← Retour

Valentine

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Valentine

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Valentine

Author: George Sand

Release date: December 8, 2005 [eBook #17251]
Most recently updated: December 13, 2020

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Renald Levesque and the
Online Distributed Proofreaders Europe at
http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VALENTINE ***

LIBRAIRIE BLANCHARD
rue RICHELIEU, 78

ÉDITION J. HETZEL

LIBRAIRIE MARESCQ ET Cie
5, RUE DU PONT-De-LODI

1832


VALENTINE

par

George SAND




NOTICE

Valentine est le second roman que j'aie publié, après Indiana, qui eut un succès littéraire auquel j'étais loin de m'attendre; je retournais dans le Berri en 1832, et je me plus à peindre la nature que j'avais sous les yeux depuis mon enfance. Dès ces jours-là, j'avais éprouvé le besoin de la décrire; mais, par un phénomène qui accompagne toutes les émotions profondes, dans l'ordre moral comme dans l'ordre intellectuel, c'est ce qu'on désire le plus manifester, qu'on ose le moins aborder en public. Ce pauvre coin du Berri, cette Vallée-Noire si inconnue, ce paysage sans grandeur, sans éclat, qu'il faut chercher pour le trouver, et chérir pour l'admirer, c'était le sanctuaire de mes premières, de mes longues, de mes continuelles rêveries. Il y avait vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutilés, dans ces chemins raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont les rives ne sont praticables qu'aux enfants et aux troupeaux. Tout cela n'avait de charmes que pour moi, et ne méritait pas d'être révélé aux indifférents. Pourquoi trahir l'incognito de cette contrée modeste qu'aucun grand souvenir historique, qu'aucun grand site pittoresque, ne signalent à l'intérêt ou à la curiosité? Il me semblait que la Vallée-Noire c'était moi-même, c'était le cadre, le vêtement de ma propre existence, et il y avait si loin de là à une toilette brillante et faite pour attirer les regards! Si j'avais compté sur le retentissement de mes œuvres, je crois que j'eusse voilé avec jalousie ce paysage comme un sanctuaire, où, seul jusque-là, peut-être, j'avais promené une pensée d'artiste, une rêverie de poète; mais je n'y comptais pas, je n'y pensais même pas du tout. J étais obligé d'écrire et j'écrivais. Je me laissais entraîner au charme secret répandu dans l'air presque natal dont j'étais enveloppé. La partie descriptive de mon roman fut goûtée. La fable souleva des critiques assez vives sur la prétendue doctrine anti-matrimoniale que j'avais déjà proclamée, disait-on, dans Indiana. Dans l'un et l'autre roman j'avais montré les dangers et les douleurs des unions mal assorties. Il paraît que, croyant faire de la prose, j'avais fait du saint-simonisme sans le savoir. Je n'en étais pas alors à réfléchir sur les misères sociales. J'étais encore trop jeune pour voir et constater autre chose que des faits. J'en serais peut-être toujours resté là, grâce à mon indolence naturelle et à cet amour des choses extérieures qui est le bonheur et l'infirmité des artistes, si l'on ne m'eût poussé, par des critiques un peu pédantesques, à réfléchir davantage et à m'inquiéter des causes premières, dont je n'avais jusque-là saisi que les effets. Mais on m'accusa si aigrement de vouloir faire l'esprit fort et le philosophe, que je me posai un jour cette question: «Voyons donc ce que c'est que la philosophie!»

GEORGE SAND.
Paris, 27 mars 1832.




PREMIÈRE PARTIE.


I.

La partie sud-est du Berry renferme quelques lieues d'un pays singulièrement pittoresque. La grande route qui le traverse dans la direction de Paris à Clermont étant bordée des terres les plus habitées, il est difficile au voyageur de soupçonner la beauté des sites qui l'avoisinent. Mais à celui qui, cherchant l'ombre et le silence, s'enfoncerait dans un de ces chemins tortueux et encaissés qui débouchent sur la route à chaque instant, bientôt se révéleraient de frais et calmes paysages, des prairies d'un vert tendre, des ruisseaux mélancoliques, des massifs d'aunes et de frênes, toute une nature suave et pastorale. En vain chercherait-il dans un rayon de plusieurs lieues une maison d'ardoise et de moellons. À peine une mince fumée bleue, venant à trembloter derrière le feuillage, lui annoncerait le voisinage d'un toit de chaume; et s'il apercevait derrière les noyers de la colline la flèche d'une petite église, au bout de quelques pas il découvrirait un campanile de tuiles rongées par la mousse, douze maisonnettes éparses, entourées de leurs vergers et de leurs chenevières, un ruisseau avec son pont formé de trois soliveaux, un cimetière d'un arpent carré fermé par une haie vive, quatre ormeaux en quinconce et une tour ruinée. C'est ce qu'on appelle un bourg dans le pays.

Rien n'égale le repos de ces campagnes ignorées. Là n'ont pénétré ni le luxe, ni les arts, ni la manie savante des recherches, ni le monstre à cent bras qu'on appelle industrie. Les révolutions s'y sont à peine fait sentir, et la dernière guerre dont le sol garde une imperceptible trace est celle des huguenots contre les catholiques; encore la tradition en est restée si incertaine et si pâle que, si vous interrogiez les habitants, ils vous répondraient que ces choses se sont passées il y a au moins deux mille ans; car la principale vertu de cette race de cultivateurs, c'est l'insouciance en matière d'antiquités. Vous pouvez parcourir ses domaines, prier devant ses saints, boire à ses puits, sans jamais courir le risque d'entendre la chronique féodale obligée, ou la légende miraculeuse de rigueur. Le caractère grave et silencieux du paysan n'est pas un des moindres charmes de cette contrée. Rien ne l'étonne, rien ne l'attire. Votre présence fortuite dans son sentier ne lui fera pas même détourner la tête, et si vous lui demandez le chemin d'une ville ou d'une ferme, toute sa réponse consistera dans un sourire de complaisance, comme pour vous prouver qu'il n'est pas dupe de votre facétie. Le paysan du Berri ne conçoit pas qu'on marche sans bien savoir où l'on va. À peine son chien daignera-t-il aboyer après vous; ses enfants se cacheront derrière la haie pour échapper à vos regards ou à vos questions, et le plus petit d'entre eux, s'il n'a pu suivre ses frères en déroute, se laissera tomber de peur dans le fossé en criant de toutes ses forces. Mais la figure la plus impassible sera celle d'un grand bœuf blanc, doyen inévitable de tous les pâturages, qui, vous regardant fixement du milieu du buisson, semblera tenir en respect toute la famille moins grave et moins bienveillante des taureaux effarouchés.

À part cette première froideur à l'abord de l'étranger, le laboureur de ce pays est bon et hospitalier, comme ses ombrages paisibles, comme ses prés aromatiques.

Une partie de terrain comprise entre deux petites rivières est particulièrement remarquable par les teintes vigoureuses et sombres de sa végétation, qui lui ont fait donner le nom de Vallée-Noire. Elle n'est peuplée que de chaumières éparses et de quelques fermes d'un bon revenu. Celle qu'on appelle Grangeneuve est fort considérable; mais la simplicité de son aspect n'offre rien qui altère celle du paysage. Une avenue d'érables y conduit, et, tout au pied des bâtiments rustiques, l'Indre, qui n'est dans cet endroit qu'un joli ruisseau, se promène doucement au milieu des joncs et des iris jaunes de la prairie.

Le 1er mai est pour les habitants de la Vallée-Noire un jour de déplacement et de fête. À l'extrémité du vallon, c'est-à-dire à deux lieues environ de la partie centrale où est situé Grangeneuve, se tient une de ces fêtes champêtres qui, en tous pays, attirent et réunissent tous les habitants des environs, depuis le sous-préfet du département jusqu'à la jolie grisette qui a plissé, la veille, le jabot administratif; depuis la noble châtelaine jusqu'au petit pâtour (c'est le mot du pays) qui nourrit sa chèvre et son mouton aux dépens des haies seigneuriales. Tout cela mange sur l'herbe, danse sur l'herbe, avec plus ou moins d'appétit, plus ou moins de plaisir; tout cela vient pour se montrer en calèche ou sur un âne, en cornette ou en chapeau de paille d'Italie, en sabots de bois de peuplier ou en souliers de satin turc, en robe de soie ou en jupe de droguet. C'est un beau jour pour les jolies filles, un jour de haute et basse justice pour la beauté, quand, à la lumière inévitable du plein soleil, les grâces un peu problématiques des salons sont appelées au concours vis-à-vis des fraîches santés, des éclatantes jeunesses du village; alors que l'aréopage masculin est composé de juges de tout rang, et que les parties sont en présence au son du violon, à travers la poussière, sous le feu des regards. Bien des triomphes équitables, bien des réparations méritées, bien des jugements longtemps en litige, signalent dans les annales de la coquetterie le jour de la fête champêtre, et le 1er mai était là, comme partout, un grand sujet de rivalité secrète entre les dames de la ville voisine et les paysannes endimanchées de la Vallée-Noire.

Mais ce fut à Grangeneuve que s'organisa dès le matin le plus redoutable arsenal de cette séduction naïve. C'était dans une grande chambre basse, éclairée par des croisées à petit vitrage; les murs étaient revêtus d'un panier assez éclatant de couleur, qui jurait avec les solives noircies du plafond, les portes en plein chêne et le bahut grossier. Dans ce local imparfaitement décoré, où d'assez beaux meubles modernes faisaient ressortir la rusticité classique de sa première condition, une belle fille de seize ans, debout devant le cadre doré et découpé d'une vieille glace qui semblait se pencher vers elle pour l'admirer, mettait la dernière main à une toilette plus riche qu'élégante. Mais Athénaïs, l'héritière unique du bon fermier, était si jeune, si rose, si réjouissante à voir, qu'elle semblait encore gracieuse et naturelle dans ses atours d'emprunt. Tandis qu'elle arrangeait les plis de sa robe de tulle, madame sa mère, accroupie devant la porte, et les manches retroussées jusqu'au coude, préparait, dans un grand chaudron, je ne sais quelle mixture d'eau et de son, autour de laquelle une demi-brigade de canards se tenait en bon ordre dans une attentive extase. Un rayon de soleil vif et joyeux entrait par cette porte ouverte, et venait tomber sur la jeune fille parée, vermeille et mignonne, si différente de sa mère, replète, hâlée, vêtue de bure.

À l'autre bout de la chambre, un jeune homme habillé de noir, assis négligemment sur un canapé, contemplait Athénaïs en silence. Mais son visage n'exprimait pas cette joie expansive, enfantine, que trahissaient tous les mouvements de la jeune fille. Parfois même une légère expression d'ironie et de pitié semblait animer sa bouche grande, mince et mobile.

