← Retour

Œuvres complètes de lord Byron, Tome 08: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

16px
100%



ACTE V.



SCÈNE PREMIÈRE.

(Les appartemens du Doge.)

LE DOGE, DOMESTIQUE.


DOMESTIQUE.

Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir.

LE DOGE.

Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.

(Le domestique sort.)

OFFICIER.

Prince! j'ai rempli votre ordre.

LE DOGE.

Quel ordre?

OFFICIER.

Un bien triste.--J'ai disposé le convoi de--

LE DOGE.

Oui--oui--oui,--pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop vieux,--aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi.

(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef des Dix.)

LE DOGE.

Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!

LE CHEF DES DIX.

Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier malheur privé.

LE DOGE.

Assez--assez de cela.

LE CHEF DES DIX.

Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?

LE DOGE.

Je le reçois comme on le présente.--Poursuivez.

LE CHEF DES DIX.

Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république, et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un éclat digne de celle d'un prince.

LE DOGE.

L'ai-je bien entendu?

LE CHEF DES DIX.

Ai-je besoin de répéter?

LE DOGE.

Non.--Avez-vous fait?

LE CHEF DES DIX.

J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse.

LE DOGE.

Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.

LE CHEF DES DIX.

Nous n'avons plus qu'à nous retirer.

LE DOGE.

Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire.

LE CHEF DES DIX.

Parlez!

LE DOGE.

Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer, on m'en a refusé la liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma conscience:--je ne puis violer mon serment.

LE CHEF DES DIX.

Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de votre assentiment.

LE DOGE.

La Providence se plaît à prolonger mes jours pour m'éprouver et me punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une vie dont chaque heure fut consacrée au service de l'état? Je suis prêt à sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai déjà sacrifié d'autres objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant à ma dignité,--je la tiens de toute la république; quand la volonté générale sera consultée, alors je pourrai vous donner une réponse.

LE CHEF DES DIX.

Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le moindre poids.

LE DOGE.

Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, même pour un moment. Décrétez--ce qu'il vous plaira.

LE CHEF DES DIX.

Voici donc la réponse que nous devons transmettre à ceux qui nous envoient?

LE DOGE.

Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX.

Nous nous retirons respectueusement.

(La députation sort.--Un domestique entre.)

LE DOMESTIQUE.

Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience.

LE DOGE.

Mon tems est à elle.

(Entre Marina.)

MARINA.

Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble;--peut-être souhaitiez-vous d'être seul?

LE DOGE.

Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai pas moins seul aujourd'hui et désormais. Mais nous avons des forces.

MARINA.

Oui, conservons-les pour les objets--Oh! mon cher Jacopo!

LE DOGE.

Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à t'offrir.

MARINA.

Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué de tous les avantages, si chéri, si accompli, qui pouvait être plus heureux, plus envié que mon pauvre Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et au mien; rien, s'il n'eût pas été de Venise.

LE DOGE.

Ou le fils d'un prince.

MARINA.

Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanité ou dans leurs illusions de bonheur, tout, par une destinée étrange, lui est devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince dont il était le fils aîné, et--

LE DOGE.

Le prince? il n'a plus long-tems à l'être.

MARINA.

Comment?

LE DOGE.

Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à me ravir un anneau et un diadême trop long-tems portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains hochets!

MARINA.

Les tyrans! et dans un tel jour encore!

LE DOGE.

Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tôt j'y eusse été sensible.

MARINA.

Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment?--Ô vengeance! mais hélas! celui qui vous eût protégé si lui-même l'avait été, mon cher Foscari, ne peut plus aider son père.

LE DOGE.

Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il aurait eu mille vies au lieu de celle--

MARINA.

Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous appelez cela du patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voilà ma patrie et mon bonheur. Je l'ai aimé,--je l'ai idolâtré! et je l'ai vu supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante les plus intrépides martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang pour lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que ne puis-je espérer de le voir venger?--Mais j'ai des fils: un jour ils seront des hommes.

LE DOGE.

Le malheur vous égare.

MARINA.

Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie à d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux eût valu le voir mort que victime d'une captivité plus longue:--je reçois la punition d'une pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau!

LE DOGE.

Il faut que je le voie encore une fois.

MARINA.

Venez avec moi.

LE DOGE.

Est-il--

MARINA.

Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.

LE DOGE.

Mais est-il dans son linceul?

MARINA.

Viens, vieillard, viens!

(Le Doge et Marina sortent.--Entrent Barbarigo et Lorédano.)

BARBARIGO, à un domestique.

Où est le Doge?

LE DOMESTIQUE.

Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre dame, veuve de son fils.

LORÉDANO.

Où?

LE DOMESTIQUE.

Dans la chambre où le corps est déposé.

BARBARIGO.

Il ne nous reste donc qu'à retourner.

LORÉDANO.

Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la junte d'attendre qu'elle se présente ici, et de l'assister: elle ne tardera pas à arriver.

BARBARIGO.

Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au Doge sa réponse?

LORÉDANO.

Elle exprime le vœu d'une grande célérité. Le Doge avait répondu vivement, il faut qu'on lui réplique de même. On a égard à sa dignité; on s'est occupé de son sort:--que peut-il désirer de plus?

BARBARIGO.

De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour défendre son rang; et jusqu'à la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succès. Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de la majorité?

LORÉDANO.

Il était important d'appeler à témoins quelques opinions différentes des nôtres, afin d'empêcher la calomnie d'insinuer qu'une majorité tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres.

BARBARIGO.

Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir de l'inutilité de ma résistance. Lorédano! dans vos moyens de vengeance, vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable Ovide dans l'art de haïr; c'est donc à vous--(car la haine porte un œil microscopique, même dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le zèle des autres, d'avoir été associé involontairement aux travaux de votre junte.

LORÉDANO.

Comment! ma junte?

BARBARIGO.

Oui, la vôtre! Ils parlent d'après vous, ourdissent vos trames, adoptent vos plans et exécutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les vôtres?

LORÉDANO.

Vous oubliez la prudence:--souhaitez qu'ils ne vous entendent pas.

BARBARIGO.

Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la mienne: ils ont outrepassé tous leurs excès; et quand on montre une telle audace dans les états les plus vils et les plus méprisés, l'humanité s'y relève encore pour les punir.

LORÉDANO.

Vous parlez avec peu de sagesse.

BARBARIGO.

C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collègues.

(Entre la députation de la junte.)

LE CHEF DES DIX.

Lw Doge sait-il que nous désirons le voir?

LE DOMESTIQUE.

On va le lui apprendre.

(Le domestique sort.)

BARBARIGO.

Le Doge est avec son fils.

LE CHEF DES DIX.

S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après la cérémonie. Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems.

LORÉDANO, à part, à Barbarigo.

Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! Je l'arracherai de cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, à ses autres collègues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie.

BARBARIGO.

Soyons humains!

LORÉDANO.

Voyez, le duc approche!

(Entre le Doge.)

LE DOGE.

J'obéis à votre sommation.

LE CHEF DES DIX.

Nous venons encore une fois pour vous faire agréer notre dernière demande.

LE DOGE.

Et moi pour vous dire--

LE CHEF DES DIX.

Quoi?

LE DOGE.

La même chose. Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX.

Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif que nous venons de rendre.

LE DOGE.

Au fait--au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et les gracieux préludes de vos actes tyranniques. Poursuivez!

LE CHEF DES DIX.

Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre impérial serment comme souverain; vous déposerez la robe ducale; mais, par égard pour vos services, l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons parlé dans notre précédente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux, sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune particulière.

LE DOGE.

Cette dernière clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le trésor.

LE CHEF DES DIX.

Doge! votre réponse.

LORÉDANO.

Répondez, François Foscari!

LE DOGE.

Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât quelque préjudice à la chose publique, je n'aurais pas, chef de l'état, témoigné assez d'ingratitude pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma patrie. Mais cette vie, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile pendant de longues années; et je devais espérer que mes derniers momens pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret étant rendu, j'obéis.

LE CHEF DES DIX.

Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois jours, nous l'aurions volontiers, comme témoignage de notre estime, étendu jusqu'à huit.

LE DOGE.

Pas même huit heures, signor; pas même huit minutes.--(Déposant son anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadême. Ainsi l'Adriatique est libre d'en épouser un autre.

LE CHEF DES DIX.

Veuillez montrer moins d'empressement.

LE DOGE.

Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me déposer, je dois moi-même ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que je ne connais pas.--Sénateur! votre nom? votre costume m'annonce que vous êtes le chef des Quarante?

MEMMO.

Signor, je suis le fils de Marco Memmo.

LE DOGE.

Ah! votre père était mon ami;--les fils et les pères... Mais qu'y a-t-il? mes gens ici!

LE DOMESTIQUE.

Mon prince!

LE DOGE.

Je ne suis plus prince:--voici les princes du prince! (Montrant la députation des Dix.) Disposez-vous à quitter ces lieux sur-le-champ.

LE CHEF DES DIX.

Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale.

LE DOGE, aux Dix.

Vous en répondrez; c'est votre affaire.--(Aux domestiques.) Pour vous, il est une charge que je remets encore à vos soins les plus grands, quoique je n'en aie plus le droit;--mais non, je dois m'occuper moi-même--

BARBARIGO.

Il entend le corps de son fils.

LE DOGE.

Appelez Marina, ma fille.

(Entre Marina.)

LE DOGE.

Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs.

MARINA.

Ah! dans tous les lieux.

LE DOGE.

Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus? nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-même; eux et moi nous pourrions même vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure pas de vous écraser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de les ébranler appartiendrait, je pense, à une malédiction comme la mienne, provoquée par des êtres tels que vous; mais je ne maudis point. Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant être meilleur que le Doge actuel!

LORÉDANO.

LE DOGE actuel est Pascal Malipiero.

LE DOGE.

Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes.

LORÉDANO.

La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir pour son inauguration.

LE DOGE.

Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour l'entendre!--moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur, le fier Marino Faliero:--cette insulte du moins lui fut épargnée.

LORÉDANO.

Eh quoi! regretteriez-vous un traître?

LE DOGE.

Non;--mais j'envie le sort d'un mort.

LE CHEF DES DIX.

Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi brusquement le palais ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur les bords du canal.

LE DOGE.

Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois à la souveraineté:--l'escalier du Géant, au sommet duquel je reçus l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est là que je fus installé, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme cadavre,--cadavre luttant peut-être pour les protéger encore,--mais non chassé honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon fils et moi nous en sortirons ensemble,--lui pour sa dernière demeure, moi pour la demander au ciel.

LE CHEF DES DIX.

Quoi! en public?

LE DOGE.

Je fus élu publiquement, je veux être déposé de même. Marina! es-tu prête?

MARINA.

Voici mon bras.

LE DOGE.

Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien, je puis partir.

LE CHEF DES DIX.

Cela ne peut être:--le peuple vous verrait.

LE DOGE.

Le peuple!--il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous n'auriez pas osé insulter ainsi lui et moi. Il est peut-être une populace dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du cœur, et par leurs muets regards.

LE CHEF DES DIX.

Vous parlez ainsi par emportement, autrement--

LE DOGE.

Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai l'habitude; c'est un faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il semble indiquer que les années affaiblissent ma raison. Adieu! seigneurs.

BARBARIGO.

Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte convenable à votre rang passé et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui est dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là votre avis, mes collègues?

PLUSIEURS VOIX.

Oui, oui.

LE DOGE.

Vous ne marcherez pas du moins à ma suite. J'entrai ici souverain;--je sortirai par les mêmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines cérémonies sont autant de lâches insultes qui ne font qu'ulcérer le cœur davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La pompe est faite pour les princes;--je ne le suis pas!--il est faux même que je sois quelque chose avant de franchir ces portes.--Ah!

LORÉDANO.

Écoutez!

(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.)

BARBARIGO.

La cloche!

LE CHEF DES DIX.

Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection de Malipiero.

LE DOGE.

Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y a de cela trente-cinq années. Dès-lors j'avais cessé d'être jeune.

BARBARIGO.

Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez.

LE DOGE.

C'est le signal de mes funérailles! Mon cœur souffre horriblement.

BARBARIGO.

Asseyez-vous, je vous prie.

LE DOGE.

Non; mon siége était jusqu'à présent un trône. Marina! allons.

MARINA.

Oui, le plus promptement possible.

LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête.

Je sens une soif dévorante.--Qui m'apportera un peu d'eau?

BARBARIGO.

Moi--

MARINA.

Moi--

LORÉDANO.

Moi--

(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.)

LE DOGE.

Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la plus digne de m'assister à une pareille heure.

LORÉDANO.

Par quel motif?

LE DOGE.

Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle antipathie, qu'il vient à se briser dès qu'on y dépose le moindre venin. Cependant vous portez ce gobelet, il n'éclate pas.

LORÉDANO.

Eh bien?

LE DOGE.

Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour moi, je ne crois l'un ni l'autre; c'est une légende mensongère.

MARINA.

Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore partir. Ô ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari!

BARBARIGO.

Il tombe!--supportez-le!--Un siége!

LE DOGE.

La cloche sonne!--Laissez-moi!--ma tête est en feu!

BARBARIGO.

Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure.

LE DOGE.

Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre fille!--Ah! cette cloche!

(Le Doge retombe et meurt.)

MARINA.

Mon Dieu! mon Dieu!

BARBARIGO, à Lorédano.

Contemplez votre ouvrage; il est complet.

LE CHEF DES DIX.

N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide.

LE DOMESTIQUE.

Il n'y a plus d'espérance.

LE CHEF DES DIX.

S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient dignes de son nom, de sa patrie, de son rang, de son dévouement aux devoirs que lui imposait la république, tant que son âge lui permettait de s'y livrer. Mes collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet avis?

BARBARIGO.

Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux où il avait régné: il faut donc que ses funérailles soient celles d'un prince.

LE CHEF DES DIX.

Ainsi on nous approuve?

TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent:

Oui.

LE CHEF DES DIX.

La paix du ciel soit avec lui.

MARINA.

Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils étaient le séjour d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exercé tout votre empire), furent par vous insultés avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa vertu l'était pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous l'avez arraché impitoyablement de son trône; et maintenant, quand il ne peut plus apprécier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous préparez, signors, une pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire de celui que vous avez foulé aux pieds. De royales funérailles n'ajouteraient rien à son honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime.

LE CHEF DES DIX.

Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet.

MARINA.

Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je pensais que les morts n'étaient plus sous votre empire, et qu'ils étaient confiés à des êtres supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer, ressemble beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le à mes soins; vous me l'auriez abandonné si vous n'eussiez porté le dernier coup à ce vieillard infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le désespoir est fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des funérailles.

LE CHEF DES DIX.

Prétendez-vous encore à cet office?

MARINA.

Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipée au service de l'état; mais il me reste mon douaire, et je le consacre à ses obsèques et à celles de--(Elle s'arrête agitée.)

LE CHEF DES DIX.

Gardez-le plutôt pour vos enfans.

MARINA.

Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie.

LE CHEF DES DIX.

Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront exposés avec la pompe accoutumée; ils seront accompagnés à leur dernier gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes de sa dignité mais de la simple robe des sénateurs.

MARINA.

L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré leurs victimes; mais jusqu'à présent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence hypocrite de splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en larmes,--hélas! j'en ai versé quelques-unes,--et toujours grâce à vous! L'on m'a cité des héritiers à la tête du deuil;--et sans doute, n'en ayant pas laissé au défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir le rôle. Fort bien, seigneurs; votre volonté sera faite, comme un jour, je l'espère, le sera la volonté du ciel!

LE CHEF DES DIX.

Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil discours?

MARINA.

Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi bien que vous-mêmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques funérailles de plus?

BARBARIGO.

Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position doit lui servir d'excuse.

LE CHEF DES DIX.

Nous n'en tiendrons donc pas compte.

BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses tablettes.

Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement?

LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge.

Qu'il m'a payé 4.

Note 4: (retour) L'ha pagata, fait historique. Voyez l'Histoire de Venise, par Pierre Daru, page 411, vol. II.

LE CHEF DES DIX.

Quelle dette vous devait-il?

LORÉDANO.

Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la mienne.

(La toile tombe.)

FIN DES DEUX FOSCARI.




APPENDICE.

EXTRAIT
DE L'HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE,
PAR P. DARU, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.


Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la principauté de Ravenne.

Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de mécontens. Le Doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d'en avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait exigé de lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la vieillesse, conservant toujours beaucoup de force de tête et de caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république étendre au loin les limites de ses domaines pendant son administration.

Au milieu de ses prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à l'épreuve la fermeté de son ame.

Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445 d'avoir reçu des présens de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement une bassesse, mais une infraction des lois positives de la république.

Le conseil des Dix traita cette affaire comme s'il se fût agi d'un délit commis par un particulier obscur. L'accusé fut amené devant ses juges, devant le Doge, qui ne crut pas pouvoir s'abstenir de présider le tribunal. Là, il fut interrogé, appliqué à la question 5, déclaré coupable; et il entendit, de la bouche de son père, l'arrêt qui le condamnait au bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de Romanie, pour y finir ses jours.

Note 5: (retour) E datagli la corda per avere da lui la verita; chiamato il consiglio de' Dieci colla giunta, nel quale fù messer lo Doge, fù sentenziato. (Marin Sanuto, Vite de' Duchi, F. Foscari.)

Embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, il tomba malade à Trieste. Les sollicitations du Doge obtinrent, non sans difficulté, qu'on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l'obligation d'y rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le gouverneur.

Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses domestiques qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener son maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourmens, ne cessant d'attester son innocence 6. Mais on ne vit dans cette constance que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce fait existait: on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié, ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien, et sachant que la terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait son intervention en faveur d'un innocent, du fils du Doge.

Note 6: (retour) E fù tormentato nè mai confessò cosa alcuna, pure parve al consiglio de' Dieci di confinarlo in vita alla Canea. (Ibid.) Voici le texte du jugement: «Cùm Jacobus Foscari, per occasioneni percussionis et mortis Hermolai Donati, fuit retentus et examinatus, et propter significationes, testificationes, et scripturas quœ habentur contra eum, clare apparet ipsum esse reum criminis prœdicti; sed propter incantationes et verba quœ sibi reperta sunt, de quibus exsistit indicia manifesta, videtur, propter obstinatam mentem suam, non esse possibile extrahere ab ipso illam veritatem, quœ clara est per scripturas et per testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infra se loqui, etc.... Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem status nostri et pro multis respectibus, prœsertìm quòd regimen nostrum occupatur in hac re, et qui interdictum est ampliùs progredere; vadit pars quòd dictus Jacobus Foscari, propter ea quœ habentur de illo, mittatur in confinium in civitate Caneœ, etc.» Notice sur le procès de Jacques Foscari, dans un volume intitulé, Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de' Dieci dalla sua prima istituzione sino a' giorni nostri, con le diverse variazioni e riforme nelle varie epoche successe. (Archives de Venise.)

Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand qui avait promis de la faire parvenir au duc, mais qui, trop averti de ce qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une pareille correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef du tribunal. Une autre version, qui paraît plus sûre, rapporte que la lettre fut surprise par un espion, attaché aux pas de l'exilé 7.

Note 7: (retour) La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette procédure.

Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la protection d'un prince étranger était un crime dans un sujet de la république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les prisons de Venise. À son arrivée, il fut soumis à l'estrapade 8. C'était une singulière destinée pour le citoyen d'une république et pour le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la question. Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant incontestable.

Note 8: (retour) Ebbe prima par sapere la verità trenta squassi di corda. (Marin Sanuto, Vite de' Duchi, F. Foscari.)

Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il répondit que c'était précisément parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne tombât entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait été fermée pour faire parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien qu'on le ferait amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois.

Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on l'aggrava, en ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an. Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de faire intervenir des étrangers dans les affaires intérieures de la république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini 9 a conté que l'empereur Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens, demanda, comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen dans le grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur de Candie; gendre du Doge, et banni par sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni l'une ni l'autre.

Note 9: (retour) Historia di Venezia, lib. 23.

Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme, ses enfans, ses parens, qu'il allait quitter pour toujours. Cette dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère circonspection qui retenait les épanchemens de la douleur paternelle et conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut dans une des grandes salles du palais, qu'une femme, accompagnée de ses quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari; qu'un père octogénaire, et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent un moment de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé. Il se jeta à leurs genoux en leur tendant des mains disloquées par la torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son père eut le courage de lui répondre: «Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans murmure à la seigneurie 10.» À ces mots, il se sépara de l'infortuné, qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie.

Note 10: (retour) Marin Sanuto, dans sa Chronique, Vite de' Duchi, se sert ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique: «Il Doge era vecchio, in decrepita eta, et camminava con una mazzetta: É quando gli ando parlogli molto constantemente che parea che non fosse suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico, e Jacopo disse, Messer padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa mia. Il Doge disse: Jacopo, va e obbedisci a quello che vuole la terra, e non cercar più oltre

L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration un père condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de la nature humaine 11; mais ici, où la première faute n'était qu'une faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père qui voit torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance? Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant, à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme la liberté?

