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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 08: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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Chant Troisième.


1. Le combat était terminé. Cette lueur fatale qui enveloppe le canon lorsqu'il porte la mort, avait aussi cessé d'éclairer les ténèbres; la vapeur sulfureuse des armes à feu avait abandonné la terre, et, chassée vers le ciel, en avait souillé un moment l'éclat. Le bruit effroyable de chaque décharge ne faisait plus retentir les échos, de nouveau livrés à leur paisible mélancolie. On n'entendait plus de cris d'horreur répétés de part et d'autre. La lutte avait cessé. Les vaincus subissaient leur sort. Les révoltés étaient écrasés, dispersés ou pris, ou, si quelques-uns survivaient, c'était pour envier le destin des morts. Un petit nombre, un bien petit nombre s'était échappé, et ceux-ci étaient poursuivis dans toute cette île qu'ils avaient aimée par-dessus leur pays natal. Ils n'avaient plus, sur la terre, d'asile et de patrie, après avoir renié celle qui les avait vus naître. Traqués comme des bêtes sauvages, comme elles ils cherchaient le désert, de même que l'enfant se réfugie dans le sein de sa mère. Mais en vain les loups et les lions, poursuivis par le chasseur, cherchent leur antre, et plus vainement encore l'homme voudrait échapper à l'homme.

2. Il est un rocher dont la base saillante se projette au loin dans l'océan, et brave les plus terribles accès de sa fureur. Lorsque la vague irritée escalade ses flancs énormes, aussitôt elle en est précipitée, comme le brave qui s'élance le premier à l'assaut, et retombe sur cette masse de flots écumeux qui combattent sous les bannières du vent. C'est là que se rassemblent quelques malheureux échappés au combat, faibles, sanglans, brûlans de soif, mais tenant encore leurs armes, et conservant un reste d'orgueil de leur ancienne résolution, qui annonce en eux des hommes plus habitués à lutter contre le sort qu'à s'en laisser surprendre. Ils semblaient avoir prévu et défié leur destinée, comme un événement probable. Et cependant une lueur d'espoir, non celui d'être pardonnes, mais de rester dans l'oubli, ou d'échapper aux recherches sur ce rocher éloigné, au milieu de cet océan de vagues, avait en partie effacé de leurs pensées qu'ils venaient de contempler et de subir la vengeance des lois de leur pays. Leur île, verdâtre comme les flots de la mer, ce paradis gagné au prix d'un crime, ne pouvait plus servir d'asile à leurs vices et à leurs vertus. Leurs sentimens honnêtes, s'ils en avaient encore, étaient perdus pour eux:--leurs fautes leur restaient seules. Proscrits jusque dans leur seconde patrie, ils étaient perdus. En vain le monde s'ouvrait devant eux, toutes les portes leur en paraissaient fermées. Leurs nouveaux alliés avaient combattu, avaient versé leur sang dans ce sacrifice mutuel; mais à quoi leur avaient servi la massue, la lance et le bras d'Hercule contre la puissance magique de ce talisman destructeur, de ce tonnerre qui écrase le guerrier avant qu'il puisse faire l'emploi de sa force; et, semblable à ce fléau pestilentiel dont on ne peut arrêter les ravages, creuse en même tems la tombe du brave et celle de la valeur humaine 49? Ce peu de guerriers avaient fait tout ce que des hommes déterminés ont souvent osé et fait contre le nombre, mais quoique le choix naturel de l'homme semble être de mourir libre, la Grèce elle-même, la Grèce n'avait vu qu'une fois les Thermopyles, jusqu'à ce jour où, se forgeant un glaive de ses chaînes brisées, elle expire pour revivre encore.

Note 49: (retour) Archidamus, roi de Sparte, et fils d'Agésilas, en voyant une machine inventée pour lancer des pierres et des dards, s'écria que c'était le tombeau de la valeur. La même anecdote a été attribuée à quelques chevaliers, lorsqu'on fit pour la première fois usage de la poudre à canon; mais le fait original se trouve dans Plutarque.

3. Au pied de ce roc immense, ce petit nombre d'hommes ressemblait aux restes fugitifs d'une troupe de daims.--Leurs yeux étaient enflammés,--leur aspect indiquait l'épuisement de leurs forces; cependant ils étaient encore teints du sang de ceux qui les poursuivaient. Une petite source, tombant du haut du rocher, précipitait en bouillonnant, de cime en cime, son onde douce et fraîche, qui, folâtre et vagabonde, allait égarer son cristal limpide et étincelant aux rayons du jour, dans le vaste sein de la mer. Réunie à l'immense, au farouche océan, mais encore pure et fraîche comme l'innocence, et courant moins de dangers qu'elle, son onde argentée brillait encore d'un doux éclat sur la surface des flots, semblable au timide chamois qui contemple sans s'effrayer, le précipice au-dessous duquel mugissent, s'élèvent et s'abaissent les vagues bleuâtres de la vaste mer. Ce fut à cette fraîche source qu'ils coururent:--toutes leurs sensations étant absorbées en ce moment par cet impérieux besoin de la nature, la soif brûlante qui les dévorait. Ils burent comme ceux qui croient boire pour la dernière fois, et se débarrassèrent de leurs armes pour mieux savourer cette rosée délicieuse. Ils rafraîchirent leurs gosiers desséchés, et lavèrent le sang de leurs blessures qui ne devaient peut-être avoir d'autres bandages que des chaînes. Après avoir étanché leur soif, ils regardèrent tristement autour d'eux, et comme étonnés de retrouver encore autant des leurs vivans et libres. Mais chacun, gardant le silence, semblait interroger les yeux de son camarade pour y chercher un langage que ses lèvres lui refusaient, comme si leur voix eût expiré avec leur cause.

4. Sombre, et un peu séparé du reste, se tenait Christian, les bras croisés sur sa poitrine. Ce coloris animé, jadis répandu sur ses joues, et que rien n'y faisait jamais pâlir, avait été remplacé par la teinte livide du plomb. Ces cheveux d'un brun clair, flottant avec tant de grâce, se dressaient maintenant sur son front comme autant de vipères. Immobile comme une statue, les lèvres serrées comme pour comprimer jusqu'au souffle qui soulevait encore sa poitrine, muet et menaçant, il était debout appuyé contre le rocher; et à l'exception d'un faible battement de pied qui, de tems à autre, laissait une impression plus profonde sur le sable, on aurait pu le croire changé en pierre. À quelques pas de là, Torquil, la tête appuyée contre un banc de roc, ne parlait pas, mais perdait son sang par une blessure qui pourtant n'était pas mortelle:--la plus dangereuse était celle dont il souffrait intérieurement. Son front était pâle, ses yeux bleus caves; et les gouttes de sang dont sa blonde chevelure était teinte indiquaient assez que son abattement n'était pas l'effet du désespoir, mais de l'épuisement de la nature. À côté de lui était un homme aussi farouche qu'un ours, et cependant plein de la bonne volonté d'un frère: c'était Ben Bunting, qui, ayant essayé d'étancher, de laver et de bander sa blessure, se mit ensuite à allumer tranquillement sa pipe, ce trophée qui avait survécu à cent combats, ce phare qui l'avait réjoui pendant mille et mille nuits. Le quatrième et le dernier de ce groupe solitaire marchait de long en large, s'arrêtant de tems à autre, et se baissant comme pour ramasser un caillou; puis le rejetant, et recommençant à marcher à la hâte; puis s'arrêtant tout-à-coup pour jeter les yeux sur ses compagnons, et sifflant à demi la moitié d'un air; après quoi il reprenait sa marche précipitée, avec quelque chose qui indiquait en lui un mélange d'insouciance et d'inquiétude. Voici une longue description, quoiqu'elle s'applique à une scène qui à peine dura cinq minutes; mais quelles minutes! des momens semblables changent la vie des hommes en éternité!

5. À la fin, Jack Skyserape, homme actif et mobile comme le vif-argent, effleurant tout comme le souffle léger de l'éventail, plus brave que ferme, plus disposé à affronter la mort et à la subir tout d'un coup, qu'à lutter contre le désespoir, s'écria: «God damn 50!» ces syllabes énergiques, qui servent de base à l'éloquence anglaise, comme l'Allah du Turc ou l'exclamation payenne du Romain: de par Jupiter! servaient autrefois, dans des cas embarrassans, pour exhaler la première impression.--Jack était donc embarrassé: jamais héros ne le fut davantage; et, ne sachant que dire, il se mit à jurer. Ces sons long-tems familiers arrachèrent Ben aux méditations de la pipe. Il l'ôta de sa bouche; et, d'un air grave et important, ajouta seulement au juron: «His eyes 51!» complétant ainsi cette phrase restée imparfaite, et que je ne crois pas avoir besoin de répéter.

Note 50: (retour) Dieu damne.--Il me semble que ce jurement intraduisible, et d'ailleurs bien connu des Français, sera mieux ici en anglais. (N. du Tr.)

Note 51: (retour) Ses yeux. God damn his eyes, Dieu damne ses yeux.--Ce juron est familier à la classe la plus grossière du peuple anglais. (N. du Tr.)

6. Mais Christian, d'une nature plus noble, offrait l'image d'un volcan éteint. Silencieux, morne et farouche, les traces brûlantes des passions subsistaient encore sur ses traits obscurcis de sombres nuages. Enfin, portant devant lui un œil austère, son regard tomba sur Torquil, qui, dans sa faiblesse, était forcé de s'appuyer. «En est-il donc ainsi? s'écria-t-il; et toi aussi, malheureux enfant, et toi aussi, il faut que ma démence te perde!» Il dit, et s'avança à grands pas vers le lieu où était le jeune Torquil, encore teint du sang qu'il venait de perdre. Il saisit sa main avec ardeur, mais ne la pressa pas comme redoutant pour lui-même l'effet de cette caresse. Puis il s'informa de son état, et lorsqu'il apprit que la blessure était plus légère qu'il ne l'avait imaginé ou craint, son front parut s'éclaircir autant qu'un tel moment le lui permettait. «Oui, s'écria-t-il, nous avons succombé dans le combat; mais notre défaite n'a pas été celle de lâches: elle n'a pas offert à nos ennemis un triomphe facile.--Ils nous ont chèrement achetés; ils peuvent nous payer plus cher encore, car j'y perdrai la vie. Mais vous, avez-vous la force de fuir? Ce serait encore une consolation pour moi si vous pouviez me survivre; notre troupe affaiblie est réduite à un trop petit nombre pour résister. Oh! un canot, un seul canot; ne fût-ce qu'une coquille, pour vous transporter loin d'ici, aux lieux où l'espérance peut encore habiter avec vous.--Quant à moi, mon sort est tel que je l'ai voulu; j'ai vécu, et je mourrai libre et sans peur.»

7. Comme il parlait, au bord du promontoire qui élève au-dessus des flots sa tête haute et grisâtre, une tache noire se fit apercevoir sur l'océan, volant avec rapidité et ressemblant à l'ombre d'une mouette.--Oh ciel! elle est suivie d'une seconde; et toutes deux, tantôt en vue, tantôt cachées, suivant les sinuosités de l'océan, s'approchent enfin d'assez près pour qu'on puisse reconnaître les traits bien connus de leur noir équipage, pour qu'on puisse distinguer leurs agiles pagaïes, légères comme une paire d'ailes, se jouant sur les brisans et fuyant à travers les ondes, tantôt perchées au sommet de la vague houleuse, tantôt se plongeant dans l'écume mugissante qui surgit en bouillonnant et couvre successivement le sein de la mer de blanches nappes qui se divisent bientôt en gros flocons, formant à leur tour une neige fine et subtile. Cependant les barques, comme de petits oiseaux traversant un ciel menaçant, continuent de voguer en dépit des brisans et des vagues, et approchent enfin du rivage. Leur art leur semble enseigné par la nature, tant est remarquable l'adresse avec laquelle ces sauvages fendent les flots de l'océan avec lequel dès l'enfance ils sont habitués à jouer!

8. Et quelle est celle qui, sautant la première sur le rivage, s'élance comme une Néréide de sa conque marine? Sa peau est noire, mais brillante comme l'ébène, ses yeux humides respirent l'amour, l'espoir et la constance. C'est Neuah! Neuah! tendre, fidèle, adorée.--Son cœur s'épanche dans celui de Torquil comme un torrent: elle sourit, elle pleure, elle le presse plus étroitement encore sur son sein comme pour s'assurer que c'est bien lui, frémit en apercevant sa blessure encore tiède de sang; puis, en s'assurant qu'elle est légère, elle sourit de nouveau, et de nouveau verse des larmes. Neuah est la fille d'un guerrier; elle peut supporter un tel spectacle, le comprendre, en gémir, mais non se livrer au désespoir. Son amant vit;--aucun ennemi, aucune crainte ne peut troubler les délices que voit éclore un tel moment. La joie brille à travers ses larmes. C'est encore la joie qui gonfle son sein de sanglots et agite si violemment son cœur qu'on en pourrait presque entendre les battemens: et le ciel lui-même est dans le soupir qu'exhale l'enfant de la nature livrée à ses plus douces extases.

9. Les êtres plus austères, témoins de cette entrevue, n'y furent pas insensibles. Et qui pourrait l'être en voyant ainsi deux cœurs s'élancer l'un vers l'autre? Christian lui-même contempla la jeune fille et le jeune homme, d'un œil sec, mais brillant d'une joie sombre et où se peignait toute l'amertume que les souvenirs d'un tems meilleur répandent dans notre ame, alors que tout est perdu sans espoir jusqu'au dernier rayon de l'arc-en-ciel.--«Et sans moi!» s'écria-t-il; puis il s'arrêta et se détourna, puis regarda encore le jeune couple de la même manière que, dans son antre, le lion contemple ses petits. Après quoi il retomba dans sa sombre indifférence, comme insensible à sa destinée future.

10. Mais le tems ne permettait pas de se livrer long-tems à de bonnes ou de mauvaises pensées.--Les vagues ne tardèrent pas à apporter autour du promontoire le bruit des rames ennemies.--Hélas! qui rendait ce bruit si effrayant? Tout le monde se prépara à la défense, tous, excepté la fiancée de Toobonaï, elle qui la première avait aperçu, dans la baie, les chaloupes armées qui se hâtaient de presser leurs voiles pour achever la destruction du petit nombre qui leur était échappé; elle, dis-je, fit signe à ses compatriotes de retourner à leur proue, fit embarquer ses hôtes, et lancer à la mer leurs fragiles canots. Dans l'un elle avait placé Christian et ses deux camarades: mais Torquil et elle ne pouvaient plus se séparer; elle l'établit dans le sien. Au large! au large! Ils sortent des brisans, s'élancent le long de la baie vers un groupe de petites îles, retraite des oiseaux de mer qui y forment leurs nids, et du veau marin qui vient creuser son lit dans le sable du rivage. Ils rasent la cime azurée des vagues, fuient rapidement, et sont rapidement poursuivis par leurs cruels persécuteurs. Ces derniers obtiennent de l'avantage, puis le reperdent, puis le regagnent et les menacent sur l'océan; bientôt les deux canots ainsi chassés se séparent et prennent chacun une route différente sur les flots pour déjouer les poursuites. Vite! vite! chaque pagaïe aujourd'hui décide de la vie d'un homme; mais il s'agit de bien autre chose pour Neuah que de la vie ou de plusieurs vies.--L'amour a frété sa frêle barque, et c'est lui qui la pousse vers la baie; et maintenant l'ennemi et le port sont proches.--Un moment!... un seul moment encore!--Fuis, barque légère! Fuis!


Chant Quatrième.


