Œuvres complètes de lord Byron, Tome 08: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
(L'abîme de l'espace.)
CAÏN, LUCIFER.
CAÏN.
Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber.
LUCIFER.
Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis souverain.
CAÏN.
Mais puis-je le faire sans impiété?
LUCIFER.
Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel est l'édit que porte l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Démon. Ce nom, ils le répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent devant le mot qui frappe leur oreille, et croient toujours sincèrement le bien ou le mal que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil: honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-delà de ton petit monde; quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence ne seront pas récompensés par des tortures de ma conception. Une heure viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un homme: Crois en moi, et marche sur les eaux; alors l'homme pourra braver les vagues en sécurité. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un mensonge, l'histoire des mondes passés, présens et futurs.
CAÏN.
O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là votre terre?
LUCIFER.
Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont votre père fut formé?
CAÏN.
Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace éthéré, et près de lui un cercle plus étroit encore, et dont la lueur rappelle celle de notre nuit terrestre; est-ce là notre paradis?
LUCIFER.
Indique-moi la position de ce paradis.
CAÏN.
Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons, il devient toujours plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une auréole semblable à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles, quand je la contemple des limites du paradis. En nous écartant, je crois les voir toutes deux se joindre aux innombrables étoiles qui nous entourent, et augmenter ainsi leur multitude infinie.
LUCIFER.
Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habités par des formes plus grandes; si ces mondes étaient plus nombreux que la poussière de la triste terre, multipliée comme elle le sera en atomes animés, tous vivans, tous condamnés au malheur et à la mort, que penserais-tu?
CAÏN.
Je serais fier de la pensée qui comprend de telles choses.
LUCIFER.
Mais si cette haute pensée était enchaînée à une masse servile de matière; si, connaissant de telles choses, aspirant après elles, et après une science encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins les plus grossiers et les plus misérables; si tes plaisirs les plus purs n'étaient qu'un avilissement déguisé, une illusion énervante et honteuse, dont le seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps et des ames toutes condamnées à la même fragilité, presque toutes à la même infortune--
CAÏN.
Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un être terrible, un hideux héritage qu'avec la vie je dois à mes parens, et dont je les ai entendu parler; double et triste héritage, autant que j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le dépeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vérité), permets-moi de mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le partage serait de souffrir longues années, et puis enfin mourir, ce n'est après tout que propager la mort et multiplier le meurtre.
LUCIFER.
Tu ne peux pas mourir tout-à-fait;--il est quelque chose qui doit survivre.
CAÏN.
L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le chassa du paradis, avec la mort écrite sur son front. Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux anges.
LUCIFER.
Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me ressembler?
CAÏN.
Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des objets qui surpassent mes facultés, et qu'il ne serait pas en ma puissance de voir; bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et à ma conception.
LUCIFER.
Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour séjourner avec les vers dans une enveloppe de terre?
CAÏN.
Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir des priviléges des choses créées et des choses immortelles, et qui cependant sembles dévoré de chagrin?
LUCIFER.
Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande si tu voudrais être immortel.
CAÏN.
Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que je sois immortel. Je l'ignorais;--mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux, d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalité.
LUCIFER.
Tu l'anticipais avant de me connaître.
CAÏN.
Comment?
LUCIFER.
En souffrant.
CAÏN.
Les tourmens seraient-ils immortels?
LUCIFER.
Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas ravi?
CAÏN.
Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces que l'imagination n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous, globes infinis d'une lumière toujours plus éblouissante? Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air sans bornes où vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur les ondes limpides de l'Éden? Votre course est-elle mesurée? ou parcourez-vous un espace sans bornes, un univers aérien toujours nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité, ne peut penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous êtes beaux à contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en est qui meurent), ou que je sois initié au mystère de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle, des objets que je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher davantage.
LUCIFER.
N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre terre!
CAÏN.
Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs.
LUCIFER.
Regarde-là.
CAÏN.
Je ne vois rien.
LUCIFER.
Elle brille cependant encore.
CAÏN.
Quoi! ce point imperceptible?
LUCIFER.
Oui.
CAÏN.
Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux étinceler sur les gazons dans un sombre crépuscule; ils répandaient un éclat plus vif que le monde qui les contient.
LUCIFER.
Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes;--qu'en penses-tu?
CAÏN.
Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère; et qu'au milieu des nuits auxquelles ils doivent leur beauté, l'imperceptible insecte, dans sa course lumineuse, et l'étoile immortelle, dans son immense carrière, doivent également être guidés.
LUCIFER.
Mais comment et par qui?
CAÏN.
Montre-le-moi.
LUCIFER.
Oses-tu le demander?
CAÏN.
N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as rien montré qui satisfasse encore mon imagination.
LUCIFER.
Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou immortels?
CAÏN.
Que vois-je là?
LUCIFER.
Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton cœur?
CAÏN.
Les choses que je vois.
LUCIFER.
Mais qui te frappe le plus?
CAÏN.
Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais:--les mystères de la mort.
LUCIFER.
Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montré plusieurs de celles qui ne mourront pas?
CAÏN.
Fais-le.
LUCIFER.
Avance donc sur nos ailes puissantes.
CAÏN.
Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent peu à peu. La terre! où est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est d'elle que je fus formé.
LUCIFER.
Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois pas pouvoir lui échapper; bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile poussière: c'est une partie de ton éternité et de la mienne.
CAÏN.
Où me conduis-tu?
LUCIFER.
A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un monde dont le tien n'offre que les débris.
CAÏN.
Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau?
LUCIFER.
Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant que toi ou moi ne fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-même. Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misérables que le tien; et si de plus nobles substances ont été éteintes, c'est pour faire place à d'autres plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a d'éternellement immobile que les momens et l'espace. Le changement n'est pas la mort, si ce n'est pour la matière; mais tu es matière, et tu ne peux comprendre que les êtres de la même nature: je t'en montrerai.
CAÏN.
Matière, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras.
LUCIFER.
Avance donc!
CAÏN.
Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent à notre approche, et semblent de véritables mondes.
LUCIFER.
Ce qu'ils sont en effet.
CAÏN.
Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden?
LUCIFER.
Peut-être.
CAÏN.
Et des hommes?
LUCIFER.
Oui, ou des êtres plus grands.
CAÏN.
Ont-ils aussi des serpens?
LUCIFER.
Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pût ramper à l'exception de tes semblables?
CAÏN.
Comme tous les flambeaux disparaissent! Où fuyons-nous?
LUCIFER.
Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés, et des ombres qui n'existent pas encore.
CAÏN.
Mais l'obscurité augmente de plus en plus;--il n'y a plus d'astres.
LUCIFER.
Cependant tu vois encore.
CAÏN.
Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas une immensité d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre de la nuit disparaît lui-même en un crépuscule glacial; je vois des masses épaisses, mais elles ne ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui, environnés de lumières, semblaient encore pleins de vie, quand avait disparu leur atmosphère radieuse; déroulant alors aux yeux surpris les formes variées de profondes vallées ou de vastes montagnes; quelques-uns lançant des jets de feu, d'autres déployant de vastes plaines liquides, d'autres placés à quelques pas de comètes étincelantes et de lunes régulières qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles terres:--mais ici, tout est sombre et terrible.
LUCIFER.
Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes à voir la mort et les objets morts?
CAÏN.
Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le péché de mon père, nous sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui nous remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois de mon plein gré, avant d'être un jour entraîné à la voir malgré moi.
LUCIFER.
Regarde.
CAÏN.
C'est la nuit.
LUCIFER.
C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil.
CAÏN.
D'énormes nuages l'environnent;--quel est ceci?
LUCIFER.
Entre.
CAÏN.
Pourrai-je revenir?
LUCIFER.
Revenir! assurément. Comment pourrait être d'ailleurs peuplé cet empire? Son enceinte actuelle est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce aux tiens et à toi-même.
CAÏN.
Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles forment autour de nous des cercles fantastiques.
LUCIFER.
Avance!
CAÏN.
Mais toi?
LUCIFER.
Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En avant!
(Ils disparaissent à travers les nuages.)
SCÈNE II.
(Le séjour des ombres.)
Entrent LUCIFER et CAÏN.
CAÏN.
Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne semblent former qu'un seul être, et cependant ces mondes sont plus peuplés que les orbes brillans et lumineux qui parsèment les champs supérieurs de l'air. Telle était cependant leur multitude, que je les prenais plutôt pour de légères étincelles égarées dans les célestes espaces, que pour des mondes habités eux-mêmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperçus qu'ils se transformaient en autant de mondes matériels, faits plutôt pour servir de demeure à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici, au contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur si épaisse, qu'on y reconnaît l'image d'un jour qui n'est plus.
LUCIFER.
C'est le royaume de la mort.--Désires-tu la voir maintenant?
CAÏN.
Comment répondrais-je avant de savoir précisément ce qu'elle est? Mais si j'en juge d'après les longues homélies de mon père, c'est une chose--grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la vie pour conduire à la mort! ou bien maudite la grossière masse de vie qui ne put retenir ses priviléges, et transmit les conséquences de son crime aux innocens eux-mêmes!
LUCIFER.
Tu maudis ton père?
CAÏN.
Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit avant ma naissance, en osant arracher le fruit défendu?
LUCIFER.
Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction est mutuelle. Mais tes enfans et ton frère?
CAÏN.
Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce qu'on m'a légué. Mais vous, royaumes obscurs, séjour d'ombres éternelles et de formes immenses, les unes complètement tracées, les autres indistinctes, mais toutes également imposantes et mélancoliques:--qui êtes-vous? Vivez-vous, ou vécûtes-vous un jour?
LUCIFER.
Quelque chose de l'un et de l'autre.
CAÏN.
Alors, qu'est-ce que la mort?
LUCIFER.
Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas dit qu'il existait une autre vie?
CAÏN.
Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions tous mourir.
LUCIFER.
Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste.
CAÏN.
Jour heureux!
LUCIFER.
Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables agonies, avant-courières d'agonies éternelles, il sera révélé à une multitude innombrable d'êtres animés, qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais!
CAÏN.
Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter autour de moi?--Ils n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre regretté paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même, ni dans mes sœurs, ni dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent aux derniers; semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beauté et d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien de tel ne s'offrit à ma vue. Ils n'ont pas l'aile du séraphin, la figure de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus beaux et les plus grands des êtres animés, et cependant si différens d'eux, que je puis à peine supposer qu'ils existent.
LUCIFER.
Ils vécurent cependant.
CAÏN.
Où?
LUCIFER.
Où tu vis toi-même.
CAÏN.
Quand?
LUCIFER.
Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre.
CAÏN.
Adam est pourtant le premier.
LUCIFER.
De ta race, je l'avoue;--mais il est en même tems le dernier de ceux-là.
CAÏN.
Et quels sont-ils?
LUCIFER.
Ce que tu seras.
CAÏN.
Mais enfin, qu'étaient-ils?
LUCIFER.
Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des êtres en tout aussi supérieurs à ton père, dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à votre soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint le dernier degré de dégradation;--et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils devront être.
CAÏN.
O ciel! et tous ils ont péri?
LUCIFER.
Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la tienne.
CAÏN.
Mais la mienne fut-elle la leur?
LUCIFER.
Elle le fut.
CAÏN.
Mais elle était différente: elle est aujourd'hui trop resserrée et trop humble pour porter de pareilles créatures.
LUCIFER.
Elle était en effet plus glorieuse.
CAÏN.
Et pourquoi est-elle déchue?
LUCIFER.
Demande à celui qui l'atteignit.
CAÏN.
Comment?
LUCIFER.
Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le désordre des élémens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant le chaos avait vomi un monde: de tels événemens, rares dans le tems, sont fréquens dans l'éternité.--Passons, et jette les yeux sur le passé!
CAÏN.
Tableau terrible!
LUCIFER.
Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis, comme toi, entourés de matière.
CAÏN.
Et serai-je un jour comme eux?
LUCIFER.
C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre quels sont tes prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un degré inférieur, proportionné à tes faibles sentimens, à ta faible portion d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira encore--la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie d'un puissant univers, à des êtres confinés dans une planète encore informe, à des êtres dont le bonheur devait dépendre de leur aveuglement,--d'un paradis d'ignorance d'où la science était proscrite comme une substance empoisonnée. Mais regarde quels sont où quels étaient ces êtres supérieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la terre ta tâche ordinaire:--je t'y transporterai en sécurité.
CAÏN.
Non! je veux rester ici.
LUCIFER.
Combien de tems?
CAÏN.
Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre, je préfère rester; je suis las de tout ce que la matière m'a découvert:--laisse-moi rester parmi les ombres.
LUCIFER.
Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité, n'est à présent qu'une vision. Pour te disposer à cette demeure, il te faut passer par le même chemin que ceux que tu vois,--par les portes de la mort.
CAÏN.
Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer?
LUCIFER.
Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener, et mon esprit te soutient dans des régions où tout, à l'exception de toi-même, est privé de souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici avant que ton tour soit venu.
CAÏN.
Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre?
LUCIFER.
Leur terre est pour jamais évanouie;--elle est tellement changée, qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agréable lieu de sa surface aujourd'hui décharnée.--C'était--oh! quel beau monde c'était alors!
CAÏN.
Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir assouvir ma soif dévorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes mille craintes de mort et de vie.
LUCIFER.
Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donné de concevoir l'ombre de ce qu'il fut.
CAÏN.
Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs en intelligence (du moins tels paraissent-ils) aux êtres que nous avons déjà vus; comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forêts de la terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus élevée que les murailles défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent comme les épées flamboyantes dont les anges sont armés, et leurs défenses se projettent comme des troncs d'arbres dépouillés de leurs branches et de leurs écorces:--qu'étaient-ils?
LUCIFER.
Ce qu'est le mammoth dans votre monde;--mais ces derniers-là même gisent étendus par myriades sous sa surface.
CAÏN.
Et non pas comme nous sur le sol?
LUCIFER.
Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils rendraient inutile la malédiction lancée contre elle,--ils l'extermineraient trop promptement.
CAÏN.
Mais pourquoi la guerre?
LUCIFER.
Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de l'Éden,--guerre avec tous, mort à tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont été les fruits de l'arbre défendu.
CAÏN.
Mais les animaux--en ont-ils donc mangé, qu'ils doivent aussi mourir?
LUCIFER.
Votre créateur vous l'a dit; ils furent faits pour vous, comme vous pour lui.--Vous ne voudriez pas que leur sort fût préférable au vôtre? Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout.
CAÏN.
Malheureuses créatures! ils partagent le destin de mon père, de même que ses enfans; comme eux, sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux aussi, sans avoir atteint le rameau désiré de la science! arbre de mensonge:--car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît?
LUCIFER.
Il se peut que la mort conduise à la plus haute science; comme elle est de toutes les choses la seule certaine, elle mène, du moins, à une science assurée. L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne la mort.
CAÏN.
Mais ces obscures contrées, je les vois sans les comprendre.
LUCIFER.
Parce que ton heure est encore loin, et que la matière ne peut concevoir parfaitement ce qu'est l'esprit;--mais c'est quelque chose de savoir qu'il existe de telles contrées.
CAÏN.
Nous savions déjà que la mort existait.
LUCIFER.
Mais non pas ce qui était après elle.
CAÏN.
Et je l'ignore encore.
LUCIFER.
Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence, une et plusieurs autres existences,--et tu l'ignorais ce matin.
CAÏN.
Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de nuages.
LUCIFER.
Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité.
CAÏN.
Et cet immense et liquide espace azuré, dont les flots radieux, élancés devant nous, ressemblent à des ondes, et que je prendrais pour les sources de notre paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas sans bornes et sans rivages:--quel est-il?
LUCIFER.
Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans habiteront près d'elle--c'est le fantôme d'un océan.
CAÏN.
On dirait un autre univers, un soleil liquide.--Et ces créatures informes qui se jouent sur sa lumineuse surface?
LUCIFER.
Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois.
CAÏN.
Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tête énorme, dix fois plus haut que le cèdre le plus élevé, regardant comme s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant contemplés?--n'est-il pas de l'espèce de celui qui glissait dans le feuillage de l'arbre de la science?
LUCIFER.
Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle espèce de serpent la séduisit.
CAÏN.
Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beauté.
LUCIFER.
Toi-même, ne l'as-tu jamais vu?
CAÏN.
J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais jamais précisément celui qui persuada de cueillir le fruit fatal.
LUCIFER.
Votre père ne le vit-il pas?
CAÏN.
Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait été par le serpent.
LUCIFER.
Honnête homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans vous entraîneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de nouveau, sois persuadé que tu auras vu la première source de la séduction.
CAÏN.
Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos femmes.
LUCIFER.
Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et pour l'homme de tenter la femme.--Que tes enfans y songent! ce conseil est bienveillant: je le donne surtout à mon détriment; mais il est vrai qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques.
CAÏN.
Je n'entends pas cela.
LUCIFER.
O le plus heureux des hommes!--ton monde et toi-même êtes encore trop jeunes! Tu te crois très-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas vrai?
CAÏN.
Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai déjà trop senti.
LUCIFER.
Premier né du premier homme! ton état présent de péché--car tu es coupable; de douleur--car tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute son innocence, comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt; et cet état prochain, ces crimes, ces souffrances redoublées seront encore un paradis, comparés à tout ce que doivent souffrir tes enfans et les enfans de tes enfans.--Maintenant, retournons sur la terre.
CAÏN.
Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as traîné jusqu'ici?
LUCIFER.
Ne cherchais-tu pas la science?
CAÏN.
Oui, mais la science qui conduit au bonheur.
LUCIFER.
Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise.
CAÏN.
Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de défendre l'approche de l'arbre fatal.
LUCIFER.
Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous a pas préservés du mal; il en sera toujours de même, le mal se retrouvera dans tout.
CAÏN.
Non, je ne te crois pas.--J'aspire après le bien.
LUCIFER.
Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal? qui ne recule pas devant ses fruits amers? personne--rien au monde: le mal est la terreur de tout ce qui vit.
CAÏN.
Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admiré le lointain éclat, avant de descendre dans cet abîme fantastique, le mal ne peut être; ils sont trop beaux.
LUCIFER.
Tu les as vus de loin.
CAÏN.
Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur éclat;--vus de plus près, ils doivent être plus radieux encore.
LUCIFER.
Vois de près les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur beauté.
CAÏN.
Je l'ai fait;--les choses les plus belles m'ont paru de près plus ravissantes.
LUCIFER.
Ce doit être une illusion.--Quel est donc l'objet qui, frappant la vue de plus près, a pu t'offrir plus de charmes que contemplé dans le lointain?
CAÏN.
C'est ma sœur Adah.--Toutes les étoiles du ciel, la nuance de la mer aux approches de la nuit, quand elle est éclairée par le globe qui semble lui-même un esprit, ou le séjour d'un esprit;--les couleurs du crépuscule,--le lever pompeux du soleil,--son élévation sublime, son coucher qui remplit mes yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner doucement mon cœur avec lui au-delà des eclatans nuages de l'horizon;--l'ombrage des forêts,--les bourgeons naissans,--la voix des oiseaux,--les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le jour s'évanouit des murailles d'Éden;--tout cela n'est rien à mes yeux et pour mon cœur comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre et les cieux!
LUCIFER.
Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance mortelle pouvait l'enfanter au premier instant de la création, et par l'effet du premier et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion.
CAÏN.
Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère.
LUCIFER.
Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frères.
CAÏN.
Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous?
LUCIFER.
Il se peut que tu en contractes une éternelle avec moi. Mais enfin, si tu possèdes un être plus beau mille fois que tous les objets qui t'environnent, pourquoi es-tu malheureux?
CAÏN.
Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même, pourquoi toutes choses connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de bonheur que l'on peut enfanter la désolation; et pourtant, si j'en crois mon père, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal--si lui-même est bon? J'ai fait cette question à mon père; il m'a répondu que le mal était la seule route qui pût conduire au bien. Étrange bien qui doit provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement un agneau piqué par un reptile: la malheureuse victime se roulait en écumant sur la terre, vainement protégée par les tristes et inquiets bêlemens de sa mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les étendit sur la blessure; par degrés, le petit animal revint à la vie, souleva sa tête vers la mamelle de sa mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà comme du mal peut naître le bien.
LUCIFER.
Que répondis-tu?
CAÏN.
Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il eût mieux valu pour l'animal n'avoir jamais été piqué, que d'acheter le retour de sa frêle existence par une agonie horrible.
LUCIFER.
Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le lait de ta mère, et qui le donne à tes enfans?--
CAÏN.
Certainement. Que pourrais-je être sans elle?
LUCIFER.
Et que suis-je, moi?
CAÏN.
Est-ce que tu n'aimes rien?
LUCIFER.
Qu'est-ce que ton Dieu aime?
CAÏN.
Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le sort auquel il nous soumet.
LUCIFER.
C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime pas; si je tiens à quelqu'autre chose qu'à un vaste projet, devant lequel les individus disparaissent comme de la neige.
CAÏN.
De la neige! qu'est-ce que cela?
LUCIFER.
Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis encore d'un climat qui ne connaît pas d'hiver!
CAÏN.
Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même?
LUCIFER.
Et Caïn s'aime-t-il lui-même?
CAÏN.
Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes souffrances, et il ne dépend pas de moi de ne pas la chérir.
LUCIFER.
Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta mère; et quand elle cessera de l'être, ton amour cessera, comme aurait cessé tout autre désir.
CAÏN.
Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il être?
LUCIFER.
Avec le tems.
CAÏN.
Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent, Adam et ma mère ont gardé leur beauté: une beauté réelle, bien qu'elle n'égale plus celle d'Adah et des séraphins.--
LUCIFER.
Tout cela doit passer en eux et en elles.
CAÏN.
J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beauté s'évanouir, je croirais que le créateur de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant son plus bel ouvrage.
LUCIFER.
Je te plains d'aimer ce qui doit périr.
CAÏN.
Je te plains de ne rien aimer.
LUCIFER.
Et ton frère,--est-il également cher à ton cœur?
CAÏN.
Pourquoi ne le serait-il pas?
LUCIFER.
Ton père l'aime beaucoup,--ton Dieu aussi.
CAÏN.
Et je les imite.
LUCIFER.
C'est une action bonne et généreuse.
CAÏN.
Généreuse!
LUCIFER.
C'est le second né de la chair; c'est le favori de sa mère.
CAÏN.
Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prémices.
LUCIFER.
Mais l'amour de son père.
CAÏN.
Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime?
LUCIFER.
Oui; celui que Jéhovah,--le seigneur indulgent, le miséricordieux constructeur du paradis défendu,--regarde toujours en souriant.
CAÏN.
Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit.
LUCIFER.
Mais vous avez vu ses anges.
CAÏN.
Rarement.
LUCIFER.
Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frère, et que ses sacrifices sont agréables.
CAÏN.
Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela?
LUCIFER.
Parce que tu y pensais auparavant.
CAÏN.
Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler une pensée.....--- (Il s'arrête comme agité.)--Esprit! nous sommes ici dans ton monde; ne parle pas du mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré ces puissans préadamites qui habitaient la terre dont la nôtre est un débris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes célestes, dont le nôtre est le triste et lointain compagnon dans l'immensité des êtres; tu as découvert à mes regards des ombres frappées de la terrible étreinte, de celle que nous apporta mon père,--la mort; tu m'as fait voir beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure Jéhovah, son paradis spécial--le tien; où est-il?
LUCIFER.
Ici, et dans tout l'espace.
CAÏN.
Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulière; la chair a la terre, les autres mondes ont également leurs habitans. Toutes les créatures ont un élément dans lequel elles respirent; et les êtres qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit: Jéhovah et toi-même vous avez le vôtre.--N'habitez-vous pas ensemble?
LUCIFER.
Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures sont divisées.
CAÏN.
Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité de vos projets ferait l'union des élémens, aujourd'hui le jouet des tempêtes. Comment s'est-il fait que vous, étant des esprits sages et infinis, vous soyez séparés? N'êtes-vous pas comme des frères dans votre essence, votre nature et votre gloire?
LUCIFER.
N'es-tu pas le frère d'Abel?
CAÏN.
Nous sommes frères, nous resterons frères; mais s'il n'en était pas ainsi, qu'est-ce que la chair auprès de l'esprit? Ce dernier peut-il tomber? L'immortalité n'est-elle pas une condition de l'infini? et se quereller, remplir l'espace de sa misère,--pourquoi?
LUCIFER.
Pour régner.
CAÏN.
Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels?
LUCIFER.
Oui.
CAÏN.
Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans bornes?
LUCIFER.
Oui.
CAÏN.
Comment donc ne pouvez-vous tous les deux régner?--N'avez-vous pas assez? Pourquoi vous séparer?
LUCIFER.
Nous régnons tous les deux.
CAÏN.
Mais l'un de vous fait le mal.
LUCIFER.
Lequel?
CAÏN.
Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu?
LUCIFER.
Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai pas faits; vous êtes ses créatures et non les miennes.
CAÏN.
Alors laisse-nous ses créatures, comme tu dis que nous le sommes, ou bien montre-moi ta demeure ou la sienne.
LUCIFER.
Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu verras pour toujours l'une d'elles.
CAÏN.
Et pourquoi pas à cette heure?
LUCIFER.
Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer dans une pensée nette et calme le peu que je t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus grand des mystères! à celui des deux principes! Tu voudrais les contempler sur leurs trônes les plus secrets! Poussière! apprends à limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait périr!
CAÏN.
Laisse-moi périr pourvu que je les voie!
LUCIFER.
Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu périrais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est réservée dans un autre état.
CAÏN.
Celui de mort.
LUCIFER.
Du moins le prélude de la mort.
CAÏN.
Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit à quelque chose de défini.
LUCIFER.
Maintenant je vais te ramener dans ton monde, où tu pourras multiplier la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer, sommeiller et mourir.
CAÏN.
Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montrées?
LUCIFER.
N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce que j'ai montré, ne t'ai-je pas appris à te connaître toi-même?
CAÏN.
Hélas! je ne distingue rien encore.
LUCIFER.
Et justement, la somme des connaissances humaines devrait être la conscience du néant de l'humaine nature; transmets cette science à tes enfans, elle leur épargnera maintes tortures.
CAÏN.
Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse; mais toi-même, malgré ton arrogance, tu reconnais un supérieur.
LUCIFER.
Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par l'infinité de mondes et de vies que je tiens avec lui en commun.--Non! j'ai un vainqueur, je l'avoue; mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage de tous;--mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme je combattis au plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi les gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de l'espace, dans les siècles des siècles, je disputerai tout, tout avec lui! et tour à tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera le grand combat, si jamais il cesse, c'est-à-dire si jamais lui ou moi pouvons être écrasés! Et qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur, appeler le vaincu génie du mal; mais quel sera donc le bien qu'il prétend donner? Si j'étais le vainqueur, ses œuvres seraient jugées les seules mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels dons avez-vous reçus de lui dans votre misérable monde?
CAÏN.
Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers.
LUCIFER.
Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne éprouver le reste des faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou mauvaises dans leur essence, et non pas d'après le nom de celui qui les répand. S'il vous donne le bien,--appelez le principe du bien; si le mal découle de lui, apprenez à ne pas m'en rendre responsable, avant de savoir mieux sa véritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges eux-mêmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don précieux,--celui de la raison.--Que des menaces tyranniques ne l'écrasent point, et ne vous réduisent pas à croire aveuglément, en dépit de vos sens extérieurs et de vos sentimens intimes:--examinez et souffrez,--créez-vous un monde intérieur dans votre propre sein, où viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez à triompher de votre enveloppe grossière.
(Ils disparaissent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
(La terre près d'Éden, comme dans l'acte premier.)
Entrent CAÏN et ADAH.
ADAH.
Silence, Caïn; marche doucement.
CAÏN.
J'y consens; mais pourquoi?
ADAH.
Notre petit Énoch dort sur un lit de feuilles, à l'ombre de ce cyprès.
CAÏN.
