cependant écouter ces paroles, peut-être les dernières:--jamais personne ne rendit à tes vertus un plus sincère hommage, tout en négligeant d'en tirer avantage.--C'est ainsi que le mineur, en découvrant une veine d'or pur, n'y voit pas la source de son opulence; il l'a trouvée, mais elle n'est pas à lui: elle appartient au maître qui le chargea de creuser la mine, et non pas de partager la richesse qui jaillit à ses pieds; il n'ose ni la recueillir ni le peser, son unique soin doit être de remuer la vile terre.
ZARINA.
Ah! crois-moi; si tu as enfin découvert que mon amour méritait quelque estime, je n'en demande pas plus.--Mais ne pouvons-nous ailleurs nous réunir; ne m'est-il pas permis, comme à toi, d'espérer encore le bonheur? La Syrie n'est pas toute la terre;--au-delà de ses limites, nous trouverons un autre monde; et nous pourrons y être plus fortunés que je ne le fus jamais, et toi-même, avec un empire sous nos ordres.
(Entre Salemènes.)
SALEMÈNES.
Il faut vous séparer:--vous avez déjà perdu des momens précieux.
ZARINA.
Cruel frère! nous envierais-tu des instans si solennels et si doux?
SALEMÈNES.
Doux!
ZARINA.
Il a été pour moi si bon, que je ne puis songer à le quitter.
SALEMÈNES.
Ainsi, vos adieux vont ressembler à tous les départs féminins de ce genre; vous ne partirez pas: je l'avais prévu, et j'ai consenti, malgré moi, à votre entrevue. Mais cela ne peut être.
ZARINA.
Ne peut être?
SALEMÈNES.
Ou restez, et périssez.--
ZARINA.
Avec mon époux--
SALEMÈNES.
Et vos enfans.
ZARINA.
Hélas!
SALEMÈNES.
Écoutez-moi, ma sœur, mais en sœur:--tout est disposé pour assurer votre salut et celui des enfans, notre dernier espoir. Il ne s'agit pas seulement de nos sentimens privés, quelle que soit leur vivacité:--c'est une question d'état. Les rebelles feront tout pour se rendre maîtres des héritiers de leur roi et pour écraser--
ZARINA.
Ah! de grâce, épargnez-moi.
SALEMÈNES.
Écoutez-moi donc: une fois parvenus sains et saufs au-delà des frontières de Médie, les rebelles se verront frustrés de leur plus vif espoir:--la destruction de la race de Nemrod. Et quand le roi actuel viendrait à succomber, ses enfans vivront pour la victoire et la vengeance.
ZARINA.
Mais enfin, moi, ne pourrais-je pas demeurer seule ici?
SALEMÈNES.
Fort bien! laisser, avant votre mort, vos enfans orphelins de leur père et de leur mère;--les abandonner si jeunes dans une terre étrangère et lointaine!
ZARINA.
Non,--mon cœur sera brisé.
SALEMÈNES.
Maintenant, vous connaissez tout,--décidez.
SARDANAPALE.
Zarina, je l'approuve; nous devons céder, pour un tems, à la nécessité. En restant ici, vous risquez de tout perdre; en partant, vous sauvez la plus précieuse partie de ce qui reste à chacun de nous, et aux ames loyales qui pensent encore à nous dans ce royaume.
SALEMÈNES.
Le tems presse.
SARDANAPALE.
Séparons-nous donc. Si jamais nous nous rejoignons, peut-être serai-je moins indigne de vous;--et s'il en est autrement, rappelez-vous que mes fautes, hélas! irréparables, ont du moins pris fin.--Le dirai-je? je crains que tu n'aies bientôt sujet de déplorer le sort de l'ancien maître de l'Assyrie.--Mais je m'aperçois que je cesse d'être homme: contraignons-nous; je dois désormais me faire à l'insensibilité. Mes fautes sont toutes venues de mon naturel, d'un caractère trop faible.--Va, cache tes pleurs.--Je ne puis t'ordonner de n'en pas répandre:--il serait plus aisé de faire remonter l'Euphrate vers sa source que de retenir une seule larme d'un cœur vraiment tendre et sincère.--Mais, du moins, cache-les moi; elles m'enlèvent toute ma force, à l'instant même où je dois secouer ma première faiblesse. Mon frère, conduis-la dehors.
ZARINA.
Ô ciel! ne le verrai-je donc plus!
SALEMÈNES, essayant de l'entraîner.
Allons, ma sœur, il faut m'obéir.
ZARINA.
Je resterai:--n'espérez pas me contraindre. Doit-il donc mourir seul, et moi supporter seule la vie!
SALEMÈNES.
Il ne mourra pas seul, quoi qu'il arrive; mais vous, n'avez-vous pas, pendant longues années, vécu solitaire?
ZARINA.
Vous vous trompez: il vivait; je le savais, et j'existais dans cette idée.--Laissez-moi demeurer.
SALEMÈNES, l'entraînant vers la porte.
Il faut donc me résoudre à employer la force: vous pardonnerez à votre frère.
ZARINA.
Non, jamais: au secours! Pouvez-vous, Sardanapale, souffrir que l'on m'arrache ainsi de vos bras?
SALEMÈNES.
Fort bien.--Faudra-t-il tout perdre, au lieu de profiter de l'instant qui nous reste?
ZARINA.
Ma tête se perd,--mes yeux s'égarent:--où est-il? (Elle s'évanouit.)
SARDANAPALE, s'approchant.
Arrêtez, laissez-la:--elle est morte,--et c'est vous qui l'avez tuée.
SALEMÈNES.
Pur effet d'une sensibilité excessive: l'impression de l'air la ranimera. Demeurez, je vous prie.--(À part.) Et nous, profitons de l'instant pour l'entraîner sur le fleuve, dans la galère royale, où ses enfans l'attendent.
(Salemènes sort, emportant Zarina.)
SARDANAPALE, seul.
Encore!--il faut encore souffrir cela,--moi qui jamais n'affligeai volontairement un seul cœur! Mais je me trompais,--elle m'aimait, et je la chérissais. Passion fatale! pourquoi n'as-tu pas expiré au même instant dans les cœurs que tu avais en même tems pénétrés? Zarina! oh! que je paie cher l'affliction à laquelle je te condamne! Que ne l'ai-je seule aimée, et je serais encore un monarque absolu de nations respectueuses. Dans quel gouffre le plus léger écart des sentiers de la vertu conduit ceux qui sollicitent comme un droit l'hommage du genre humain, et qui ne l'obtiennent qu'autant qu'ils se respectent eux-mêmes!
(Entre Mirrha.)
SARDANAPALE.
Vous ici! qui vous y a mandée?
MIRRHA.
Personne.--Mais j'avais entendu de loin un accent de peine et des gémissemens; j'ai pensé--
SARDANAPALE.
J'ignore qui peut vous avoir donné le droit d'entrer ici sans y être appelée.
MIRRHA.
Je pourrais peut-être invoquer le souvenir de paroles bienveillantes, bien que dites aussi sur un ton de reproche, alors que je semblais craindre d'être indiscrète; je pourrais rappeler l'ordre que vous m'avez donné de ne jamais m'éloigner de vous, et même de vous aborder sans y être invitée:--je me retire.
SARDANAPALE.
Non, demeurez,--puisque vous voici. Pardonnez-moi, je vous prie: les circonstances m'ont étourdi au point de me rendre intraitable.--Ne vous en effrayez pas: je redeviendrai bientôt moi-même.
MIRRHA.
J'attends avec patience ce que je verrai avec plaisir.
SARDANAPALE.
Justement à l'instant où vous pénétriez dans cette salle, Zarina, la reine d'Assyrie, en sortait.
MIRRHA.
Ah!
SARDANAPALE.
Pourquoi frémissez-vous?
MIRRHA.
Vous vous trompez.
SARDANAPALE.
Vous avez bien fait d'entrer d'un autre côté, car vous l'auriez rencontrée. Du moins cet instant douloureux lui fut épargné!
MIRRHA.
Je sais compatir à son sort.
SARDANAPALE.
Cela est beaucoup, et même surnaturel.--Il ne peut y avoir entre vous aucun genre de sympathie: vous ne pouvez la plaindre, et, de son côté, elle ne peut que--
MIRRHA.
Mépriser l'esclave favorite, autant, peut-être, mais non plus qu'elle ne s'est toujours méprisée.
SARDANAPALE.
Méprisée! Eh quoi! vous, objet d'envie pour votre sexe, maîtresse du maître du monde?
MIRRHA.
Fussiez-vous le maître d'un millier de mondes,--comme vous l'êtes d'un seul, qui vous échappe encore,--je me suis autant avilie, en étant votre maîtresse, qu'en étant celle d'un paysan:--que dis-je, bien plus encore, si ce paysan était un Grec.
SARDANAPALE.
Vous parlez bien--
MIRRHA.
Et avec vérité.
SARDANAPALE.
Dans les heures d'adversité, tous les outrages sont permis contre ceux qui tombent; mais je ne suis pas encore complètement déchu; et je ne me sens nullement disposé, précisément parce que je les ai peut-être trop mérités, à subir des reproches. Séparons-nous, tandis que l'union règne encore entre nos deux cœurs.
MIRRHA.
Nous séparer?
SARDANAPALE.
Tous les êtres jadis vivans ne se sont-ils pas également séparés; tous ceux qui vivent ne se sépareront-ils pas un jour?
MIRRHA.
Mais pourquoi?
SARDANAPALE.
Pour votre salut, qui m'est toujours cher. Je vous fais conduire dans votre terre natale par une forte escorte; les dons que vous recevrez, dignes en tout d'une reine, rendront votre dot égale à celle d'un royaume.
MIRRHA.
Ne parlez pas ainsi, je vous en conjure.
SARDANAPALE.
Eh quoi! la reine est partie: rougiriez-vous de suivre son exemple? Je veux tomber seul:--je ne demande de compagnons que dans mes plaisirs.
MIRRHA.
Et si mon seul plaisir, à moi, est de ne pas partir; persisterez-vous à m'arracher des lieux où vous êtes?
SARDANAPALE.
Songez-y bien:--bientôt il sera trop tard.
MIRRHA.
Que ne l'est-il déjà! rien alors ne pourrait me séparer de vous.
SARDANAPALE.
Je ne le désire pas; mais je croyais que vous le souhaitiez.
MIRRHA.
Moi?
SARDANAPALE.
Vous parliez de votre avilissement.
MIRRHA.
Ajoutez que je le sentais profondément,--plus profondément que tout au monde, excepté l'amour.
SARDANAPALE.
Pourquoi donc ne pas vous y soustraire?
MIRRHA.
Mon départ ne rappellerait pas le passé;--il ne me rendrait ni l'honneur, ni la liberté. Non, je reste ici, ou je meurs. Si vous demeurez victorieux, mon bonheur sera dans votre triomphe; si votre sort change, je ne pleurerai pas, je le partagerai. Ah! vous ne doutiez pas de moi, il n'y a qu'une heure!
SARDANAPALE.
De votre courage, jamais.--Pour la première fois, je viens d'éprouver des doutes sur votre amour; et nulle autre que vous-même n'aurait pu m'inspirer cette défiance. Ces mots--
MIRRHA.
Étaient des mots. Cherchez, je vous prie, de meilleures preuves dans une conduite passée, que vous vous plaisiez à vanter cette dernière nuit même, et dans ma conduite future, quelle que soit d'ailleurs votre destinée.
SARDANAPALE.
Je suis satisfait; confiant dans ma cause, j'espère encore à la victoire et au retour de la paix,--la seule victoire que je souhaite. La guerre ne devait pas être la gloire, et les conquêtes, la renommée. La nécessité de défendre aujourd'hui mes droits est plus cruelle à mes yeux que tous les coups dont voudraient me frapper ces hommes ambitieux. Jamais, non jamais, dussé-je vivre assez pour en parler à d'autres générations, je n'oublierai cette horrible nuit. J'espérais, par mes bienfaisans efforts, introduire au milieu de nos annales sanguinaires une ère de douce paix, un abri plein de fraîcheur dans le désert de notre histoire, sous lequel la postérité viendrait se reposer et sourire, recueillir ses fruits, ou soupirer quand elle ne pourrait rappeler le règne d'or de Sardanapale. Je croyais avoir fait de mon empire un paradis, et de chaque lune une époque toujours nouvelle de plaisir. Hélas! j'ai pris le bruissement de la populace pour de l'amour,--la voix de mes amis pour la vérité,--et pour ma seule récompense, les lèvres d'une femme.--Et elles le sont en effet, chère Mirrha. (Il lui donne un baiser.) Embrasse-moi. Maintenant perdons, s'il le faut, mon royaume et la vie! Ils peuvent en disposer, mais jamais de toi!
MIRRHA.
Non, jamais! L'homme peut ravir à l'homme, son frère, tout ce qu'il y a de grand ou de brillant dans le monde; les empires tombent, les armées se dispersent, les amis s'éloignent, les esclaves fuient: tous enfin trahissent, et d'abord, les plus accablés de bienfaits. Mais un cœur dont l'ambition ne soutient pas l'amour n'imite pas l'univers: tu l'éprouveras.
(Entre Salemènes.)
SALEMÈNES.
Je vous cherchais.--Eh quoi! elle encore ici?
SARDANAPALE.
Ne renouvelez pas vos reproches: votre présence, sans doute, indique des circonstances autrement graves que la présence d'une femme.
SALEMÈNES.