1. Le dernier rayon d'espoir dans l'homme réduit aux abois ressemble à la blanche voile livrée à une mer orageuse, lorsque la moitié de l'horizon est obscurcie de nuages et que l'autre moitié en est dégagée. Flottante entre le ciel et la sombre vague, son ancre l'a abandonnée, mais sa voile de neige, au milieu de la violence des vents, continue d'attirer nos yeux, et quoique chaque flot qu'elle surmonte l'éloigne de plus en plus de nous, le cœur se plaît à la suivre des plus lointains rivages.

2. Non loin de l'île de Toobonaï un noir rocher élève son sein au-dessus des flots. Sauvage demeure des oiseaux désertée par les hommes, c'est là que le veau marin farouche se met à l'abri du vent, et repose sa masse pesante dans son obscure caverne, ou qu'il gambade lourdement aux brûlans rayons du soleil. C'est là que la barque à son passage entend l'écho répéter le cri perçant de l'oiseau de l'océan qui élève sur cette cime nue sa jeune couvée, destinée à devenir à son tour les pêcheurs ailés de cette solitude. Une étroite portion de sable jaune, s'avançant dans la mer en demi-cercle, forme d'un côté le contour d'une espèce de plage. Ici la jeune tortue, rampant hors de sa coquille, se traîne vers les flots, demeure de ceux qui lui donnèrent la vie; nourrisson d'un jour, un rayon vivifiant du soleil la fit éclore pour la rendre à l'océan. Tout le reste n'était qu'un précipice affreux, le plus affreux où les matelots aient jamais trouvé un asile et le désespoir; lieu capable de faire regretter aux échappés du naufrage le vaisseau qu'ils ont vu s'engloutir, et de leur faire envier le sort des victimes de la tempête. Tel était le triste refuge que Neuah avait choisi pour son amant. Mais tous ses secrets n'étaient pas révélés, et elle y connaissait un trésor caché à tous les yeux.

3. Avant que les canots se séparassent dans ce même endroit, les hommes qui dirigeaient celui auquel était confié le sort de son cher Torquil furent envoyés par ses ordres dans la barque de Christian, afin de réunir leurs forces pour presser sa fuite.--Vainement ce dernier tenta de s'y opposer.--Elle lui montra en souriant et d'un air calme l'île rocailleuse et lui dit: «Hâtez-vous et soyez sauvé!» Quant à elle, elle répondait du reste, pour l'amour de Torquil. Le canot partit avec ce renfort de bras, s'élança comme une étoile qui file, et fut bientôt loin de l'ennemi qui se dirigeait alors tout droit sur le rocher dont s'approchaient Neuah et Torquil. Ils firent force de rames. Le bras de la jeune sauvage, quoique délicat, était agile et vigoureux à lutter contre la mer, et le cédait à peine à la force masculine de Torquil; leur canot n'était plus qu'à la distance de sa longueur du front escarpé, impraticable, du rocher qui n'avait à sa base que des eaux sans fond; l'ennemi n'était plus séparé d'eux que par la longueur d'une centaine de barques, et maintenant quel refuge était offert à leur fragile canot? Ce fut la question que Torquil adressa à Neuah avec un regard qui exprimait presque un reproche et semblait dire: «Neuah m'a-t-elle amené ici pour y mourir? Est-ce ici un lieu d'asile ou un tombeau, et cet immense rocher est-il le sépulcre des victimes des vagues?»

4. Ils étaient appuyés sur leurs pagaïes. Neuah se lève, et lui montrant l'ennemi qui s'approchait, s'écrie: «Suis-moi, Torquil, et suis-moi sans crainte!» Soudain elle se plonge dans les profondeurs de l'océan. Il n'y avait pas une minute à perdre;--les ennemis étaient proches, offrant des chaînes à ses yeux et exhalant des menaces à ses oreilles. Ils ramaient avec vigueur, et, en s'approchant, lui criaient de se rendre au nom de son honneur perdu. Torquil se précipite dans les flots.--L'art du nageur lui était familier dès l'enfance, et c'était de lui maintenant qu'allait dépendre tout son espoir.--Mais où va-t-il?--Il s'enfonce et ne reparaît plus? L'équipage de la chaloupe regarde avec consternation la mer et le rivage. Il n'y avait pas d'endroit où l'on pût débarquer sur ce précipice escarpé, nu et glissant comme une montagne de glace. Ils regardèrent quelque tems, s'attendant à le voir flotter au-dessus des flots; mais nulle trace ne sillonna la mer. La vague continua de s'écouler après qu'ils se furent plongés dans son sein, sans qu'aucun bouillonnement en rappelât le moindre indice. Le faible reflux de l'eau; la légère écume qui, semblable à un blanc sépulcre, s'était élevée sur l'endroit qui semblait le dernier gîte de ce jeune couple, qui ne laissait pas après lui de monument fastueusement triste comme un héritier; la barque paisible ballottée par les flots: voilà tout ce qui parlait encore de Torquil et de son épouse; et, sans cette petite barque, tout ceci aurait pu passer pour le fantôme évanoui du rêve d'un marin. Ils s'arrêtèrent, et cherchèrent en vain; puis se remirent à ramer pour s'en retourner, la superstition même leur défendant de s'arrêter là plus long-tems. Quelques-uns dirent qu'il ne s'était pas plongé dans les vagues, mais qu'il s'était évanoui comme un esprit follet; d'autres que quelque chose de surnaturel les avait frappés dans sa figure et dans sa taille au-dessus de l'humaine; tandis que tous convenaient que ses joues et ses yeux offraient la teinte cadavéreuse de la mort. Cependant, tout en s'éloignant du rocher, ils s'arrêtaient auprès de chaque plante marine, s'attendant à trouver quelque trace de leur proie.--Mais non, elle s'était dissipée à leurs yeux comme l'écume marine.

5. Et où était-il ce pèlerin de l'océan? Suivait-il sa Néréide? Tous deux avaient-ils cessé pour jamais de souffrir, ou, reçus dans des grottes de corail, avaient-ils arraché quelque pitié aux vagues attendries, et en avaient-ils obtenu la vie? Habitaient-ils parmi les mystérieux souverains de l'océan? faisaient-ils résonner avec Mermen le coquillage fantastique? Neuah, au milieu des sirènes, peignait-elle ses longs cheveux alors flottans sur l'océan comme ils l'avaient jadis été dans l'air? Ou bien avaient-ils péri, et dormaient-ils du sommeil de la mort sous ce gouffre dans lequel ils s'étaient élancés avec tant d'intrépidité?

6. La jeune Neuah s'était plongée dans les flots, et il l'avait suivie. À la manière dont elle traversait les profondeurs de sa mer natale, on l'eût cru née au sein de cet élément, tant elle avait d'aisance, de grâce et de fermeté! Une trace lumineuse marquait son passage; on eût dit qu'il sortait des étincelles de ses pieds, comme d'un acier amphibie. Ne la perdant pas de vue, et presque aussi habile qu'elle à explorer les abîmes où les plongeurs vont à la recherche des perles, Torquil, le nourrisson des mers du Nord, suivait ses pas liquides avec adresse et facilité. Pendant un moment, Neuah s'enfonça plus bas; puis se relevant, elle reparut, étendit les bras, secoua sa noire chevelure pleine d'écume, et fit résonner les rochers d'un rire joyeux. Ils avaient de nouveau atteint un royaume central de la terre, mais c'est en vain qu'on y aurait cherché un arbre, des champs et un ciel.--Elle indiqua du doigt à son époux une grotte spacieuse 52, dont la vague mobile était le seul portique; cavité profonde, que le soleil ne voit jamais, si ce n'est à travers le voile verdâtre des flots, dans ces jours de fête de l'océan où son onde est claire et transparente, et où tout le peuple poisson se livre à de folâtres jeux. Avec ses cheveux, Neuah essuya l'eau qui découlait des yeux de Torquil, puis elle frappa dans ses mains de joie en voyant son étonnement. Elle le conduisit dans un endroit où le roc paraissait s'avancer en saillie et former une espèce de hutte semblable à celle d'un triton. Du moins à ce qu'il leur parut, car pendant quelque tems ils se trouvèrent dans les ténèbres, jusqu'à ce que le jour, pénétrant par les fentes du rocher, y eût répandu une faible clarté, telle que celle qui luit dans l'aile d'une vieille cathédrale où d'antiques monumens poudreux fuient l'éclat de la lumière: de même la voûte de leur grotte marine ne laissait entrer qu'une lueur mélancolique.

Note 52: (retour) La description de cette cave (qui n'est pas une fiction) se trouvera dans le neuvième chapitre du Rapport fait sur les îles de Tonga, par Mariner. J'ai pris la liberté poétique de la transplanter à Toobonaï, le dernier endroit où l'on ait eu quelque nouvelle certaine de Christian et de ses camarades.

7. La jeune sauvage tira de son sein une torche de pin, entourée de gnatoo, et recouverte d'une feuille de plantain, afin de mieux préserver de l'humidité des flots sa dernière étincelle. Cette enveloppe l'avait tenue sèche; puis, tirant de la même feuille de plantain une pierre et quelques petits branchages de bois sec, elle en fit jaillir du feu avec la lame du couteau de Torquil, et allumant sa torche, elle en éclaira la grotte. Cette dernière apparut alors vaste et élevée; c'était une voûte gothique qui s'était créée elle-même. La nature était l'architecte qui avait élevé ses arceaux; les architraves étaient peut-être dus à quelque tremblement de terre. Les arcs-boutans avaient pu être précipités du sein de quelque montagne, alors que les pôles craquaient, et que le monde était couvert d'eau; ou peut-être calcinés par un feu concentré dans les entrailles de la terre, tandis qu'à peine échappé de son bûcher funèbre, les débris du globe fumaient encore. Rien n'y manquait, ni le faîte orné de ciselures et de reliefs, ni les ailes 53, ni la nef. Là, tout semblait avoir été creusé des mains de l'obscurité pour y faire son temple. Là, aussi, en se livrant quelque peu aux fantaisies de l'imagination, on croyait voir la voûte peuplée de figures bizarres, tristes ou grimaçantes. Une mitre, une châsse attiraient l'œil qui se reportait bientôt sur l'image d'un crucifix. C'est ainsi que la nature, se jouant avec les stalactites, s'était élevé une chapelle au sein des mers.

Note 53: (retour) Ces détails peuvent paraître trop minutieux par rapport à la description générale d'où ils sont puisés (dans Mariner); mais il y a peu d'hommes qui aient voyagé sans voir quelque chose de semblable, sur terre c'est-à-dire, et sans parler d'Ellora, dont il est question dans le dernier journal de Mungo-Park (si ma mémoire ne me trompe pas, car il y a huit ans que j'ai lu cet ouvrage) Il dit aussi avoir rencontré un rocher, ou une montagne, dont l'intérieur ressemblait tellement à une cathédrale gothique, qu'il fallut le plus minutieux examen pour le convaincre qu'elle était l'œuvre de la nature.

8. Neuah prit alors son Torquil par la main; et agitant le long de la voûte sa torche allumée--elle le conduisit dans chaque enfoncement, et lui montra tous les endroits secrets de leur nouvelle demeure. Elle n'en resta pas là; tout avait été dès long-tems préparé par elle pour adoucir le sort qu'elle devait partager avec son amant. Il y trouva une natte pour se livrer au repos; le frais gnatoo pour lui servir de vêtement, et l'huile de sandale pour se garantir de la rosée. Pour aliment, la noix de coco, l'igname et le pain produit de l'arbre. Pour table, le plantain étendant ses larges feuilles, et l'écaille de la tortue qui offre un banquet délicieux dans la chair qu'elle renferme. La gourde remplie d'eau fraîchement puisée à la source, la mûre banane cueillie sur la fertile montagne, une pile de branches de pin, pour entretenir sous ces voûtes une clarté perpétuelle; enfin, Neuah elle-même, belle comme la nuit, venait animer de son ame tout ce qui les entourait, et répandre la sérénité et la lumière dans ce monde souterrain. Depuis que l'étranger avait débarqué pour la première fois dans son île, elle avait prévu que la force ou la fuite pouvait les trahir. Alors elle avait formé un asile de cet antre rocailleux où Torquil put être en sûreté contre ses compatriotes. Chaque aurore, la brise matinale avait transporté vers ces lieux son léger canot chargé de tous les fruits dorés qui mûrissent dans ces beaux climats. Chaque soir l'avait vue s'y diriger encore avec tout ce qui pouvait embellir et égayer leur grotte de spath. Et maintenant elle étalait à ses yeux ses petits trésors avec un sourire qui indiquait assez que Neuah était la plus heureuse des filles de ces îles hospitalières.

9. Tandis qu'il la regardait avec admiration et reconnaissance, elle, pressant sur son cœur passionné l'amant qu'elle venait de sauver, accompagnait ses douces caresses d'un ancien conte d'amour; car l'amour est vieux, vieux comme l'éternité, quoiqu'il ne soit pas usé par tous les êtres qui furent, sont, ou seront un jour 54. Elle lui raconta comment il y avait bien mille lunes, un jeune chef, s'étant plongé dans ces profondeurs à la recherche de la tortue, en suivant les traces de sa proie, s'était trouvé dans la grotte qui leur servait d'asile; comment, quelque tems après, à la suite d'un combat sanglant, il y avait caché une fille du sol, qui devait la naissance à ses ennemis, ennemie trop chère, sauvée par sa tribu pour subir le sort des captifs; comment, lorsque les orages de la guerre furent calmés, il avait conduit sa tribu insulaire à l'endroit où les ondes étendent leur ombre épaisse et verdâtre sur l'entrée rocailleuse de la grotte, puis s'était enfoncé dans les flots comme pour n'en ressortir jamais, tandis que ses compagnons consternés, dans leurs barques, le croyaient fou, et tremblaient de le voir la proie du bleu requin. Plongés dans l'affliction, ils ramèrent tristement autour du rocher qu'entourait la mer, puis se reposèrent sur leurs pagaies avec abattement, lorsque tout-à-coup ils voient surgir des flots une fraîche déesse, telle elle leur apparut, du moins, dans la surprise et l'admiration dont ils furent frappés. Leur chef était à ses côtés, relevant la tête avec orgueil, heureux et fier de sa jeune sirène, de sa belle épouse, et comment, lorsque ses compatriotes reconnurent leur erreur, ils portèrent les deux époux sur le rivage, au son des conques marines, et de mille acclamations joyeuses; enfin, comment ils vécurent heureux et moururent en paix. Et pourquoi n'en serait-il pas de même de Torquil et de son épouse? Il ne m'appartient pas de décrire les caresses impétueuses, passionnées, qui suivirent ce récit, et qui firent de cet asile sauvage un séjour d'ivresse. Il suffit de dire que tout était amour, dans cette grotte aussi souterraine, aussi éloignée des regards des humains, que la tombe où Abailard, vingt ans après sa mort, ouvrit encore les bras pour recevoir le corps d'Héloïse descendu sous la voûte nuptiale, et presser contre son cœur ranimé ses restes de nouveau palpitans 55. Les vagues avaient beau murmurer autour de leur couche, leur mugissement n'était pas plus entendu que si la vie les eût abandonnés. Au-dedans d'eux, leurs cœurs formaient une délicieuse harmonie qui s'exhalait dans le murmure et les soupirs entrecoupés de l'amour.

Note 54: (retour) Le lecteur se rappellera ici l'épigramme de l'anthologie grecque, ou sa traduction dans la plupart des langues modernes:

Qui que tu sois, voici ton maître;

Il le fut, il l'est, ou doit l'être.

Note 55: (retour) La tradition attachée à l'histoire d'Héloïse rapporte que, lorsque l'on descendit son corps dans le tombeau d'Abailard (enterré vingt ans auparavant) ses bras s'ouvrirent pour la recevoir.

