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Œuvres de Voltaire Tome XIX: Siècle de Louis XIV.—Tome I

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CHAPITRE VII.

Louis XIV gouverne par lui-même. Il force la branche d’Autriche espagnole à lui céder partout la préséance, et la cour de Rome à lui faire satisfaction. Il achète Dunkerque. Il donne des secours à l’empereur, au Portugal, aux états-généraux, et rend son royaume florissant et redoutable.

Jamais il n’y eut dans une cour plus d’intrigues et d’espérances que durant l’agonie du cardinal Mazarin. Les femmes qui prétendaient à la beauté se flattaient de gouverner un prince de vingt-deux ans, que l’amour avait déjà séduit jusqu’à lui faire offrir sa couronne à sa maîtresse. Les jeunes courtisans croyaient renouveler le règne des favoris. Chaque ministre espérait la première place. Aucun d’eux ne pensait qu’un roi élevé dans l’éloignement des affaires osât prendre sur lui le fardeau du gouvernement. Mazarin avait prolongé l’enfance de ce monarque autant qu’il l’avait pu. Il ne l’instruisait que depuis fort peu de temps, et parceque le roi avait voulu être instruit.

On était si loin d’espérer d’être gouverné par son souverain, que de tous ceux qui avaient travaillé jusqu’alors avec le premier ministre, il n’y en eut aucun qui demandât au roi quand il voudrait les entendre. Ils lui demandèrent tous: «A qui nous adresserons-nous?» et Louis XIV leur répondit: A moi. On fut encore plus surpris de le voir persévérer. Il y avait quelque temps qu’il consultait ses forces, et qu’il essayait en secret son génie pour régner. Sa résolution prise une fois, il la maintint jusqu’au dernier moment de sa vie. Il fixa à chacun de ses ministres les bornes de son pouvoir, se fesant rendre compte de tout par eux à des heures réglées, leur donnant la confiance qu’il fallait pour accréditer leur ministère, et veillant sur eux pour les empêcher d’en trop abuser.

Madame de Motteville nous apprend que la réputation de Charles II, roi d’Angleterre, qui passait alors pour gouverner par lui-même, inspira de l’émulation à Louis XIV. Si cela est, il surpassa beaucoup son rival, et il mérita toute sa vie ce qu’on avait dit d’abord de Charles.

Il commença par mettre de l’ordre dans les finances dérangées par un long brigandage. La discipline fut rétablie dans les troupes, comme l’ordre dans les finances. La magnificence et la décence embellirent sa cour. Les plaisirs même eurent de l’éclat et de la grandeur. Tous les arts furent encouragés, et tous employés à la gloire du roi et de la France.

Ce n’est pas ici le lieu de le représenter dans sa vie privée, ni dans l’intérieur de son gouvernement; c’est ce que nous ferons à part[442]. Il suffit de dire que ses peuples, qui depuis la mort de Henri-le-Grand n’avaient point vu de véritable roi, et qui détestaient l’empire d’un premier ministre, furent remplis d’admiration et d’espérance quand ils virent Louis XIV faire à vingt-deux ans ce que Henri avait fait à cinquante. Si Henri IV avait eu un premier ministre, il eût été perdu, parceque la haine contre un particulier eût ranimé vingt factions trop puissantes. Si Louis XIII n’en avait pas eu, ce prince, dont un corps faible et malade énervait l’ame, eût succombé sous le poids. Louis XIV pouvait sans péril avoir ou n’avoir pas de premier ministre. Il ne restait pas la moindre trace des anciennes factions; il n’y avait plus en France qu’un maître et des sujets. Il montra d’abord qu’il ambitionnait toute sorte de gloire, et qu’il voulait être aussi considéré au-dehors qu’absolu au-dedans.

Les anciens rois de l’Europe prétendent entre eux une entière égalité, ce qui est très naturel; mais les rois de France ont toujours réclamé la préséance que mérite l’antiquité de leur race et de leur royaume; et s’ils ont cédé aux empereurs, c’est parceque les hommes ne sont presque jamais assez hardis pour renverser un long usage. Le chef de la république d’Allemagne, prince électif et peu puissant par lui-même, a le pas, sans contredit, sur tous les souverains, à cause de ce titre de César et d’héritier de Charlemagne. Sa chancellerie allemande ne traitait pas même alors les autres rois de majesté. Les rois de France pouvaient disputer la préséance aux empereurs, puisque la France avait fondé le véritable empire d’Occident, dont le nom seul subsiste en Allemagne. Ils avaient pour eux non seulement la supériorité d’une couronne héréditaire sur une dignité élective, mais l’avantage d’être issus, par une suite non interrompue, de souverains qui régnaient sur une grande monarchie plusieurs siècles avant que, dans le monde entier, aucune des maisons qui possèdent aujourd’hui des couronnes fût parvenue à quelque élévation. Ils voulaient au moins précéder les autres puissances de l’Europe. On alléguait en leur faveur le nom de très chrétien. Les rois d’Espagne opposaient le titre de catholique; et depuis que Charles-Quint avait eu un roi de France prisonnier à Madrid, la fierté espagnole était bien loin de céder ce rang. Les Anglais et les Suédois, qui n’allèguent aujourd’hui aucun de ces surnoms, reconnaissent le moins qu’ils peuvent cette supériorité.

C’était à Rome que ces prétentions étaient autrefois débattues. Les papes, qui donnaient les états avec une bulle, se croyaient, à plus forte raison, en droit de décider du rang entre les couronnes. Cette cour, où tout se passe en cérémonies, était le tribunal où se jugeaient ces vanités de la grandeur. La France y avait eu toujours la supériorité quand elle était plus puissante que l’Espagne; mais depuis le règne de Charles-Quint, l’Espagne n’avait négligé aucune occasion de se donner l’égalité. La dispute restait indécise; un pas de plus ou de moins dans une procession; un fauteuil placé près d’un autel, ou vis-à-vis la chaire d’un prédicateur, étaient des triomphes, et établissaient des titres pour cette prééminence. La chimère du point d’honneur était extrême alors sur cet article entre les couronnes, comme la fureur des duels entre les particuliers.

(1661) Il arriva qu’à l’entrée d’un ambassadeur de Suède à Londres, le comte d’Estrades, ambassadeur de France, et le baron de Vatteville, ambassadeur d’Espagne, se disputèrent le pas. L’Espagnol, avec plus d’argent et une plus nombreuse suite, avait gagné la populace anglaise: il fait d’abord tuer les chevaux des carrosses français; et bientôt les gens du comte d’Estrades, blessés et dispersés, laissèrent les Espagnols marcher l’épée nue comme en triomphe.

Louis XIV, informé de cette insulte, rappela l’ambassadeur qu’il avait à Madrid, fit sortir de France celui d’Espagne, rompit les conférences qui se tenaient encore en Flandre au sujet des limites, et fit dire au roi Philippe IV, son beau-père, que s’il ne reconnaissait la supériorité de la couronne de France et ne réparait cet affront par une satisfaction solennelle, la guerre allait recommencer. Philippe IV ne voulut pas replonger son royaume dans une guerre nouvelle pour la préséance d’un ambassadeur: il envoya le comte de Fuentes déclarer au roi, à Fontainebleau, en présence de tous les ministres étrangers qui étaient en France (24 mars 1662), «que les ministres espagnols ne concourraient plus dorénavant avec ceux de France.» Ce n’en était pas assez pour reconnaître nettement la prééminence du roi; mais c’en était assez pour un aveu authentique de la faiblesse espagnole. Cette cour, encore fière, murmura long-temps de son humiliation. Depuis, plusieurs ministres espagnols ont renouvelé leurs anciennes prétentions: ils ont obtenu l’égalité à Nimègue; mais Louis XIV acquit alors, par sa fermeté, une supériorité réelle dans l’Europe, en fesant voir combien il était à craindre.

A peine sorti de cette petite affaire avec tant de grandeur, il en marqua encore davantage dans une occasion où sa gloire semblait moins intéressée. Les jeunes Français, dans les guerres faites depuis long-temps en Italie contre l’Espagne, avaient donné aux Italiens, circonspects et jaloux, l’idée d’une nation impétueuse. L’Italie regardait toutes les nations dont elle était inondée comme des barbares, et les Français comme des barbares plus gais que les autres, mais plus dangereux, qui portaient dans toutes les maisons les plaisirs avec le mépris, et la débauche avec l’insulte. Ils étaient craints partout, et surtout à Rome.

Le duc de Créqui, ambassadeur auprès du pape, avait révolté les Romains par sa hauteur: ses domestiques, gens qui poussent toujours à l’extrême les défauts de leur maître, commettaient dans Rome les mêmes désordres que la jeunesse indisciplinable de Paris, qui se fesait alors un honneur d’attaquer toutes les nuits le guet qui veille à la garde de la ville.

Quelques laquais du duc de Créqui s’avisèrent de charger, l’épée à la main, une escouade des Corses (ce sont des gardes du pape qui appuient les exécutions de la justice). Tout le corps des Corses offensé, et secrètement animé par don Mario Chigi, frère du pape Alexandre VII, qui haïssait le duc de Créqui, vint en armes assiéger la maison de l’ambassadeur (20 août 1662). Ils tirèrent sur le carrosse de l’ambassadrice, qui rentrait alors dans son palais; ils lui tuèrent un page[443], et blessèrent plusieurs domestiques. Le duc de Créqui sortit de Rome, accusant les parents du pape, et le pape lui-même, d’avoir favorisé cet assassinat. Le pape différa tant qu’il put la réparation, persuadé qu’avec les Français il n’y a qu’à temporiser, et que tout s’oublie. Il fit pendre un Corse et un sbire au bout de quatre mois; et il fit sortir de Rome le gouverneur, soupçonné d’avoir autorisé l’attentat: mais il fut consterné d’apprendre que le roi menaçait de faire assiéger Rome, qu’il fesait déjà passer des troupes en Italie, et que le maréchal du Plessis-Praslin était nommé pour les commander. L’affaire était devenue une querelle de nation à nation, et le roi voulait faire respecter la sienne. Le pape, avant de faire la satisfaction qu’on demandait, implora la médiation de tous les princes catholiques; il fit ce qu’il put pour les animer contre Louis XIV: mais les circonstances n’étaient pas favorables au pape. L’empire était attaqué par les Turcs: l’Espagne était embarrassée dans une guerre peu heureuse contre le Portugal.

La cour romaine ne fit qu’irriter le roi sans pouvoir lui nuire. Le parlement de Provence cita le pape, et fit saisir le comtat d’Avignon. Dans d’autres temps les excommunications de Rome auraient suivi ces outrages: mais c’étaient des armes usées et devenues ridicules: il fallut que le pape pliât; il fut forcé d’exiler de Rome son propre frère, d’envoyer son neveu, le cardinal Chigi, en qualité de légat a latere[444], faire satisfaction au roi; de casser la garde corse, et d’élever dans Rome une pyramide, avec une inscription qui contenait l’injure et la réparation. Le cardinal Chigi fut le premier légat de la cour romaine qui fut jamais envoyé pour demander pardon. Les légats, auparavant, venaient donner des lois, et imposer des décimes. Le roi ne s’en tint pas à faire réparer un outrage par des cérémonies passagères et par des monuments qui le sont aussi (car il permit, quelques années après, la destruction de la pyramide); mais il força la cour de Rome à promettre de rendre Castro et Ronciglione au duc de Parme, à dédommager le duc de Modène de ses droits sur Comacchio; et il tira ainsi d’une insulte l’honneur solide d’être le protecteur des princes d’Italie.

En soutenant sa dignité, il n’oubliait pas d’augmenter son pouvoir. (27 octobre 1662) Ses finances, bien administrées par Colbert, le mirent en état d’acheter Dunkerque et Mardick du roi d’Angleterre, pour cinq millions de livres, à vingt-six livres dix sous le marc. Charles II, prodigue et pauvre, eut la honte de vendre le prix du sang des Anglais. Son chancelier Hyde, accusé d’avoir ou conseillé ou souffert cette faiblesse, fut banni depuis par le parlement d’Angleterre, qui punit souvent les fautes des favoris, et qui quelquefois même juge ses rois.

(1663) Louis fit travailler trente mille hommes à fortifier Dunkerque du côté de la terre et de la mer. On creusa entre la ville et la citadelle un bassin capable de contenir trente vaisseaux de guerre, de sorte qu’à peine les Anglais eurent vendu cette ville, qu’elle devint l’objet de leur terreur.

(30 août 1663) Quelque temps après le roi força le duc de Lorraine à lui donner la forte ville de Marsal. Ce malheureux Charles IV, guerrier assez illustre, mais prince faible, inconstant, et imprudent, venait de faire un traité par lequel il donnait la Lorraine à la France après sa mort, à condition que le roi lui permettrait de lever un million sur l’état qu’il abandonnait, et que les princes du sang de Lorraine seraient réputés princes du sang de France. Ce traité, vainement vérifié au parlement de Paris, ne servit qu’à produire de nouvelles inconstances dans le duc de Lorraine; trop heureux ensuite de donner Marsal, et de se remettre à la clémence du roi.

Louis augmentait ses états même pendant la paix, et se tenait toujours prêt pour la guerre, fesant fortifier ses frontières, tenant ses troupes dans la discipline, augmentant leur nombre, fesant des revues fréquentes.

Les Turcs étaient alors très redoutables en Europe; ils attaquaient à-la-fois l’empereur d’Allemagne et les Vénitiens. La politique des rois de France a toujours été, depuis François Iᵉʳ, d’être alliés des empereurs turcs; non seulement pour les avantages du commerce, mais pour empêcher la maison d’Autriche de trop prévaloir. Cependant, un roi chrétien ne pouvait refuser du secours à l’empereur, trop en danger; et l’intérêt de la France était bien que les Turcs inquiétassent la Hongrie, mais non pas qu’ils l’envahissent: enfin ses traités avec l’empire lui fesaient un devoir de cette démarche honorable. Il envoya donc six mille hommes en Hongrie, sous les ordres du comte de Coligni[445], seul reste de la maison de ce Coligni, autrefois si célèbre dans nos guerres civiles, et qui mérite peut-être une aussi grande renommée que cet amiral, par son courage et par sa vertu. L’amitié l’avait attaché au grand Condé, et toutes les offres du cardinal Mazarin n’avaient jamais pu l’engager à manquer à son ami. Il mena avec lui l’élite de la noblesse de France, et entre autres le jeune La Feuillade, homme entreprenant et avide de gloire et de fortune. (1664) Ces Français allèrent servir en Hongrie sous le général Montecuculli, qui tenait tête alors au grand-vizir Kiuperli ou Kouprogli, et qui depuis, en servant contre la France, balança la réputation de Turenne. Il y eut un grand combat à Saint-Gothard, au bord du Raab, entre les Turcs et l’armée de l’empereur. Les Français y firent des prodiges de valeur; les Allemands mêmes, qui ne les aimaient point, furent obligés de leur rendre justice; mais ce n’est pas la rendre aux Allemands, de dire, comme on a fait dans tant de livres, que les Français eurent seuls l’honneur de la victoire.

Le roi, en mettant sa grandeur à secourir ouvertement l’empereur, et à donner de l’éclat aux armes françaises, mettait sa politique à soutenir secrètement le Portugal contre l’Espagne. Le cardinal Mazarin avait abandonné formellement les Portugais, par le traité des Pyrénées; mais l’Espagnol avait fait plusieurs petites infractions tacites à la paix. Le Français en fit une hardie et décisive: le maréchal de Schomberg, étranger et huguenot, passa en Portugal avec quatre mille soldats français, qu’il payait de l’argent de Louis XIV, et qu’il feignait de soudoyer au nom du roi de Portugal. Ces quatre mille soldats français, joints aux troupes portugaises, remportèrent à Villa-Viciosa (17 juin 1665) une victoire complète, qui affermit le trône dans la maison de Bragance. Ainsi Louis XIV passait déjà pour un prince guerrier et politique, et l’Europe le redoutait même avant qu’il eût encore fait la guerre.

Ce fut par cette politique qu’il évita, malgré ses promesses, de joindre le peu de vaisseaux qu’il avait alors aux flottes hollandaises. Il s’était allié avec la Hollande en 1662. Cette république, environ vers ce temps-là, recommença la guerre contre l’Angleterre, au sujet du vain et bizarre honneur du pavillon, et des intérêts réels de son commerce dans les Indes. Louis voyait avec plaisir ces deux puissances maritimes mettre en mer tous les ans, l’une contre l’autre, des flottes de plus de cent vaisseaux, et se détruire mutuellement par les batailles les plus opiniâtres qui se soient jamais données, dont tout le fruit était l’affaiblissement des deux partis. Il s’en donna une qui dura trois jours entiers (11, 12, et 13 juin 1666). Ce fut dans ces combats que le Hollandais Ruyter acquit la réputation du plus grand homme de mer qu’on eût vu encore. Ce fut lui qui alla brûler les plus beaux vaisseaux d’Angleterre jusque dans ses ports, à quatre lieues de Londres. Il fit triompher la Hollande sur les mers, dont les Anglais avaient toujours eu l’empire, et où Louis XIV n’était rien encore.

La domination de l’Océan était partagée, depuis quelque temps, entre ces deux nations. L’art de construire les vaisseaux, et de s’en servir pour le commerce et pour la guerre, n’était bien connu que d’elles. La France, sous le ministère de Richelieu, se croyait puissante sur mer, parceque d’environ soixante vaisseaux ronds que l’on comptait dans ses ports, elle pouvait en mettre en mer environ trente, dont un seul portait soixante et dix canons. Sous Mazarin, on acheta des Hollandais le peu de vaisseaux que l’on avait. On manquait de matelots, d’officiers, de manufactures pour la construction et pour l’équipement. Le roi entreprit de réparer les ruines de la marine, et de donner à la France tout ce qui lui manquait, avec une diligence incroyable: mais, en 1664 et 1665, tandis que les Anglais et les Hollandais couvraient l’Océan de près de trois cents gros vaisseaux de guerre, il n’en avait encore que quinze ou seize du dernier rang, que le duc de Beaufort occupait contre les pirates de Barbarie; et lorsque les états généraux pressèrent Louis XIV de joindre sa flotte à la leur, il ne se trouva dans le port de Brest qu’un seul brûlot, qu’on eut honte de faire partir, et qu’il fallut pourtant leur envoyer sur leurs instances réitérées. Ce fut une honte que Louis XIV s’empressa bien vite d’effacer.

(1665) Il donna aux états un secours de ses forces de terre plus essentiel et plus honorable. Il leur envoya six mille Français pour les défendre contre l’évêque de Munster, Christophe-Bernard Van-Galen, prélat guerrier et ennemi implacable, soudoyé par l’Angleterre pour désoler la Hollande; mais il leur fit payer chèrement ce secours, et les traita comme un homme puissant qui vend sa protection à des marchands opulents. Colbert mit sur leur compte non seulement la solde de ses troupes, mais jusqu’aux frais d’une ambassade envoyée en Angleterre pour conclure leur paix avec Charles II. Jamais secours ne fut donné de si mauvaise grace, ni reçu avec moins de reconnaissance.

Le roi ayant ainsi aguerri ses troupes, et formé de nouveaux officiers en Hongrie, en Hollande, en Portugal, respecté et vengé dans Rome, ne voyait pas un seul potentat qu’il dût craindre. L’Angleterre ravagée par la peste; Londres réduite en cendres par un incendie[446] attribué injustement aux catholiques; la prodigalité et l’indigence continuelle de Charles II, aussi dangereuse pour ses affaires que la contagion et l’incendie, mettaient la France en sûreté du côté des Anglais. L’empereur réparait à peine l’épuisement d’une guerre contre les Turcs. Le roi d’Espagne, Philippe IV, mourant, et sa monarchie aussi faible que lui, laissaient Louis XIV le seul puissant et le seul redoutable. Il était jeune, riche, bien servi, obéi aveuglément, et marquait l’impatience de se signaler, et d’être conquérant.

CHAPITRE VIII.

Conquête de la Flandre.

L’occasion se présenta bientôt à un roi qui la cherchait. Philippe IV, son beau-père, mourut (1665): il avait eu de sa première femme, sœur de Louis XIII, cette princesse Marie-Thérèse, mariée à son cousin Louis XIV; mariage par lequel la monarchie espagnole est enfin tombée dans la maison de Bourbon, si long-temps son ennemie. De son second mariage avec Marie-Anne d’Autriche était né Charles II, enfant faible et malsain, héritier de sa couronne, et seul reste de trois enfants mâles, dont deux étaient morts en bas âge. Louis XIV prétendit que la Flandre, le Brabant, et la Franche-Comté, provinces du royaume d’Espagne, devaient, selon la jurisprudence de ces provinces, revenir à sa femme, malgré sa renonciation. Si les causes des rois pouvaient se juger par les lois des nations à un tribunal désintéressé, l’affaire eût été un peu douteuse.

Louis fit examiner ses droits par son conseil, et par des théologiens, qui les jugèrent incontestables; mais le conseil et le confesseur de la veuve de Philippe IV les trouvaient bien mauvais. Elle avait pour elle une puissante raison, la loi expresse de Charles-Quint; mais les lois de Charles-Quint n’étaient guère suivies par la cour de France.

Un des prétextes que prenait le conseil du roi était que les cinq cent mille écus donnés en dot à sa femme n’avaient point été payés; mais on oubliait que la dot de la fille de Henri IV ne l’avait pas été davantage. La France et l’Espagne combattirent d’abord par des écrits, où l’on étala des calculs de banquier et des raisons d’avocat; mais la seule raison d’état était écoutée. Cette raison d’état fut bien extraordinaire. Louis XIV allait attaquer un enfant dont il devait être naturellement le protecteur, puisqu’il avait épousé la sœur de cet enfant. Comment pouvait-il croire que l’empereur Léopold, regardé comme le chef de la maison d’Autriche, le laisserait opprimer cette maison, et s’agrandir dans la Flandre? Qui croirait que l’empereur et le roi de France eussent déjà partagé en idée les dépouilles du jeune Charles d’Autriche, roi d’Espagne? On trouve quelques traces de cette triste vérité dans les Mémoires du marquis de Torci[447]; mais elles sont peu démêlées. Le temps a enfin dévoilé ce mystère, qui prouve qu’entre les rois la convenance et le droit du plus fort tiennent lieu de justice, surtout quand cette justice semble douteuse.

Tous les frères de Charles II, roi d’Espagne, étaient morts. Charles était d’une complexion faible et malsaine. Louis XIV et Léopold firent, dans son enfance, à peu près le même traité de partage qu’ils entamèrent depuis à sa mort. Par ce traité, qui est actuellement dans le dépôt du Louvre, Léopold devait laisser Louis XIV se mettre déjà en possession de la Flandre, à condition qu’à la mort de Charles l’Espagne passerait sous la domination de l’empereur. Il n’est pas dit s’il en coûta de l’argent pour cette étrange négociation. D’ordinaire ce principal article de tant de traités demeure secret.

Léopold n’eut pas sitôt signé l’acte qu’il s’en repentit: il exigea au moins qu’aucune cour n’en eût connaissance; qu’on n’en fît point une double copie selon l’usage; et que le seul instrument qui devait subsister fût enfermé dans une cassette de métal, dont l’empereur aurait une clef et le roi de France l’autre. Cette cassette dut être déposée entre les mains du grand-duc de Florence. L’empereur la remit pour cet effet entre les mains de l’ambassadeur de France à Vienne, et le roi envoya seize de ses gardes-du-corps aux portes de Vienne pour accompagner le courrier, de peur que l’empereur ne changeât d’avis et ne fît enlever la cassette sur la route. Elle fut portée à Versailles, et non à Florence; ce qui laisse soupçonner que Léopold avait reçu de l’argent, puisqu’il n’osa se plaindre.