Note 11: (retour) «Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ni suffisament louer, ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu qui rendait ainsi son cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait insensible; dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la divinité ou de la bestialité. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes s'accorde à sa gloire, que la faiblesse des jugeants fasse descroire sa vertu. Mais pour lors'quand il se fut retiré, tout le monde demoura sur la place; comme transy d'horreur et de frayeur par un long temps sans mot dire, pour avoir veu ce qui avait été fait.»

(Plutarque, Valérius Publicola.)

Quelque tems après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de l'assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus tems de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa prison.

Il me reste à raconter les suites des malheurs du père. L'histoire les attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Lorédan, l'un des chefs du conseil des Dix, de s'être livré contre ce vieillard aux conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-tems divisait leurs maisons 12.

Note 12: (retour) Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite de la déposition de François Foscari, qui est dans le volume intitulé, Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio de' Dieci. (Archives de Venise.)

François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à l'illustre amiral P. Lorédano, pour un de ses fils. L'alliance avait été rejetée, et l'inimitié s'en était accrue. Dans tous les conseils, dans toutes les affaires, le Doge trouvait toujours les Lorédano prêts à combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de dire qu'il ne se croirait réellement prince que lorsque Pierre Lorédano aurait cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque tems après d'une incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas davantage aux malveillans pour insinuer que François Foscari, ayant désiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée.

Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi mourir subitement Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela dans le moment où, en sa qualité d'avogador, il instruisait un procès contre André Donato, gendre du Doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral, qu'il avait été enlevé à la patrie par le poison.

Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait pas démenti une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait ni l'impunité ni même l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de la république.

Cependant Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire avoir à venger les pertes de sa famille 13. Dans ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les patriciens), il avait inscrit de sa propre main le Doge au nombre de ses débiteurs, «pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon oncle 14». De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette; et en effet, après la perte du Doge, il écrivit sur son registre: «Il me l'a payée, l'ha pagata

Note 13: (retour) Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tam ad animum revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quam in abecedarium vindictam opportunam.

(Palazzi, Fasti ducales.)

Note 14: (retour) Note ci-contre, et l'histoire vénitienne de Vianolo.

Jacques Lorédan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour accomplir la vengeance qu'il méditait.

Le Doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir pendant le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais; incapable de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse, il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre leurs arrêts.

Lorédan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que les infirmités du Doge, son absence dans le conseil, apportaient à l'expédition des affaires; il finit par hasarder, et réussit à faire la proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et les lois y avaient pourvu: dans ces circonstances, le Doge était suppléé par le plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du Doge, leur fut donné pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre à la délibération, on enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivit son nom au bas du décret, comme s'il y eût pris part 15.

Note 15: (retour) Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq adjoints y sont nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve pas.

Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua en ces termes 16: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une mesure que la patrie réclame, que nous lui devons. Les états ne peuvent se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir comme le nôtre est changé, et combien il le serait davantage s'il n'y avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai honte de vous faire remarquer la confusion qui règne dans les conseils, le désordre des délibérations, l'encombrement des affaires, et la légèreté avec laquelle les plus importantes sont décidées; la licence de notre jeunesse, le peu d'assiduité des magistrats, l'introduction de nouveautés dangereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de compromettre notre considération. Quelle en est la cause? l'absence d'un chef capable de modérer les uns, de diriger les autres, de donner l'exemple à tous, et de maintenir la force des lois.

Note 16: (retour) Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.

«Où est le tems où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus; où François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir être seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? Nous avons vu tout le contraire dans la dernière guerre contre le duc de Milan. Malheureuse la république qui est sans chef!

«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvéniens et leurs suites déplorables pour vous affliger, pour vous effrayer; mais pour vous faire souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet état fondé par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, à leurs institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous n'avons point de chef, il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses maîtres, apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, pour vous avertir que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est en vos mains.»

Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire, désirait que le Doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait déjà proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.

Aucune loi ne portait que le prince fût révocable: il était au contraire à vie; et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs Doges déposés prouvaient que de telles révolutions avaient été le résultat d'un mouvement populaire.

Mais, d'ailleurs, si le Doge pouvait être déposé, ce n'était pas assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres, institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait.

Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie, et les chefs du conseil des Dix, se transporteraient auprès du Doge, pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé convenable qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de remplir les fonctions. On lui donnait 1500 ducats d'or pour son entretien, et vingt-quatre heures pour se décider 17.

Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gravité, que deux fois il avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la Providence avait prolongé ses jours pour l'éprouver et pour l'affliger, et que cependant on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de la république; qu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais que, pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu'il se réservait de répondre sur ce sujet quand la volonté générale serait légalement manifestée.

Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa résolution, séance tenante; et, la réponse ayant été la même, on prononça que le Doge était relevé de son serment et déposé de sa dignité; on lui assignait une pension de 1500 ducats d'or, en lui enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous ses biens confisqués 18.

Note 17: (retour) Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.
Note 18: (retour) La notice rapporte aussi ce décret.

Le lendemain, ce décret fut porté au Doge, et ce fut Jacques Lorédan qui eut la cruelle joie de le lui présenter. Il répondit: «Si j'avais pu prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la république ne se serait pas montré assez ingrat pour préférer sa dignité à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années, je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est rendu, je m'y conformerai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, qui fut brisé en sa présence; et dès le jour suivant, il quitta ce palais, qu'il avait habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parens et de ses amis. Un secrétaire qui se trouva sur le perron, l'invita à descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui s'était rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de l'escalier des Géans, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le palais, en proférant ces paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la malice de mes ennemis m'en fait sortir.»

La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa mort, était émue de respect et d'attendrissement 19. Rentré dans sa maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de ses ennemis. Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut en droit de s'étonner qu'un prince inamovible eût été déposé sans qu'on lui reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques regrets: une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.

Note 19: (retour) On lit dans la notice ces propres mots: «Se fosse stato in loro potere, volentieri lo avrebbero restituito

Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut rendue, qui défendait au Doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la république, et les lettres des princes étrangers 20.

Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au dogat Pascal Malipior, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François Foscari; cette fois sa fermeté l'abandonna: il éprouva un tel saisissement, qu'il mourut le lendemain 21.

Note 20: (retour) Hist. di Venezia, di Paolo Morosini, lib. 24.
Note 21: (retour) Hist. di Pietro Justiniani, lib. 8.

La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité. Mais lorsqu'on se présenta pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani, déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en prince, après sa mort, celui que, vivant, on avait dépouillé de la couronne; et que, puisqu'il avait consumé ses biens au service de l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers honneurs 22. On ne tint aucun compte de cette résistance; et, malgré les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu des ornemens ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées avec la pompe accoutumée. Le nouveau Doge assista au convoi en robe de sénateur.

La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix avait outrepassé ses pouvoirs; et il lui fut défendu, par une loi du grand conseil, de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que ce ne fût pour cause de félonie 23.

Note 22: (retour) Hist. d'Egnatio, lib. 6, cap. 7.
Note 23: (retour) Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.

Un acte d'autorité tel que la déposition d'un Doge inamovible de sa nature aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins occasionner une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais, depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt une autorité, devant laquelle tout devait se taire.

EXTRAIT
DE L'HISTOIRE DES RÉPUBLIQUES DU MOYEN AGE,
PAR J.C.L. SIMONDE DE SISMONDI, TOME X.

Le Doge de Venise, qui avait prévu par ce traité une guerre non moins dangereuse que celle qu'il avait terminée presque en même tems par le traité de Lodi, était alors parvenu à une extrême vieillesse. François Foscari occupait cette première dignité de l'état dès le 13 avril 1423. Quoiqu'il fût déjà âgé de plus de cinquante-et-un ans à l'époque de son élection, il était cependant le plus jeune des quarante-et-un électeurs. Il avait eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoitait, et son élection avait été conduite avec beaucoup d'adresse. Pendant plusieurs tours de scrutin ses amis les plus zélés s'étaient abstenus de lui donner leur suffrage, pour que les autres ne le considérassent pas comme un concurrent redoutable 24. Le conseil des Dix craignait son crédit parmi la noblesse pauvre, parce qu'il avait cherché à se la rendre favorable, tandis qu'il était procurateur de Saint-Marc, en faisant employer plus de trente mille ducats à doter les jeunes filles de bonne maison, ou à établir de jeunes gentilshommes. On craignait encore sa nombreuse famille; car alors il était père de quatre enfans, et marié de nouveau; enfin on redoutait son ambition et son goût pour la guerre. L'opinion que ses adversaires s'étaient formée de lui fut vérifiée par les événemens; pendant trente-quatre ans que Foscari fut à la tête de la république, elle ne cessa point de combattre. Si les hostilités étaient suspendues durant quelques mois, c'était pour recommencer avec plus de vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit son empire sur Brescia, Bergame, Ravenne et Crême; où elle fonda sa domination de Lombardie, et parut sans cesse sur le point d'asservir toute cette province. Profond, courageux, inébranlable, Foscari communiqua aux conseils son propre caractère; et ses talens lui firent obtenir plus d'influence sur la république que n'avaient exercé la plupart de ses prédécesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompée: trois de ses fils moururent dans les huit années qui suivirent son élection; le quatrième, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut victime de la jalousie du conseil des Dix, et empoisonna par ses malheurs les jours de son père 25.

Note 24: (retour) Marin Sanuto, Vite de' Duchi di Venezia, p. 967.
Note 25: (retour) Marin Sanuto, page 968.

En effet, le conseil des Dix, redoublant de défiance envers le chef de l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par ses talens et sa popularité, veillait sans cesse sur Foscari, pour le punir de son crédit et de sa gloire. Au mois de février 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exilé à Venise, accusa en secret Jacques Foscari, auprès des inquisiteurs d'état, d'avoir reçu du duc Philippe Visconti des présens d'argent et de joyaux, par les mains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse procédure adoptée à Venise, que, sur cette accusation secrète, le fils du Doge, du représentant de la majesté de la république, fut mis à la torture. On lui arracha par l'estrapade l'aveu des charges portées contre lui; il fut relégué pour le reste de ses jours à Napoli de Romanie, avec obligation de se présenter tous les matins au commandant de la place 26. Cependant le vaisseau qui le portait ayant touché à Trieste, Jacob, grièvement malade de la torture, et plus encore de l'humiliation qu'il avait éprouvée, demanda en grâce au conseil des Dix de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint cette faveur, par une délibération du 28 décembre 1446; il fut rappelé à Trévise, et il eut la liberté d'habiter tout le Trévisan indifféremment 27.

Note 26: (retour) Marin Sanuto, p. 968.
Note 27: (retour) Ibid. Vite, p. 1123.