10. Et ceux qui avaient causé et partagé ce désastre; ceux qui les livraient à l'exil dans la cavité d'un roc, qu'étaient-ils devenus à leur tour? Ramant comme lorsqu'il y va de la vie, ils demandaient au ciel l'asile que les hommes leur refusaient. Libres de leur choix, ils eussent suivi une autre route; mais où se diriger! le flot qui les portait portait aussi leurs ennemis! Ceux-ci, trompés dans leurs premiers efforts, s'étaient remis de nouveau à la poursuite; enflammés de colère, comme des vautours privés de leur proie, leurs bras vigoureux fendaient les flots. Bientôt ils gagnèrent de l'avantage sur ceux qui ne pouvaient plus trouver de salut que sur quelque roc aride ou dans quelque baie enfoncée et inconnue:--nulle autre chance, nul autre espoir ne leur restait.--Ils se dirigèrent donc vers le premier rocher qui frappa leurs regards, pour prendre leur dernier congé de la terre, et céder comme des victimes ou mourir le glaive à la main. Là, Christian renvoya les sauvages et leur canot, quoique ceux-ci eussent encore voulu se battre pour ce petit nombre d'hommes; mais il leur commanda de retourner dans leur île, et de ne pas ajouter à tout ce qu'ils avaient déjà fait un sacrifice inutile: car que pouvaient l'arc et la lance grossière contre les armes qui allaient être employées?

11. Ils débarquèrent sur une plage étroite et sauvage, où l'on avait rarement vu d'autres traces que celles de la nature, et avec ce regard sombre, fixe et farouche de l'homme parvenu aux dernières extrémités du malheur, alors que tout espoir est perdu, que la gloire elle-même ne lui reste pas pour animer sa résistance contre la mort ou les fers, ils attendirent tous trois, comme attendirent jadis les trois cents braves qui teignirent les Thermopyles de leur sang héroïque.--Mais quelle différence entre eux! c'est la cause qui fait tout; c'est elle qui dégrade ou consacre le courage qui succombe. Sur ces trois hommes, aucun rayon de gloire, aucune promesse d'immortalité ne brillait à travers les nuages épais de la mort. Une patrie reconnaissante, souriant à travers ses larmes, n'entonnait pas pour eux cet hymne de louanges répété pendant plus de mille ans. Les yeux d'aucune nation ne devaient se fixer sur leur tombe;--aucun monument funèbre, élevé à leur mémoire, ne devait exciter l'envie des héros. Avec quelqu'intrépidité qu'ils répandissent les derniers flots de leur sang, leur vie était un opprobre,--leur épitaphe devait contenir un crime. Et tout ceci, ils le savaient et le comprenaient, du moins le chef de la troupe qu'il avait entraînée à sa perte, lui qui, né peut-être pour quelque chose de mieux, avait placé sa vie sur une chance long-tems incertaine; mais le dé allait être jeté, et toutes les probabilités se réunissaient pour annoncer sa chute. Et quelle chute! Toutefois, il envisageait la catastrophe d'un cœur aussi endurci que le rocher sur lequel il se tenait, et où il avait pointé son fusil, sombre lui-même comme le nuage épais qui se montre à côté du soleil.

12. La chaloupe s'approchait: elle était bien armée, elle avait un équipage ferme et prêt à faire ce que le devoir lui commanderait, indifférent aux dangers comme le vent d'automne l'est à la chute des feuilles qu'il fait tomber. Et cependant ces hommes auraient peut-être préféré marcher contre une nation étrangère que contre un ennemi natal, et sentaient que cette malheureuse victime de ses passions, pour avoir cessé d'être Anglais, n'en avait pas moins été un enfant de l'Angleterre. Ils lui crient de se rendre;--pas de réponse; leurs armes sont pointées, elles étincellent aux rayons du jour. Le même cri est répété,--pas de réponse; et cependant, une troisième fois, et plus haut que les deux premières,--on lui offre encore quartier.--L'écho résonnant du rocher répéta seul les sons mourans de leurs voix.--Alors une lueur jaillit, et l'on vit briller la décharge meurtrière: un nuage de fumée s'éleva entre les deux partis, tandis que le roc retentissait du bruit des balles qui sifflaient en vain et allaient s'aplatir en tombant. Ce fut alors que partit la seule réponse qui pût être faite par ceux qui avaient perdu tout espoir sur la terre ou dans le ciel. Après la première décharge, s'étant approchés de plus près, les Anglais entendirent la voix de Christian crier:--Maintenant feu! et avant que l'écho eût achevé de redire ces mots, deux hommes étaient tombés. Les autres assaillirent les âpres flancs du rocher, et, furieux de la démence de leur ennemi, dédaignèrent toute autre tentative pour en venir aux mains. Mais le roc était escarpé, et ne présentait aucun sentier frayé. À chaque pas, un nouveau rempart s'opposait à leur fureur; tandis que, debout au milieu des sommités les plus inaccessibles que l'œil de Christian était bien habitué à distinguer, nos trois rebelles soutenaient un combat à mort aux lieux que l'aigle a choisis pour construire son nid. Chacun de leurs coups portait, tandis que les assaillans tombaient brisés comme le coquillage rampant qui s'attache aux flancs du rocher. Cependant il en survivait encore assez qui ne se lassaient pas d'escalader et de se disperser çà et là, jusqu'à ce qu'enfin cerné et environné de toutes parts, non d'assez près pour être pris, mais assez pour y périr, le trio désespéré, comme des requins qui se sont gorgés de leur proie, vit que son sort ne tenait plus qu'à un fil. Quoi qu'il en soit, jusqu'au dernier moment ils se battirent bien, et aucun gémissement n'apprit à l'ennemi quel était celui qui venait de tomber. Christian succomba le dernier.--Deux fois blessé, on lui offrit encore merci en voyant son sang couler. Mais il était trop tard pour vivre et non pour mourir avec une main ennemie pour lui fermer les yeux. Un de ses membres était rompu et tomba le long du rocher comme un faucon privé de ses petits. Ce bruit le ranima et parut réveiller en lui quelque sentiment exprimé dans son faible geste. Il fit signe aux plus avancés, qui s'approchèrent en ce moment: il éleva son arme, sa dernière balle avait été tirée; mais, arrachant le premier bouton de sa veste 56, il l'enfonça dans le canon, ajusta, fit feu et sourit en voyant son ennemi tomber; puis, repliant comme un serpent son corps mutilé et épuisé, il se mit à ramper vers l'endroit où le précipice, s'élevant à pic au-dessus des flots, offrait comme lui l'image du désespoir.--Là, jetant un dernier regard derrière lui, il serra convulsivement le poing, déchargea pour la dernière fois sa rage contre cette terre qu'il allait quitter, et se laissa rouler dans l'abîme. Le rocher reçut en bas son corps brisé comme du verre, et ne formant plus qu'une masse sanglante dont il restait à peine un fragment qui parût avoir appartenu à une forme humaine, et qui pût servir de proie à l'oiseau marin où au ver. Un crâne à cheveux blonds souillé de sang et d'herbes de mer fumait encore. C'était tout ce qui restait de cet homme et de ses actions. On vit briller un instant encore dans le lointain quelques débris de ses armes que sa main avait tenues serrées jusqu'au dernier moment; mais bientôt, entraînés dans les flots, ils allèrent se couvrir de rouille sous les ondes écumeuses qui les engloutissaient: voilà toutes les traces qu'il laissa de lui, si l'on en excepte une vie mal employée, et une ame;--mais qui osera dire où elle alla? C'est à nous de pardonner et non de juger les morts, et ceux qui les condamnent si légèrement à l'enfer, en sont eux-mêmes sur la route, à moins que ces espèces de fanfarons, qui se plaisent à exagérer les peines éternelles, n'obtiennent grâce pour leur mauvais cœur, en faveur de leur plus mauvaise tête.

Note 56: (retour) Dans l'ouvrage de Thibault, sur Frédéric II de Prusse, il y a une singulière histoire d'un jeune Français et de sa maîtresse, qui paraissaient être de quelque distinction. Il s'était engagé, et avait déserté à Sweidnitz, et fut pris après une résistance désespérée; il avait tué un officier qui avait essayé de le saisir, étant déjà blessé lui-même par la décharge de son fusil, dans lequel il avait mis un bouton de son uniforme en guise de balle. Quelques circonstances de son procès, devant la cour martiale, excitèrent un grand intérêt parmi ses juges, qui désirèrent connaître sa véritable situation. Il offrit de la révéler, mais au roi seulement, auquel il demandait permission d'écrire. Cette permission lui fut refusée, et Frédéric fut rempli de la plus grande indignation, soit de voir sa curiosité trompée, ou par quelqu'autre motif, quand il apprit qu'on avait rejeté sa requête. (Voyez l'ouvrage de Thibault, vol. II.--Je cite de mémoire.) (Note de Lord Byron.)

13. L'action était terminée! tout était pris ou détruit, fugitif, captif ou mort. Le peu de malheureux qui avaient survécu à l'escarmouche de l'île étaient enchaînés sur ce vaisseau, après avoir fait autrefois honorablement partie de son brave équipage. Mais le dernier rocher n'avait pas vu de dépouilles vivantes. Couchés à l'endroit où ils étaient tombés, froids, nageant dans leur sang, le vorace oiseau de mer agitait sur eux son aile humide, et quelquefois, se rapprochant de la vague voisine avec des cris perçans et discords, entonnait l'hymne funèbre. Mais, calme et insouciante, la vague continuait de se soulever, et poursuivait son cours avec son éternelle indifférence. Les dauphins se jouaient sur sa surface et le poisson-volant s'élançait vers le soleil, jusqu'à ce que son aile desséchée le fît retomber de sa hauteur éphémère, et plonger de nouveau dans l'onde pour se préparer à prendre un nouvel essor.

14. Le matin avait paru; et Neuah, qui dès l'aurore s'était mollement plongée dans l'onde pour recueillir les rayons naissans du jour, et examiner si personne ne s'approchait de l'antre amphibie où reposait son amant, aperçut une voile en mer: elle s'agitait, se gonflait, et courbait son arc flottant sous le joug de la brise naissante. Le souffle commença à lui manquer, tant elle se sentit troublée par la crainte!--son cœur se gonfla et palpita violemment, tandis qu'elle doutait encore de quel côté se dirigeait sa course.--Mais non, le vaisseau ne s'avance pas,--il s'éloigne au contraire rapidement. Il est déjà loin, et son ombre s'efface à mesure qu'il sort de la baie. Elle regarde, elle secoue l'écume de mer qui couvre ses yeux, afin de le contempler comme elle contemple les cieux quand elle espère y voir paraître l'arc-en-ciel. Le bâtiment, parvenu au dernier point de l'horizon, diminue, et bientôt ne présente plus qu'un point noir qui bientôt s'évanouit. Tout est océan, tout est bonheur. De nouveau elle se plonge à la mer pour aller réveiller son jeune amant, lui dit ce qu'elle a vu, ce qu'elle espère, enfin tout ce que l'amour heureux peut former de rians présages, s'élançant encore une fois avec Torquil, qui suit gaîment sa Néréide, bondissante au milieu de la vaste mer,--nageant autour du rocher vers un creux qui cachait le canot que Neuah y avait laissé flottant avec la marée, sans une rame, le soir où les étrangers les avaient chassés du rivage. Mais ceux-ci ont disparu; elle va à la recherche de sa pagaie, la retrouve, en reprend possession, et jamais, jamais, jamais barque fragile ne porta tant d'amour et de bonheur que celle-ci n'en contient en ce moment.

15. Leur rivage chéri paraît encore une fois à leurs yeux, non plus souillé par des couleurs hostiles; plus de vaisseau menaçant, de prison flottante fièrement arrêtée sur ses bords: tout est espoir et patrie! Mille embarcations s'élancent dans la baie, en sonnant dans des conques marines, et annoncent leur retour. Les chefs s'assemblèrent, le peuple se répandit en flots; tous accueillirent Torquil comme un fils qui leur était rendu. Les femmes se pressèrent en foule pour embrasser Neuah, qui les embrassait à son tour; lui demandèrent comment ils avaient été poursuivis, et comment ils s'étaient échappés? Le récit en fut fait, et une seule acclamation retentit jusqu'au ciel; et depuis ce moment, une nouvelle tradition donna à leur asile le nom de Grotte de Neuah. Mille feux flamboyant sur les hauteurs éclairèrent les réjouissances générales de cette nuit, et la fête donnée en l'honneur de l'hôte rendu au repos et à des plaisirs gagnés au prix de tant de dangers; et à cette nuit succédèrent ces jours de bonheur, tels que peut seul en offrir un monde encore enfant.

FIN DE L'ILE.



APPENDICE.

EXTRAIT DU VOYAGE DU CAPITAINE BLIGH.


Le 27 décembre, il souffla un vent d'est très-violent, pendant lequel nous souffrîmes beaucoup. Une lame emporta la vergue de rechange et les esparres des chaînes de haubans du grand mât sur le tribord; une autre entra dans le vaisseau et couvrit toutes les chaloupes; plusieurs tonneaux de bière, qui avaient été amarrés sur le pont, se défoncèrent et furent emportés, et ce ne fut pas sans beaucoup de risque et de danger que nous parvînmes à attacher les embarcations pour empêcher qu'elles n'eussent le même sort. Une grande quantité de notre provision de biscuit fut aussi gâtée de manière à ne plus pouvoir en faire usage; car la mer avait pénétré dans l'arrière du bâtiment et avait rempli la cabine d'eau.

Le 5 janvier 1788, nous vîmes l'île de Ténériffe à environ douze lieues de nous, et le lendemain étant un dimanche, nous jetâmes l'ancre dans la rade de Santa-Cruz. Là, nous renouvelâmes nos provisions, et après avoir terminé nos affaires, nous mîmes à la voile le 10.

Je divisai alors nos gens en trois quarts, et je chargeai du troisième quart M. Fletcher Christian, un des lieutenans. J'ai toujours pensé qu'il était à désirer que ce réglement fût établi lorsque les circonstances le permettaient, et je suis persuadé qu'un sommeil non interrompu contribue non-seulement beaucoup à la santé de l'équipage d'un vaisseau, mais même le rend bien plus capable de supporter la fatigue en cas d'un événement imprévu.

Comme je désirais me rendre à Otaïti sans m'arrêter, je réduisis d'un tiers la portion de biscuit, et je fis filtrer l'eau destinée à la boisson dans des pierres filtrantes que j'avais achetées à Ténériffe à cet effet. J'appris alors à l'équipage du vaisseau le but de notre voyage, et donnai l'assurance d'un avancement certain à quiconque le mériterait par ses efforts.

Le mardi 26 février, étant dans une latitude sud 29° 38', et dans une longitude ouest 44° 38', nous enverguâmes de nouvelles voiles, et fîmes d'autres préparatifs nécessaires contre le tems que nous devions nous attendre à avoir dans cette haute latitude. Nous n'étions éloignés de la côte du Brésil que d'environ 100 lieues.

Dans la matinée du dimanche 2 mars, après m'être assuré que tout le monde était propre et en bonne tenue, le service divin fut célébré, comme c'était toujours l'usage, ce jour-là: je donnai à M. Christian Fletcher, que j'avais précédemment chargé du troisième quart, une autorisation écrite de remplir les fonctions de lieutenant.

Le changement de température commença bientôt à se faire sentir d'une manière remarquable, et afin que nos gens ne souffrissent pas par négligence de leur part, je leur fis donner des vêtemens plus chauds et plus convenables au climat. Le 11, nous vîmes un grand nombre de baleines d'une immense grosseur, avec deux trous derrière la tête, d'où l'eau jaillissait.