M. Lhéry, ou plutôt le père Lhéry, comme l'appelaient encore par habitude les paysans dont il avait été longtemps l'égal et le compagnon, chauffait paisiblement ses tibias chaussés de bas blancs, au feu de javelles qui brûlait en toutes saisons dans la cheminée, selon l'usage des campagnes. C'était un brave homme encore vert, qui portait des culottes rayées, un grand gilet à fleurs, une veste longue et une queue. La queue est un vestige précieux des temps passés, qui s'efface chaque jour de plus en plus du sol de la France. Le Berri ayant moins souffert que toute autre province des envahissements de la civilisation, cette coiffure y règne encore sur quelques habitués fidèles, dans la classe des cultivateurs demi-bourgeois, demi-rustres. C'était, dans leur jeunesse, le premier pas vers les habitudes aristocratiques, et ils croiraient déroger aujourd'hui s'ils privaient leur chef de cette distinction sociale. M. Lhéry avait défendu la sienne contre les attaques ironiques de sa fille, et c'était peut-être, dans toute la vie d'Athénaïs, la seule de ses volontés à laquelle ce père tendre n'eût pas acquiescé.

—Allons donc, maman! dit Athénaïs en arrangeant la boucle d'or de sa ceinture de moire, as-tu fini de donner à manger à tes canards? Tu n'es pas encore habillée? Nous ne partirons jamais!

—Patience, patience, petite! dit la mère Lhéry en distribuant avec une noble impartialité la pâture à ses volatiles; pendant le temps qu'on mettra Mignon à la patache, j'aurai tout celui de m'arranger. Ah! dame! il ne m'en faut pas tant qu'à toi, ma fille! Je ne suis plus jeune; et, quand je l'étais, je n'avais pas comme toi le loisir et le moyen de me faire belle. Je ne passais pas deux heures à ma toilette, da!

—Est-ce que c'est un reproche que vous me faites? dit Athénaïs d'un air boudeur.

—Non, ma fille, non, répondit la vieille. Amuse-toi, fais-toi brave, mon enfant; tu as de la fortune, profite du travail de tes parents. Nous sommes trop vieux à présent pour en jouir, nous autres... Et puis, quand on a pris l'habitude d'être gueux, on ne s'en défait plus. Moi qui pourrais me faire servir pour mon argent, ça m'est impossible; c'est plus fort que moi, il faut toujours que tout soit fait par moi-même dans la maison. Mais toi, fais la dame, ma fille; tu as été élevée pour ça: c'est l'intention de ton père; tu n'es pas pour le nez d'un valet de charrue, et le mari que tu auras sera bien aise de te trouver la main blanche, hein?

Madame Lhéry, en achevant d'essuyer son chaudron et de débiter ce discours plus affectueux que sensé, fit une grimace au jeune homme en manière de sourire. Celui-ci affecta de n'y pas faire attention, et le père Lhéry, qui contemplait les boucles de ses souliers dans cet état de béate stupidité si doux au paysan qui se repose, leva ses yeux à demi fermés vers son futur gendre, comme pour jouir de sa satisfaction. Mais le futur gendre, pour échapper à ces prévenances muettes, se leva, changea de place, et dit enfin à madame Lhéry:

«Ma tante, voulez-vous que j'aille préparer la voiture?

—Va, mon enfant, va si tu veux. Je ne te ferai pas attendre,» répondit la bonne femme.

Le neveu allait sortir quand une cinquième personne entra, qui, par son air et son costume, contrastait singulièrement avec les habitants de la ferme.




II.

C'était une femme petite et mince qui, au premier abord, semblait âgée de vingt-cinq ans; mais, en la voyant de près, on pouvait lui en accorder trente sans craindre d'être trop libéral envers elle. Sa taille fluette et bien prise avait encore la grâce de la jeunesse; mais son visage, à la fois noble et joli, portait les traces du chagrin, qui flétrit encore plus que les années. Sa mise négligée, ses cheveux plats, son air calme, témoignaient assez l'intention de ne point aller à la fête. Mais dans la petitesse de sa pantoufle, dans l'arrangement décent et gracieux de sa robe grise, dans la blancheur de son cou, dans sa démarche souple et mesurée, il y avait plus d'aristocratie véritable que dans tous les joyaux d'Athénaïs. Pourtant cette personne si imposante, devant laquelle toutes les autres se levèrent avec respect, ne portait pas d'autre nom, chez ses hôtes de la ferme, que celui de mademoiselle Louise.

Elle tendit une main affectueuse à madame Lhéry, baisa sa fille au front, et adressa un sourire d'amitié au jeune homme.

—Eh bien! lui dit le père Lhéry, avez-vous été vous promener bien loin ce matin, ma chère demoiselle?

—En vérité, devinez jusqu'où j'ai osé aller! répondit mademoiselle Louise en s'asseyant près de lui familièrement.

—Pas jusqu'au château, je pense? dit vivement le neveu.

—Précisément jusqu'au château, Bénédict, répondit-elle.

—Quelle imprudence! s'écria Athénaïs, qui oublia un instant de crêper les boucles de ses cheveux pour s'approcher avec curiosité.

—Pourquoi? répliqua Louise; ne m'avez-vous pas dit que tous les domestiques étaient renouvelés sauf la pauvre nourrice? Et bien certainement, si j'eusse rencontré celle-là, elle ne m'eût pas trahie.

—Mais enfin vous pouviez rencontrer madame...

—À six heures du matin? madame est dans son lit jusqu'à midi.

—Vous vous êtes donc levée avant le jour? dit Bénédict. Il m'a semblé en effet vous entendre ouvrir la porte du jardin.

—Mais mademoiselle! dit madame Lhéry, on la dit fort matinale, fort active. Si vous l'eussiez rencontrée, celle-là?

—Ah! que je l'aurais voulu! dit Louise avec chaleur; je n'aurai pas de repos que je n'aie vu ses traits, entendu le son de sa voix... Vous la connaissez; vous, Athénaïs; dites-moi donc encore qu'elle est jolie, qu'elle est bonne, qu'elle ressemble à son père...

—Il y a quelqu'un ici à qui elle ressemble bien davantage, dit Athénaïs en regardant Louise; c'est dire qu'elle est bonne et jolie!

La figure de Bénédict s'éclaircit, et ses regards se portèrent avec bienveillance sur sa fiancée.

—Mais écoutez, dit Athénaïs à Louise, si vous voulez tant voir mademoiselle Valentine, il faut venir à la fête avec nous; vous vous tiendrez cachée dans la maison de notre cousine Simone, sur la place, et de là vous verrez certainement ces dames; car mademoiselle Valentine m'a assuré qu'elles y viendraient.

—Ma chère belle, cela est impossible, répondit Louise; je ne descendrais pas de la carriole sans être reconnue ou devinée. D'ailleurs, il n'y a qu'une personne de cette famille que je désire voir; la présence des autres gâterait le plaisir que je m'en promets. Mais c'est assez parler de mes projets, parlons des vôtres, Athénaïs. Il me semble que vous voulez écraser tout le pays par un tel luxe de fraîcheur et de beauté!

La jeune fermière rougit de plaisir, et embrassa Louise avec une vivacité qui prouvait assez la satisfaction naïve qu'elle éprouvait d'être admirée.

—Je vais chercher mon chapeau, dit-elle; vous m'aiderez à le poser, n'est-ce pas?

Et elle monta vivement un escalier de bois qui conduisait à sa chambre.

Pendant ce temps, la mère Lhéry sortit par une autre porte pour aller changer de costume; son mari prit une fourche et alla donner ses instructions au bouvier pour le régime de la journée.

Alors, Bénédict, resté seul avec Louise, se rapprocha d'elle, et parlant à demi-voix:

—Vous gâtez Athénaïs comme les autres! lui dit-il. Vous êtes la seule ici qui auriez le droit de lui adresser quelques observations, et vous ne daignez pas le faire...

—Qu'avez-vous donc encore à reprocher à cette pauvre enfant? répondit Louise étonnée. Ô Bénédict! vous êtes bien difficile!

—Voilà ce qu'ils me disent tous, et vous aussi, Madame, vous qui pourriez si bien comprendre ce que je souffre du caractère et des ridicules de cette jeune personne!

—Des ridicules? répéta Louise. Est-ce que vous ne seriez pas amoureux d'elle?

Bénédict ne répondit rien, et après un instant de trouble et de silence:

—Convenez, lui dit-il, que sa toilette est extravagante aujourd'hui. Aller danser au soleil et à la poussière avec une robe de bal, des souliers de satin, un cachemire et des plumes! Outre que cette parure est hors de place, je la trouve du plus mauvais goût. À son âge, une jeune personne devrait chérir la simplicité et savoir s'embellir à peu de frais.

—Est-ce la faute d'Athénaïs si on l'a élevée ainsi? Que vous vous attachez à peu de chose! Occupez-vous plutôt de lui plaire et de prendre de l'empire sur son esprit et sur son cœur; alors soyez sûr que vos désirs seront des lois pour elle. Mais vous ne songez qu'à la froisser et à la contredire, elle si choyée, si souveraine dans sa famille! Souvenez-vous donc combien son cœur est bon et sensible...

—Son cœur, son cœur! sans doute elle a un bon cœur; mais son esprit est si borné! c'est une bonté toute native, toute végétale, à la manière des légumes qui croissent bien ou mal sans en savoir la cause. Que sa coquetterie me déplaît! Il me faudra lui donner le bras, la promener, la montrer à cette fête, entendre la sotte admiration des uns, le sot dénigrement des autres! Quel ennui! Je voudrais en être déjà revenu!

—Quel singulier caractère! Savez-vous, Bénédict, que je ne vous comprends pas? Combien d'autres à votre place s'enorgueilliraient de se montrer en public avec la plus jolie fille et la plus riche héritière de nos campagnes, d'exciter l'envie de vingt rivaux éconduits, de pouvoir se dire son fiancé! Au lieu de cela, vous ne vous attachez qu'à la critique amère de quelques légers défauts, communs à toutes les jeunes personnes de cette classe, dont l'éducation ne s'est pas trouvée en rapport avec la naissance. Vous lui faites un crime de subir les conséquences de la vanité de ses parents; vanité bien innocente après tout, et dont vous devriez vous plaindre moins que personne.