La seule femme à laquelle je m'intéressais doit, en ce moment, son salut à son absence:--la reine est embarquée.
SARDANAPALE.
Heureusement? parlez.
SALEMÈNES.
Oui, sa faiblesse une fois dissipée, elle s'assit dans la barque silencieusement, et sans répandre de larmes. Son visage pâle, ses yeux brillans demeurèrent, après un regard rapide jeté sur ses enfans endormis, fixés sur les tours du palais, tandis que la barque rapide fendait les flots murmurans, à la lueur des astres nocturnes; mais elle ne prononça pas une seule parole.
SARDANAPALE.
Oh! que mon cœur n'est-il aussi silencieux qu'elle!
SALEMÈNES.
Il est trop tard maintenant pour vous attendrir! votre sensibilité ne peut fermer une seule plaie. Pour en changer le cours, je vous annonce que les Mèdes et les Chaldéens révoltés, conduits par leurs deux chefs, ont déjà repris les armes; rangés en bataille, ils se préparent à une nouvelle et terrible attaque. Il faut que d'autres satrapes se soient réunis à eux.
SARDANAPALE.
Eh quoi! encore des rebelles? Marchons donc les premiers à leur rencontre!
SALEMÈNES.
C'était d'abord mon intention, mais il y aurait trop d'imprudence. Si d'ici à la chute du jour nous sommes rejoints par ceux que mes messagers auront dû prévenir, nous serons assez forts pour hasarder une attaque, et même espérer la victoire; mais, d'ici là, mon avis est d'attendre.
SARDANAPALE.
J'ai horreur de tout retard. Sans doute, il est plus sûr de combattre à l'abri de hautes murailles, de précipiter ses ennemis dans les fosses profondes, ou de les recevoir à la pointe des glaives ou des lances; mais ce plaisir ne m'offre pas de charmes. Tout insouciant que je paraisse, si je viens à les poursuivre, fussent-ils protégés par d'inaccessibles montagnes, je saurais les joindre ou périr dans des flots de sang.--À la charge!
SALEMÈNES.
Vous parlez en jeune soldat.
SARDANAPALE.
Je suis homme, et non soldat. Ne prononcez pas ce mot, je le hais, et ceux qui se font orgueil de l'être; contentez-vous de me conduire sur leurs traces.
SALEMÈNES.
Vous devez vous défendre d'une témérité qui exposerait votre vie. Elle n'est pas comme la mienne, ou celle de tout autre sujet: elle porte avec elle les destins de la guerre; elle seule la soulève et l'alimente; elle seule peut la prolonger ou la finir.
SARDANAPALE.
Terminons-les donc toutes deux: cela vaut mieux peut-être que de les prolonger; je suis las de l'une, et peut-être également de l'autre.
(On entend au dehors une trompette.)
SALEMÈNES.
Écoutons.
SARDANAPALE.
Sachons répondre à ce signal, au lieu de l'écouter.
SALEMÈNES.
Mais votre blessure?
SARDANAPALE.
Fermée,--guérie:--je l'avais oubliée. Marchons! Une lancette m'eût piqué plus au vif: l'esclave qui m'atteignit aurait sujet de rougir de m'avoir si légèrement frappé.
SALEMÈNES.
Puissiez-vous maintenant ne pas rencontrer de bras plus redoutable!
SARDANAPALE.
Oui, si nous sommes vainqueurs; autrement, leur maladresse ne fera que me laisser un soin qu'ils devraient épargner à leur roi. En avant!
(Les trompettes retentissent de nouveau.)
SALEMÈNES.
Je marche à vos côtés.
SARDANAPALE.
Holà! mes armes! mes armes!
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
(La même salle dans le palais.)
MIRRHA, BALÉA.
MIRRHA, à la fenêtre.
Enfin, le jour est arrivé. Quelle nuit l'a précédé! Les cieux, bien que traversés par un orage passager, semblent plus admirables encore par cet effet varié. Et cependant, quelles horreurs sur la terre! Repos, espérances, amour, plaisirs, tout, en une heure, s'est transformé, à la voix des passions humaines, en un chaos toujours également indistinct.--Le combat dure encore. Se peut-il que le soleil se lève aussi radieux! Voyez comme il transforme chaque nuage en vapeurs qui, plus belles qu'un ciel sans nuages, offrent à nos yeux des sommets dorés, des montagnes neigeuses, des vagues d'un reflet plus rose que celui de l'Océan. Le ciel reproduit, en les colorant, les objets de la terre, si fidèles qu'on pourrait les croire durables; si fugitifs, que nous les prendrions volontiers pour un rêve, tant ils se succèdent rapidement sous la voûte éternelle! Et cependant ce spectacle touche, calme et ravit notre ame, jusqu'à ce que le soleil apparaisse lui-même, et que sa naissance et sa disparition soient un double et éternel signal de mélancolie et d'amour. Ceux qui contemplent sans émotion ces deux instans solennels ne connaissent pas les lieux favoris habités par le double génie qui tourmente et purifie nos cœurs, et dont nous ne changerions pas les douces peines pour les éclats de la joie la plus bruyante. Ils passent rapidement; mais dans cette heure d'un calme fugitif, ils nous communiquent assez d'inspirations célestes pour nous donner la force de supporter la fatigue et l'ennui des autres heures du jour, et pour mêler à nos souffrances un souvenir agréable et rêveur. Mais, hélas! comme tous nos semblables, nous n'en consumons pas moins notre vie dans les alternatives de la joie et de la douleur; deux noms d'un seul sentiment, expression d'une agonie toujours diverse, toujours active, et qui vient sans cesse déjouer nos plus ardens vœux de bonheur.
BALÉA.
Quelle raison dans vos plaintes! Pouvez-vous contempler avec tant de tranquillité un soleil qui peut-être ne se lèvera plus pour nous?
MIRRHA.
C'est pour cela que je le contemple, et que mes yeux se reprochent de ne l'avoir pas plus regardé. Souvent, il est vrai, ils se sont arrêtés sur lui; mais sans le respect, sans l'enthousiasme du à tout ce qui ravit notre ame aux impressions de la terre. Le voilà! c'est le dieu des Chaldéens: aujourd'hui, que je le contemple, je suis presque convertie à la religion de votre Baal.
BALÉA.
Oui, comme il règne à présent dans les cieux, tel, jadis, s'avançait-il sur la terre.
MIRRHA.
Du moins, aujourd'hui, marche-t-il plus rapidement. Jamais monarque terrestre eut-il la moitié de la majesté et de la gloire qui sont l'attribut du plus faible de ses rayons?
BALÉA.
Comment douter qu'il ne soit un dieu!
MIRRHA.
Nous le croyons aussi, nous autres Grecs; et cependant j'ai quelquefois songé que cet orbe lumineux devait être plutôt le séjour de dieux que l'une des puissances immortelles. Voyez! il reste vainqueur de tous les nuages, il éblouit mes yeux d'une lumière qui déjà a ranimé le monde: je ne puis plus le regarder.
BALÉA.
Mais écoutez! N'entendez-vous aucun bruit?
MIRRHA.
Pure imagination; les combattans sont au-delà des murs, et nos appartemens ne sont plus, comme la dernière nuit, leur champ de bataille. Depuis cette heure de surprise, le palais s'est transformé en une forteresse: et du point central où nous sommes confinés, entourés de vastes cours, et de salles aux proportions pyramidales, qu'il faudra conquérir, l'une après l'autre, avant de pouvoir pénétrer aux lieux d'où ils furent repoussés, nous ne pouvons distinguer le moindre bruit de défaite ou de victoire.
BALÉA.
Mais ils avaient bien su franchir tous ces obstacles.
MIRRHA.
Oui, par surprise: ils en furent repoussés par la valeur. Maintenant, nous avons pour nous garder la valeur jointe à la vigilance.
BALÉA.
Puisse le succès les accompagner!
MIRRHA.
C'est la prière de beaucoup, et l'effroi d'un plus grand nombre. Heure d'inquiétude mortelle! j'ai beau vouloir donner le change à mes pensées, hélas! c'est en vain.
BALÉA.
On dit que la conduite du roi, dans le dernier combat, n'inspira guère plus d'effroi aux révoltés que d'étonnement aux sujets restés fidèles.
MIRRHA.
Il est si facile de surprendre ou d'effrayer une multitude transformée en hordes d'esclaves. Au reste, il s'est comporté en brave guerrier.
BALÉA.
N'a-t-il pas tué Belèses? J'ai ouï dire aux soldats qu'il l'avait terrassé.
MIRRHA.
En effet; mais le misérable fut sauvé, pour triompher peut-être aujourd'hui de celui qui, l'ayant vaincu les armes à la main, l'avait alors épargné, et, par cette pitié déplacée, risquait une couronne.
BALÉA.
Écoutez!
MIRRHA.
Vous avez raison, le bruit des pas se fait entendre, quoique sourdement.
(Entrent des soldats portant Salemènes blessé d'une javeline qui s'est brisée dans son côté: ils l'étendent sur l'une des couches qui décorent l'appartement.)
MIRRHA.
Ô puissant Jupiter!
BALÉA.
Ainsi, tout est perdu!
SALEMÈNES.
Cela est faux. Qu'on immole l'esclave qui parle ainsi, si c'est un soldat.
MIRRHA.
Grâce!--il ne l'est pas. Ce n'est que l'un de ces papillons qui bourdonnent autour du char de triomphe des rois.
SALEMÈNES.
Eh bien, qu'il vive!
MIRRHA.
Et vous aussi, je l'espère?
SALEMÈNES.
Je voudrais encore vivre une heure, jusqu'à ce que tout fût décidé; mais j'en doute. Pourquoi m'a-t-on transporté ici?
SOLDAT.
Le roi l'a ordonné. Quand la javeline vous atteignit, vous êtes tombé sans force; son ordre exprès fut de vous conduire dans cet appartement.
SALEMÈNES.
Il a bien fait, car dans ce moment d'incertitude et d'hésitation, la vue de mon cadavre pouvait ébranler nos soldats; mais--c'est en vain. Je me sens suffoqué.
MIRRHA.
Laissez-moi voir la blessure; j'ai quelque connaissance: dans ma patrie, celle-ci forme une partie de notre éducation. La guerre, toujours renouvelée, nous rend la vue des blessures familière.
SOLDAT.
Le mieux serait d'arracher la javeline.
MIRRHA.
Arrêtez! non, non: gardez-vous-en bien!
SALEMÈNES.
C'en est donc fait?
MIRRHA.
Non; mais le sang qui jaillirait en abondance de la plaie ouverte me ferait craindre pour ta vie.
SALEMÈNES.
Pour moi, je ne crains pas la mort. Où était le roi quand vous m'avez arraché du champ de bataille?
SOLDAT.
À quelques pas de là, animant de la voix et du geste les troupes découragées, qui vous avaient vu tomber et perdre connaissance.
SALEMÈNES.
Et qui entendîtes-vous transmettre les ordres à ma place?
SOLDAT.
Je n'ai rien entendu.
SALEMÈNES.
Courez donc; et dites au roi que mon dernier vœu serait que Zames me remplaçât, jusqu'à la jonction tant désirée et si tardive du satrape de Suse, Ofratanes. Laissez-moi ici: nos troupes ne sont pas assez nombreuses pour se passer de votre présence.
SOLDAT.
Mais, prince--
SALEMÈNES.
Partez, vous dis-je. Il me resté ici un courtisan et une femme, c'est la meilleure société d'un appartement. Et puisque vous ne m'avez pas permis de mourir sur le champ de bataille, je ne veux pas de mauvais soldats autour de mon lit de mort. Partez! et remplissez mes ordres!
(Les soldats sortent.)
MIRRHA.
Ame grande et généreuse! faut-il que la terre se referme sitôt sur toi!
SALEMÈNES.
Telle est la fin que j'aurais préférée, aimable Mirrha, si, par ce moyen, j'avais pu sauver le monarque ou la monarchie; et quoi qu'il en soit, je ne leur survivrai pas.
MIRRHA.
Vous pâlissez.
SALEMÈNES.
Votre main, je vous prie. Le tronçon de cette arme ne fait que prolonger mon agonie, sans me laisser assez de vie pour la rendre utile à mon pays: je l'arracherais de mon sein, et avec lui mon existence, si je ne désirais auparavant connaître le sort du combat.
(Entrent Sardanapale et soldats.)
SARDANAPALE.
Mon excellent frère!
SALEMÈNES.
Et la bataille, est-elle perdue?
SARDANAPALE, à demi-voix.
Vous me voyez ici.
SALEMÈNES.
Et je voudrais vous voir à ma place!
(Il arrache violemment le trait de sa blessure, et meurt.)
SARDANAPALE.
Cet exemple, je le suivrai; à moins que le secours, dernière lueur de nos espérances, n'arrive avec Ofratanes.
MIRRHA.
N'avez-vous pas reçu un courrier de votre frère, qui, avant de mourir, désignait pour chef Zames?
SARDANAPALE.
Oui.
MIRRHA.
Zames, où est-il?
SARDANAPALE.
Mort.
MIRRHA.
Et Altada?
SARDANAPALE.
Mourant.
MIRRHA.
Pania, Sféro?
SARDANAPALE.
Pania vit encore; mais Sféro est en fuite ou captif: je reste seul.
MIRRHA.
Tout est-il donc perdu?
SARDANAPALE.
Nos murs, quoique faiblement défendus, peuvent encore résister à leurs forces présentes, à tout même excepté à la trahison; mais en pleine campagne--
MIRRHA.