Un cyprès! c'est un arbre mélancolique; on dirait qu'il pleure sur ceux qu'il protége de son ombre. Pourquoi l'as-tu choisi pour reposer notre enfant?
ADAH.
Parce que ses branches interceptent le soleil comme la nuit, et qu'elles paraissent ainsi faites pour inviter au sommeil.
CAÏN.
Oui, au dernier,--au plus long sommeil; mais n'importe,--mène-moi à lui. (Ils s'approchent de l'enfant.) Comme il est beau! Ses petites joues, dans leur pur incarnat, semblent vouloir lutter avec les roses effeuillées sous lui.
ADAH.
Et ses lèvres, comme elles sont gracieusement entr'ouvertes! Non! garde-toi de les baiser, du moins en ce moment: il s'éveillerait.--Son heure de repos est, il est vrai, presque écoulée; mais ce serait dommage de l'interrompre volontairement.
CAÏN.
Vous dites bien; je contiendrai mes désirs. Il dort, il sourit!--Ah! dors et souris, toi le fragile et jeune héritier d'un monde presque aussi jeune: dors et souris! les heures et les jours d'innocence et de bonheur t'appartiennent encore! Tu n'as pas dérobé le fruit,--tu ne sais pas que tu es nu! Le tems viendra où tu recevras le châtiment de crimes inconnus, dont ni toi ni moi ne furent coupables. Mais aujourd'hui sommeille en paix! Voilà que ses joues se colorent d'un vif sourire, ses cils brillent au-dessous de ses longues paupières noires comme le cyprès qui se balance sur elles: le sommeil ne peut cacher entièrement le limpide azur de ses yeux. Sans doute il rêve;--de quoi? du paradis!--oui! Rêve, mon enfant, de cet héritage qui t'est ravi! ce n'est qu'un songe! car jamais, à l'avenir, ni toi, ni tes enfans, ni tes pères, ne franchiront le seuil de ces lieux de bonheur!
ADAH.
Cher Caïn! ne souffle pas dans l'oreille de notre enfant des regrets aussi mélancoliques. Pourquoi toujours regretter le paradis? N'en pouvons-nous créer un autre?
CAÏN.
Où?
ADAH.
Ici, où tu voudras: partout où tu seras, je ne sens pas la perte de cet Éden trop pleuré. N'ai-je pas et toi et notre enfant, mon père, mon frère et Zillah notre douce sœur, et notre Ève, à qui nous devons bien plus que la naissance?
CAÏN.
Oui, la mort est aussi l'une des dettes que nous lui devons.
ADAH.
Caïn! cet esprit orgueilleux qui t'a entraîné loin d'ici a contribué à te rendre encore plus sombre. J'espérais que les merveilles qu'il avait promis de te montrer, que ces visions, comme tu les appelles, de mondes passés et présens rendraient à ton esprit le calme d'une curiosité satisfaite; mais, je le vois, ton guide a redoublé tes maux. Cependant, je le remercie et je lui pardonne tout, en songeant qu'il t'a sitôt rendu à nos vœux.
CAÏN.
Sitôt?
ADAH.
A peine s'il y a deux heures que vous vous êtes éloignés: heures longues pour moi; mais enfin deux heures seulement, en consultant le soleil.
CAÏN.
Et pourtant ce soleil, je m'en suis approché; j'ai vu des mondes qu'il éclairait jadis, et qu'il n'éclairera plus; j'en ai vu que sa lumière ne pénétrera jamais: j'aurais cru que mon absence avait duré des années.
ADAH.
A peine une heure.
CAÏN.
C'est donc l'esprit qui dispose du tems, et qui le mesure suivant que les objets qu'il contemple sont plaisans ou pénibles, sublimes ou méprisables. J'ai vu des infinités de mondes; j'ai franchi des univers disparus; j'ai contemplé l'éternité, et je croyais que quelques gouttes de l'océan des âges m'avaient donné quelque chose de son immensité; mais à présent, je reconnais ma faiblesse: l'esprit avait raison de dire que je n'étais rien.
ADAH.
Pourquoi le disait-il? Jéhovah n'en a pas parlé.
CAÏN.
Non; il s'est contenté de nous réduire à ce que nous sommes. Après avoir flatté la poussière avec quelques rayons d'Éden et d'immortalité, il nous fait de nouveau retourner en poussière:--et pourquoi?
ADAH.
Tu le sais:--c'est la faute de nos parens.
CAÏN.
Qu'a de commun avec nous leur faute? Ils ont péché, c'est à eux de mourir.
ADAH.
Tu ne parles pas bien, Caïn: cette pensée n'est pas la tienne, mais celle de l'esprit qui était avec toi. Plût à Dieu que je mourusse pour eux, si je pouvais ainsi les conserver à la vie!
CAÏN.
Tels seraient aussi mes vœux, si une seule victime devait assouvir la colère insatiable du destructeur de la vie, et si notre enfant qui repose ne devait jamais connaître la mort ni le chagrin, ni les transmettre à ceux qui naîtront de lui.
ADAH.
Ne savons-nous pas qu'un jour viendra où notre race sera rachetée!
CAÏN.
Oui, par le sacrifice de l'innocent à la place du coupable. Quelle expiation que celle-là! Ne sommes-nous pas innocens? Nous n'avons rien fait pour être les victimes d'une faute commise avant notre naissance, ou pour être forcés d'expier un crime inouï et mystérieux,--si c'est un crime que de poursuivre la science.
ADAH.
Hélas! mon cher Caïn, tu pèches en ce moment; tes paroles frappent mes oreilles comme autant d'impiétés.
CAÏN.
Alors laisse-moi!
ADAH.
Jamais, quand ton Dieu te laisserait.
CAÏN.
Dis-moi, qu'y a-t-il ici?
ADAH.
Deux autels que, pendant ton absence, a dressés notre frère Abel, afin d'y offrir un sacrifice au Seigneur, au moment de ton retour.
CAÏN.
Et qui lui a dit que je m'empresserais de concourir aux offrandes qu'il élève chaque jour vers le Créateur, avec un front dont l'indigne et lâche humilité révèle mille fois plus de crainte que d'amour?
ADAH.
Certes, il fait bien.
CAÏN.
Un autel suffit: je n'ai rien à offrir.
ADAH.
Les fruits de la terre, le calice, le bouton et la tige des fleurs: voilà pour notre Dieu de douces offrandes, quand elles sont présentées d'un cœur satisfait et contrit.
CAÏN.
J'ai travaillé, j'ai creusé la terre; la sueur a coulé de mon front: en un mot, j'ai accompli sa malédiction;--que faut-il de plus encore? Pourquoi serais-je satisfait? sans doute parce qu'il m'a fallu lutter avec tous les élémens, pour en arracher le pain qui me nourrit? Pourquoi serais-je reconnaissant? parce que je suis poudre, que je m'agite dans la poudre, et que je retournerai en poudre? Ah! si je ne suis rien,--du moins, pour rien au monde, ne serai-je un lâche hypocrite, affectant la joie, quand intérieurement le chagrin me dévore. Pourquoi serais-je contrit? Pour la faute de mon père? Mais déjà tous nos maux l'ont suffisamment expiée, et les prophéties nous apprennent que nos enfans l'expieront encore bien au-delà de ce qu'elle mérite. Il ne sait pas, notre jeune enfant, à présent livré au sommeil, il ne sait pas qu'il doit transmettre à des multitudes innombrables le germe d'une misère éternelle: mieux vaudrait l'étouffer au milieu de ses doux rêves, et écraser sa tête contre les rochers, plutôt que de le laisser vivre pour--
ADAH.
O mon Dieu! ne le touche pas!--mon--ton enfant! Caïn!
CAÏN.
Ne crains rien. Pour tous les globes célestes, et le pouvoir qui les gouverne, je ne voudrais pas déposer autre chose qu'un baiser de père sur les lèvres de cet enfant.
ADAH.
Alors, pourquoi ces horribles paroles?
CAÏN.
Mieux vaudrait, disais-je, qu'il cessât de vivre, au lieu de transmettre à d'autres descendans des chagrins plus insupportables encore que ceux auxquels il sera soumis. Mais puisque ces paroles vous déplaisent, je me contente de dire--qu'il eût mieux valu pour lui de ne pas naître.
ADAH.
Oh! ne parle pas ainsi. Où seraient donc mes joies, ces joies maternelles que j'éprouve à le veiller, le nourrir et l'aimer? Silence! il s'éveille. Doux Énoch! (Elle s'approche de l'enfant.) Caïn, viens le voir! regarde comme il est plein de vie, de force, de fraîcheur, de beauté, de bonheur; comme il me ressemble, comme il est semblable à toi, quand tu souris: car alors nous sommes tout autres. N'est-il pas vrai, Caïn? Mère, père, enfant, chacun de nous réfléchit les traits de l'autre, comme le fait une claire fontaine, quand elle est calme, et quand ton ame est calme comme elle. Aime-nous, mon cher Caïn! Aime-toi à cause de nous, qui te chérissons tant! Vois comme il sourit! comme il étend ses bras, comme il arrête ses grands yeux bleus sur les tiens comme pour saluer son père, tandis que son petit corps s'agite et semble tressaillir de plaisir. Que nous parles-tu de peines? les chérubins qui n'ont pas d'enfans t'envieraient les joies de la paternité. Caïn! bénis-le! il n'a pas de parole pour te remercier, mais son cœur lui indique ta présence comme le tien la sienne.
CAÏN.
Enfant, sois béni! si toutefois la bénédiction d'un mortel peut te garantir de la malédiction du serpent.
ADAH.
Elle le peut. Sans doute la fourberie d'un reptile ne peut l'emporter sur la bénédiction d'un père.
CAÏN.
Oh! pour cela, j'en doute; toutefois, je le bénis.
ADAH.
Notre frère approche.
CAÏN.
Ton frère Abel.
(Entre Abel.)
ABEL.
Bonjour, Caïn! la paix de Dieu soit avec toi, mon frère.
CAÏN.
Abel! salut!
ABEL.
Notre sœur m'a dit que tu avais voyagé avec un esprit, bien au-delà des limites que nous ne sommes pas habitués à franchir. Etait-il de ceux que nous avons déjà vus, auxquels nous avons parlé comme à notre père?
CAÏN.
Non.
ABEL.
Pourquoi donc rester avec lui? c'est peut-être l'ennemi du Très-Haut.
CAÏN.
Et l'ami de l'homme. Le Très-Haut, comme vous le nommez, le fut-il jamais?
ABEL.
Nous le nommons! vos paroles sont étranges aujourd'hui. Adah, ma sœur, laisse-nous pour un instant:--nous voulons offrir un sacrifice.
ADAH.
Adieu, mon Caïn; mais auparavant, embrasse ton fils. Puisse le calme de son ame, et les pieux efforts d'Abel, te rendre à l'innocence et au bonheur!
(Adah sort avec son enfant.)
ABEL.
Où as-tu été?
CAÏN.
Je ne sais pas.
ABEL.
Quoi? ni ce que tu as vu?
CAÏN.
Les morts, les immortels; les immenses, les tout-puissans, les inconcevables mystères de l'espace; --les univers sans nombre qui furent ou sont encore;--un abîme d'objets étourdissans, des soleils, des lunes et des terres roulant comme un tonnerre autour de moi; tout cela m'a rendu incapable de suivre une conversation mortelle: Abel, laisse-moi.
ABEL.
Tes yeux sont animés d'un éclat surnaturel; une rougeur surnaturelle couvre tes joues; un accent surnaturel exprime tes paroles.--Que signifie tout cela?
CAÏN.
Cela signifie--je te prie, laisse-moi.
ABEL.
Non pas, jusqu'à ce que nous ayons prié et sacrifié ensemble.
CAÏN.
Abel, je te prie, sacrifie seul.--Jéhovah t'aime bien.
ABEL.
Bien tous les deux, j'espère.
CAÏN.
Mais toi le mieux. Peu m'importe pourquoi; tu as mieux trouvé grâce que moi: respecte-le donc,--mais respecte seul,--ou du moins sans moi.
ABEL.
Mon frère, je serais indigne d'être le fils de notre commun père, si je ne te respectais pas comme le premier-né, et si je ne te priais pas de te joindre à moi, de me précéder même dans les pieux sacrifices que nous offrons à Dieu:--c'est là ta place.
CAÏN.
Je ne l'ai jamais réclamée.
ABEL.
Et c'est là ce qui m'afflige. Je t'en prie, consens à ce que je demande de toi. Ton ame semble oppressée de je ne sais quelle étrange illusion; cela te rendra le calme.
CAÏN.
Non; rien ne peut me calmer désormais. Que dis-je, me calmer? jamais je n'ai senti le calme dans mon cœur, même dans le silence complet des élémens. Cher Abel, laisse-moi! ou permets-moi de ne pas troubler plus long-tems tes pieuses intentions.
ABEL.
Non, non: il faut que nous fassions ensemble notre devoir. Ne me repousse pas.
CAÏN.
Puisqu'il le faut--eh bien donc, qu'ai-je à faire?
ABEL.
Choisis l'un de ces deux autels.
CAÏN.
Choisis pour moi. Ils ne sont tous les deux, pour moi, que de la pierre et du gazon.
ABEL.
Cependant, choisis!
CAÏN.
Je l'ai fait.
ABEL.
C'est le plus élevé, celui qui te convenait le mieux, comme à l'aîné. Maintenant, prépare tes offrandes.
CAÏN.
Et les tiennes, où sont-elles?
ABEL.
Les voici.--Les premiers-nés, les plus gras du troupeau:--c'est l'humble don d'un pasteur.
CAÏN.
Je n'ai pas d'agneaux; mon sort est de creuser la terre: je ne puis offrir que ce qu'elle accorde à mes sueurs,--des fruits. (Il cueille des fruits.) Les voici dans leur fraîcheur, dans leur maturité.
(Ils dressent leurs autels, et allument une flamme au-dessous.)
ABEL.
Mon frère, tu es l'aîné; offre d'abord, avec le sacrifice, ta prière et tes actions de grâce.
CAÏN.
Non.--Je n'ai pas l'habitude de cela;--donne-moi l'exemple, je le suivrai--comme je pourrai.
ABEL, s'agenouillant.