—Je le sais, répondit-il vivement, je sais tout ce que vous allez me dire. Ils ne me devaient rien, ils m'ont tout donné. Ils m'ont pris, moi, fils de leur frère, fils d'un paysan comme eux, mais d'un paysan pauvre, moi orphelin, moi indigent. Ils m'ont recueilli, adopté, et au lieu de me mettre à la charrue, comme l'ordre social semblait m'y destiner, ils m'ont envoyé à Paris, à leurs frais; ils m'ont fait faire des études, ils m'ont métamorphosé en bourgeois, en étudiant, en bel esprit, et ils me destinent encore leur fille, leur fille riche, vaniteuse et belle. Ils me la réservent, ils me l'offrent! Oh! sans doute, ils m'ont aimé beaucoup, ces parents au cœur simple et prodigue! mais leur aveugle tendresse s'est trompée, et tout le bien qu'ils ont voulu me faire s'est changé en mal... Maudite soit la manie de prétendre plus haut qu'on ne peut atteindre!

Bénédict frappa du pied; Louise le regarda d'un air triste et sévère.

—Est-ce là le langage que vous teniez hier, au retour de la chasse, à ce jeune noble, ignorant et borné, qui niait les bienfaits de l'éducation et voulait arrêter les progrès des classes inférieures de la société? Que de bonnes choses n'avez-vous pas trouvé à lui dire pour défendre la propagation des lumières et la liberté pour tous de croître et de parvenir! Bénédict, votre esprit changeant, irrésolu, chagrin, cet esprit qui examine et déprécie tout, m'étonne et m'afflige. J'ai peur que chez vous le bon grain ne se change en ivraie, j'ai peur que vous ne soyez beaucoup au-dessous de votre éducation, ou beaucoup au-dessus, ce qui ne serait pas un moindre malheur.

—Louise, Louise! dit Bénédict d'une voix altérée, en saisissant la main de la jeune femme.

Il la regarda fixement et avec des yeux humides; Louise rougit et détourna les siens d'un air mécontent. Bénédict laissa tomber sa main et se mit à marcher avec agitation, avec humeur; puis il se rapprocha d'elle et fit un effort pour redevenir calme.

—C'est vous qui êtes trop indulgente, dit-il. Vous avez vécu plus que moi, et pourtant je vous crois beaucoup plus jeune. Vous avez l'expérience de vos sentiments, qui sont grands et généreux, mais vous n'avez pas étudié le cœur des autres, vous n'en soupçonnez pas la laideur et les petitesses; vous n'attachez aucune importance aux imperfections d'autrui, vous ne les voyez pas peut-être!... Ah! Mademoiselle! Mademoiselle! vous êtes un guide bien indulgent et bien dangereux...

—Voilà de singuliers reproches, dit Louise avec une gaieté forcée. De qui me suis-je élue le mentor ici? Ne vous ai-je pas toujours dit au contraire que je n'étais pas plus propre à diriger les autres que moi-même? Je manque d'expérience, dites-vous!... Oh! je ne me plains pas de cela, moi!...

Deux larmes coulèrent le long des joues de Louise. Il se fit un instant de silence pendant lequel Bénédict se rapprocha encore, et se tint ému et tremblant auprès d'elle. Puis Louise reprit en cherchant à cacher sa tristesse:

—Mais vous avez raison, j'ai trop vécu en moi-même pour observer les autres à fond. J'ai trop perdu de temps à souffrir; ma vie a été mal employée.

Louise s'aperçut que Bénédict pleurait. Elle craignait l'impétueuse sensibilité de ce jeune homme, et, lui montrant la cour, elle lui fit signe d'aller aider son oncle qui attelait lui-même à la patache un gros bidet poitevin; mais Bénédict ne s'aperçut pas de son intention.

—Louise! lui dit-il avec ardeur; puis il répéta: Louise! d'un ton plus bas.—C'est un joli nom, dit-il, un nom si simple, si doux! et c'est vous qui le portez! au lieu que ma cousine, si bien faite pour traire les vaches et garder les moutons, s'appelle Athénaïs! J'ai une autre cousine qui s'appelle Zoraïde, et qui vient de nommer son marmot Adhémar! Les nobles ont bien raison de mépriser nos ridicules; ils sont amers! ne trouvez-vous pas? Voici un rouet, le rouet de ma bonne tante; qui est-ce qui le charge de laine? qui le fait tourner patiemment en son absence?... Ce n'est pas Athénaïs... Oh non!... elle croirait s'être dégradée si elle avait jamais touché un fuseau; elle craindrait de redescendre à l'état d'où elle est sortie si elle savait faire un ouvrage utile. Non, non, elle sait broder, jouer de la guitare, peindre des fleurs, danser; mais vous savez filer, Mademoiselle, vous née dans l'opulence; vous êtes douce, humble et laborieuse... J'entends marcher là-haut. C'est elle qui revient; elle s'était oubliée devant son miroir sans doute!...

—Bénédict! allez donc chercher votre chapeau, cria Athénaïs du haut de l'escalier.

—Allez donc! dit Louise à voix basse en voyant que Bénédict ne se dérangeait pas.

—Maudite soit la fête! répondit-il sur le même ton. Je vais partir, soit! mais dès que j'aurai déposé ma belle cousine sur la pelouse, j'aurai soin d'avoir un pied foulé et de revenir à la ferme... Y serez-vous, mademoiselle Louise?

—Non, Monsieur, je n'y serai pas, répondit-elle avec sécheresse.

Bénédict devint rouge de dépit. Il se prépara à sortir. Madame Lhéry reparut avec une toilette moins somptueuse, mais encore plus ridicule que celle de sa fille. Le satin et la dentelle faisaient admirablement ressortir son teint cuivré par le soleil, ses traits prononcés et sa démarche roturière. Athénaïs passa un quart d'heure à s'arranger avec humeur dans le fond de la carriole, reprochant à sa mère de froisser ses manches en occupant trop d'espace à côté d'elle, et regrettant, dans son cœur, que la folie de ses parents n'eût pas encore été poussée jusqu'à se procurer une calèche.

Le père Lhéry mit son chapeau sur ses genoux afin de ne pas l'exposer aux cahots de la voiture en le gardant sur sa tête. Bénédict monta sur la banquette de devant, et, en prenant les rênes, osa jeter un dernier regard sur Louise; mais il rencontra tant de froideur et de sévérité dans le sien qu'il baissa les yeux, se mordit les lèvres, et fouetta le cheval avec colère. Mignon partit au galop, et, coupant les profondes ornières du chemin, il imprima à la carriole de violentes secousses, funestes aux chapeaux des deux dames et à l'humeur d'Athénaïs.




III.

Mais au bout de quelques pas, le bidet, naturellement peu taillé pour la course, se ralentit; l'humeur irascible de Bénédict se calma et fit place à la honte et aux remords, et M. Lhéry s'endormit profondément.

Ils suivaient un de ces petits chemins verts qu'on appelle, en langage villageois, traînes; chemin si étroit que l'étroite voiture touchait de chaque côté les branches des arbres qui le bordaient, et qu'Athénaïs put se cueillir un gros bouquet d'aubépine en passant son bras, couvert d'un gant blanc, par la lucarne latérale de la carriole. Rien ne saurait exprimer la fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui s'en vont serpentant capricieusement sous leurs perpétuels berceaux de feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur toujours plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil de midi embrase, jusqu'à la tige, l'herbe profonde et serrée des prairies, quand les insectes bruissent avec force et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes. Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d'autre bruit que le vol d'un merle effarouché à votre approche, ou le saut d'une petite grenouille verte et brillante comme une émeraude, qui dormait dans son hamac de joncs entrelacés. Ce fossé lui-même renferme tout un monde d'habitants, toute une forêt de végétations; son eau limpide court sans bruit en s'épurant sur la glaise, et caresse mollement des bordures de cresson, de baume et d'hépatiques; les fontinales, les longues herbes appelées rubans d'eau, les mousses aquatiques pendantes et chevelues, tremblent incessamment dans ses petits remous silencieux; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable d'un air à la fois espiègle et peureux; la clématite et le chèvrefeuille l'ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps ce ne sont que fleurs et parfums; à l'automne, les prunelles violettes couvrent ces rameaux qui, en avril, blanchirent les premiers; la senelle rouge, dont les grives sont friandes, remplace la fleur d'aubépine, et les ronces, toutes chargées des flocons de laine qu'y ont laissés les brebis en passant, s'empourprent de petites mûres sauvages d'une agréable saveur.

Bénédict, laissant flotter les guides du paisible coursier, tomba dans une rêverie profonde. Ce jeune homme était d'un caractère étrange; ceux qui l'entouraient, faute de pouvoir le comparer à un autre de même trempe, le considéraient comme absolument hors de la ligne commune. La plupart le méprisaient comme un être incapable d'exécuter rien d'utile et de solide; et, s'ils ne lui témoignaient pas le peu de cas qu'ils faisaient de lui, c'est qu'ils étaient forcés de lui accorder une véritable bravoure physique et une grande fermeté de ressentiments. En revanche, la famille Lhéry, simple et bienveillante qu'elle était, n'hésitait pas à l'élever au premier rang pour l'esprit et le savoir. Aveugles pour ses défauts, ces braves gens ne voyaient dans leur neveu qu'un jeune homme trop riche d'imagination et de connaissances pour goûter le repos de l'esprit. Cependant Bénédict, à vingt-deux ans, n'avait point acquis ce qu'on appelle une instruction positive. À Paris, tour à tour possédé de l'amour des arts et des sciences, il ne s'était enrichi d'aucune spécialité. Il avait travaillé beaucoup; mais il s'était arrêté lorsque la pratique devenait nécessaire. Il avait senti le dégoût au moment où les autres recueillent le fruit de leurs peines. Pour lui, l'amour de l'étude finissait là où la nécessité du métier commençait. Les trésors de l'art et de la science une fois conquis, il ne s'était plus senti la constance égoïste d'en faire l'application à ses intérêts propres; et, comme il ne savait pas être utile à lui-même, chacun disait en le voyant inoccupé: «À quoi est-il bon?»

De tout temps sa cousine lui avait été destinée en mariage; c'était la meilleure réponse qu'on pût faire aux envieux qui accusaient les Lhéry d'avoir laissé corrompre leur cœur autant que leur esprit par les richesses. Il est bien vrai que leur bon sens, ce bon sens des paysans, ordinairement si sûr et si droit, avait reçu une rude atteinte au sein de la prospérité. Ils avaient cessé d'estimer les vertus simples et modestes, et, après de vains efforts pour les détruire en eux-mêmes, ils avaient tout fait pour en étouffer le germe chez leurs enfants; mais ils n'avaient pas cessé de les chérir presque également, et en travaillant à leur perte ils avaient cru travailler à leur bonheur.