Je croyais que l'intention de Salemènes était de ne pas risquer de saillie avant l'arrivée des secours attendus.
SARDANAPALE.
J'ai méprisé ses conseils.
MIRRHA.
Bien: c'est une faute héroïque.
SARDANAPALE.
Mais fatale. Ô mon frère! je donnerais ces états, dont tu fus la gloire; je donnerais mon épée, mon bouclier, l'honneur que j'ai reconquis, pour te rappeler à la vie;--mais je ne t'accorderai pas de larmes: il faut te pleurer comme tu désirais de l'être. Seulement, j'ai l'ame oppressée de ce qu'en quittant la vie tu parus croire que je survivrais à notre longue royauté héréditaire, à laquelle tu sacrifias tes jours. Si je parviens à la ressaisir, je t'offrirai en sacrifice le sang de milliers, les pleurs de millions d'hommes (quant aux regrets des gens de bien, ils te sont déjà acquis). S'il en est autrement, et si les ames survivent à notre terrestre existence, nous nous réunirons bientôt; mais tu lis dès à présent dans mon cœur, et tu me rends justice. Laisse-moi rapprocher ce cœur immobile d'un cœur qui bat encore si douloureusement. (Il embrasse le corps.) Maintenant, qu'on le transporte.
SOLDAT.
Où?
SARDANAPALE.
Dans mon appartement. Placez-le sous mon dais, comme si le roi lui-même reposait: plus tard, nous parlerons des honneurs dus à de pareilles cendres.
(Les soldats sortent avec le corps de Salemènes.--Entre Pania.)
SARDANAPALE.
Eh bien, Pania! avez-vous placé les gardes, et donné le mot d'ordre convenu?
PANIA.
Sire, j'ai obéi.
SARDANAPALE.
Et les soldats, quelle est leur contenance?
PANIA.
Sire?
SARDANAPALE.
Il suffit. Quand un roi demande deux fois, et n'obtient pour réponse qu'une nouvelle question, il connaît son sort. Ainsi, ils sont tous découragés?
PANIA.
La mort de Salemènes et les transports bruyans des révoltés au signal de sa chute--
SARDANAPALE.
Quoi! cela n'a pas excité leur rage, plutôt que leur consternation! Nous trouverons le moyen de ranimer leur valeur.
PANIA.
Une pareille perte flétrirait même une victoire.
SARDANAPALE.
Hélas! qui peut le sentir aussi vivement que moi! Mais enfin, bien que resserrés dans nos murs, les remparts sont forts, et nous avons des guerriers au-dedans qui s'ouvriront volontiers un chemin au travers des ennemis, pour rendre la demeure du souverain ce qu'elle était:--un palais, et non pas une prison ni une forteresse.
(Un officier entre à la hâte.)
SARDANAPALE.
Ton visage est sinistre, parle!
L'OFFICIER.
Je ne l'ose.
SARDANAPALE.
Tu ne l'oses! quand des millions d'autres osent se révolter, le glaive en main! cela est étrange. Romps, je te prie, ce fidèle silence; tu viens trop tard pour frapper de nouveaux coups ton souverain; crois-moi, je puis supporter plus que tout ce que tu vas m'apprendre.
PANIA.
Tu entends, poursuis.
L'OFFICIER.
La muraille qui longeait les bords du fleuve est renversée par le débordement subit de l'Euphrate, qui, tout d'un coup gonflé dans les monts inaccessibles où il prend sa source, et par les dernières pluies de ces orageux climats, vient de rompre ses digues et de détruire le boulevard.
PANIA.
Cela est d'un sinistre augure. On a dit, dans les tems anciens, que cette cité ne céderait aux efforts de l'homme qu'au jour où le fleuve se déclarerait contre elle.
SARDANAPALE.
Je ne crains pas la prédiction, mais le ravage. Quelle étendue de murailles se trouve renversée?
L'OFFICIER.
Vingt stades, environ.
SARDANAPALE.
Et tout cet espace est en proie aux assaillans?
L'OFFICIER.
Pour cette heure, la violence du fleuve s'opposerait à l'assaut; mais aussitôt qu'il rentrera dans son lit ordinaire, et que les barques pourront être confiées à ses flots, le palais leur appartiendra.
SARDANAPALE.
Non, cela ne sera jamais. Les hommes et les dieux, les élémens, les présages, tout en vain se soulève contre un être qui ne les provoqua jamais; la maison de mes pères ne sera jamais l'antre où les loups dévorans viendront habiter et rugir.
PANIA.
Si vous le permettez, je me rendrai sur les lieux, et je fermerai l'espace entr'ouvert, aussi bien que le tems et nos ressources nous le permettent.
SARDANAPALE.
Va donc, et reviens le plus promptement possible, pour nous offrir un fidèle rapport des ravages de l'inondation.
(Pania et l'officier sortent.)
MIRRHA.
Ainsi, les flots eux-mêmes se soulèvent contre vous.
SARDANAPALE.
Ils ne sont pas mes sujets; et dans l'impuissance de les punir, il faut bien leur pardonner.
MIRRHA.
J'aime à voir que tant de malheurs ne vous accablent pas.
SARDANAPALE.
L'heure de la crainte est passée, et l'événement ne peut plus rien m'apprendre que je n'aie prévu depuis minuit: mon désespoir a pris les devants.
MIRRHA.
Le désespoir!
SARDANAPALE.
Non, pas le désespoir. Quand nous mesurons tout ce qui peut arriver, et le vrai moyen d'y remédier, nos sentimens méritent un nom plus généreux. Mais qu'importent les noms? bientôt nous en aurons fini avec eux et tout le reste.
MIRRHA.
Il vous reste encore une affaire,--la dernière et la plus grande; action décisive pour tout ce qui fut, est ou doit être; la seule qui soit commune à tout le genre humain, si divers d'ailleurs de naissance, de langage, de sexe, de naturel, de couleur, de traits, de climats, de tems et d'intelligence; n'ayant qu'un seul point d'union, celui auquel nous tendons, pour lequel nous sommes nés et lancés dans le mystérieux labyrinthe de la vie.
SARDANAPALE.
Notre trame sera bientôt filée; livrons-nous à l'espérance. Revenus de nos terreurs, nous pouvons bien, comme les enfans, en reconnaissant les fantômes qui les avaient effrayés, accorder un sourire à l'ancien objet de notre épouvante.
(Pania rentre.)
PANIA.
L'avis était fidèle: j'ai disposé, le long des murailles écroulées, une double garde, en dégarnissant les points les mieux défendus pour combler la brèche occasionnée par les eaux.
SARDANAPALE.
Vous avez fait votre devoir, et montré une fidélité digne de vous-même. Pania! bientôt les derniers liens qui nous unissent se trouveront rompus. Prenez, je vous en conjure, cette clef (il lui donne une clef): elle ouvre une porte secrète placée derrière la couche royale (maintenant celle du plus grand des héros qu'elle ait encore reçus,--bien qu'une longue suite de souverains aient reposé, sur ses franges dorées). Vous pénétrerez dans cette chambre; elle recèle d'immenses trésors. Vous pouvez vous en emparer, et les partager avec vos compagnons: vous êtes nombreux, mais il y a assez d'or pour vous satisfaire tous. Que les esclaves aussi soient mis en liberté; que tous les habitans du palais, de l'un ou l'autre sexe, se hâtent de le quitter d'ici à une heure. Puis alors préparez les barques royales, qui assuraient nos plaisirs jadis, et notre sécurité aujourd'hui. Le fleuve est large et gonflé, et, plus puissant qu'un roi, les assiégés ne sauraient l'emprisonner. Partez! et soyez heureux!
PANIA.
Daignez souffrir ma présence ici, ou consentez à accompagner votre garde fidèle.
SARDANAPALE.
Non, Pania, cela ne peut être; sors, et laisse-moi à ma destinée.
PANIA.
C'est la première fois que j'aurai désobéi, mais--
SARDANAPALE.
Ainsi, tout le monde ose me braver: l'insolence au dedans, la trahison au dehors. Épargnez les questions; c'est ma volonté, ma dernière volonté. Oserez-vous la méconnaître? vous!
PANIA.
Cependant...--non, je ne le puis.
SARDANAPALE.
Fort bien: jurez d'obéir quand je vous donnerai le signal.
PANIA.
Ma volonté en souffre, mais je le promets.
SARDANAPALE.
Assez! Disposez maintenant fagots, noix de pins et feuilles desséchées, toutes choses propres à produire, à l'aide d'une étincelle, une grande et brillante flamme; réunissez bois de cèdre, parfums, drogues précieuses, et de fortes planches pour soutenir un énorme bûcher; de plus, de l'encens et de la myrrhe: je veux offrir un grand sacrifice. Que tout soit disposé près de ce trône.
PANIA.
Seigneur!
SARDANAPALE.
J'ai parlé, et vous avez juré.
PANIA.
Et sans avoir juré je devrais encore vous garder ma foi.
(Pania sort.)
MIRRHA.
Quelle est votre intention?
SARDANAPALE.
Mirrha, vous saurez bientôt--ce que le monde entier n'oubliera jamais.
PANIA, revenant accompagné d'un héraut.
Ô mon roi, j'allais exécuter vos ordres, quand ce héraut me fut amené, demandant une audience.
SARDANAPALE.
Qu'on le laisse parler.
HÉRAUT.
Le roi Arbaces--
SARDANAPALE.
Quoi! déjà couronné? mais poursuis.
HÉRAUT.
Belèses, le grand prêtre sacré--
SARDANAPALE.
De quel dieu ou démon? car avec de nouveaux rois, de nouveaux autels s'élèvent. Mais poursuis: ton devoir est d'exprimer la volonté de ton maître, et de ne pas répondre à la mienne.
HÉRAUT.
De plus, le satrape Ofratanes--
SARDANAPALE.
Eh quoi! n'est-il pas des nôtres?
HÉRAUT, montrant un anneau.
Soyez sûr qu'il est dans le camp des vainqueurs, voici son cachet.
SARDANAPALE.
Je le reconnais. Admirable procédé! Pauvre Salemènes! tu es mort assez tôt pour ne pas voir une trahison de plus. Voilà donc l'homme que tu regardais comme ton meilleur ami et mon sujet le plus fidèle!--Poursuis.
HÉRAUT.
Ils t'offrent la vie, et le choix d'une résidence dans quelque province éloignée; là, surveillé, sans être captif, tu pourras couler en paix tes jours; mais sous une condition: c'est que les trois jeunes princes seront livrés en otages.
SARDANAPALE.
Les généreux vainqueurs!
HÉRAUT.
J'attends la réponse.
SARDANAPALE.
Une réponse? esclave! Depuis quand les esclaves décident-ils du sort des rois?
HÉRAUT.
Depuis qu'ils sont libres.
SARDANAPALE.
Porte-voix de révolte, tu connaîtras du moins la peine méritée par les traîtres dont tu n'es que l'organe. Pania, qu'on lui tranche la tête; qu'on la jette dans le camp des rebelles, et que son cadavre soit précipité dans les flots. Sortez avec lui!
(Pania et les gardes le saisissent.)
PANIA.
Jamais je n'aurai obéi à des ordres plus agréables. Entraînons-le, soldats! Ne souillons pas de son perfide sang cette salle royale! qu'il expire dehors.
HÉRAUT.
Un seul mot, ô roi! Mon office est sacré.
SARDANAPALE.
Et le mien, quel est-il donc, pour que tu oses venir me demander d'y renoncer?
HÉRAUT.
Je n'ai fait qu'exécuter d'autres ordres: en cas de refus, je courais les dangers qui sont devenus l'effet de mon obéissance.
SARDANAPALE.
Ainsi donc ces monarques d'une heure sont déjà plus despotiques que les rois bercés dans la pourpre, et, dès leur naissance, appelés à commander au monde!
HÉRAUT.
Ma vie est entre vos mains; mais peut-être, excusez ma hardiesse, la vôtre est également exposée au danger le plus imminent. Voudrez-vous consacrer la dernière heure d'une race telle que celle de Nemrod à l'assassinat d'un héraut, paisible, inoffensif, et dont tout le crime est d'avoir accompli son message? violerez-vous ainsi tout ce qu'il y a jamais eu de plus saint aux yeux de la divinité?
SARDANAPALE.
Il a raison,--qu'il soit libre!--le dernier acte de ma vie ne sera pas à la colère. Approche, ami. (Prenant sur la table une coupe.) Prends cette coupe d'or; remplis-la souvent de vin, et souviens-toi de moi; ou bien réduis-la en lingots, et ne songe qu'à la valeur qu'elle représente.
HÉRAUT.
Je vous remercie doublement pour ma vie et pour ce don précieux, dont votre grâce augmente encore le prix. Mais ne rendrai-je pas de réponse?
SARDANAPALE.
Ah!--je demande une heure pour y songer.
HÉRAUT.
Une heure seulement?
SARDANAPALE.
Une heure. Si, quand elle sera expirée, vos maîtres ne reçoivent aucune nouvelle, ils auront à croire que je rejette leur proposition, et que j'agis en conséquence.
HÉRAUT.
Je serai l'organe fidèle de vos intentions.
SARDANAPALE.
Écoute! encore un mot.
HÉRAUT.
Quel qu'il soit, je ne l'oublierai pas.
SARDANAPALE.
Recommande-moi à Belèses; dis-lui qu'avant la fin de l'année, je le somme de me rejoindre.