Voilà comment l’empereur laissa dépouiller le roi d’Espagne.

Le roi, comptant encore plus sur ses forces que sur ses raisons, marcha en Flandre à des conquêtes assurées. (1667) Il était à la tête de trente-cinq mille hommes; un autre corps de huit mille fut envoyé vers Dunkerque; un de quatre mille vers Luxembourg. Turenne était sous lui le général de cette armée. Colbert avait multiplié les ressources de l’état pour fournir à ces dépenses. Louvois, nouveau ministre de la guerre, avait fait des préparatifs immenses pour la campagne. Des magasins de toute espèce étaient distribués sur la frontière. Il introduisit le premier cette méthode avantageuse, que la faiblesse du gouvernement avait jusqu’alors rendue impraticable, de faire subsister les armées par magasins; quelque siége que le roi voulût faire, de quelque côté qu’il tournât ses armes, les secours en tout genre étaient prêts, les logements des troupes marqués, leurs marches réglées. La discipline, rendue plus sévère de jour en jour par l’austérité inflexible du ministre, enchaînait tous les officiers à leur devoir. La présence d’un jeune roi, l’idole de son armée, leur rendait la dureté de ce devoir aisée et chère. Le grade militaire commença dès-lors à être un droit beaucoup au-dessus de celui de la naissance. Les services et non les aïeux furent comptés, ce qui ne s’était guère vu encore: par là l’officier de la plus médiocre naissance fut encouragé, sans que ceux de la plus haute eussent à se plaindre. L’infanterie, sur qui tombait tout le poids de la guerre, depuis l’inutilité reconnue des lances, partagea les récompenses dont la cavalerie était en possession. Les maximes nouvelles dans le gouvernement inspiraient un nouveau courage.

Le roi, entre un chef et un ministre également habiles, tous deux jaloux l’un de l’autre, et cependant ne l’en servant que mieux, suivi des meilleures troupes de l’Europe, enfin, ligué de nouveau avec le Portugal, attaquait avec tous ses avantages une province mal défendue d’un royaume ruiné et déchiré. Il n’avait à faire qu’à sa belle-mère, femme faible, gouvernée par un jésuite, dont l’administration méprisée et malheureuse laissait la monarchie espagnole sans défense. Le roi de France avait tout ce qui manquait à l’Espagne.

L’art d’attaquer les places n’était pas encore perfectionné comme aujourd’hui, parceque celui de les bien fortifier et de les bien défendre était plus ignoré. Les frontières de la Flandre espagnole étaient presque sans fortifications et sans garnisons.

Louis n’eut qu’à se présenter devant elles. (Juin 1667) Il entra dans Charleroi comme dans Paris; Ath, Tournai, furent prises en deux jours; Furnes, Armentières, Courtrai, ne tinrent pas davantage. Il descendit dans la tranchée devant Douai, qui se rendit le lendemain (6 juillet). Lille, la plus florissante ville de ces pays, la seule bien fortifiée, et qui avait une garnison de six mille hommes, capitula (27 août) après neuf jours de siége. Les Espagnols n’avaient que huit mille hommes à opposer à l’armée victorieuse; encore l’arrière-garde de cette petite armée fut-elle taillée en pièces (31 août) par le marquis depuis maréchal de Créqui. Le reste se cacha sous Bruxelles et sous Mons, laissant le roi vaincre sans combattre.

Cette campagne, faite au milieu de la plus grande abondance, parmi des succès si faciles, parut le voyage d’une cour. La bonne chère, le luxe, et les plaisirs, s’introduisirent alors dans les armées, dans le temps même que la discipline s’affermissait. Les officiers fesaient le devoir militaire beaucoup plus exactement, mais avec des commodités plus recherchées. Le maréchal de Turenne n’avait eu long-temps que des assiettes de fer en campagne. Le marquis d’Humières fut le premier, au siége d’Arras[448], en 1658, qui se fit servir en vaisselle d’argent à la tranchée, et qui y fit manger des ragoûts et des entremets. Mais dans cette campagne de 1667, où un jeune roi, aimant la magnificence, étalait celle de sa cour dans les fatigues de la guerre, tout le monde se piqua de somptuosité et de goût dans la bonne chère, dans les habits, dans les équipages. Ce luxe, la marque certaine de la richesse d’un grand état, et souvent la cause de la décadence d’un petit, était cependant encore très peu de chose auprès de celui qu’on a vu depuis. Le roi, ses généraux, et ses ministres, allaient au rendez-vous de l’armée à cheval; au lieu qu’aujourd’hui il n’y a point de capitaine de cavalerie, ni de secrétaire d’un officier général qui ne fasse ce voyage en chaise de poste avec des glaces et des ressorts, plus commodément et plus tranquillement qu’on ne fesait alors une visite dans Paris d’un quartier à un autre.

La délicatesse des officiers ne les empêchait point alors d’aller à la tranchée avec le pot en tête et la cuirasse sur le dos. Le roi en donnait l’exemple: il alla ainsi à la tranchée devant Douai et devant Lille. Cette conduite sage conserva plus d’un grand homme. Elle a été trop négligée depuis par des jeunes gens peu robustes, pleins de valeur, mais de mollesse, et qui semblent plus craindre la fatigue que le danger.

La rapidité de ces conquêtes remplit d’alarmes Bruxelles; les citoyens transportaient déjà leurs effets dans Anvers. La conquête de la Flandre entière pouvait être l’ouvrage d’une campagne. Il ne manquait au roi que des troupes assez nombreuses pour garder les places, prêtes à s’ouvrir à ses armes. Louvois lui conseilla de mettre de grosses garnisons dans les villes prises, et de les fortifier. Vauban, l’un de ces grands hommes et de ces génies qui parurent dans ce siècle pour le service de Louis XIV, fut chargé de ces fortifications. Il les fit suivant sa nouvelle méthode, devenue aujourd’hui la règle de tous les bons ingénieurs. On fut étonné de ne plus voir les places revêtues que d’ouvrages presque au niveau de la campagne. Les fortifications hautes et menaçantes n’en étaient que plus exposées à être foudroyées par l’artillerie: plus il les rendit rasantes, moins elles étaient en prise. Il construisit la citadelle de Lille sur ces principes (1668). On n’avait point encore en France détaché le gouvernement d’une ville de celui de la forteresse. L’exemple commença en faveur de Vauban; il fut le premier gouverneur d’une citadelle. On peut encore observer que le premier de ces plans en relief qu’on voit dans la galerie du Louvre[449] fut celui des fortifications de Lille.

Le roi se hâta de venir jouir des acclamations des peuples, des adorations de ses courtisans et de ses maîtresses, et des fêtes qu’il donna à sa cour.

CHAPITRE IX.

Conquête de la Franche-Comté. Paix d’Aix-la-Chapelle.

(1668) On était plongé dans les divertissements à Saint-Germain, lorsqu’au cœur de l’hiver, au mois de janvier, on fut étonné de voir des troupes marcher de tous côtés, aller et revenir sur les chemins de la Champagne, dans les Trois-Évêchés: des trains d’artillerie, des chariots de munitions, s’arrêtaient, sous divers prétextes, dans la route qui mène de Champagne en Bourgogne. Cette partie de la France était remplie de mouvements dont on ignorait la cause. Les étrangers par intérêt, et les courtisans par curiosité, s’épuisaient en conjectures: l’Allemagne était alarmée: l’objet de ces préparatifs et de ces marches irrégulières était inconnu à tout le monde. Le secret dans les conspirations n’a jamais été mieux gardé qu’il le fut dans cette entreprise de Louis XIV. Enfin le 2 de février il part de Saint-Germain avec le jeune duc d’Enghien, fils du grand Condé, et quelques courtisans: les autres officiers étaient au rendez-vous des troupes. Il va à cheval à grandes journées, et arrive à Dijon. Vingt mille hommes assemblés de vingt routes différentes se trouvent le même jour en Franche-Comté, à quelques lieues de Besançon, et le grand Condé paraît à leur tête, ayant pour son principal lieutenant-général Montmorenci-Boutteville, son ami, devenu duc de Luxembourg, toujours attaché à lui dans la bonne et dans la mauvaise fortune. Luxembourg était l’élève de Condé dans l’art de la guerre; et il obligea, à force de mérite, le roi, qui ne l’aimait pas, à l’employer.

Des intrigues eurent part à cette entreprise imprévue: le prince de Condé était jaloux de la gloire de Turenne, et Louvois de sa faveur auprès du roi; Condé était jaloux en héros, et Louvois en ministre. Le prince, gouverneur de la Bourgogne, qui touche à la Franche-Comté, avait formé le dessein de s’en rendre maître en hiver, en moins de temps que Turenne n’en avait mis l’été précédent à conquérir la Flandre française. Il communiqua d’abord son projet à Louvois, qui l’embrassa avidement, pour éloigner et rendre inutile Turenne, et pour servir en même temps son maître.

Cette province, assez pauvre alors en argent, mais très fertile, bien peuplée, étendue en long de quarante lieues et large de vingt, avait le nom de Franche[450], et l’était en effet. Les rois d’Espagne en étaient plutôt les protecteurs que les maîtres. Quoique ce pays fût du gouvernement de la Flandre, il n’en dépendait que peu. Toute l’administration était partagée et disputée entre le parlement et le gouverneur de la Franche-Comté. Le peuple jouissait de grands priviléges, toujours respectés par la cour de Madrid, qui ménageait une province jalouse de ses droits, et voisine de la France. Besançon même se gouvernait comme une ville impériale. Jamais peuple ne vécut sous une administration plus douce, et ne fut si attaché à ses souverains. Leur amour pour la maison d’Autriche s’est conservé pendant deux générations; mais cet amour était, au fond, celui de leur liberté. Enfin la Franche-Comté était heureuse, mais pauvre, et puisqu’elle était une espèce de république, il y avait des factions. Quoi qu’en dise Pellisson, on ne se borna pas à employer la force.

On gagna d’abord quelques citoyens par des présents et des espérances. On s’assura l’abbé Jean de Vatteville, frère de celui qui, ayant insulté à Londres l’ambassadeur de France, avait procuré, par cet outrage, l’humiliation de la branche d’Autriche espagnole. Cet abbé, autrefois officier, puis chartreux, puis long-temps musulman chez les Turcs, et enfin ecclésiastique, eut parole d’être grand doyen, et d’avoir d’autres bénéfices. On acheta peu cher quelques magistrats, quelques officiers; et à la fin même, le marquis d’Yenne, gouverneur général, devint si traitable, qu’il accepta publiquement, après la guerre, une grosse pension et le grade de lieutenant-général en France. Ces intrigues secrètes, à peine commencées, furent soutenues par vingt mille hommes. Besançon, la capitale de la province, est investie par le prince de Condé, Luxembourg court à Salins: le lendemain Besançon et Salins se rendirent. Besançon ne demanda pour capitulation que la conservation d’un saint-suaire fort révéré dans cette ville; ce qu’on lui accorda très aisément. Le roi arrivait à Dijon. Louvois, qui avait volé sur la frontière pour diriger toutes ces marches, vient lui apprendre que ces deux villes sont assiégées et prises. Le roi courut aussitôt se montrer à la fortune qui fesait tout pour lui.

Il alla assiéger Dôle en personne. Cette place était réputée forte; elle avait pour commandant le comte de Montrevel, homme d’un grand courage, fidèle par grandeur d’ame aux Espagnols qu’il haïssait, et au parlement qu’il méprisait. Il n’avait pour garnison que quatre cents soldats et les citoyens, et il osa se défendre. La tranchée ne fut point poussée dans les formes. A peine l’eut-on ouverte, qu’une foule de jeunes volontaires, qui suivaient le roi, courut attaquer la contrescarpe, et s’y logea: le prince de Condé, à qui l’âge et l’expérience avaient donné un courage tranquille, les fit soutenir à propos, et partagea leur péril pour les en tirer. Ce prince était partout avec son fils, et venait ensuite rendre compte de tout au roi, comme un officier qui aurait eu sa fortune à faire. Le roi, dans son quartier, montrait plutôt la dignité d’un monarque dans sa cour, qu’une ardeur impétueuse qui n’était pas nécessaire. Tout le cérémonial de Saint-Germain était observé. Il avait son petit coucher, ses grandes, ses petites entrées, une salle des audiences dans sa tente. Il ne tempérait le faste du trône qu’en fesant manger à sa table ses officiers généraux et ses aides de camp. On ne lui voyait point, dans les travaux de la guerre, ce courage emporté de François Iᵉʳ et de Henri IV, qui cherchaient toutes les espèces de danger. Il se contentait de ne les pas craindre, et d’engager tout le monde à s’y précipiter pour lui avec ardeur. Il entra dans Dôle (14 février 1668) au bout de quatre jours de siége, douze jours après son départ de Saint-Germain; et enfin, en moins de trois semaines toute la Franche-Comté lui fut soumise. Le conseil d’Espagne, étonné et indigné du peu de résistance, écrivit au gouverneur «que le roi de France aurait dû envoyer ses laquais prendre possession de ce pays, au lieu d’y aller en personne.»

Tant de fortune et tant d’ambition réveillèrent l’Europe assoupie; l’empire commença à se remuer, et l’empereur à lever des troupes. Les Suisses, voisins des Francs-Comtois, et qui n’avaient guère alors d’autre bien que leur liberté, tremblèrent pour elle. Le reste de la Flandre pouvait être envahi au printemps prochain. Les Hollandais, à qui il avait toujours importé d’avoir les Français pour amis, frémissaient de les avoir pour voisins. L’Espagne alors eut recours à ces mêmes Hollandais, et fut en effet protégée par cette petite nation, qui ne lui paraissait auparavant que méprisable et rebelle.

La Hollande était gouvernée par Jean de Witt, qui dès l’âge de vingt-huit ans avait été élu grand pensionnaire, homme amoureux de la liberté de son pays, autant que de sa grandeur personnelle: assujetti à la frugalité et à la modestie de sa république, il n’avait qu’un laquais et une servante, et allait à pied dans La Haye, tandis que dans les négociations de l’Europe son nom était compté avec les noms des plus puissants rois: homme infatigable dans le travail, plein d’ordre, de sagesse, d’industrie dans les affaires, excellent citoyen, grand politique, et qui, cependant, fut depuis très malheureux[451].

Il avait contracté avec le chevalier Temple, ambassadeur d’Angleterre à La Haye, une amitié bien rare entre des ministres. Temple était un philosophe qui joignait les lettres aux affaires; homme de bien, malgré les reproches que l’évêque Burnet lui a faits d’athéisme; né avec le génie d’un sage républicain, aimant la Hollande comme son propre pays, parcequ’elle était libre, et aussi jaloux de cette liberté que le grand pensionnaire lui-même. Ces deux citoyens s’unirent avec le comte de Dhona, ambassadeur de Suède, pour arrêter les progrès du roi de France.

Ce temps était marqué pour les événements rapides. La Flandre, qu’on nomme Flandre française, avait été prise en trois mois; la Franche-Comté en trois semaines. Le traité entre la Hollande, l’Angleterre, et la Suède, pour tenir la balance de l’Europe et réprimer l’ambition de Louis XIV, fut proposé et conclu en cinq jours. Le conseil de l’empereur Léopold n’osa entrer dans cette intrigue. Il était lié par le traité secret qu’il avait signé avec le roi de France pour dépouiller le jeune roi d’Espagne. Il encourageait secrètement l’union de l’Angleterre, de la Suède, et de la Hollande; mais il ne prenait aucunes mesures ouvertes.

Louis XIV fut indigné qu’un petit état tel que la Hollande conçût l’idée de borner ses conquêtes, et d’être l’arbitre des rois, et plus encore qu’elle en fût capable. Cette entreprise des Provinces-Unies lui fut un outrage sensible qu’il fallut dévorer, et dont il médita dès-lors la vengeance.

Tout ambitieux, tout puissant, et tout irrité qu’il était, il détourna l’orage qui allait s’élever de tous les côtés de l’Europe. Il proposa lui-même la paix. La France et l’Espagne choisirent Aix-la-Chapelle pour le lieu des conférences, et le nouveau pape Rospigliosi, Clément IX, pour médiateur.

La cour de Rome, pour décorer sa faiblesse d’un crédit apparent, rechercha par toutes sortes de moyens l’honneur d’être l’arbitre entre les couronnes. Elle n’avait pu l’obtenir au traité des Pyrénées: elle parut l’avoir au moins à la paix d’Aix-la-Chapelle. Un nonce fut envoyé à ce congrès pour être un fantôme d’arbitre entre des fantômes de plénipotentiaires. Les Hollandais, déjà jaloux de la gloire, ne voulurent point partager celle de conclure ce qu’ils avaient commencé. Tout se traitait en effet à Saint-Germain, par le ministère de leur ambassadeur Van-Beuning. Ce qui avait été accordé en secret par lui était envoyé à Aix-la-Chapelle, pour être signé avec appareil par les ministres assemblés au congrès. Qui eût dit trente ans auparavant qu’un bourgeois de Hollande obligerait la France et l’Espagne à recevoir sa médiation?

Ce Van-Beuning, échevin d’Amsterdam, avait la vivacité d’un Français et la fierté d’un Espagnol. Il se plaisait à choquer, dans toutes les occasions, la hauteur impérieuse du roi, et apposait une inflexibilité républicaine au ton de supériorité que les ministres de France commençaient à prendre. «Ne vous fiez-vous pas à la parole du roi?» lui disait M. de Lyonne dans une conférence. «J’ignore ce que veut le roi, dit Van-Beuning, je considère ce qu’il peut.» Enfin, à la cour du plus superbe monarque du monde, un bourgmestre conclut avec autorité (2 mai 1668) une paix par laquelle le roi fut obligé de rendre la Franche-Comté. Les Hollandais eussent bien mieux aimé qu’il eût rendu la Flandre, et être délivrés d’un voisin si redoutable: mais toutes les nations trouvèrent que le roi marquait assez de modération en se privant de la Franche-Comté. Cependant il gagnait davantage en retenant les villes de Flandre, et il s’ouvrait les portes de la Hollande, qu’il songeait à détruire dans le temps qu’il lui cédait.

CHAPITRE X.

Travaux et magnificence de Louis XIV. Aventure singulière en Portugal. Casimir en France. Secours en Candie. Conquête de la Hollande.

Louis XIV, forcé de rester quelque temps en paix, continua, comme il avait commencé, à régler, à fortifier, et embellir son royaume. Il fit voir qu’un roi absolu, qui veut le bien, vient à bout de tout sans peine. Il n’avait qu’à commander, et les succès dans l’administration étaient aussi rapides que l’avaient été ses conquêtes. C’était une chose véritablement admirable de voir les ports de mer, auparavant déserts, ruinés, maintenant entourés d’ouvrages qui fesaient leur ornement et leur défense, couverts de navires et de matelots, et contenant déjà près de soixante grands vaisseaux qu’il pouvait armer en guerre. De nouvelles colonies, protégées par son pavillon, partaient de tous cotés pour l’Amérique, pour les Indes orientales, pour les côtes de l’Afrique. Cependant en France, et sous ses yeux, des édifices immenses occupaient des milliers d’hommes, avec tous les arts que l’architecture entraîne après elle; et dans l’intérieur de sa cour et de sa capitale, des arts plus nobles et plus ingénieux donnaient à la France des plaisirs et une gloire dont les siècles précédents n’avaient pas eu même l’idée. Les lettres florissaient; le bon goût et la raison pénétraient dans les écoles de la barbarie. Tous ces détails de la gloire et de la félicité de la nation trouveront leur véritable place dans cette histoire[452]; il ne s’agit ici que des affaires générales et militaires.

Le Portugal donnait en ce temps un spectacle étrange à l’Europe. Dom Alfonse, fils indigne de l’heureux dom Jean de Bragance, y régnait: il était furieux et imbécile. Sa femme, fille du duc de Nemours, amoureuse de dom Pèdre, frère d’Alfonse, osa concevoir le projet de détrôner son mari, et d’épouser son amant. L’abrutissement du mari justifia l’audace de la reine. Il était d’une force de corps au-dessus de l’ordinaire; il avait eu publiquement d’une courtisane un enfant qu’il avait reconnu: enfin, il avait couché très long-temps avec la reine. Malgré tout cela, elle l’accusa d’impuissance; et ayant acquis dans le royaume, par son habileté, l’autorité que son mari avait perdue par ses fureurs, elle le fit enfermer (novembre 1667). Elle obtint bientôt de Rome une bulle pour épouser son beau-frère. Il n’est pas étonnant que Rome ait accordé cette bulle; mais il l’est que des personnes toutes puissantes en aient besoin. Ce que Jules II avait accordé sans difficulté au roi d’Angleterre Henri VIII[453], Clément IX l’accorda à l’épouse d’un roi de Portugal. La plus petite intrigue fait dans un temps ce que les plus grands ressorts ne peuvent opérer dans un autre. Il y a toujours deux poids et deux mesures pour tous les droits des rois et des peuples; et ces deux mesures étaient au Vatican depuis que les papes influèrent sur les affaires de l’Europe. Il serait impossible de comprendre comment tant de nations avaient laissé une si étrange autorité au pontife de Rome, si l’on ne savait combien l’usage a de force.

Cet événement, qui ne fut une révolution que dans la famille royale, et non dans le royaume de Portugal, n’ayant rien changé aux affaires de l’Europe, ne mérite d’attention que par sa singularité.

La France reçut bientôt après un roi qui descendait du trône d’une autre manière. (1668) Jean-Casimir, roi de Pologne, renouvela l’exemple de la reine Christine. Fatigué des embarras du gouvernement, et voulant vivre heureux, il choisit sa retraite à Paris dans l’abbaye de Saint-Germain dont il fut abbé. Paris, devenu depuis quelques années le séjour de tous les arts, était une demeure délicieuse pour un roi qui cherchait les douceurs de la société, et qui aimait les lettres. Il avait été jésuite et cardinal avant d’être roi; et dégoûté également de la royauté et de l’église, il ne cherchait qu’à vivre en particulier et en sage, et ne voulut jamais souffrir qu’on lui donnât à Paris le titre de majesté[454].

Mais une affaire plus intéressante tenait tous les princes chrétiens attentifs.

Les Turcs, moins formidables à la vérité, que du temps des Mahomet, des Sélim, et des Soliman, mais dangereux encore et forts de nos divisions, après avoir bloqué Candie pendant huit années, l’assiégeaient régulièrement avec toutes les forces de leur empire. On ne sait s’il était plus étonnant que les Vénitiens se fussent défendus si long-temps, ou que les rois de l’Europe les eussent abandonnés.

Les temps sont bien changés. Autrefois, lorsque l’Europe chrétienne était barbare, un pape, ou même un moine, envoyait des millions de chrétiens combattre les mahométans dans leur empire: nos états s’épuisaient d’hommes et d’argent pour aller conquérir la misérable et stérile province de Judée; et maintenant que l’île de Candie, réputée le boulevard de la chrétienté, était inondée de soixante mille Turcs, les rois chrétiens regardaient cette perte avec indifférence. Quelques galères de Malte et du pape étaient le seul secours qui défendait cette république contre l’empire ottoman. Le sénat de Venise, aussi impuissant que sage, ne pouvait, avec ses soldats mercenaires et des secours si faibles, résister au grand-vizir Kiuperli, bon ministre, meilleur général, maître de l’empire de la Turquie, suivi de troupes formidables, et qui même avait de bons ingénieurs.