Il vivait en paix à Trévise, et la fille de Léonard Contarini, qu'il avait épousée le 10 février 1441, était venue le joindre dans son exil, lorsque, le 5 novembre 1450, Almoro Donato, chef du conseil des Dix, fut assassiné. Les deux autres inquisiteurs d'état, Triadano Gritti et Antonio Venieri, portèrent leurs soupçons sur Jacob Foscari, parce qu'un domestique à lui, nommé Olivier, avait été vu ce soir-là même à Venise, et avait des premiers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut mis à la torture; mais il nia jusqu'à la fin, avec un courage inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique ses juges eussent la barbarie de lui faire donner jusqu'à quatre-vingts tours d'estrapade. Cependant, comme Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimitié contre le conseil des Dix qui l'avait condamné, et qui témoignait de la haine au Doge son père, on essaya de mettre à son tour Jacob à la torture, et l'on prolongea contre lui ces affreux tourmens, sans réussir à en tirer aucune confession. Malgré sa dénégation, le conseil des Dix le condamna à être transporté à la Canée, et accorda une récompense à son délateur. Mais les horribles douleurs que Jacob Foscari avait éprouvées, avaient troublé sa raison; ses persécuteurs, touchés de ce dernier malheur, permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. Il embrassa son père, il puisa dans ses exhortations quelque courage et quelque calme, et il fut reconduit immédiatement à la Canée 28. Sur ces entrefaites, Nicolas Erizzo, homme déjà noté pour un précédent crime, confessa, en mourant, que c'était lui qui avait tué Almoro Donato 29.

Note 28: (retour) Marin Sanuto, p. 1138.--M. Ant. Sabellico, Dec. III, lib. VI, fol. 187.
Note 29: (retour) Marin Sanuto, p. 1139.

Le malheureux Doge, François Foscari, avait déjà cherché, à plusieurs reprises, à abdiquer une dignité si funeste à lui-même et à sa famille. Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son fils par ces effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses premiers enfans, il avait voulu, dès le 26 juin 1433, déposer une dignité durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée par la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout genre 30. Il renouvela cette proposition après les jugemens rendus contre son fils; mais le conseil des Dix le retenait forcément sur le trône, comme il retenait son fils dans les fers.

Note 30: (retour) Ibid., p. 1032.

En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque jour au gouverneur de la Canée, réclamait contre l'injustice de sa dernière sentence, sur laquelle la confession d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il demandait grâce au farouche conseil des Dix; il ne pouvait obtenir aucune réponse. Le désir de revoir son père et sa mère, arrivés tous deux au dernier terme de la vieillesse, le désir de revoir une patrie dont la cruauté ne méritait pas un si tendre amour, se changèrent en lui en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise pour y vivre libre, il voulut du moins y aller chercher un supplice. Il écrivit au duc de Milan, à la fin de mai 1456, pour implorer sa protection auprès du sénat: et sachant qu'une telle lettre serait considérée comme un crime, il l'exposa lui-même dans un lieu où il était sûr qu'elle serait saisie par les espions qui l'entouraient. En effet, la lettre étant déférée au conseil des Dix, on l'envoya chercher aussitôt, et il fut conduit à Venise le 19 juillet 1456 31.

Note 31: (retour) Marin Sanuto, p. 1162.

Jacob Foscari ne nia point sa lettre; il raconta en même tems dans quel but il l'avait écrite, et comment il l'avait fait tomber entre les mains de son délateur. Malgré ces aveux, Foscari fut remis à la torture, et on lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confirmerait ensuite ses dépositions. Quand on le détacha de la corde, on le trouva déchiré par ces horribles secousses. Les juges permirent alors à son père, à sa mère, à sa femme et à ses fils, d'aller le voir dans sa prison. Le vieux Foscari, appuyé sur un bâton, ne se traîna qu'avec peine dans la chambre où son fils unique était pansé de ses blessures. Ce fils demandait encore la grâce de mourir dans sa maison.--«Retourne à ton exil, mon fils, puisque ta patrie l'ordonne, lui dit le Doge, et soumets-toi à sa volonté.» Mais, en rentrant dans son palais, ce malheureux vieillard s'évanouit, épuisé par la violence qu'il s'était faite. Jacob devait encore passer une année en prison à la Canée, avant qu'on lui rendît la même liberté limitée à laquelle il était réduit avant cet événement; mais à peine fut-il débarqué sur cette terre d'exil, qu'il y mourut de douleur 32.

Note 32: (retour) Ibid., p. 1163.--Navagiero, Storia Venez., p. 1118.

Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux Doge, accablé d'années et de chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son ame; il n'assistait plus à aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir aucune des fonctions de sa dignité. Il était entré dans sa quatre-vingt-sixième année; et si le conseil des Dix avait été susceptible de quelque pitié, il aurait attendu en silence la fin, sans doute prochaine, d'une carrière marquée par tant de gloire et de malheurs. Mais le chef du conseil des Dix était alors Jacques Lorédano, fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui, toute leur vie, avaient été ennemis acharnés du vieux Doge. Ils avaient transmis leur haine à leurs enfans, et cette vieille rancune n'était pas encore satisfaite 33. A l'instigation de Lorédano, Jérôme Barbarigo, inquisiteur d'état, proposa au conseil des Dix, au mois d'octobre 1457, de soumettre Foscari à une nouvelle humiliation. Dès que ce magistrat ne pouvait plus remplir ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un autre Doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois l'abdication de Foscari, parce que la constitution ne pouvait la permettre, hésita avant de se mettre en contradiction avec ses propres décrets. Les discussions dans le conseil et la junte se prolongèrent pendant huit jours, jusque fort avant dans la nuit. Cependant on fit entrer dans l'assemblée Marco Foscari, procurateur de Saint-Marc, et frère du Doge, pour qu'il fût lié par le redoutable serment du secret, et qu'il ne pût arrêter les menées de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit auprès du Doge, et lui demanda d'abdiquer volontairement un emploi qu'il ne pouvait plus exercer. «J'ai juré, répondit le vieillard, de remplir jusqu'à ma mort, selon mon honneur et ma conscience, les fonctions auxquelles ma patrie m'a appelé. Je ne puis me délier moi-même de mon serment; qu'un ordre des conseils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le devancerai pas.» Alors une nouvelle délibération du conseil délia François Foscari de son serment ducal, lui assura une pension de 2,000 ducats pour le reste de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le palais, et de déposer les ornemens de sa dignité. Le Doge ayant remarqué parmi les conseillers qui lui portèrent cet ordre, un chef de la Quarantie, qu'il ne connaissait pas, demanda son nom: «Je suis le fils de Marco Memmo,» lui dit le conseiller. «Ah! ton père était mon ami,» lui dit le vieux Doge en soupirant. Il donna aussitôt des ordres pour qu'on transportât ses effets dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre, on le vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux frère, redescendre ces mêmes escaliers sur lesquels, trente-quatre ans auparavant, on l'avait vu installé avec tant de pompe, et traverser ces mêmes salles où la république avait reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de tant de dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il aimait; mais le conseil des Dix fit publier une défense de parler de cette révolution, sous peine d'être traduit devant les inquisiteurs d'état. Le 20 octobre, Pascal Malipieri, procurateur de Saint-Marc, fut élu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut pas néanmoins l'humiliation de vivre sujet là où il avait régné. En entendant le son des cloches qui sonnaient en actions de grâces pour cette élection, il mourut subitement d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata dans sa poitrine 34.

Note 33: (retour) Vettor Sandi, Storia civile Venez., pt. II, lib. VIII, p. 715-717.
Note 34: (retour) Marin Sanuto, Vite de' Duchi di Venezia, p. 1164.--Chronicon Eugubinum, t. XXI, p. 992.--Cristoforo de Soldo, Istoria Bresciana, t. XXI, p. 891.--Novigero, Storia Veneziana, t. XXIII, p. 1120.--M.A. Sabellico, Dec. III, lib. VIII, f. 201.

«Le Doge, blessé de trouver constamment un contradicteur et un censeur si amer dans son frère, lui dit un jour en plein conseil: «Messire Augustin, vous faites tout votre possible pour hâter ma mort: vous vous flattez de me succéder; mais si les autres vous connaissent aussi bien que je vous connais, ils n'auront garde de vous élire.» Là-dessus il se leva, ému de colère, rentra dans son appartement, et mourut quelques jours après. Ce frère, contre lequel il s'était emporté, fut précisément le successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont on aimait à tenir compté, surtout à un parent, de s'être mis en opposition avec le chef de la république.»

(Daru, Histoire de Venise; vol. II, sect. xi, p. 533.)

FIN DE L'APPENDICE.


NOTE DE LORD BYRON.

Dans l'excellent et courageux ouvrage sur l'Italie, de lady Morgan, je remarque que l'expression Rome de l'Océan est appliquée à Venise; la même phrase se retrouve dans les Deux Foscari. Heureusement mon éditeur peut attester en mon nom que la tragédie fut composée et envoyée en Angleterre avant que j'eusse vu l'ouvrage de lady Morgan, que je reçus seulement le 16 d'août. Mais je m'empresse de remarquer cette coïncidence, et de céder l'originalité de la phrase à celle qui l'a pour la première fois présentée au public. Et je le fais avec d'autant plus d'empressement, que l'on m'apprend (car je me suis peu donné la peine de m'en assurer par moi-même) que je viens d'être l'objet d'une accusation de plagiat. Déjà l'on m'avait envoyé sous le voile de l'anonyme une déclaration menaçante de la même espèce, sans doute dans le but d'arracher de moi quelque argent. Quoi qu'il en soit, je n'ai rien à répondre aux imputations de ce genre. L'on m'accuse d'avoir composé la description d'un voyage en vers d'après le récit de plusieurs naufrages réels en prose, en prenant à cette source tous les matériaux qui me semblaient le plus importans. Gibbon fait un mérite au Tasse «d'avoir copié dans les chroniqueurs les plus minutieux détails du siége de Jérusalem.» La même chose est peut-être à blâmer chez moi; je m'en soucie fort peu.

Pendant que je travaillais à défendre le caractère de Pope, la troupe famélique des écrivains de Grub-Street semble avoir voulu attaquer le mien: rien de mieux, pour eux et pour moi. Une des accusations portées dans leur épître anonyme est surtout fort amusante: on y pose en fait sérieusement que «j'ai reçu 500 livres sterling pour avoir annoncé le cirage patenté de Day et Martin.» Voilà le compliment le plus flatteur que l'on ait jamais accordé à la puissance de mon style. On y voit encore la preuve qu'une personne a tenté de faire connaissance avec M. Townsend (homme de lois, qui vint, il y a trois ans, me trouver à Venise pour affaire), dans l'intention de recevoir de ce visiteur accidentel la confidence de quelques diffamations particulières sur mon compte. M. Townsend est libre de dire ce qu'il sait. Je ne rappelle cette circonstance que pour indiquer quel misérable monde se trouve renfermé au milieu du monde littéraire, et comment ces honnêtes gens-là travaillent. On me fait un autre crime, m'a-t-on dit, dans la Gazette littéraire, d'avoir écrit des notes pour la Reine Mab, ouvrage que je n'avais jamais vu avant sa publication, et que je me souviens d'avoir alors montré à M. Sotheby comme un poème d'un mérite et d'une imagination remarquable. Je n'ai pas écrit une seule de ces notes; je ne les ai jamais vues manuscrites. Personne même ne sait mieux que leur véritable auteur combien nous différons tous deux matériellement d'opinion quant à la partie métaphysique de l'ouvrage; mais je n'en admire pas moins hautement, avec tout ce qui n'est pas aveuglé par la bassesse et la bigotterie, ce qu'il y a de poésie dans cette production et dans les autres du même auteur.