O Dieu! toi qui nous créas, et déposas dans nos narines le souffle de la vie; qui nous as béni, et qui, en dépit de la faute de notre père, as bien voulu ne pas perdre tous ses enfans, comme ils eussent été perdus, si ta justice n'eût pas été tempérée par la bonté dans laquelle tu te complais; toi qui nous accordas le pardon, comme un autre paradis, si on le compare à l'énormité de notre crime;--seul maître de la lumière, du bien, de la gloire, de l'éternité; sans qui tout serait mal, avec qui rien ne peut faillir, si ce n'est dans un but louable et prévu par ton impénétrable et toute-puissante bonté,--accepte le premier des prémices du troupeau de ton humble pasteur:--cette offrande n'est rien en elle-même;--et quelle offrande serait quelque chose auprès de toi?--Mais pourtant accepte-la, comme une action de grâce de celui qui la dépose à la face sublime de tes cieux, en inclinant son front jusque dans la poussière dont il est lui-même formé, pour mieux, et à jamais, rendre hommage à toi et à ton nom!
CAÏN, demeuré debout.
Esprit! quelque tu sois;--tout-puissant, il se peut;--bon, comme doivent l'être toutes tes créations; Jéhovah sur la terre, et Dieu dans le ciel! décoré d'autres noms encore, peut-être, car tes attributs semblent aussi multipliés que tes ouvrages: si les prières peuvent te rendre propice, reçois les miennes. Si tu dois être honoré par des autels, adouci par des sacrifices, accueille ceux que je te présente! Deux créatures viennent en ériger de concert vers toi. Si tu aimes le sang, l'autel du pasteur, qui fume à mes côtés, en a répandu devant toi, et les membres de ses agneaux, palpitans encore, élèvent vers les cieux un encens ensanglanté; ou si les fruits doux et parfumés de la terre, présentés devant toi, à la face du soleil qui les a mûris, peuvent t'agréer, en cela qu'ils sont aussi beaux encore que tu nous les as donnés, et semblent déposés ici plutôt pour témoigner de la beauté de tes ouvrages que pour attirer l'un de tes regards sur les nôtres; si l'autel privé de victimes et l'autel non rougi de sang peuvent obtenir tes faveurs, regarde le mien; et quant à celui qui l'éleva,--il est tel que tu l'as fait: il ne sait rien solliciter à genoux. S'il est méchant, frappe-le! tu es tout-puissant, et tu le peux;--qui pourrait en effet s'y opposer? S'il est bon, frappe ou épargne-le, comme il te plaira! puisque tout dépend de toi; puisque le bon et le mauvais sont eux-mêmes sans pouvoir, quand tu ne les soutiens pas. Que ta volonté elle-même soit juste ou partiale, je l'ignore; n'étant pas tout-puissant, ne pouvant juger la toute-puissance, mais seulement subir les arrêts, hélas! déjà trop cruellement subis!
(Le feu allumé sous l'autel d'Abel s'élève en colonne, et s'élance
lumineusement vers le ciel; un ouragan renverse l'autel de Caïn,
et disperse les fruits sur la terre.)
ABEL, s'agenouillant.
O mon frère, prie! Jéhovah est irrité contre toi.
CAÏN.
Et pourquoi?
ABEL.
Tes fruits sont épars sur la terre.
CAÏN.
Ils viennent de la terre; laisse-les y retourner: leur graine portera de nouveaux fruits avant l'été. Quant à ton offrande carnassière, elle plaît davantage; vois comme le ciel suce la flamme que le sang a engraissée.
ABEL.
Ne songe pas au succès de mon offrande; mais hâte-toi d'en préparer une autre, avant qu'il ne soit trop tard.
CAÏN.
Je ne veux plus élever d'autels, ni souffrir qu'on en élève.--
ABEL, se levant.
Caïn! que prétends-tu?
CAÏN.
Renverser ce lâche courtisan des nuages, cet enfumé réceptacle de tes sottes prières,--ton autel enfin, rougi du sang des faibles agneaux que leur mère a nourris de lait pour qu'ils fussent égorgés à ton Dieu.
ABEL, le retenant.
Tu ne le feras pas.--N'ajoute pas à des actions impies des paroles impies! N'ébranle pas l'autel,--il est sacré maintenant, par le bon plaisir de Jéhovah, puisqu'il en a daigné accepter les offrandes.
CAÏN.
Son plaisir! Le met-il donc, ce plaisir, dans le parfum des chairs pantelantes et du sang encore bouillant? dans le bêlement des mères désolées, qui redemandent leurs expirans nourrissons? dans l'agonie des tristes et innocentes victimes sous le couteau sacré? Va-t'en! aussi bien ce trophée sanglant n'épouvantera pas long-tems le soleil, et ne restera pas la honte de la création.
ABEL.
Mon frère, arrête-toi. Tu ne veux pas employer la violence contre mon autel; si tu en es jaloux, il est à toi: consomme-s-y un autre sacrifice.
CAÏN.
Un autre sacrifice? Va-t'en, ou ce sacrifice peut en effet--
ABEL.
Que veux-tu dire?
CAÏN.
Va--va-t'en.--Ton Dieu, n'est-ce pas, aime le sang?--songe-s-y.--Va-t'en avant qu'il n'y en ait davantage!
ABEL.
Je me place, en son divin nom, entre toi et l'autel qui l'a sanctifié.
CAÏN.
Si tu te chéris toi-même, recule, jusqu'à ce que j'aie rendu ce gazon à son sol naturel;--autrement--
ABEL, le retenant.
J'aime Dieu bien plus que la vie.
CAÏN. Il le frappe sur les tempes, avec l'un des tisons qu'il enlève de l'autel.
Offre donc à ton Dieu le sacrifice de ta vie, puisqu'il aime ceux de ce genre.
ABEL. Il tombe.
Qu'as-tu fait, mon frère?
CAÏN.
Frère?
ABEL.
O Dieu! reçois ton serviteur, et pardonne à son assassin; il n'a pas su ce qu'il faisait.--Caïn, donne, donne-moi ta main, et dis à la pauvre Zillah--
CAÏN, après un instant de stupeur.
Ma main! elle est rouge, et du--de quoi? (Long silence. Il jette les yeux autour de lui.) Où suis-je? Seul! Où est Abel? où Caïn? Se peut-il que je sois Caïn? Mon frère, réveille-toi!--Pourquoi restes-tu couché sur l'herbe? ce n'est pas l'heure du sommeil.--Pourquoi si pâle?--qu'as-tu?--ce matin, tu étais plein de vie! Abel! ah! je t'en prie, ne te joue pas de moi! Je t'ai frappé trop fort, mais non pour toujours! Pourquoi as-tu voulu me résister? C'est un jeu! tu veux m'épouvanter.--Un coup--un seul coup!--Remue,--oh! remue--une seule fois;--oui, comme cela!--bien!--tu respires! souffle sur moi! O Dieu! Dieu!
ABEL, d'une voix mourante.
Qui parle ici de Dieu?
CAÏN.
Ton meurtrier.
ABEL.
Alors,--puisse Dieu lui pardonner! Caïn, console la pauvre Zillah;--elle n'a plus maintenant qu'un frère. (Il expire.)
CAÏN.
Et moi, plus! Qui m'a enlevé le mien,--mon frère?--Ses yeux sont ouverts! donc il n'est pas mort! La mort ressemble au sommeil,--et le sommeil ferme nos paupières. Ses lèvres aussi sont ouvertes; il respire donc! et pourtant je ne le sens pas.--Son cœur!--son cœur!--que je voie s'il bat.--Il me semble:--non!--non!--c'est une illusion; il faut que je sois passé dans un autre monde pire que le premier. La terre tourne autour de moi:--qu'est-ce cela? de l'eau! (Il porte la main à son front, puis la regarde.) Pourtant, il ne pleut pas! C'est du sang!--le sang de mon frère, le mien lui-même, et répandu par moi! Qu'a de commun encore avec moi la vie, puisque j'ai pris celle de ma propre chair? Non, il ne peut être mort!--Est-ce la mort que le silence? Non; il s'éveillera: je vais attendre à ses côtés. Se pourrait-il que la vie fût assez fragile pour être si facilement anéantie?--Depuis, il m'a parlé;--que lui dirai-je maintenant?--Mon frère!--non; il ne répondra pas à ce nom: les frères ne se frappent pas l'un l'autre. Cependant--encore--parle-moi, Abel! Un mot, un seul mot encore de ta douce voix, pour m'aider à supporter le bruit de la mienne!
(Entre Zillah.)
ZILLAH.
J'ai cru entendre un son douloureux; qu'est-ce donc? c'est Caïn; il veille auprès de mon époux. Que fais-tu là, mon frère? Est-ce qu'il dort?--O ciel! que signifie cette pâleur et ce flot?--Non! non! ce n'est pas du sang; qui l'aurait répandu, ce sang? Abel! qu'y a-t-il?--qui t'a fait cela? Il ne remue pas; il ne respire pas; ses mains tombent sur les miennes, froides et insensibles comme les pierres! Ah! cruel Caïn! n'as-tu pu le garantir à tems de cette violence? Quel qu'ait été l'agresseur, un étranger lui-même se serait placé entre lui et le meurtrier! Mon père!--Ève!--Adah!--venez, approchez! la mort est dans le monde!
(Zillah sort en appelant ses parens.)
CAÏN, seul.
Dans le monde!--Et qui l'y a introduite? moi!--moi qui abhorre tellement ce nom de mort, que lui seul empoisonnait toute ma vie avant que je connusse son aspect.--Je l'ai conduite ici; j'ai livré mon frère à ses froids et terribles embrassemens, comme si, sans mon aide, elle n'eût pas assez haut réclamé ses droits inexorables! Du moins, je suis éveillé,--un rêve douloureux m'a rendu fou;--mais lui, il ne s'éveillera donc plus!
(Entrent Adam, Ève, Adah et Zillah.)
ADAM.
Une voix de douleur, celle de Zillah, m'a conduit ici.--Que vois-je? Est-il vrai?--Mon fils!--mon fils! Femme, voilà l'ouvrage du serpent; voilà ton ouvrage!
ÈVE.
Oh! ne parle pas ainsi: l'aiguillon du serpent est dans mon cœur. Abel! mon bien-aimé! C'est un châtiment, Jéhovah, au-dessus du crime, de l'avoir enlevé à sa mère!
ADAM.
Quel est le coupable de ce crime?--Parle, Caïn; tu étais présent. Est-ce quelqu'un de ces anges ennemis qui ne marchent pas avec Jéhovah? quelque sauvage et féroce habitant des bois?
ÈVE.
Ah! une lumière livide me pénètre comme un éclat de foudre! ce tison lourd et sanglant arraché de l'autel, noirci par la fumée, et rougi du--
ADAM.
Parle, mon fils! parle; et malheureux comme nous le sommes, assure-nous que nous ne sommes pas plus déplorables encore.
ADAH.
Parle, Caïn! et dis que ce n'est pas toi!
ÈVE.
C'est lui. Je le vois maintenant;--il baisse la tête; il cache ses yeux féroces de ses mains rouges de sang.
ADAH.
Ma mère, tu l'outrages;--et toi, Caïn, éclaircis donc cette horrible accusation que nos parens, dans leur désespoir, font peser sur toi.
ÈVE.
Écoute, Jéhovah! Puisse l'éternelle malédiction du serpent être sur lui! elle est faite pour sa race plutôt que pour nous. Puissent tous ses jours être désolés! puisse--
ADAH.
Arrête! c'est ton fils; ne le maudis pas, ma mère: ne le maudis pas, mère! il est mon frère, mon époux.
ÈVE.
Il t'a enlevé ton frère!--Zillah, il t'a ravi ton époux:--pour moi, plus de fils!--A jamais je le maudis; je renonce à le voir! Tous les liens sont rompus entre nous, comme lui-même a rompu ceux de la nature.--O mort, mort! pourquoi ne m'as-tu pas prise, moi à laquelle tu fus d'abord infligée? Qu'attends-tu encore?
ADAM.
Ève, prends garde que ta douleur, hélas! trop légitime, ne te conduise à l'impiété. Une douloureuse destinée nous a été prédite; maintenant qu'elle commence, il faut la supporter de manière à prouver à notre Dieu que nous sommes entièrement soumis à sa sainte volonté.
ÈVE, désignant Caïn.
Sa volonté!--c'est celle de cet esprit incarné de mort, que j'ai mis sur la terre pour y faire entrer la mort. Puissent toutes les malédictions de la vie peser sur lui! ses tourmens le chasser au fond des déserts, comme les nôtres nous ont chassés d'Éden, jusqu'à ce que ses enfans lui rendent ce qu'il a donné à son frère! Que jour et nuit le glaive et les ailes des chérubins le poursuivent;--que les serpens se dressent sous ses pas!--que les fruits de la terre deviennent cendre dans sa bouche! que les feuilles dont il entoure sa tête pour reposer soient le séjour des scorpions! qu'il rêve sans cesse de son innocente victime! que ses veilles ne soient qu'un autre rêve prolongé de mort! que les claires fontaines se tournent en sang dès qu'il voudra les souiller de l'impur contact de ses lèvres avides! que les élémens reculent ou se transforment devant lui! qu'il vive au sein de l'agonie qui accompagnera les derniers instans des autres hommes! et que la mort soit pour lui, qui le premier l'introduisit dans le monde, quelque chose de pire que la mort! Va-t'en, fratricide! Désormais ton nom, le mot Caïn, sera pour le genre humain un objet d'horreur, même pour ceux dont tu dois être le père! Que l'herbe se dessèche sous tes pieds! que les bois te refusent leur abri, la terre une couche, la poussière une tombe, le soleil ses rayons et le ciel son Dieu!
(Ève sort.)
ADAM.
Caïn! éloigne-toi: nous ne pouvons plus demeurer ensemble. Fuis! laisse le mort à mes soins;--désormais je suis seul:--nous ne nous reverrons plus.
ADAH.
O mon père! ne le quitte pas ainsi. Ne va pas ajouter à la terrible malédiction d'Ève sur sa tête!
ADAM.