Le roi donna inutilement aux autres princes l’exemple de secourir Candie. Ses galères, et les vaisseaux nouvellement construits dans le port de Toulon, y portèrent sept mille hommes commandés par le duc de Beaufort: secours devenu trop faible dans un si grand danger, parceque la générosité française ne fut imitée de personne.

La Feuillade, simple gentilhomme français, fit une action qui n’avait d’exemple que dans les anciens temps de la chevalerie. Il mena près de trois cents gentilshommes à Candie à ses dépens, quoiqu’il ne fût pas riche. Si quelque autre nation avait fait pour les Vénitiens à proportion de La Feuillade, il est à croire que Candie eût été délivrée. Ce secours ne servit qu’à retarder la prise de quelques jours, et à verser du sang inutilement. Le duc de Beaufort périt dans une sortie[455], et Kiuperli entra enfin par capitulation dans cette ville, qui n’était plus qu’un monceau de ruines (16 septembre 1669).

Les Turcs, dans ce siége, s’étaient montrés supérieurs aux chrétiens, même dans la connaissance de l’art militaire. Les plus gros canons qu’on eût vus encore en Europe furent fondus dans leur camp. Ils firent, pour la première fois, des lignes parallèles dans les tranchées. C’est d’eux que nous avons pris cet usage; mais ils ne le tinrent que d’un ingénieur italien. Il est certain que des vainqueurs tels que les Turcs, avec de l’expérience, du courage, des richesses, et cette constance dans le travail qui fesait alors leur caractère, devaient conquérir l’Italie et prendre Rome en bien peu de temps: mais les lâches empereurs qu’ils ont eus depuis, leurs mauvais généraux, et le vice de leur gouvernement, ont été le salut de la chrétienté.

Le roi, peu touché de ces événements éloignés, laissait mûrir son grand dessein de conquérir tous les Pays-Bas, et de commencer par la Hollande. L’occasion devenait tous les jours plus favorable. Cette petite république dominait sur les mers: mais sur la terre rien n’était plus faible. Liée avec l’Espagne et avec l’Angleterre, en paix avec la France, elle se reposait avec trop de sécurité sur les traités et sur les avantages d’un commerce immense. Autant que ses armées navales étaient disciplinées et invincibles, autant ses troupes de terre étaient mal tenues et méprisables. Leur cavalerie n’était composée que de bourgeois, qui ne sortaient jamais de leurs maisons, et qui payaient des gens de la lie du peuple pour faire le service en leur place. L’infanterie était à peu près sur le même pied; les officiers, les commandants même des places de guerre, étaient les enfants ou les parents des bourgmestres, nourris dans l’inexpérience et dans l’oisiveté, regardant leurs emplois comme des prêtres regardent leurs bénéfices. Le pensionnaire Jean de Witt avait voulu corriger cet abus, mais il ne l’avait pas assez voulu, et ce fut une des grandes fautes de ce républicain.

(1670). Il fallait d’abord détacher l’Angleterre de la Hollande. Cet appui venant à manquer aux Provinces-Unies, leur ruine paraissait inévitable. Il ne fut pas difficile à Louis XIV d’engager Charles dans ses desseins. Le monarque anglais n’était pas, à la vérité, fort sensible à la honte que son règne et sa nation avaient reçue, lorsque ses vaisseaux furent brûlés jusque dans la rivière de la Tamise par la flotte hollandaise. Il ne respirait ni la vengeance ni les conquêtes. Il voulait vivre dans les plaisirs, et régner avec un pouvoir moins gêné; c’est par là qu’on le pouvait séduire. Louis, qui n’avait qu’à parler alors pour avoir de l’argent, en promit beaucoup au roi Charles, qui n’en pouvait avoir sans son parlement. Cette liaison secrète entre les deux rois ne fut confiée en France qu’à Madame, sœur de Charles II et épouse de Monsieur, frère unique du roi, à Turenne, et à Louvois.

(Mai 1670) Une princesse de vingt-six ans fut le plénipotentiaire qui devait consommer ce traité avec le roi Charles. On prit pour prétexte du passage de Madame en Angleterre, un voyage que le roi voulut faire dans ses conquêtes nouvelles vers Dunkerque et vers Lille. La pompe et la grandeur des anciens rois de l’Asie n’approchaient pas de l’éclat de ce voyage. Trente mille hommes précédèrent ou suivirent la marche du roi; les uns destinés à renforcer les garnisons des pays conquis, les autres à travailler aux fortifications, quelques-uns à aplanir les chemins. Le roi menait avec lui la reine sa femme, toutes les princesses, et les plus belles femmes de sa cour. Madame brillait au milieu d’elles, et goûtait dans le fond de son cœur le plaisir et la gloire de tout cet appareil, qui couvrait son voyage. Ce fut une fête continuelle depuis Saint-Germain jusqu’à Lille.

Le roi, qui voulait gagner les cœurs de ses nouveaux sujets, et éblouir ses voisins, répandait partout ses libéralités avec profusion; l’or et les pierreries étaient prodigués à quiconque avait le moindre prétexte pour lui parler. La princesse Henriette s’embarqua à Calais, pour voir son frère qui s’était avancé jusqu’à Cantorbéry. Charles, séduit par son amitié pour sa sœur et par l’argent de la France, signa tout ce que Louis XIV voulait, et prépara la ruine de la Hollande au milieu des plaisirs et des fêtes.

La perte de Madame, morte à son retour d’une manière soudaine et affreuse, jeta des soupçons injustes sur Monsieur[456], et ne changea rien aux résolutions des deux rois[457]. Les dépouilles de la république, qu’on devait détruire, étaient déjà partagées par le traité secret entre les cours de France et d’Angleterre, comme en 1635 on avait partagé la Flandre avec les Hollandais. Ainsi on change de vues, d’alliés et d’ennemis, et on est souvent trompé dans tous ses projets. Les bruits de cette entreprise prochaine commençaient à se répandre; mais l’Europe les écoutait en silence. L’empereur, occupé des séditions de la Hongrie; la Suède, endormie par des négociations; l’Espagne, toujours faible, toujours irrésolue, et toujours lente, laissaient une libre carrière à l’ambition de Louis XIV.

La Hollande, pour comble de malheur, était divisée en deux factions: l’une, des républicains rigides à qui toute ombre d’autorité despotique semblait un monstre contraire aux lois de l’humanité; l’autre, des républicains mitigés, qui voulaient établir dans les charges de ses ancêtres le jeune prince d’Orange, si célèbre depuis sous le nom de Guillaume III. Le grand pensionnaire Jean de Witt, et Corneille son frère, étaient à la tête des partisans austères de la liberté: mais le parti du jeune prince commençait à prévaloir. La république, plus occupée de ses dissensions domestiques que de son danger, contribuait elle-même à sa ruine.

Des mœurs étonnantes, introduites depuis plus de sept cents ans chez les chrétiens, permettaient que des prêtres fussent seigneurs temporels et guerriers. Louis soudoya l’archevêque de Cologne, Maximilien de Bavière, et ce même Van-Galen, évêque de Munster, abbé de Corbie[458] en Vestphalie, comme il soudoyait le roi d’Angleterre, Charles II. Il avait précédemment secouru les Hollandais contre cet évêque[459], et maintenant il le paie pour les écraser. C’était un homme singulier que l’histoire ne doit point négliger de faire connaître. Fils d’un meurtrier, et né dans la prison ou son père fut enfermé quatorze ans, il était parvenu à l’évêché de Munster par des intrigues secondées de la fortune. A peine élu évêque il avait voulu dépouiller la ville de ses priviléges. Elle résista, il l’assiégea; il mit à feu et à sang le pays qui l’avait choisi pour son pasteur. Il traita de même son abbaye de Corbie. On le regardait comme un brigand à gages, qui tantôt recevait de l’argent des Hollandais pour faire la guerre à ses voisins, tantôt en recevait de la France contre la république.

La Suède n’attaqua pas les Provinces-Unies; mais elle les abandonna dès qu’elle les vit menacées, et rentra dans ses anciennes liaisons avec la France moyennant quelques subsides. Tout conspirait à la destruction de la Hollande.

Il est singulier et digne de remarque que de tous les ennemis qui allaient fondre sur ce petit état il n’y en eût pas un qui pût alléguer un prétexte de guerre. C’était une entreprise à peu près semblable à cette ligue de Louis XII, de l’empereur Maximilien, et du roi d’Espagne, qui avaient autrefois conjuré la perte de la république de Venise, parcequ’elle était riche et fière.

Les États-Généraux consternés écrivirent au roi, lui demandant humblement si les grands préparatifs qu’il fesait étaient en effet destinés contre eux, ses anciens et fidèles alliés? en quoi ils l’avaient offensé? quelle réparation il exigeait? Il répondit «qu’il ferait de ses troupes l’usage que demanderait sa dignité, dont il ne devait compte à personne.» Ses ministres alléguaient pour toute raison que le gazetier de Hollande avait été trop insolent, et qu’on disait que Van-Beuning avait fait frapper une médaille injurieuse à Louis XIV. Le goût des devises régnait alors en France. On avait donné à Louis XIV la devise du soleil avec cette légende: Nec pluribus impar. On prétendait que Van-Beuning s’était fait représenter avec un soleil, et ces mots pour ame: IN CONSPECTU MEO STETIT SOL; A mon aspect le soleil s’est arrêté[460]. Cette médaille n’exista jamais. Il est vrai que les états avaient fait frapper une médaille, dans laquelle ils avaient exprimé tout ce que la république avait fait de glorieux: «Assertis legibus; emendatis sacris; adjutis, defensis, conciliatis regibus; vindicata marium libertate; stabilita orbis Europæ quiete.» «Les lois affermies; la religion épurée; les rois secourus, défendus, et réunis; la liberté des mers vengée; l’Europe pacifiée.»

Ils ne se vantaient en effet de rien qu’ils n’eussent fait: cependant ils firent briser le coin de cette médaille pour apaiser Louis XIV.

Le roi d’Angleterre, de son côté, leur reprochait que leur flotte n’avait pas baissé son pavillon devant un bateau anglais, et alléguait encore un certain tableau, où Corneille de Witt, frère du pensionnaire, était peint avec les attributs d’un vainqueur. On voyait des vaisseaux pris et brûlés dans le fond du tableau. Ce Corneille de Witt, qui en effet avait eu beaucoup de part aux exploits maritimes contre l’Angleterre, avait souffert ce faible monument de sa gloire; mais ce tableau presque ignoré était dans une chambre où l’on n’entrait presque jamais. Les ministres anglais qui mirent par écrit les griefs de leur roi contre la Hollande, y spécifièrent des tableaux injurieux, abusive pictures. Les états, qui traduisaient toujours les mémoires des ministres en français, ayant traduit abusive par le mot fautifs, trompeurs, répondirent qu’ils ne savaient ce que c’était que ces tableaux trompeurs. En effet, ils ne devinèrent jamais qu’il était question de ce portrait d’un de leurs concitoyens, et ils ne purent imaginer ce prétexte de la guerre.

Tout ce que les efforts de l’ambition et de la prudence humaine peuvent préparer pour détruire une nation, Louis XIV l’avait fait. Il n’y a pas chez les hommes d’exemple d’une petite entreprise formée avec des préparatifs plus formidables. De tous les conquérants qui ont envahi une partie du monde, il n’y en a pas un qui ait commencé ses conquêtes avec autant de troupes réglées et autant d’argent que Louis en employa pour subjuguer le petit état des Provinces-Unies. Cinquante millions, qui en feraient aujourd’hui quatre-vingt-dix-sept, furent consommés à cet appareil. Trente vaisseaux de cinquante pièces de canon joignirent la flotte anglaise, forte de cent voiles. Le roi, avec son frère, alla sur les frontières de la Flandre espagnole et de la Hollande, vers Mastricht et Charleroi, avec plus de cent douze mille hommes. L’évêque de Munster et l’électeur de Cologne en avaient environ vingt mille. Les généraux de l’armée du roi étaient Condé et Turenne. Luxembourg commandait sous eux. Vauban devait conduire les siéges. Louvois était partout avec sa vigilance ordinaire. Jamais on n’avait vu une armée si magnifique, et en même temps mieux disciplinée. C’était surtout un spectacle imposant, que la maison du roi nouvellement réformée. On y voyait quatre compagnies des gardes-du-corps, chacune composée de trois cents gentilshommes, entre lesquels il y avait beaucoup de jeunes cadets sans paie, assujettis comme les autres à la régularité du service; deux cents gendarmes de la garde, deux cents chevau-légers, cinq cents mousquetaires, tous gentilshommes choisis, parés de leur jeunesse et de leur bonne mine; douze compagnies de la gendarmerie, depuis augmentées jusqu’au nombre de seize; les cent-suisses même accompagnaient le roi, et ses régiments des gardes-françaises et suisses montaient la garde devant sa maison, ou devant sa tente. Ces troupes, pour la plupart couvertes d’or et d’argent, étaient en même temps un objet de terreur et d’admiration pour des peuples chez qui toute espèce de magnificence était inconnue. Une discipline devenue encore plus exacte avait mis dans l’armée un nouvel ordre. Il n’y avait point encore d’inspecteurs de cavalerie et d’infanterie, comme nous en avons vu depuis; mais deux hommes uniques chacun dans leur genre en fesaient les fonctions. Martinet mettait alors l’infanterie sur le pied de discipline où elle est aujourd’hui. Le chevalier de Fourilles fesait la même charge[461] dans la cavalerie. Il y avait un an que Martinet avait mis la baïonnette en usage dans quelques régiments. Avant lui on ne s’en servait pas d’une manière constante et uniforme. Ce dernier effort peut-être de ce que l’art militaire a inventé de plus terrible était connu, mais peu pratiqué, parceque les piques prévalaient. Il avait imaginé des pontons de cuivre, qu’on portait aisément sur des charrettes. Le roi, avec tant d’avantages, sûr de sa fortune et de sa gloire, menait avec lui un historien qui devait écrire ses victoires; c’était Pellisson, homme dont il a été parlé dans l’article des beaux-arts[462], plus capable de bien écrire que de ne pas flatter.

Ce qui avançait encore la chute des Hollandais, c’est que le marquis de Louvois avait fait acheter chez eux par le comte de Bentheim, secrètement gagné, une grande partie des munitions qui allaient servir à les détruire, et avait ainsi dégarni beaucoup leurs magasins. Il n’est point du tout étonnant que des marchands eussent vendu ces provisions avant la déclaration de la guerre, eux qui en vendent tous les jours à leurs ennemis pendant les plus vives campagnes. On sait qu’un négociant de ce pays avait autrefois répondu au prince Maurice, qui le réprimandait sur un tel négoce: «Monseigneur, si on pouvait par mer faire quelque commerce avantageux avec l’enfer, je hasarderais d’y aller brûler mes voiles.» Mais ce qui est surprenant, c’est qu’on a imprimé que le marquis de Louvois alla lui-même, déguisé, conclure ses marchés en Hollande. Comment peut-on avoir imaginé une aventure si déplacée, si dangereuse, et si inutile?

Contre Turenne, Condé, Luxembourg, Vauban, cent trente mille combattants, une artillerie prodigieuse, et de l’argent avec lequel on attaquait encore la fidélité des commandants des places ennemies, la Hollande n’avait à opposer qu’un jeune prince d’une constitution faible, qui n’avait vu ni siéges ni combats, et environ vingt-cinq mille mauvais soldats en quoi consistait alors toute la garde du pays. Le prince Guillaume d’Orange, âgé de vingt-deux ans, venait d’être élu capitaine-général des forces de terre par les vœux de la nation: Jean de Witt, le grand-pensionnaire, y avait consenti par nécessité. Ce prince nourrissait, sous le flegme hollandais, une ardeur d’ambition et de gloire qui éclata toujours depuis dans sa conduite, sans s’échapper jamais dans ses discours. Son humeur était froide et sévère, son génie actif et perçant; son courage, qui ne se rebutait jamais, fit supporter à son corps faible et languissant des fatigues au-dessus de ses forces. Il était valeureux sans ostentation, ambitieux, mais ennemi du faste; né avec une opiniâtreté flegmatique faite pour combattre l’adversité, aimant les affaires et la guerre, ne connaissant ni les plaisirs attachés à la grandeur, ni ceux de l’humanité, enfin presque en tout l’opposé de Louis XIV.

Il ne put d’abord arrêter le torrent qui se débordait sur sa patrie. Ses forces étaient trop peu de chose, son pouvoir même était limité par les états. Les armes françaises venaient fondre tout-à-coup sur la Hollande, que rien ne secourait. L’imprudent duc de Lorraine, qui avait voulu lever des troupes pour joindre sa fortune à celle de cette république, venait de voir toute la Lorraine saisie par les troupes françaises, avec la même facilité qu’on s’empare d’Avignon quand on est mécontent du pape.

Cependant le roi fesait avancer ses armées vers le Rhin, dans ces pays qui confinent à la Hollande, à Cologne, et à la Flandre. Il fesait distribuer de l’argent dans tous les villages, pour payer le dommage que ses troupes y pouvaient faire. Si quelque gentilhomme des environs venait se plaindre, il était sûr d’avoir un présent. Un envoyé du gouverneur des Pays-Bas, étant venu faire une représentation au roi sur quelques dégâts commis par les troupes, reçut de la main du roi son portrait enrichi de diamants, estimé plus de douze mille francs. Cette conduite attirait l’admiration des peuples, et augmentait la crainte de sa puissance.

Le roi était à la tête de sa maison et de ses plus belles troupes, qui composaient trente mille hommes: Turenne les commandait sous lui. Le prince de Condé avait une armée aussi forte. Les autres corps, conduits tantôt par Luxembourg, tantôt par Chamilli, fesaient dans l’occasion des armées séparées, ou se rejoignaient selon le besoin. On commença par assiéger à-la-fois quatre villes, dont le nom ne mérite de place dans l’histoire que par cet événement: Rhinberg, Orsoy, Vésel, Burick. Elles furent prises presque aussitôt qu’elles furent investies. Celle de Rhinberg, que le roi voulut assiéger en personne, n’essuya pas un coup de canon; et, pour assurer encore mieux sa prise, on eut soin de corrompre le lieutenant de la place, Irlandais de nation, nommé Dosseri, qui eut la lâcheté de se vendre, et l’imprudence de se retirer ensuite à Mastricht, où le prince d’Orange le fit punir de mort.

Toutes les places qui bordent le Rhin et l’Issel se rendirent. Quelques gouverneurs envoyèrent leurs clefs, dès qu’ils virent seulement passer de loin un ou deux escadrons français: plusieurs officiers s’enfuirent des villes où ils étaient en garnison, avant que l’ennemi fût dans leur territoire; la consternation était générale. Le prince d’Orange n’avait point encore assez de troupes pour paraître en campagne. Toute la Hollande s’attendait à passer sous le joug, dès que le roi serait au-delà du Rhin. Le prince d’Orange fit faire à la hâte des lignes au-delà de ce fleuve, et après les avoir faites, il connut l’impuissance de les garder. Il ne s’agissait plus que de savoir en quel endroit les Français voudraient faire un pont de bateaux, et de s’opposer, si on pouvait, à ce passage. En effet l’intention du roi était de passer le fleuve sur un pont de ces petits bateaux inventés par Martinet. Des gens du pays informèrent alors le prince de Condé que la sécheresse de la saison avait formé un gué sur un bras du Rhin, auprès d’une vieille tourelle qui sert de bureau de péage, qu’on nomme Tollhuys, la maison du péage, dans laquelle il y avait dix-sept soldats. Le roi fit sonder ce gué par le comte de Guiche. Il n’y avait qu’environ vingt pas à nager au milieu de ce bras du fleuve, selon ce que dit dans ses lettres Pellisson, témoin oculaire, et ce que m’ont confirmé les habitants. Cet espace n’était rien, parceque plusieurs chevaux de front rompaient le fil de l’eau très peu rapide. L’abord était aisé: il n’y avait de l’autre côté de l’eau que quatre à cinq cents cavaliers, et deux faibles régiments d’infanterie sans canon. L’artillerie française les foudroyait en flanc. Tandis que la maison du roi et les meilleures troupes de cavalerie passèrent, sans risque, au nombre d’environ quinze mille hommes (12 juin 1672), le prince de Condé les côtoyait dans un bateau de cuivre. A peine quelques cavaliers hollandais entrèrent dans la rivière pour faire semblant de combattre, ils s’enfuirent l’instant d’après devant la multitude qui venait à eux. Leur infanterie mit aussitôt bas les armes, et demanda la vie. On ne perdit dans le passage que le comte de Nogent et quelques cavaliers qui, s’étant écartés du gué, se noyèrent; et il n’y aurait eu personne de tué dans cette journée, sans l’imprudence du jeune duc de Longueville. On dit qu’ayant la tête pleine des fumées du vin, il tira un coup de pistolet sur les ennemis qui demandaient la vie à genoux, en leur criant, point de quartier pour cette canaille. Il tua du coup un de leurs officiers. L’infanterie hollandaise désespérée reprit à l’instant ses armes, et fit une décharge dont le duc de Longueville fut tué. Un capitaine de cavalerie nommé Ossembrœk[463], qui ne s’était point enfui avec les autres, court au prince de Condé qui montait alors à cheval en sortant de la rivière, et lui appuie son pistolet à la tête. Le prince, par un mouvement, détourna le coup, qui lui fracassa le poignet. Condé ne reçut jamais que cette blessure dans toutes ses campagnes. Les Français irrités firent main-basse sur cette infanterie, qui se mit à fuir de tous côtés. Louis XIV passa sur un pont de bateaux avec l’infanterie, après avoir dirigé lui-même toute la marche.

Tel fut ce passage du Rhin, action éclatante et unique, célébrée alors comme un des grands événements qui dussent occuper la mémoire des hommes. Cet air de grandeur dont le roi relevait toutes ses actions, le bonheur rapide de ses conquêtes, la splendeur de son règne, l’idolâtrie de ses courtisans; enfin, le goût que le peuple, et surtout les Parisiens, ont pour l’exagération, joint à l’ignorance de la guerre où l’on est dans l’oisiveté des grandes villes; tout cela fit regarder, à Paris, le passage du Rhin comme un prodige qu’on exagérait encore. L’opinion commune était que toute l’armée avait passé ce fleuve à la nage, en présence d’une armée retranchée, et malgré l’artillerie d’une forteresse imprenable, appelée le Tholus. Il était très vrai que rien n’était plus imposant pour les ennemis que ce passage, et que s’ils avaient eu un corps de bonnes troupes à l’autre bord, l’entreprise était très périlleuse.

Dès qu’on eut passé le Rhin on prit Doesbourg, Zutphen, Arnheim, Nosembourg, Nimègue, Schenck, Bommel, Crèvecœur, etc. Il n’y avait guère d’heures dans la journée où le roi ne reçût la nouvelle de quelque conquête. Un officier nommé Mazel mandait à M. de Turenne: «Si vous voulez m’envoyer cinquante chevaux, je pourrai prendre avec cela deux ou trois places.»

(20 juin 1672) Utrecht envoya ses clefs, et capitula avec toute la province qui porte son nom. Louis fit son entrée triomphale dans cette ville (30 juin), menant avec lui son grand aumônier, son confesseur et l’archevêque titulaire d’Utrecht. On rendit avec solennité la grande église aux catholiques. L’archevêque, qui n’en portait que le vain nom, fut pour quelque temps établi dans une dignité réelle[464]. La religion de Louis XIV fesait des conquêtes comme ses armes. C’était un droit qu’il acquérait sur la Hollande dans l’esprit des catholiques.

Les provinces d’Utrecht, d’Over-Issel, de Gueldre, étaient soumises: Amsterdam n’attendait plus que le moment de son esclavage ou de sa ruine. Les Juifs qui y sont établis s’empressèrent d’offrir à Gourville, intendant et ami du prince de Condé, deux millions de florins pour se racheter du pillage.