Cette éducation avait assez bien fructifié pour le malheur de l'un et de l'autre. Athénaïs, comme une cire molle et flexible, avait pris dans un pensionnat d'Orléans tous les défauts des jeunes provinciales: la vanité, l'ambition, l'envie, la petitesse. Cependant la bonté du cœur était en elle comme un héritage sacré transmis par sa mère, et les influences du dehors n'avaient pu l'étouffer. Il y avait donc beaucoup à espérer pour elle des leçons de l'expérience et de l'avenir.

Le mal était plus grand chez Bénédict. Au lieu d'engourdir les sentiments généreux, l'éducation les avait développés outre mesure, et les avait changés en irritation douloureuse et fébrile. Ce caractère ardent, cette âme impressionnable, auraient eu besoin d'un ordre d'idées calmantes, de principes répressifs. Peut-être même que le travail des champs, la fatigue du corps, eussent avantageusement employé l'excès de force qui fermentait dans cette organisation énergique. Les lumières de la civilisation, qui ont développé tant de qualités précieuses, en ont vicié peut-être autant. C'est un malheur des générations placées entre celles qui ne savent rien et celles qui sauront assez: elles savent trop.

Lhéry et sa femme ne pouvaient comprendre le malheur de cette situation. Ils se refusaient à le pressentir, et, n'imaginant pas d'autres félicités que celles qu'ils pouvaient dispenser, ils se vantaient naïvement d'avoir la puissance consolatrice des ennuis de Bénédict: c'était, selon eux, une bonne ferme, une jolie fermière, et une dot de deux cent mille francs comptants pour entrer en ménage. Mais Bénédict était insensible à ces flatteries de leur affection. L'argent excitait en lui ce mépris profond, enthousiaste exagération d'une jeunesse souvent trop prompte à changer de principes et à plier un genou converti devant le dieu de l'univers. Bénédict se sentait dévoré d'une ambition secrète; mais ce n'était pas celle-là: c'était celle de son âge, celle des choses qui flattent l'amour-propre d'une manière plus noble.

Le but particulier de cette attente vague et pénible, il l'ignorait encore. Il avait cru deux ou trois fois la reconnaître aux vives fantaisies qui s'étaient emparées de son imagination. Ces fantaisies s'étaient évanouies sans lui avoir apporté de jouissances durables. Maintenant il la sentait toujours comme un mal ennemi renfermé dans son sein, et jamais elle ne l'avait torturé si cruellement qu'alors qu'il savait moins à quoi la faire servir. L'ennui, ce mal horrible qui s'est attaché à la génération présente plus qu'à toute autre époque de l'histoire sociale, avait envahi la destinée de Bénédict dans sa fleur; il s'étendait comme un nuage noir sur tout son avenir. Il avait déjà flétri la plus précieuse faculté de son âge, l'espérance.

À Paris, la solitude l'avait rebuté. Toute préférable à la société qu'elle lui semblait, il l'avait trouvée, au fond de sa petite chambre d'étudiant, trop solennelle, trop dangereuse pour des facultés aussi actives que l'étaient les siennes. Sa santé en avait souffert, et ses bons parents effrayés l'avaient rappelé auprès d'eux. Il y était depuis un mois, et déjà son teint avait repris le ton vigoureux de la santé, mais son cœur était plus agité que jamais. La poésie des champs, à laquelle il était si sensible, portait jusqu'au délire l'ardeur de ces besoins ignorés qui le rongeaient. Sa vie de famille, si bienfaisante et si douce dans les premiers jours, chaque fois qu'il venait en faire l'essai, lui était devenue déjà plus fastidieuse que de coutume. Il ne se sentait aucun goût pour Athénaïs. Elle était trop au-dessous des chimères de sa pensée, et l'idée de se fixer au sein de ces habitudes extravagantes ou triviales dont sa famille offrait le contraste et l'assemblage lui était odieuse. Son cœur s'ouvrait bien à la tendresse et à la reconnaissance; mais ces sentiments étaient pour lui la source de combats et de remords perpétuels. Il ne pouvait se défendre d'une ironie intérieure, implacable et cruelle, à la vue de toutes ces petitesses qui l'entouraient, de ce mélange de parcimonie et de prodigalité qui rendent si ridicules les mœurs des parvenus. M. et Mme Lhéry, à la fois paternels et despotiques, donnaient le dimanche d'excellent vin à leurs laboureurs; dans la semaine ils leur reprochaient le filet de vinaigre qu'ils mettaient dans leur eau. Ils accordaient avec empressement à leur fille un superbe piano, une toilette en bois de citronnier, des livres richement reliés; ils la grondaient pour un fagot de trop qu'elle faisait jeter dans l'âtre. Chez eux, ils se faisaient petits et pauvres pour inspirer à leurs serviteurs le zèle et l'économie; au dehors, ils s'enflaient avec orgueil, et eussent regardé comme une insulte le moindre doute sur leur opulence. Eux, si bons, si charitables, si faciles à gagner, ils avaient réussi, à force de sottise, à se faire détester de tous leurs voisins, encore plus sots et plus vains qu'eux.

Voila les défauts que Bénédict ne pouvait endurer. La jeunesse est âpre et intolérante pour la vieillesse, bien plus que celle-ci ne l'est envers elle. Cependant, au milieu de son découragement, des mouvements vagues et confus étaient venus jeter quelques éclairs d'espoir sur sa vie. Louise, madame ou mademoiselle Louise (on l'appelait également de ces deux noms), était venue s'installer à Grangeneuve depuis environ trois semaines. D'abord, la différence de leurs âges avait rendu cette liaison calme et imprévoyante; quelques préventions de Bénédict, défavorables à Louise qu'il voyait pour la première fois depuis douze ans, s'étaient effacées dans le charme pur et attachant de son commerce. Leurs goûts, leur instruction, leurs sympathies, les avaient rapidement rapprochés, et Louise, à la faveur de son âge, de ses malheurs et de ses vertus, avait pris un ascendant complet sur l'esprit de son jeune ami. Mais les douceurs de cette intimité furent de courte durée. Bénédict, toujours prompt à dépasser le but, toujours avide de diviniser ses admirations et d'empoisonner ses joies par leur excès, s'imagina qu'il était amoureux de Louise, qu'elle était la femme selon son cœur, et qu'il ne pourrait plus vivre là où elle ne serait pas. Ce fut l'erreur d'un jour. La froideur avec laquelle Louise accueillit ses aveux timides lui inspira plus de dépit que de douleur. Dans son ressentiment, il l'accusa intérieurement d'orgueil et de sécheresse. Puis il se sentit désarmé par le souvenir des malheurs de Louise, et s'avoua qu'elle était digne de respect autant que de pitié. Deux ou trois fois encore il sentit se ranimer auprès d'elle ces impétueuses aspirations d'une âme trop passionnée pour l'amitié; mais Louise sut le calmer. Elle n'y employa point la raison qui s'égare en transigeant; son expérience lui apprit à se méfier de la compassion; elle ne lui en témoigna aucune, et quoique la dureté fût loin de son âme, elle la fit servir à la guérison de ce jeune homme. L'émotion que Bénédict avait témoignée le matin, durant leur entretien, avait été comme sa dernière tentative de révolte. Maintenant il se repentait de sa folie, et, enfoncé dans ses réflexions, il sentait à son inquiétude toujours croissante, que le moment n'était pas venu pour lui d'aimer exclusivement quelque chose ou quelqu'un.

Madame Lhéry rompit le silence par une remarque frivole:

—Tu vas tacher tes gants avec ces fleurs, dit-elle à sa fille. Rappelle-toi donc que madame disait l'autre jour devant toi: «On reconnaît toujours une personne du commun en province à ses pieds et à ses mains.» Elle ne faisait pas attention, la chère dame, que nous pouvions prendre cela pour nous, au moins!

—Je crois bien, au contraire, qu'elle le disait exprès pour nous. Ma pauvre maman, tu connais bien peu madame de Raimbault, si tu penses qu'elle regretterait de nous avoir fait un affront.

—Un affront! reprit madame Lhéry avec aigreur. Elle aurait voulu nous faire affront! Je voudrais bien voir cela! Ah! bien oui! Est-ce que je souffrirais un affront de la part de qui que ce fût?

—Il faudra pourtant bien nous attendre à essuyer plus d'une impertinence tant que nous serons ses fermiers. Fermiers, toujours fermiers! quand nous avons une propriété au moins aussi belle que celle de madame la comtesse! Mon papa, je ne vous laisserai pas tranquille que vous n'ayez envoyé promener cette vilaine ferme. Je m'y déplais, je ne m'y puis souffrir.

Le père Lhéry hocha la tête.

—Mille écus de profit tous les ans sont toujours bons à prendre, répondit-il.

—Il vaudrait mieux gagner mille écus de moins et recouvrer notre liberté, jouir de notre fortune, nous affranchir de l'espèce de domination que cette femme orgueilleuse et dure exerce sur nous.

—Bah! dit madame Lhéry, nous n'avons presque jamais affaire à elle. Depuis ce malheureux événement elle ne vient plus dans le pays que tous les cinq ou six ans. Encore cette fois elle n'y est venue que par l'occasion du mariage de sa demoiselle. Qui sait si ce n'est pas la dernière! M'est avis que mademoiselle Valentine aura le château et la ferme en dot. Alors nous aurions affaire à une si bonne maîtresse!

—Il est vrai que Valentine est une bonne enfant, dit Athénaïs fière de pouvoir employer ce ton de familiarité eu parlant d'une personne dont elle enviait le rang. Oh! celle-là n'est pas fière; elle n'a pas oublié que nous avons joué ensemble étant petites. Et puis elle a le bon sens de comprendre que la seule distinction, c'est l'argent, et que le nôtre est aussi honorable que le sien.

—Au moins! reprit madame Lhéry; car elle n'a eu que la peine de naître, au lieu que nous, nous l'avons gagné à nos risques et peines. Mais enfin il n'y a pas de reproche à lui faire; c'est une bonne demoiselle, et une jolie fille, da! Tu ne l'as jamais vue, Bénédict?

—Jamais, ma tante.

—Et puis je suis attachée à cette famille-là, moi, reprit madame Lhéry. Le père était si bon! C'était là un homme! et beau! Un général, ma foi, tout chamarré d'or et de croix, et qui me faisait danser aux fêtes patronales tout comme si j'avais été une duchesse. Cela ne faisait pas trop plaisir à madame...

—Ni à moi non plus, objecta le père Lhéry avec naïveté.

—Ce père Lhéry, reprit la femme, il a toujours le mot pour rire! Mais enfin c'est pour vous dire qu'excepté madame, qui est un peu haute, c'est une famille de braves gens. Peut-on voir une meilleure femme que la grand'mère!