HÉRAUT.
Où?
SARDANAPALE.
À Babylone. Du moins partira-t-il de là pour venir à ma rencontre.
HÉRAUT.
Je vous obéirai exactement.
(Le héraut sort.)
SARDANAPALE.
PANIA!--allons, cher Pania!--dispose ce que j'ai demandé.
PANIA.
Seigneur,--les soldats sont déjà chargés. Voyez, ils entrent.
(Entrent des soldats; ils forment un monceau autour du trône.)
SARDANAPALE.
Plus haut! braves soldats, plus épais, surtout; il faut que les fondemens de ce nouvel édifice n'épuisent pas trop promptement la flamme, et qu'aucune aide officieuse ne puisse parvenir à l'étouffer. Que le trône soit le centre: je veux le livrer aux nouveaux arrivans cicatrisé par la flamme dévorante. Disposez le tout comme s'il s'agissait d'embraser la forte tour de nos mortels ennemis. Cela commence à prendre une forme; qu'en dites-vous, Pania? cet échafaudage suffit-il pour les obsèques d'un roi?
PANIA.
Oui, et pour celles d'un royaume. Je vous comprends enfin.
SARDANAPALE.
Et me blâmez-vous?
PANIA.
Non:--je demande même à enflammer le bûcher, avant de le partager avec vous.
MIRRHA.
Ce soin me regarde.
PANIA.
Quoi! une femme!
MIRRHA.
Le devoir d'un soldat est bien de mourir pour son prince, pourquoi celui d'une femme ne serait-il pas d'expirer avec son amant?
PANIA.
Ma surprise est extrême.
MIRRHA.
Cela pourtant, brave Pania, est moins rare que tu ne le penses. Toi, cependant, vis.--Adieu! le bûcher nous attend.
PANIA.
J'aurais trop de honte de laisser à une faible femme l'honneur de mourir avec mon souverain.
SARDANAPALE.
Déjà trop de héros m'ont précédé dans la tombe. Éloigne-toi, accepte les richesses qui te sont offertes.
PANIA.
Offertes avec l'infamie.
SARDANAPALE.
En un mot, songe à ton serment:--il est irrévocable et sacré.
PANIA.
Adieu donc, puisqu'il le faut.
SARDANAPALE.
Cherchez partout, et surtout n'éprouvez aucun remords d'emporter mes richesses; songez-y: ce que vous laisserez deviendra la proie des esclaves qui m'auront immolé. Puis, quand vous aurez transporté ces trésors dans vos barques, qu'un long éclat de trompette signale votre départ du palais; l'autre bord du fleuve est trop éloigné, les flots trop bruyans aujourd'hui pour permettre aux échos d'en transmettre le son à nos ennemis. Vous fuirez--du côté opposé,--sans pourtant cesser de côtoyer l'Euphrate: et si vous parvenez en Paphlagonie, à la cour de Cotta, où la reine s'est retirée avec mes trois enfans, dites-lui ce que vous vîtes à votre départ, et priez-la de se rappeler ce que je lui ai dit lors d'un départ plus douloureux encore.
PANIA.
Ah! du moins, laissez-moi presser une dernière fois de mes lèvres cette main royale! Et ces pauvres soldats qui se pressent autour de vous, hélas! ils espéraient mourir avec vous!
(Pania et les soldats s'approchent de plus près, baisent la main du roi et les pans de sa robe.)
SARDANAPALE.
Mes derniers, mes meilleurs amis! ne souffrons pas que rien en ce moment nous avilisse: les adieux doivent être brefs, quand c'est pour toujours qu'on se sépare, bien qu'ils fassent de ce douloureux moment une sorte d'éternité, et qu'ils pénètrent de larmes les derniers grains de sable de notre vie. Séparons-nous donc, et puissiez-vous être heureux. Croyez-moi, il ne faut pas me plaindre en ce moment, mais bien plutôt pour les momens passés;--quant à l'avenir, il appartient aux dieux, s'il en est: et je ne tarderai pas à le savoir. Adieu!--adieu!--
(Pania et les soldats sortent.)
MIRRHA.
Ames généreuses! du moins est-ce une consolation d'avoir pu arrêter vos derniers regards sur des figures aimantes.
SARDANAPALE.
Et dignes d'être aimées, ma belle Mirrha.--Mais écoute: si dans ce dernier instant, car nous touchons à la fin, tu te sentais intérieurement effrayée de ce voyage fait dans l'avenir à travers les flammes, ne crains pas de l'avouer, je ne t'en aimerai pas moins; que dis-je, davantage peut-être, pour avoir cédé au cri de la nature: prononce, il en est tems encore.
MIRRHA.
Allumerai-je l'une de ces torches réunies sous la lampe qui, jour et nuit, brûle dans la salle voisine, devant l'autel de Baal?
SARDANAPALE.
Tu le peux. Est-ce là ta réponse?
MIRRHA.
Tu vas le savoir.
(Mirrha sort.)
SARDANAPALE, seul.
Son courage n'est pas ébranlé. Ô mes pères! vous auxquels je vais me réunir, purifié peut-être, par la mort, des passions grossières, apanage des êtres matériels, je n'ai pas voulu laisser votre ancienne demeure au pouvoir avilissant de ces rebelles. Si je n'ai pas su conserver votre héritage, je n'en aurai pas du moins abandonné cette portion brillante: vos trésors, votre palais, vos armes, vos monumens, les souvenirs de votre gloire, vos dépouilles sacrées, dont ils espéraient se revêtir: je les emporte avec moi dans cet élément, image personnifiée de l'ame, dont il détruit l'enveloppe matérielle.--Et, je l'espère, la lueur de ce royal incendie ne sera pas une simple pyramide de flammes et de fumée, un phénomène d'un jour dans l'horizon, puis enfin un monceau de cendres: il deviendra un fanal dans les âges, pour l'instruction des nations rebelles et des princes voluptueux. Le tems plongera dans l'oubli les glorieux souvenirs de vingt peuples, les exploits d'un millier de héros: comme le premier des empires, il fera de nouveau rentrer dans le néant empire sur empire; mais à jamais il épargnera la mémoire de mon dernier jour; et, s'il le présente comme un problème dont on imitera rarement, mais dont on ne méprisera jamais l'exemple, peut-être, du moins, détournera-t-il plus d'un prince de suivre un plan de vie qui conduisît à une pareille catastrophe.
(Mirrha revient tenant d'une main une torche enflammée, et de l'autre une coupe.)
MIRRHA.
Regarde, c'est le flambeau qui va diriger notre course vers les astres.
SARDANAPALE.
Mais pourquoi cette coupe?
MIRRHA.
Dans ma patrie, c'est l'usage de faire, en pareil cas, une libation aux dieux.
SARDANAPALE.
Le mien était de faire des libations entre les hommes. Je ne l'ai pas oublié; et bien que j'aie perdu mes convives, je veux encore vider une coupe en mémoire de tant de joyeux banquets pour jamais passés. (Il prend la coupe, boit, et la renverse; et comme une goutte tombe:--) Et cette dernière libation est pour l'excellent Belèses.
MIRRHA.
Pourquoi songez-vous plutôt à ce nom qu'à celui de son émule en trahison?
SARDANAPALE.
Ce dernier n'est qu'un soldat, un instrument, une sorte de lame d'épée entre des mains étrangères; l'autre est un habile conducteur de sa marionnette guerrière: mais écartons leur souvenir.--Réfléchis encore, Mirrha; est-il bien vrai que tu veuilles me suivre, sans craintes et sans efforts?
MIRRHA.
Mais toi, supposerais-tu qu'une fille grecque tremblât de faire par amour ce que les veuves indiennes font par habitude?
SARDANAPALE.
Ainsi, n'attendons plus que le signal.
MIRRHA.
Il est bien long à retentir.
SARDANAPALE.
Adieu! maintenant un dernier baiser.
MIRRHA.
Oui, embrassons-nous, mais non pour la dernière fois.
SARDANAPALE.
En effet, la flamme se chargera de réunir encore nos cendres.
MIRRHA.
Et lorsqu'elles seront, comme l'amour que j'ai toujours ressenti, purifiées de la souillure et des passions terrestres! Une seule réflexion m'attriste encore.
SARDANAPALE.
Laquelle?
MIRRHA.
C'est que nulle main amie ne doit réunir dans une seule urne notre poussière.
SARDANAPALE.
Tant mieux! qu'elle soit plutôt dispersée dans l'air et balancée sur les ailes du vent, que souillée de nouveau par des mains de traîtres et d'esclaves. Nous laissons dans ce palais embrasé, dans les ruines de ces énormes murailles, un plus durable monument que n'en dressa l'Égypte, dans des montagnes de briques, en l'honneur de ses rois ou de ses bœufs; car on ignore encore la véritable destination de pareils monumens, et si les orgueilleuses pyramides devaient contenir leurs princes ou leur dieu Apis.
MIRRHA.
Adieu donc, ô terre! adieu! charmante Ionie? Puisses-tu demeurer libre et belle, et long-tems protégée contre le malheur! Ma dernière prière fut pour toi, tu auras mes dernières pensées, à l'exception d'une seule.
SARDANAPALE.
Et laquelle?
MIRRHA.
Celle de notre amour. (On entend la trompette de Pania.) Allons!
SARDANAPALE.
Adieu, Assyrie! ma patrie, celle de mes pères: je t'aimai beaucoup, et plutôt comme mon pays que comme mon royaume. Je t'avais prodigué les jours de paix et de bonheur; en voici la récompense! Maintenant, je ne te dois plus rien, pas même un tombeau. (Il monte sur le bûcher.) Allons, Mirrha!
MIRRHA.
Es-tu prêt?
SARDANAPALE.
Comme la torche dans tes mains.
MIRRHA, mettant le feu au bûcher.
Il est allumé! je te rejoins.
(Au moment où Mirrha s'élance au devant des flammes, la toile tombe.)
FIN DE SARDANAPALE.
NOTES
DE LORD BYRON.
Et toi, Mirrha, ma chère Ionienne, etc.
«Le nom d'Ionien avait encore une acception plus étendue: il comprenait les Achéens et les Béotiens, qui, avec les peuples limitrophes, composaient toute la nation grecque. En Orient, c'était sous ce nom qu'on désignait toujours les Hellènes.»
(Grèce de Milford, tome Ier, page 199.)
Sardanapale, roi, fils d'Anacyndaraxe,
A bâti dans un jour Anchialus et Tarse:
Bois, mange, fais l'amour: tout le reste n'est rien.
«Il ne se contenta pas d'employer à cette expédition une faible escouade de sa phalange, mais toutes ses troupes légères. Le premier jour, il gagna Anchialus, ville fondée, dit-on, par le roi d'Assyrie Sardanapale. Les fortifications, du tems d'Arrien, avaient encore leur première étendue et portaient ce caractère de grandeur que les Assyriens semblent avoir particulièrement affecté aux ouvrages de ce genre. On y trouva un monument représentant Sardanapale: on le reconnut à une inscription tracée en caractères assyriens, et sans doute dans la langue primitive de ce peuple. C'est elle que, bien ou mal, les Grecs traduisirent ainsi:--Sardanapale, fils d'Anacyndaraxe, a bâti en un jour Tarse et Anchialus; mange, bois, joue: toutes les autres joies humaines ne valent pas une chiquenaude. En supposant cette version parfaitement exacte (ce que conteste Arrien), on peut hésiter à décider avec quelque raison si le but de cette inscription n'était pas de disposer aux habitudes de la paix un peuple naturellement turbulent, au lieu de lui recommander un libertinage immodéré. Au reste, il n'est pas facile de dire quel pouvait être l'objet d'un roi d'Assyrie en fondant deux villes dans une contrée si éloignée de sa capitale, et qui en était d'ailleurs séparée par une immensité de déserts sablonneux et de montagnes inaccessibles. On ignore également comment les habitans pouvaient jamais se trouver dans des circonstances qui leur permissent de s'abandonner à cette intempérance que leur prince passe pour leur avoir recommandée; mais il peut être utile d'observer que, le long des côtes méridionales de l'Asie-Mineure, les ruines de plusieurs villes évidemment postérieures au siècle d'Alexandre, mais à peine nommées dans l'histoire, étonnent aujourd'hui les voyageurs par leur magnificence et leur somptuosité. Au milieu des scènes de désolation qu'un gouvernement singulièrement barbare n'avait cessé de répandre durant tant de siècles, sur les plus belles contrées du globe, il fallait trouver dans les ressources du sol et du climat, ou dans les bienfaits du commerce, des remèdes extraordinaires. Ainsi, les projets de Sardanapale pouvaient être l'effet de vues plus sages qu'on ne le suppose communément; mais ce prince ayant été le dernier d'une dynastie exterminée par suite d'une révolution, le mépris de sa mémoire a bien pu être l'effet de la politique de ses successeurs et de leurs partisans.
«La contradiction des témoignages qui se rapportent à Sardanapale est surtout frappante dans le récit de Diodore.»
(Grèce de Milford, tome IX, pages 311, 312 et 313.)
FIN DES NOTES.
WERNER,
OU
L'HÉRITAGE.
TRAGÉDIE.
À
L'ILLUSTRE GOETHE.
CETTE TRAGÉDIE EST DÉDIÉE
PAR L'UN DE SES PLUS HUMBLES ADMIRATEURS.