Déjà Naerden, voisine d’Amsterdam, était prise. Quatre cavaliers allant en maraude s’avancèrent jusqu’aux portes de Muiden, où sont les écluses qui peuvent inonder le pays, et qui n’est qu’à une lieue d’Amsterdam. Les magistrats de Muiden, éperdus de frayeur, vinrent présenter leurs clefs à ces quatre soldats; mais enfin, voyant que les troupes ne s’avançaient point, ils reprirent leurs clefs et fermèrent les portes. Un instant de diligence eût mis Amsterdam dans les mains du roi. Cette capitale une fois prise, non seulement la république périssait, mais il n’y avait plus de nation hollandaise, et bientôt la terre même de ce pays allait disparaître. Les plus riches familles, les plus ardentes pour la liberté, se préparaient à fuir aux extrémités du monde, et à s’embarquer pour Batavia. On fit le dénombrement de tous les vaisseaux qui pouvaient faire ce voyage, et le calcul de ce qu’on pouvait embarquer. On trouva que cinquante mille familles pouvaient se réfugier dans leur nouvelle patrie. La Hollande n’eût plus existé qu’au bout des Indes orientales: ses provinces d’Europe, qui n’achètent leur blé qu’avec leurs richesses d’Asie, qui ne vivent que de leur commerce, et, si on l’ose dire, de leur liberté, auraient été presque tout-à-coup ruinées et dépeuplées. Amsterdam, l’entrepôt et le magasin de l’Europe, où deux cent mille hommes cultivent le commerce et les arts, serait devenue bientôt un vaste marais. Toutes les terres voisines demandent des frais immenses, et des milliers d’hommes pour élever leurs digues: elles eussent probablement à-la-fois manqué d’habitants comme de richesses, et auraient été enfin submergées, ne laissant à Louis XIV que la gloire déplorable d’avoir détruit le plus singulier et le plus beau monument de l’industrie humaine.

La désolation de l’état était augmentée par les divisions ordinaires aux malheureux, qui s’imputent les uns aux autres les calamités publiques. Le grand pensionnaire de Witt ne croyait pouvoir sauver ce qui restait de sa patrie qu’en demandant la paix au vainqueur. Son esprit, à-la-fois tout républicain et jaloux de son autorité particulière, craignait toujours l’élévation du prince d’Orange, encore plus que les conquêtes du roi de France; il avait fait jurer à ce prince même l’observation d’un édit perpétuel, par lequel le prince était exclu de la charge de stathouder. L’honneur, l’autorité, l’esprit de parti, l’intérêt, lièrent de Witt à ce serment. Il aimait mieux voir sa république subjuguée par un roi vainqueur que soumise à un stathouder.

Le prince d’Orange, de son coté, plus ambitieux que de Witt, aussi attaché à sa patrie, plus patient dans les malheurs publics, attendant tout du temps et de l’opiniâtreté de sa constance, briguait le stathoudérat, et s’opposait à la paix avec la même ardeur. Les États résolurent qu’on demanderait la paix malgré le prince; mais le prince fut élevé au stathoudérat[465] malgré les de Witt.

Quatre députés vinrent au camp du roi implorer sa clémence au nom d’une république qui, six mois auparavant, se croyait l’arbitre des rois. Les députés ne furent point reçus des ministres de Louis XIV avec cette politesse[466] française qui mêle la douceur de la civilité aux rigueurs mêmes du gouvernement. Louvois, dur et altier, né pour bien servir plutôt que pour faire aimer son maître, reçut les suppliants avec hauteur, et même avec l’insulte de la raillerie. On les obligea de revenir plusieurs fois. Enfin le roi leur fit déclarer ses volontés. Il voulait que les États lui cédassent tout ce qu’ils avaient au-delà du Rhin, Nimègue, des villes et des forts dans le sein de leur pays; qu’on lui payât vingt millions; que les Français fussent les maîtres de tous les grands chemins de la Hollande, par terre et par eau, sans qu’ils payassent jamais aucun droit; que la religion catholique fût partout rétablie; que la république lui envoyât tous les ans une ambassade extraordinaire avec une médaille d’or, sur laquelle il fût gravé qu’ils tenaient leur liberté de Louis XIV; enfin, qu’à ces satisfactions ils joignissent celle qu’ils devaient au roi d’Angleterre et aux princes de l’empire, tels que ceux de Cologne et de Munster, par qui la Hollande était encore désolée.

Ces conditions d’une paix qui tenait tant de la servitude parurent intolérables, et la fierté du vainqueur inspira un courage de désespoir aux vaincus. On résolut de périr les armes à la main. Tous les cœurs et toutes les espérances se tournèrent vers le prince d’Orange. Le peuple en fureur éclata contre le grand pensionnaire, qui avait demandé la paix. A ces séditions se joignirent la politique du prince et l’animosité de son parti. On attente d’abord à la vie du grand pensionnaire Jean de Witt; ensuite on accuse Corneille son frère d’avoir attenté à celle du prince. Corneille est appliqué à la question. Il récita dans les tourments le commencement de cette ode d’Horace, Justum et tenacem, etc., convenable à son état et à son courage, et qu’on peut traduire ainsi pour ceux qui ignorent le latin:

Les torrents impétueux,
La mer qui gronde et s’élance,
La fureur et l’insolence
D’un peuple tumultueux,
Des fiers tyrans la vengeance,
N’ébranlent pas la constance
D’on cœur ferme et vertueux.

(20 août 1672) Enfin la populace effrénée massacra dans La Haye les deux frères de Witt; l’un qui avait gouverné l’état pendant dix-neuf ans avec vertu, et l’autre qui l’avait servi de son épée[467]. On exerça sur leurs corps sanglants toutes les fureurs dont le peuple est capable: horreurs communes à toutes les nations, et que les Français avaient fait éprouver au maréchal d’Ancre, à l’amiral Coligni, etc.; car la populace est presque partout la même. On poursuivit les amis du pensionnaire. Ruyter même, l’amiral de la république, qui seul combattait alors pour elle avec succès, se vit environné d’assassins dans Amsterdam.

Au milieu de ces désordres et de ces désolations, les magistrats montrèrent des vertus qu’on ne voit guère que dans les républiques. Les particuliers qui avaient des billets de banque coururent en foule à la banque d’Amsterdam; on craignait que l’on n’eût touché au trésor public. Chacun s’empressait de se faire payer du peu d’argent qu’on croyait pouvoir y être encore. Les magistrats firent ouvrir les caves où le trésor se conserve. On le trouva tout entier tel qu’il avait été déposé depuis soixante ans; l’argent même était encore noirci de l’impression du feu qui avait, quelques années auparavant, consumé l’hôtel de ville. Les billets de banque s’étaient toujours négociés jusqu’à ce temps, sans que jamais on eût touché au trésor. On paya alors avec cet argent tous ceux qui voulurent l’être. Tant de bonne foi et tant de ressources étaient d’autant plus admirables, que Charles II, roi d’Angleterre, pour avoir de quoi faire la guerre aux Hollandais et fournir à ses plaisirs, non content de l’argent de la France, venait de faire banqueroute à ses sujets. Autant il était honteux à ce roi de violer ainsi la foi publique, autant il était glorieux aux magistrats d’Amsterdam de la garder dans un temps où il semblait permis d’y manquer.

A cette vertu républicaine ils joignirent ce courage d’esprit qui prend les partis extrêmes dans les maux sans remède. Ils firent percer les digues qui retiennent les eaux de la mer. Les maisons de campagne, qui sont innombrables autour d’Amsterdam, les villages, les villes voisines, Leyde, Delft, furent inondés. Le paysan ne murmura pas de voir ses troupeaux noyés dans les campagnes. Amsterdam fut comme une vaste forteresse au milieu des eaux, entourée de vaisseaux de guerre qui eurent assez d’eau pour se ranger autour de la ville. La disette fut grande chez ces peuples, ils manquèrent surtout d’eau douce; elle se vendait six sous la pinte; mais ces extrémités parurent moindres que l’esclavage. C’est une chose digne de l’observation de la postérité, que la Hollande ainsi accablée sur terre, et n’étant plus un état, demeurât encore redoutable sur la mer: c’était l’élément véritable de ces peuples.

Tandis que Louis XIV passait le Rhin, et prenait trois provinces, l’amiral Ruyter, avec environ cent vaisseaux de guerre et plus de cinquante brûlots, alla chercher, près des côtes d’Angleterre, les flottes des deux rois. Leurs puissances réunies n’avaient pu mettre en mer une armée navale plus forte que celle de la république. Les Anglais et les Hollandais combattirent comme des nations accoutumées à se disputer l’empire de l’Océan. (7 juin 1672) Cette bataille, qu’on nomme de Solbaie, dura un jour entier. Ruyter, qui en donna le signal, attaqua le vaisseau amiral d’Angleterre, où était le duc d’York, frère du roi. La gloire de ce combat particulier demeura à Ruyter. Le duc d’York, obligé de changer de vaisseau, ne reparut plus devant l’amiral hollandais. Les trente vaisseaux français eurent peu de part à l’action; et tel fut le sort de cette journée, que les côtes de la Hollande furent en sûreté.

Après cette bataille, Ruyter, malgré les craintes et les contradictions de ses compatriotes, fit entrer la flotte marchande des Indes dans le Texel; défendant ainsi, et enrichissant sa patrie d’un côté, lorsqu’elle périssait de l’autre. Le commerce même des Hollandais se soutenait; on ne voyait que leurs pavillons dans les mers des Indes. Un jour qu’un consul de France disait au roi de Perse que Louis XIV avait conquis presque toute la Hollande: «Comment cela peut-il être, répondit ce monarque persan, puisqu’il y a toujours au port d’Ormus vingt vaisseaux hollandais pour un français?»

Le prince d’Orange, cependant, avait l’ambition d’être bon citoyen. Il offrit à l’état le revenu de ses charges, et tout son bien pour soutenir la liberté. Il couvrit d’inondations les passages par où les Français pouvaient pénétrer dans le reste du pays. Ses négociations promptes et secrètes réveillèrent de leur assoupissement l’empereur, l’empire, le conseil d’Espagne, le gouverneur de Flandre. Il disposa même l’Angleterre à la paix. Enfin, le roi était entré au mois de mai en Hollande, et dès le mois de juillet l’Europe commençait à être conjurée contre lui.

Monterey, gouverneur de la Flandre, fit passer secrètement quelques régiments au secours des Provinces-Unies. Le conseil de l’empereur Léopold envoya Montecuculli à la tête de près de vingt mille hommes. L’électeur de Brandebourg, qui avait à sa solde vingt-cinq mille soldats, se mit en marche.

(Juillet 1672) Alors le roi quitta son armée. Il n’y avait plus de conquêtes à faire dans un pays inondé. La garde des provinces conquises devenait difficile. Louis voulait une gloire sûre; mais, en ne voulant pas l’acheter par un travail infatigable, il la perdit. Satisfait d’avoir pris tant de villes en deux mois, il revint à Saint-Germain au milieu de l’été; et laissant Turenne et Luxembourg achever la guerre, il jouit du triomphe. On éleva des monuments de sa conquête, tandis que les puissances de l’Europe travaillaient à la lui ravir.

CHAPITRE XI.

Évacuation de la Hollande. Seconde conquête de la Franche-Comté.

On croit nécessaire de dire à ceux qui pourront lire cet ouvrage, qu’ils doivent se souvenir que ce n’est point ici une simple relation de campagnes, mais plutôt une histoire des mœurs des hommes. Assez de livres sont pleins de toutes les minuties des actions de guerre, et de ces détails de la fureur et de la misère humaine. Le dessein de cet essai est de peindre les principaux caractères de ces révolutions, et d’écarter la multitude des petits faits, pour laisser voir les seuls considérables, et, s’il se peut, l’esprit qui les a conduits.

La France fut alors au comble de sa gloire. Le nom de ses généraux imprimait la vénération. Ses ministres étaient regardés comme des génies supérieurs aux conseillers des autres princes; et Louis était en Europe comme le seul roi. En effet, l’empereur Léopold ne paraissait pas dans ses armées; Charles II, roi d’Espagne, fils de Philippe IV, sortait à peine de l’enfance; celui d’Angleterre ne mettait d’activité dans sa vie que celle des plaisirs.

Tous ces princes et leurs ministres firent de grandes fautes. L’Angleterre agit contre les principes de la raison d’état en s’unissant avec la France pour élever une puissance que son intérêt était d’affaiblir. L’empereur, l’empire, le conseil espagnol, firent encore plus mal de ne pas s’opposer d’abord à ce torrent. Enfin Louis lui-même commit une si grande faute qu’eux tous en ne poursuivant pas avec assez de rapidité des conquêtes si faciles. Condé et Turenne voulaient qu’on démolît la plupart des places hollandaises. Ils disaient que ce n’était point avec des garnisons que l’on prend des états, mais avec des armées; et qu’en conservant une ou deux places de guerre pour la retraite, on devait marcher rapidement à la conquête entière. Louvois, au contraire, voulait que tout fût place et garnison; c’était là son génie, c’était aussi le goût du roi. Louvois avait par là plus d’emplois à sa disposition; il étendait le pouvoir de son ministère; il s’applaudissait de contredire les deux plus grands capitaines du siècle. Louis le crut, et se trompa, comme il l’avoua depuis; il manqua le moment d’entrer dans la capitale de la Hollande; il affaiblit son armée en la divisant dans trop de places; il laissa à son ennemi le temps de respirer. L’histoire des plus grands princes est souvent le récit des fautes des hommes.

Après le départ du roi, les affaires changèrent de face. Turenne fut obligé de marcher vers la Vestphalie, pour s’opposer aux Impériaux. Le gouverneur de Flandre, Monterey, sans être avoué du conseil timide d’Espagne, renforça la petite armée du prince d’Orange d’environ dix mille hommes. Alors ce prince fit tête aux Français jusqu’à l’hiver. C’était déjà beaucoup de balancer la fortune. Enfin l’hiver vint; les glaces couvrirent les inondations de la Hollande. Luxembourg, qui commandait dans Utrecht, fit un nouveau genre de guerre inconnu aux Français, et mit la Hollande dans un nouveau danger, aussi terrible que les précédents.

Il assemble, une nuit, près de douze mille fantassins tirés des garnisons voisines. On arme leurs souliers de crampons. Il se met à leur tête, et marche sur la glace vers Leyde et vers La Haye. Un dégel survint: La Haye fut sauvée. Son armée entourée d’eau, n’ayant plus de chemin ni de vivres, était prête à périr. Il fallait, pour s’en retourner à Utrecht, marcher sur une digue étroite et fangeuse, où l’on pouvait à peine se traîner quatre de front. On ne pouvait arriver à cette digue qu’en attaquant un fort qui semblait imprenable sans artillerie. Quand ce fort n’eût arrêté l’armée qu’un seul jour, elle serait morte de faim et de fatigue. Luxembourg était sans ressource; mais la fortune, qui avait sauvé La Haye, sauva son armée par la lâcheté du commandant du fort, qui abandonna son poste sans aucune raison. Il y a mille événements dans la guerre comme dans la vie civile, qui sont incompréhensibles: celui-là est de ce nombre. Tout le fruit de cette entreprise fut une cruauté qui acheva de rendre le nom français odieux dans ce pays. Bodegrave et Svammerdam, deux bourgs considérables, riches et bien peuplés, semblables à nos villes de la grandeur médiocre, furent abandonnés au pillage des soldats, pour le prix de leur fatigue. Ils mirent le feu à ces deux villes; et, à la lueur des flammes, ils se livrèrent à la débauche et à la cruauté. Il est étonnant que le soldat français soit si barbare, étant commandé par ce prodigieux nombre d’officiers, qui ont avec justice la réputation d’être aussi humains que courageux. Ce pillage laissa une impression si profonde, que, plus de quarante ans après, j’ai vu les livres hollandais, dans lesquels on apprenait à lire aux enfants, retracer cette aventure, et inspirer la haine contre les Français à des générations nouvelles.

(1673) Cependant le roi agitait les cabinets de tous les princes par ses négociations. Il gagna le duc de Hanovre. L’électeur de Brandebourg, en commençant la guerre, fit un traité, mais qui fut bientôt rompu. Il n’y avait pas une cour en Allemagne où Louis n’eût des pensionnaires. Ses émissaires fomentaient en Hongrie les troubles de cette province, sévèrement traitée par le conseil de Vienne. L’argent fut prodigué au roi d’Angleterre, pour faire encore la guerre à la Hollande, malgré les cris de toute la nation anglaise indignée de servir la grandeur de Louis XIV, qu’elle eût voulu abaisser. L’Europe était troublée par les armes et par les négociations de Louis. Enfin il ne put empêcher que l’empereur, l’empire, et l’Espagne, ne s’alliassent avec la Hollande, et ne lui déclarassent solennellement la guerre. Il avait tellement changé le cours des choses, que les Hollandais, ses alliés naturels, étaient devenus les amis de la maison d’Autriche. L’empereur Léopold envoyait des secours lents; mais il montrait une grande animosité. Il est rapporté qu’allant à Égra voir les troupes qu’il y rassemblait, il communia en chemin, et qu’après la communion il prit en main un crucifix, et appela Dieu à témoin de la justice de sa cause. Cette action eût été à sa place du temps des croisades: et la prière de Léopold n’empêcha point le progrès des armes du roi de France.

Il parut d’abord combien sa marine était déjà perfectionnée. Au lieu de trente vaisseaux qu’on avait joints, l’année d’auparavant, à la flotte anglaise, on en joignit quarante, sans compter les brûlots. Les officiers avaient appris les manœuvres savantes des Anglais, avec lesquels ils avaient combattu celles des Hollandais, leurs ennemis. C’était le duc d’York, depuis Jacques II, qui avait inventé l’art de faire entendre les ordres sur mer par les mouvements divers des pavillons. Avant ce temps les Français ne savaient pas ranger une armée navale en bataille. Leur expérience consistait à faire battre un vaisseau contre un vaisseau, non à en faire mouvoir plusieurs de concert, et à imiter sur la mer les évolutions des armées de terre, dont les corps séparés se soutiennent et se secourent mutuellement. Ils firent à peu près comme les Romains, qui en une année apprirent des Carthaginois l’art de combattre sur mer, et égalèrent leurs maîtres.

Le vice-amiral d’Estrées et son lieutenant Martel firent honneur à l’industrie militaire de la nation française, dans trois batailles navales consécutives, au mois de juin (les 7, 14 et 21 juin 1673), entre la flotte hollandaise et celle de France et d’Angleterre. L’amiral Ruyter fut plus admiré que jamais dans ces trois actions. D’Estrées écrivit à Colbert: «Je voudrais avoir payé de ma vie la gloire que Ruyter vient d’acquérir.» D’Estrées méritait que Ruyter eût ainsi parlé de lui. La valeur et la conduite furent si égales de tous côtés que la victoire resta toujours indécise.

Louis, ayant fait des hommes de mer de ses Français par les soins de Colbert, perfectionna encore l’art de la guerre sur terre par l’industrie de Vauban. Il vint en personne assiéger Mastricht dans le même temps que ces trois batailles navales se donnaient. Mastricht était pour lui une clef des Pays-Bas et des Provinces-Unies; c’était une place forte défendue par un gouverneur intrépide, nommé Fariaux, né Français, qui avait passé au service d’Espagne, et depuis à celui de Hollande. La garnison était de cinq mille hommes. Vauban, qui conduisit ce siége, se servit, pour la première fois, des parallèles inventées par des ingénieurs italiens au service des Turcs devant Candie[468]. Il y ajouta les places d’armes que l’on fait dans les tranchées pour y mettre les troupes en bataille, et pour les mieux rallier en cas de sorties. Louis se montra, dans ce siége, plus exact et plus laborieux qu’il ne l’avait été encore. Il accoutumait, par son exemple, à la patience dans le travail, sa nation accusée jusqu’alors de n’avoir qu’un courage bouillant que la fatigue épuise bientôt. Mastricht se rendit au bout de huit jours (29 juin 1673).

Pour mieux affermir encore la discipline militaire, il usa d’une sévérité qui parut même trop grande. Le prince d’Orange, qui n’avait eu pour opposer à ces conquêtes rapides que des officiers sans émulation et des soldats sans courage, les avait formés à force de rigueurs, en fesant passer par la main du bourreau ceux qui avaient abandonné leur poste. Le roi employa aussi les châtiments la première fois qu’il perdit une place. Un très brave officier, nommé Du-Pas, rendit Naerden au prince d’Orange (14 septembre 1673). Il ne tint à la vérité que quatre jours; mais il ne remit sa ville qu’après un combat de cinq heures, donné sur de mauvais ouvrages, et pour éviter un assaut général, qu’une garnison faible et rebutée n’aurait point soutenu. Le roi, irrité du premier affront que recevaient ses armes, fit condamner Du-Pas[469] à être traîné dans Utrecht, une pelle à la main; et son épée fut rompue: ignominie inutile pour les officiers français, qui sont assez sensibles à la gloire pour qu’on ne les gouverne point par la crainte de la honte. Il faut savoir qu’à la vérité les provisions des commandants des places les obligent à soutenir trois assauts; mais ce sont de ces lois qui ne sont jamais exécutées[470]. Du-Pas se fit tuer, un an après, au siége de la petite ville de Grave, où il servit volontaire. Son courage et sa mort dûrent laisser des regrets au marquis de Louvois, qui l’avait fait punir si durement. La puissance souveraine peut maltraiter un brave homme, mais non pas le déshonorer.

Les soins du roi, le génie de Vauban, la vigilance sévère de Louvois, l’expérience et le grand art de Turenne, l’active intrépidité du prince de Condé; tout cela ne put réparer la faute qu’on avait faite de garder trop de places, d’affaiblir l’armée, et de manquer Amsterdam.

Le prince de Condé voulut en vain percer dans le cœur de la Hollande inondée. Turenne ne put, ni mettre obstacle à la jonction de Montecuculli et du prince d’Orange, ni empêcher le prince d’Orange de prendre Bonn. L’évêque de Munster, qui avait juré la ruine des états-généraux, fut attaqué lui-même par les Hollandais.

Le parlement d’Angleterre força son roi d’entrer sérieusement dans des négociations de paix, et de cesser d’être l’instrument mercenaire de la grandeur de la France. Alors il fallut abandonner les trois provinces hollandaises avec autant de promptitude qu’on les avait conquises. Ce ne fut pas sans les avoir rançonnées: l’intendant Robert tira de la seule province d’Utrecht, en un an, seize cent soixante et huit mille florins. On était si pressé d’évacuer un pays conquis avec tant de rapidité, que vingt-huit mille prisonniers hollandais furent rendus pour un écu par soldat. L’arc de triomphe de la porte Saint-Denys, et les autres monuments de la conquête, étaient à peine achevés, que la conquête était déjà abandonnée. Les Hollandais, dans le cours de cette invasion, eurent la gloire de disputer l’empire de la mer, et l’adresse de transporter sur terre le théâtre de la guerre hors de leur pays. Louis XIV passa dans l’Europe pour avoir joui avec trop de précipitation et trop de fierté de l’éclat d’un triomphe passager. Le fruit de cette entreprise fut d’avoir une guerre sanglante à soutenir contre l’Espagne, l’empire, et la Hollande réunis, d’être abandonné de l’Angleterre, et enfin de Munster, de Cologne même, et de laisser dans les pays qu’il avait envahis et quittés plus de haine que d’admiration pour lui.