Je ne le maudis pas: son esprit est sa malédiction. Viens, Zillah!
ZILLAH.
Je dois veiller sur le corps de mon époux.
ADAM.
Nous reviendrons quand celui qui nous a préparé ce douloureux devoir aura disparu. Viens, Zillah!
ZILLAH.
Auparavant un baiser sur cette pâle figure, sur ces lèvres autrefois si animées.--O mon cœur! mon cœur!
(Adam et Zillah sortent en pleurant.)
ADAH.
Caïn! vous avez entendu; il faut nous éloigner. Je suis prête, nos enfans aussi! Je porterai Énoch, et vous sa sœur. Partons avant que le soleil ne tombe, et n'attendons pas l'obscurité de la nuit pour traverser le désert.--Eh bien! parle, parle-moi, moi--qui suis à toi.
CAÏN.
Laisse-moi!
ADAH.
Pourquoi? tout le monde t'a quitté.
CAÏN.
Et que tardes-tu de te réunir à eux? Ne crains-tu pas de rester avec l'auteur d'une pareille action?
ADAH.
Après la crainte de t'abandonner, il n'en est pas de plus grande pour moi que celle que m'inspire le crime qui te prive d'un frère. Je n'en dois pas parler:--c'est entre toi et le Tout-Puissant.--
UNE VOIX D'EN HAUT.
Caïn! Caïn!
ADAH.
Entends-tu cette voix?
LA VOIX D'EN HAUT.
Caïn! Caïn!
ADAH.
Elle retentit comme celle d'un ange.
(Entre l'ange du Seigneur.)
L'ANGE.
Où est ton frère Abel?
CAÏN.
Suis-je donc le gardien de mon frère?
L'ANGE.
Caïn! qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers le Seigneur!--Maintenant, tu es maudit de la terre, qui vient d'ouvrir sa bouche pour boire le sang versé par ta main fratricide. Désormais, quand tu creuseras la terre, elle demeurera stérile; tu resteras fugitif et vagabond dans le monde!
ADAH.
Le châtiment est au-delà de ses forces. Vois! tu lui dérobes la face de la terre; il reste privé de la face de Dieu. Vagabond et fugitif, il arrivera que ceux qui le trouveront le tueront.
CAÏN.
Que ne le peuvent-ils! Mais où sont ceux qui me tueront? où sont-ils sur cette terre encore déserte et inhabitée?
L'ANGE.
Tu as tué ton frère, qui te garantira de ton fils?
ADAH.
Ange de lumière! sois miséricordieux; ne dis pas que mon sein déchiré nourrisse maintenant dans mon fils un meurtrier, un meurtrier de son père.
L'ANGE.
Il ne ferait que suivre les traces de Caïn. Le lait d'Ève n'a-t-il pas nourri celui que tu vois maintenant noyé dans le sang? Le fratricide peut bien engendrer le parricide;--mais il n'en sera pas ainsi. --Le Seigneur, ton Dieu et le mien, m'a commandé d'imprimer son sceau sur Caïn, pour qu'il puisse errer en sûreté. Qui tuera Caïn attirera sur sa tête une punition sept fois plus forte. Approche!
CAÏN.
Que veux-tu de moi?
L'ANGE.
Marquer sur ton front l'affranchissement du crime que tu as commis toi-même.
CAÏN.
Non, laisse-moi mourir!
L'ANGE.
Cela ne peut être.
(L'ange imprime une marque sur le front de Caïn.)
CAÏN.
Je sens mon front brûlé, mais ce n'est rien auprès du feu intérieur; que faut-il encore? accable-moi de tout ce que je puis supporter.
L'ANGE.
Tu as été sombre et farouche dès le sein de ta mère, semblable à la terre que tu as jusqu'à présent creusée; mais celui que tu as immolé était doux comme les troupeaux qu'il paissait.
CAÏN.
Je fus enfanté trop tôt après la chute; l'esprit de ma mère était encore fasciné par le serpent, et mon père pleurait encore sur Éden. Je suis ce que je suis; je n'ai pas demandé la vie; je ne me la suis pas donnée moi-même. Que ne puis-je seulement de mon sang racheter celui--et pourquoi pas? Qu'Abel renaisse, et que je sois rayé du livre de vie! Ainsi l'existence sera rendue par Dieu au bien-aimé de Dieu, et je perdrai un don qui n'eut jamais d'attrait pour moi.
L'ANGE.
Qui pourrait anéantir le meurtre? ce qui est fait est fait. Éloigne-toi! accomplis tes jours! et puissent tes actions ne pas ressembler à celle que tu viens de commettre!
(L'ange disparaît.)
ADAH.
Il est parti; éloignons-nous. J'entends les cris de notre petit Énoch dans son berceau.
CAÏN.
Ah! il ignore pourquoi il pleure! et moi qui répandis le sang, je ne puis répandre de larmes; mais les quatre rivières ne pourraient laver mon ame 35. Crois-tu que mon fils puisse jamais me regarder?
ADAH.
Si je croyais qu'il ne le voulût pas, je voudrais--
CAÏN, l'interrompant.
Non, non! plus de menace: nous en avons trop subi. Va prendre ton enfant; je vous suivrai.
ADAH.
Je ne te laisse pas seul avec le mort; quittons ces lieux ensemble.
CAÏN.
O toi, image inanimée et toujours présente! toi dont le sang doit voiler de deuil la terre et les cieux! J'ignore ce que tu es maintenant! mais si tu vois ce que je suis, je crois que tu me pardonnes ce que ne pardonnera jamais ni ton Dieu ni mon propre cœur.--Adieu! je ne dois, je n'ose toucher ce que j'ai fait. Je sortis des mêmes entrailles que toi; j'ai sucé le même sein; je t'ai souvent pressé dans mes bras; souvent nos jeux enfantins se confondirent; et voilà que je ne puis plus t'approcher, que je n'ose pas même faire pour toi ce que tu aurais fait pour moi:--réunir tes membres dans leur tombeau,--le premier tombeau creusé pour les mortels. Mais ce tombeau, qui l'a creusé? O terre! ô terre! voilà le trésor que je dépose dans ton sein, en récompense de tous ceux que j'ai reçus de toi.--Au désert maintenant!
(Adah s'incline, et baise le corps d'Abel.)
ADAH.
Cruelle et prématurée fut ta mort, ô mon frère! et moi seule, de tous ceux qui pleurent sur toi, je ne puis verser de larmes. Mon devoir est désormais de sécher des pleurs, et non pas d'en répandre. Mais pourtant, de tous ceux qui gémissent, nul ne gémit comme moi, non-seulement sur toi, mais sur celui qui t'a frappé. Allons, Caïn! je supporterai la moitié de ton fardeau.
CAÏN.
Nous marcherons à l'orient d'Éden; cette ligne est plus désolée: elle me convient davantage.
ADAH.
Marche le premier! tu seras mon guide, et puisse être le tien notre Dieu! Allons chercher nos enfans.
CAÏN.
Celui qui repose ici n'en avait pas; j'ai tari la source d'une race vertueuse qui eût bientôt charmé les nœuds d'une union récente. Hélas! en les joignant plus tard aux enfans d'Abel, la dureté de mon naturel se fût adoucie chez eux! Abel!
ADAH.
La paix soit avec lui.
CAÏN.
Mais avec moi!--
(Ils sortent.)
FIN DE CAÏN.
L'ILE,
OU
CHRISTIAN ET SES CAMARADES.
AVERTISSEMENT.
Le morceau suivant est fondé en partie sur la relation du soulèvement de l'équipage la Bonté, dans les mers du Sud, en 1789, et en partie sur la Relation des îles Tonga, par Marnier.
Chant Premier.
1. L'instant de la veille matinale était arrivé. Le vaisseau avançait avec grâce, traçant sur les flots un sentier mobile. La vague entr'ouverte par la proue se courbait en sillons complaisans devant la majestueuse charrue. L'onde immense embrassait toute la perspective, et derrière s'évanouissaient maints rivages de la Mer du Sud. La nuit paisible, déjà nuancée d'argent, opposait encore sa mourante obscurité aux atteintes de l'aube naissante. Les dauphins, avertis de l'approche du jour, s'élançaient au-dessus des flots, comme pour aspirer plus tôt ses premières lueurs. Les étoiles détournaient de l'océan leurs scintillans regards, et disparaissaient devant une clarté plus radieuse. La voile reprenait sa blancheur naguère obscurcie; une brise rafraîchissante glissait sur les vents. Déjà même la pourpre de l'Océan annonçait la venue du soleil;--mais un coup sera tenté avant qu'il n'apparaisse.
2. Le vaillant chef dormait dans sa cabine, confiant dans ceux qui faisaient la veille. Il rêvait des rivages désirés de la vieille Angleterre, de ses travaux récompensés, de ses dangers évanouis; son nom était ajouté à la liste glorieuse de ceux qui avaient visité les pôles, séjour des orages. Le plus difficile était passé, rien ne pouvait justifier de nouvelles inquiétudes; pourquoi donc le sommeil avait-il pour lui des dangers? Hélas! son tillac était foulé par un pied indiscipliné; des mains plus inhabiles voulaient diriger la voile du vaisseau; de jeunes cœurs, languissant après je ne sais quelle île favorisée du soleil, où l'été dure toute l'année, où les femmes sourient pendant tout l'été; des hommes éloignés de leur patrie, et qui, trop long-tems voyageurs, n'avaient jamais revu la maison natale, ou l'avaient trouvée toute changée, et demi-barbare, préféraient une fraîche et douce grotte sauvage à l'incertitude des flots.--Puis le souvenir des fruits savoureux que donnait une terre incultivée; des forêts qui ne connaissaient d'autres sentiers que ceux qu'ils y frayèrent; des champs sur lesquels l'abondance étendait sa corne fortunée; des terres, domaine commun et indépendant d'un seul possesseur..... Puis le vœu que les siècles n'ont jamais étouffé dans le cœur de l'homme--de ne connaître d'autre maître que sa volonté; la terre offrant à sa surface des mines non exploitées; la liberté qu'on y trouvait d'appeler chaque grotte sa propre demeure; ce jardin commun ouvert devant tous les pas, où la nature traite en tendre mère tout un peuple charmé des délices du désert; leurs coquillages, leurs fruits, seule opulence qu'ils connaissent; leurs canots toujours retenus à l'entour des rivages; leur chasse, leur gibier, leurs armes, leur aspect enfin si étrange aux yeux d'un Européen:--tels étaient les objets et la contrée qui réveillaient les désirs de ces marins,--désirs qu'ils devaient chèrement expier.
3. Debout, brave Bligh! l'ennemi est à la porte! debout! debout!--Hélas! il est trop tard! derrière ta case se tient le féroce rebelle proclamant déjà le règne de la rage et de la terreur. Tes membres sont enchaînés, la baïonnette touche ton sein, les mains qui tremblaient à ta voix te saisissent; traîné sur le tillac, tu ne verras plus l'obéissant gouvernail ou la voile attentive attendre tes ordres pour suivre une direction, ou se développer; cet esprit sauvage qui voudrait étouffer à force de délire le sentiment de sa révolte, fait briller autour de toi les yeux encore étonnés de ceux qui redoutent le chef qu'ils sacrifient: car jamais l'homme ne peut étourdir le cri de la conscience, s'il ne porte à ses lèvres la coupe passionnée de la rage.
4. C'est en vain que, bravant l'œil de la mort, ta poitrine menacée implore ceux de tes compagnons restés loyaux:--ils ne viennent pas; ils sont rares: il faut qu'ils consentent à ce qu'applaudissent des cœurs plus indociles. En vain tu cherches la cause: la malédiction est leur seule réponse, ou la menace de quelque chose de pire. A tes yeux brille le poignard homicide; sur ta gorge reste suspendue la baïonnette effilée; les mousquets chargés t'environnent, et semblent prêts à terminer tes jours. Tu les y encourages, en leur criant: Feu! Mais des cœurs impitoyables admirent encore, et quelque souvenir de leur ancien respect les arrête, plutôt que la voix méconnue de leurs devoirs; ils ne voudraient pas perdre leur ame en répandant le sang: ils préfèrent t'abandonner à la merci des flots.
5. «Disposez la chaloupe!» c'est le cri du nouveau chef; et qui jamais osa dire non à la révolte dans la première impétuosité de son ivresse, dans les saturnales d'un pouvoir inattendu? La chaloupe est disposée avec tout l'empressement de la haine; et déjà de légères planches te séparent seules de l'abîme qui doit t'engloutir; de faibles provisions te promettent une fin que leurs mains te refusent: c'est justement ce qu'il faut d'eau et de pain pour garantir quelques jours le moribond de la mort; de plus, quelques cornes, un peu de toile, des livres, unique trésor des hermites de l'Océan; quelques cordages sont ensuite ajoutés, aux instances de ceux qui n'espéraient plus pour toi que dans l'air et les flots; puis enfin ce mobile et tremblant vassal des pôles, cette aiguille sensible, ame de la navigation.
6. Et maintenant, le chef élu par lui-même juge à propos d'étouffer le premier sentiment de son crime; il réveille ainsi ses compagnons:--«A boire!» tant il craint que la passion ne cède bientôt à la voix de la raison! «De l'eau-de-vie pour les héros!» Ainsi jadis s'était écrié Burke;--et sans doute cette liqueur peut conduire à la gloire. Nos héros partagèrent cette opinion; au milieu de bruyans applaudissemens, ils vidèrent la coupe. Huzza! huzza! Otaïti! tel fut leur cri; étrange exclamation de la part des fils de la révolte! Comment cette île délicieuse, cette terre chérie de la nature, des cœurs aimans, des fêtes sans périls, des mœurs aimables, étrangères à l'art, cette opulence commune, cet amour sans inquiétude; comment tout cela pouvait-il avoir des charmes pour de grossiers marins ballottés sous leurs mâts par chaque souffle de vent? Et maintenant, par quels nouveaux crimes se préparent-ils à réaliser les vains désirs de la vertu, le repos? Hélas! telle est notre nature! notre but est le même à tous, seulement nous suivons des routes diverses; nos moyens, notre naissance, notre pays, notre gloire, notre fortune, nos goûts, tout cela est plus puissant sur notre faible poussière que tout ce qui est en dehors du misérable cercle de notre égoïsme. Cependant murmure encore au-dedans de nous-mêmes une faible voix troublant le silence de l'intérêt ou le tumulte de la gloire; quelle que soit notre foi, quelque terre que nous foulions, Dieu fait toujours entendre son oracle, la conscience de l'homme!