PRÉFACE
Le drame suivant est entièrement tiré de Kruitzner, conte de German, publié, il y a déjà long-tems, dans les Canterbury tales de Lee. C'est à deux sœurs, je crois, qu'on est redevable de ces derniers contes, et celle des deux qui composa Kruitzner n'a fourni à la collection qu'une seconde histoire, jugée, comme la première, supérieure à toutes les autres du même recueil. J'ai adopté plusieurs caractères, une grande partie de l'intrigue, et quelquefois jusqu'au style de cet ouvrage. J'ai modifié ou altéré quelques autres rôles; j'ai changé quelques noms, et j'ai ajouté de moi-même un personnage (Ida de Stralenheim). Quant au reste, je me suis conformé à l'original.
J'étais bien jeune; j'avais, je crois, alors quatorze ans, quand je lus, pour la première fois, cette histoire. Elle fit sur moi une impression profonde; et je puis dire qu'elle fut le germe de plusieurs des ouvrages que j'écrivis par la suite. Je ne la crois pas très-populaire, ou du moins sa popularité s'est éclipsée devant d'autres grandes compositions du même genre. Mais j'ai remarqué, en général, que ceux qui l'avaient lue avaient comme moi la plus haute estime pour la force d'esprit et de création que l'auteur y avait développée. Je dois dire création plutôt qu'exécution; car le récit pouvait comporter de plus grands et de plus heureux développemens. Parmi ceux dont l'opinion sur Kruitzner se rapportait à la mienne, je pourrais citer les noms les plus imposans; mais cela n'est pas nécessaire, ni même utile: car il faut laisser tout le monde juger d'après ses propres sentimens. Je renvoie donc simplement le lecteur à l'ouvrage original, pour qu'il puisse mieux juger tout ce que je lui redois; et je ne serais pas fâché qu'il trouvât plus de plaisir à le parcourir que le drame auquel il a donné naissance.
J'avais commencé une pièce sur le même sujet dès 1815 (c'est le premier de mes essais dramatiques, si j'en excepte un autre commencé à l'âge de treize ans, sous le nom d'Ulric et Ilvina, que j'eus le bon sens de jeter au feu); j'en avais fait environ un acte, quand je fus interrompu par les circonstances. Il s'en trouve quelque chose parmi mes papiers, en Angleterre; mais comme on ne le retrouvait pas, j'ai refait ce premier acte, et continué la pièce.
Il est bien entendu qu'en le publiant je ne l'ai pas cru susceptible, le moins du monde, d'être mis au théâtre.
PERSONNAGES.
HOMMES.
WERNER.
ULRIC.
STRALENHEIM.
IDENSTEIN.
GABOR.
FRITZ.
HENRICK.
ERIC.
ARNHEIM.
MEISTER.
RODOLPH.
LUDWIG.
FEMMES.
JOSÉPHINE.
IDA STRALENHEIM.
La scène est en partie sur la frontière de Silésie, et en partie dans le
château de Siegendorf, près de Prague. L'action a lieu sur la fin de la
guerre de Trente Ans.
WERNER,
OU
L'HÉRITAGE.
TRAGÉDIE.
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Salle d'un palais en ruines, auprès d'une petite tour, sur la frontière
septentrionale de Silésie.--La nuit est orageuse.)
WERNER et JOSÉPHINE, sa femme.
JOSÉPHINE.
Calme-toi, mon ami!
WERNER.
Je suis calme.
JOSÉPHINE.
Pour moi, oui, mais non pour toi-même: tes pas sont précipités, et personne n'a jamais marché dans une chambre comme tu le fais en ce moment, quand son cœur était tranquille. Si nous étions dans un jardin, je me rassurerais, je croirais te voir courir de fleur en fleur comme l'abeille; mais ici!
WERNER.
Il fait froid; le vent frémit et agite la tapisserie: j'ai le sang glacé.
JOSÉPHINE.
Hélas! non.
WERNER, souriant.
Comment! voudrais-tu donc qu'il le fût!
JOSÉPHINE.
Je voudrais que son mouvement fût paisible.
WERNER.
Laisse-le se précipiter, jusqu'à ce qu'on le répande ou qu'on l'arrête:--que ce soit tôt ou tard, peu m'importe.
JOSÉPHINE.
Et moi, ne suis-je donc rien à tes yeux?
WERNER.
Tout!--tout!
JOSÉPHINE.
Et cependant, tu souhaites ce qui doit briser mon cœur?
WERNER, s'approchant d'elle lentement.
Mais n'est-ce pas pour toi que j'ai été,--peu importe,--fort heureux et fort malheureux: ce que je suis, tu le connais; ce que je pouvais, ce que je devrais être, tu ne le sais pas.--Quoi qu'il en soit, je t'aime, rien n'aura la force de nous séparer. (Il marche à grands pas, puis se rapprochant de Joséphine:) C'est peut-être l'orage de cette nuit qui m'agite; je suis un être ouvert à toutes les impressions. Dernièrement, j'étais malade, hélas! je le suis encore! tu le sais, car tu as plus souffert que moi, mon amie, en me veillant.
JOSÉPHINE.
C'est beaucoup de te voir mieux portant; mais te voir heureux--
WERNER.
Heureux! qui donc as-tu vu l'être? Laisse-moi, comme les autres, être misérable.
JOSÉPHINE.
Mais songe combien d'hommes, en ce moment d'orage, tremblent exposés à la rage des vents et de la pluie furieuse, qui n'ont pas sur la terre un abri où ils puissent mettre leurs têtes à couvert.
WERNER.
Et cela n'est pas le pis: qu'importe un logis? le calme est tout. Les misérables que tu nommes,--oui, le vent mugit autour d'eux; la pluie, triste et pressée, glace sans doute la moëlle de leurs os. J'ai été soldat, chasseur et voyageur; à présent je suis mendiant: je n'ignore donc pas les maux dont tu parles.
JOSÉPHINE.
Et n'es-tu pas aujourd'hui défendu de leur atteinte?
WERNER.
Oui. Et de leur seule atteinte.
JOSÉPHINE.
Cela est bien quelque chose.
WERNER.
En effet,--pour un paysan.
JOSÉPHINE.
Eh quoi! le gentilhomme ne peut-il rendre grâce au refuge dont ses premières habitudes de délicatesse lui font un besoin plus vif que pour le paysan, quand un reflux de fortune les pousse tous les deux au milieu des écueils de la vie?
WERNER.
Ce n'est pas cela, tu le sais; nous avons supporté tout, je ne dirai pas avec patience (du moins pour ce qui me regarde)--mais enfin, nous l'avons supporté.
JOSÉPHINE.
Eh bien!
WERNER.
Quelque chose de plus fort que nos tourmens sensibles (et cependant, ils étaient assez grands pour nous ronger le cœur), une chose m'a souvent affecté, et maintenant plus que jamais. Tu t'en souviens, quand une longue maladie vint me saisir sur cette frontière désolée, quand elle me ravit, non-seulement mes forces, mais encore mes moyens de vivre; quand elle nous enleva--Non, écartons ces idées. --Mais enfin, avec cet objet, je serais heureux; tu serais également heureuse; je soutiendrais la splendeur de mon rang,--mon nom, le nom de mon père, et plus que tout cela--
JOSÉPHINE, l'interrompant.
Mon fils,--notre fils,--notre Ulric serait encore dans mes bras, il satisferait l'avidité d'une mère. Depuis douze ans, grands dieux!... alors, il n'en avait que huit: il était beau, il doit l'être encore plus aujourd'hui. Mon Ulric! mon enfant adoré!
WERNER.
J'ai été bien souvent le jouet de la fortune; mais aujourd'hui elle m'a réduit au point de ne plus rien attendre d'elle:--malade, pauvre, abandonné.
JOSÉPHINE.
Abandonné! mon cher Werner?
WERNER.
Ou, ce qui est pis,--enveloppant tout ce que j'aime dans cette situation plus horrible que l'isolement. Seul, je serais mort, j'aurais une tombe ignorée, et tout serait fini.
JOSÉPHINE.
Et je ne t'aurais pas survécu; mais, je t'en conjure, reprends courage. Nous luttons depuis long-tems; et ceux qui savent résister à la fortune finissent par la convertir, ou du moins la lasser; ils trouvent le vent favorable, ou cessent de souffrir les tempêtes. Du courage, mon ami:--notre enfant nous sera rendu.
WERNER.
Nous le touchions: nous retrouvions tout ce qui pouvait nous faire oublier les chagrins passés;--et puis tout perdre encore une fois!
JOSÉPHINE.
Nous n'avons rien perdu.
WERNER.
Ne sommes-nous pas dans la dernière misère?
JOSÉPHINE.
Nous ne fûmes jamais riches.
WERNER.
Et j'étais né pour la richesse, les honneurs et la puissance; je les ai connus, j'ai appris à les aimer, hélas! et à en abuser; le ressentiment de mon père me les a fait perdre dans ma bouillante jeunesse, et de longues souffrances ont assez puni mes premiers excès. La mort de mon père m'ouvrit de nouveau la carrière, mais je la trouvai pleine d'embûches. Ce parent insinuant et sévère, qui si long-tems avait fixé sur moi un regard inquiet, comme le serpent sur le tremblant oiseau, ce parent était devenu le maître de mes droits, le possesseur d'un domaine qui lui donnait le rang de prince.
JOSÉPHINE.
Qui sait? notre fils a pu revenir près de son aïeul, et plaider avec succès ta cause.
WERNER.
Vaine espérance. Depuis le jour qu'en disparaissant, tout-à-coup d'auprès de lui il a semblé vouloir partager mes premières fautes, rien ne nous a révélé son sort. Je l'avais laissé près de son aïeul, en faisant promettre à ce dernier que son ressentiment s'arrêterait à la troisième génération: mais le ciel semble avoir réclamé sa redoutable prérogative; il a voulu punir dans mon enfant les torts et les folies de son père.
JOSÉPHINE.
Il faut avoir meilleur espoir:--du moins avons-nous, jusqu'à présent, trompé la longue persécution de Stralenheim.
WERNER.
Nous ne le craindrions plus sans cette faiblesse fatale, plus fatale qu'une maladie mortelle, puisqu'au lieu de la vie elle détruit la seule consolation de la vie. En ce moment même, je me sens rongé par les inquiétudes que me donne cet avide antagoniste;--et que sais-je s'il ne nous a pas traqués jusqu'ici?
JOSÉPHINE.
Il ne t'a jamais vu; et les espions qui si long-tems te surveillèrent t'ont laissé à Hambourg. Notre voyage imprévu et ce changement de nom nous mettent à l'abri de toute surprise: personne ici ne soupçonne que nous puissions être différens de ce que nous paraissons.
WERNER.
De ce que nous paraissons! de ce que nous sommes:--malades, mendians, sans espérance.--Ah! ah! ah!
JOSÉPHINE.
Hélas! que ce rire est amer!
WERNER.
Qui reconnaîtrait, sous cette forme, la grande âme du fils d'une noble race? qui, sous ces guenilles, l'héritier d'une principauté? qui, dans ces yeux malades et abattus, l'orgueil du rang et de la naissance? dans ces joues creuses et sur ce front traversé par les stigmates de la famine, le seigneur des châteaux où chaque jour sont fêtés des milliers de feudataires?
JOSÉPHINE.
Vous n'avez pas songé à toutes ces peines terrestres, Werner, quand vous daignâtes choisir pour épouse la fille étrangère d'un pauvre exilé.
WERNER.
Une fille de proscrit et un fils déshérité, le mariage était assorti; mais alors j'avais l'espérance de te rendre un jour à l'état pour lequel nous étions nés tous les deux. La famille de ton père était noble bien que déchue, et, par son origine, elle était digne de s'allier à la nôtre.
JOSÉPHINE.
Votre père ne pensait pas ainsi, bien qu'il fût noble; mais si ma naissance seule m'eût permis d'aspirer à votre main, j'aurais dû ne l'estimer encore que ce qu'elle valait.
WERNER.
Et, à tes yeux, que valait-elle?
JOSÉPHINE.
Tout ce qu'elle a fait pour nous:--rien.
WERNER.
Comment, rien!
JOSÉPHINE.
Pis encore: dès le commencement, elle devint le cancer dévorant de ton cœur. Sans elle, nous aurions accueilli la pauvreté comme des millions d'hommes la supportent, avec une joyeuse insouciance; sans elle, sans ces fantômes de féodale grandeur, tu aurais gagné chaque jour ton pain, comme la multitude le gagne: ou si l'état d'artisan t'eût paru trop peu relevé, le commerce, que sais-je? toutes les autres ressources sociales eussent corrigé les torts de la fortune à ton égard.
WERNER, avec ironie.
Et j'eusse été quelque bourgeois anséatique? excellent!
JOSÉPHINE.
Quoi que tu puisses avoir été, tu es pour moi ce que nulle destinée, humble ou élevée, ne saurait changer: le premier choix de mon cœur. Noblesse, espérances, orgueil, je n'avais alors rien vu dans toi, rien que tes douleurs. Elles durent encore laisse-moi les adoucir ou les partager; et quand elles auront fini, je pourrai finir moi-même avec elles ou avec toi!
WERNER.