Le roi tint seul contre tous les ennemis qu’il s’était faits. La prévoyance de son gouvernement et la force de son état parurent bien davantage encore lorsqu’il fallut se défendre contre tant de puissances liguées et contre de grands généraux, que quand il avait pris, en voyageant, la Flandre française, la Franche-Comté, et la moitié de la Hollande, sur des ennemis sans défense.

On vit surtout quel avantage un roi absolu, dont les finances sont bien administrées, a sur les autres rois. Il fournit à-la-fois une armée d’environ vingt-trois mille hommes à Turenne contre les Impériaux, une de quarante mille à Condé contre le prince d’Orange: un corps de troupes était sur la frontière du Roussillon; une flotte chargée de soldats alla porter la guerre aux Espagnols jusque dans Messine: lui-même marcha pour se rendre maître une seconde fois de la Franche-Comté. Il se défendait, et il attaquait partout en même temps.

D’abord, dans sa nouvelle entreprise sur la Franche-Comté, la supériorité de son gouvernement parut tout entière. Il s’agissait de mettre dans son parti, ou du moins d’endormir les Suisses, nation aussi redoutable que pauvre, toujours armée, toujours jalouse à l’excès de sa liberté, invincible sur ses frontières, murmurant déjà, et s’effarouchant de voir Louis XIV une seconde fois dans leur voisinage. L’empereur et l’Espagne sollicitaient les treize cantons de permettre au moins un passage libre à leurs troupes, pour secourir la Franche-Comté, demeurée sans défense par la négligence du ministère espagnol. Le roi, de son côté, pressait les Suisses de refuser ce passage; mais l’empire et l’Espagne ne prodiguaient que des raisons et des prières; le roi, avec de l’argent comptant, détermina les Suisses à ce qu’il voulut: le passage fut refusé. Louis, accompagné de son frère et du fils du grand Condé, assiégea Besançon. Il aimait la guerre de siéges, et pouvait croire l’entendre aussi bien que les Condé et les Turenne; mais, tout jaloux qu’il était de sa gloire, il avouait que ces deux grands hommes entendaient mieux que lui la guerre de campagne. D’ailleurs, il n’assiégea jamais une ville sans être moralement sûr de la prendre. Louvois fesait si bien les préparatifs, les troupes étaient si bien fournies, Vauban, qui conduisit presque tous les siéges, était un si grand maître dans l’art de prendre les villes, que la gloire du roi était en sûreté. Vauban dirigea les attaques de Besançon: elle fut prise en neuf jours (15 mai 1674); et au bout de six semaines toute la Franche-Comté fut soumise au roi. Elle est restée à la France, et semble y être pour jamais annexée: monument de la faiblesse du ministère autrichien-espagnol, et de la force de celui de Louis XIV.

CHAPITRE XII.

Belle campagne et mort du maréchal de Turenne. Dernière bataille du grand Condé à Senef.

Tandis que le roi prenait rapidement la Franche-Comté, avec cette facilité et cet éclat attaché encore à sa destinée, Turenne, qui ne fesait que défendre les frontières du côté du Rhin, déployait ce que l’art de la guerre peut avoir de plus grand et de plus habile. L’estime des hommes se mesure par les difficultés surmontées, et c’est ce qui a donné une si grande réputation à cette campagne de Turenne.

(Juin 1674) D’abord il fait une marche longue et vive, passe le Rhin à Philipsbourg, marche toute la nuit à Sintzheim, force cette ville; et en même temps il attaque et met en fuite Caprara, général de l’empereur, et le vieux duc de Lorraine, Charles IV, ce prince qui passa toute sa vie à perdre ses états et à lever des troupes, et qui venait de réunir sa petite armée avec une partie de celle de l’empereur. Turenne, après l’avoir battu, le poursuit, et bat encore sa cavalerie à Ladenbourg (juillet 1674); de là il court à un autre général des Impériaux, le prince de Bournonville, qui n’attendait que de nouvelles troupes pour s’ouvrir le chemin de l’Alsace; il prévient la jonction de ces troupes, l’attaque, et lui fait quitter le champ de bataille (octobre 1674).

L’empire rassemble contre lui toutes ses forces; soixante et dix mille Allemands sont dans l’Alsace; Brisach et Philipsbourg étaient bloqués par eux. Turenne n’avait plus que vingt mille hommes effectifs tout au plus. (Décembre) Le prince de Condé lui envoya de Flandre quelque secours de cavalerie; alors il traverse, par Tanne et par Béfort, des montagnes couvertes de neige; il se trouve tout d’un coup dans la Haute-Alsace, au milieu des quartiers des ennemis, qui le croyaient en repos en Lorraine, et qui pensaient que la campagne était finie. Il bat à Mulhausen les quartiers qui résistent; il en fait deux prisonniers. Il marche à Colmar, où l’électeur de Brandebourg, qu’on appelle le grand électeur, alors général des armées de l’empire, avait son quartier. Il arrive dans le temps que ce prince et les autres généraux se mettaient à table; ils n’eurent que le temps de s’échapper; la campagne était couverte de fuyards.

Turenne, croyant n’avoir rien fait tant qu’il restait quelque chose à faire, attend encore auprès de Turkheim une partie de l’infanterie ennemie. L’avantage du poste qu’il avait choisi rendait sa victoire sûre: il défait cette infanterie (5 janvier 1675). Enfin une armée de soixante et dix mille hommes se trouve vaincue et dispersée presque sans grand combat. L’Alsace reste au roi, et les généraux de l’empire sont obligés de repasser le Rhin.

Toutes ces actions consécutives, conduites avec tant d’art, si patiemment digérées, exécutées avec tant de promptitude, furent également admirées des Français et des ennemis. La gloire de Turenne reçut un nouvel accroissement, quand on sut que tout ce qu’il avait fait dans cette campagne, il l’avait fait malgré la cour, et malgré les ordres réitérés de Louvois, donnés au nom du roi. Résister à Louvois tout puissant, et se charger de l’événement, malgré les cris de la cour, les ordres de Louis XIV, et la haine du ministre, ne fut pas la moindre marque du courage de Turenne, ni le moindre exploit de la campagne.

Il faut avouer que ceux qui ont plus d’humanité que d’estime pour les exploits de guerre gémirent de cette campagne si glorieuse. Elle fut célèbre par les malheurs des peuples, autant que par les expéditions de Turenne. Après la bataille de Sintzheim, il mit à feu et à sang le Palatinat, pays uni et fertile, couvert de villes et de bourgs opulents. L’électeur palatin vit, du haut de son château de Manheim, deux villes et vingt-cinq villages embrasés. Ce prince, désespéré, défia Turenne à un combat singulier, par une lettre pleine de reproches[471]. Turenne ayant envoyé la lettre au roi, qui lui défendit d’accepter le cartel, ne répondit aux plaintes et au défi de l’électeur que par un compliment vague, et qui ne signifiait rien. C’était assez le style et l’usage de Turenne, de s’exprimer toujours avec modération et ambiguité.

Il brûla avec le même sang froid les fours et une partie des campagnes de l’Alsace, pour empêcher les ennemis de subsister. Il permit ensuite à sa cavalerie de ravager la Lorraine. On y fit tant de désordre, que l’intendant, qui, de son côté, désolait la Lorraine avec sa plume, lui écrivit et lui parla souvent pour arrêter ces excès. Il répondait froidement: «Je le ferai dire à l’ordre.» Il aimait mieux être appelé le père des soldats qui lui étaient confiés, que des peuples qui, selon les lois de la guerre, sont toujours sacrifiés. Tout le mal qu’il fesait paraissait nécessaire; sa gloire couvrait tout: d’ailleurs les soixante et dix mille Allemands qu’il empêcha de pénétrer en France y auraient fait beaucoup plus de mal qu’il n’en fit à l’Alsace, à la Lorraine, et au Palatinat.

Telle a été depuis le commencement du seizième siècle la situation de la France, que, toutes les fois qu’elle a été en guerre, il a fallu combattre à-la-fois vers l’Allemagne, la Flandre, l’Espagne, et l’Italie. Le prince de Condé fesait tête en Flandre au jeune prince d’Orange, tandis que Turenne chassait les Allemands de l’Alsace. La campagne du maréchal de Turenne fut heureuse, et celle du prince de Condé sanglante. Les petits combats de Sintzheim et de Turkheim furent décisifs: la grande et célèbre bataille de Senef ne fut qu’un carnage. Le grand Condé, qui la donna pendant les marches sourdes de Turenne en Alsace, n’en tira aucun succès, soit que les circonstances des lieux lui fussent moins favorables, soit qu’il eût pris des mesures moins justes, soit plutôt qu’il eût des généraux plus habiles et de meilleures troupes à combattre. Le marquis de Feuquières veut qu’on ne donne à la bataille de Senef que le nom de combat, parceque l’action ne se passa pas entre deux armées rangées, et que tous les corps n’agirent point; mais il paraît qu’on s’accorde à nommer bataille cette journée si vive et si meurtrière. Le choc de trois mille hommes rangés, dont tous les petits corps agiraient, ne serait qu’un combat. C’est toujours l’importance qui décide du nom.

Le prince de Condé avait à tenir la campagne, avec environ quarante-cinq mille hommes, contre le prince d’Orange, qui en avait, dit-on, soixante mille. Il attendit que l’armée ennemie passât un défilé à Senef, près de Mons. Il attaqua (11 août 1674) une partie de l’arrière-garde, composée d’Espagnols, et y eut un grand avantage. On blâma le prince d’Orange de n’avoir pas pris assez de précaution dans le passage du défilé; mais on admira la manière dont il rétablit le désordre, et on n’approuva pas que Condé voulût ensuite recommencer le combat contre des ennemis trop bien retranchés. On se battit à trois reprises. Les deux généraux, dans ce mélange de fautes et de grandes actions, signalèrent également leur présence d’esprit et leur courage. De tous les combats que donna le grand Condé, ce fut celui où il prodigua le plus sa vie et celle de ses soldats. Il eut trois chevaux tués sous lui. Il voulait, après trois attaques meurtrières, en hasarder encore une quatrième. Il parut, dit un officier qui y était, qu’il n’y avait plus que le prince de Condé qui eût envie de se battre. Ce que cette action eut de plus singulier, c’est que les troupes de part et d’autre, après les mêlées les plus sanglantes et les plus acharnées, prirent la fuite le soir par une terreur panique. Le lendemain, les deux armées se retirèrent chacune de son coté, aucune n’ayant ni le champ de bataille, ni la victoire, toutes deux plutôt également affaiblies et vaincues. Il y eut près de sept mille morts et cinq mille prisonniers du côté des Français; les ennemis firent une perte égale. Tant de sang inutilement répandu empêcha l’une et l’autre armée de rien entreprendre de considérable. Il importe tant de donner de la réputation à ses armes, que le prince d’Orange, pour faire croire qu’il avait eu la victoire, assiégea Oudenarde; mais le prince de Condé prouva qu’il n’avait pas perdu la bataille, en fesant aussitôt lever le siége et en poursuivant le prince d’Orange.

On observa également en France et chez les alliés la vaine cérémonie de rendre graces à Dieu d’une victoire qu’on n’avait point remportée: usage établi pour encourager les peuples, qu’il faut toujours tromper.

Turenne en Allemagne, avec une petite armée, continua des progrès qui étaient le fruit de son génie. Le conseil de Vienne, n’osant plus confier la fortune de l’empire à des princes qui l’avaient mal défendu, remit à la tête de ses armées le général Montecuculli, celui qui avait vaincu les Turcs à la journée de Saint-Gothard, et qui, malgré Turenne et Condé, avait joint le prince d’Orange, et avait arrêté la fortune de Louis XIV, après la conquête de trois provinces de Hollande.

On a remarqué que les plus grands généraux de l’empire ont souvent été tirés d’Italie. Ce pays, dans sa décadence et dans son esclavage, porte encore des hommes qui font souvenir de ce qu’il était autrefois. Montecuculli était seul digne d’être opposé à Turenne. Tous deux avaient réduit la guerre en art. Ils passèrent quatre mois à se suivre, à s’observer dans des marches et dans des campements plus estimés que des victoires par les officiers allemands et français. L’un et l’autre jugeait de ce que son adversaire allait tenter, par les démarches que lui-même eût voulu faire à sa place; et ils ne se trompèrent jamais. Ils opposaient l’un à l’autre la patience, la ruse, et l’activité; enfin, ils étaient prêts d’en venir aux mains, et de commettre leur réputation au sort d’une bataille, auprès du village de Saltzbach, lorsque Turenne, en allant choisir une place pour dresser une batterie, fut tué d’un coup de canon (27 juillet 1675). Il n’y a personne qui ne sache les circonstances de cette mort; mais on ne peut se défendre d’en retracer les principales, par le même esprit qui fait qu’on en parle encore tous les jours.

Il semble qu’on ne puisse trop redire que le même boulet qui le tua ayant emporté le bras de Saint-Hilaire, lieutenant-général de l’artillerie, son fils, se jetant en larmes auprès de lui, Ce n’est pas moi, lui dit Saint-Hilaire, c’est ce grand homme qu’il faut pleurer; paroles comparables à tout ce que l’histoire a consacré de plus héroïque, et le plus digne éloge de Turenne. Il est très rare que sous un gouvernement monarchique, où les hommes ne sont occupés que de leur intérêt particulier, ceux qui ont servi la patrie meurent regrettés du public. Cependant Turenne fut pleuré des soldats et des peuples. Louvois fut le seul qui ne le regretta pas: la voix publique l’accusa même lui et son frère, l’archevêque de Reims, de s’être réjouis indécemment de la perte de ce grand homme. On sait les honneurs que le roi fit rendre à sa mémoire, et qu’il fut enterré à Saint-Denys comme le connétable Du Guesclin[472], au-dessus duquel l’opinion générale l’élève autant que le siècle de Turenne est supérieur au siècle du connétable.

Turenne n’avait pas eu toujours des succès heureux à la guerre; il avait été battu à Mariendal, à Rethel, à Cambrai; aussi disait-il qu’il avait fait des fautes, et il était assez grand pour l’avouer. Il ne fit jamais de conquêtes éclatantes, et ne donna point de ces grandes batailles rangées dont la décision rend quelquefois une nation maîtresse de l’autre; mais ayant toujours réparé ses défaites et fait beaucoup avec peu, il passa pour le plus habile capitaine de l’Europe, dans un temps où l’art de la guerre était plus approfondi que jamais. De même, quoiqu’on lui eût reproché sa défection dans les guerres de la fronde; quoiqu’à l’âge de près de soixante ans l’amour lui eût fait révéler le secret de l’état[473]; quoiqu’il eût exercé dans le Palatinat des cruautés qui ne semblaient pas nécessaires, il conserva la réputation d’un homme de bien, sage, et modéré, parceque ses vertus et ses grands talents, qui n’étaient qu’à lui, devaient faire oublier des faiblesses et des fautes qui lui étaient communes avec tant d’autres hommes. Si on pouvait le comparer à quelqu’un, on oserait dire que de tous les généraux des siècles passés, Gonsalve de Cordoue, surnommé le grand capitaine, est celui auquel il ressemblait davantage.

Né calviniste, il s’était fait catholique l’an 1668. Aucun protestant, et même aucun philosophe ne pensa que la persuasion seule eût fait ce changement dans un homme de guerre, dans un politique âgé de cinquante années[474], qui avait encore des maîtresses. On sait que Louis XIV, en le créant maréchal général de ses armées, lui avait dit ces propres paroles rapportées dans les lettres de Pellisson et ailleurs: «Je voudrais que vous m’obligeassiez à faire quelque chose de plus pour vous.» Ces paroles (selon eux) pouvaient, avec le temps, opérer une conversion. La place de connétable pouvait tenter un cœur ambitieux. Il était possible aussi que cette conversion fut sincère. Le cœur humain rassemble souvent la politique, l’ambition, les faiblesses de l’amour, les sentiments de la religion. Enfin il était très vraisemblable que Turenne ne quitta la religion de ses pères que par politique; mais les catholiques, qui triomphèrent de ce changement, ne voulurent pas croire l’ame de Turenne capable de feindre[475].

Ce qui arriva en Alsace, immédiatement après la mort de Turenne, rendit sa perte encore plus sensible. Montecuculli, retenu par l’habileté du général français trois mois entiers au-delà du Rhin, passa ce fleuve dès qu’il sut qu’il n’avait plus Turenne à craindre. Il tomba sur une partie de l’armée qui demeurait éperdue entre les mains de Lorges et de Vaubrun, deux lieutenants-généraux désunis et incertains. Cette armée, se défendant avec courage, ne put empêcher les Impériaux de pénétrer dans l’Alsace, dont Turenne les avait tenus écartés. Elle avait besoin d’un chef non seulement pour la conduire, mais pour réparer la défaite récente du maréchal de Créqui, homme d’un courage entreprenant, capable des actions les plus belles et les plus téméraires, dangereux à sa patrie autant qu’aux ennemis.

Créqui venait d’être vaincu, par sa faute, à Consarbruck. (11 août 1675) Un corps de vingt mille Allemands, qui assiégeait Trèves, tailla en pièces et mit en fuite sa petite armée. Il échappe à peine lui quatrième. Il court, à travers de nouveaux périls, se jeter dans Trèves, qu’il aurait dû secourir avec prudence, et qu’il défendit avec courage. Il voulait s’ensevelir sous les ruines de la place; la brèche était praticable: il s’obstine à tenir encore. La garnison murmure. Le capitaine Bois-Jourdain, à la tête des séditieux, va capituler sur la brèche. On n’a point vu commettre une lâcheté avec tant d’audace. Il menace le maréchal de le tuer s’il ne signe. Créqui se retire, avec quelques officiers fidèles, dans une église: il aima mieux être pris à discrétion que de capituler[476].

Pour remplacer les hommes que la France avait perdus dans tant de siéges et de combats, Louis XIV fut conseillé de ne se point tenir aux recrues de milice comme à l’ordinaire, mais de faire marcher le ban et l’arrière-ban. Par une ancienne coutume, aujourd’hui hors d’usage, les possesseurs des fiefs étaient dans l’obligation d’aller à leurs dépens à la guerre pour le service de leur seigneur suzerain, et de rester armés un certain nombre de jours. Ce service composait la plus grande partie des lois de nos nations barbares. Tout est changé aujourd’hui en Europe; il n’y a aucun état qui ne lève des soldats, qu’on retient toujours sous le drapeau, et qui forment des corps disciplinés.

Louis XIII convoqua une fois la noblesse de son royaume. Louis XIV suivit alors cet exemple. Le corps de la noblesse marcha sous les ordres du marquis depuis maréchal de Rochefort, sur les frontières de Flandre; et après sur celles d’Allemagne; mais ce corps ne fut ni considérable ni utile, et ne pouvait l’être. Les gentilshommes, aimant la guerre et capables de bien servir, étaient officiers dans les troupes; ceux que l’âge où le mécontentement tenait renfermés chez eux n’en sortirent point; les autres, qui s’occupaient à cultiver leurs héritages, vinrent avec répugnance au nombre d’environ quatre mille. Rien ne ressemblait moins à une troupe guerrière. Tous montés et armés inégalement, sans expérience et sans exercice, ne pouvant ni ne voulant faire un service régulier, ils ne causèrent que de l’embarras, et on fut dégoûté d’eux pour jamais. Ce fut la dernière trace, dans nos armées réglées, qu’on ait vue de l’ancienne chevalerie, qui composait autrefois ces armées, et qui, avec le courage naturel à la nation, ne fit jamais bien la guerre.

(Août et septembre 1675) Turenne mort, Créqui battu et prisonnier, Trèves prise, Montecuculli fesant contribuer l’Alsace, le roi crut que le prince de Condé pouvait seul ranimer la confiance des troupes, que décourageait la mort de Turenne. Condé laissa le maréchal de Luxembourg soutenir en Flandre la fortune de la France, et alla arrêter les progrès de Montecuculli. Autant il venait de montrer d’impétuosité à Senef, autant il eut alors de patience. Son génie, qui se pliait à tout, déploya le même art que Turenne. Deux seuls campements arrêtèrent les progrès de l’armée allemande, et firent lever à Montecuculli les sieges d’Haguenau et de Saverne. Après cette campagne, moins éclatante que celle de Senef, et plus estimée, ce prince cessa de paraître à la guerre. Il eût voulu que son fils commandât; il offrait de lui servir de conseil; mais le roi ne voulait pour généraux ni de jeunes gens ni de princes; c’était avec quelque peine qu’il s’était servi même du prince de Condé. La jalousie de Louvois contre Turenne avait contribué, autant que le nom de Condé, à le mettre à la tête des armées.

Ce prince se retira à Chantilli, d’où il vint très rarement à Versailles voir sa gloire éclipsée dans un lieu où le courtisan ne considère que la faveur. Il passa le reste de sa vie tourmenté de la goutte, se consolant de ses douleurs et de sa retraite dans la conversation des hommes de génie en tout genre, dont la France était alors remplie. Il était digne de les entendre; et n’était étranger dans aucune des sciences ni des arts où ils brillaient. Il fut admiré encore dans sa retraite: mais enfin ce feu dévorant qui en avait fait dans sa jeunesse un héros impétueux et plein de passions, ayant consumé les forces de son corps, né plus agile que robuste, il éprouva la caducité avant le temps, et son esprit s’affaiblissant avec son corps, il ne resta rien du grand Condé, les deux dernières années de sa vie: il mourut en 1686[477]. Montecuculli se retira du service de l’empereur, en même temps que le prince de Condé cessa de commander les armées de France.

C’est un conte bien répandu et bien méprisable que Montecuculli renonça au commandement des armées après la mort de Turenne, parcequ’il n’avait, disait-il, plus d’émule digne de lui. Il aurait dit une sottise, quand même il ne fût pas resté un Condé. Loin de dire cette sottise dont on lui fait honneur, il combattit contre les Français, et leur fit repasser le Rhin cette année. D’ailleurs, quel général d’armée aurait jamais dit à son maître: «Je ne veux plus vous servir, parceque vos ennemis sont trop faibles, et que j’ai un mérite trop supérieur?»

CHAPITRE XIII.

Depuis la mort de Turenne jusqu’à la paix de Nimègue, en 1678.

Après la mort de Turenne et la retraite du prince de Condé, le roi n’en continua pas la guerre avec moins d’avantage contre l’empire, l’Espagne, et la Hollande. Il avait des officiers formés par ces deux grands hommes. Il avait Louvois, qui lui, valait plus qu’un général, parceque sa prévoyance mettait les généraux en état d’entreprendre tout ce qu’ils voulaient. Les troupes, long-temps victorieuses, étaient animées du même esprit qu’excitait encore la présence d’un roi toujours heureux.

Il prit en personne, dans le cours de cette guerre, (26 avril 1676) Condé, (11 mai 1676) Bouchain, (17 mars 1677) Valenciennes, (5 avril 1677) Cambrai. On l’accusa, au siége de Bouchain, d’avoir craint de combattre le prince d’Orange, qui vint se présenter devant lui avec cinquante mille hommes pour tenter de jeter du secours dans la place. On reprocha aussi au prince d’Orange d’avoir pu livrer bataille à Louis XIV, et de ne l’avoir pas fait. Car tel est le sort des rois et des généraux, qu’on les blâme toujours de ce qu’ils font et de ce qu’ils ne font pas; mais ni lui ni le prince d’Orange n’étaient blâmables. Le prince ne donna point la bataille quoiqu’il le voulût, parceque Monterey, gouverneur des Pays-Bas, qui était dans son armée, ne voulut point exposer son gouvernement au hasard d’un événement décisif; la gloire de la campagne demeura au roi, puisqu’il fit ce qu’il voulut, et qu’il prit une ville en présence de son ennemi.