M. Southey aussi, dans la pieuse préface d'un poème où l'irréligion est aussi inoffensive que dans Wat-Tyler l'esprit de sédition, attendu que l'un et l'autre restent également absurdes, invoque contre moi la sévérité des lois, attendu que la tolérance de pareils écrits aurait conduit à la révolution française: non pas des écrits dans le genre de Wat-Tyler, mais de ceux de l'école satanique. Cela est faux, et M. Southey sait fort bien que cela est faux. Tous les écrivains français de quelqu'indépendance furent persécutés; Voltaire et Rousseau furent exilés, Marmontel et Diderot furent mis à la Bastille; et le despotisme de ce tems fit une guerre continuelle à tous les écrivains de la même secte. En second lieu, la révolution française ne fut pas occasionnée par un écrit quelconque; elle serait arrivée quand même aucun de ces écrits n'eût existé. C'est la mode d'attribuer tout à la révolution française, et la révolution française à tout, excepté à sa réelle cause. Cette cause est évidente:--le gouvernement exigeait trop, et le peuple ne pouvait donner ni supporter davantage; sans cela, les encyclopédistes auraient inutilement usé toutes les plumes du monde. Et la révolution anglaise--(la première, j'entends), par qui fut-elle occasionnée? Certes, les puritains étaient aussi pieux, aussi sévères que Wesley ou son biographe! Je le répète donc; les actes,--les actes de la part du gouvernement, et non pas les écrits qui les attaquent, ont causé les tourmentes passées, et causeront celles qui se préparent.

Je ne suis pas révolutionnaire, mais je les regarde comme inévitables. Mon vœu serait de voir la constitution anglaise restaurée plutôt que renversée. Aristocrate par ma naissance, et j'ajouterai par mon caractère, j'ai encore la plus grande partie de ma fortune dans les fonds publics; qu'aurais-je donc à gagner à une révolution? Peut-être ai-je plus à y perdre, en tous cas, que M. Southey, avec toutes ses places, ses gratifications, pour ses panégyriques et ses calomnies. Mais, je le répète, une révolution est inévitable. Que le gouvernement soit fier d'avoir réprimé quelques misérables tumultes; ils ne sont que de faibles vagues repoussées pour un instant du rivage, tandis que la grande marée roule cependant, et gagne à chaque minute un nouveau terrain. M. Southey nous accuse de saper la religion du pays; croit-il donc la soutenir en écrivant des vies telle que celle de Wesley? Jamais un culte ne tombe sans qu'un autre ne le remplace. Il n'y eut, il n'y aura jamais de contrée sans religion. On nous citera encore la France; mais ce fut dans Paris seulement un parti frénétique, qui soutint, et pour un instant encore, la dogmatique absurdité de la théophilantropie. Si l'église d'Angleterre est renversée, elle tombera sous les coups des sectaires, et non pas des sceptiques. Les hommes sont aujourd'hui trop sages, trop éclairés, trop convaincus de leur immense importance dans les royaumes de la métaphysique, pour jamais se soumettre à l'impiété du doute. Il peut y avoir quelques spéculateurs incrédules; mais c'est comme quelques rares gouttes d'eau dans le pâle rayon de la raison humaine. Ils sont en fort petit nombre; et leurs opinions, dépouillées d'enthousiasme et sans aliment pour les passions, ne feront jamais de prosélytes,--à moins toutefois qu'on ne les persécute: cette circonstance, sans doute, pourrait leur donner quelque importance.

M. Southey triomphe avec une lâche férocité, en prévoyant le repentir du lit de mort des objets de sa haine; il a formé lui-même une charmante vision du jugement en prose aussi bien qu'en vers, et remplie de la plus impudente impiété. Quelles seront les sensations de M. Southey ou les miennes, dans l'instant terrible où il faudra quitter la vie? c'est ce que ni lui ni moi ne devrions songer à décider. Je n'ai pas attendu mon lit de mort pour me repentir d'une foule d'actions; j'ai cela de commun avec la plupart des hommes, tant soit peu réfléchis, et en dépit de l'orgueil diabolique que, dans sa fureur, ce misérable renégat attribue à ceux qui le méprisent. Sans doute il ne m'appartient pas de peser et de déterminer ce que j'ai pu faire de bien ou de mal; mais du moins je puis borner ma défense à l'assertion très-facile à prouver, que, dans ma position, j'ai toujours fait plus de bien réel dans une seule année, depuis que j'ai atteint ma vingtième, que n'en a fait M. Southey dans tout le cours de sa méprisable et mobile existence. Il est quelques actions que je puis me rappeler avec un noble orgueil, et que les calomnies d'un écrivain vendu ne sauraient atteindre. Il en est d'autres auxquelles je me reporte avec douleur et repentir; mais le seul acte de ma vie que M. Southey puisse réellement connaître, puisqu'il me mit en rapport avec l'un de ses amis intimes, ne saurait certainement être une occasion de déshonneur pour cet ami ni pour moi-même.

Je n'ignore pas les autres calomnies de M. Southey; je sais tout ce qu'il osa publier, à son retour de Suisse, contre moi et d'autres personnes honorables: dans ce monde, cette conduite lui a fait peu de profit, et si sa croyance est la bonne, elle doit lui en faire encore moins dans l'autre. Il ne m'appartient pas de préjuger quel sera son lit de mort: c'est une affaire entre lui et son créateur. Mais, certes, il est plaisant et odieux de voir l'arrogance de ce prédicateur indifférent de toutes les doctrines, désignant à la damnation éternelle, ses frères, quand il a dans son pupitre des productions telles que Wat-Tyler, l'Apothéose de George III, et l'Élégie sur Martin le régicide. Il semble que l'une de ses consolations soit une certaine note latine d'un certain ouvrage d'un certain M. Landor, pour lequel l'amitié de Robert Southey sera, dit-il, un honneur, quand les disputes éphémères et les éphémères réputations du jour seront oubliées. Pour moi, je n'envie pas une amitié ni une gloire réversible, avec les intérêts, comme la fortune de M. Thélusson, à la troisième et quatrième génération.--Cette amitié sera probablement aussi mémorable que les épopées de M. Southey, desquelles Porson a dit (comme je l'ai répété, il y a dix ou douze ans, dans les Bardes anglais), qu'on s'en souviendrait quand Homère et Virgile seront oubliés, et non pas avant. Je le laisse pour le présent.

FIN DE LA NOTE.




CAÏN,

MYSTÈRE.

«Or le serpent était le plus malin
des animaux que le Seigneur Dieu
avait faits.»
(Genèse, chap. III, vers. I.)








A

SIR WALTER SCOTT, BARONNET,



Ce Mystère de Caïn est dédié, par son obligé ami et dévoué serviteur,

L'AUTEUR.





PRÉFACE.


Les scènes suivantes sont intitulées Mystère, par allusion à l'ancien titre de mystère ou moralité donné aux drames dont le sujet était analogue. L'auteur n'a cependant pas pris les mêmes libertés qui jadis étaient tolérées dans les ouvrages de ce genre, comme peut s'en convaincre tout lecteur curieux de consulter ces productions très-profanes, en anglais, en français, en italien ou en espagnol. L'auteur s'est efforcé de conserver le langage qui convenait le mieux à ses personnages; et quand il a cru devoir emprunter celui de l'Écriture, il l'a reproduit en l'altérant aussi peu, même quant aux paroles, que pouvait le permettre le rhythme poétique. Le lecteur se souviendra que la Genèse ne dit pas qu'Ève fut tentée par un démon, mais par le serpent; et cela, uniquement parce qu'il était le plus subtil des animaux. Quelle que soit l'interprétation que les rabbins et les pères aient donnée à ce passage, j'ai dû prendre les mots comme je les ai trouvés, et répliquer avec l'évêque Watson, quand on lui citait en pareille occasion les Pères, tandis qu'il était recteur de Cambridge: «Voyez le livre,» entendant parler de l'Écriture. Il faut encore se rappeler que mon sujet n'a rien de commun avec le Nouveau-Testament, et que l'on ne pourrait, sans anachronisme, s'y reporter le moins du monde.

Depuis long-tems je n'ai lu de poèmes sur des sujets religieux. Je n'ai pas relu Milton depuis l'âge de vingt ans; mais avant cet âge, je l'avais tant de fois parcouru, que l'impression ne s'en est jamais effacée. Je n'ai pas lu la Mort d'Abel de Gessner depuis l'âge de huit ans, à Aberdeen. Le souvenir que j'en ai conservé est en général agréable; mais quant aux détails, je me souviens seulement que la femme de Caïn s'appelait Meala.--Dans mon ouvrage, je les appelle Adah et Zillah, les premiers noms féminins qui soient écrits dans la Genèse; c'était celui des femmes de Lamech: celles de Caïn et d'Abel ne sont pas désignées par leurs noms. Ainsi, dans le cas où le même sujet nous aurait inspiré quelques idées analogues, je puis dire que je l'ignore, et je ne m'en soucie que légèrement.

Le lecteur n'oubliera pas non plus qu'on ne trouve pas une seule allusion à la vie future dans les ouvrages de Moïse, ni même dans tout le vieux Testament. Les raisons de cette singulière omission sont développées dans le livre de Warburton, de la Légation divine; elles sont, ou elles ne sont pas satisfaisantes: mais il est certain qu'on n'en a pas trouvé de meilleures. J'ai pu supposer, dans tous les cas, que Caïn n'en avait pas encore pris connaissance, sans avoir eu besoin, je l'espère, de falsifier l'Écriture-Sainte.

Quant au langage de Lucifer, je ne pouvais guère le modeler sur celui d'un prédicateur chrétien; mais j'ai fait ce qui était en mon pouvoir pour le maintenir dans les bornes de la politesse spiritualiste.

S'il se défend d'avoir tenté Ève sous la forme du serpent, c'est uniquement parce que la Genèse n'offre pas la plus indirecte allusion à quelque chose de ce genre, et qu'elle ne met en scène le serpent que dans le cercle de ses facultés serpentines.