Mon bon ange! et c'est ainsi que je t'ai toujours trouvée: aussi jamais la violence, ou plutôt la faiblesse de mon caractère, ne m'inspira contre toi et les tiens une pensée injurieuse. Non, tu n'as pas à te reprocher mon sort: les dispositions de ma jeunesse m'auraient fait perdre l'empire du monde, s'il eût été mon patrimoine. Mais aujourd'hui, puni, humilié, anéanti, j'ai appris à me connaître moi-même;--et voir tout enlevé à notre enfant, à toi! Va, crois-moi: quand, à vingt-deux ans, mon père me chassa de la maison de mes pères, moi, le dernier rejeton d'un millier de héros, je ne maudis pas mon sort, mais celui de mon fils, de la mère de mon fils, arrachés, sans l'avoir mérité, aux avantages que mes fautes avaient laissé échapper. Et pourtant alors mes passions étaient autant de serpens rongeurs qui se repliaient autour de moi comme ceux de la Gorgone.
(On entend heurter à la porte.)
JOSÉPHINE.
Écoutez!
WERNER.
On frappe!
JOSÉPHINE.
Qui peut venir à cette heure de repos? nous avons rarement des visiteurs.
WERNER.
Et ceux qui visitent les pauvres ne viennent que pour les appauvrir encore. Bien! je suis préparé.
(Werner porte la main dans son sein, comme pour y chercher une arme.)
JOSÉPHINE.
Oh! ne prends pas cet air farouche; je vais à la porte: il ne peut y avoir personne dans cette solitude froide et désolée:--les déserts seuls peuvent défendre l'homme de ses semblables. (Elle va à la porte.)
(Entre Idenstein.)
IDENSTEIN.
Bon soir à ma belle hôtesse et à mon digne--quel est votre nom, mon ami?
WERNER.
Vous êtes bien hardi de le demander!
IDENSTEIN.
Hardi? en effet, je frémis. À l'air dont vous regardez, il semble que je vous demande quelque chose de mieux que votre nom.
WERNER.
De mieux, monsieur!
IDENSTEIN.
De mieux ou de pire, comme le mariage; que vous dirai-je? Vous avez été, depuis un mois, reçu comme un hôte dans le palais du prince--(à la vérité, son altesse l'avait résigné, depuis douze ans, aux rats et aux revenans;--mais encore, est-ce un palais);--vous avez, dis-je, été notre locataire; et jusqu'à présent nous ignorons votre nom.
WERNER.
Mon nom est Werner.
IDENSTEIN.
Beau nom; le plus digne que raison de commerce puisse jamais porter. J'ai un cousin dans le lazaret de Hambourg, qui a épousé une femme portant le même nom: c'est un officier de confiance, aide-chirurgien (ayant l'espoir de l'être un jour en titre), et qui, dans les affaires, a fait des miracles. Ne seriez-vous pas parent de mon parent?
WERNER.
Des vôtres?
JOSÉPHINE.
Oui, oui, nous le sommes, mais de loin. (Bas à Werner.) Ne pourriez-vous flatter l'humeur de ce grossier personnage, jusqu'à ce que nous ayons su ses projets?
IDENSTEIN.
Ah! je m'en doutais; déjà je sentais dans mon cœur des mouvemens de tendresse.--Que voulez-vous, mon cousin, le sang n'est pas de l'eau. Donnez-nous donc un peu de vin, et buvons à plus ample connaissance: les parens doivent être des amis.
WERNER.
Vous me semblez avoir déjà suffisamment bu; et si vous êtes d'un autre avis, je n'ai pas de vin à vous offrir; autrement, il serait à vous. D'ailleurs, vous le savez, ou devriez le savoir: je suis pauvre et malade, et vous ne sentez pas que j'aurais besoin d'être seul? Mais enfin, qui vous amène ici?
IDENSTEIN.
Comment! et qui pourrait m'amener ici?
WERNER.
Je l'ignore, quoique je devine sans effort celui qui pourra bien vous en chasser.
JOSÉPHINE, bas.
Contiens-toi, cher Werner.
IDENSTEIN.
Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé?
JOSÉPHINE.
Comment le saurions-nous?
IDENSTEIN.
La rivière est débordée.
JOSÉPHINE.
Hélas! nous ne le savons que trop: depuis cinq jours c'est là ce qui nous retient ici.
IDENSTEIN.
Mais ce que vous ne savez pas, c'est qu'un grand personnage qui voulait passer le fleuve, en dépit du courant et de ses trois postillons, s'est noyé devant le gué, avec cinq chevaux de poste, un singe, un mâtin et un valet.
JOSÉPHINE.
Pauvres gens! en êtes-vous bien sûr?
IDENSTEIN.
Oui, pour ce qui est du singe, du valet et de l'attelage; mais nous ne savons pas encore si son excellence est ou non morte. Ces nobles sont difficiles à noyer, comme il convient à des hommes en place; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a avalé assez de l'Oder pour crever deux paysans. En ce moment, deux voyageurs, l'un Saxon, l'autre Hongrois, qui, à leurs propres risques, l'ont tiré de la rivière, ont envoyé demander un logement ou une tombe, suivant qu'ils se trouveront avoir pêché un vivant ou un mort.
JOSÉPHINE.
Et où prétendez-vous les recevoir? ici, je suppose, si nous pouvons nous y prêter:--dites le mot.
IDENSTEIN.
Ici? non; mais dans l'appartement du prince lui-même, comme il convient à un hôte illustre. Il est humide, sans doute, n'ayant pas été habité depuis douze ans; mais comme le seigneur vient d'un endroit plus humide, il est probable qu'il n'y prendra pas de froid, supposé qu'il puisse encore le sentir:--et dans le cas contraire, il sera encore logé moins commodément ce soir. J'ai fait disposer du feu et tout ce qu'il fallait, pour le pis-aller,--c'est-à-dire, dans le cas où il vivrait encore.
JOSÉPHINE.
Le pauvre homme! je le souhaite de tout mon cœur.
WERNER.
Intendant, ne l'avez-vous pas entendu nommer? (Bas à sa femme.) Retirez-vous, ma Joséphine, je vais sonder le nigaud.
(Joséphine sort.)
IDENSTEIN.
Son nom? oh! seigneur! Et qui sait s'il a maintenant un nom ou s'il n'en a pas? On peut encore le lui demander, s'il peut, de son côté, répondre; autrement, on n'a qu'à prendre le nom de son héritier pour son épitaphe. Mais précisément à cette heure, vous me querelliez pour avoir demandé un nom?
WERNER.
En effet; oui, je m'en souviens: vous parlez en homme sage.
(Entre Gabor.)
GABOR.
Si je suis indiscret, je demande--
IDENSTEIN.
Il n'y a pas d'indiscrétion. Voilà le palais; cet homme est un étranger comme vous-même. Faites, je vous prie, comme chez vous. Mais où est son excellence, et comment se porte-t-elle?
GABOR.
Humidement et faiblement; mais le péril est passé. Il s'est arrêté pour changer de vêtemens, dans une chaumière, où j'ai moi-même troqué les miens pour ceux-ci: il est presque revenu de son terrible bain, et dans un instant il sera ici.
IDENSTEIN.
Holà! par ici! arrivez, Herman, Weltbourg, Péter, Conrad! (Il donne des ordres à plusieurs valets qui entrent.) Un seigneur couchera ici cette nuit;--voyez à ce que tout soit en ordre dans la chambre de damas:--chauffez le poële.--Moi, je me charge de la cave,--et Mme Idenstein (étrangers, c'est mon épouse) fournira ce qui est nécessaire pour garnir le lit; car, à dire vrai, il y a, dans les coffres du palais, une merveilleuse disette sous ce rapport, depuis que son altesse l'a quitté, il y a une douzaine d'années. Mais son excellence soupera sans doute?
GABOR.
Ma foi, je ne puis le dire; je crois que l'oreiller lui plaira mieux que la table, après le plongeon qu'il a fait dans votre rivière. Mais dans la crainte que vous ne soyez obligé de jeter vos viandes, je prétends souper moi-même; et j'ai là, dehors, un ami qui fera honneur à votre bonne chère, avec un appétit de voyageur.
IDENSTEIN.
Êtes-vous bien sûr que son excellence--mais son nom, quel est-il?
GABOR.
Je l'ignore.
IDENSTEIN.
Et pourtant vous lui avez sauvé la vie.
GABOR.
J'ai aidé mon ami à le faire.
IDENSTEIN.
Cela est bien singulier! sauver la vie d'un homme qu'on ne connaît pas.
GABOR.
Nullement; il y en a que je connais fort bien, et pour lesquels je ne prendrais pas la même peine.
IDENSTEIN.
Bon ami, je vous prie, de quel pays êtes-vous?
GABOR.
Je suis Hongrois par ma famille.
IDENSTEIN.
Que l'on appelle?
GABOR.
Peu importe.
IDENSTEIN, à part.
Tout le monde, je crois, est devenu anonyme, puisque personne ne veut me dire comment il s'appelle! (Haut.) Mais, je vous prie, son excellence a-t-elle une grande suite?
GABOR.
Convenable.
IDENSTEIN.
Combien de gens?
GABOR.
Je ne les ai pas comptés. Nous nous trouvions ici par accident, et précisément à tems pour le tirer de sa voiture par la portière.
IDENSTEIN.
Vous êtes bien heureux: combien je donnerais pour sauver la vie à un grand personnage! Vous aurez certainement pour récompense une très-grosse somme.
GABOR.
Peut-être.
IDENSTEIN.
Allons! à quoi l'estimez-vous?
GABOR.
Je ne me suis pas encore mis en vente. Pour le moment, ma plus douce récompense serait un verre de votre Hochheimer, un verre frais, entouré de grappes vermeilles et de joyeuses devises, rempli des plus vieux trésors de votre cellier. En récompense, si jamais vous courez le risque d'être noyé (bien que, de toutes les morts, celle-ci semble la moins faite pour vous), je vous promets de vous tirer de l'eau pour rien. Allons, mon ami, songez-y bien, chaque gorgée que je vais avaler sauvera d'une vague votre tête.
IDENSTEIN, à part.
Je n'aime pas beaucoup cet homme-là:--il est discret et altéré, deux points qui ne me conviennent guère. Il faut pourtant lui donner du vin; s'il ne le fait pas bavarder, la curiosité m'empêchera de dormir toute la nuit.
(Idenstein sort.)
GABOR, à Werner.
Ce maître des cérémonies est, je présume, l'intendant du palais? Bel édifice, quoiqu'en ruines.
WERNER.
L'appartement destiné à celui que vous venez de sauver conviendra mieux à un hôte malade.
GABOR.
En ce cas, je m'étonne que vous ne l'occupiez pas, car votre santé paraît délicate.
WERNER, avec impatience.
Monsieur!
GABOR.
Veuillez me pardonner: vous aurais-je en quelque chose offensé?
WERNER.
Non; mais enfin nous sommes étrangers l'un à l'autre.
GABOR.
C'est là précisément l'ennui que je voulais diminuer: il me semble que notre hôte affairé nous a dit que vous étiez ici par hasard et en passager, comme nous sommes, mon compagnon et moi.
WERNER.
Effectivement.
GABOR.
Alors, comme nous ne nous sommes jamais vus, et que peut-être nous ne nous reverrons jamais, j'avais pensé à égayer ce vieux donjon, en vous priant de partager la chère de mes compagnons et de moi-même.
WERNER.
Excusez-moi, je vous prie; ma santé--
GABOR.
À votre aise. J'ai été soldat, et peut-être mes manières sont-elles impolies.
WERNER.
Moi aussi, j'ai servi; et je puis demander à ce titre quelqu'indulgence.
GABOR.
À quel service? celui de l'empereur?
WERNER, avec vivacité et en s'interrompant.
J'ai commandé,--non,--je veux dire j'ai servi; mais il y a longues années: c'était quand la Bohême leva, pour la première fois, l'étendard contre l'Autriche.
GABOR.
Eh bien, tout cela est fini, la paix a rendu quelques milliers de braves compagnons à un genre de vie plus commode, et, à vrai dire, quelques-uns ont pris le chemin et les moyens les plus courts.
WERNER.
Lesquels?
GABOR.
Ils prennent tout ce qui leur tombe sous la main. La Silésie et les forêts de la Lusace sont occupées par des bandes de vieilles troupes, qui lèvent sur la contrée la solde de leur service. Les châtelains se renferment dans leurs murailles,--car toute excursion pourrait être fatale à vos riches comtes ou à vos fiers barons. Pour moi, ce qui me rassure, c'est que, dans ma course errante, il me reste peu de chose à perdre.
WERNER.
Et à moi--rien.
GABOR.
C'est encore plus sûr. Vous fûtes, dites-vous, soldat?
WERNER.
Je l'ai été.
GABOR.
Vous me semblez l'être encore. Tous les soldats sont ou doivent être camarades, même étant ennemis. Nos épées une fois tirées doivent se croiser, et nos machines se diriger d'un cœur vers l'autre; mais quand un moment de trêve, de paix, ou ce que vous voudrez, repousse le fer dans le fourreau et éteint l'étincelle de nos mousquets, nous ne sommes plus que des frères. Vous êtes pauvre et souffrant,--moi, je ne suis pas riche, mais je me porte bien, et je ne manque de rien dont je ne puisse facilement me passer; vous paraissez dépourvu de cela (faisant sonner une bourse)--eh bien, voulez-vous partager?
WERNER.
Qui vous a dit que je fusse un mendiant?
GABOR.
Vous, vous-même, en m'apprenant que vous étiez soldat, en tems de paix.
WERNER, le regardant avec inquiétude.
Ne me connaissez-vous pas?
GABOR.
Je ne connais personne, pas même moi: comment connaîtrais-je un homme que je n'avais jamais vu il y a une demi-heure?