7. La chaloupe est chargée du brave et triste petit nombre demeuré fidèle au chef; quelques-uns, restés sur le tillac du vaisseau--maintenant jouet d'un moral naufrage--faisaient des vœux tardifs pour partager le sort d'un capitaine que leurs yeux voyaient s'éloigner; d'autres calculaient pour lui de nouveaux malheurs, plaisantaient à la vue lointaine de sa faible voile, à l'idée de cette faible barque, si fragile et si chargée. Oh! combien il est plus assuré, plus tranquille, le tendre nautile 36, pilote maritime de sa couche imperceptible, la fée, le génie de la mer. Lui, quand l'ouragan siffle et jaillit en éclairs sur les ondes, demeure en sûreté,--son port est dans la ville,--il triomphe sur les armadas du genre humain, qui ébranlent le monde, et fléchissent sous la verge des vents.
8. Quand tout fut prêt sur le vaisseau, qui maintenant avouait un révolté pour son maître,--un matelot, moins endurci que ses compagnons, témoigna cette pitié inutile, faite seulement pour irriter le malheur. D'un regard inquiet, il veillait sur les mouvemens de son ancien chef, et cherchait même, à force de signes, à lui exprimer son compatissant repentir. Déjà même il avançait un humide flacon jusqu'à ses lèvres arides et desséchées; mais bientôt, observé lui-même, ce gardien fut éloigné, et la pitié cessa de percer le nuage que la sédition étendait autour du brave chef. Alors s'approcha l'audacieux et sombre jeune homme que, pour son malheur, avait trop aimé le capitaine; il s'écria, en désignant la chaloupe abandonnée: «Partez! tout retard coûterait la vie!» Et pourtant, même en ce dernier instant, il n'avait pas étouffé toute sympathie. Un mot pouvait encore ramener le remords dans cette ame violente et passionnée; et ce que les autres ne soupçonnaient pas, la victime put le reconnaître. Quand Bligh, avec un ton de reproche amer, lui demanda qu'était devenu le souvenir des anciens bienfaits;--qu'étaient devenues ses espérances d'une gloire supérieure à celle des mille écussons pompeux de la Grande-Bretagne? ses lèvres tremblantes semblèrent céder devant une force invincible. «C'est cela! c'est cela! prononça-t-il; je suis damné! damné!» Il n'en dit pas davantage; mais, poussant dans sa barque son maître, il le confia au faible esquif. Sa langue ne put articuler d'autres accens; mais combien d'idées dans ses brusques adieux!
9. Le large soleil des régions arctiques s'élevait sur les ondes; la brise tantôt s'engouffrait, tantôt ressortait de ses humides grottes. Son aile capricieuse s'éloignait, puis revenait effleurer les sillons de l'Océan, comme les cordes d'une harpe éolienne. D'une rame désespérée et presque silencieuse, déjà l'esquif se creusait un chemin redouté vers une roche à peine visible, qui dressait, comme un lointain nuage, son front au-dessus des flots. La chaloupe et le vaisseau ne se réuniront plus! mais ce n'est pas à moi de dire les infortunes de Bligh, leurs dangers continuels, leurs rares espérances; leurs jours de péril, leurs nuits de désespoir; leur courage toujours le même, quand il semblait le plus inutile; la famine dévorante, rendant un fils méconnaissable à l'œil même de sa mère; les autres maux, assez horribles pour faire trêve à la faim, jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur eux de prise; les fureurs et les égards de la mer, tantôt les couvrant de son abîme, tantôt les laissant briser de leurs rames fatiguées les vagues qui ne cédaient qu'à tous leurs efforts réunis.--Une fièvre continue, une soif sèche, qui leur faisait saluer, comme un bonheur, les nuages qui glaçaient leurs os nus, savourer avec délices la froide humidité des nuits orageuses, et presser avidement la toile tendue sur leur tête, pour recueillir quelques gouttes de pluie. Il leur fallut fuir mainte horde sauvage, pour redemander un asile plus sûr encore aux flots impitoyables. Et pourtant, il fut accordé à ces spectres animés de raconter leurs dangers passés, et des angoisses telles que jamais les annales de l'humide abîme n'en avaient retracées, pour arracher de la terreur aux hommes, aux femmes des larmes.
10. Laissons-les à leur destin, il ne sera ignoré ni impuni. La justice aura son jour; la discipline violée prendra leur défense, et la marine insultée proclamera le cri des lois. Nous allons suivre les pas du rebelle, qu'une vengeance éloignée ne saurait épouvanter. Arrière! arrière! sur les vagues! ses yeux reverront la baie désirée; et les rivages heureux où les lois ne sont pas connues recevront les matelots mis hors la loi de leur pays.--La nature, et cette déesse de la nature--la femme--les rappelle vers une terre où rien, sauf leur conscience, ne songera à les accuser; où tout le monde jouit sans querelle des biens de la terre; où le pain lui-même est cueilli comme un fruit 37; où nul ne séquestre pour lui seul les champs, les forêts, les rivières:--âge sans or, où ce métal ne trouble pas les songes, et n'a pas, ou n'avait pas alors, envahi ces rivages. Depuis, l'Europe y porta ses vastes connaissances, ses coutumes, ses mœurs, mais au prix d'une multitude de vices qu'elle enseigna aux fils de ces contrées. Mais loin de nous ces images! Voyons les insulaires tels qu'ils étaient; bons par les leçons de la nature, vicieux sous ses inspirations. Huzza! Otaïti! tel fut le cri lancé d'un commun accord par le rapide vaisseau. La brise s'élève; la voile, naguère détendue, et maintenant gonflée, précède joyeusement le souffle des vents. En plus rapides rubans se pressent les ondes autour du vaisseau; la vague jaillit plus haute sous les coups de la proue. Ainsi l'Argo soulevait-il la virginale écume de l'Euxin; mais ceux qu'il portait jetaient vers leurs foyers un regard de regret:--ceux-là renoncent pour jamais à la leur, et leur barque rebelle s'en éloigne aussi rapidement que le corbeau en s'envolant de l'arche sainte. Et pourtant leur projet est d'aller partager de nouveau le nid de la colombe, et de courber sous le joug de l'amour leur front indomptable.
Chant Deuxième.
1. Combien doux étaient les chants de Toobonai, alors que le soleil d'été descendait sur la baie de corail 38! Viens, disaient les jeunes filles; avançons vers le plus frais ombrage de l'îlette: nous y écouterons le ramage des oiseaux! la colombe des bois enverra, du milieu des arbres, son roucoulement, semblable à la voix des dieux partie de Bolotoo; nous cueillerons les fleurs qui naissent sur la couche des morts: les plus fraîches s'élèvent où repose la tête des guerriers. Nous nous assiérons en face du crépuscule; nous verrons les suaves rayons de la lune glisser au travers des branches du tooa, et le bruissement léger de leurs soupirs charmera nos oreilles, quand nous nous reposerons sous leur abri. Ou bien gravissons le précipice: nous contemplerons les flots venant combattre le gigantesque rocher, qui bientôt les repousse dédaigneusement en écumantes colonnes. Qu'elles sont belles! et qu'ils sont heureux ceux qui, libres des travaux et du tumulte de l'existence, se contentent de regarder du rivage l'espace que l'Océan remplit tout entier! L'Océan lui-même se complaît dans l'azur de sa surface; et souvent il vient, à la clarté de la lune, peigner en cet endroit sa flottante chevelure.
Note 38: (retour) Les trois premiers couplets sont empruntés à une chanson favorite des insulaires de Tonga, traduite en prose dans la Relation des îles Tonga, par Mariner. Toobonai n'est cependant pas l'une de ces îles; mais elle fut l'une de celles où se réfugièrent les mutins. J'ai altéré et ajouté; cependant j'ai conservé de l'original tout ce que j'ai pu. (Note de Lord Byron.)
2. Oui,--nous cueillerons les fleurs du sépulcre; nous rivaliserons de plaisir avec les esprits des bocages promis; puis nous plongerons, et nous jouirons au sein des vagues; puis nous déposerons nos membres sur le tendre gazon; bientôt, humides encore de nos premiers jeux, nous oindrons nos corps de l'huile embaumée; nous laisserons les fleurs cueillies sur les tombes, et nous nous parerons des guirlandes empreintes du souvenir des braves. Mais voici la nuit; le Mooa dissipe nos projets: déjà, près de nous, retentit le bruissement des mâts. Et pourtant le flambeau, signal de la danse, répand ses étincelles cadencées sur le gazon de Marli. Nous aussi, courons-y; là, nous nous rappellerons l'heureux souvenir de maintes fêtes, avant que Fiji n'eût soufflé dans la trompe guerrière, avant que les ennemis ne parussent dans leurs canots à la portée de nos rivages. Hélas! par eux se flétrit la fleur du genre humain; hélas! par eux les ronces se dressent à l'envi dans nos champs; et par eux est oublié le ravissement que nous éprouvions à errer à la lueur de la lune, avec l'amour pour unique compagnon de nos pas. Résignons-nous:--ils nous ont appris à manier une massue, à inonder nos champs d'une pluie de flèches. Qu'ils recueillent la moisson qu'ils nous ont forcé de semer. Mais cette nuit doit être toute entière aux fêtes; demain il nous faudra partir. Frappez la danse! emplissez la large coupe!--demain nous pouvons mourir. Enveloppons nos membres dans des vêtemens d'été; autour de nos reins déployons le blanc de Tappa; que des guirlandes fraîches comme le printems même forment notre couronne, et qu'autour de nos épaules brillent les grains de l'hooni: ses vives couleurs contrasteront avec la teinte de feu des poitrines qui battent sous elles.
3. Mais la danse a cessé.--Ah! restez encore! arrêtez! ne déposez pas le sourire de fête. C'est demain que nous partons pour le Mooa; demain, non pas cette nuit:--la nuit appartient encore à la tendresse. Jeunes enchanteresses de la joyeuse Licoo, rendez-nous les guirlandes que nous préférons au sein du plaisir! Que vos formes sont charmantes! comme chacun de nos sens excité, ravi et doublé, rend hommage à votre beauté! Ainsi les fleurs qui parsèment le rocher de Mataloco, portent leurs parfums jusqu'aux bornes de l'humide horizon. Nous aussi, nous nous rendrons à Licoo; mais, ô mon cœur, que dis-je? nous irons?--et demain il nous faut partir!
4. Tels étaient les chants--harmonie des jours que l'approche des flottes européennes n'avait pas encore infectés. Sans doute, ces insulaires avaient leurs vices--ceux que la nature tolère--et résultats de la barbarie.--Nous avons les uns et les autres: ceux qui naissent de l'excès de la civilisation, ceux qui, chez les peuples sauvages, inspirent le plus d'horreur. Qui n'a pas vu le règne de l'hypocrisie,--les prières d'Abel réunies aux forfaits de Caïn, qui ne les a pas vus, dis-je, peut, de son balcon, voir la preuve que notre vieux monde est mille fois plus perverti que le nouveau;--mais il n'est plus de nouveau monde, si ce n'est aux lieux où Colombie vient de voir naître deux gigantesques enfans de la liberté; où le Chimboraço peut à son gré promener son regard de Titan sur les flots, les airs et la terre, sans y rencontrer un esclave!
5. Telle était l'épopée des jours de tradition; les chants auxquels se rattachait la gloire des morts, quand la gloire n'avait d'autre expression que celle d'une mélodie presque divine. Ces chants ne satisfont pas l'œil glacé du sceptique, mais ils livrent à la puissance de l'harmonie une histoire entière. C'est un Achille enfant, qui, la lyre du Centaure en main, apprend à surpasser la vertu des tems passés. Le simple couplet d'une vieille et chère ballade, répété par les roches, se confondant avec le vagissement des ondes, parti de la pelouse humectée par un murmurant ruisseau, ou multiplié par les échos prolongés des montagnes, a, sur les cœurs naïfs, plus de pouvoir que toutes les colonnes érigées par les favoris de la victoire. Il garde son éloquence, quand les hiéroglyphes ne sont plus qu'une source de conjectures ou de rêveries pour les sages ou les savans. Primitive et virginale expression du cœur, il nous attendrit, quand les monumens de l'histoire nous fatiguent. Telle était cette chanson barbare,--car le chant est né chez les barbares;--telle en inspirait la solitude des hommes du nord, qui vinrent nous conquérir, et telle en inspirera toujours la contrée que nul ennemi lointain ne sera venu détruire ou civiliser. Quelle impression plus vive et plus puissante produiraient aujourd'hui sur les cœurs les artifices de notre savante musique?
6. Alors ces mélodies, inconnues aujourd'hui, traversaient suavement le gracieux silence des airs, la douce sieste d'une journée d'été, le calme après-midi de Toobonai; alors chaque fleur était épanouie, l'air était un immense parfum, un léger souffle commençait à balancer le palmier, la première impression de la brise encore silencieuse effleurait les ondes comme pour transporter la fraîcheur dans la grotte avide. C'était l'asile de la chanteuse et du jeune étranger qui lui avait appris les douloureux plaisirs de l'amour, plaisirs toujours enivrans, mais surtout pour les cœurs qui ne savent pas encore qu'on puisse les perdre, et qui s'élancent comme des martyrs sur leur bûcher funéraire, tellement ravis dans leur délirant enthousiasme, que rien dans la vie ne leur semblerait comparable aux joies de cette mort: aussi meurent-ils réellement. Qu'est-ce, en effet, pour eux, que les autres promesses de la vie, à côté de l'idée seule de cet entraînement, de cette exaltation de toutes les forces de la nature? Aussi nos rêves d'une meilleure vie sont-ils renfermés dans l'espoir d'aimer éternellement encore.