—Ah! celle-là, dit Athénaïs, c'est encore la meilleure de toutes. Elle a toujours quelque chose d'agréable à vous dire; elle ne vous appelle jamais que mon cœur, ma toute belle, mon joli minois.

—Et cela fait toujours plaisir! dit Bénédict d'un air moqueur. Allons, allons, cela joint aux mille écus de profit sur la ferme, qui peuvent payer bien des chiffons...

—Eh! ce n'est pas à dédaigner, n'est-ce pas, mon garçon? dit le père Lhéry. Dis-lui donc cela, toi; elle t'écoutera.

—Non, non, je n'écouterai rien, s'écria la jeune fille. Je ne vous laisserai pas tranquille que vous n'ayez laissé la ferme. Votre bail expire dans six mois; il ne faut pas le renouveler, entends-tu, mon papa?

—Mais qu'est-ce que je ferai? dit le vieillard ébranlé par le ton à la fois patelin et impératif de sa fille. Il faudra donc que je me croise les bras? Je ne peux pas m'amuser comme toi à lire et à chanter, moi; l'ennui me tuera.

—Mais, mon papa, n'avez-vous pas vos biens à faire valoir?

—Tout cela marchait si bien de front! il ne me restera pas de quoi m'occuper. Et d'ailleurs où demeurerons-nous? Tu ne veux pas habiter avec les métayers?

—Non certes! vous ferez bâtir; nous aurons une maison à nous; nous la ferons décorer autrement que cette vilaine ferme; vous verrez comme je m'y entends!

—Oui, sans doute, tu t'entends fort bien à manger de l'argent, répondit le père.

Athénaïs prit un air boudeur.

—Au reste, dit-elle d'un ton dépité, faites comme il vous plaira; vous vous repentirez peut-être de ne pas m'avoir écoutée; mais il ne sera plus temps.

—Que voulez-vous dire? demanda Bénédict.

—Je veux dire, reprit-elle, que quand madame de Raimbault saura quelle est la personne que nous avons reçue à la ferme et que nous logeons depuis trois semaines, elle sera furieuse contre nous, et nous congédiera dès la fin du bail avec toutes sortes de chicanes et de mauvais procédés. Ne vaudrait-il pas mieux avoir pour nous les honneurs de la guerre et nous retirer avant qu'on nous chasse?

Cette réflexion parut faire impression sur les Lhéry. Ils gardèrent le silence, et Bénédict, à qui les discours d'Athénaïs déplaisaient de plus en plus, n'hésita pas à prendre en mauvaise part sa dernière objection.

—Est-ce à dire, reprit-il, que vous faites un reproche à vos parents d'avoir accueilli madame Louise?

Athénaïs tressaillit, regarda Bénédict avec surprise, le visage animé par la colère et le chagrin. Puis elle pâlit et fondit en larmes.

Bénédict la comprit et lui prit la main.

—Ah! c'est affreux! s'écria-t-elle d'une voix entrecoupée par les pleurs; interpréter ainsi mes paroles! moi qui aime madame Louise comme ma sœur!

—Allons! allons! c'est un malentendu! dit le père Lhéry; embrassez-vous, et que tout soit dit.

Bénédict embrassa sa cousine, dont les belles couleurs reparurent aussitôt.

—Allons, enfant! essuie tes larmes, dit madame Lhéry, voici que nous arrivons; ne va pas te montrer avec tes yeux rouges; voilà déjà du monde qui te cherche.

En effet le son des vielles et des cornemuses se faisait entendre, et plusieurs jeunes gens en embuscade sur la route, attendaient l'arrivée des demoiselles pour les inviter à danser les premiers.




IV.

C'étaient des garçons de la même classe que Bénédict, sauf la supériorité de l'éducation qu'il avait sur eux, et dont ils étaient plus portés à lui faire un reproche qu'un avantage. Plusieurs d'entre eux n'étaient pas sans prétentions à la main d'Athénaïs.

—Bonne prise! s'écria celui qui était monté sur un tertre pour découvrir l'arrivée des voitures; c'est mademoiselle Lhéry, la beauté de la Vallée-Noire.

—Doucement, Simonneau! celle-là me revient; je lui fais la cour depuis un an. Par droit d'ancienneté, s'il vous plaît!

Celui qui parla ainsi était un grand et robuste garçon à l'œil noir, au teint cuivré, aux larges épaules; c'était le fils du plus riche marchand de bœufs du pays.

—C'est fort bien, Pierre Blutty, dit le premier, mais son futur est avec elle.

—Comment? son futur! s'écrièrent tous les autres.

—Sans doute; le cousin Bénédict.

—Ah! Bénédict l'avocat, le beau parleur, le savant!

—Oh! le père Lhéry lui donnera assez d'écus pour en faire quelque chose de bon.

—Il l'épouse?

—Il l'épouse.

—Oh! ce n'est pas fait!

—Les parents veulent, la fille veut; ce serait bien le diable si le garçon ne voulait pas.

—Il ne faut pas souffrir cela, vous autres, s'écria Georges Moret. Eh bien, oui! nous aurions là un joli voisin! Ce serait pour le coup qu'il se donnerait de grands airs, ce cracheur de grec. À lui la plus belle fille et la plus belle dot? non, que Dieu me confonde plutôt!

—La petite est coquette, le grand pâle (c'est ainsi qu'ils appelaient Bénédict) n'est ni beau ni galant. C'est à nous d'empêcher cela! Allons, frères, le plus heureux de nous régalera les autres le jour de ses noces. Mais, avant tout, il faut savoir à quoi nous en tenir sur les prétentions de Bénédict.

En parlant ainsi, Pierre Blutty s'avança vers le milieu du chemin, s'empara de la bride du cheval, et, l'ayant forcé de s'arrêter, présenta son salut et son invitation à la jeune fermière. Bénédict tenait à réparer son injustice envers elle; en outre, quoiqu'il ne se souciât pas de la disputer à ses nombreux rivaux, il était bien aise de les mortifier un peu. Il se pencha donc sur le devant de la carriole, de manière à leur cacher Athénaïs.

—Messieurs, ma cousine vous remercie de tout son cœur, leur dit-il; mais vous trouverez bon que la première contredanse soit pour moi. Elle vient de m'être promise, vous arrivez un peu tard.

Et, sans écouter une seconde proposition, il fouetta le cheval et entra dans le hameau en soulevant des tourbillons de poussière.

Athénaïs ne s'attendait pas à tant de joie; la veille et le matin encore Bénédict, qui ne voulait pas danser avec elle, avait feint d'avoir pris une entorse et de boiter. Quand elle le vit marcher à ses côtés d'un air résolu, son sein bondit de joie; car, outre qu'il eût été humiliant pour l'amour-propre d'une si jolie fille de ne pas ouvrir la danse avec son prétendu, Athénaïs aimait réellement Bénédict. Elle reconnaissait instinctivement toute sa supériorité sur elle, et, comme il entre toujours une bonne part de vanité dans l'amour, elle était flattée d'être destinée à un homme mieux élevé que tous ceux qui la courtisaient. Elle parut donc éblouissante de fraîcheur et de vivacité; sa parure, que Bénédict avait si sévèrement condamnée, sembla charmante à des goûts moins épurés. Les femmes en devinrent laides de jalousie, et les hommes proclamèrent Athénaïs Lhéry la reine du bal.

Cependant vers le soir cette brillante étoile pâlit devant l'astre plus pur et plus radieux de mademoiselle de Raimbault. En entendant ce nom passer de bouche en bouche, Bénédict, poussé par un sentiment de curiosité, suivit les flots d'admirateurs qui se jetaient sur ses pas. Pour la voir, il fut forcé de monter sur un piédestal de pierre brute surmonté d'une croix fort en vénération dans le village. Cet acte d'impiété, ou plutôt d'étourderie, attira les regards vers lui, et ceux de mademoiselle de Raimbault suivant la même direction que la foule, elle se présenta à lui de face et sans obstacle.

Elle ne lui plut pas. Il s'était fait un type de femme brune, pâle, ardente, espagnole, mobile, dont il ne voulait pas se départir. Mademoiselle Valentine ne réalisait point son idéal; elle était blanche, blonde, calme, grande, fraîche, admirablement belle de tous points. Elle n'avait aucun des défauts dont le cerveau malade de Bénédict s'était épris à la vue de ces œuvres d'art où le pinceau, en poétisant la laideur, l'a rendue plus attrayante que la beauté même. Et puis, mademoiselle de Raimbault avait une dignité douce et réelle qui imposait trop pour charmer au premier abord. Dans la courbe de son profil, dans la finesse de ses cheveux, dans la grâce de son cou, dans la largeur de ses blanches épaules, il y avait mille souvenirs de la cour de Louis XIV. On sentait qu'il avait fallu toute une race de preux pour produire cette combinaison de traits purs et nobles, toutes ces grâces presque royales, qui se révélaient lentement, comme celle du cygne jouant au soleil avec une langueur majestueuse.

Bénédict descendit de son poste au pied de la croix, et, malgré les murmures des bonnes femmes de l'endroit, vingt autres jeunes gens se succédèrent à cette place enviée qui permettait de voir et d'être vu. Bénédict se trouva, une heure après, porté vers mesdames de Raimbault. Son oncle, qui était occupé à leur parler chapeau bas, l'ayant aperçu, vint le prendre par le bras et le leur présenta.

Valentine était assise sur le gazon, entre sa mère la comtesse de Raimbault et sa grand'mère la marquise de Raimbault. Bénédict ne connaissait aucune de ces trois femmes; mais il avait ai souvent entendu parler d'elles à la ferme, qu'il s'attendait au salut dédaigneux et glacé de l'une, à l'accueil familier et communicatif de l'autre. Il semblait que la vieille marquise voulût réparer, à force de démonstrations, le silence méprisant de sa belle-fille. Mais, dans cette affectation de popularité, on retrouvait l'habitude d'une protection toute féodale.

—Comment! c'est là Bénédict? s'écria-t-elle, c'est là ce marmot que j'ai vu tout petit sur le sein de sa mère? Eh! bonjour, mon garçon! je suis charmée de te voir si grand et si bien mis. Tu ressembles à ta mère que c'est effrayant. Ah ça, sais-tu que nous sommes d'anciennes connaissances? tu es le filleul de mon pauvre fils, le général qui est mort à Waterloo. C'est moi qui t'ai fait présent de ton premier fourreau; mais, tu ne t'en souviens guère. Combien y a-t-il de cela? Tu dois avoir au moins dix-huit ans?

—J'en ai vingt-deux, Madame, répondit Bénédict.