WERNER.
Je vous remercie, monsieur. Votre offre est noble, quand vous la feriez à un ami; elle est généreuse, à l'égard d'un étranger inconnu, mais elle est peut-être indiscrète. Recevez-en toutefois mes remerciemens. J'ai tout du mendiant, excepté la profession; mais quand je demanderai, ce sera près de celui qui le premier m'offrit ce que l'on refuse si souvent à ceux qui le sollicitent. Veuillez m'excuser.
(Il sort.)
GABOR, seul.
Il a l'air d'un honnête homme, malgré cet accablement que la peine ou le plaisir infligent aux plus braves gens du monde, et qui les arrache à la vie long-tems avant l'époque fixée par la nature. J'en connais peu de plus ombrageux; mais, il semble avoir vu de meilleurs jours, comme tous ceux, à peu près, qui en ont vu plus de deux. Mais voici notre respectable intendant, avec du vin; ma foi, en faveur de la coupe, je ferai grâce à l'échanson.
(Entre Idenstein.)
IDENSTEIN.
Le voilà! le superfin! il n'a que vingt années d'âge.
GABOR.
Belle époque pour des jeunes femmes et le vin! Quel malheur que de ces deux bonnes choses l'âge perfectionne l'une et flétrisse l'autre. À pleins bords!--c'est pour la santé de notre hôtesse,--votre charmante femme. (Il prend le verre)
IDENSTEIN.
Charmante!--Je crains bien que vous ne sachiez pas mieux juger du vin que de la beauté; pourtant, je vous ferai raison.
GABOR.
N'est-ce pas cette jolie femme que je rencontrai dans la salle voisine, et qui me rendit le plus gracieux salut, avec un air, un maintien et des yeux mille fois mieux placés dans ce palais aux jours de sa splendeur (bien que par ses vêtemens, elle parût mieux en harmonie avec son délabrement actuel): n'est-ce pas elle qui est votre femme?
IDENSTEIN.
Je le voudrais bien! mais vous vous trompez:--c'est la femme de l'étranger.
GABOR.
On pourrait la prendre pour celle d'un prince: le tems l'a bien effleurée, mais elle a conservé encore une grande beauté, et surtout une grande dignité.
IDENSTEIN.
C'est là, pour la beauté du moins, ce que je ne puis dire de Mme Idenstein: quant à la majesté, elle en a peut-être gardé quelques attributs;--mais n'y pensons pas.
GABOR.
Je le veux bien. Quel peut donc être cet étranger? son extérieur aussi paraît au-dessus de sa fortune.
IDENSTEIN.
En cela, je suis d'un autre avis. Il est pauvre comme Job, et il n'a pas sa patience; et pour ce qu'il est, ou peut se rapporter à lui, à l'exception de son nom (encore, ne l'ai-je appris que cette nuit), je l'ignore entièrement.
GABOR.
Mais comment est-il venu ici?
IDENSTEIN.
Dans la plus vieille et la plus misérable calèche; il y a un mois de cela, et aussitôt il tomba malade, et fut sur le point de mourir: il aurait mieux fait.
GABOR.
Que de bonté et de candeur!--Mais pourquoi?
IDENSTEIN.
Pourquoi? Qu'est-ce donc que la vie sans le vivre? il n'a pas un sou.
GABOR.
En ce cas, je suis étonné qu'une personne d'une prudence aussi incontestable puisse admettre dans cette noble demeure des hôtes aussi misérables.
IDENSTEIN.
Vous avez raison; mais vous savez, la pitié fait commettre bien des folies. D'ailleurs, ils avaient alors quelques valeurs, qui, jusqu'à présent, ont suffi pour payer leur loyer. J'ai pensé qu'ils pouvaient se trouver aussi bien logés ici qu'à la petite taverne, et je leur ai donné la clef de quelques-unes des plus vieilles salles. Ils en renouvelleront l'air aussi long-tems du moins qu'ils pourront payer leur bois de chauffage.
GABOR.
Les pauvres gens!
IDENSTEIN.
Oh, oui! excessivement pauvres.
GABOR.
Et cependant peu faits à l'indigence, si je ne me trompe. Vers quel point se dirigeaient-ils?
IDENSTEIN.
Le ciel le sait; à moins que ce ne fût vers le ciel même. Il y a quelques jours, c'était le voyage que Werner semblait vouloir faire.
GABOR.
Werner! j'ai entendu ce nom, mais il est peut-être supposé.
IDENSTEIN.
Cela est vraisemblable; mais, écoutons: c'est un bruit de voitures, de voix, et la lueur de torches au dehors. Son excellence arrive, on n'en peut douter; il faut que je sois à mon poste. Ne voulez-vous pas m'accompagner pour l'aider à sortir de voiture, et lui présenter vos humbles devoirs à la portière?
GABOR.
Je l'ai tiré de cette voiture quand il aurait donné volontiers une baronnie ou un comté pour défendre son cou de la rivière menaçante: il a maintenant assez de valets. Ils étaient là tous à se battre les flancs sur le rivage, et à crier: Au secours! mais ils n'en offraient aucun. C'est alors que j'ai présenté mes devoirs, comme vous dites; présentez maintenant les vôtres. Allons, sortez! allez vous courber et ramper devant lui.
IDENSTEIN.
Ramper! mais je pourrais perdre l'occasion...--La peste l'étouffe! il sera ici avant que je ne sois là-bas.
(Il sort à la hâte.--Werner rentre.)
WERNER, à part.
J'ai entendu un bruit de voitures et de plusieurs voix. Comme maintenant tous les sons se confondent dans ma tête! (Apercevant Gabor.) Encore ici! Ne serait-ce pas un espion de mes persécuteurs! Son offre franche et soudaine, et à l'égard d'un étranger, semble trahir un ennemi secret; des amis ne sont pas aussi empressés.
GABOR.
Vous paraissez distrait: le tems n'est pourtant pas favorable à la méditation. Ces vieilles murailles vont devenir bruyantes. Le baron, comte, ou tout ce que peut être ce noble demi-noyé, vient d'arriver ici; et les rares habitans de ce triste village montrent pour lui beaucoup plus de respect que n'en témoignèrent les élémens.
IDENSTEIN, en dehors.
Par ici,--par ici, votre excellence;--prenez garde, l'escalier est un peu sombre, et tant soit peu fatigué: si nous avions prévu l'arrivée d'un hôte aussi illustre...--Je vous en prie, monseigneur, prenez mon bras.
(Entrent Stralenheim, Idenstein et valets, les uns, de ce dernier; les autres, attachés au domaine dont Idenstein est intendant.)
STRALENHEIM.
Arrêtons un instant ici.
IDENSTEIN, aux valets.
Vite un fauteuil! Allons, drôles!
(Stralenheim s'asseoit.)
WERNER, à part.
C'est lui.
STRALENHEIM.
Je suis mieux à présent. Quels sont ces étrangers?
IDENSTEIN.
Avec votre permission, mon bon seigneur, l'un d'eux prétend qu'il n'est pas étranger.
WERNER, avec vivacité.
Qui dit cela? (Tous le regardent avec étonnement.)
IDENSTEIN.
Oh! mon Dieu! personne ne parle de vous, ni à vous;--mais il y a ici quelqu'un (montrant Gabor) que son excellence aimera sans doute à reconnaître.
GABOR.
Je ne prétends pas fatiguer sa noble mémoire.
STRALENHEIM.
Je soupçonne que c'est l'un des étrangers aux secours desquels je dois la vie. Et celui-ci, (montrant Werner) n'est-ce pas l'autre? Mon état de faiblesse, quand on me secourut, doit me servir d'excuse, si j'ignore encore le nom de ceux à qui je dois tant.
IDENSTEIN.
Lui!--non, monseigneur! il a plutôt besoin d'aide qu'il ne pourrait en donner. C'est un pauvre diable, malade, harassé de fatigue, et qui s'est dernièrement levé d'un lit dont il n'espérait plus sortir vivant.
STRALENHEIM.
Je croyais qu'ils étaient deux.
GABOR.
Ils l'étaient en effet, de compagnie; mais pour le service rendu à votre seigneurie, il ne faut l'attribuer qu'à un seul, et il est absent. C'est lui dont le bras vous fut principalement utile: le hasard avait voulu qu'il se trouvât le premier. Mes intentions étaient les mêmes; mais sa jeunesse et sa vigueur ne m'ont presque rien laissé à faire. Ainsi, n'allez pas perdre vos remerciemens sur moi: je n'ai été que le second empressé d'un chef plus illustre.
STRALENHEIM.
Mais où est-il?
UN VALET.
Monseigneur, il s'est arrêté où votre excellence a pris une heure de repos, et il a dit qu'il serait ici dans la soirée.
STRALENHEIM.
En l'attendant, je ne puis qu'exprimer mes remerciemens, ensuite--
GABOR.
Je ne demande rien de plus, et c'est tout au plus si j'en mérite autant. Quant à mon camarade, il répondra pour lui.
STRALENHEIM, à part, après avoir fixé les yeux sur Werner.
C'est impossible! cependant, il faut s'en assurer. Il y a vingt ans que mes yeux ne l'ont vu; et bien que mes agens n'aient pas cessé de le surveiller, j'ai dû, par politique, avoir l'air de le négliger, pour ne pas lui donner le moindre soupçon de mes plans. Pourquoi faut-il que j'aie laissé à Hambourg ceux qui m'auraient fait connaître si c'est réellement lui? Je croyais, jusqu'à présent, être seigneur de Siégendorff; j'étais parti à la hâte; mais les élémens eux-mêmes semblent lutter contre moi, et ce dernier accident peut me retenir ici prisonnier jusqu'à--(Il s'arrête, regarde encore Werner, et reprend:) Il faut observer cet homme. Si c'est lui, il est tellement changé, que son père, sortant aujourd'hui du tombeau, passerait sans le reconnaître. Soyons sur nos gardes, une erreur pourrait tout perdre.
IDENSTEIN.
Votre seigneurie semble pensive. Ne désirez-vous pas avancer?
STRALENHEIM.
La fatigue passée peut en ce moment faire prendre le change, et donner à mes traits l'apparence de la réflexion. Je voudrais reposer.
IDENSTEIN.
L'appartement du prince est déjà disposé, précisément comme il l'était autrefois pour le prince, dans sa première splendeur. (À part.) Les meubles sont un peu déchirés, un peu humides; mais à la lumière, ils sont encore assez beaux. Et je pense que vingt écartelures sous un dais suffisent bien pour un sang illustre comme le vôtre. Quel mal, d'ailleurs, de vous faire reposer une fois sur un lit comparable à celui où vous reposerez un jour à jamais?
STRALENHEIM, se levant, et se tournant vers Gabor.
Bon soir, braves gens! Monsieur, j'espère bien ce soir récompenser plus convenablement vos services. En attendant, je désire avoir avec vous, dans mon appartement, un instant d'entretien.
GABOR.
Je vous suis.
STRALENHEIM. Il s'arrête après quelques pas, et s'adressant à Werner:
Ami!
WERNER.
Monsieur!
IDENSTEIN.
Grand dieu! monsieur. Pourquoi donc ne dites-vous pas sa seigneurie, ou son excellence? Monseigneur, je vous en prie,--excusez le défaut d'éducation de ce pauvre homme. Il n'a pas été habitué à voir de grands personnages.
STRALENHEIM.
Taisez-vous, intendant.
IDENSTEIN.
Oh! que je suis absurde!
STRALENHEIM, à Werner.
Êtes-vous ici depuis long-tems?
WERNER.
Long-tems?
STRALENHEIM.
Je désire une réponse, non pas un écho.
WERNER.
Vous pouvez demander l'un et l'autre à ces murailles: je n'ai pas l'habitude de répondre à ceux que je ne connais pas.
STRALENHEIM.
Vraiment! Vous pourriez toutefois répliquer avec politesse à ce qu'on vous demande avec bienveillance.
WERNER.
Quand j'aurai la preuve de cette bienveillance, j'aurai soin d'y répondre par la mienne.
STRALENHEIM.
Vous avez été, à ce que dit l'intendant, retardé par l'effet d'une maladie.--Si je pouvais vous aider,--voyageant du même côté...
WERNER, avec vivacité.
Je ne voyage pas du même côté.
STRALENHEIM.
Comment le savez-vous avant de connaître ma route?
WERNER.
Parce qu'il n'y a qu'une route que le riche et le pauvre puissent faire ensemble. Vous êtes éloigné de ce chemin redouté pour quelques heures encore, et moi pour quelques jours; jusque-là, notre course doit être séparée, bien qu'elle tende au même but.
STRALENHEIM.
Votre langage est au-dessus de votre état.
WERNER, avec amertume.
Ah! l'est-il?
STRALENHEIM.
Ou du moins au-dessus de votre costume.
WERNER.
Je me félicite de ce qu'il n'est pas au-dessous, comme cela quelquefois arrive aux hommes d'un extérieur pompeux. Mais, enfin, que prétendez-vous de moi?
STRALENHEIM, interdit.
Moi?
WERNER.
Oui, vous? Vous ne me connaissez pas; vous m'interrogez, et vous paraissez surpris de ce que, ne connaissant pas mon interrogateur, je ne lui réponds pas. Expliquez ce que vous voulez, et je verrai si je dois ou non vous donner satisfaction.
STRALENHEIM.
Je ne prévoyais pas que vous eussiez des motifs de réserve.
WERNER.
Bien des gens en ont, cependant. N'avez-vous pas les vôtres?