7. Là était assise l'aimable sauvage du désert, enfant par les années, femme par les formes, quand on se reporte à l'enfance de nos froids climats, où rien n'atteint une prompte maturité, à l'exception du crime. Mais c'était l'enfant d'un monde enfant, et comme la nature, charmante, animée et naïve; noire comme la nuit, mais la nuit avec tous ses astres, ou comme la grotte étincelante de stalactites. Ses yeux étaient un langage et un charme; ses contours, ceux d'Aphrodite sur son char de coquillage, et au milieu d'un riant cortége d'Amours. Voluptueuse comme la première approche du sommeil, et pourtant pleine de vie,--car ses joues, brunies par les feux du tropique, se nuançaient souvent d'une aimable rougeur; le sang des brûlans climats colorait son cou, et traçait un sillon radieux sur la pâleur obscure de ses épaules, comme on voit dans l'onde ténébreuse les rameaux du corail attirer le plongeur vers les grottes qu'ils rougissent. Telle était la fille des mers du Sud. Telle qu'une vague dont la force pouvait soulever la barque fortunée des autres, heureuse de leur bonheur, triste de leurs seules peines; son sein brûlant, énergique, et pourtant fidèle, ne recelait pas de joie égale à celle qu'elle donnait. Ses espérances n'allaient pas au-delà de l'expérience, cette pierre de touche glaciale, dont le contact dépouille ordinairement tous les objets de leurs radieuses couleurs. Elle ne redoutait pas les maux; elle n'en connaissait aucun, ou, si elle en connaissait, ils étaient bientôt--trop tôt--oubliés. Ses souris et ses larmes passaient avec la rapidité du vent ridant la surface des lacs, et troublant, sans le briser, leur délicat miroir. Bientôt la sérénité remontera d'une profondeur non sondée, ou descendra des sources pures de la montagne, jusqu'à ce qu'enfin un tremblement de terre, bouleversant la grotte de la Naïade, en dissipera les ondes, les chassera devant lui dans quelque cavité déserte, devenue le réceptacle d'un marais fétide. La fille des îles partagera-t-elle leur destin? Hélas! le changement éternel agite la vague incertaine de l'humanité; mais ceux qui tombent, comme tomberont les mondes eux-mêmes, renaîtront du moins, s'ils ont bien vécu, en esprits supérieurs à l'univers écrasé.
8. Et lui, quel est-il, cet enfant du Nord aux yeux bleus, venu d'îles moins inconnues à l'homme, mais presqu'aussi sauvages? Quel est ce jeune homme aux cheveux blonds, sorti des Hébrides, là où grondent les vagues agitées du Pentland? Balancé dans son berceau par les vents mugissans; né au milieu des orages, avec un corps et une ame créés pour les orages; le premier objet sur lequel s'ouvrirent ses jeunes yeux fut la blanche écume de l'océan, et depuis ce moment l'océan fut sa patrie. Compagnon gigantesque de ses rêveries et de son âpre solitude, ce fut le seul Mentor de sa jeunesse partout où les flots portèrent sa barque. Quant à lui, jouet des vagues et des vents, c'était un être insouciant qui s'abandonnait au hasard. Nourri des légendes merveilleuses de son pays natal, se livrant avec ardeur à l'espérance, mais ferme dans les revers, le désespoir était la seule des sensations qu'il ne connût pas. Sous le ciel de l'Arabie, il eût été le plus intrépide des enfans errans de ces déserts de sable, ses lèvres immobiles endurant la soif avec autant de patience qu'Ismaël lui-même porté sur le vaisseau du désert 39; sur les rivages du Chili. Cacique orgueilleux; dans les montagnes d'Hellas, Grec rebelle; né sous une tente, peut-être un nouveau Tamerlan; élevé pour le trône, qui sait s'il eût été digne de régner? car l'ame ambitieuse qui, pour s'élever à la domination, a détruit la route qu'elle devait parcourir; créée pour le pouvoir, et n'ayant d'autre proie qu'elle-même, est forcée de rétrograder 40, et de se plonger dans la douleur pour y chercher le plaisir. Dans une condition plus humble, avec une éducation vertueuse, ce même esprit qui fit un Néron, la honte de Rome, aurait pu devenir l'imitateur du héros qui porta si glorieusement son nom 41; mais laissez-lui encore tous ses vices, quel étroit théâtre pour eux si vous ne leur donnez un trône!
Note 41: (retour) Le consul Néron qui fit cette marche incomparable dont Annibal fut la dupe, et qui défit Asdrubal, accomplissant ainsi un fait d'armes presque sans exemple dans les annales militaires. La première nouvelle qu'Annibal eut de son retour fut par la tête d'Asdrubal jetée dans son camp. Annibal, en la voyant, s'écria, avec un soupir, que Rome allait maintenant devenir la maîtresse du monde. Et cependant, c'est peut-être grâce à cette victoire du consul Néron que l'empereur du même nom régna par la suite; mais l'infamie de l'un a surpassé la gloire de l'autre. Quand on entend prononcer le nom de Néron, qui songe au consul? telles sont les choses humaines!
9. Tu souris, lecteur.--Pour celui qui voit les choses d'un œil facile à se laisser éblouir, de telles comparaisons semblent prises bien haut à propos du nom obscur d'un être dont le sort n'a rien de commun avec la gloire, Rome, le Chili, Hellas ou l'Arabie. Tu souris? j'y consens: il vaut mieux sourire que de soupirer; cependant il aurait pu être tout ce que j'ai dit. C'était un homme dont l'esprit ambitieux l'entraînait toujours en avant, formé pour devenir un héros patriote ou un chef despotique; pour faire la gloire ou le malheur d'une nation. Il était né sous des auspices qui font l'homme plus grand ou plus abject que l'imagination même n'a osé le rêver. Mais tout ceci n'est que chimères; dites enfin, qu'est-il dans ces lieux?--c'est un frais adolescent, un jeune mutin affranchi par la révolte; c'est le blond Torquil, qui ne connaît pas plus d'entraves que les vagues écumeuses de l'océan,--c'est l'époux de la fiancée de Toobonaï.
10. Les yeux fixés sur les flots, il était assis auprès de Neuah, de Neuah qui, parmi les filles de l'île, est comparable à cette plante qui, sans cesse tournée vers le soleil, en a reçu le nom. Noble, mais d'une noblesse qui fait sourire nos généalogistes qui n'ont pas d'armoiries pour ces contrées inconnues; issue d'une longue race d'hommes libres et vaillans, race de preux ne connaissant pas l'usage des vêtemens, et formant une chevalerie sauvage dont les huttes couvertes de mousse s'élèvent le long des rivages de la mer. J'ai vu la tienne, Achille, et n'ai pas vu autre chose! Mais quand ces étrangers porteurs de la foudre arrivèrent dans leurs vastes canots ceints de traits de flamme, hérissés de grands arbres qui, plus hauts que le palmier, semblaient, pendant le calme, avoir pris racine dans les profondeurs de l'océan, et, lorsque les vents se réveillaient, déployaient des ailes aussi larges que le nuage qui s'étend à l'horizon; et, semblables à des cités de la mer, commandaient aux flots, et enchaînaient presque les vagues turbulentes, la jeune sauvage, dans son léger esquif, agitant mollement sa pagaïe, s'élança sur la surface des ondes, comme les rennes à travers les neiges, glissant doucement sur le bord écumeux des brisans, légère comme une Néréide sur son char marin 42, elle contempla, pleine d'étonnement et d'admiration, cette construction gigantesque refoulant chaque vague sous sa pesante masse. L'ancre est jetée, le vaisseau repose au sein de l'océan; et tandis qu'une foule d'embarcations légères forment autour de lui une chaîne mobile, il semble un lion majestueux endormi aux rayons du soleil, et dont un essaim d'abeilles bourdonnantes entourent la flottante crinière.
11. Les hommes blancs débarquèrent. Est-il besoin de dire le reste? le nouveau monde étendit sa main noire à l'ancien. Chacun d'eux était une merveille pour l'autre, et l'attrait de la surprise et de l'admiration fit bientôt place à un sentiment plus bienveillant. Parmi ces enfans du soleil, l'accueil des pères fut affectueux; celui des filles, agitées par de plus douces passions, le fut bien plus encore. Ils s'unirent par de tendres liens. Les enfans des tempêtes s'aperçurent que la beauté peut être jointe à une peau noire, et les filles de l'île admirèrent à leur tour cette teinte plus pâle, qui paraît si blanche aux climats qui ne connaissent pas la neige. La course, la chasse, la liberté d'errer sur ce sol, où chaque cabane était la leur; le plaisir de jeter un filet à la mer, de s'élancer dans ces légers canots qui voguent sur cet archipel, au sein bleuâtre duquel s'élèvent ces îles heureuses; ce sommeil rafraîchissant obtenu par de joyeux travaux; ce palmier qui nous représente la plus majestueuse Dryade des forêts, où l'enfance du jeune Bacchus fut cachée, et dont la cime, ombrageant la vigne renfermée dans son sein, est si élevée que l'aigle bâtit rarement son nid plus haut; le festin composé de caviar et d'ignames; ce cocotier qui porte à la fois la coupe, le lait et le fruit; l'arbre à pain qui, sans le secours de la charrue et du moissonneur, donne l'abondant produit d'un champ cultivé, tandis que ses pains, offrandes de la nature, cuisant sans l'aide d'un feu artificiel, dans des forêts qui ne sont encore ni achetées ni vendues, chassent la famine de leur sein fertile, et offrent une denrée sans prix à l'homme qui la recueille. Tous ces trésors, et les douces voluptés des eaux et des bois, les joies folâtres de ces solitudes peuplées, adoucirent les mœurs de ces farouches aventuriers, et les disposant à sympathiser avec un peuple moins éclairé, mais plus heureux, firent plus que l'éducation européenne n'avait pu faire en civilisant les enfans de la civilisation!
12. Parmi eux, on remarquait plus d'un couple amoureux, et entre ceux-ci, Neuah et Torquil n'étaient pas le moins aimable. Tous deux enfans des îles, quoique d'îles bien éloignées l'une de l'autre; tous deux nés sous cette étoile qui préside à la mer, ils avaient été nourris tous deux au milieu de ces beautés primitives de la nature qu'on chérit jusqu'au tombeau lorsqu'elles ont attiré nos premiers regards, et excité notre intérêt dans l'enfance. Celui dont les monts bleuâtres de l'Écosse frappèrent d'abord les yeux, aimera chaque cime qui lui offrira une teinte semblable; il saluera dans chaque rocher la figure bien connue d'un ami; et à l'aspect d'une montagne, ses bras s'ouvriront comme pour l'étreindre contre son cœur. Long-tems j'ai erré dans des pays qui ne sont pas le mien, adorant les Alpes, chérissant les Apennins, prosterné devant le Parnasse et devant la cime escarpée du mont Ida, berceau de Jupiter, et de l'Olympe dominant majestueusement la mer. Mais ce n'était pas seulement les souvenirs de l'antiquité ni cette belle nature qui me jetaient dans des ravissemens extatiques:--les émotions de l'enfance lui avaient survécu dans le jeune homme; et sur le mont Ida, cherchant des yeux Troie et Loch na Gar, ma mémoire attachait des souvenirs celtiques aux monts Phrygiens, et confondait les cascades d'Écosse avec la fontaine limpide de Castalie. Pardonne, ombre universelle d'Homère! pardonne, ô Phébus! aux écarts de mon imagination:--ce fut dans le nord que je puisai le premier sentiment des beautés de la nature, et que j'appris à adorer vos scènes sublimes 43.
Note 43: (retour) Étant très-enfant (j'avais a peu près huit ans), ayant été attaqué de la fièvre scarlatine, à Aberdeen, je fus transporté dans les montagnes par le conseil des médecins. Là, il m'arriva quelquefois de passer l'été, et c'est de ce moment que je date mon penchant pour les pays montagneux. Je n'oublierai jamais l'effet que produisit sur moi, quelques années après, en Angleterre, le spectacle d'un objet que je n'avais pas vu depuis long-tems, même en miniature, d'une montagne de la chaîne des Malvernes. À mon retour à Cheltenham, je la contemplais tous les soirs, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne puis décrire. Ceci était bien d'un enfant; mais je n'avais que treize ans, et c'était pendant les vacances.
13. L'amour qui embellit et attendrit tous les êtres; la jeunesse qui colore l'air qui l'entoure; le ciel qui la couvre des nuances brillantes de l'arc-en-ciel; le souvenir des périls passés, qui fait que l'homme lui-même jouit de l'intervalle où il cesse de détruire;--l'attrait réciproque de cette beauté qui se fait sentir au cœur le plus farouche, et le frappe comme l'éclair frappe l'acier: tout contribua à unir l'homme à demi civilisé et la fille sauvage, et à confondre, dans une seule ame absorbée par la passion, l'adolescent et la jeune fille. Les souvenirs tumultueux des combats avaient cessé de remplir d'une joie sombre un cœur qui commençait à se détacher d'eux. Il ne ressentait plus cet ennui, cette impatience du repos qui le troublait naguère, comme l'aigle dans son nid, dont le bec aiguisé et l'œil perçant cherchent une victime dans la vaste étendue des cieux:--son ame s'était amollie dans cet état voluptueux, où il goûtait ces douceurs efféminées de l'Élysée, qui ne promettent pas de lauriers à la tombe des héros; mais, hélas! ces lauriers se flétrissent s'ils ne sont arrosés de sang.--Et lorsque les cendres d'un mortel sont déposées dans l'urne funèbre, le myrte ne leur prête-t-il pas un aussi doux ombrage? Si César n'eût connu que les baisers de Cléopâtre, Rome eût été libre, et le monde ne fût pas devenu sa conquête. Eh! qu'ont fait pour le monde les exploits de César, la renommée de César? Nous le sentons dans notre avilissement: cette gloire a posé son cachet sanglant sur nos chaînes, elle y a fait naître la rouille que nos tyrans se plaisent à y entretenir. Eh quoi! la gloire, la nature, la raison et la liberté réunies ordonneront à des millions d'hommes exaspérés de faire ce que Brutus exécuta seul!--Elles leur commanderont de renverser du poste élevé qu'ils occupent depuis trop long-tems, ces vils imitateurs d'un despote, qui, semblables à l'oiseau moqueur, répètent le chant de la tyrannie! et cependant nous continuerons à être traqués par ces chats-huans ignobles, dignes seulement de la chasse aux souris, et que nous nous obstinons à prendre pour de nobles faucons, tandis que le premier mot de liberté suffirait pour chasser ces épouvantails: car leur effroi nous prouve assez qu'ils ne sont pas autre chose!