Le contre-maître m'ayant porté plainte, je jugeai qu'il était nécessaire de punir de vingt-quatre coups de fouet Mathieu Quintal, un des matelots, à cause de son insolence et de son insubordination. C'était la première fois que je me trouvais dans la nécessité d'ordonner un châtiment depuis que nous étions à bord.

Nous nous trouvions à la hauteur du cap San-Diégo, à l'est de la Terre de Feu, et le vent ne nous étant pas favorable, je jugeai plus prudent de tourner à l'est de la terre de Stalen, que de traverser le détroit de Lemaire. Nous passâmes le port de la Nouvelle-Année et le cap Saint-Jean, et le lundi 31 nous arrivâmes au 60° 1' de latitude sud; mais le vent devint variable, et nous eûmes du mauvais tems.

Des orages, accompagnés d'une grosse mer, continuèrent jusqu'au 12 avril. Le vaisseau commença à faire eau, ce qui exigeait que l'on pompât toutes les heures, et nous ne devions pas nous attendre à moins, après une telle continuité de vents et de grosses mers. Les ponts aussi firent eau de telle sorte qu'il fut nécessaire d'abandonner la grande cabine, dont je ne faisais pas grand usage, excepté quand il faisait beau, à ceux qui n'avaient pas de place pour y suspendre leurs hamacs, et par ce moyen les entre-ponts furent moins obstrués.

Joint à tout ce mauvais tems, nous avions encore le chagrin de nous apercevoir, à la fin de chaque jour, que nous rétrogradions; car, malgré tous nos efforts pour louvoyer, nous ne faisions guère que dériver sous le vent. Le mardi 22 avril, nous avions huit hommes sur la liste des malades, et le reste de notre monde, quoiqu'en bonne santé, était très-fatigué; mais je vis avec beaucoup de chagrin qu'il nous serait impossible d'arriver de ce côté aux îles de la Société, car il y avait trente jours que nous étions dans une mer orageuse. La saison était trop avancée pour que nous pussions espérer qu'un meilleur tems nous permît de doubler le cap Horn. D'après ces considérations, jointes à d'autres encore, je fis gouverner au vent et porter sur le cap de Bonne-Espérance, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient à bord.

Nous jetâmes l'ancre, le vendredi 23 mai, dans la baie de Sunon, au Cap, après une assez bonne navigation. Le vaisseau avait besoin d'être complètement calfaté, car il faisait tellement eau que nous avions été obligés de pomper toutes les heures pendant la traversée depuis le cap Horn.--Les voiles et les agrès avaient aussi besoin de réparations, et en examinant les provisions on en trouva une quantité considérable avariée.

Après être restés trente-huit jours dans ce mouillage, et lorsque mon équipage eut recueilli tout l'avantage qu'on pouvait attendre des rafraîchissemens de toute espèce qui s'y trouvaient, nous appareillâmes le 1er juillet.

Un vent frais souffla: le 20 la mer devint houleuse, et dans l'après-midi il augmenta avec tant de violence que le vaisseau fut presque chassé sur le gaillard d'avant, avant que nous pussions carguer nos voiles. On abaissa les basses vergues et on descendit le mât de perroquet sur le pont, ce qui soulagea beaucoup le bâtiment. Le vaisseau se tint sur le côté. Toute la nuit et le matin nous fîmes route vent-arrière après avoir pris des ris dans notre voile de misaine. La mer étant encore grosse, il devint très-dangereux dans l'après-midi de redresser le bâtiment. Nous restâmes donc encore sur le côté toute la nuit, sans éprouver d'accident, à l'exception d'un homme qui, étant au gouvernail, fut jeté par-dessus la roue, et en sortit très-meurtri. Vers midi la violence du vent diminuant, nous continuâmes notre route sous la voile de misaine avec les ris que nous avions pris.

En peu de jours nous dépassâmes l'île de Saint-Paul, où l'on trouve de bonne eau comme je l'ai appris d'un capitaine hollandais, ainsi qu'une source chaude dans laquelle on peut faire bouillir le poisson aussi complètement que sur le feu. En approchant de la terre de Van-Diémen, nous eûmes un très-mauvais tems accompagné de neige et de grêle, mais nous ne vîmes rien qui pût nous indiquer notre position exacte le 13 août, à l'exception d'un veau marin qui parut à la distance de vingt lieues. Nous jetâmes l'ancre dans la baie de l'Aventure le mercredi 20.

Pendant notre traversée, depuis le cap de Bonne-Espérance, nous eûmes presque toujours le vent à l'ouest avec un très-gros tems. L'approche d'un vent violent du sud est annoncée par des nuées d'oiseaux de la famille des albatross ou des peterels, et la baisse ou le changement du vent quand il tourne au nord, par l'éloignement où ils se tiennent. Le thermomètre aussi varie de cinq ou six degrés dans sa hauteur quand on doit s'attendre à un de ces changemens de vent.

Dans le pays qui environne la baie de l'Aventure, il y a dans les forêts beaucoup d'arbres de cent-cinquante pieds de hauteur. Nous remarquâmes plusieurs aigles, quelques hérons d'un magnifique plumage, et une grande variété de perroquets.

Les indigènes ne paraissant pas, nous allâmes à leur recherche vers le cap Frédéric-Henri. Bientôt ayant jeté le grapin près du rivage, car il était impossible d'aborder, nous entendîmes leurs voix semblables au gloussement des oies, et nous en vîmes une vingtaine sortir du bois. Nous leur jetâmes des paquets de menues quincailleries qu'ils ne voulurent pas ouvrir qu'ils ne m'eussent vu faire signe de les quitter; alors ils s'y décidèrent, et tirant ces objets, ils les mirent sur leur tête. En nous apercevant, ils s'étaient mis à parler avec une grande volubilité et d'une manière très-bruyante, élevant leurs bras au-dessus de leur tête. Ils parlaient si vite qu'il était impossible de distinguer un seul des mots qu'ils prononçaient. Leur couleur est d'un noir terne.--Leur peau est tatouée sur la poitrine et sur les épaules. L'un d'eux se distinguait par la couleur de son corps peint en ocre rouge; mais tous les autres étaient enduits de noir avec une espèce de suie, dont ils avaient une couche si épaisse sur la figure et sur les épaules, qu'il était difficile de dire à quoi ils ressemblaient.

Le jeudi 4 septembre, nous sortîmes de la baie de l'Aventure, gouvernant d'abord vers l'est-sud-est, puis au nord-est, et le 19 nous arrivâmes en vue d'un groupe de petites îles rocailleuses que je nommai les îles Bonté. Peu de tems après, nous remarquâmes que la mer était souvent couverte, pendant la nuit, d'une quantité étonnante de petites méduses qui répandent une clarté semblable à celle d'une chandelle par des fibres phosphorescentes qui s'étendent sur une partie de leur corps, et laissent le reste dans l'obscurité.

Nous découvrîmes l'île d'Otaïti le 15, et avant de jeter l'ancre le lendemain matin dans la baie de Matavaï, un si grand nombre de canots était venu à notre rencontre, qu'après que les naturels se furent assurés que nous étions des amis, ils vinrent à bord, et obstruèrent tellement le pont, que j'avais de la peine à trouver les gens de mon équipage. La distance que le vaisseau avait parcourue, depuis qu'il était parti d'Angleterre jusqu'à son arrivée à Otaïti, tant en courses directes qu'en courses contraires, était en tout de 27,086 milles, ce qui fait, l'un dans l'autre, 108 milles par 24 heures.

Nous perdîmes ici notre chirurgien le 9 décembre. Depuis peu il ne sortait presque plus de la cabine, quoiqu'on ne regardât pas son état comme dangereux. Néanmoins, comme il parut plus mal le soir, on le transporta dans un lieu où il avait plus d'air, mais sans aucun succès, puisqu'il mourut une heure après. Ce malheureux homme buvait beaucoup, et aimait si peu à faire de l'exercice, qu'on ne put jamais le décider à faire une douzaine de tours sur le pont pendant tout le tems que dura la traversée.

Le lundi 5 juin, on ne trouva pas le petit cutter, ce dont on me fit part immédiatement; l'équipage du vaisseau ayant été rassemblé, on s'aperçut qu'il manquait trois hommes qui l'avaient emmené.

Ils avaient pris avec eux huit armemens complets et des munitions; mais quant à leur plan, tout le monde à bord paraissait en être complètement ignorant. Je descendis à terre et j'engageai tous les chefs à m'aider à ratrapper la chaloupe et les déserteurs. Effectivement, le cutter fut ramené dans le courant de la journée par cinq des indigènes; mais les hommes ne furent pris que près de trois semaines plus tard. Ayant appris qu'il étaient dans une partie différente de l'île d'Otaïti, j'y allai dans la chaloupe, pensant qu'il ne serait pas très-difficile de s'en assurer avec le secours des naturels. Cependant ils apprirent mon arrivée, et lorsque je fus près de l'habitation où ils étaient, ils vinrent sans armes et se rendirent. Quelques-uns des chefs avaient déjà saisi, une fois auparavant, ces déserteurs, et les avaient enchaînés; mais ils s'étaient laissés persuader de leur rendre la liberté, par les belles promesses qu'ils leur avaient faites de retourner au vaisseau; après quoi, ayant trouvé moyen de s'emparer de nouveau des armes, ils avaient nargué les indigènes.

L'objet de ce voyage était accompli, puisque j'avais fait porter à bord, le mardi 31 mars, 115 plants de l'arbre à pain: outre cela, nous avions recueilli plusieurs autres plantes, dont quelques-unes portaient les plus beaux fruits du monde, et étaient précieuses pour les différentes teintures qu'elles pouvaient offrir et les propriétés qu'elles possédaient. Le 4 avril, au coucher du soleil, nous appareillâmes d'Otaïti et dîmes adieu à une île où, pendant vingt-trois semaines, nous avions été traités avec une amitié et des égards qui semblaient croître en proportion de la longueur de notre séjour. Les circonstances suivantes prouveront assez que nous n'avions pas été insensibles à l'hospitalité de ce peuple; car c'est à ses manières affectueuses et attachantes qu'on doit attribuer les causes de l'événement qui amena la ruine d'une expédition qui, selon toutes les apparences, devait avoir le résultat le plus favorable.

Le lendemain, nous arrivâmes en vue de l'île Huaheine, et un double canot, contenant dix indigènes, étant venu sur nos bordages, je vis parmi eux un jeune homme qui me reconnut; j'y étais venu en 1780, avec le capitaine Cook, à bord de la Résolution. Quelques jours après avoir quitté cette île, le tems devint sujet aux rafales, et une masse épaisse de nuages obscurs se forma à l'est. Bientôt après nous aperçûmes une trombe d'eau qui ressortait en proportion de l'obscurité des nuages qui étaient derrière. Autant que je pus en juger, la partie supérieure pouvait avoir deux pieds de diamètre et la base environ huit pouces. À peine avais-je fait ces remarques, que j'observai qu'elle s'avançait rapidement vers le vaisseau. Nous changeâmes immédiatement de direction, et déployâmes toutes nos voiles, excepté celle de misaine. Bientôt après, elle passa à trente pieds de l'arrière avec un frémissement, mais sans que personne en ressentît aucun effet, quoiqu'elle fût aussi rapprochée. Elle semblait marcher de la vitesse environ de dix milles à l'heure, et elle se dissipa un quart-d'heure après nous avoir dépassés. Il est impossible de dire le mal qu'elle aurait pu nous faire si elle fût passée directement sur nous. Nos mâts, à ce que j'imagine, auraient pu en être emportés; mais je ne crois pas qu'elle eût occasionné la perte du vaisseau.

Laissant plusieurs îles sur notre route, nous jetâmes l'ancre à Anamooka, le 23 avril; un vieillard infirme, nommé Tapa, que j'y avais connu en 1777, et que je reconnus sur-le-champ, vint à bord avec d'autres de différentes îles du voisinage. Ils désiraient voir le vaisseau; et lorsqu'on les mena en bas, où les plants de l'arbre à pain étaient arrangés, ils témoignèrent une grande surprise. Quelques-uns de ces plants étaient morts; nous fûmes à terre pour nous en procurer d'autres.

Nous remarquâmes chez les indigènes de nombreuses marques du deuil très-profond auquel ils se livrent quand ils perdent leurs parens, telles que des tempes ensanglantées, des têtes dépouillées de cheveux, et, ce qui est pis encore, dans la plupart d'entre eux, des mains privées de plusieurs doigts. De beaux petits garçons, qui n'avaient pas plus de six ans, avaient perdu le petit doigt des deux mains, et plusieurs des hommes s'étaient en outre coupé le doigt du milieu de la main droite.

Les chefs vinrent dîner avec moi, et nous traitâmes ensemble pour l'achat d'une grande quantité d'ignames: nous en obtînmes aussi des plantains et des fruits de l'arbre à pain. Mais les ignames surtout étaient en très-grande abondance chez eux, et d'une grosseur remarquable; une entre autres pesait quarante-cinq livres. Il vint des canots à voile, dont quelques-uns ne contenaient pas moins de quatre-vingt-dix passagers; et il en arriva successivement un si grand nombre des îles différentes, qu'il devint impossible de rien faire au milieu d'une telle multitude qui n'avait aucun chef revêtu d'une autorité suffisante pour la commander. J'ordonnai donc à une de leurs bandes, qui se disposait à venir à bord, d'aller faire de l'eau, et nous levâmes l'ancre le samedi 26 avril.

Nous nous tînmes près de l'île de Kotoo, pendant la plus grande partie de l'après-midi du lundi, dans l'espoir que quelque canot viendrait au vaisseau; mais cet espoir fut trompé. Le vent étant au nord, nous gouvernâmes à l'ouest dans la soirée pour passer au sud de Tofoa, et je donnai des ordres pour que l'on continuât toute la nuit de suivre cette direction. Le maître eut le premier quart, le canonnier eut le second, et M. Christian le quart du matin: tel était l'ordre de la nuit.

Jusque-là, le voyage s'était continué avec une prospérité dont rien n'avait troublé le cours, et il avait été accompagné de circonstances à la fois agréables et satisfaisantes; mais la scène allait changer, et se présenter sous un aspect bien différent. Il s'était formé une conspiration qui devait détruire le fruit de nos travaux passés, et ne produire que malheur et détresse; et elle avait été concertée avec tant de mystère et de circonspection, qu'il n'en transpira aucune circonstance capable de nous avertir du danger qui nous menaçait.

La nuit du lundi, le quart avait été distribué comme je viens de le dire. Le mardi, avant le lever du soleil, pendant que je dormais encore, M. Christian avec le capitaine d'armes, le second canonnier et Thomas Burkits, matelot, entrèrent dans ma cabine, et s'emparant de moi, me lièrent les mains derrière le dos avec une corde, me menaçant d'une mort immédiate si je parlais ou faisais le moindre bruit. Cela ne m'empêcha pas de crier aussi haut que je pus, dans l'espoir d'obtenir du secours; mais les officiers qui n'étaient pas du complot étaient déjà gardés par des sentinelles placées à leur porte: à celle de ma cabine, on avait posté trois hommes, indépendamment des quatre qui étaient dans l'intérieur. Tous, excepté Christian, avaient des fusils et des baïonnettes, lui seul un coutelas. Je fus traîné hors du lit, en chemise, sur le tillac, souffrant beaucoup de la manière dont on m'avait serré les mains en les attachant. Lorsque je demandai les motifs d'une telle violence, la seule réponse que je reçus fut des injures pour ne pas garder le silence. Le maître, le canonnier, le chirurgien, le second maître et Nelson, le jardinier, étaient renfermés dans les soutes, et l'écoutille de la fosse aux câbles était gardée par des sentinelles. Le maître d'équipage, le charpentier et l'ecclésiastique eurent la permission de venir sur le tillac, où ils me virent debout, en arrière du mât de misaine, les mains liées derrière le dos, entouré de gardes, à la tête desquels était Christian. Le maître d'équipage reçut alors l'ordre de mettre la chaloupe à la mer, avec la menace de prendre garde à lui, s'il n'obéissait pas immédiatement.