A l’égard de Valenciennes, elle fut prise d’assaut, par un de ces événements singuliers qui caractérisent le courage impétueux de la nation.

Le roi fesait ce siége, ayant avec lui son frère et cinq maréchaux de France, d’Humières, Schomberg, La Feuillade, Luxembourg, et de Lorge. Les maréchaux commandaient chacun leur jour l’un après l’autre. Vauban dirigeait toutes les opérations.

On n’avait pris encore aucun des dehors de la place. Il fallait d’abord attaquer deux demi-lunes. Derrière ces demi-lunes était un grand ouvrage à couronne, palissade et fraisé, entouré d’un fossé coupé de plusieurs traverses. Dans cet ouvrage à couronne était encore un autre ouvrage, entouré d’un autre fossé. Il fallait, après s’être rendu maître de tous ces retranchements, franchir un bras de l’Escaut. Ce bras franchi, on trouvait encore un autre ouvrage, qu’on nomme pâté. Derrière ce pâté coulait le grand cours de l’Escaut, profond et rapide, qui sert de fossé à la muraille. Enfin la muraille était soutenue par de larges remparts. Tous ces ouvrages étaient couverts de canons. Une garnison de trois mille hommes préparait une longue résistance.

Le roi tint conseil de guerre pour attaquer les ouvrages du dehors. C’était l’usage que ces attaques se fissent toujours pendant la nuit, afin de marcher aux ennemis sans être aperçu, et d’épargner le sang du soldat. Vauban proposa de faire l’attaque en plein jour. Tous les maréchaux de France se récrièrent contre cette proposition. Louvois la condamna. Vauban tint ferme, avec la confiance d’un homme certain de ce qu’il avance. «Vous voulez, dit-il, ménager le sang du soldat: vous l’épargnerez bien davantage quand il combattra de jour, sans confusion et sans tumulte, sans craindre qu’une partie de nos gens tire sur l’autre, comme il n’arrive que trop souvent. Il s’agit de surprendre l’ennemi, il s’attend toujours aux attaques de nuit: nous le surprendrons en effet, lorsqu’il faudra qu’épuisé des fatigues d’une veille il soutienne les efforts de nos troupes fraîches. Ajoutez à cette raison que s’il y a dans cette armée des soldats de peu de courage, la nuit favorise leur timidité; mais que pendant le jour l’œil du général inspire la valeur, et élève les hommes au-dessus d’eux-mêmes.»

Le roi se rendit aux raisons de Vauban, malgré Louvois et cinq maréchaux de France.

(17 mars 1677) A neuf heures du matin les deux compagnies de mousquetaires, une centaine de grenadiers, un bataillon des gardes, un du régiment de Picardie, montent de tous côtés sur ce grand ouvrage à couronne. L’ordre était simplement de s’y loger, et c’était beaucoup: mais quelques mousquetaires noirs, ayant pénétré par un petit-sentier jusqu’au retranchement intérieur qui était dans cette fortification, ils s’en rendent d’abord les maîtres. Dans le même temps, les mousquetaires gris y abordent par un autre endroit. Les bataillons des gardes les suivent: on tue et on poursuit les assiégés: les mousquetaires baissent le pont-levis qui joint cet ouvrage aux autres: ils suivent l’ennemi de retranchement en retranchement, sur le petit bras de l’Escaut et sur le grand. Les gardes s’avancent en foule. Les mousquetaires sont déjà dans la ville, avant que le roi sache que le premier ouvrage attaqué est emporté.

Ce n’était pas encore ce qu’il y eut de plus étrange dans cette action. Il était vraisemblable que de jeunes mousquetaires, emportés par l’ardeur du succès, se jetteraient aveuglément sur les troupes et sur les bourgeois qui venaient à eux dans la rue; qu’ils y périraient, ou que la ville allait être pillée: mais ces jeunes gens, conduits par un cornette, nommé Moissac, se mirent en bataille derrière des charrettes; et, tandis que les troupes qui venaient se formaient sans précipitation, d’autres mousquetaires s’emparaient des maisons voisines, pour protéger par le feu ceux qui étaient dans la rue: on donnait des otages de part et d’autre: le conseil de ville s’assemblait: on députait vers le roi: tout cela se fesait sans qu’il y eût rien de pillé, sans confusion, sans faire de fautes d’aucune espèce. Le roi fit la garnison prisonnière de guerre, et entra dans Valenciennes, étonné d’en être le maître. La singularité de l’action a engagé à entrer dans ce détail.

(9 mars 1678) Il eut encore la gloire de prendre Gand[478] en quatre jours, et Ypres en sept (25 mars). Voilà ce qu’il fit par lui-même. Ses succès furent encore plus grands par ses généraux.

(Septembre 1676) Du côté de l’Allemagne, le maréchal duc de Luxembourg laissa d’abord, à la vérité, prendre Philipsbourg à sa vue, essayant en vain de la secourir avec une armée de cinquante mille hommes. Le général qui prit Philipsbourg était Charles V, nouveau duc de Lorraine, héritier de son oncle Charles IV, et dépouillé comme lui de ses états. Il avait toutes les qualités de son malheureux oncle, sans en avoir les défauts. Il commanda long-temps les armées de l’empire avec gloire: mais, malgré la prise de Philipsbourg, et quoiqu’il fût à la tête de soixante mille combattants, il ne put jamais rentrer dans ses états. En vain il mit sur ses étendards, aut nunc, aut nunquam, ou maintenant, ou jamais.

Le maréchal de Créqui racheté de sa prison, et devenu plus prudent par sa défaite de Consarbruck, lui ferma toujours l’entrée de la Lorraine. (7 octobre 1677) Il le battit dans le petit combat de Kochersberg en Alsace. Il le harcela et le fatigua sans relâche. (14 novembre 1677) Il prit Fribourg à sa vue; et quelque temps après il battit encore un détachement de son armée à Rhinfeld. (Juillet 1678) Il passa la rivière de Kins[479] en sa présence, le poursuivit vers Offenbourg, le chargea dans sa retraite; et ayant immédiatement après emporté le fort de Kehl, l’epée à la main, il alla brûler le pont de Strasbourg, par lequel cette ville, qui était libre encore, avait donné tant de fois passage aux armées impériales. Ainsi le maréchal de Créqui répara un jour de témérité par une suite de succès dus à sa prudence; et il eût peut-être acquis une réputation égale à celle de Turenne, s’il eût vécu.

Le prince d’Orange ne fut pas plus heureux en Flandre que le duc de Lorraine en Allemagne: non seulement il fut obligé de lever le siége de Mastricht et de Charleroi; mais, après avoir laissé tomber Condé, Bouchain, et Valenciennes, sous la puissance de Louis XIV, il perdit la bataille de Mont-Cassel contre Monsieur (11 avril 1677), en voulant secourir Saint-Omer. Les maréchaux de Luxembourg et d’Humières commandaient l’armée sous Monsieur. On prétend qu’une faute du prince d’Orange et un mouvement habile de Luxembourg décidèrent du gain de la bataille. Monsieur chargea avec une valeur et une présence d’esprit qu’on n’attendait pas d’un prince efféminé. Jamais on ne vit un plus grand exemple que le courage n’est point incompatible avec la mollesse. Ce prince, qui s’habillait souvent en femme, qui en avait les inclinations, agit en capitaine et en soldat. Le roi, son frère, parut jaloux de sa gloire. Il parla peu à Monsieur de sa victoire. Il n’alla pas même voir le champ de bataille, quoiqu’il se trouvât tout auprès. Quelques serviteurs de Monsieur, plus pénétrants que les autres, lui prédirent alors qu’il ne commanderait plus d’armée; et ils ne se trompèrent pas.

Tant de villes prises, tant de combats gagnés en Flandre et en Allemagne, n’étaient pas les seuls succès de Louis XIV dans cette guerre. Le comte de Schomberg et le maréchal de Navailles battaient les Espagnols dans le Lampourdan, au pied des Pyrénées. On les attaquait jusque dans la Sicile.

La Sicile, depuis le temps des tyrans de Syracuse, sous lesquels au moins elle avait été comptée pour quelque chose dans le monde, a toujours été subjuguée par des étrangers; asservie successivement aux Romains, aux Vandales, aux Arabes, aux Normands, sous le vasselage des papes, aux Français, aux Allemands, aux Espagnols; haïssant presque toujours ses maîtres, se révoltant contre eux, sans faire de véritables efforts dignes de la liberté, et excitant continuellement des séditions pour changer de chaînes.

Les magistrats de Messine venaient d’allumer une guerre civile contre leurs gouverneurs, et d’appeler la France à leur secours. Une flotte espagnole bloquait leur port. Ils étaient réduits aux extrémités de la famine.

D’abord le chevalier de Valbelle vint avec quelques frégates à travers la flotte espagnole. Il apporte à Messine des vivres, des armes, et des soldats. Ensuite le duc de Vivonne arrive avec sept vaisseaux de guerre de soixante pièces de canon, deux de quatre-vingts, et plusieurs brûlots; il bat la flotte ennemie (9 février 1675), et entre victorieux dans Messine.

L’Espagne est obligée d’implorer, pour la défense de la Sicile, les Hollandais ses anciens ennemis, qu’on regardait toujours comme les maîtres de la mer. Ruyter vient à son secours du fond du Zuiderzée, passe le détroit, et joint à vingt vaisseaux espagnols vingt-trois grands vaisseaux de guerre.

Alors les Français qui, joints avec les Anglais, n’avaient pu battre les flottes de Hollande, l’emportèrent seuls sur les Hollandais et les Espagnols réunis. (8 janvier 1676) Le duc de Vivonne, obligé de rester dans Messine pour contenir le peuple déjà mécontent de ses défenseurs, laissa donner cette bataille par Duquesne, lieutenant général des armées navales, homme aussi singulier que Ruyter, parvenu comme lui au commandement par son seul mérite, mais n’ayant encore jamais commandé d’armée navale, et plus signalé jusqu’à ce moment dans l’art d’un armateur que dans celui d’un général. Mais quiconque a le génie de son art et du commandement, passe bien vite et sans effort du petit au grand. Duquesne se montra grand général de mer contre Ruyter. C’était l’être que de remporter sur ce Hollandais un faible avantage. Il livra encore une seconde bataille navale aux deux flottes ennemies près d’Agouste[480] (12 mars 1676). Ruyter blessé dans cette bataille y termina sa glorieuse vie. C’est un des hommes dont la mémoire est encore dans la plus grande vénération en Hollande. Il avait commencé par être valet et mousse de vaisseau; il n’en fut que plus respectable. Le nom des princes de Nassau n’est pas au-dessus du sien. Le conseil d’Espagne lui donna le titre et les patentes de duc, dignité étrangère et frivole pour un républicain. Ces patentes ne vinrent qu’après sa mort. Les enfants de Ruyter, dignes de leur père, refusèrent ce titre si brigué dans nos monarchies, mais qui n’est pas préférable au nom de bon citoyen.

Louis XIV eut assez de grandeur d’ame pour être affligé de sa mort. On lui représenta qu’il était défait d’un ennemi dangereux. Il répondit «qu’on ne pouvait s’empêcher d’être sensible à la mort d’un grand homme.»

Duquesne, le Ruyter de la France, attaqua une troisième fois les deux flottes après la mort du général hollandais. Il leur coula à fond, brûla, et prit plusieurs vaisseaux. Le maréchal duc de Vivonne avait le commandement en chef dans cette bataille; mais ce n’en fut pas moins Duquesne qui remporta la victoire[481]. L’Europe était étonnée que la France fût devenue en si peu de temps aussi redoutable sur mer que sur terre. Il est vrai que ces armements et ces batailles gagnées ne servirent qu’à répandre l’alarme dans tous les états. Le roi d’Angleterre, ayant commencé la guerre pour l’intérêt de la France, était prêt enfin de se liguer avec le prince d’Orange, qui venait d’épouser sa nièce. De plus, la gloire acquise en Sicile coûtait trop de trésors. Enfin les Français évacuèrent Messine (8 avril 1678), dans le temps qu’on croyait qu’ils se rendraient maîtres de toute l’île. On blâma beaucoup Louis XIV d’avoir fait dans cette guerre des entreprises qu’il ne soutint pas, et d’avoir abandonné Messine, ainsi que la Hollande, après des victoires inutiles.

Cependant c’était être bien redoutable de n’avoir d’autre malheur que de ne pas conserver toutes ses conquêtes. Il pressait ses ennemis d’un bout de l’Europe à l’autre. La guerre de Sicile lui avait coûté beaucoup moins qu’à l’Espagne épuisée et battue en tous lieux. Il suscitait encore de nouveaux ennemis à la maison d’Autriche. Il fomentait les troubles de Hongrie; et ses ambassadeurs à la Porte ottomane la pressaient de porter la guerre dans l’Allemagne, dût-il envoyer encore, par bienséance, quelque secours contre les Turcs, appelés par sa politique. Il accablait seul tous ses ennemis. Car alors la Suède, son unique alliée, ne fesait qu’une guerre malheureuse contre l’électeur de Brandebourg. Cet électeur, père du premier roi de Prusse, commençait à donner à son pays une considération qui s’est bien augmentée depuis: il enlevait alors la Poméranie aux Suédois.

Il est remarquable que dans le cours de cette guerre il y eut presque toujours des conférences ouvertes pour la paix; d’abord à Cologne, par la médiation inutile de la Suède; ensuite à Nimègue, par celle de l’Angleterre. La médiation anglaise fut une cérémonie presque aussi vaine que l’avait été l’arbitrage du pape au traité d’Aix-la-Chapelle. Louis XIV fut en effet le seul arbitre. Il fit ses propositions, le 9 d’avril 1678, au milieu de ses conquêtes, et donna à ses ennemis jusqu’au 10 de mai pour les accepter. Il accorda ensuite un délai de six semaines aux états-généraux, qui le demandèrent avec soumission.

Son ambition ne se tournait plus alors du côté de la Hollande. Cette république avait été assez heureuse ou assez adroite pour ne paraître plus qu’auxiliaire dans une guerre entreprise pour sa ruine. L’empire et l’Espagne, d’abord auxiliaires, étaient devenus les principales parties.

Le roi, dans les conditions qu’il imposa, favorisait le commerce des Hollandais; il leur rendait Mastricht, et remettait aux Espagnols quelques villes qui devaient servir de barrières aux Provinces-Unies, comme Charleroi, Courtrai, Oudenarde, Ath, Gand, Limbourg; mais il se réservait Bouchain, Condé, Ypres, Valenciennes, Cambrai, Maubeuge, Aire, Saint-Omer, Cassel, Charlemont, Popering, Bailleul, etc.; ce qui fesait une bonne partie de la Flandre. Il y ajoutait la Franche-Comté, qu’il avait deux fois conquise; et ces deux provinces étaient un assez digne fruit de la guerre.

Il ne voulait dans l’Allemagne que Fribourg ou Philipsbourg, et laissait le choix à l’empereur. Il rétablissait dans l’évêché de Strasbourg et dans leurs terres les deux frères Furstenberg, que l’empereur avait dépouillés, et dont l’un était en prison.

Il fut hautement le protecteur de la Suède, son alliée, et alliée malheureuse, contre le roi de Danemark et l’électeur de Brandebourg. Il exigea que le Danemark rendît tout ce qu’il avait pris sur la Suède; qu’il modérât les droits de passage dans la mer Baltique; que le duc de Holstein fût rétabli dans ses états; que le Brandebourg cédât la Poméranie qu’il avait conquise; que les traités de Vestphalie fussent rétablis de point en point. Sa volonté était une loi d’un bout de l’Europe à l’autre. En vain l’électeur de Brandebourg lui écrivit la lettre la plus soumise, l’appelant monseigneur, selon l’usage, le conjurant de lui laisser ce qu’il avait acquis, l’assurant de son zèle et de son service: ses soumissions furent aussi inutiles que sa résistance, et il fallut que le vainqueur des Suédois rendît toutes ses conquêtes.

Alors les ambassadeurs de France prétendaient la main sur les électeurs. Celui de Brandebourg offrit tous les tempéraments pour traiter à Clèves avec le comte depuis maréchal d’Estrades, ambassadeur auprès des États-Généraux. Le roi ne voulut jamais permettre qu’un homme qui le représentait cédât à un électeur, et le comte d’Estrades ne put traiter.

Charles-Quint avait mis l’égalité entre les grands d’Espagne et les électeurs. Les pairs de France par conséquent la prétendaient. On voit aujourd’hui à quel point les choses sont changées, puisque aux diètes de l’empire les ambassadeurs des électeurs sont traités comme ceux des rois.

Quant à la Lorraine, il offrait de rétablir le nouveau duc Charles V; mais il voulait rester maître de Nanci et de tous les grands chemins.

Ces conditions furent fixées avec la hauteur d’un conquérant; cependant elles n’étaient pas si outrées qu’elles dussent désespérer ses ennemis, et les obliger à se réunir contre lui par un dernier effort: il parlait à l’Europe en maître, et agissait en même temps en politique.

Il sut aux conférences de Nimègue semer la jalousie parmi les alliés. Les Hollandais s’empressèrent de signer, malgré le prince d’Orange, qui, à quelque prix que ce fut, voulait faire la guerre; ils disaient que les Espagnols étaient trop faibles pour les secourir s’ils ne signaient pas.

Les Espagnols, voyant que les Hollandais avaient accepté la paix, la reçurent aussi, disant que l’empire ne fesait pas assez d’efforts pour la cause commune.

Enfin les Allemands, abandonnés de la Hollande et de l’Espagne, signèrent les derniers, en laissant Fribourg au roi, et confirmant les traités de Vestphalie.

Rien ne fut changé aux conditions prescrites par Louis XIV. Ses ennemis eurent beau faire des propositions outrées pour colorer leur faiblesse, l’Europe reçut de lui des lois et la paix. Il n’y eut que le duc de Lorraine qui osa refuser l’acceptation d’un traité qui lui semblait trop odieux. Il aima mieux être un prince errant dans l’empire qu’un souverain sans pouvoir et sans considération dans ses états: il attendit sa fortune du temps et de son courage.

(10 août 1678) Dans le temps des conférences de Nimègue, et quatre jours après que les plénipotentiaires de France et de Hollande avaient signé la paix, le prince d’Orange fit voir combien Louis XIV avait en lui un ennemi dangereux. Le maréchal de Luxembourg, qui bloquait Mons, venait de recevoir la nouvelle de la paix. Il était tranquille dans le village de Saint-Denys, et dînait chez l’intendant de l’armée. (14 août) Le prince d’Orange, avec toutes ses troupes, fond sur le quartier du maréchal, le force, et engage un combat sanglant, long, et opiniâtre, dont il espérait avec raison une victoire signalée, car non seulement il attaquait, ce qui est un avantage, mais il attaquait des troupes qui se reposaient sur la foi du traité. Le maréchal de Luxembourg eut beaucoup de peine à résister; et s’il y eut quelque avantage dans ce combat, il fut du côté du prince d’Orange, puisque son infanterie demeura maîtresse du terrain où elle avait combattu.

Si les hommes ambitieux comptaient pour quelque chose le sang des autres hommes, le prince d’Orange n’eût point donné ce combat. Il savait certainement que la paix était signée; il savait que cette paix était avantageuse à son pays; cependant il prodiguait sa vie et celle de plusieurs milliers d’hommes pour prémices d’une paix générale qu’il n’aurait pu empêcher, même en battant les Français. Cette action, pleine d’inhumanité non moins que de grandeur, et plus admirée alors que blâmée, ne produisit pas un nouvel article de paix, et coûta, sans aucun fruit, la vie à deux mille Français et à autant d’ennemis. On vit dans cette paix combien les événements contredisent les projets. La Hollande, contre qui seule la guerre avait été entreprise, et qui aurait dû être détruite, n’y perdit rien; au contraire, elle y gagna une barrière: et toutes les autres puissances qui l’avaient garantie de la destruction y perdirent.

Le roi fut en ce temps au comble de la grandeur. Victorieux depuis qu’il régnait, n’ayant assiégé aucune place qu’il n’eût prise, supérieur en tout genre à ses ennemis réunis, la terreur de l’Europe pendant six années de suite, enfin son arbitre et son pacificateur, ajoutant à ses états la Franche-Comté, Dunkerque, et la moitié de la Flandre; et, ce qu’il devait compter pour le plus grand de ses avantages, roi d’une nation alors heureuse, et alors le modèle des autres nations. L’hôtel-de-ville de Paris lui déféra quelque temps après le nom de grand avec solennité (1680), et ordonna que dorénavant ce titre seul serait employé dans tous les monuments publics. On avait, dès 1673, frappé quelques médailles chargées de ce surnom. L’Europe, quoique jalouse, ne réclama pas contre ces honneurs. Cependant le nom de Louis XIV a prévalu dans le public sur celui de grand. L’usage est le maître de tout. Henri, qui fut surnommé le grand à si juste titre après sa mort, est appelé communément Henri IV; et ce nom seul en dit assez. M. le Prince est toujours appelé le grand Condé, non seulement à cause de ses actions héroïques, mais par la facilité qui se trouve à le distinguer, par ce surnom, des autres princes de Condé. Si on l’avait nommé Condé le grand, ce titre ne lui fût pas demeuré. On dit le grand Corneille, pour le distinguer de son frère[482]. On ne dit pas le grand Virgile, ni le grand Homère, ni le grand Tasse. Alexandre-le-Grand n’est plus connu que sous le nom d’Alexandre. On ne dit point César le grand. Charles-Quint, dont la fortune fut plus éclatante que celle de Louis XIV, n’a jamais eu le nom de grand: il n’est resté à Charlemagne que comme un nom propre. Les titres ne servent de rien pour la postérité, le nom d’un homme qui a fait de grandes choses impose plus de respect que toutes les épithètes.

CHAPITRE XIV.

Prise de Strasbourg. Bombardement d’Alger. Soumission de Gênes. Ambassade de Siam. Le pape bravé dans Rome. Électorat de Cologne disputé.

L’ambition de Louis XIV ne fut point retenue par cette paix générale. L’empire, l’Espagne, la Hollande, licencièrent leurs troupes extraordinaires. Il garda toutes les siennes; il fit de la paix un temps de conquêtes (1680): il était même si sûr alors de son pouvoir, qu’il établit dans Metz et dans Brisach[483] des juridictions pour réunir à sa couronne toutes les terres qui pouvaient avoir été autrefois de la dépendance de l’Alsace ou des Trois-Évêchés, mais qui depuis un temps immémorial avaient passé sous d’autres maîtres. Beaucoup de souverains de l’empire, l’électeur palatin, le roi d’Espagne même, qui avait quelques bailliages dans ces pays, le roi de Suède, comme duc des Deux-Ponts, furent cités devant ces chambres pour rendre hommage au roi de France, ou pour subir la confiscation de leurs biens. Depuis Charlemagne on n’avait vu aucun prince agir ainsi en maître et en juge des souverains, et conquérir des pays par des arrêts.

L’électeur palatin et celui de Trèves furent dépouillés des seigneuries de Falkenbourg, de Germersheim, de Veldentz, etc. Ils portèrent en vain leurs plaintes à l’empire assemblé à Ratisbonne, qui se contenta de faire des protestations.

Ce n’était pas assez au roi d’avoir la préfecture des dix villes libres de l’Alsace au même titre que l’avaient eue les empereurs; déjà dans aucune de ces villes on n’osait plus parler de liberté. Restait Strasbourg, ville grande et riche, maîtresse du Rhin par le pont qu’elle avait sur ce fleuve; elle formait seule une puissante république, fameuse par son arsenal qui renfermait neuf cents pièces d’artillerie.