STRALENHEIM.
Non; aucun qui puisse intéresser un étranger.
WERNER.
Pardonnez donc à un étranger inconnu et défiant de lui-même, s'il souhaite demeurer tel auprès d'un homme qui ne peut rien avoir de commun avec lui.
STRALENHEIM.
Monsieur, je ne prétends pas contrarier vos sentimens, quelqu'injustes qu'ils soient. Je ne voulais que vous rendre service.--Bon soir! montrez-moi le chemin, intendant! (À Gabor.) Vous voulez bien m'accompagner, monsieur?
(Sortent Stralenheim, Gabor, Idenstein et les domestiques.)
WERNER, seul.
C'est lui! me voilà dans ses filets! Avant de quitter Hambourg, et quand je vins sur la frontière, Giulio, son dernier secrétaire, m'avertit qu'il avait obtenu de l'électeur de Brandebourg un mandat d'arrêt contre Kruitzner (le nom qu'alors je portais). Je ne dus la conservation de ma liberté qu'aux franchises de la ville.--Cependant, insensé que je fus! je m'éloignai de ses murs. J'espérais que cet humble habit et cette route perdue donneraient le change à ses limiers, las de me poursuivre. Maintenant, que faire? Il ne connaît pas mes traits; l'instinct de la crainte seul a pu me le faire découvrir, après vingt ans: ajoutez que nos rapports de jeunesse avaient toujours été très-rares et d'une extrême froideur. Voilà donc pour lui! Quant au Hongrois, je devine le motif de sa franchise: oui, c'est évidemment un instrument, un espion de Stralenheim, chargé de me sonder et de s'assurer de ma personne.--Et sans ressources! pauvre, malade, emprisonné par une rivière gonflée, impraticable, même pour le riche, en dépit de tous ses moyens ordinaires d'écarter les dangers.--Quel espoir peut-il me rester? ma position, il n'y a qu'une heure, me semblait désespérée; comparée à celle-ci, l'heure passée était un paradis. Encore un jour, et je suis découvert.--Quand je touche enfin aux honneurs, à l'héritage qui m'est dû! quand quelques grains d'or me suffiraient pour assurer ma fuite!
(Idenstein et Fritz entrent et conversent ensemble.)
FRITZ.
Sur-le-champ.
IDENSTEIN.
C'est impossible, vous dis-je.
FRITZ.
Il faut pourtant l'essayer. Si le courrier manque, vous en enverrez d'autres, jusqu'à ce que la réponse du commandant nous arrive.
IDENSTEIN.
Je ferai ce que je pourrai.
FRITZ.
Songez bien à n'épargner aucune peine: vous en recevrez dix fois le prix.
IDENSTEIN.
Le baron est-il retiré pour reposer?
FRITZ.
Il s'est jeté dans un grand fauteuil, devant le feu, et il y sommeille. Il a même défendu qu'on le dérangeât avant onze heures, moment qu'il a choisi pour se mettre au lit.
IDENSTEIN.
Avant qu'une heure se passe, je ferai de mon mieux pour le servir.
FRITZ.
N'oubliez pas!
(Fritz sort.)
IDENSTEIN.
Le diable emporte les grands seigneurs! ils croient tout fait pour eux. Ne faut-il pas, à présent, que je fasse sortir une demi-douzaine de frileux vassaux de leurs grabats, et que je les lance, au péril de leur vie, sur la rivière, dans la direction de Francfort? Il me semble pourtant que le baron, par sa propre expérience, devrait avoir appris à comprendre les dangers d'une pareille course; mais non: il le faut, et tout est dit. (Apercevant Werner.) Comment donc? Êtes-vous là, maître Werner?
WERNER.
Vous avez quitté bien vite votre hôte illustre.
IDENSTEIN.
Oui.--Il sommeille; et l'on dirait qu'il ne veut laisser dormir personne. Voici un paquet qu'il faut, à tout prix et à tout risque, envoyer au commandant de Francfort. Mais je n'ai pas de tems à perdre: bonne nuit.
(Idenstein sort.)
WERNER.
«À Francfort!»--fort bien:--oui, le commandant. L'orage se forme: cela s'accorde parfaitement avec les premières démarches et les froids calculs du démon qui s'interpose entre la maison de mon père et moi. Il n'y a plus à en douter: il demande, dans cette lettre, un détachement pour me conduire dans quelque fort secret.--Mais plutôt que de... (Werner jette les yeux autour de lui, et saisit avec avidité un couteau laissé dans un coin sur une table.) Maintenant, du moins, je suis maître de moi! Écoutons!--le bruit des pas! Qui me garantit que Stralenheim attendra seulement l'arrivée de la force publique, sur laquelle il compte pour autoriser son usurpation? Que je lui sois suspect, rien de plus évident. Je suis seul, il est entouré d'une suite nombreuse; je suis faible, il est redoutable par son or, ses auxiliaires, son autorité, son rang; je n'ai pas de nom, ou si j'avoue le mien, il doit hâter ma perte, tant que je n'aurai pas gagné mes domaines; il se pavane de ses titres, et, en effet, ils imposent bien autrement à ces obscurs et grossiers paysans, qu'ils ne le feraient partout ailleurs.--Écoutons! plus près encore! Gagnons le passage secret, qui communique avec le--mais non! tout est silencieux,--mon imagination seule--Nous voici dans cet intervalle de calme qui sépare l'éclair des éclats de la foudre.--Mais gardons-nous d'inquiéter mon ame sur toute l'étendue de ses dangers. Je vais m'avancer pour voir si personne n'a découvert le passage dans lequel j'espère. Au pis-aller, il pourra me servir de secret asile pendant quelques heures.
(Il entr'ouvre un panneau, et sort en le refermant derrière lui:--Entrent Gabor et Joséphine.)
GABOR.
Où est donc votre mari?
JOSÉPHINE.
Ici, je pense. Je l'ai laissé dans la chambre, il n'y a que peu de tems. Au reste, ces salles ont beaucoup d'issues, et peut-être est-il sorti dans la compagnie de l'intendant.
GABOR.
Le baron Stralenheim a fait à l'intendant une foule de questions sur votre époux, et, franchement, je doute qu'il lui veuille beaucoup de bien.
JOSÉPHINE.
Hélas! et que peut-il y avoir de commun entre le fier et opulent baron, et un inconnu tel que Werner?
GABOR.
Un inconnu!--que vous connaissez bien.
JOSÉPHINE, poursuivant.
Ou, si vous dites vrai, pourquoi prenez-vous en main sa cause plutôt que celle de l'homme dont vous avez sauvé les jours?
GABOR.
J'aidai à le sauver, quand il était en danger; mais je ne me suis nullement engagé à favoriser ses projets de violence. Je connais tous ces nobles, et leurs mille moyens d'opprimer le pauvre. Je les ai éprouvés; mon sang bouillonne dès que je les retrouve semant des piéges sur les pas du faible:--tel est mon unique motif.
JOSÉPHINE.
Vous auriez de la peine à convaincre mon époux de vos bonnes intentions.
GABOR.
Il est donc bien défiant?
JOSÉPHINE.
Il ne l'était pas autrefois; mais le tems, les malheurs l'ont fait tel que vous le voyez.
GABOR.
J'en suis fâché pour lui. La défiance est une arme pesante; son poids embarrasse plus qu'il ne protége. Bon soir: j'espère le rencontrer avant la chute du jour.
(Gabor sort.--Idenstein et plusieurs paysans entrent. Joséphine se retire dans le fond.)
PREMIER PAYSAN.
Mais, si je me noie?
IDENSTEIN.
Eh bien, vous en serez largement payé. Vous voudriez, à pareil prix, courir bien d'autres risques, j'en suis sûr.
DEUXIÈME PAYSAN.
Mais nos femmes, nos enfans?
IDENSTEIN.
Seront-ils plus malheureux qu'ils ne sont? Ils ne peuvent qu'être mieux.
TROISIÈME PAYSAN.
Moi, je n'ai rien au monde: je me risque.
IDENSTEIN.
À la bonne heure! voilà un brave garçon! il ferait un bon soldat. Aussi, je le fais entrer dans les rangs des gardes-du-corps du prince,--si vous réussissez; et de plus, vous aurez en espèces sonnantes--deux thalers.
TROISIÈME PAYSAN.
Rien que cela?
IDENSTEIN.
Oh! voyez l'avarice! Faut-il qu'un vice aussi ignoble souille une aussi généreuse ambition! Écoute, mon ami, deux thalers, en petite monnaie, formeront un grand trésor. Et puis, tous les jours, ne voit-on pas cinq cent mille héros risquer corps et ame pour la dixième partie d'un thaler? Quand as-tu possédé la moitié de cette somme?
TROISIÈME PAYSAN.
Jamais:--néanmoins, il faut qu'on m'en donne trois.
IDENSTEIN.
Insolent! oubliez-vous de qui vous êtes né vassal?
TROISIÈME PAYSAN.
Non:--je le suis du prince et non de l'étranger.
IDENSTEIN.
Malheureux! mais en l'absence du prince, c'est moi le souverain. Or le baron est mon intime parent:--«Cousin Idenstein, m'a-t-il dit, vous commanderez une douzaine de vilains.» Ainsi donc vous, vilain, en avant--marche,--marchez, dis-je; et si l'Oder vient à endommager le plus petit coin de ce paquet, garde à vous! votre peau, que l'on tirera comme celle d'un tambour, ou comme celle de Ziska, nous répondra de la perte de chaque feuille de papier, et pourra sonner l'alarme au profit de tous les insolens vassaux qui oseraient refuser de faire l'impossible.--Partez, vers de terre!
(Il sort en les poussant devant lui.)
JOSÉPHINE, se rapprochant.
J'espérais ne pas être témoin de ces scènes de tyrannie féodale, trop souvent répétées sur de faibles victimes. Dans l'impuissance de les prévenir, je gémis de les voir. Quoi! ici même, dans cette retraite affreuse et inconnue, la plus obscure de la province, la pauvreté affecte l'insolence de la richesse, à l'égard d'êtres plus pauvres encore;--la servitude se couvre de la vanité des rangs, près d'autres êtres plus serviles; et le vice misérable montre sous ses haillons un insupportable orgueil. Quelles mœurs, quelle existence! En Toscane, ma chère, ma belle patrie, nos nobles, tel que Cosme, étaient encore des citoyens, des marchands. Nous avions nos maux; mais qu'ils étaient légers auprès de ceux-ci! Nos vallées si fraîches, si riches, adoucissent les privations de la pauvreté; là, chaque herbe est un mets savoureux; des flots de vin généreux offrent à tous un breuvage consolateur, devant lequel disparaissent toutes les peines; et le soleil, toujours vivifiant, rarement obscurci, et laissant même alors derrière lui sa chaleur bienfaisante, le soleil rend le manteau déchiré, le vêtement le plus mince moins pénible que le manteau de pourpre d'un empereur. Mais ici! les despotes du nord semblent vouloir imiter le vent glacé de leurs climats; ils poursuivent le grelotant esclave jusque sous ses haillons; ils flétrissent son ame, comme les implacables élémens son corps. Voilà les souverains parmi lesquels mon époux brûle de tenir un rang! Et tel est son orgueil de naissance, que vingt années de souffrances, mille fois plus rigoureuses que n'en aurait jamais infligé à son fils un père né dans une classe inférieure, n'ont pu changer un atome de sa nature primitive. Mais moi, j'avais aussi de la naissance; et cependant, je reçus de mon père des leçons bien différentes. Ô mon père! puisse ton esprit, long-tems éprouvé, et sans doute aujourd'hui bienheureux, jeter un regard sur nous et notre cher Ulric, si ardemment désiré! Comme tu m'as aimée, j'aime aujourd'hui mon fils!--Mais qu'y a-t-il? Toi, Werner! Est-il possible, et dans quel état!
(Werner entre avec précipitation, et un couteau dans la main, par le panneau secret qu'il ferme avec violence après lui.)
WERNER, d'abord sans la reconnaître.
Découvert! je poignarderai donc--(La reconnaissant.) Ah! Joséphine, pourquoi ne reposez-vous pas?
JOSÉPHINE.
Reposer! Ô mon Dieu! que veut dire cela?
WERNER, montrant un rouleau.
En voici de l'or.--L'or, Joséphine, nous ouvrira les portes de cette prison détestée.
JOSÉPHINE.
Et comment l'avez-vous obtenu?--ce couteau!--
WERNER.
Il est pur de sang--encore. Sortons:--rentrons dans notre chambre.
JOSÉPHINE.
Mais d'où viens-tu?
WERNER.
Ne le demande pas! songeons seulement où nous irons.--Ceci nous ouvrira le chemin. (Montrant l'or.) Je les défie maintenant.
JOSÉPHINE.
Je n'ose pas te supposer capable d'infamie.
WERNER.
Infamie!--
JOSÉPHINE.
Je l'ai dit.
WERNER.
Sortons d'ici: c'est, j'espère, la dernière nuit que nous y passons.
JOSÉPHINE.
Puisse-t-elle n'être pas la plus affreuse!
WERNER.
Vous l'espérez! je vous le garantis. Mais retournons à notre chambre.
JOSÉPHINE.
Encore une question:--qu'as-tu fait?
WERNER, avec violence.
Omis de faire une chose qui eût tout sauvé. Ne m'y fais plus penser! viens.
JOSÉPHINE.
Hélas! puisses-tu me laisser mon incertitude!
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.