NOTA.--Le lecteur remarquera que l'auteur adopte dans ce poème l'opinion de Cuvier, que le monde, avant la création de l'homme, avait été déjà plusieurs fois détruit. Cette hypothèse, fondée sur l'étude des différentes couches de terre, et sur les ossemens des énormes animaux dont la race est perdue, et que l'on a trouvés parmi elles, n'est pas contraire au récit de Moïse, et sert plutôt à le confirmer. Nul ossement humain n'a été découvert, bien que ceux d'autres animaux dont la race est encore aujourd'hui conservée se retrouvent mêlés aux squelettes des races disparues. L'assertion de Lucifer, que le monde préadamite fut aussi peuplé d'êtres raisonnables, d'une intelligence supérieure à celle de l'homme, et doués d'une force comparable à celle du mammoth, etc., etc., est d'ailleurs une fiction poétique destinée à le servir dans ses projets de séduction.

Je dois ajouter qu'Alfieri a fait une tramélogédie intitulée Abel. Je ne l'ai jamais lue, non plus qu'aucun des autres ouvrages posthumes de cet écrivain, à l'exception de sa Vie.



PERSONNAGES.

HOMMES.

ADAM.
CAÏN.
ABEL.

FEMMES

ÈVE.
ADAH.
ZILLAH.

ESPRITS

L'ANGE DU SEIGNEUR.
LUCIFER.




CAÏN.




ACTE PREMIER.



SCÈNE PREMIÈRE.

(La scène se passe hors du Paradis.--Le soleil se lève.)

ADAM, ÈVE, CAÏN, ABEL, ADAH, ZILLAH,
offrant un sacrifice.


ADAM.

O Dieu, l'éternel, l'infini, le très-sage!--toi qui d'une parole fis jaillir des ténèbres la lumière sur l'abîme des eaux:--salut, Jéhovah! salut encore au retour de la lumière!

ÈVE.

O Dieu! qui nommas le jour, et séparas pour la première fois le matin de la nuit;--toi qui divisas les flots, et donnas le nom de firmament à une partie de ton ouvrage,--à jamais, salut!

ABEL.

O Dieu! qui transformas les élémens en terre, en eau, en air et en flamme; toi, père des jours et des nuits, et avec eux des mondes éclairés de leurs flambeaux, ou voilés de leurs ténèbres; toi qui communiques l'existence à des êtres faits pour en jouir et pour les aimer aussi bien que toi,--salut, mille fois salut!

ADAH.

Dieu éternel! père de toutes choses! qui créas ces êtres excellens et brillans de beauté, pour être aimés plus que toutes choses, à l'exception de toi,--permets-moi de les confondre avec toi dans le même amour.--Salut! mille fois salut!

ZILLAH.

O Dieu! qui, malgré ton amour, ta puissance et ta bonté, permis au serpent de nous séduire, et d'arracher mon père au paradis terrestre, préserve-nous aujourd'hui d'autres malheurs.--Salut! mille fois salut!

ADAM.

Caïn, mon fils, mon premier né, pourquoi gardes-tu le silence?

CAÏN.

Pourquoi parlerais-je?

ADAM.

Pour prier.

CAÏN.

N'avez-vous pas prié vous-même?

ADAM.

Oui, et de la plus grande ferveur.

CAÏN.

Et très-haut: je vous ai entendus.

ADAM.

Puisse Dieu nous avoir également entendus!

ABEL.

Ainsi soit-il!

ADAM.

Et cependant mon fils aîné se tait encore.

CAÏN.

Mieux vaut que je reste silencieux.

ADAM.

Pourquoi?

CAÏN.

Je n'ai rien à demander.

ADAM.

Rien dont tu puisses rendre grâce?

CAÏN.

Non.

ADAM.

Ne vis-tu pas?

CAÏN.

Ne dois-je pas mourir?

ÈVE.

Hélas! le fruit défendu de l'arbre commence à tomber devant nous.

ADAM.

Et nous devons le recueillir. O Dieu! pourquoi as-tu planté l'arbre de la science?

CAÏN.

Et pourquoi n'avez-vous pas cueilli le fruit de l'arbre de vie? alors vous auriez pu le braver!

ADAM.

O mon fils! ne blasphème pas: c'est ainsi que parlait le serpent.

CAÏN.

Pourquoi pas? le reptile parlait bien. Vous aviez l'arbre de la science, vous aviez celui de la vie:--la science est bonne et la vie est bonne; comment donc toutes deux peuvent-elles être mauvaises?

ÈVE.

Mon fils, tu parles comme à l'instant où je péchai, alors que tu n'étais pas encore né. Ne me rappelle pas mon malheur par le tien. Je me suis repentie. Ne m'offre pas la vue de l'un de mes enfans succombant aux inspirations du serpent devant les murs mêmes du paradis qu'il a pour jamais fermé à tes parens. Sois satisfait de ce qui est. Sans notre curiosité fatale, tu serais heureux dans ce moment,--ô mon cher fils!

ADAM.

Nos prières sont terminées, séparons-nous, et reprenons nos travaux: ils sont nécessaires sans être pénibles. La terre est jeune encore; elle récompense volontiers, par le don de ses fruits, notre léger travail.

ÈVE.

Caïn, vois ton père calme et résigné: fais comme lui.

(Adam et Ève sortent.)

ZILLAH.

Ne le veux-tu pas, mon frère?

ABEL.

Pourquoi ce nuage qui obscurcit ton front? il ne peut te servir de rien, si ce n'est à réveiller le courroux de l'Éternel.

ADAH.

Mon cher Caïn, serais-je également l'objet de ton courroux?

CAÏN.

Non, Adah! seulement je voulais être seul un instant. Abel! je souffre; mais ce mal sera passager. Devance mes pas, mon frère,--je ne tarderai pas à te suivre; et vous aussi, mes sœurs, ne tardez pas davantage: vous ne devez pas recevoir un repoussant accueil. Je vous suis.

ADAH.

Mais je reviendrai, si tu tardes quelque tems.

ABEL.

La paix du Seigneur soit dans votre ame, mon frère!

(Sortent Abel, Zillah, Adah.)

CAÏN, seul.

Et c'est là la vie!--Travailler! et pourquoi travailler?--parce que mon père n'a pu conserver sa place dans l'Éden. Mais en suis-je cause?--je n'étais pas né; je ne cherchais pas à naître, et je ne tiens nullement au sort dans lequel m'a placé cette naissance. Pourquoi faut-il qu'il ait cédé au serpent et à la femme? ou pourquoi souffrir d'avoir cédé? Quel crime dans cette faiblesse? L'arbre était planté, pourquoi ne l'était-il pas pour lui? et sinon, pourquoi le placer près de lui, au centre de l'Éden, et le plus beau de tous les arbres? A toutes mes questions, ils n'ont qu'une réponse: «Il l'a voulu; il est bon.» Et comment puis-je le savoir? Parce qu'il est tout-puissant, s'ensuit-il qu'il soit souverainement bon? Je ne le juge que par les résultats:--ils sont amers.--Faut-il que je les subisse pour une faute qui n'est pas la mienne? Mais qu'aperçois-je près d'ici?--une forme comme celle des anges; mais l'aspect plus triste et plus sévère que le leur. Je frémis malgré moi; pourquoi cependant le craindrais-je plus que les autres esprits dont je vois tous les jours, dans le crépuscule, les épées flamboyantes, alors qu'errant autour des portes dont l'entrée nous est interdite, je cherche à saisir quelque chose des jardins qui devaient être mon héritage, avant que la nuit n'en obscurcisse les murailles et les arbres immortels? Si les chérubins armés ne m'effraient pas, pourquoi frémirais-je à l'aspect de celui qui maintenant s'approche? Cependant, il semble plus puissant qu'eux tous; leur égal en beauté, et cependant moins radieux qu'il ne fut ou pourrait être. Le chagrin semble une partie de son immortalité; se pourrait-il? et la douleur ne serait-elle pas le partage exclusif des hommes? Le voici.

(Entre Lucifer.)

LUCIFER.

Mortel!

CAÏN.

Ange! quel es-tu?

LUCIFER.

Le maître des anges.

CAÏN.

S'il est ainsi, peux-tu les abandonner, et descendre près d'une vile poussière?

LUCIFER.

Je connais les pensées de la poussière; j'y compatis, ainsi qu'aux vôtres.

CAÏN.

Eh quoi! vous connaissez mes pensées?

LUCIFER.

Elles sont celles de tout être digne de penser;--c'est la partie immortelle de votre substance qui parle en vous.

CAÏN.

Quelle partie immortelle? cela ne nous a pas été révélé. L'arbre de vie nous fut enlevé par la folie de mon père, et celui de la science fut trop tôt dépouillé par l'avidité de ma mère; tout le fruit qui nous en soit resté est la mort!

LUCIFER.

Ils t'ont trompé; tu vivras.

CAÏN.

Je vis, mais je vis pour mourir. Je ne vois rien dans la mort qui m'effraie, si ce n'est que je sens un frisson invincible, un aveugle et naturel instinct de vie que j'abhorre, autant que je me méprise moi-même, et cependant que je ne puis dompter:--voilà pourquoi je vis encore. Pourquoi suis-je, hélas! né?

LUCIFER.

Tu vis, et tu vivras à jamais. Ne crois pas que la terre qui forme ton enveloppe soit la condition de ton existence:--elle te quittera, et tu seras encore le même.

CAÏN.

Le même! et pourquoi pas mieux?

LUCIFER.

Il se pourra que tu sois comme nous.

CAÏN.

Et vous?

LUCIFER.

Nous sommes éternels.

CAÏN.

Êtes-vous heureux?

LUCIFER.

Nous sommes puissans.

CAÏN.

Êtes-vous heureux?

LUCIFER.

Non: l'es-tu?

CAÏN.

Comment le serais-je? Regarde-moi.

LUCIFER.

Pauvre argile! Et tu as la prétention d'être malheureux! toi!

CAÏN.

Je le suis.--Mais toi, avec toute ta puissance, qui es-tu?

LUCIFER.

Un être qui aspire au rang de ton créateur, et qui ne t'aurait pas fait ce que tu es.

CAÏN.

Ah! tu me sembles presque un dieu, et--

LUCIFER.

Je ne le suis pas; et n'ayant pu le devenir, je ne veux être que ce que je suis. Il a vaincu; qu'il règne!

CAÏN.

Qui?

LUCIFER.

Le créateur de ton père et celui de la terre.

CAÏN.

Et du ciel, de tout ce qu'il renferme. J'ai entendu ses anges le chanter, et mon père le redire.

LUCIFER.

Ils disent--ce qu'ils sont forcés de chanter et de dire, sous peine d'être ce que je suis,--ce que tu es: des esprits et des hommes.