Louvois avait formé dès long-temps le dessein de la donner à son maître. L’or, l’intrigue, et la terreur, qui lui avaient ouvert les portes de tant de villes, préparèrent l’entrée de Louvois dans Strasbourg. (30 septembre 1681) Les magistrats furent gagnés. Le peuple fut consterné de voir à-la-fois vingt mille Français autour de ses remparts; les forts qui les défendaient près du Rhin, insultés et pris dans un moment; Louvois aux portes, et les bourgmestres parlant de se rendre: les pleurs et le désespoir des citoyens, amoureux de la liberté, n’empêchèrent point qu’en un même jour le traité de reddition ne fût proposé par les magistrats, et que Louvois ne prît possession de la ville. Vauban en a fait depuis, par les fortifications qui l’entourent, la barrière la plus forte de la France.

Le roi ne ménageait pas plus l’Espagne; il demandait dans les Pays-Bas la ville d’Alost et tout son bailliage, que les ministres avaient oublié, disait-il, d’insérer dans les conditions de la paix; et, sur les délais de l’Espagne, il fit bloquer la ville de Luxembourg (1682).

En même temps il achetait la forte ville de Casal d’un petit prince duc de Mantoue (1681), qui aurait vendu tout son état pour fournir à ses plaisirs.

En voyant cette puissance qui s’étendait ainsi de tous côtés, et qui acquérait pendant la paix plus que dix rois prédécesseurs de Louis XIV n’avaient acquis par leurs guerres, les alarmes de l’Europe recommencèrent. L’empire, la Hollande, la Suède même, mécontente du roi, firent un traité d’association. Les Anglais menacèrent; les Espagnols voulurent la guerre: le prince d’Orange remua tout pour la faire commencer; mais aucune puissance n’osait alors porter les premiers coups[484].

Le roi, craint partout, ne songea qu’à se faire craindre davantage. (1680) Il portait enfin sa marine au-delà des espérances des Français et des craintes de l’Europe: il eut soixante mille matelots (1681, 1682). Des lois aussi sévères que celles de la discipline des armées de terre retenaient tous ces hommes grossiers dans le devoir. L’Angleterre et la Hollande, ces puissances maritimes, n’avaient ni tant d’hommes de mer, ni de si bonnes lois. Des compagnies de cadets dans les places frontières, et des gardes-marines dans les ports, furent instituées et composées de jeunes gens qui apprenaient tous les arts convenables à leur profession, sous des maîtres payés du trésor public.

Le port de Toulon, sur la Méditerranée, fut construit à frais immenses pour contenir cent vaisseaux de guerre, avec un arsenal et des magasins magnifiques. Sur l’Océan, le port de Brest se formait avec la même grandeur. Dunkerque, le Havre-de-Grace, se remplissaient de vaisseaux: la nature était forcée à Rochefort.

Enfin le roi avait plus de cent vaisseaux de ligne, dont plusieurs portaient cent canons, et quelques uns davantage. Ils ne restaient pas oisifs dans les ports. Ses escadres, sous le commandement de Duquesne, nettoyaient les mers infestées par les corsaires de Tripoli et d’Alger. Il se vengea d’Alger avec le secours d’un art nouveau, dont la découverte fut due à cette attention qu’il avait d’exciter tous les génies de son siècle. Cet art funeste, mais admirable, est celui des galiotes à bombes, avec lesquelles on peut réduire des villes maritimes en cendres. Il y avait un jeune homme, nommé Bernard Renaud, connu sous le nom de petit Renaud, qui, sans avoir jamais servi sur les vaisseaux, était un excellent marin à force de génie. Colbert, qui déterrait le mérite dans l’obscurité, l’avait souvent appelé au conseil de marine, même en présence du roi. C’était par les soins et sur les lumières de Renaud, que l’on suivait depuis peu une méthode plus régulière et plus facile pour la construction des vaisseaux. Il osa proposer dans le conseil de bombarder Alger avec une flotte. On n’avait pas d’idée que les mortiers à bombes pussent n’être pas posés sur un terrain solide. La proposition révolta. Il essuya les contradictions et les railleries que tout inventeur doit attendre; mais sa fermeté, et cette éloquence qu’ont d’ordinaire les hommes vivement frappés de leurs inventions, déterminèrent le roi à permettre l’essai de cette nouveauté.

Renaud fit construire cinq vaisseaux plus petits que les vaisseaux ordinaires, mais plus forts de bois, sans ponts, avec un faux tillac à fond de cale, sur lequel on maçonna des creux où l’on mit les mortiers. Il partit avec cet équipage sous les ordres du vieux Duquesne, qui était chargé de l’entreprise, et n’en attendait aucun succès. Duquesne et les Algériens furent étonnés de l’effet des bombes. (28 octobre 1681) Une partie de la ville fut écrasée et consumée: mais cet art, porté bientôt chez les autres nations, ne servit qu’à multiplier les calamités humaines, et fut plus d’une fois redoutable à la France, où il fut inventé[485].

La marine, ainsi perfectionnée en peu d’années, était le fruit des soins de Colbert. Louvois fesait à l’envi fortifier plus de cent citadelles. De plus, on bâtissait Huningue, Sar-Louis, les forteresses de Strasbourg, Mont-Royal, etc.; et pendant que le royaume acquérait tant de force au dehors, on ne voyait au-dedans que les arts en honneur, l’abondance, les plaisirs. Les étrangers venaient en foule admirer la cour de Louis XIV. Son nom pénétrait chez tous les peuples du monde.

Son bonheur et sa gloire étaient encore relevés par la faiblesse de la plupart des autres rois, et par le malheur de leurs peuples. L’empereur Léopold avait alors à craindre les Hongrois révoltés, et surtout les Turcs qui, appelés par les Hongrois, venaient inonder l’Allemagne. La politique de Louis persécutait les protestants en France, parcequ’il croyait devoir les mettre hors d’état de lui nuire; mais protégeait sous main les protestants et les révoltés de Hongrie, qui pouvaient le servir. Son ambassadeur à la Porte avait pressé l’armement des Turcs avant la paix de Nimègue. Le divan, par une singularité bizarre, a presque toujours attendu que l’empereur fût en paix pour se déclarer contre lui. Il ne lui fit la guerre en Hongrie qu’en 1682; et, l’année d’après, l’armée ottomane, forte, dit-on, de plus de deux cent mille combattants, augmentée encore des troupes hongroises, ne trouvant sur son passage ni villes fortifiées, telles que la France en avait, ni corps d’armée capables de l’arrêter, pénétra jusqu’aux portes de Vienne, après avoir tout renversé sur son passage.

L’empereur Léopold quitta d’abord Vienne avec précipitation, et se retira jusqu’à Lintz, à l’approche des Turcs; et quand il sut qu’ils avaient investi Vienne, il ne prit d’autre parti que d’aller encore plus loin jusqu’à Passau, laissant le duc de Lorraine à la tête d’une petite armée, déjà entamée en chemin par les Turcs, soutenir comme il pourrait la fortune de l’empire[486].

Personne ne doutait que le grand-vizir Kara Mustapha, qui commandait l’armée ottomane, ne se rendît bientôt maître de Vienne, ville mal fortifiée, abandonnée de son maître, défendue à la vérité par une garnison dont le fonds devait être de seize mille hommes, mais dont l’effectif n’était pas de plus de huit mille. On touchait au moment de la plus terrible révolution.

Louis XIV espéra, avec beaucoup de vraisemblance, que l’Allemagne, désolée par les Turcs, et n’ayant contre eux qu’un chef dont la fuite augmentait la terreur commune, serait obligée de recourir à la protection de la France. Il avait une armée sur les frontières de l’empire, prête à le défendre contre ces mêmes Turcs que ses précédentes négociations y avaient amenés. Il pouvait ainsi devenir le protecteur de l’empire, et faire son fils roi des Romains.

Il avait joint d’abord les démarches généreuses à ses desseins politiques, dès que les Turcs avaient menacé l’Autriche; non qu’il eût envoyé une seconde fois des secours à l’empereur, mais il avait déclaré qu’il n’attaquerait point les Pays-Bas, et qu’il laisserait ainsi à la branche d’Autriche espagnole le pouvoir d’aider la branche allemande, prête à succomber: il voulait pour prix de son inaction qu’on le satisfît sur plusieurs points équivoques du traité de Nimègue, et principalement sur ce bailliage d’Alost, qu’on avait oublié d’insérer dans le traité. Il fit lever le blocus de Luxembourg, en 1682, sans attendre qu’on le satisfît, et il s’abstint de toute hostilité une année entière. Cette générosité se démentit enfin pendant le siége de Vienne. Le conseil d’Espagne, au lieu de l’apaiser, l’aigrit; et Louis XIV reprit les armes dans les Pays-Bas, précisément lorsque Vienne était prête de succomber: c’était au commencement de septembre; mais, contre toute attente, Vienne fut délivrée. La présomption du grand-vizir, sa mollesse, son mépris brutal pour les chrétiens, son ignorance, sa lenteur, le perdirent: il fallait l’excès de toutes ces fautes pour que Vienne ne fût pas prise. Le roi de Pologne, Jean Sobieski, eut le temps d’arriver; et avec le secours du duc de Lorraine, il n’eut qu’à se présenter devant la multitude ottomane pour la mettre en déroute (12 septembre 1683). L’empereur revint dans sa capitale avec la douleur de l’avoir quittée. Il y rentra lorsque son libérateur sortait de l’église[487], où l’on avait chanté le Te Deum, et où le prédicateur avait pris pour son texte: «Il fut un homme envoyé de Dieu, nommé Jean.» Vous avez déjà vu[488] que le pape Pie V avait appliqué ces paroles à don Juan d’Autriche, après la victoire de Lépante. Vous savez que ce qui paraît neuf n’est souvent qu’une redite. L’empereur Léopold fut à-la-fois triomphant et humilié. Le roi de France, n’ayant plus rien à ménager, fit bombarder Luxembourg. Il se saisit de Courtrai (novembre 1683), de Dixmude en Flandre. Il s’empara de Trèves, et en démolit les fortifications; tout cela pour remplir, disait-on, l’esprit des traités de Nimègue. Les Impériaux et les Espagnols négociaient avec lui à Ratisbonne, pendant qu’il prenait leurs villes; et la paix de Nimègue enfreinte fut changée en une trêve (août 1684) de vingt ans, par laquelle le roi garda la ville de Luxembourg et sa principauté, qu’il venait de prendre.

(Avril 1684) Il était encore plus redouté sur les côtes de l’Afrique, où les Français n’étaient connus, avant lui, que par les esclaves que fesaient les barbares.

Alger, deux fois bombardée, envoya des députés lui demander pardon, et recevoir la paix; ils rendirent tous les esclaves chrétiens, et payèrent encore de l’argent, ce qui est la plus grande punition des corsaires.

Tunis, Tripoli, firent les mêmes soumissions. Il n’est pas inutile de dire que lorsque Damfreville, capitaine de vaisseau, vint délivrer dans Alger tous les esclaves chrétiens au nom du roi de France, il se trouva parmi eux beaucoup d’Anglais qui, étant déjà à bord, soutinrent à Damfreville que c’était en considération du roi d’Angleterre qu’ils étaient mis en liberté. Alors le capitaine français fit appeler les Algériens, et remettant les Anglais à terre: «Ces gens-ci, dit-il, prétendent n’être délivrés qu’au nom de leur roi, le mien ne prend pas la liberté de leur offrir sa protection; je vous les remets; c’est à vous à montrer ce que vous devez au roi d’Angleterre.» Tous les Anglais furent remis aux fers. La fierté anglaise, la faiblesse du gouvernement de Charles II, et le respect des nations pour Louis XIV, se font connaître par ce trait.

Tel était ce respect universel, qu’on accordait de nouveaux honneurs à son ambassadeur à la Porte ottomane, tel que celui du sopha; tandis qu’il humiliait les peuples d’Afrique qui sont sous la protection du grand-seigneur.

La république de Gênes s’abaissa encore plus devant lui que celle d’Alger. Gênes avait vendu de la poudre et des bombes aux Algériens. Elle construisait quatre galères pour le service de l’Espagne. Le roi lui défendit par son envoyé Saint-Olon, l’un de ses gentilshommes ordinaires, de lancer à l’eau les galères, et la menaça d’un châtiment prompt si elle ne se soumettait à ses volontés. Les Génois, irrités de cette entreprise sur leur liberté, et comptant trop sur le secours de l’Espagne, ne firent aucune satisfaction. Aussitôt quatorze gros vaisseaux, vingt galères, dix galiotes à bombes, plusieurs frégates, sortent du port de Toulon. Seignelai, nouveau secrétaire de la marine, et à qui le fameux Colbert, son père, avait déjà fait exercer cet emploi avant sa mort, était lui-même sur la flotte. Ce jeune homme, plein d’ambition, de courage, d’esprit, d’activité, voulait être à-la-fois guerrier et ministre, avide de toute espèce de gloire, ardent à tout ce qu’il entreprenait, et mêlant les plaisirs aux affaires sans qu’elles en souffrissent. Le vieux Duquesne commandait les vaisseaux, le duc de Mortemar les galères; mais tous deux étaient les courtisans du secrétaire d’état. On arrive devant Gênes; les dix galiotes y jettent quatorze mille bombes (17 mars 1684)[489], et réduisent en cendres une partie de ces édifices de marbre, qui ont fait donner à la ville le nom de Gênes la superbe. Quatorze[490] mille soldats débarqués s’avancent jusqu’aux portes, et brûlent le faubourg de Saint-Pierre d’Arène. Alors, il fallut s’humilier pour prévenir une ruine totale. (22 février 1685) Le roi exigea que le doge de Gênes et quatre principaux sénateurs vinssent implorer sa clémence dans son palais de Versailles; et, de peur que les Génois n’éludassent la satisfaction, et ne dérobassent quelque chose à sa gloire, il voulut que le doge qui viendrait lui demander pardon fût continué dans sa principauté, malgré la loi perpétuelle de Gênes, qui ôte cette dignité à tout doge absent un moment de la ville.

Impériale Lescaro, doge de Gênes, avec les sénateurs Lomellino, Garibaldi, Durazzo, et Salvago, vinrent à Versailles[491] faire tout ce que le roi exigeait d’eux. Le doge, en habit de cérémonie, parla, couvert d’un bonnet de velours rouge qu’il ôtait souvent: son discours et ses marques de soumission étaient dictés par Seignelai. Le roi l’écouta, assis et couvert; mais, comme dans toutes les actions de sa vie il joignait la politesse à la dignité, il traita Lescaro et les sénateurs avec autant de bonté que de faste. Les ministres Louvois, Croissi, et Seignelai, lui firent sentir plus de fierté. Aussi le doge disait: «Le roi ôte à nos cœurs la liberté, par la manière dont il nous reçoit; mais ses ministres nous la rendent.» Ce doge était un homme de beaucoup d’esprit. Tout le monde sait que le marquis de Seignelai lui ayant demandé ce qu’il trouvait de plus singulier à Versailles, il répondit: C’est de m’y voir.

(1684) L’extrême goût que Louis XIV avait pour les choses d’éclat fut encore bien plus flatté par l’ambassade qu’il reçut de Siam[492], pays où l’on avait ignoré jusqu’alors que la France existât. Il était arrivé, par une de ces singularités qui prouvent la supériorité des Européans sur les autres nations, qu’un Grec, fils d’un cabaretier de Céphalonie, nommé Phalk Constance[493], était devenu Barcalon, c’est-à-dire premier ministre ou grand-vizir du royaume de Siam. Cet homme, dans le dessein de s’affermir et de s’élever encore, et dans le besoin qu’il avait de secours étrangers, n’avait osé se confier ni aux Anglais ni aux Hollandais; ce sont des voisins trop dangereux dans les Indes. Les Français venaient d’établir des comptoirs sur les côtes de Coromandel, et avaient porté dans ces extrémités de l’Asie la réputation de leur roi. Constance crut Louis XIV propre à être flatté par un hommage qui viendrait de si loin sans être attendu. La religion, dont les ressorts font jouer la politique du monde depuis Siam jusqu’à Paris, servit encore à ses desseins. Il envoya, au nom du roi de Siam, son maître, une solennelle ambassade avec de grands présents à Louis XIV, pour lui faire entendre que ce roi indien, charmé de sa gloire, ne voulait faire de traité de commerce qu’avec la nation française, et qu’il n’était pas même éloigné de se faire chrétien. La grandeur du roi flattée, et sa religion trompée, l’engagèrent à envoyer au roi de Siam deux ambassadeurs et six jésuites; et depuis il y joignit des officiers avec huit cents soldats: mais l’éclat de cette ambassade siamoise fut le seul fruit qu’on en retira. Constance périt quatre ans après, victime de son ambition: quelque peu des Français qui restèrent auprès de lui furent massacrés, d’autres obligés de fuir; et sa veuve, après avoir été sur le point d’être reine, fut condamnée, par le successeur du roi de Siam, à servir dans la cuisine, emploi pour lequel elle était née.

Cette soif de gloire, qui portait Louis XIV à se distinguer en tout des autres rois, paraissait encore dans la hauteur qu’il affectait avec la cour de Rome. Odescalchi, Innocent XI, fils d’un banquier du Milanais, était sur le trône de l’Église. C’était un homme vertueux, un pontife sage, peu théologien, prince courageux, ferme, et magnifique. Il secourut contre les Turcs l’empire et la Pologne de son argent, et les Vénitiens de ses galères. Il condamnait avec hauteur la conduite de Louis XIV, uni contre des chrétiens avec les Turcs. On s’étonnait qu’un pape prît si vivement le parti des empereurs qui se disent rois des Romains, et qui, s’ils le pouvaient, règneraient dans Rome; mais Odescalchi était né sous la domination autrichienne. Il avait fait deux campagnes dans les troupes du Milanais. L’habitude et l’humeur gouvernent les hommes. Sa fierté s’irritait contre celle du roi qui, de son côté, lui donnait toutes les mortifications qu’un roi de France peut donner à un pape, sans rompre de communion avec lui. Il y avait depuis long-temps dans Rome un abus difficile à déraciner, parcequ’il était fondé sur un point d’honneur dont se piquaient tous les rois catholiques. Leurs ambassadeurs à Rome étendaient le droit de franchise et d’asile, affecté à leur maison, jusqu’à une très grande distance, qu’on nomme quartier. Ces prétentions, toujours soutenues, rendaient la moitié de Rome un asile sûr à tous les crimes. Par un autre abus, ce qui entrait dans Rome sous le nom des ambassadeurs ne payait jamais d’entrée. Le commerce en souffrait, et le fisc en était appauvri.

Le pape Innocent XI obtint enfin de l’empereur, du roi d’Espagne, de celui de Pologne, et du nouveau roi d’Angleterre, Jacques II, prince catholique, qu’ils renonçassent à ces droits odieux. Le nonce Ranucci proposa à Louis XIV de concourir, comme les autres rois, à la tranquillité et au bon ordre de Rome. Louis, très mécontent du pape, répondit «Qu’il ne s’était jamais réglé sur l’exemple d’autrui, et que c’était à lui de servir d’exemple[494].» Il envoya à Rome le marquis de Lavardin en ambassade pour braver le pape. (16 novembre 1687) Lavardin entra dans Rome, malgré les défenses du pontife, escorté de quatre cents gardes de la marine, de quatre cents officiers volontaires, et de deux cents hommes de livrée, tous armés. Il prit possession de son palais, de ses quartiers, et de l’église de Saint-Louis, autour desquels il fit poster des sentinelles, et faire la ronde comme dans une place de guerre. Le pape est le seul souverain à qui on pût envoyer une telle ambassade: car la supériorité qu’il affecte sur les têtes couronnées leur donne toujours envie de l’humilier; et la faiblesse de son état fait qu’on l’outrage toujours impunément. Tout ce qu’Innocent XI put faire, fut de se servir, contre le marquis de Lavardin, des armes usées de l’excommunication; armes dont on ne fait pas même plus de cas à Rome qu’ailleurs, mais qu’on ne laisse pas d’employer comme une ancienne formule, ainsi que les soldats du pape sont armés seulement pour la forme.

Le cardinal d’Estrées, homme d’esprit, mais négociateur souvent malheureux, était alors chargé des affaires de France à Rome. D’Estrées, ayant été obligé de voir souvent le marquis de Lavardin, ne put être ensuite admis à l’audience du pape sans recevoir l’absolution: en vain il s’en défendit, Innocent XI s’obstina à la lui donner, pour conserver toujours cette autorité imaginaire par les usages sur lesquels elle est fondée.

Louis, avec la même hauteur, mais toujours soutenu par les souterrains de la politique, voulut donner un électeur à Cologne. Occupé du soin de diviser ou de combattre l’empire, il prétendait élever à cet électorat le cardinal de Furstenberg, évêque de Strasbourg, sa créature et la victime de ses intérêts, ennemi irréconciliable de l’empereur, qui l’avait fait emprisonner dans la dernière guerre, comme un Allemand vendu à la France.

Le chapitre de Cologne, comme tous les autres chapitres d’Allemagne, a le droit de nommer son évêque, qui par là devient électeur. Celui qui remplissait ce siége était Ferdinand de Bavière, autrefois l’allié, et depuis l’ennemi du roi, comme tant d’autres princes. Il était malade à l’extrémité. L’argent du roi, répandu à propos parmi les chanoines, les intrigues et les promesses, firent élire le cardinal de Furstenberg comme coadjuteur; et après la mort du prince, il fut élu une seconde fois par la pluralité des suffrages. Le pape, par le concordat germanique, a le droit de conférer l’évêché à l’élu, et l’empereur a celui de confirmer à l’électorat. L’empereur et le pape Innocent XI, persuadés que c’était presque la même chose, de laisser Furstenberg sur ce trône électoral et d’y mettre Louis XIV, s’unirent, pour donner cette principauté au jeune Bavière[495], frère du dernier mort. (Octobre 1688) Le roi se vengea du pape en lui ôtant Avignon, et prépara la guerre à l’empereur. Il inquiétait en même temps l’électeur palatin, au sujet des droits de la princesse palatine, Madame, seconde femme de Monsieur; droits auxquels elle avait renoncé par son contrat de mariage. La guerre faite à l’Espagne, en 1667, pour les droits de Marie-Thérèse, malgré une pareille renonciation, prouve bien que les contrats sont faits pour les particuliers. Voilà comme le roi, au comble de sa grandeur, indisposa, ou dépouilla, ou humilia, presque tous les princes; aussi presque tous se réunissaient contre lui.

CHAPITRE XV.

Le roi Jacques détrôné par son gendre Guillaume III, et protégé par Louis XIV.

Le prince d’Orange, plus ambitieux que Louis XIV, avait conçu des projets vastes qui pouvaient paraître chimériques dans un stathouder de Hollande, mais qu’il justifia par son habileté et par son courage. Il voulait abaisser le roi de France, et détrôner le roi d’Angleterre. Il n’eut pas de peine à liguer petit à petit l’Europe contre la France. L’empereur, une partie de l’empire, la Hollande, le duc de Lorraine, s’étaient d’abord secrètement ligués à Augsbourg (1687); ensuite l’Espagne et la Savoie s’unirent à ces puissances. Le pape, sans être expressément un des confédérés, les animait tous par ses intrigues. Venise les favorisait, sans se déclarer ouvertement. Tous les princes d’Italie étaient pour eux. Dans le nord, la Suède était alors du parti des Impériaux, et le Danemark était un allié inutile de la France. Plus de cinq cent mille protestants, fuyant la persécution de Louis, et emportant avec eux hors de France leur industrie et leur haine contre le roi, étaient de nouveaux ennemis qui allaient dans toute l’Europe exciter les puissances déjà animées à la guerre. (On parlera de cette fuite dans le chapitre de la religion[496].) Le roi était de tous côtés entouré d’ennemis, et n’avait d’ami que le roi Jacques.