—Sangodémi! s'écria là marquise, déjà vingt-deux ans! Voyez comme le temps passe! Je te croyais de l'âge de ma petite-fille. Tu ne la connais pas, ma petite-fille? Tiens, regarde-la; nous savons faire des enfants aussi, nous autres! Valentine, dis donc bonjour à Bénédict; c'est le neveu du bon Lhéry, c'est le prétendu de ta petite camarade Athénaïs. Parle-lui, ma fille.

Cette interpellation pouvait se traduire ainsi: «Imite-moi, héritière de mon nom; sois populaire, afin de sauver ta tête à travers les révolutions à venir, comme j'ai su faire dans les révolutions passées.» Néanmoins, mademoiselle de Raimbault, soit adresse, soit usage, soit franchise, effaça, par son regard et son sourire, tout ce que la bienveillance impertinente de la marquise avait excité de colère dans l'âme de Bénédict. Il avait fixé sur elle des yeux hardis et railleurs; car sa fierté blessée avait fait disparaître un instant la timide sauvagerie de son âge. Mais l'expression de ce beau visage était si douce et si sereine, le son de cette voix si pur et si calmant, que le jeune homme baissa les yeux et devint rouge comme une jeune fille.

—Ah! Monsieur, lui dit-elle, ce que je puis vous dire de plus sincère, c'est que j'aime Athénaïs comme ma sœur; ayez donc la bonté de me l'amener. Je la cherche depuis longtemps sans pouvoir la joindre. Je voudrais pourtant bien l'embrasser.

Bénédict s'inclina profondément et revint bientôt avec sa cousine. Athénaïs se promena à travers la fête, bras dessus bras dessous avec la noble fille des comtes de Raimbault. Quoiqu'elle affectât de trouver la chose toute naturelle et que Valentine la comprît ainsi, il lui fut impossible de cacher le triomphe de sa joie orgueilleuse en face de ces autres femmes qui l'enviaient en s'efforçant de la dénigrer.

Cependant la vielle donna le signal de la bourrée. Athénaïs s'était engagée cette fois à la danser avec celui des jeunes gens qui l'avait arrêtée sur le chemin. Elle pria mademoiselle de Raimbault de lui servir de vis-à-vis.

—J'attendrai pour cela qu'on m'invite, répondit Valentine en souriant.

—Eh bien donc! Bénédict, s'écria vivement Athénaïs, allez inviter mademoiselle.

Bénédict intimidé consulta des yeux le visage de Valentine. Il lut dans sa douce et candide expression le désir d'accepter son offre. Alors il fit un pas vers elle. Mais tout à coup la comtesse sa mère lui saisit brusquement le bras en lui disant assez haut pour que Bénédict pût l'entendre:

—Ma fille, je vous défends de danser la bourrée avec tout autre qu'avec M. de Lansac.

Bénédict remarqua alors pour la première fois un grand jeune homme de la plus belle figure, qui donnait le bras à la comtesse; et il se rappela que ce nom était celui du fiancé de mademoiselle de Raimbault.

Il comprit bientôt le motif de l'effroi de sa mère. À un certain trille que la vielle exécute avant de commencer la bourrée, chaque danseur, selon un usage immémorial, doit embrasser sa danseuse. Le comte de Lansac, trop bien élevé pour se permettre cette liberté en public, transigea avec la coutume du Berri en baisant respectueusement la main de Valentine.

Ensuite le comte essaya quelques pas en avant et en arrière; mais sentant aussitôt qu'il ne pouvait saisir la mesure de cette danse, qu'il n'est donné à aucun étranger de bien exécuter, il s'arrêta et dit à Valentine:

—À présent, j'ai fait mon devoir, je vous ai installée ici selon la volonté de votre mère; mais je ne veux pas gâter votre plaisir par ma maladresse. Vous aviez un danseur tout prêt il y a un instant, permettez que je lui cède mes droits.

Et se tournant vers Bénédict:

—Voulez-vous bien me remplacer, Monsieur? lui dit-il avec un ton d'exquise politesse. Vous vous acquitterez de mon rôle beaucoup mieux que moi.

Et comme Bénédict, partagé entre la timidité et l'orgueil, hésitait à prendre cette place, dont on lui avait ravi le plus beau droit:

—Allons, Monsieur, ajouta M. de Lansac avec aménité, vous serez assez payé du service que je vous demande, et c'est à vous peut-être à m'en remercier.

Bénédict ne se fit pas prier plus longtemps; la main de Valentine vint sans répugnance trouver la sienne qui tremblait. La comtesse était satisfaite de la manière diplomatique dont son futur gendre avait arrangé l'affaire; mais tout d'un coup le joueur de vielle, facétieux et goguenard comme le sont les vrais artistes, interrompt le refrain de la bourrée, et fait entendre avec une affectation maligne le trille impératif. Il est enjoint au nouveau danseur d'embrasser sa partenaire. Bénédict devient pâle et perd contenance. Le père Lhéry, épouvanté de la colère qu'il lit dans les yeux de la comtesse, s'élance vers le vielleux et le conjure de passer outre. Le musicien villageois n'écoute rien, triomphe au milieu des rires et des bravos, et s'obstine à ne reprendre l'air qu'après la formalité de rigueur. Les autres danseurs s'impatientent. Madame de Raimbault se prépare à emmener sa fille. Mais M. de Lansac, homme de cour et homme d'esprit, sentant tout le ridicule de cette scène, s'avance de nouveau vers Bénédict avec une courtoisie un peu moqueuse:

—Eh bien, Monsieur, lui dit-il, faudra-t-il encore vous autoriser à prendre un droit dont je n'avais pas osé profiter? Vous n'épargnez rien à votre triomphe.

Bénédict imprima ses lèvres tremblantes sur les joues veloutées de la jeune comtesse. Un rapide sentiment d'orgueil et de plaisir l'anima un instant; mais il remarqua que Valentine, tout en rougissant, riait comme une bonne fille de toute cette aventure. Il se rappela qu'elle avait rougi aussi, mais qu'elle n'avait pas ri lorsque M. de Lansac lui avait baisé la main. Il se dit que ce beau comte, si poli, si adroit, si sensé, devait être aimé; et il n'eut plus aucun plaisir à danser avec elle, quoiqu'elle dansât la bourrée à merveille avec tout l'aplomb et le laisser-aller d'une villageoise.

Mais Athénaïs y portait encore plus de charme et de coquetterie; sa beauté était du genre de celles qui plaisent plus généralement. Les hommes d'une éducation vulgaire aiment les grâces qui attirent, les yeux qui préviennent, le sourire qui encourage. La jeune fermière trouvait dans son innocence même une assurance espiègle et piquante. En un instant elle fut entourée et comme enlevée par ses adorateurs campagnards. Bénédict la suivit encore quelque temps à travers le bal. Puis, mécontent de la voir s'éloigner de sa mère et se mêler à un essaim de jeunes étourdies autour duquel bourdonnaient des volées d'amoureux, il essaya de lui faire comprendre, par ses signes et par ses regards, qu'elle s'abandonnait trop à sa pétulance naturelle. Athénaïs ne s'en aperçut point ou ne voulut point s'en apercevoir. Bénédict prit de l'humeur, haussa les épaules, et quitta la fête. Il trouva dans l'auberge le valet de ferme de son oncle, qui s'était rendu là sur la petite jument grise que Bénédict montait ordinairement. Il le chargea de ramener le soir M. Lhéry et sa famille dans la patache, et, s'emparant de sa monture, il reprit seul le chemin de Grangeneuve à l'entrée de la nuit.




V.

Valentine, après avoir remercié Bénédict par un salut gracieux, quitta la danse, et, se tournant vers la comtesse, elle comprit à sa pâleur, à la contraction de ses lèvres, à la sécheresse de son regard, qu'un orage couvait contre elle dans le cœur vindicatif de sa mère. M. de Lansac, qui se sentait responsable de la conduite de sa fiancée, voulut lui épargner les âcres reproches du premier moment, et, lui offrant son bras, il suivit avec elle, à une certaine distance, madame de Raimbault, qui entraînait sa belle-mère et se dirigeait vers le lieu où l'attendait sa calèche. Valentine était émue, elle craignait la colère amassée sur sa tête; M. de Lansac, avec l'adresse et la grâce de son esprit, chercha à la distraire, et, affectant de regarder ce qui venait de se passer comme une niaiserie, il se chargea d'apaiser la comtesse. Valentine, reconnaissante de cet intérêt délicat qui semblait l'entourer toujours sans égoïsme et sans ridicule, sentit augmenter l'affection sincère que son futur époux lui inspirait.

Cependant la comtesse, outrée de n'avoir personne à quereller, s'en prit à la marquise sa belle-mère. Comme elle ne trouva pas ses gens au lieu indiqué parce qu'ils ne l'attendaient pas si tôt, il fallut faire quelques tours de promenade sur un chemin poudreux et pierreux, épreuve douloureuse pour des pieds qui avaient foulé des tapis de cachemire dans les appartements de Joséphine et de Marie-Louise. L'humeur de la comtesse en augmenta; elle repoussa presque la vieille marquise, qui, trébuchant à chaque pas, cherchait à s'appuyer sur son bras.

—Voilà une jolie fête, une charmante partie de plaisir! lui dit-elle. C'est vous qui l'avez voulu; vous m'avez amenée ici à mon corps défendant. Vous aimez la canaille, vous; mais, moi, je la déteste. Vous êtes-vous bien amusée, dites? Extasiez-vous donc sur les délices des champs! Trouvez-vous cette chaleur bien agréable?

—Oui, oui, répondit la vieille, j'ai quatre-vingts ans.

—Moi, je ne les ai pas; j'étouffe. Et cette poussière, ces grès qui vous percent la plante des pieds! Tout cela est gracieux!

—Mais, ma belle, est-ce ma faute, à moi, s'il fait chaud, si le chemin est mauvais, si vous avez de l'humeur?

—De l'humeur! vous n'en avez jamais, vous, je le conçois, ne vous occupant de rien, laissant agir votre famille comme il plaît à Dieu. Aussi, les fleurs dont vous avez semé votre vie ont porté leurs fruits, et des fruits précoces, on peut le dire.

—Madame, dit la marquise avec amertume, vous êtes féroce dans la colère, je le sais.

—Sans doute, Madame, reprit la comtesse, vous appelez férocité le juste orgueil d'une mère offensée?

—Et qui donc vous a offensée, bon Dieu?

—Ah! vous me le demandez. Vous ne me trouvez pas assez insultée dans la personne de ma fille, quand toute la canaille de la province a battu des mains en la voyant embrassée par un paysan, sous mes yeux, contre mon gré! quand ils diront demain: «Nous avons fait un affront sanglant à la comtesse de Raimbault!»