14. Plongée dans les ravissemens de la passion, et oubliant doucement la vie, Neuah, la fille de la mer du Sud, était tout ce qu'une femme peut être pour un époux lorsqu'aucune distraction du monde ne la détourne de son amour; loin d'une société railleuse, toujours prête à se moquer d'une flamme nouvelle et passagère, et de cet essaim bourdonnant de fats, qui fait bruyamment éclater son admiration, ou murmure à son oreille les expressions d'une flamme adultère, qui en veut à son devoir, à sa gloire et à son bonheur. Son ame et toutes les sensations qui l'agitaient étaient à nu comme ses belles formes. On pouvait la comparer à l'arc-en-ciel pendant l'orage:--ses nuances mobiles offrent une brillante variété, mais colorent toujours les cieux du plus doux éclat; son arc a beau s'étendre, ses couleurs changer, ce n'est pas moins le nuage qui porte la messagère des amours.
15. C'est là, c'est dans cette grotte du rivage battu par les vagues qu'ils passaient les matinées brûlantes du tropique. Les heures n'existaient pas pour eux:--ils ne calculaient pas le tems. Leurs oreilles n'étaient pas frappées du son lugubre de l'horloge, qui nous distribue la portion journalière de la vie, et avertit l'homme, en s'en moquant, avec un rire d'airain. Que leur importait le passé ou l'avenir? Le présent, comme un tyran, les tenait enchaînés;--leur sablier était le sable du rivage, et la mer voyait s'écouler leurs doux momens ainsi que ses vagues paisibles; leur horloge, c'était le soleil dans son immense horizon. Ils ne comptaient pas, eux pour qui la journée n'était qu'une heure. Le rossignol remplaçait pour eux la cloche du soir, lorsqu'il chantait mélodieusement à la rose les adieux du jour 44. Ils voyaient se coucher leur large soleil, non comme dans le nord, d'une marche lente et graduée, et affaiblissant son éclat à mesure qu'il descend sur l'océan; mais ardent, enflammé, conservant toute sa plénitude, et comme s'il abandonnait pour jamais le monde, et le privait de lumière, plongeant dans les flots son front étincelant, tel qu'un héros, qui se précipite dans la tombe. Alors ils se levaient tous deux, regardaient d'abord le firmament, puis revenaient chercher la lumière dans les yeux l'un de l'autre; et s'étonnant qu'un soleil d'été durât si peu, ils se demandaient si en effet le jour était à sa fin.
16. Et pourquoi ceci paraîtrait-il étrange?--Le dévot ne vit pas sur la terre; dans son extase, les jours et les mondes passeraient devant lui sans être aperçus: son ame a pris son vol vers le ciel avant sa poussière.--L'amour est-il donc moins puissant? Non; sa route est glorieusement tracée, et c'est aussi vers Dieu qu'elle le conduit. Tout ce que nous connaissons ici-bas des délices du ciel est attaché à cette autre meilleure moitié de nous-mêmes, dont nous ressentons la joie ou la douleur bien plus que celle qui nous est propre. Cette flamme qui absorbe tout, et qui, jointe à celle qui l'allume, ne forme plus qu'un seul feu, feu pur, semblable au bûcher funèbre des Indiens, où les cœurs tendres brûlent sans exhaler un soupir. Combien de fois n'avons-nous pas oublié le tems, lorsque, dans la solitude, nous admirions le trône universel de la nature, ses forêts, ses déserts, ses eaux, cette réponse éloquente et profonde qu'elle fait à notre intelligence? N'y a-t-il pas de la vie dans les étoiles et les montagnes? Une ame n'anime-t-elle pas les vagues de la mer? Les larmes muettes qui dégouttent de ces humides rochers n'expriment-elles pas un sentiment?--Non, non! elles nous appellent, elles nous ouvrent leurs sphères, elles nous invitent à nous affranchir avant l'heure du poids de cette enveloppe d'argile, à plonger notre ame dans l'immensité, à nous dépouiller de cette forme trompeuse et fragile qui nous est si chère!--Qui peut encore songer à soi en contemplant les cieux? Et sans porter si haut ses regards, quel est celui qui, dans les frais momens de la jeunesse, avant d'avoir reçu les leçons du tems, a jamais pensé à la dépravation de l'homme et à la sienne? À cette heureuse époque de la vie, la nature entière est son royaume et l'amour son trône.
17. Neuah et Torquil se levèrent. Les teintes douces et mélancoliques du crépuscule avaient pénétré dans la grotte qui leur servait d'asile, et dont la voûte, tapissée de spar humide de rosée, joignait son faible éclat à celui des étoiles qui se rassemblaient sur le firmament. Le couple heureux, partageant le calme de la nature, prit lentement le chemin de sa cabane élevée au pied d'un palmier, tantôt souriant, tantôt silencieux comme tout ce qui les entourait. Que l'ame est belle dans cet état de sérénité; elle est belle comme l'amour même! Le murmure des flots de l'océan était presque aussi faible que celui du coquillage imitateur de leur bruissement 45, et qui, tel que l'enfant né dans les profondeurs des mers et séparé du sein maternel, crie sans cesse et ne veut pas dormir, faisant entendre sa petite plainte, et se désespérant en vain dans le vaste sein de la vague sa nourrice. Les forêts disparaissaient insensiblement dans l'obscurité, comme pour aller se livrer au repos; l'oiseau du tropique regagnait son nid par le chemin des rochers, et le ciel d'azur qui les entourait semblait un lac paisible où l'ardente piété pouvait étancher sa soif.
Note 45: (retour) Si le lecteur veut appliquer à son oreille le coquillage qui est sur sa cheminée, il comprendra l'allusion qu'on veut faire ici. Si ce passage lui paraît obscur, il trouvera dans Gébir la même idée, mieux exprimée en deux lignes. Je n'ai jamais lu ce poème; mais j'ai entendu citer ces deux vers par un lecteur plus profond, et qui parait être d'une opinion bien différente de celle exprimée par l'éditeur de la Revue du trimestre, qui, dans sa réponse au rédacteur chargé de la critique de son Juvénal, prononça qu'on ne pouvait rien lire de plus mauvais et de plus absurde. C'est à M. Landor, l'auteur de Gébir, qui fut ainsi jugé, et de quelques autres poèmes latins qui rivalisent d'obscénité avec Martial et Catulle, que l'immaculé M. Southey a adressé ses déclamations contre l'impureté.
18. Mais écoutez! À travers les palmiers et les plantains, une voix se fait entendre; non telle qu'un amant l'eût choisie pour venir interrompre, à une telle heure, le silence d'une nuit si calme. Ce n'était pas la brise du soir passant sur la montagne, et faisant frémir les rochers et les arbres, ces cordes sonores de la nature, le premier et le plus harmonieux des instrumens, et puis leur servant elle-même d'écho. Ce n'était pas non plus l'alarme du bruyant cri de guerre, qui venait de rompre le charme, ni le soliloque plaintif du hibou hermite, anachorète ailé aux grands yeux, à la vue faible, qui entonne la nuit son hymne lugubre, dans laquelle s'exhale son ame solitaire:--c'était le sifflet d'un marin, fort et prolongé, aussi perçant que le sifflement d'un oiseau de mer. Il y eut une pause; puis une voix rauque cria: «Holà! Torquil! mon garçon! Quelles nouvelles! Holà! frère, holà!» «Qui appelle?» s'écria Torquil, en suivant des yeux le son de la voix. «Quelqu'un,» répondit-on brièvement.
19. En ce moment, celui dont on venait d'entendre la voix parut lui-même, et avec lui la brise aromatique du sud se chargea, non de ces parfums qu'elle recueille en passant sur une couche de violettes, mais de ces tourbillons de fumée qui aiment à se mêler aux vapeurs de l'eau-de-vie et du vin. Ils s'échappaient alors d'une pipe courte et fragile, mais qui avait porté ses émanations odorantes dans les deux zones, et toujours en action là où les vents soufflent et où la mer roule ses flots, avait exhalé sa fumée de Portsmouth au pôle, et opposant sa vapeur à la lueur éblouissante des éclairs, toujours calme et paisible, au milieu des montagnes de vagues, et dans toutes les variations d'un ciel inconstant, n'avait cessé d'offrir à Éole un perpétuel sacrifice. Et quel était celui qui la portait? Je puis me tromper, mais je le prendrais pour un marin ou pour un philosophe 46. Ô sublime tabac, qui de l'est à l'ouest charmes les travaux du marin et le repos des enfans de Mahomet; toi qui, sur l'ottomane du musulman, partages ses heures entre l'opium et ses femmes dont tu es devenu le rival; magnifique à Stamboul, moins noble mais non moins chéri dans Wapping ou le Strand, divin en Hookas, superbe dans une riche et brillante pipe dont l'ambre orne le bout; comme tant d'autres objets qui nous charment, si tu attires plus généralement les hommages revêtu de tout l'éclat de la parure, tes vrais adorateurs admirent bien davantage tes beautés sans déguisement. Donnez-moi un cigarre.
20. Une figure humaine s'approche au milieu de l'obscurité de la forêt dont elle vient troubler la solitude. Son aspect a quelque chose de fantastique; on dirait un marin revêtu d'un déguisement de sauvage, et tel qu'il paraît sortant des flots de l'océan lorsque les joyeux vaisseaux traversent la ligne et qu'une foule de matelots, se livrant à ces bruyantes saturnales, se rassemblent sur le tillac dans le char emprunte de Neptune. Le dieu de l'océan sourit de voir son nom revivre encore une fois, ne fût-ce que dans la pantomime grotesque de ses fidèles enfans qui s'abandonnent à la joie au milieu de vents inconnus à ses Cyclades natales. Cependant le vieux Neptune se réjouit de voir reparaître sur l'océan quelques faibles traces de son règne antique. La veste que porte notre marin, quoique presque en lambeaux; sa pipe qu'il ne quitte pas et qui ne cesse jamais de fumer; quelque chose dans son air et dans sa taille qui ressemble à un mât de misaine, et un certain balancement dans sa démarche, semblable à celui de son vaisseau chéri, indiquent assez son premier état: cependant l'espèce de mouchoir dont sa tête est enveloppée avec si peu d'élégance et de soin, et le morceau d'étoffe trop exigu qui remplace un pantalon trop tôt la proie des épines (car les plus belles forêts ont aussi les leurs), et lui tient lieu de ce vêtement pour lequel les Anglais n'ont pas trouvé d'expression 47; ses pieds et sa poitrine nus, et cette figure brûlée par le soleil, pourraient annoncer un sauvage aussi bien qu'un homme de mer. Mais ces armes sont celles de sa profession, et les produits de cette Europe que deux mondes bénissent pour la civilisation qu'ils lui doivent. Son fusil est suspendu derrière ses larges épaules, un peu courbées par le séjour de la mer, mais robustes comme celles du sanglier.
Son coutelas privé de sa gaîne, perdue ou usée par le tems, pend à son côté: et à sa ceinture est une paire de pistolets, qu'on pourrait comparer à un couple d'époux (que cette métaphore ne soit pas prise pour un sarcasme), car si l'un manque son feu, l'autre n'en part pas moins à l'instant. Tout ceci, avec une baïonnette un peu moins exempte de rouille que lorsqu'elle était sortie pour la première fois du fourreau, complète l'accoutrement de cet homme qui s'avance au milieu des ombres de la nuit, muette spectatrice de ce costume bizarre.
21. «Quelles nouvelles, Ben Bunting? s'écria notre nouvel ami Torquil, lorsqu'il vit le marin en face. Y a-t-il quelque chose de neuf?» «Oui, oui, répondit Ben, rien de neuf, mais assez de nouvelles; une étrange voile s'est montrée au large.» «Une voile! qu'entends-je? Mais comment avez-vous pu la découvrir? C'est impossible. Je n'ai pas vu sur la mer le moindre lambeau de toile.» «Cela se peut, dit Ben, vous avez pu ne pas la voir de la baie; mais moi, du haut du rocher où j'ai fait le quart aujourd'hui, je l'ai aperçue dans le bassin, car le vent était frais et propice.» «Et lorsque le soleil s'est couché, où était-elle? Avait-elle jeté l'ancre?» «Non, mais elle a continué de se diriger sur nous jusqu'à ce que le vent soit tombé.» «Et son pavillon?» «Je n'avais pas de lunette; mais, de par Dieu, tout loin qu'elle fût, la sorcière ne m'a pas paru nous vouloir du bien.» «Est-elle armée?» «Je m'y attends; on a envoyé à la découverte; il est tems, ce me semble, pour nous de mettre à la mer.» «À la mer? Quel que soit celui qui nous donne maintenant la chasse, nous ne fuirons pas le combat, car ce serait une lâcheté; nous mourrons à notre poste comme des braves.» «Oui, oui; quant à cela, c'est tout-à-fait égal à Ben.» «Christian sait-il cette nouvelle?» «Oui, et il a mis tous les bras en réquisition, et rassemblé tous nos gens au quartier. Ils sont occupés à fourbir leurs armes, et nous avons des canons à transporter et à mettre en état; on vous demande.» «C'est trop juste, et ne le serait-ce pas, je n'ai pas une ame capable d'abandonner mes camarades sans secours pendant l'orage. Ma Neuah! ah! pourquoi le sort ne poursuit-il pas que moi seul? Pourquoi doit-il persécuter aussi un être si tendre et si fidèle? Mais quoi qu'il arrive, ah! Neuah, n'amollis pas mon courage. Le tems presse et ne me permet pas une seule larme.--Mais quoi qu'il advienne, je suis à toi.»--«Il a raison, ajouta Ben. C'est bon pour la marine 48.»