CAÏN.

Et que sommes-nous?

LUCIFER.

Des ames qui osent jouir de leur immortalité,--des ames qui osent regarder en face leur éternel tyran, et lui dire que son mal n'est pas bon. Si, comme il le dit, il nous a créés--ce que je ne sais ni ne crois;--quoi qu'il en soit--il ne peut nous anéantir: nous sommes immortels!--Bien plus, il en est ravi, afin de nous torturer davantage. Qu'il le fasse donc: il est tout-puissant;--mais dans sa grandeur, il n'est pas plus heureux que nous au milieu de nos tourmens. La bonté n'aurait pas fait le mal; et qu'a-t-il fait autre chose? Laissons-le cependant reposer sur son trône immense et solitaire; qu'il crée des mondes nouveaux pour adoucir l'ennui d'une insipide éternité et d'une immense solitude! Qu'il lance dans l'espace globes sur globes: le tyran n'en est pas moins seul; et s'il pouvait donner la faculté de le combattre, il serait moins malheureux. Mais qu'il règne, et que sans cesse il multiplie sa misère. Esprits et hommes, nous devons entre nous sympathiser: nos souffrances sont communes; apprenons à les supporter, en réunissant à jamais notre misère, tandis que lui, accablé sous le poids de sa grandeur, il ne pourra que créer encore, et toujours créer.--

CAÏN.

Tu me parles de choses qui, depuis long-tems, flottent comme autant de visions à travers mes pensées: je ne pouvais concilier ce que je vois avec ce que j'entends. Mon père et ma mère me parlent de serpent, d'arbres et de fruits; je vois les portes de ce qu'ils nomment leur paradis gardées par l'épée flamboyante de chérubins qui nous repoussent, eux et moi; je sens le poids d'un travail journalier et d'une constante pensée; je contemple un monde où je ne semble rien, avec des idées qui semblent capables de tout maîtriser:--mais je me croyais seul en proie à ce genre de misère.--Mon père est abattu; ma mère n'a plus cette ame qui lui faisait aspirer après la science, au risque d'une malédiction éternelle; mon frère est un jeune gardeur de troupeaux, qui offre les premiers nés de ses brebis à celui qui ne permet pas à la terre de rien donner qui ne soit arrosé de nos sueurs; ma sœur Zillah chante un hymne d'actions de grâces avant les oiseaux du matin; et mon Adah, ma bien-aimée, elle ne comprend rien aux soucis qui me dévorent: en un mot, jusqu'alors, aucun être n'avait sympathisé avec moi. Eh bien!--je suis ravi de m'associer aux esprits.

LUCIFER.

Si ton ame ne te rendait pas digne d'une pareille association, je n'apparaîtrais pas maintenant à tes yeux. Comme la première fois, un serpent eût suffi pour te charmer.

CAÏN.

Oh! serait-ce donc toi qui tentas ma mère?

LUCIFER.

Je ne tente qu'avec l'appât de la vérité. N'y avait-il pas l'arbre de la science? l'arbre de vie n'était-il pas encore chargé de fruits? Suis-je cause qu'elle trembla d'y toucher? Est-ce moi qui plaçai des objets défendus à la portée d'êtres innocens, et que leur innocence même devait rendre curieux? Moi, je vous aurais créés des dieux; et celui qui vous a exilés ne l'a fait que pour vous empêcher «de manger le fruit de vie, et de devenir des dieux comme nous.» N'étaient-ce pas là ses paroles?

CAÏN.

Oui; et je les entendis de ceux qui les avaient entendues au milieu des éclairs.

LUCIFER.

Quel était donc le démon, de celui qui vous défendait de vivre, ou de celui qui voulait vous faire vivre à jamais dans le bonheur et le pouvoir de la science?

CAÏN.

Pourquoi n'ont-ils pas ravi le fruit de l'un et de l'autre arbre, ou n'ont-ils pas laissé tous les deux?

LUCIFER.

L'un vous appartient déjà, l'autre peut vous appartenir encore.

CAÏN.

Et par quel moyen?

LUCIFER.

En résistant; en demeurant vous-mêmes. L'ame est supérieure à tout, quand l'ame veut bien se comprendre, quand elle se fait le point central du cercle qui l'entoure,--et qu'elle est faite pour maîtriser.

CAÏN.

Mais n'as-tu pas tenté mes parens?

LUCIFER.

Moi? misérable poussière! et pourquoi, comment les aurais-je tentés?

CAÏN.

Le serpent, disent-ils, était un esprit.

LUCIFER.

Qui l'a dit? cela n'est pas écrit là-haut. L'homme, dans ses craintes immenses et sa petite vanité, peut bien rejeter sur les substances spirituelles le tort de sa propre chute; mais notre orgueilleux despote ne voudrait pas falsifier ainsi les faits. Le serpent était le serpent,--rien de plus, et cependant l'égal de ceux qu'il tenta, par sa nature terrestre comme la leur;--leur supérieur en sagesse, puisqu'il put les séduire, et leur donner la connaissance qui devait détruire leurs insipides plaisirs. Crois-tu que je voulusse revêtir l'enveloppe des êtres qui doivent mourir?

CAÏN.

Mais, enfin, le reptile avait-il un démon en lui?

LUCIFER.

Il ne fit qu'en éveiller un dans ceux qu'entraînait sa langue venimeuse. Je te répète que le serpent n'était rien de plus qu'un serpent: demande-le au chérubin qui garde l'arbre séducteur. Quand des milliers de siècles auront roulé sur vos cendres dispersées et sur celles de votre race, les habitans de la terre pourront bien alors cacher sous les fables leurs fautes primitives, m'attribuant un déguisement que je méprise, comme je méprise tout ce qui plie le genou devant celui qui ne fit des êtres que pour les courber devant sa triste et solitaire éternité; mais nous qui voyons la vérité en face, nous devons la reproduire. Tes malheureux parens écoutèrent les conseils d'un reptile; ils tombèrent. Et pourquoi les esprits les auraient-ils tentés? Quel objet digne d'envie, que les bornes étroites de votre paradis, pour des intelligences qui peuvent traverser l'espace!--Mais je te parle de choses que tu ignores, avec ton arbre de la science.

CAÏN.

Mais du moins tu ne peux parler d'une nouvelle science sans m'inspirer le désir de la pénétrer, la soif de m'en abreuver; oui, mon ame est digne de la comprendre.

LUCIFER.

En aurais-tu le courage?

CAÏN.

Tu peux l'éprouver.

LUCIFER.

Oserais-tu contempler la mort?

CAÏN.

Je ne l'ai pas encore vue.

LUCIFER.

Mais tu devras la subir.

CAÏN.

Mon père dit que c'est une chose terrible, ma mère pleure en l'entendant nommer: Abel, alors, lève les yeux au ciel; Zillah laisse retomber les siens vers la terre, en soupirant une prière; Adah me regarde, et se tait.

LUCIFER.

Mais toi?

CAÏN.

D'indicibles pensées pénètrent dans mon cœur embrasé, quand j'entends parler de cette toute-puissante mort qui semble inévitable. Ne pourrais-je lutter contre elle? J'ai lutté avec le lion, quand j'étais encore enfant; je jouais avec lui, jusqu'à ce qu'il s'échappât de mes bras en rugissant.

LUCIFER.

Elle n'a pas de forme; mais elle anéantira tous les êtres, enfans de la terre, qui sont revêtus d'une forme.

CAÏN.

Ah! je croyais que c'était un être; et quel autre qu'un être pouvait créer quelque chose d'aussi fatal aux êtres?

LUCIFER.

Demande au destructeur.

CAÏN.

Quel est-il?

LUCIFER.

Le créateur.--Donne-lui le nom qu'il te plaira; il ne crée que pour détruire.

CAÏN.

Je ne le savais pas; cependant, au nom de la mort, je le conjecturais: je ne la connais pas, mais elle me semble horrible. Dans la vaste désolation des nuits, je l'ai recherchée, j'ai tenté de la surprendre; et quand je voyais les formes gigantesques que l'ombrage jetait sur les murs d'Éden, et que traversait le glaive étincelant des chérubins, j'attendais après ce que je croyais elle: car, en même tems que la crainte, naissait dans mon cœur le désir de connaître ce qui devait tous nous subjuguer;--mais rien ne se présentait. Alors je détachais mes yeux accablés de la vue du paradis défendu, notre première patrie; je les reportais aux flambeaux répandus sur nos têtes, si nombreux et si ravissans: eux aussi devront-ils donc mourir?

LUCIFER.

Peut-être;--mais long-tems après que vous ne serez plus, toi et les tiens.

CAÏN.

J'en suis ravi; je n'aurais pas voulu les voir mourir: ils sont trop beaux. Qu'est-ce que la mort? Je sens, et je le crains, que c'est une chose terrible; mais, pourquoi? je ne puis le comprendre. On nous l'a dénoncée comme un mal, à nous, à ceux qui péchèrent, à ceux qui ne péchèrent pas:--ce mal, quel est-il?

LUCIFER.

On l'apprend dans la terre.

CAÏN.

Mais pourrai-je le connaître?

LUCIFER.

Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis répondre.

CAÏN.

Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y aurait pas de mal; et que n'ai-je jamais été autre chose!

LUCIFER.

Ce vœu est ignoble; il est même indigne de ton père: car, du moins, il souhaita de connaître.

CAÏN.

Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre de vie.

LUCIFER.

Il en fut empêché.

CAÏN.

Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hélas! à peine si j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute:--je tremble devant ce que j'ignore!

LUCIFER.

Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voilà quelle est la vraie science.

CAÏN.

Veux-tu m'apprendre tout?

LUCIFER.

Oui, à une condition.

CAÏN.

Désigne-la.

LUCIFER.

C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi--ton seigneur.

CAÏN.

Tu n'es pas le seigneur que mon père adore.

LUCIFER.

Non.

CAÏN.

Es-tu son égal?

LUCIFER.

Non;--je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux être au-dessus,--au-dessous, tout enfin, plutôt que de partager ou de reconnaître son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant je suis grand;--il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore m'adorera dans la suite:--sois au nombre des premiers.

CAÏN.

Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant le Dieu de mon père, bien que mon frère Abel me conjurât souvent de me joindre à lui dans un commun sacrifice:--pourquoi fléchirais-je devant toi?

LUCIFER.

N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui?

CAÏN.

Je te l'ai dit;--et quel besoin de le dire? ta science suprême ne doit-elle pas te l'apprendre?

LUCIFER.

Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant moi!

CAÏN.

Je ne fléchis devant personne.

LUCIFER.

Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par cela même me l'accorder.

CAÏN.

Que veux-tu dire?

LUCIFER.

Tu le sauras--et bientôt.

CAÏN.