—Quelle exagération! quel puritanisme! Votre fille est déshonorée pour avoir été embrassée devant trois mille personnes! Le beau crime! De mon temps, Madame, et du vôtre aussi, je gage, on ne faisait pas ainsi, j'en conviens; mais on ne faisait pas mieux. D'ailleurs, ce garçon n'est pas un rustre.

—C'est bien pis, Madame; c'est un rustre enrichi, c'est un mariant éclairé.

—Parlez donc moins haut; si l'on vous entendait!...

—Oh! vous rêvez toujours la guillotine; vous croyez qu'elle marche derrière vous, prête à vous saisir à la moindre marque de courage et de fierté. Mais je veux bien parler bas, Madame; écoutez ce que j'ai à vous dire: Mêlez-vous de Valentine le moins possible, et n'oubliez pas si vite les résultats de l'éducation de l'autre.

—Toujours! toujours! dit la vieille femme en joignant les mains avec angoisse. Vous n'épargnerez jamais l'occasion de réveiller cette douleur! Eh! laissez-moi mourir en paix, Madame; j'ai quatre-vingts ans.

—Tout le monde voudrait avoir cet âge, s'il autorisait tous les écarts du cœur et de la raison. Si vieille et si inoffensive que vous vous fassiez, vous avez encore sur ma fille et sur ma maison une influence très-grande. Faites-la servir au bien commun; éloignez Valentine de ce funeste exemple, dont le souvenir ne s'est malheureusement pas éteint chez elle.

—Eh! il n'y a pas de danger! Valentine n'est-elle pas à la veille d'être mariée? Que craignez-vous ensuite?... Ses fautes, si elle en fait, ne regarderont que son mari; notre tâche sera remplie...

—Oui, Madame, je sais que vous raisonnez ainsi; je ne perdrai pas mon temps à discuter vos principes; mais, je vous le répète, effacez autour de vous jusqu'à la dernière trace de l'existence qui nous a souillés tous.

—Grand Dieu! Madame, avez-vous fini? Celle dont vous parlez est ma petite-fille, la fille de mon propre fils, la sœur unique et légitime de Valentine. Ce sont des titres qui me feront toujours pleurer sa faute au lieu de la maudire. Ne l'a-t-elle pas expiée cruellement? Votre haine implacable la poursuivra-t-elle sur la terre d'exil et de misère? Pourquoi cette insistance à tirailler une plaie qui saignera jusqu'à mon dernier soupir?

—Madame, écoutez-moi bien: votre estimable petite-fille n'est pas si loin que vous feignez de le croire. Vous voyez que je ne suis pas votre dupe.

—Grand Dieu! s'écria la vieille femme en se redressant, que voulez-vous dire? Expliquez-vous; ma fille! ma pauvre fille! où est-elle? dites-le-moi, je vous le demande à mains jointes.

Madame de Raimbault, qui venait de plaider le faux pour savoir le vrai, fut satisfaite du ton de sincérité pathétique avec lequel la marquise détruisit ses doutes.

—Vous le saurez, Madame, répondit-elle; mais pas avant moi. Je jure que je découvrirai bientôt la retraite qu'elle s'est choisie dans le voisinage, et que je l'en ferai sortir. Essuyez vos larmes, voici nos gens.

Valentine monta dans la calèche et en redescendit après avoir passé sur ses vêtements une grande jupe de mérinos bleu qui remplaçait l'amazone trop lourde pour la saison. M. de Lansac lui présenta la main pour monter sur un beau cheval anglais, et les dames s'installèrent dans la calèche; mais au moment où l'on voulut sortir le cheval de M. de Lansac de l'écurie villageoise, il tomba à terre et ne put se relever. Soit que ce fût l'effet de la chaleur ou de la quantité d'eau qu'on lui avait laissé boire, il était en proie à de violentes tranchées et absolument hors d'état de marcher. Il fallut laisser le jockey à l'auberge pour le soigner, et M. de Lansac fut forcé de monter en voiture.

—Eh bien! s'écria la comtesse, est-ce que Valentine va faire la route seule à cheval?

—Pourquoi pas? dit le comte de Lansac, qui voulut épargner à Valentine le malaise de passer deux heures en présence de sa mère irritée. Mademoiselle ne sera pas seule en trottant à côté de la voiture, et nous pourrons fort bien causer avec elle. Son cheval est si sage que je ne vois pas le moindre inconvénient à lui en laisser tout le gouvernement.

—Mais cela ne se fait guère, dit la comtesse, sur l'esprit de laquelle M. de Lansac avait un grand ascendant.

—Tout se fait dans ce pays-ci, où il n'y a personne pour juger ce qui est convenable et ce qui ne l'est pas. Nous allons, au détour du chemin, entrer dans la Vallée-Noire, où nous ne rencontrerons pas un chat. D'ailleurs il fera assez sombre dans dix minutes pour que nous n'ayons pas à craindre les regards.

Cette grave contestation terminée à l'avantage de M. de Lansac, la calèche s'enfonça dans une traîne de la vallée; Valentine la suivit au petit galop, et la nuit s'épaissit.

À mesure que l'on avançait dans la vallée, la route devenait plus étroite. Bientôt il fut impossible à Valentine de la côtoyer parallèlement à la voiture. Elle se tint quelque temps par derrière; mais, comme les inégalités du terrain forçaient souvent le cocher à retenir brusquement ses chevaux, celui de Valentine s'effarouchait chaque fois de la voiture qui s'arrêtait presque sur son poitrail. Elle profita donc d'un endroit où le fossé disparaissait pour passer devant, et alors elle galopa beaucoup plus agréablement, n'étant gênée par aucune appréhension, et laissant à son vigoureux et noble cheval toute la liberté de ses mouvements.

Le temps était délicieux; la lune, n'étant pas levée, laissait encore le chemin enseveli sous ses obscurs ombrages; de temps en temps un ver-luisant chatoyait dans l'herbe, un lézard rampait dans le buisson, un sphinx bourdonnait sur une fleur humide. Une brise tiède s'était levée toute chargée de l'odeur de vanille qui s'exhale des champs de fèves en fleurs. La jeune Valentine, élevée tour à tour par sa sœur bannie, par sa mère orgueilleuse, par les religieuses de son couvent, par sa grand'mère étourdie et jeune, n'avait été définitivement élevée par personne, elle s'était faite elle-même ce qu'elle était, et, faute de trouver des sympathies bien réelles dans sa famille, elle avait pris le goût de l'étude et de la rêverie. Son esprit naturellement calme, son jugement sain, l'avaient également préservée des erreurs de la société et de celles de la solitude. Livrée à des pensées douces et pures comme son cœur, elle savourait le bien-être de cette soirée de mai si pleine de chastes voluptés pour une âme poétique et jeune. Peut-être aussi songeait-elle à son fiancé, à cet homme qui, le premier, lui avait témoigné de la confiance et du respect, choses si douces à un cœur qui s'estime et qui n'a pas encore été compris. Valentine ne rêvait pas la passion; elle ne partageait pas l'empressement altier des jeunes cerveaux qui la regardent comme un besoin impérieux de leur organisation. Plus modeste, Valentine ne se croyait pas destinée à ces énergiques et violentes épreuves. Elle se pliait facilement à la réserve dont le monde lui faisait un devoir; elle l'acceptait comme un bienfait et non comme une loi. Elle se promettait d'échapper à ces inclinations ardentes qui faisaient sous ses yeux le malheur des autres, à l'amour du luxe auquel sa grand'mère sacrifiait toute dignité, à l'ambition dont les espérances déçues torturaient sa mère, à l'amour qui avait si cruellement égaré sa sœur. Cette dernière pensée amena une larme au bord de sa paupière. C'était là le seul événement de la vie de Valentine; mais il l'avait remplie; il avait influé sur son caractère, il lui avait donné à la fois de la timidité et de la hardiesse: de la timidité pour elle-même, de la hardiesse quand il s'agissait de sa sœur. Elle n'avait, il est vrai, jamais pu lui prouver le dévouement courageux dont elle se sentait animée; jamais le nom de sa sœur n'avait été prononcé par sa mère devant elle; jamais on ne lui avait fourni une seule occasion de la servir et de la défendre. Son désir en était d'autant plus vif, et cette sorte de tendresse passionnée, qu'elle nourrissait, pour une personne dont l'image se présentait à elle à travers les vagues souvenirs de l'enfance, était réellement la seule affection romanesque qui eût trouvé place dans son âme.

L'espèce d'agitation que cette amitié comprimée avait mise dans son existence s'était exaltée encore depuis quelques jours. Un bruit vague s'était répandu dans le pays que sa sœur avait été vue à huit lieues de là, dans une ville où jadis elle avait demeuré provisoirement pendant quelques mois. Cette fois elle n'y avait passé qu'une nuit et ne s'était pas nommée; mais les cens de l'auberge assuraient l'avoir reconnue. Ce bruit était arrivé jusqu'au château de Raimbault, situé à l'autre extrémité de la Vallée-Noire. Un domestique, empressé de faire sa cour, était venu faire ce rapport à la comtesse. Le hasard voulut que, dans ce moment, Valentine, occupée à travailler dans une pièce voisine, entendit sa mère élever la voix, prononcer un nom qui la fit tressaillir. Alors, incapable de maîtriser son inquiétude et sa curiosité, elle prêta l'oreille et pénétra le secret de la conférence. Cet incident s'était passé la veille du 1er mai; et maintenant Valentine, émue et troublée, se demandait si cette nouvelle était vraisemblable, et s'il n'était pas bien possible que l'on se fût trompé en croyant reconnaître une personne exilée du pays depuis quinze ans.

En se livrant à ces réflexions, mademoiselle de Raimbault, légèrement emportée par son cheval qu'elle ne songeait point à ralentir, avait pris une avance assez considérable sur la calèche. Lorsque la pensée lui en vint, elle s'arrêta, et ne pouvant rien distinguer dans l'obscurité, elle se pencha pour écouter; mais, soit que le bruit des roues fût amorti par l'herbe longue et humide qui croissait dans le chemin, soit que la respiration haute et pressée de son cheval, impatient de cette pause, empêchât un son lointain de parvenir jusqu'à elle, son oreille ne put rien saisir dans le silence solennel de la nuit. Elle retourna aussitôt sur ses pas, jugeant qu'elle s'était fort éloignée, et s'arrêta de nouveau pour écouter, après avoir fait un temps de galop sans rencontrer personne.

Elle n'entendit encore cette fois que le chant du grillon qui s'éveillait au lever de la lune, et les aboiements lointains de quelques chiens.