La chaloupe ayant été hissée, M. Heyward et M. Mallet, deux des aspirans, et M. Samuel, l'ecclésiastique, reçurent l'ordre d'y entrer. Je demandai le motif de cet ordre, et cherchai à persuader aux gens qui m'entouraient de ne pas persévérer dans ces actes de violence, mais ce fut en vain.--Leur réponse fut constamment: «Taisez-vous, ou vous êtes mort.»

Le maître avait envoyé demander la permission de venir sur le tillac; et elle lui avait été accordée; mais on lui commanda bientôt de retourner dans sa cabine. Je ne discontinuais pas mes efforts pour changer la face des affaires, lorsque Christian remplaçant le coutelas qu'il tenait par une baïonnette, et me saisissant fortement par la corde qui liait mes mains me menaça d'une mort immédiate si je ne me tenais pas tranquille; et les scélérats qui m'entouraient avaient leurs fusils armés, la baïonnette au bout.

D'autres individus furent appelés pour entrer dans la chaloupe, et on les entraîna par-dessus le bordage, d'où je conclus que je devais être abandonné à la mer avec eux. Une autre tentative pour changer les esprits n'amena que la menace de me brûler la cervelle.

On permit au maître d'équipage et à ceux des matelots qui devaient être mis dans la chaloupe de prendre de la ficelle, de la toile, des lignes, des voiles, des cordages et une tonne d'eau de vingt-huit gallons. M. Samuel obtint cent-cinquante livres de biscuit avec une petite quantité de rum et de vin, ainsi qu'un octant et une boussole. Mais on lui défendit, sous peine de mort, de toucher à aucune carte, à aucun livre ou instrument d'astronomie, et surtout à mes dessins et à mes observations.

Les mutins ayant ainsi jeté dans la chaloupe les matelots dont ils voulaient se débarrasser, Christian ordonna qu'on donnât un verre d'eau-de-vie à chaque homme de son équipage. Les officiers furent ensuite appelés sur le tillac et jetés par-dessus l'abordage dans la chaloupe, tandis qu'on me tenait séparé de tout le monde en arrière du mât de misaine. Christian, armé d'une baïonnette, tenait la corde qui liait mes mains, et les gardes qui m'entouraient avaient leurs fusils en joue; mais lorsque je défiai ces misérables ingrats de tirer, ils les remirent au repos. Je m'aperçus que l'un d'eux, Isaac Martin, était disposé à me secourir, et comme il me faisait manger du shaddock, mes lèvres étant entièrement desséchées, nos regards nous firent comprendre mutuellement nos sentimens; mais ceci fut remarqué et on l'emmena. Il entra alors dans la chaloupe, essayant de quitter le vaisseau; cependant il fut obligé d'y retourner. Quelques autres y furent aussi retenus contre leur inclination.

Je crus remarquer que Christian balança quelque tems s'il garderait le charpentier, ou ses aides. À la fin il se détermina pour ces derniers, et le charpentier fut conduit dans la chaloupe.--On lui laissa prendre sa caisse à outils, non pourtant sans de grandes difficultés.

M. Samuel sauva mon journal et ma commission, avec quelques autres papiers très-importans relatifs au vaisseau. Il exécuta ceci avec beaucoup de courage, quoique sévèrement surveillé. Il tenta aussi de sauver le garde-tems et une boîte contenant mes plans, dessins et observations depuis quinze ans, qui étaient en grand nombre, mais on l'entraîna en lui disant: «Malédiction! vous êtes bien heureux d'en avoir autant.»

D'assez vives altercations eurent lieu parmi l'équipage révolté pendant que tout ceci se passait. Quelques-uns s'écriaient en jurant: «Je veux être damné s'il ne trouve pas moyen de s'en retourner en Angleterre, si on lui laisse emporter quelque chose.» Ils voulaient parler de moi; et lorsqu'ils virent le charpentier emporter sa boîte à outils: «Malédiction! dans un mois il aura un autre vaisseau;» tandis que d'autres tournaient en ridicule la situation malheureuse de la chaloupe, qui tirait beaucoup d'eau et offrait si peu de place pour tous ceux qui y étaient contenus. Quant à Christian, on aurait dit qu'il méditait sa destruction et celle du monde entier.

Je demandai des armes, mais les mutins se moquèrent de moi en disant que je connaissais bien les gens chez lesquels j'allais. Quatre coutelas, cependant, nous furent jetés dans la chaloupe après que nous eûmes viré de bord.

Les officiers et les matelots étant dans la chaloupe, on n'attendait plus que moi. Le capitaine d'armes en informa Christian, qui dit alors: «Allons, capitaine Bligh, vos officiers et vos hommes sont maintenant dans la chaloupe, et il faut que vous alliez avec eux. Si vous essayez de faire la moindre résistance, vous serez immédiatement mis à mort.» Et sans plus de cérémonie, je fus jeté par-dessus le bordage, par une troupe de scélérats armés. Alors on me délia les mains. Une fois dans la chaloupe, on nous fit virer sur l'arrière, au moyen de la corde qui nous tenait amarrés. Alors on nous jeta quelques morceaux de porc, ainsi que les quatre coutelas. L'armurier et le charpentier m'appelèrent alors pour me dire de ne pas oublier qu'ils n'avaient pris aucune part dans toute cette affaire. Après être restés quelque tems à servir de jouet à ces malheureux sans compassion, et en butte à leurs railleries, nous fûmes à la fin poussés au large, et abandonnés aux flots de l'Océan.

Dix-huit personnes étaient avec moi dans la chaloupe: le maître, le premier chirurgien, le botaniste, le canonnier, le maître d'équipage, le charpentier, le maître timonier et le quartier-maître en second; deux quartier-maîtres, le voilier, deux cuisiniers, l'ecclésiastique, le boucher et un garçon. Il restait à bord Fletcher Christian, le maître en second, Pierre Haywood, Edward Young, George Stewart, aspirans; le capitaine d'armes, le second canonnier, le second maître d'équipage, le jardinier, l'armurier, le second charpentier et ses ouvriers, et quatorze matelots: c'était, à tout prendre, les hommes les plus capables.

Ayant peu ou pas de vent, nous voguâmes assez vite vers l'île de Tofoa, qui était au nord-est, à environ dix lieues de distance. Tant que le vaisseau resta en vue, il gouverna ouest ouest-nord; mais je regardai ceci comme une feinte, car lorsqu'on nous éloigna, les mutins répétèrent plusieurs fois, par acclamations: «Otaïti! Otaïti!»

Christian, leur chef, était d'une famille respectable du nord de l'Angleterre: c'était le troisième voyage qu'il faisait avec moi. Malgré la dureté avec laquelle il me traita, le souvenir d'anciens bienfaits produisit en lui quelques remords. Lorsque l'on m'entraîna hors du vaisseau, je lui demandai si c'était ainsi qu'il répondait aux marques nombreuses qu'il avait eues de mon amitié. Il parut troublé de cette question, et me répondit avec une grande émotion: «Capitaine Bligh, vous avez frappé juste: je suis dans l'enfer; je suis dans l'enfer!» Ses talens le rendaient parfaitement capable de se charger du troisième quart, d'après la manière dont j'avais divisé l'équipage du vaisseau.

Haywood était aussi d'une famille respectable du nord de l'Angleterre; et, ainsi que Christian, c'était un jeune homme de talent. Ces deux jeunes gens avaient été les objets particuliers de mes soins, et je m'étais donné beaucoup de peine pour les instruire, ayant conçu l'espoir qu'ils feraient un jour honneur à leur pays dans cette profession. Young m'était bien recommandé, et Stewart appartenait à des parens des Orkneys, pays où nous avions été si bien accueillis à notre retour des mers du Sud, en 1780, que, d'après cette seule considération, je l'aurais pris volontiers avec moi; mais d'ailleurs il avait toujours joui d'une bonne réputation.

Lorsque j'eus le loisir de réfléchir, une satisfaction secrète m'empêcha de me livrer à l'abattement. Et cependant, quelques heures auparavant, je me trouvais dans la situation la plus satisfaisante: commandant un vaisseau dans le meilleur état possible, pourvu de tout ce qui pouvait être nécessaire à la santé et au service de l'équipage; le but de notre voyage était atteint, nous en avions accompli les deux tiers, et le reste de la traversée n'offrait qu'une perspective de succès.

On demandera naturellement quelle pouvait être la cause d'une pareille révolte? En réponse à cette question, je ne puis donner que mes conjectures.--J'ai souvent pensé que les mutins s'étaient flattés de l'espoir de passer une vie plus heureuse parmi les Otaïtiens qu'il ne leur serait jamais possible de se la procurer en Angleterre: ceci, joint à quelques liaisons qu'ils avaient formées avec des femmes du pays, occasionna très-probablement toute cette affaire.

Les femmes d'Otaïti sont belles, douces, enjouées dans leur conversation et leurs manières, et ont assez de délicatesse pour se faire admirer et chérir. Les chefs étaient si attachés à nos gens, qu'ils les encourageaient, en quelque sorte, à rester avec eux, et leur promettaient de vastes possessions. Dans des circonstances semblables, auxquelles s'en joignirent d'autres encore, on ne peut guère s'étonner qu'une troupe de matelots, dont la plupart n'avaient pas de famille, se soient laissés entraîner, lorsqu'il ne dépendait que d'eux de s'établir au milieu de l'abondance, dans une des plus belles îles du monde, où il n'y avait pas de nécessité de se livrer au travail, et qui leur offrait l'attrait de plaisirs dont il est impossible de se former une idée. Cependant, tout ce qu'un commandant pouvait craindre était la désertion, telle qu'il y en a plus ou moins d'exemples dans les mers du Sud, et non une révolte complète.

Mais le secret qui accompagna ce complot surpasse toute croyance. Treize de ceux qui partageaient mon sort avaient toujours vécu avec les matelots; et cependant, ni eux, ni les camarades de Christian, de Stewart, d'Heywood et de Young n'avaient jamais remarqué aucune circonstance qui pût faire soupçonner ce qui se tramait. Il n'est donc pas étonnant que j'en sois devenu victime, mon esprit étant complètement exempt de méfiance. Peut-être la chose ne serait-elle pas arrivée s'il y eût eu des troupes à bord et une sentinelle à la porte de ma cabine, que je laissais toujours ouverte pendant la nuit, afin que l'officier de quart put entrer chez moi toutes les fois qu'il en avait besoin. Si cette révolte eût été occasionnée par quelque sujet de mécontentement, fondé ou non, j'en aurais découvert des symptômes, ce qui m'aurait mis sur mes gardes; mais il en était bien autrement. Je vivais, surtout avec Christian, de la manière la plus amicale; ce jour même, il était engagé à dîner avec moi, et la veille au soir, il s'était excusé de partager mon souper, sous prétexte d'une indisposition dont j'avais témoigné de l'inquiétude, étant bien loin de soupçonner son intégrité ou son honneur.

FIN DE L'APPENDICE.




LA VISION

DU JUGEMENT,

PAR QUEVEDO REDIVIVUS.

POÈME INSPIRÉ PAR UNE COMPOSITION DU MÊME TITRE,

PAR L'AUTEUR DE WAT-TYLER.


«C'est un Daniel venu pour prononcer
le jugement! oui, un vrai Daniel! Je te
remercie, Juif, de m'avoir enseigné ce
mot.»









LA VISION DU JUGEMENT.


1. Saint Pierre était assis auprès de la porte du ciel; les clefs en étaient rouillées et la serrure un peu dure, par suite du peu d'usage qu'on en avait fait depuis quelque tems: non, à beaucoup près, que le paradis fût plein; mais, depuis l'ère gallique quatre-vingt-huit, les diables s'étaient tellement démenés, ils avaient si bien conduit leur barque, comme le dirait un marin, qu'ils avaient entraîné presque toutes les ames de leur côté.

2. Les anges chantaient faux, et s'étaient enroués à force d'exercer leur voix, car ils n'avaient presque autre chose à faire qu'à remonter le soleil et la lune, et contenir dans le devoir quelqu'étoile vagabonde, ou quelque comète étourdie, qui, s'émancipant trop tôt sur l'azur éthéré, avait pourfendu quelque planète en folâtrant avec sa queue, comme la baleine en use quelquefois à l'égard des petits bâtimens, dans ses accès de gaîté.

3. Les séraphins, nos anges gardiens, voyant qu'ils ne pouvaient suffire à leur emploi ici-bas, s'étaient retirés là-haut; les affaires terrestres n'occupaient plus aucune place dans le ciel, si ce n'est sur le noir bureau de l'ange chargé de nos archives. Celui-ci, voyant les exemples de vices et de malheur se multiplier avec une telle rapidité, avait arraché toutes les plumes de ses deux ailes sans pouvoir encore finir d'enregistrer les misères humaines.

4. Ses occupations avaient tellement augmenté depuis quelques années, que (contre sa volonté, sans doute, et comme ces chérubins ministres terrestres) il avait été forcé de chercher des ressources autour de lui, et de réclamer l'aide de ses pairs célestes, avant que le besoin croissant qu'on avait de son ministère eût achevé de l'épuiser. En conséquence, six anges et douze saints lui furent donnés pour commis.

5. C'était là un fameux bureau,--du moins pour le ciel; et cependant, tous tant qu'ils étaient, ils ne manquaient pas de besogne. On voyait tous les jours le triomphe de tant de conquérans et tant de royaumes remis à neuf! chaque jour aussi avait son carnage de six ou sept mille hommes, jusqu'à ce que celui de Waterloo arrivant pour couronner le tout, les esprits célestes jetèrent leurs plumes, saisis d'un divin dégoût, tant cette dernière page était barbouillée de fange et de sang!

6. Par parenthèse, ce n'est pas à moi à redire ce qui fit frémir les anges.--Le diable lui-même, dans cette occasion, abhorra son propre ouvrage, tant il était rassasié du banquet infernal! Et quoique ce fût lui-même qui eût aiguisé chaque glaive, sa soif innée du mal en était presque éteinte. Ici, la seule bonne œuvre de Satan mérite bien d'être citée: c'est qu'il s'était réservé les deux généraux, en toute propriété, après leur mort.

7. Sautons par-dessus quelques années d'une paix factice, pendant lesquelles la terre ne fut ni plus ni moins bien peuplée, l'enfer comme de coutume, et le ciel pas du tout. Elles forment le bail des tyrans, seulement ce sont de nouveaux noms qui l'ont signé.--Cela finira quelque jour; en attendant ils vont toujours augmentant, avec leurs sept têtes et leurs dix cornes, comme la bête prédite par l'Apocalypse.--Quant aux nôtres 57, elles sont moins redoutables par la tête que par les cornes.

Note 57: (retour) Ce pronom se rapporte probablement au mot bête. (N. du Tr.)

8. La seconde aurore de la première année de la liberté, Georges III mourut. Sans être un tyran, il avait protégé les tyrans, jusqu'au moment où, chaque sens lui étant ravi, il avait perdu et la lumière intellectuelle, et la lumière extérieure. Jamais meilleur fermier n'avait fait valoir un pré; jamais plus mauvais roi n'avait laissé un royaume livré à sa perte. Il mourut, et laissa la moitié de ses sujets aussi fous, et l'autre moitié aussi aveugles que lui.