Jacques, roi d’Angleterre, successeur de Charles II, son frère, était catholique comme lui; mais Charles n’avait bien voulu souffrir qu’on le fît catholique, sur la fin de sa vie, que par complaisance pour ses maîtresses et pour son frère: il n’avait en effet d’autre religion qu’un pur déisme. Son extrême indifférence sur toutes les disputes qui partagent les hommes n’avait pas peu contribué à le faire régner paisiblement en Angleterre. Jacques, au contraire, attaché depuis sa jeunesse à la communion romaine par persuasion, joignit à sa créance l’esprit de parti et de zèle. S’il eût été mahométan, ou de la religion de Confucius, les Anglais n’eussent jamais troublé son règne; mais il avait formé le dessein de rétablir dans son royaume[497] le catholicisme, regardé avec horreur par ces royalistes républicains comme la religion de l’esclavage. C’est une entreprise quelquefois très aisée de rendre une religion dominante dans un pays. Constantin, Clovis, Gustave-Vasa, la reine Élisabeth, firent recevoir sans danger, chacun par des moyens différents, une religion nouvelle; mais pour de pareils changements, deux choses sont absolument nécessaires, une profonde politique et des circonstances heureuses: l’une et l’autre manquaient à Jacques.

Il était indigné de voir que tant de rois dans l’Europe étaient despotiques; que ceux de Suède et de Danemark le devenaient alors; qu’enfin il ne restait plus dans le monde que la Pologne et l’Angleterre où la liberté des peuples subsistât avec la royauté. Louis XIV l’encourageait à devenir absolu chez lui, et les jésuites le pressaient de rétablir leur religion avec leur crédit. Il s’y prit si malheureusement, qu’il ne fit que révolter tous les esprits. Il agit d’abord comme s’il fût venu à bout de ce qu’il avait envie de faire; ayant publiquement à sa cour un nonce du pape, des jésuites, des capucins; mettant en prison sept évêques anglicans, qu’il eût pu gagner; ôtant les priviléges à la ville de Londres, à laquelle il devait plutôt en accorder de nouveaux; renversant avec hauteur des lois qu’il fallait saper en silence; enfin, se conduisant avec si peu de ménagement, que les cardinaux de Rome disaient en plaisantant, «qu’il fallait l’excommunier, comme un homme qui allait perdre le peu de catholicisme qui restait en Angleterre.» Le pape Innocent XI n’espérait rien des entreprises de Jacques, et refusait constamment un chapeau de cardinal, que ce roi demandait pour son confesseur le jésuite Peters. Ce jésuite était un intrigant impétueux qui, dévoré de l’ambition d’être cardinal et primat d’Angleterre, poussait son maître au précipice. Les principales têtes de l’état se réunirent en secret contre les desseins du roi. Ils députèrent vers le prince d’Orange. Leur conspiration fut tramée avec une prudence et un secret qui endormirent la confiance de la cour. [498] Le prince d’Orange équipa une flotte qui devait porter quatorze à quinze mille hommes. Ce prince n’était rien autre chose qu’un particulier illustre, qui jouissait à peine de cinq cent mille florins de rente; mais telle était sa politique heureuse, que l’argent, la flotte, les cœurs des États-Généraux, étaient à lui. Il était roi véritablement en Hollande par sa conduite habile, et Jacques cessait de l’être en Angleterre par sa précipitation. On publia d’abord que cet armement était destiné contre la France. Le secret fut gardé par plus de deux cents personnes. Barillon, ambassadeur de France à Londres, homme de plaisir, plus instruit des intrigues des maîtresses de Jacques que de celles de l’Europe, fut trompé le premier. Louis XIV ne le fut pas; il offrit des secours à son allié, qui les refusa d’abord avec sécurité, et qui les demanda ensuite, lorsqu’il n’était plus temps, et que la flotte du prince, son gendre, était à la voile. Tout lui manqua à-la-fois comme il se manqua à lui-même. (Octobre 1688) Il écrivit en vain à l’empereur Léopold, qui lui répondit: «Il ne vous est arrivé que ce que nous vous avions prédit.» Il comptait sur sa flotte; mais ses vaisseaux laissèrent passer ceux de son ennemi. Il pouvait au moins se défendre sur terre: il avait une armée de vingt mille hommes; et s’il les avait menés au combat sans leur donner le temps de la réflexion, il est à croire qu’ils eussent combattu; mais il leur laissa le loisir de se déterminer. Plusieurs officiers généraux l’abandonnèrent; entre autres, ce fameux Churchill, aussi fatal depuis à Louis qu’à Jacques, et si illustre sous le nom de duc de Marlborough. Il était favori de Jacques, sa créature, le frère de sa maîtresse, son lieutenant-général dans l’armée; cependant il le quitta, et passa dans le camp du prince d’Orange. Le prince de Danemark, gendre de Jacques, enfin sa propre fille, la princesse Anne, l’abandonnèrent.

Alors, se voyant attaqué et poursuivi par un de ses gendres, quitté par l’autre; ayant contre lui ses deux filles, ses propres amis; haï des sujets mêmes qui étaient encore dans son parti, il désespéra de sa fortune: la fuite, dernière ressource d’un prince vaincu, fut le parti qu’il prit sans combattre. Enfin, après avoir été arrêté dans sa fuite par la populace, maltraité par elle, reconduit à Londres; après avoir reçu paisiblement les ordres du prince d’Orange dans son propre palais; après avoir vu sa garde relevée, sans coup férir, par celle du prince, chassé de sa maison, prisonnier à Rochester, il profita de la liberté qu’on lui donnait d’abandonner son royaume; il alla chercher un asile en France[499].

Ce fut là l’époque de la vraie liberté de l’Angleterre. La nation, représentée par son parlement, fixa les bornes, si long-temps contestées, des droits du roi et de ceux du peuple; et ayant prescrit au prince d’Orange les conditions auxquelles il devait régner, elle le choisit pour son roi, conjointement avec sa femme Marie, fille du roi Jacques. Dès lors ce prince ne fut plus connu, dans la plus grande partie de l’Europe, que sous le nom de Guillaume III, roi légitime d’Angleterre et libérateur de la nation. Mais en France il ne fut regardé que comme le prince d’Orange, usurpateur des états de son beau-père.

(Janvier 1689) Le roi fugitif vint avec sa femme, fille d’un duc de Modène, et le prince de Galles encore enfant, implorer la protection de Louis XIV. La reine d’Angleterre, arrivée avant son mari, fut étonnée de la splendeur qui environnait le roi de France, de cette profusion de magnificence qu’on voyait à Versailles, et surtout de la manière dont elle fut reçue. Le roi alla au-devant d’elle jusqu’à Chatou. «[500]Je vous rends, madame, lui dit-il, un triste service: mais j’espère vous en rendre bientôt de plus grands et de plus heureux.» Ce furent ses propres paroles. Il la conduisit au château de Saint-Germain, où elle trouva le même service qu’aurait eu la reine de France: tout ce qui sert à la commodité et au luxe, des présents de toute espèce, en argent, en or, en vaisselle, en bijoux, en étoffes.

Il y avait parmi tous ces présents une bourse de dix mille louis d’or sur sa toilette. Les mêmes attentions furent observées pour son mari, qui arriva un jour après elle. On lui régla six cent mille francs par an pour l’entretien de sa maison, outre les présents sans nombre qu’on lui fit. Il eut les officiers du roi et ses gardes. Toute cette réception était bien peu de chose, auprès des préparatifs qu’on fesait pour le rétablir sur son trône. Jamais le roi ne parut si grand; mais Jacques parut petit. Ceux qui, à la cour et à la ville, décident de la réputation des hommes, conçurent pour lui peu d’estime. Il ne voyait guère que des jésuites. Il alla descendre chez eux à Paris, dans la rue Saint-Antoine. Il leur dit qu’il était jésuite lui-même; et ce qui est de plus singulier, c’est que la chose était vraie. Il s’était fait associer à cet ordre, avec de certaines cérémonies, par quatre jésuites anglais, étant encore duc d’York. Cette pusillanimité dans un prince, jointe à la manière dont il avait perdu sa couronne, l’avilit au point que les courtisans s’égayaient tous les jours à faire des chansons sur lui. Chassé d’Angleterre, on s’en moquait en France. On ne lui savait nul gré d’être catholique. L’archevêque de Reims, frère de Louvois, dit tout haut à Saint-Germain dans son antichambre: «Voilà un bon-homme qui a quitté trois royaumes pour une messe[501].» Il ne recevait de Rome que des indulgences et des pasquinades. Enfin, dans toute cette révolution, sa religion lui rendit si peu de services, que, lorsque le prince d’Orange, le chef du calvinisme, avait mis à la voile pour aller détrôner le roi son beau-père, le ministre du roi catholique à La Haye avait fait dire des messes pour l’heureux succès de ce voyage.

Au milieu des humiliations de ce roi fugitif, et des libéralités de Louis XIV envers lui, c’était un spectacle digne de quelque attention de voir Jacques toucher les écrouelles[502] au petit couvent des Anglaises; soit que les rois anglais se soient attribué ce singulier privilége, comme prétendants à la couronne de la France, soit que cette cérémonie soit établie chez eux depuis le temps du premier Édouard.

Le roi le fit bientôt conduire en Irlande, où les catholiques formaient encore un parti qui paraissait considérable. Une escadre de treize vaisseaux du premier rang était à la rade de Brest pour le transport. Tous les officiers, les courtisans, les prêtres même, qui étaient venus trouver Jacques à Saint-Germain, furent défrayés jusqu’à Brest aux dépens du roi de France. Le jésuite Innès, recteur du collége des Écossais à Paris, était son secrétaire d’état. Un ambassadeur (c’était M. d’Avaux) était nommé auprès du roi détrôné, et le suivit avec pompe. Des armes, des munitions de toute espèce, furent embarquées sur la flotte; on y porta jusqu’aux meubles les plus vils et jusqu’aux plus recherchés. Le roi lui alla dire adieu à Saint-Germain. Là, pour dernier présent, il lui donna sa cuirasse, et lui dit en l’embrassant: «Tout ce que je peux vous souhaiter de mieux est de ne nous jamais revoir.» (12 mai 1689) A peine le roi Jacques était-il débarqué en Irlande avec cet appareil, que vingt-trois autres grands vaisseaux de guerre, sous les ordres de Château-Renaud, et une infinité de navires de transport le suivirent. Cette flotte ayant mis en fuite et dispersé la flotte anglaise qui s’opposait à son passage, débarqua heureusement; et ayant pris dans son retour sept vaisseaux marchands hollandais, revint à Brest, victorieuse de l’Angleterre, et chargée des dépouilles de la Hollande.

(Mars 1690) Bientôt après un troisième secours partit encore de Brest, de Toulon, de Rochefort. Les ports d’Irlande et la mer de la Manche étaient couverts de vaisseaux français.

Enfin Tourville, vice-amiral de France, avec soixante et douze grands vaisseaux, rencontra une flotte anglaise et hollandaise d’environ soixante voiles. On se battit pendant dix heures (juillet 1690): Tourville, Château-Renaud, d’Estrées, Nemond, signalèrent leur courage et une habileté qui donnèrent à la France un honneur auquel elle n’était pas accoutumée. Les Anglais et les Hollandais, jusqu’alors maîtres de l’Océan, et de qui les Français avaient appris depuis si peu de temps à donner des batailles rangées, furent entièrement vaincus. Dix-sept de leurs vaisseaux brisés et démâtés allèrent échouer et se brûler sur leurs côtes. Le reste alla se cacher vers la Tamise, ou entre les bancs de la Hollande. Il n’en coûta pas une seule chaloupe aux Français. Alors ce que Louis XIV souhaitait depuis vingt années, et ce qui avait paru si peu vraisemblable, arriva; il eut l’empire de la mer, empire qui fut à la vérité de peu de durée. Les vaisseaux de guerre ennemis se cachaient devant ses flottes. Seignelai, qui osait tout, fit venir les galères de Marseille sur l’Océan. Les côtes d’Angleterre virent des galères pour la première fois. On fit, par leur moyen, une descente aisée à Tingmouth.

On brûla dans cette baie plus de trente vaisseaux marchands. Les armateurs de Saint-Malo et du nouveau port de Dunkerque s’enrichissaient, eux et l’état, de prises continuelles. Enfin, pendant près de deux années, on ne connaissait plus sur les mers que les vaisseaux français.

Le roi Jacques ne seconda pas en Irlande ces secours de Louis XIV. Il avait avec lui près de six mille Français et quinze mille Irlandais. Les trois quarts de ce royaume se déclaraient en sa faveur. Son concurrent Guillaume était absent; cependant il ne profita d’aucun de ses avantages. Sa fortune échoua d’abord devant la petite ville de Londonderry; il la pressa par un siége opiniâtre, mais mal dirigé, pendant quatre mois. Cette ville ne fut défendue que par un prêtre presbytérien, nommé Walker. Ce prédicant s’était mis à la tête de la milice bourgeoise. Il la menait au prêche et au combat. Il fesait braver aux habitants la famine et la mort. Enfin le prêtre contraignit le roi de lever le siége.

Cette première disgrace en Irlande fut bientôt suivie d’un plus grand malheur: Guillaume arriva, et marcha à lui. La rivière de Boyne était entre eux. (11 juillet 1690) Guillaume entreprend de la franchir à la vue de l’ennemi. Elle était à peine guéable en trois endroits. La cavalerie passa à la nage, l’infanterie était dans l’eau jusqu’aux épaules; mais à l’autre bord il fallait encore traverser un marais; ensuite on trouvait un terrain escarpé qui formait un retranchement naturel. Le roi Guillaume fit passer son armée en trois endroits, et engagea la bataille. Les Irlandais, que nous avons vus de si bons soldats en France et en Espagne, ont toujours mal combattu chez eux[503]. Il y a des nations, dont l’une semble faite pour être soumise à l’autre. Les Anglais ont toujours eu sur les Irlandais la supériorité du génie, des richesses, et des armes[504]. Jamais l’Irlande n’a pu secouer le joug de l’Angleterre, depuis qu’un simple seigneur anglais la subjugua. Les Français combattirent à la journée de la Boyne, les Irlandais s’enfuirent. Leur roi Jacques n’ayant paru, dans l’engagement, ni à la tête des Français ni à la tête des Irlandais, se retira le premier[505]. Il avait toujours cependant montré beaucoup de valeur; mais il y a des occasions où l’abattement d’esprit l’emporte sur le courage. Le roi Guillaume, qui avait eu l’épaule effleurée d’un coup de canon avant la bataille, passa pour mort en France. Cette fausse nouvelle fut reçue à Paris avec une joie indécente et honteuse. Quelques magistrats subalternes encouragèrent les bourgeois et le peuple à faire des illuminations. On sonna les cloches. On brûla dans plusieurs quartiers des figures d’osier qui représentaient le prince d’Orange, comme on brûle le pape dans Londres. On tira le canon de la Bastille, non point par ordre du roi, mais par le zèle inconsidéré d’un commandant. On croirait, sur ces marques d’allégresse et sur la foi de tant d’écrivains, que cette joie effrénée, à la mort prétendue d’un ennemi, était l’effet de la crainte extrême qu’il inspirait. Tous ceux qui ont écrit, et Français et étrangers, ont dit que ces réjouissances étaient le plus grand éloge du roi Guillaume. Cependant, si on veut faire attention aux circonstances du temps et à l’esprit qui régnait alors, on verra bien que la crainte ne produisit pas ces transports de joie. Les bourgeois et le peuple ne savent guère craindre un ennemi que quand il menace leur ville. Loin d’avoir de la terreur au nom de Guillaume, le commun des Français avait alors l’injustice de le mépriser. Il avait presque toujours été battu par les généraux français. Le vulgaire ignorait combien ce prince avait acquis de véritable gloire, même dans ses défaites. Guillaume, vainqueur de Jacques en Irlande, ne paraissait pas encore aux yeux des Français un ennemi digne de Louis XIV. Paris, idolâtre de son roi, le croyait réellement invincible. Les réjouissances ne furent donc point le fruit de la crainte, mais de la haine. La plupart des Parisiens, nés sous le règne de Louis, et façonnés au joug despotique, regardaient alors un roi comme une divinité, et un usurpateur comme un sacrilége. Le petit peuple, qui avait vu Jacques aller tous les jours à la messe, détestait Guillaume hérétique. L’image d’un gendre et d’une fille ayant chassé leur père, d’un protestant régnant à la place d’un catholique, enfin d’un ennemi de Louis XIV, transportait les Parisiens d’une espèce de fureur; mais les gens sages pensaient modérément.

Jacques revint en France, laissant son rival gagner en Irlande de nouvelles batailles, et s’affermir sur le trône. Les flottes françaises furent occupées alors à ramener les Français qui avaient inutilement combattu, et les familles irlandaises catholiques qui, étant très pauvres dans leur patrie, voulurent aller subsister en France des libéralités du roi.

Il est à croire que la fortune eut peu de part à toute cette révolution depuis son commencement jusqu’à sa fin. Les caractères de Guillaume et de Jacques firent tout. Ceux qui aiment à voir dans la conduite des hommes les causes des événements remarqueront que le roi Guillaume, après sa victoire, fit publier un pardon général; et que le roi Jacques vaincu, en passant par une petite ville, nommée Galloway, fit pendre quelques citoyens qui avaient été d’avis de lui fermer les portes[506]. De deux hommes qui se conduisaient ainsi, il était bien aisé de voir qui devait l’emporter.

Il restait à Jacques quelques villes en Irlande; entre autres Limerick, où il y avait plus de douze mille soldats. Le roi de France, soutenant toujours la fortune de Jacques, fit passer encore trois mille hommes de troupes réglées dans Limerick. Pour surcroît de libéralité, il envoya tout ce qui peut servir aux besoins d’un grand peuple et à ceux des soldats. Quarante vaisseaux de transport, escortés de douze vaisseaux de guerre, apportèrent tous les secours possibles en hommes, en ustensiles, en équipages; des ingénieurs, des canonniers, des bombardiers, deux cents maçons; des selles, des brides, des housses, pour plus de vingt mille chevaux; des canons avec leurs affûts, des fusils, des pistolets, des épées, pour armer vingt-six mille hommes; des vivres, des habits, et jusqu’à vingt-six mille paires de souliers. Limerick assiégée, mais munie de tant de secours, espérait de voir son roi combattre pour sa défense. Jacques ne vint point. Limerick se rendit: les vaisseaux français retournèrent encore vers les côtes d’Irlande, et ramenèrent en France environ vingt mille Irlandais, tant soldats que citoyens fugitifs.

Ce qu’il y a peut-être de plus étonnant, c’est que Louis XIV ne se rebuta pas. Il soutenait alors une guerre difficile contre presque toute l’Europe. Cependant il tenta encore de changer la fortune de Jacques par une entreprise décisive, et de faire une descente en Angleterre avec vingt mille hommes. Il comptait sur le parti que Jacques avait conservé en Angleterre. Les troupes étaient assemblées entre Cherbourg et La Hogue. Plus de trois cents navires de transport étaient prêts à Brest. Tourville, avec quarante-quatre grands vaisseaux de guerre, les attendait aux côtes de Normandie. D’Estrées arrivait du port de Toulon avec trente autres vaisseaux. S’il y a des malheurs causés par la mauvaise conduite, il en est qu’on ne peut imputer qu’à la fortune. Le vent, d’abord favorable à l’escadre de d’Estrées, changea; il ne put joindre Tourville, dont les quarante-quatre vaisseaux furent attaqués par les flottes d’Angleterre et de Hollande, fortes de près de cent voiles. La supériorité du nombre l’emporta. Les Français cédèrent après un combat de dix heures (29 juillet 1692[507]). Russel, amiral anglais, les poursuivit deux jours. Quatorze grands vaisseaux, dont deux portaient cent quatre pièces de canon, échouèrent sur la côte; et les capitaines y firent mettre le feu, pour ne les pas laisser brûler par les ennemis. Le roi Jacques, qui du rivage avait vu ce désastre, perdit toutes ses espérances[508].

Ce fut le premier échec que reçut sur la mer la puissance de Louis XIV. Seignelai, qui après Colbert, son père, avait perfectionné la marine, était mort à la fin de 1690. Ponchartrain, élevé de la première présidence de Bretagne à l’emploi de secrétaire d’état de la marine, ne la laissa point périr. Le même esprit régnait toujours dans le gouvernement. La France eut, dès l’année qui suivit la disgrace de La Hogue, des flottes aussi nombreuses qu’elle en avait eu déjà; car Tourville se trouva à la tête de soixante vaisseaux de ligne, et d’Estrées en avait trente, sans compter ceux qui étaient dans les ports (1696); et même, quatre ans après, le roi fit encore un armement plus considérable que tous les précédents, pour conduire Jacques en Angleterre à la tête de vingt mille Français; mais cette flotte ne fit que se montrer, les mesures du parti de Jacques ayant été aussi mal concertées à Londres que celles de son protecteur avaient été bien prises en France.

Il ne resta de ressource au parti du roi détrôné que dans quelques conspirations contre la vie de son rival. Ceux qui les tramèrent périrent presque tous du dernier supplice; et il est à croire que, quand même elles eussent réussi, il n’eût jamais recouvré son royaume. Il passa le reste de ses jours à Saint-Germain, où il vécut des bienfaits de Louis et d’une pension de soixante et dix mille francs, qu’il eut la faiblesse de recevoir en secret de sa fille Marie, par laquelle il avait été détrôné[509]. Il mourut en 1700[510] à Saint-Germain. Quelques jésuites irlandais prétendirent qu’il se fesait des miracles à son tombeau[511]. On parla même de faire canoniser à Rome, après sa mort, ce roi que Rome avait abandonné pendant sa vie.

Peu de princes furent plus malheureux que lui; et il n’y a aucun exemple dans l’histoire d’une maison si long-temps infortunée. Le premier des rois d’Écosse ses aïeux, qui eut le nom de Jacques, après avoir été dix-huit ans prisonnier en Angleterre, mourut assassiné avec sa femme par la main de ses sujets. Jacques II, son fils, fut tué à vingt-neuf ans, en combattant contre les Anglais. Jacques III, mis en prison par son peuple, fut tué ensuite par les révoltés dans une bataille. Jacques IV périt dans un combat qu’il perdit. Marie-Stuart, sa petite-fille, chassée de son trône, fugitive en Angleterre, ayant langui dix-huit ans en prison, se vit condamnée à mort par des juges anglais, et eut la tête tranchée. Charles Iᵉʳ, petit-fils de Marie, roi d’Écosse et d’Angleterre, vendu par les Écossais, et jugé à mort par les Anglais, mourut sur un échafaud dans la place publique. Jacques son fils, septième du nom et deuxième en Angleterre, dont il est ici question, fut chassé de ses trois royaumes; et, pour comble de malheur, on contesta à son fils jusqu’à sa naissance. Ce fils ne tenta de remonter sur le trône de ses pères que pour faire périr ses amis par des bourreaux; et nous avons vu le prince Charles Édouard, réunissant en vain les vertus de ses pères et le courage du roi Jean Sobieski, son aïeul maternel, exécuter les exploits et essuyer les malheurs les plus incroyables[512]. Si quelque chose justifie ceux qui croient une fatalité à laquelle rien ne peut se soustraire, c’est cette suite continuelle de malheurs qui a persécuté la maison de Stuart pendant plus de trois cents années.

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