Découvre-moi du moins le mystère de mon existence.

LUCIFER.

Suis-moi où je te conduirai.

CAÏN.

Mais je dois retourner pour travailler à la terre;--j'ai promis--

LUCIFER.

Quoi?

CAÏN.

De cueillir les prémices de quelques fruits.

LUCIFER.

Pourquoi?

CAÏN.

Pour les offrir sur un autel avec Abel.

LUCIFER.

N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant celui qui t'a créé?

CAÏN.

Oui;--mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné: l'offrande est plutôt la sienne que la mienne,--et Adah--

LUCIFER.

Pourquoi hésiter ainsi?

CAÏN.

C'est ma sœur, née le même jour, des mêmes entrailles; elle m'a arraché à force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout.

LUCIFER.

Alors, suis-moi!

CAÏN.

Volontiers.

(Entre Adah.)

ADAH.

Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur,--et nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin; mais j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs; ils sont colorés comme la lumière à laquelle ils doivent leur saveur: viens!

CAÏN.

Ne vois-tu pas?

ADAH.

Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos instans de repos?--il est le bien-venu.

CAÏN.

Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus.

ADAH.

Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble. Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir quelquefois à notre table.--Que veut-il?

CAÏN, à Lucifer.

Le veux-tu?

LUCIFER.

Et toi, veux-tu être à moi?

CAÏN.

Il faut que je m'éloigne avec lui.

ADAH.

Quoi! nous laisser?

CAÏN.

Oui.

ADAH.

Moi!

CAÏN.

Chère Adah!

ADAH.

Laisse-moi te suivre.

LUCIFER.

Non! elle ne le doit pas.

ADAH.

Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux cœurs?

CAÏN.

C'est un dieu.

ADAH.

Comment le sais-tu?

CAÏN.

Il parle comme un dieu.

ADAH.

Le serpent aussi, et il mentait.

LUCIFER.

Tu te trompes, Adah!--L'arbre dont il parlait n'était-il pas celui de la science?

ADAH.

Oui,--pour notre malheur éternel.

LUCIFER.

Encore ce malheur était-il la science:--il n'a donc pas menti. S'il vous a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vérité; et l'essence de la vérité ne peut être que bonne.

ADAH.

Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a réuni sur nos têtes tous les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et lassitude; regrets du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas. Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons déjà souffert, et aime-moi.--Je t'aime.

LUCIFER.

Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton père?

ADAH.

Oui; est-ce un péché encore?

LUCIFER.

Non,--pas encore; mais plus tard c'en sera un--pour vos enfans.

ADAH.

Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frère Énoch?

LUCIFER.

Comme tu aimes Caïn? non.

ADAH.

O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des êtres aimans comme eux? N'ont-ils pas sucé le lait du même sein? Leur père n'était-il pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que moi? Ne nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne multiplions-nous pas des êtres qui se chériront encore, et comme je te chéris, mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des nôtres.

LUCIFER.

Le péché dont je parle n'est pas de mon œuvre; en vous, il ne peut être un péché,--bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez votre humanité.

ADAH.

Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même? Les circonstances peuvent-elles tour à tour transformer le péché en vertu?--S'il en est ainsi, nous sommes donc les esclaves de--

LUCIFER.

Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et de plus élevés qu'eux ont préféré la liberté des tortures aux lentes agonies d'une adulation qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prières intéressées vers le Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il était tout-puissant, parce qu'il éveillait leur ambition ou leur terreur.

ADAH.

La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté.

LUCIFER.

Alors, que signifie Éden?

ADAH.

Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que le serpent, tu es beau: tu es aussi menteur que lui.

LUCIFER.

Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle pas conquis la science du bien et du mal?

ADAH.

O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à tes descendans qu'à toi-même. Toi, du moins, tu as passé ta jeunesse dans le paradis, jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'Éden, nous vivons environnés par les démons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous séduisent, en profitant de nos propres pensées, de nos regrets et de notre curiosité.--Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus beaux jours de simplicité, de candeur et de joie. Je ne sais que répondre à l'être immortel qui se tient devant moi; je ne puis le détester; je le contemple avec une inquiétude qui n'est pas sans charme, et pourtant je ne puis m'éloigner de lui. Dans son regard est une attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon cœur bat avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche plus près,--toujours plus près. Caïn! ô Caïn! défends-moi de lui!

CAÏN.

Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange.

ADAH.

Ce n'est pas Dieu;--il n'est pas à Dieu. J'ai vu les chérubins et les séraphins: il ne regarde pas comme eux.

CAÏN.

Mais il est des esprits plus élevés encore:--les archanges.

LUCIFER.

De plus élevés encore que les archanges.

ADAH.

Oui;--mais ils ne sont pas heureux.

LUCIFER.

Si le bonheur consiste dans l'esclavage,--non.

ADAH.

J'ai entendu dire que les séraphins aimaient le plus,--les chérubins connaissaient le mieux:--celui-ci doit être un chérubin,--car il n'aime pas.

LUCIFER.

Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour, comment se fait-il que vous cessiez d'aimer en commençant à connaître? Puisque les chérubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des séraphins ne peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence portée contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc entre l'amour et la science:--il n'est pas d'autre choix. Votre père s'est déjà décidé: son culte n'est que de la peur.

ADAH.

O Caïn! choisis l'amour.

CAÏN.

Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile:--il est né avec moi;--je n'aime rien de plus.

ADAH.

Et nos parens?

CAÏN.

Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre ce qui nous exila tous du paradis?

ADAH.

Alors nous n'étions pas née;--et quand nous l'aurions été, ne devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Caïn?

CAÏN.

Mon petit Énoch! et sa sœur encore bégayante! Ah! si je pouvais les croire heureux, j'oublierais à demi--mais jamais on ne l'oubliera, même après trois milliers de générations! jamais les hommes ne chériront la mémoire de l'homme qui, dans la même heure, perpétua la source du mal et de l'humanité. Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du péché;--non contens de leur propre infortune, ils nous ont imposé, à moi,--à toi, au petit nombre des êtres aujourd'hui vivans, à la multitude innombrable des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une agonie que le tems ne peut qu'accroître encore!--Et je serai le père de tant d'infortunés! et ta beauté, ton amour,--ma tendresse, les momens ravissans écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mêmes et dans nos enfans, doit les conduire, après de longues années de péchés et de douleur,--ou même après quelques instans également pénibles, et mêlés à peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener à la mort,--ce fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas acquitté sa promesse:--s'ils ont péché, ils devaient du moins, en échange, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par conséquent, les mystères qui environnent la mort! Que savent-ils?--qu'ils sont misérables. Quel besoin de serpens et de fruits pour nous l'apprendre?

ADAH.

Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux.--

CAÏN.

Sois donc heureuse seule:--je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi et les miens.

ADAH.

Seule, je ne pourrais, je ne voudrais pas être heureuse; mais je pense qu'entourée de leurs bras je puis l'être, en dépit de la mort que je ne redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantôme terrible,--si j'en juge d'après ce que j'en entends dire.

LUCIFER.

Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse seule?

ADAH.

Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux ou bon dans la solitude? L'isolement est à mes yeux un péché; si ce n'est quand je pense que bientôt je reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos parens.

LUCIFER.

Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon?

ADAH.

Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre heureux: son bonheur consiste à le répandre autour de lui; et quel bonheur peut-il exister qu'on ne cherche à répandre?

LUCIFER.

Interrogez votre père sur son exil d'Éden,--sur son premier-né;--interrogez votre propre cœur: il n'est pas tranquille.

ADAH.

Hélas! non; et vous--êtes-vous du ciel?

LUCIFER.

Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plaît à répandre (comme vous le dites) ce créateur tout-puissant et souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est là son secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous doivent résister, et le tout en vain, à entendre ces séraphins. Mais il faut en faire l'épreuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux. Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste, comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent naturellement vers l'étoile vigilante qui annonce le matin.

ADAH.

C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à l'aimer.

LUCIFER.

Et pourquoi ne l'adorez-vous pas?

ADAH.

Notre père n'adore que l'être invisible.

LUCIFER.

Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'armée céleste.

ADAH.

Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le créa, lui et ma mère.

LUCIFER.

Toi, l'as-tu vu!

ADAH.

Oui,--dans ses œuvres.

LUCIFER.

Mais en lui-même?

ADAH.

Non,--si ce n'est dans mon père qui est l'image de Dieu, ou dans ses anges qui te ressemblent,--plus brillans encore, mais moins beaux, et d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans comme le silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles à la nuit éthérée, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensité violette, quand d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et mystérieuse voûte entourée d'objets qui semblent tentés de briller comme le soleil; leur beauté, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout nous entraîne vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis sur moi le même effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi.

LUCIFER.

Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans doivent en être répandus--

ADAH.

Par moi?

LUCIFER.

Par tous.

ADAH.

Comment, tous?

LUCIFER.

Par des millions, des myriades,--par toute la terre peuplée,--la terre non peuplée,--par l'enfer toujours encombré des êtres dont ton sein doit être le germe.

ADAH.

O Caïn! cet esprit nous maudit.

CAÏN.

Laisse-le dire; je veux le suivre.

ADAH.

Où?

LUCIFER.

Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi dans une heure; mais d'ici là, il verra des objets de plusieurs siècles.

ADAH.

Comment cela peut-il être?

LUCIFER.

Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du débris des anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aidé dans cette œuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en plusieurs, ou détruit en moins de tems encore?

CAÏN.

Je suis prêt à te suivre.

ADAH.

Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf?

LUCIFER.

Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des entraves du tems; nous pouvons franchir en une heure l'éternité, ou bien transporter dans le cercle d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre souffle ne se règle pas comme celui des mortels--mais cela est un mystère. Caïn, viens avec moi.

ADAH.

Reviendra-t-il?

LUCIFER.

Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier, à l'exception d'un.....) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour peupler avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme le sera votre monde, aujourd'hui borné à quelques habitans.

ADAH.

Où demeures-tu?

LUCIFER.

Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer? près de ton ou tes dieux:--il n'en est rien. C'est en ma présence que toutes les divisions s'opèrent; la vie et la mort,--le tems et l'éternité,--le ciel et la terre.--Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité de l'ombre de ceux qui jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront:--voilà mes domaines! Du moins puis-je les séparer de son empire, et posséder un royaume qui n'est pas sien; et si je n'étais pas ce que je dis, pourrais-je demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges.

ADAH.

En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la première fois à notre mère.

LUCIFER.

Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la science? je puis assouvir ta soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te ravir un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur. Suis-moi.

CAÏN.

Esprit! je l'ai dit.

(Caïn et Lucifer sortent.)

ADAH s'écrie en les suivant:

Caïn! Caïn! mon frère!

FIN DU PREMIER ACTE.

Chargement de la publicité...