9. Il mourut!--sa mort ne fit pas beaucoup de bruit sur la terre. Ses funérailles eurent quelque éclat;--le velours, les dorures, le cuivre y furent en profusion. Il n'y manqua que des larmes, excepté celles de convention: car cette espèce de marchandise peut s'acheter à sa vraie valeur.--Quant aux élégies, il y eut un nombre convenable de ces inspirations, bien entendu qu'elles furent aussi payées. Puis vinrent les torches, les manteaux, les bannières, les hérauts d'armes, et tous ces restes des vieilles coutumes gothiques.

10. Cela formait un mélodrame vraiment sépulcral. De tous les fous accourus pour augmenter et contempler ce spectacle, qui se souciait du défunt? La pompe des funérailles était le seul motif d'attraction, et le noir composait tout le deuil. Là, pas une pensée qui s'élançât au-delà du drap mortuaire; et lorsque le magnifique cercueil fut enseveli, on eût dit une dérision de l'enfer, qui renfermait ainsi dans l'or une pourriture de quatre-vingts ans.

11. C'est ainsi que son corps fut mêlé à la poussière! Il aurait pu redevenir bien plus tôt ce qu'il faut qu'il soit un jour, si ses élémens naturels eussent été livrés à eux-mêmes pour s'incorporer de nouveau avec la terre, l'eau et le feu. Mais ces parfums étrangers ne font que contrarier les intentions de la nature, qui le créa aussi nu que ces millions d'hommes dont on n'embaume pas l'argile vulgaire. Et cependant, toutes ces épices ne réussissent qu'à prolonger sa corruption.

12. Il est mort! la terre extérieure n'a plus rien à démêler avec lui. Il est enterré, et, à l'exception du mémoire des funérailles et du griffonnage du lapidaire, il ne sera plus question de lui dans le monde, à moins qu'il n'ait fait son testament tout entier;--mais quel est le procureur qui le demandera à son fils, à son fils en qui nous voyons ses qualités briller encore, excepté cette vertu domestique, si rare aujourd'hui, la fidélité envers une femme laide et méchante?

13. Dieu sauve le roi 58! Ce serait une grande économie pour Dieu que d'épargner cette race-là; mais s'il veut être d'humeur miséricordieuse, tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui prêchent pour la damnation;--je ne sais pas trop même si je ne suis pas, à peu près, le seul qui, dans le faible espoir d'adoucir la perspective de nos maux futurs, ait mis, à quelques légères restrictions près, des bornes aussi étroites à l'infernale juridiction des peines éternelles.

Note 58: (retour) God save the king! acclamation nationale des Anglais, qui répond à notre cri de: «Vive le roi!» Save vent dire aussi épargner; de là l'espèce de jeu de mot du commencement de cette stance. (N. du Tr.)

14. Je sais que cette opinion n'est pas populaire; je sais que c'est un blasphême; je sais que l'on peut être damné pour avoir espéré que personne ne le serait jamais; je sais que, dès l'enfance, l'on nous gorge des meilleures doctrines, jusqu'à ce que nous soyons prêts à en déborder;--je sais qu'excepté l'église anglicane, toutes, sans exception, nous en ont fait accroire, et que les trois ou quatre cents autres qui restent, ainsi que les synagogues, ont fait une maudite acquisition.

15. Dieu nous soit en aide à tous! Dieu me soit en aide à moi surtout qui suis, Dieu le sait, aussi fragile que le diable peut le souhaiter, et non plus difficile à damner qu'un poisson qui a avalé l'hameçon ne l'est à amener au rivage, ou que l'agneau à servir de proie au boucher: non pourtant que je sois prêt encore à faire partie du noble mets que formera un jour cette immortelle friture composée de presque tous les êtres créés pour mourir.

16. Saint Pierre donc était assis auprès de la porte céleste, et s'endormait sur ses clefs, lorsque tout-à-coup survient un bruit merveilleux qu'il n'avait pas entendu depuis long-tems. C'était le bruissement du vent, des flots et des flammes, bref un mélange de bruits extrêmement imposans, et qui eût arraché une exclamation à tout autre qu'à un saint; mais celui-ci se contenta de faire un saut sur sa chaise, et de dire en clignotant de l'œil: «Je crois que voilà encore une étoile qui file!»

17. Mais avant qu'il pût se rendormir, un chérubin lui effleura les yeux du bout de son aile droite, sur quoi Saint Pierre bâilla et se gratta le nez. «Saint portier, dit l'ange en agitant une aile sacrée, brillante de couleur céleste, comme brille sur la terre la queue éblouissante du paon; saint portier, lève-toi, je te prie.» À quoi le saint répondit: «Eh bien, que veut dire tout cela? Est-ce Lucifer qui revient avec tout ce tintamarre?»

18. «Non, répondit le chérubin,--George III est mort.» «Et quel est ce George III? demanda l'apôtre. Quel George? quel trois?» «C'est un roi d'Angleterre, dit l'ange.» «Bon, il ne trouvera pas ici de rois pour le coudoyer sur sa route. Mais a-t-il sa tête sur ses épaules? car le... dernier que nous vîmes ici n'avait qu'un tronc, et jamais il n'aurait obtenu les bonnes grâces du ciel s'il ne nous avait jeté sa tête au visage.

19. «Il était, si je me le rappelle bien, roi d'***. Et cette tête, qui n'avait pas su conserver une couronne sur la terre, osa, à mon nez, venir réclamer des droits semblables aux miens, à celle de martyr. Si j'avais eu le sabre que je portais jadis quand je coupais des oreilles, je l'aurais pourfendue; mais n'ayant que mes clefs et pas de glaive, je me contentai de lui faire sauter sa tête des mains.

20. «Alors il poussa des cris si étourdissans 59 que tous les saints sortirent et le firent entrer. Et le voilà depuis lors qui siége auprès de saint Paul, de pair et compagnon avec ce Paul le parvenu! La peau de saint Barthélemy, qui lui sert d'auréole dans les cieux, après avoir racheté ses péchés sur la terre par le martyre, ne fit pas mieux que cette tête faible et sans cervelle.

Note 59: (retour) Il y a dans le texte headless, qui veut dire aussi sans tête; mais cette double acception est perdue en français. (N. du Tr.)

21. «Mais s'il l'eût apportée ici sur ses épaules, la chose se serait différemment passée.--Le sentiment de compassion sympathique qu'éprouvèrent les saints, produisit sur eux l'effet d'un charme. Ainsi le ciel souda de nouveau cette tête sur son corps.--Cela peut être fort bien, mais il semble que ce soit chez nous la coutume de renverser tout ce qui se fait de sage là-bas.»

22. L'ange répondit: «Allons, Pierre, ne boudez pas; le roi qui nous arrive a sa tête et tout le reste.--Il n'a jamais très-bien compris ce qu'il faisait, et agissait à peu près comme une marionnette qui se meut par des fils. Il sera jugé comme tout le reste sans doute, ce n'est ni mon affaire ni la vôtre de nous mêler de cela; bornons-nous à remplir notre rôle, qui consiste à faire ce qui nous est ordonné.»

23. Pendant qu'ils parlaient ainsi, la caravane céleste arriva comme un tourbillon de vent traverse les champs de l'espace, ou comme le cygne fend quelque rivière argentée, comme qui dirait le Gange, le Nil, l'Indus, la Tamise ou la Tweed. Au milieu d'elle, un vieux homme avec une vieille ame, l'un et l'autre extrêmement aveugles, s'arrêta devant la porte, et les anges firent asseoir sur un nuage leur compagnon de voyage enveloppé de son drap mortuaire.

24. Mais, derrière cette troupe brillante, dont il fermait la marche, un esprit d'un aspect bien différent agitait ses ailes semblables à des nuages orageux planant sur quelque plage déserte souvent jonchée de débris de naufrage; son front ressemblait à l'océan agité par la tempête. Des pensées sombres et impénétrables avaient imprimé le sceau d'un éternel courroux sur ses traits immortels, et là où s'arrêtait son regard, tout devenait ténèbres.

25. En s'approchant il jeta sur cette porte, dont, ainsi que le péché, il ne devait jamais passer le seuil, un regard plein d'une haine si implacable et tellement surnaturelle, que saint Pierre aurait bien voulu être au-dedans. Ce dernier se mit à chercher dans ses clefs avec beaucoup d'application, suant à grosses gouttes dans sa peau apostolique: bien entendu que sa transpiration n'était que de l'ichor ou quelqu'autre fluide spirituel du même genre.

26. Les chérubins eux-mêmes se rassemblèrent en foule comme des oiseaux qui voyent le faucon prendre son essor, et ils sentirent un frémissement jusqu'au bout de chacune de leurs plumes. Formant un cercle comme la ceinture d'Orion, ils entourèrent leur vieux protégé qui savait à peine où ses gardes célestes l'avaient conduit, quoique ceux-ci en usent poliment avec les ombres royales, car nous avons pu apprendre par plus d'une véridique histoire que les anges étaient tous torys.

27. Les choses étant dans cet état, la porte s'ouvrit tout-à-coup, et la clarté qui en jaillit répandit dans l'espace une teinte de flammes de plusieurs couleurs, dont les reflets arrivant jusqu'à notre petite planète, on vit naître une nouvelle aurore boréale sur le pôle arctique, la même qui apparut au milieu des glaces à l'équipage du capitaine Parry dans le détroit de Melville.

28. Et de cette porte ouverte on vit sortir tout rayonnant un esprit de lumière, majestueux par sa puissance et sa beauté, radieux de gloire comme la bannière flottante revenant victorieuse d'un de ces combats qui changent la face du monde. Il faut que mes humbles comparaisons se composent d'images terrestres, car ici-bas les ténèbres de la chair obscurcissent nos meilleures conceptions, exceptez-en les rêveries de Johanna Southcote ou de Robert Southey.

29. C'était l'archange Michel. Tout le monde sait comment sont faits les anges et les archanges, car il n'y a presque pas un écrivailleur qui n'ait le sien à nous offrir, depuis le chef des démons jusqu'au prince des anges. Nous les voyons aussi sur quelques tableaux d'autels, quoiqu'en vérité ceux-ci ne prouvent guère que personne ait jamais eu de notions antérieures sur ces esprits immortels. Mais c'est aux connaisseurs à indiquer leur mérite.

30. Michel parut donc rayonnant de gloire et de beauté, œuvre digne de celui d'où dérive toute beauté et toute gloire. Il traversa le seuil et s'arrêta; devant lui étaient les jeunes chérubins et le saint à tête grise (quand je dis jeunes, entendons-nous; c'est-à-dire jeunes de figures et non d'âge; car je serais bien fâché d'avancer qu'ils n'étaient pas plus vieux que saint Pierre; je voulais dire seulement qu'ils étaient un peu plus jolis que lui.)

31. Les chérubins et les saints s'inclinèrent devant le chef de la hiérarchie céleste, le premier des esprits angéliques qui eût revêtu l'aspect d'un Dieu saint, sans qu'aucun orgueil se fût glissé dans son cœur divin, au fond duquel aucune pensée, hors celle du service de son créateur, n'osa pénétrer jamais. Tout exalté, tout comblé de gloire qu'il fût, il savait bien n'être que le vice-roi du ciel.

32. Lui et le taciturne esprit des ténèbres se trouvèrent en face. Ils se connaissaient tous deux en bien et en mal, et, malgré leur puissance, aucun des deux ne pouvait oublier dans l'autre son ancien ami et son ennemi futur. Il y avait dans les regards de chacun un mélange de hauteur, d'orgueil et de regret, comme si c'était moins leur volonté que le destin qui les condamnât à la guerre pendant l'éternité, et leur donnait les sphères pour champ clos.

33. Mais ici ils étaient sur un terrain neutre: nous savons par Job que Satan a la faculté de rendre visite au ciel deux ou trois fois par an, et que les fils de Dieu, comme ceux de la terre, doivent lui tenir compagnie. Nous pourrions aussi faire voir d'après le même livre, quelle politesse règne dans la conversation qui a lieu entre les puissances du bien et du mal.--Mais il faudrait pour cela des heures.

34. Et comme ceci n'est pas un traité de théologie, pour discuter, à l'aide de l'hébreu et de l'arabe, si le livre de Job est une allégorie ou un fait, mais bien une narration véridique; je n'emprunte çà et là que ce qui peut écarter le plus léger soupçon d'imposture d'un ouvrage qui est de toute vérité d'un bout à l'autre et aussi exact que toute autre vision.

35. Donc les esprits immortels étaient sur un terrain neutre et devant la porte, de même que sur le seuil de l'Orient se discute la grande cause de la mort, et que c'est de là qu'on expédie les ames dans un monde ou dans l'autre. Michel et son antagoniste avaient donc un air fort civil, quoique cela n'allât pas jusqu'à s'embrasser; mais son altesse ténébreuse et son altesse lumineuse échangèrent mutuellement des regards pleins de politesse.

36. L'archange salua, non comme salue un petit maître de nos jours, mais en s'inclinant gracieusement, à la mode de l'Orient, et portant un de ses bras rayonnans sur l'endroit où l'on suppose que le cœur est placé chez les gens de bien. Il salua Satan comme un égal, pas trop bas, mais avec affabilité. Quant à celui-ci, il aborda son ancien ami avec plus de hauteur, et comme un vieux et pauvre seigneur castillan pourrait aborder un riche bourgeois parvenu.

37. Il ne fit qu'incliner un moment son front diabolique; puis le relevant, il se prépara à soutenir ses droits, et à démontrer comme quoi le roi Georges ne pouvait justifier de ses titres à être exempt des peines éternelles plus que tant d'autres rois cités dans l'histoire, doués d'un meilleur sens et d'un meilleur cœur, et qui, depuis long-tems 60, «pavaient l'enfer de leurs bonnes intentions.»

Note 60: (retour) Cette dernière ligne est une citation. (N. du Tr.)

38. Michel répondit: «Pourquoi en veux-tu à cet homme qui est mort, et amené devant le Seigneur? Quel mal a-t-il fait depuis le commencement de sa vie mortelle? qui te donne le droit de le réclamer? Parle, et que ta volonté soit faite si elle est juste.--Dis; et si, pendant sa carrière terrestre, il a manqué gravement à l'accomplissement de ses devoirs, comme roi et comme homme, il est à toi; sinon, laisse-le passer.»

39. «Michel, répondit le prince de l'air, jusqu'en ces lieux mêmes, et devant la porte de celui que tu sers, je viens réclamer mon sujet; et je prouverai que, de même qu'il fut mon adorateur dans sa poussière, il le sera en esprit: quoique chéri de toi et des tiens, parce qu'aucun penchant pour le vin et la volupté ne se mêla à ses faiblesses, du trône où il était placé, il ne régna sur des millions d'hommes que pour me servir seul.

40. «Regarde cette terre, notre domaine, ou plutôt le mien; jadis elle appartenait à ton maître. Mais je ne m'enorgueillis pas de la conquête de cette misérable planète, et celui que tu sers ne doit pas, hélas! m'envier non plus mon lot. Au milieu de ces myriades de mondes lumineux qui passent devant lui pour lui rendre hommage, il a pu oublier cette pitoyable création d'êtres chétifs dont bien peu me semblent mériter la damnation, excepté leurs rois.

41. «Et même je ne regarde ceux-ci que comme une espèce de redevance pour soutenir mes droits de seigneur; et eussé-je des inclinations contraires, elles seraient, vous le savez bien, superflues. Les hommes sont devenus si méchans que l'enfer lui-même n'a rien de mieux à faire que de les abandonner à eux-mêmes, plus tourmentés et plus frénétiques cent fois par les malédictions qu'ils se donnent. Le ciel ne peut pas les faire meilleurs et je ne saurais les rendre pires.

42. «Regarde sur la terre, te dis-je encore.--Lorsque ce misérable ver de terre, ce vieillard faible, infirme, aveugle et insensé, commença son règne dans tout l'éclat et la fraîcheur de la jeunesse, le monde et lui se présentaient tous deux sous un aspect bien différent. Une grande partie de la terre et des plaines liquides de l'océan le reconnaissaient pour roi.--À travers plus d'une tempête, ses îles avaient surnagé sur l'abîme du tems, car elles étaient l'asile des vertus austères.

43. «Jeune, il arriva au trône; vieux, il le quitte: vois dans quel état il trouva son royaume, et comment il le laissa; consulte ses annales: vois d'abord comment il abandonna le pouvoir à un favori; puis comment la soif de l'or, ce vice du mendiant, qui ne peut remplir que les ames basses, s'empara graduellement de son cœur.--Et quant au reste, jette seulement un coup d'œil sur l'Amérique et la France.

44. «Il est vrai de dire que, depuis le commencement jusqu'à la fin, il ne fut qu'un instrument, et j'ai mis en lieu de sûreté ceux qui s'en servirent. Eh bien! ainsi qu'un instrument qu'il soit consumé! Fouillez dans tous les siècles passés depuis que le genre humain a plié devant un monarque, parcourez toutes les annales sanglantes qui consacrent le crime et le carnage, choisissez le plus criminel des disciples de César, et citez-moi un règne plus abreuvé de sang, plus encombré de morts.

45. «Il ne cessa de faire la guerre à la liberté et aux hommes libres. Les nations comme les particuliers, ses propres sujets, ses ennemis étrangers, tout ce qui prononça le mot de liberté eut George III pour adversaire. Quelle histoire sera jamais plus souillée que la sienne de malheurs publics et individuels! Je lui accorde la continence domestique. Je lui accorde ces vertus passives qui manquent à la plupart des monarques.

46. «Je sais qu'il fut mari constant; je conviens que c'était un homme sobre et décent et un assez bon maître. Tout cela est beaucoup, et bien plus encore sur un trône; de même que la tempérance a bien plus de mérite observée au banquet d'Apicius qu'à la table de l'anachorète. Je lui accorde tout ce que les plus indulgens peuvent lui accorder;--tout cela fut bien quant à lui, mais non pour les millions d'hommes qui le trouvèrent toujours tel que l'oppression pouvait le désirer.

47. «Le Nouveau-Monde se débarrassa de lui. L'ancien gémit encore du sort que lui et les siens lui préparèrent du moins, s'ils ne purent entièrement l'accomplir. Il laissa sur plusieurs trônes des héritiers de ses vices, sans l'être de ses vertus domestiques, qui ont inspiré la compassion pour lui.--Rois fainéans endormis sur le trône de la terre, ou despotes veillant au même poste et qui ont oublié déjà une leçon qu'on leur apprendra de nouveau.--Qu'ils tremblent!

48. «Cinq millions d'hommes de l'église primitive, conservant cette foi qui vous rend puissans sur la terre, implorèrent une partie de ce tout immense qu'ils possédaient jadis--la liberté de leur culte.--Non-seulement votre maître, Michel, mais vous-même, et vous aussi, saint Pierre, il faut que vous ayez une ame de glace si vous n'abhorrez pas l'ennemi de la participation des catholiques à toutes les libertés d'une nation chrétienne.

49. «À la vérité, il leur permit de prier Dieu; mais, comme une conséquence de la prière, il leur refusa la loi qui les aurait placés sur la même base que ceux qui n'adoraient pas les saints.» Ici saint Pierre, faisant un bond hors de sa place, s'écria: «Vous pouvez emmener le prisonnier. Avant que le ciel ouvre ses portes à ce Guelfe, tandis que je suis de garde, je veux être damné moi-même.

50. «J'aimerais mieux changer de place avec Cerbère (et la sienne n'est pas une sinécure), que de voir ce vieux fou, ce vieux bigot de roi parcourir les plaines azurées du ciel.» «Saint, répondit Satan, vous ferez bien de vous venger des maux qu'il a fait souffrir à vos satellites; et si vous étiez disposé à l'échange en question, je tâcherais d'apprivoiser notre Cerbère avec le ciel.»

51. Mais ici Michel intervint: «Bon saint, dit-il, et démon! je vous prie, n'allez pas si vite; vous passez tous deux les bornes de la discrétion. Saint Pierre! vous aviez coutume d'être plus poli, et vous, Satan, excusez la chaleur de ses expressions, et cette condescendance qui le fait descendre au niveau du vulgaire: les saints eux-mêmes quelquefois s'oublient à leur tour.--Avez-vous autre chose à dire?» «Non.» «Eh bien, je vous prierai d'appeler vos témoins.»--

52. Satan se retourna, et agita sa main basanée dont les facultés électriques attirent les nuages de plus loin que nous ne pouvons le comprendre, quoique nous le retrouvions souvent dans notre ciel. Soudain le tonnerre infernal fit trembler la mer et la terre dans toutes les planètes, et les batteries de l'enfer firent jouer cette artillerie dont parle Milton comme d'une des plus sublimes inventions de Satan.

53. Ceci fut un signal pour ces ames damnées qui voient s'étendre les priviléges de leur damnation au-delà du contrôle ordinaire des mondes passés, présens ou futurs. Aucune place ne leur est particulièrement assignée dans les archives de l'enfer; mais ils sont libres d'aller où leur inclination les porte à la poursuite du gibier,--n'en étant ni plus ni moins damnés.

54. Ils sont fiers de ce privilége, et ils ont raison de l'être.--C'est une espèce de chevalerie, ou de clef d'or attachée à leur ceinture, ou quelqu'association du même genre, ou bien encore une entrée dans les petits appartemens. J'emprunte mes comparaisons à la chair étant chair moi-même. Que les esprits immortels ne soient pas choqués de ces similitudes basses et vulgaires! Nous savons qu'ils occupent là-haut des postes bien plus exaltés.

55. Lorsque le formidable signal vola du ciel à l'enfer, séparés par une distance dix millions de fois plus grande environ que celle qui existe entre notre globe et le soleil, et il nous est facile de calculer à une seconde près combien de tems il fallut pour cela, car chaque rayon qui se fraye une voie pour dissiper les brouillards de Londres et qui dore faiblement ses clochers à peu près trois fois par an, quand l'été n'est pas trop rigoureux.

56. J'ai dit que je pouvais faire ce calcul.--Il fallut donc une demi-minute.--Je sais qu'il faut plus de tems aux rayons solaires pour faire leurs préparatifs de voyage et se mettre en route, mais aussi leur télégraphe est bien moins sublime, et s'ils joutaient à la course contre les courriers de Satan partis pour leurs climats, ils ne gagneraient pas: Il faut au soleil des années pour que chacun de ses rayons regagne le point d'où il est parti, il ne faut pas au diable une demi-journée.

57. À l'extrémité de l'horizon parut une petite tache, de la grandeur environ d'une demi-couronne; j'ai vu quelquefois dans les cieux quelque chose de semblable étant sur la mer Égée, avant une rafale. Bientôt grossissant, cet objet changea de forme, et, semblable à un vaisseau aérien, paraissait louvoyer, et se gouvernait ou était gouverné, je ne suis pas bien sûr de la correction de cette dernière phrase qui fait clocher la stance.

58. Au surplus, choisissez entre les deux. Bientôt cet objet ressembla à un nuage, et c'en était un en effet, un nuage de témoins, et quel nuage! La terre ne vit jamais de nuées de sauterelles aussi nombreuses que celles qui couvraient en ce moment le ciel, et en obscurcissaient l'espace de leurs myriades. Leurs cris perçans et variés ressemblaient à ceux d'une troupe d'oies sauvages (si toutefois on peut comparer les nations à des oies), et réalisaient l'expression de l'enfer déchaîné.

59. Ici résonnait le bon juron du gros John Bull qui damnait ses yeux 61 comme de par le passé. Puis Paddy 62, dans son patois, s'écriait: «De par Jésus.» Venait ensuite le flegmatique Écossais, demandant d'un ton plus calme: «Quel est votre bon plaisir?» Puis l'ame du Français jurait en certains termes que je ne traduirai pas littéralement, le premier cocher pouvant le faire pour moi. Et au milieu de tout ce vacarme, on entendait la voix de Jonathan 63, qui disait:--«Notre président va faire la guerre, à ce qu'il paraît.»

Note 61: (retour) Who damned his eyes. Juron favori de la dernière classe du peuple anglais.
Note 62: (retour) Nom donné par les Anglais à la nation irlandaise, comme celui de John Bull au peuple anglais.
Note 63: (retour) Les Américains des États-Unis. (N. du Tr.)

60. Il y avait en outre des Espagnols, des Hollandais et des Danois, bref une multitude universelle d'ombres, depuis l'île d'Otaïti jusqu'aux plaines de Salisbury, de tous les climats et professions, de tous les âges et de tous les métiers, prêts à déposer contre le règne du bon roi, aussi acharnés que les trèfles le sont contre les piques, et tous cités par le grand sub pœna pour essayer de prouver que les rois peuvent être damnés comme vous ou moi.

61. Quand Michel vit toute cette armée, il pâlit d'abord autant que les anges peuvent pâlir.--Puis devint de toutes les couleurs, comme un crépuscule d'Italie, ou la queue d'un paon, ou les rayons du soleil couchant vus à travers les gothiques vitraux d'une vieille abbaye, ou comme une truite encore fraîche, ou comme l'éclair qui brille la nuit sur le lointain horizon, ou comme l'arc-en-ciel à son premier aspect, ou comme une grande revue de trente régimens habillés de rouge, de vert et de bleu.

62. Puis, s'adressant à Satan: «Pourquoi, dit-il, mon bon vieil ami, car je vous tiens pour tel, quoiqu'étant de différens partis, nous soyons obligés de nous faire la guerre, je ne vous ai jamais regardé comme un ennemi personnel; nos différends sont tout politiques, et j'espère que, quoi qu'il puisse arriver là-bas, vous connaissez ma grande estime pour vous, et c'est par cette raison que je regrette de vous trouver des torts--

63. «Pourquoi donc, dis-je, mon cher Lucifer, voulez-vous abuser de la demande que j'ai faite des témoins? Mon intention n'était pas que vous fissiez venir la moitié de la terre et de l'enfer; cela est même inutile puisque deux témoins honnêtes, décens et véridiques nous suffisent. Nous perdons notre tems, que dis-je? notre éternité, entre l'accusation et la défense: si nous écoutons l'une et l'autre, cela prolongera notre immortalité.»

64. Satan répondit: «Cette affaire m'est fort indifférente sous un point de vue personnel.--Je puis avoir cinquante ames meilleures que celle-ci avec la moitié moins de peine qu'elle ne m'en a déjà donné, et je n'ai discuté avec vous la cause de feu sa majesté britannique que comme un point de droit. Vous pouvez disposer de lui.--Dieu sait que j'ai assez de rois là-bas.»

65. Ainsi parla le démon, appelé dernièrement à plusieurs faces par l'écrivain Southey. «Alors, reprit Michel, nous appellerons une ou deux personnes des myriades qui entourent notre congrès, et nous donnerons congé au reste.--Qui aura l'honneur de parler le premier? Il y a de quoi choisir. Qui prendrons-nous?» Satan répondit: «Il n'en manque pas; mais quant à choisir, autant vaut Jack Wilkes qu'un autre.»

66. À l'instant on vit sortir de la foule un esprit à l'aspect bizarre et joyeux et à l'œil perçant, vêtu d'une manière tout-à-fait oubliée maintenant, car les gens de l'autre monde conservent long-tems les modes de celui-ci; ce qui fait qu'on y trouve réunis tous les costumes bons ou mauvais qui ont paru depuis Adam, à commencer par la feuille de figuier de notre mère Ève jusqu'au jupon presqu'aussi rétréci d'une époque plus récente.

67. L'esprit, jetant les yeux sur les foules assemblées, s'écria: «Mes amis de toutes les sphères, nous courons risque de nous enrhumer au milieu de ces nuages; occupons-nous donc d'affaires. Pourquoi cette assemblée générale? Sont-ce des électeurs que j'aperçois là à couvert? Si c'est pour une élection qu'ils font tout ce tapage, voyez en moi un candidat qui n'a pas tourné casaque.--Saint Pierre, puis-je compter sur votre vote?»

68. «Monsieur, répondit Michel, vous vous méprenez, ces choses-là appartiennent à la vie humaine, nous nous occupons ici d'affaires plus augustes: Le tribunal est assemblé pour juger des rois; vous voilà au fait maintenant.» «Alors, dit Wilkes, je présume que ces messieurs qui ont des ailes sont des chérubins, et cet esprit là-bas me paraît ressembler fort à George III. Mais, dans mon opinion, il est beaucoup plus vieux.--Dieu me pardonne, il est aveugle.»

69. «Il est, dit l'ange, tel que vous le voyez, et son sort va dépendre de ses actions. Si vous avez quelque chose à lui reprocher, songez que la tombe permet au plus humble mendiant de lever la tête en présence du potentat le plus superbe.» «Il y a des gens, dit Wilkes, qui n'attendent pas que les rois soient déposés dans leur cercueil de plomb, pour prendre cette liberté, et moi, par exemple; je leur ai toujours dit ce que je pensais à la face du soleil.»

70. «Eh bien donc, au-dessus du soleil, répétez ce que vous avez à faire valoir contre lui,» dit l'archange. «Eh quoi, répliqua l'esprit, quand depuis si long-tems il n'est plus question de tout cela, faut-il que je devienne un témoin accusateur? Non, de par ma foi. D'ailleurs j'avais fini par le battre à plates coutures devant ses pairs et ses communes. Je ne me plais pas à faire revivre de vieilles histoires dans le ciel, d'autant plus que sa conduite était toute naturelle dans un prince.

71. «C'était une sottise sans doute, et une mauvaise action d'opprimer un pauvre diable qui ne possédait pas un schelling: mais j'en veux moins à l'homme lui-même qu'à Bute et à Graftan, et je ne voudrais pas le voir puni de leur crime, d'autant plus qu'ils sont damnés depuis long-tems.--Quant à moi, j'ai pardonné, et je vote pour son habeas corpus dans le ciel.»

72. «Wilkes, dit le diable, je comprends tout ceci; vous étiez devenu à moitié courtisan avant votre mort, et il paraît que vous avez envie de le devenir tout-à-fait de l'autre côté de la barque de Caron. Vous oubliez que le règne de cet homme est fini, et que, quoi qu'il puisse être d'ailleurs, il ne sera plus souverain. Vous avez perdu vos peines, car le mieux qui puisse lui arriver est de se trouver votre voisin.

73. «Mais j'ai su tout de suite qu'en penser, lorsque je vous ai vu, avec votre air goguenard, voltiger et chuchoter autour de la broche, où Bélial, qui était de service ce jour-là, arrosait, avec la graisse de Fox, Guillaume Pitt, son élève. Je sus qu'en penser, dis-je; cet homme, même dans l'enfer, trouve encore le moyen de faire du mal.--Je le ferai bâillonner: voici l'effet d'un de ses bills.

74. «Qu'on appelle Junius!» Une ombre s'avança à grands pas hors de la foule; et à ce nom, il y eut une telle presse, que les esprits cessèrent de se mouvoir commodément et à leur aise aérienne. Mais ils se heurtèrent et se bousculèrent, se poussant des bras et des genoux (et tout cela pour rien, comme nous le verrons tout-à-l'heure), de telle sorte qu'on eût dit du vent comprimé et renfermé dans une vessie, ou, ce qui est bien pis, une colique humaine.

75. L'ombre parut: c'était une grande figure maigre, à cheveux gris, qui semblait n'avoir été autre chose qu'une ombre sur la terre. Ses mouvemens étaient vifs, et ne manquaient pas de vigueur; mais rien ne pouvait indiquer son origine: tantôt elle diminuait, tantôt elle grossissait, ayant tantôt un air sombre, tantôt celui d'une gaîté sauvage. Mais en contemplant ses traits, on les voyait changer à tous momens, et ressembler--personne ne pouvait dire à quoi.

76. Plus les esprits le fixaient avec attention, moins ils pouvaient distinguer à qui ses traits appartenaient. Le diable lui-même semblait embarrassé de le deviner. Ils variaient comme un rêve, offrant tantôt une forme, tantôt une autre. Plusieurs personnes de la foule jurèrent qu'elles le connaissaient parfaitement; l'un affirmait qu'il était son père; sur quoi un autre répondait qu'il était le frère du cousin de sa mère.

77. D'autres prétendaient que c'était un duc, un chevalier, un orateur, un avocat, un prêtre, un nabab, un accoucheur; mais l'être mystérieux changeait au moins aussi souvent de visage qu'ils changeaient d'opinion. Et quoiqu'il se tînt devant eux de façon à ce qu'ils en eussent la vue tout entière, leur embarras ne faisait que s'en accroître. Cet homme était une véritable fantasmagorie, tant il était mince et volatil!

78. Dès que vous aviez décidé que c'était un tel, presto, la figure changeait, et c'était un autre; et à peine la métamorphose était-elle bien accomplie, qu'il variait encore, tellement que je ne pense pas que sa propre mère (si toutefois il en avait une) eût pu reconnaître son fils, tant il prenait de formes différentes!--Si bien que le plaisir de deviner ce masque de fer épistolaire finissait par se changer en une tâche pénible.

79. Quelquefois, comme le triple Cerbère, il représentait trois gentilshommes à la fois (comme le dit très-bien la bonne madame Malaprop 64); puis ensuite, il n'en était pas même un. Tantôt des rayons de lumière jaillissaient autour de lui; tantôt une vapeur épaisse le dérobait à tous les yeux, comme le brouillard de Londres y cache le jour. Aujourd'hui c'était Burke, demain Tooke, au gré du caprice des gens; et certes, plus d'une fois il ressembla à sir Philippe Francis.

Note 64: (retour) Personnage ridicule de la comédie des Rivaux de Shéridan. (N. du Tr.)

80. J'ai fait une supposition qui vient entièrement de moi.--Je ne l'ai communiquée à personne jusqu'à présent, de crainte de faire du tort à ceux qui entourent le trône, ou à quelque ministre ou pair, sur lequel la honte pourrait en rejaillir. C'est... ami lecteur, prête-moi une oreille attentive: c'est que ce que nous avons continué d'appeler Junius n'était réellement, et en vérité, rien du tout.

81. Je ne vois pas pourquoi des lettres ne seraient pas écrites sans mains, puisque nous les voyons tous les jours écrites sans tête, et sans que les livres en soient moins bien remplis pour cela. Et en vérité, jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelqu'un qui ait le droit incontestable de les réclamer, le nom de leur auteur, comme l'embouchure du Niger, ne cessera d'embarrasser le monde, incertain de décider s'il y a une embouchure au fleuve, et s'il y a un auteur des lettres.

82. «Et qui es-tu?» demanda l'archange. «Vous pouvez consulter le titre de mon livre pour cela, répondit cette ombre majestueuse d'une ombre; car si j'ai gardé mon secret pendant un demi-siècle, il n'est pas probable que je vous le dise aujourd'hui.» «As-tu rien à dire contre Georges rex, continua Michel, ou quelque charge à porter contre lui?» «Vous ferez mieux, répondit Junius, de lui demander d'abord sa réponse à mes lettres.

83. «Les charges qu'elles renferment contre lui survivront, dans les annales du tems, au marbre de son épitaphe et de sa tombe.» «N'as-tu pas à te repentir, dit Michel, de quelque exagération dans le passé, de quelque accusation qui pourrait amener ta condamnation éternelle, si elle était fausse, ou la sienne, si elle était vraie? N'as-tu pas mis trop d'amertume dans tes écrits? la passion ne t'emporta-t-elle pas trop loin?» «La passion? interrompit le sombre fantôme; j'aimais mon pays, et lui, je le haïssais.

84. «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit: que le reste retombe sur sa tête ou sur la mienne!» Ainsi parla le vieux Nominis umbra; et à peine avait-il fini, qu'il se dissipa en une fumée céleste. Alors Satan dit à Michel: «N'oubliez pas d'appeler Georges Washington, John Horne Tooke et Franklin.»--Mais en ce moment on entendit crier: «Place! place!» quoique pas un fantôme ne bougeât.

85. À la fin, à force de pousser et de coudoyer, et avec le secours des chérubins chargés de cet emploi, le diable Asmodée arriva jusqu'au cercle, d'un air qui annonçait que le voyage lui avait coûté quelque fatigue. Lorsqu'il déposa le fardeau dont il était chargé:--«Qu'est-ce ceci? s'écria Michel: comment donc, mais ce n'est pas une ombre?»--«Je le sais, répondit l'incube; mais il en sera bientôt une, si vous m'abandonnez cette affaire.

86. «La peste soit du renégat! Je me suis foulé l'aile gauche; il est si lourd, qu'on croirait qu'il porte quelqu'un de ses ouvrages pendu à son cou. Mais venons au fait. Tandis que je planais sur les bords du Skiddaw, où, comme à l'ordinaire, il pleut; je vis la faible lueur d'une lumière au-dessous de moi, et me baissant, je surpris cet homme écrivant un libelle, non moins contre l'histoire que contre la sainte Bible.

87. «La première est la sainte écriture du diable, la seconde est la vôtre, bon Michel. Ainsi, comme vous voyez, l'affaire vous regarde tous deux. Je l'ai saisi dans l'état où il est là, et l'ai apporté ici incontinent pour y être jugé. Je n'ai pas été dix minutes dans les airs, ou du moins à peine un quart d'heure: je gagerais que sa femme est encore à prendre le thé.»

88. Ici, Satan dit: «Il y a déjà long-tems que je connais cet homme, et que je l'attendais ici; vous ne trouverez guère d'être plus sot et plus présomptueux dans sa petite sphère. Assurément ce n'était pas la peine de mettre cela sous votre aile, mon cher Asmodée; nous ne pouvions manquer d'avoir ici ce pauvre misérable, sans se charger de le porter;--il y serait venu de son plein gré.

89. «Mais puisqu'il est ici, voyons, qu'a-t-il fait?» «Ce qu'il a fait? s'écria Asmodée;--il s'est mêlé d'avance de l'affaire dont vous vous occupez aujourd'hui, et griffonne comme s'il était premier commis du Destin. Qui sait à quoi l'on pourrait encore s'attendre, quand on voit un âne tel que celui-ci parler comme celui de Balaam?» «Écoutons, répondit Michel, ce qu'il peut avoir à nous dire; vous savez que c'est une obligation dont nous ne pouvons nous dispenser.»

90. Alors le poète, joyeux d'avoir un auditoire, chose à laquelle il n'était pas accoutumé dans le monde là-bas, commença à tousser, à cracher, à se dérouiller la voix, et à prendre cet accent lamentable si redouté des malheureux auditeurs qui se trouvent à la portée des poètes, quand ils laissent déborder le torrent de leur verve. Mais celui-ci se trouva arrêté dès le premier hexamètre, dont les pieds goutteux ne purent jamais cheminer.

91. Et avant qu'il pût presser la marche de ses dactyles boiteux et en former un récitatif, on entendit un murmure d'épouvante et de découragement dans la longue file des chérubins et des séraphins; et Michel s'étant levé avant que le poète eût pu retrouver un seul de ses hémistiches restés en chemin, s'écria: «Pour l'amour de Dieu, arrêtez, mon ami! il vaut mieux non dî, non homines; vous savez le reste.»

92. Il y eut alors un grand tumulte dans la foule, qui paraissait avoir toute espèce de vers en horreur. Les anges, bien entendu, avaient assez de leurs chansons quand ils étaient de service, et la génération des ombres en avait trop entendu pendant la vie pour se soucier de profiter de cette nouvelle occasion. Le monarque, jusque-là muet, s'écria alors: «Eh quoi! encore du pâté? c'est assez, c'est assez comme ça!

93. Le tumulte redoubla de toutes parts; une toux universelle fit retentir les cieux, comme pendant un débat où Castlereagh aurait eu quelque tems la parole (avant qu'il fut ministre d'état, pourtant maintenant les esclaves écoutent). Il y en eut qui crièrent: «À bas! à bas!» comme à la comédie. Jusqu'à ce qu'enfin le poète saint Pierre, presque désespéré, en qualité d'auteur, demanda grâce pour la prose seulement.

94. Le drôle n'était pas trop disgracié de la nature. Sa figure ne ressemblait pas mal à celle d'un vautour, avec un nez recourbé et un œil de faucon qui donnait un air de vivacité et de pénétration à toute sa personne qui, quoique grave, était loin d'être aussi vilaine que son affaire, car cette dernière était aussi désespérée que possible: c'était une espèce de félonie de se.

95. Alors Michel sonna de sa trompette, et apaisa le bruit en en faisant un plus grand, comme c'est encore la mode à présent chez nous. À l'exception de quelque voix grommelante qui se permettra de tems en tems d'interrompre le décorum du silence, il y a peu de gens qui exercent deux fois leurs poumons, quand ils voient qu'on crie plus fort qu'eux. Ainsi donc le barde eut la faculté de plaider sa mauvaise cause, avec toutes les attitudes de l'homme le plus satisfait de lui-même.

96. Il dit (je ne rapporte ici que les principaux points de son discours), il dit que de mauvaises intentions ne guidaient pas sa plume;--que sa coutume était d'écrire sur tous les sujets; que c'était de plus son pain, qu'il n'aimait pas à manger sec; qu'il retiendrait l'assemblée trop long-tems (du moins il avait quelque raison de le craindre), et qu'il lui faudrait plus d'un jour entier s'il voulait nommer tous ses ouvrages! il n'en citerait donc que quelques-uns: Wat-Tyler,--des vers sur Blenheim et Waterloo.

97. Il avait écrit les louanges d'un régicide; il avait écrit les louanges de tous les rois quelconques. Il avait écrit pour les républiques voisines et lointaines; puis ensuite contre elles, avec une verve plus mordante que jamais. Il avait jadis proclamé un plan plus ingénieux que moral en faveur de la Pantisocratie; puis était devenu un véritable anti-jacobin,--après quoi il avait tourné casaque: s'il l'eût fallu, il aurait changé de peau.

98. Il avait tonné dans ses vers contre la guerre et les batailles; puis il avait chanté des louanges en leur honneur. Il avait appelé la critique un métier malhonnête 65, et lui-même était devenu de tous les critiques le plus bas et le plus rampant, nourri, payé et choyé par les mêmes hommes qui avaient déchiré ses mœurs et sa muse.--Il avait écrit beaucoup de vers blancs et de prose encore plus pâle, et en plus grande quantité que personne ne l'imaginait.

Note 65: (retour) Voyez la Vie de H. Kirke White.

99. Il avait écrit la vie de Wesley.--Ici, se tournant vers Satan: «Monsieur, continua-t-il, je suis prêt à écrire la vôtre, en deux volumes in-octavo, élégamment reliés, avec des notes et une préface, enfin tout ce qui peut attirer le pieux acheteur. Et vous n'avez aucun motif de crainte, car je puis choisir parmi les critiques celui qui rendra compte de mon ouvrage.--Veuillez donc me donner les documens nécessaires, que je puisse ajouter votre nom à celui de mes autres saints.»

100. Satan s'inclina, et garda le silence. «Eh bien! si, par une aimable modestie, vous refusez mon offre, voyons ce qu'en dira Michel? Il y a peu de mémoires susceptibles de devenir aussi parfaits. Ma plume se prête à tout: elle est un peu moins neuve que jadis, mais je vous ferai briller comme brille votre trompette, par parenthèse. Il y a plus de cuivre dans la mienne; elle rend d'aussi beaux sons.

101. «Mais, à propos de trompettes, voici ma vision! Maintenant vous allez en juger, tous tant que vous êtes; oui, vous allez juger d'après mon jugement, et apprendre, d'après ma décision, qui entrera dans le ciel, et qui en sera repoussé.--Je décide de tout cela par intuition, et prononce sur le présent, le passé, l'avenir, le ciel, l'enfer, enfin sur tout, de même que le roi Alphonse 66! Quand je suis en train de voir double, j'épargne à la divinité des peines incroyables.»

Note 66: (retour) Le roi Alphonse, en parlant du système de Ptolémée, disait que, s'il avait été consulté à la création du monde, il aurait évité au créateur bien des absurdités.

102. Il s'arrêta pour tirer un manuscrit de sa poche; et aucune persuasion de la part des diables, des saints ou des anges ne put arrêter ce torrent. Il lut les trois premières lignes du contenu; mais à la quatrième, tout le cortége spirituel s'évanouit en laissant une variété d'odeurs ambroisiennes ou sulfureuses; échappant avec la rapidité de l'éclair à son mélodieux charivari 67.

Note 67: (retour) Voyez la Description d'Aubray d'une apparition qui s'évanouit en répandant d'étranges parfums et un mélodieux charivari;--ou voyez le Ier vol. de l'Antiquaire. (Note de Lord Byron.)

103. Les vers héroïques avaient eu l'effet d'un charme. Les anges s'étaient bouché les oreilles, et avaient joué des ailes.--Les diables assourdis avaient pris leur course en hurlant vers l'enfer.--Les ombres s'étaient enfuies en baragouinant dans leurs domaines (car on n'est pas encore bien sûr du lieu où elles font leur séjour, et je laisse à chaque homme son opinion là-dessus). Pour Michel, il eut recoure à sa trompette; mais hélas! il grinçait tellement des dents qu'il n'en put sonner.

104. Saint Pierre, qui a toujours passé pour un saint un peu vif, agita ses clefs en l'air, et au cinquième vers renversa notre poète, qui tomba comme Phaéton dans son lac, mais plus commodément, car il ne se noya pas; la destinée ayant décrété une autre fin pour le poète lauréat, et lui réservant autre chose pour sa dernière couronne, lorsque la réforme arrivera dans un lieu ou dans l'autre.

105. Il tomba d'abord, et coula à fond comme ses ouvrages; mais bientôt il reparut sur la surface, semblable à lui-même, car tout ce qui est corrompu flotte comme le liége 68, la corruption rendant un objet léger comme un esprit follet, ou une poignée de paille surnageant sur une mare d'eau. Peut-être se tient-il encore caché dans son antre, comme des livres ennuyeux oubliés sur une tablette, à griffonner quelque vie ou quelque vision, et réalisant, comme dit Wellborn, le diable devenu ermite.

Note 68: (retour) Le corps d'un noyé reste au fond jusqu'à ce qu'il soit corrompu; alors il flotte, comme on le sait généralement.

106. Quant à ce qui est du reste, pour en venir à la conclusion de ce rêve véridique, je dirai que j'ai perdu le télescope qui permettait à mes yeux de voir les objets sans prestige, et qui me dévoilait ce que j'ai dévoilé à mon tour. La dernière chose que je vis au milieu de toute cette confusion, fut le roi Georges se glisser enfin, pour tout de bon, dans le ciel; et lorsque le tumulte s'affaiblissant fut suivi du calme, je le laissai étudiant le centième psaume.

FIN DE LA VISION DU JUGEMENT.



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