Elle poussa de nouveau son cheval jusqu'à l'embranchement de deux chemins qui formaient comme une fourche devant elle. Elle essaya de reconnaître celui par lequel elle était venue; mais l'obscurité rendait toute observation impossible. Le plus sage eût été d'attendre en cet endroit l'arrivée de la calèche, qui ne pouvait manquer de s'y rendre par l'un ou l'autre coté. Mais la peur commençait à troubler la raison de la jeune fille; rester en place dans cet état d'inquiétude lui semblait la pire situation. Elle s'imagina que son cheval aurait l'instinct de se diriger vers ceux de la voiture, et que l'odorat le guiderait à défaut de mémoire. Le cheval, livré à sa propre décision, prit à gauche. Après une course inutile et de plus en plus incertaine, Valentine crut reconnaître un gros arbre qu'elle avait remarqué dans la matinée. Cette circonstance lui rendit un peu de courage; elle sourit même de sa poltronnerie et pressa le pas de son cheval.

Mais elle vit bientôt que le chemin descendait de plus en plus rapidement vers le fond de la vallée. Elle ne connaissait point le pays, qu'elle avait à peu près abandonné depuis son enfance, et pourtant il lui sembla que dans la matinée elle avait côtoyé la partie la plus élevée du terrain. L'aspect du paysage avait changé; la lune, qui s'élevait lentement à l'horizon, jetait des lueurs transversales dans les interstices des branches, et Valentine pouvait distinguer des objets qui ne l'avaient pas frappée précédemment. Le chemin était plus large, plus découvert, plus défoncé par les pieds des bestiaux et les roues des chariots; de gros saules ébranchés se dressaient aux deux côtés de la haie, et, dessinant sur le ciel leurs mutilations bizarres, semblaient autant de créations hideuses prêtes à mouvoir leurs têtes monstrueuses et leurs corps privés de bras.




VI.

Tout à coup Valentine entendit un bruit sourd et prolongé semblable au roulement d'une voiture. Elle quitta le chemin, et se dirigea à travers un sentier vers le lieu d'où partait ce bruit, qui augmentait toujours, mais changeait de nature. Si Valentine eût pu percer le dôme de pommiers en fleurs où se glissaient les rayons de la lune, elle eût vu la ligne blanche et brillante de la rivière s'élançant dans une écluse à quelque distance. Cependant la fraîcheur croissante de l'atmosphère et une douce odeur de menthe lui révélèrent le rivage de l'Indre. Elle jugea qu'elle s'était écartée considérablement de son chemin; mais elle se décida à descendre le cours de l'eau, espérant trouver bientôt un moulin ou une chaumière où elle pût demander des renseignements. En effet, elle s'arrêta devant une vieille grange isolée et sans lumière, que les aboiements d'un chien enfermé dans le clos lui firent supposer habitée. Elle appela en vain, personne ne bougea. Elle fit approcher son cheval de la porte et frappa avec le pommeau d'acier de sa cravache. Un bêlement plaintif lui répondit: c'était une bergerie. Et dans ce pays-là, comme il n'y a ni loups ni voleurs, il n'y a point non plus de bergers. Valentine continua son chemin.

Son cheval, comme s'il eût partagé le sentiment de découragement qui s'était emparé d'elle, se mit à marcher lentement et avec négligence. De temps en temps il heurtait son sabot retentissant contre un caillou d'où jaillissait un éclair, ou il allongeait sa bouche altérée vers les petites pousses tendres des ormilles.

Tout à coup, dans ce silence, dans cette campagne déserte, sur ces prairies qui n'avaient jamais ouï d'autre mélodie que le pipeau de quelque enfant désœuvré, ou la chanson rauque et graveleuse d'un meunier attardé; tout à coup, au murmure de l'eau et aux soupirs de la brise, vint se joindre une voix pure, suave, enchanteresse, une voix d'homme, jeune et vibrante comme celle d'un hautbois. Elle chantait un air du pays bien simple, bien lent, bien triste comme ils le sont tous. Mais comme elle le chantait! Certes, ce n'était pas un villageois qui savait ainsi poser et moduler les sons. Ce n'était pas non plus un chanteur de profession qui s'abandonnait ainsi à la pureté du rhythme, sans ornement et sans système. C'était quelqu'un qui sentait la musique et qui ne la savait pas; ou, s'il la savait, c'était le premier chanteur du monde, car il paraissait ne pas la savoir, et sa mélodie, comme une voix des éléments, s'élevait vers les cieux sans autre poésie que celle du sentiment. Si, dans une forêt vierge, loin des œuvres de l'art, loin des quinquets de l'orchestre et des réminiscences de Rossini, parmi ces sapins alpestres où jamais le pied de l'homme n'a laissé d'empreinte, les créations idéales de Manfred venaient à se réveiller, c'est ainsi qu'elles chanteraient, pensa Valentine.

Elle avait laissé tomber les rênes; son cheval broutait les marges du sentier; Valentine n'avait plus peur, elle était sous le charme de ce chant mystérieux, et son émotion était si douce qu'elle ne songeait point à s'étonner de l'entendre en ce lieu et à cette heure.

Le chant cessa. Valentine crut avoir fait un rêve; mais il recommença en se rapprochant, et chaque instant l'apportait plus net à l'oreille de la belle voyageuse; puis il s'éteignit encore, et elle ne distingua plus que le trot d'un cheval. À la manière lourde et décousue dont il rasait la terre, il était facile d'affirmer que c'était le cheval d'un paysan.

Valentine eut un sentiment de peur en songeant qu'elle allait se trouver, dans cet endroit isolé, tête à tête avec un homme qui pouvait bien être un rustre, un ivrogne; car était-ce lui qui venait de chanter, ou le bruit de sa marche avait-il fait envoler le sylphe mélodieux? Cependant il valait mieux l'aborder que de passer la nuit dans les champs. Valentine songea que, dans le cas d'une insulte, son cheval avait de meilleures jambes que celui qui venait à elle, et, cherchant à se donner une assurance qu'elle n'avait pas, elle marcha droit à lui.

—Qui va là? cria une voix ferme.

—Valentine de Raimbault, répondit la jeune fille, qui n'était peut-être pas tout à fait étrangère à l'orgueil de porter le nom le plus honoré du pays. Cette petite vanité n'avait rien de ridicule, puisqu'elle tirait toute sa considération des vertus et de la bravoure de son père.

—Mademoiselle de Raimbault! toute seule ici! reprit le voyageur. Et où donc est M. de Lansac?... Est-il tombé de cheval? est-il mort?...

—Non, grâce au ciel, répondit Valentine, rassurée par cette voix qu'elle croyait reconnaître. Mais si je ne me trompe pas, Monsieur, l'on vous nomme Bénédict, et nous avons dansé aujourd'hui ensemble.

Bénédict tressaillit. Il trouva qu'il n'y avait point de pudeur à rappeler une circonstance si délicate, et dont la seule pensée en ce moment et dans cette solitude faisait refluer tout son sang vers sa poitrine. Mais l'extrême candeur ressemble parfois à de l'effronterie. Le fait est que Valentine, absorbée par l'agitation de sa course nocturne, avait complètement oublié l'anecdote du baiser. Elle s'en souvint au ton dont Bénédict lui répondit:

—Oui, Mademoiselle, je suis Bénédict.

—Eh bien, dit-elle, rendez-moi le service de me remettre dans mon chemin.

Et elle lui raconta comment elle s'était égarée.

—Vous êtes à une lieue de la route que vous deviez tenir, lui répondit-il, et pour la rejoindre il faut que vous passiez par la ferme de Grangeneuve. Comme c'est là que je dois me rendre, j'aurai l'honneur de vous servir de guide; peut-être retrouverons-nous à l'entrée de la route la calèche qui vous aura attendue.

—Cela n'est pas probable, reprit Valentine; ma mère, qui m'a vue passer devant, croit sans doute que je dois arriver au château avant elle.

—En ce cas, Mademoiselle, si vous le permettez, je vous accompagnerai jusque chez vous. Mon oncle serait sans doute un guide plus convenable; mais il n'est point revenu de la fête, et je ne sais pas à quelle heure il rentrera.

Valentine pensa tristement au redoublement de colère que cette circonstance causerait à sa mère; mais comme elle était fort innocente de tous les événements de cette journée, elle accepta l'offre de Bénédict avec une franchise qui commandait l'estime. Bénédict fut touché de ses manières simples et douces. Ce qui l'avait choqué d'abord en elle, cette aisance qu'elle devait à l'idée de supériorité sociale où on l'avait élevée, finit par le gagner. Il trouva qu'elle était fille noble de bonne foi, sans morgue et sans fausse humilité. Elle était comme le terme moyen entre sa mère et sa grand'mère; elle savait se faire respecter sans offenser jamais. Bénédict était surpris de ne plus sentir auprès d'elle cette timidité, ces palpitations qu'un homme de vingt ans, élevé loin du monde, éprouve toujours dans le tête-à-tête d'une femme jeune et belle. Il en conclut que mademoiselle de Raimbault, avec sa beauté calme et son caractère candide, était digne d'inspirer une amitié solide. Aucune pensée d'amour ne lui vint auprès d'elle.

Après quelques questions réciproques, relatives à l'heure, à la route, à la bonté de leurs chevaux, Valentine demanda à Bénédict si c'était lui qui avait chanté. Bénédict savait qu'il chantait admirablement bien, et ce fut avec une secrète satisfaction qu'il se ressouvint d'avoir fait entendre sa voix dans la vallée. Néanmoins, avec cette profonde hypocrisie que nous donne l'amour-propre, il répondit négligemment:

—Avez-vous entendu quelque chose? C'était moi, je pense, ou les grenouilles des roseaux.

Valentine garda le silence. Elle avait tant admiré cette voix, qu'elle craignait d'en dire trop ou trop peu. Cependant, après une pause, elle lui demanda ingénument;

—Et où avez-vous appris à chanter?

—Si j'avais du talent, je serais en droit de répondre que cela ne s'apprend pas; mais chez moi ce serait une fatuité. J'ai pris quelques leçons à Paris.

—C'est une belle chose que la musique! reprit Valentine.

Et à propos de musique ils parlèrent de tous les arts.

—Je vois que vous êtes extrêmement musicienne, dit Bénédict à une remarque assez savante qu'elle venait de faire.

—On m'a appris cela comme on m'a tout appris, répondit-elle, c'est-à-dire superficiellement;... mais, comme j'avais le goût et l'instinct de cet art, je l'ai facilement compris.

—Et sans doute vous avez un grand talent?

—Moi! je joue des contredanses; voilà tout.

—Vous n'avez pas de voix?

—J'ai de la voix, j'ai chanté, et l'on trouvait que j'avais des dispositions; mais j'y ai renoncé.

—Comment! avec l'amour de l'art?

—Oui, je me suis livrée à la peinture, que j'aimais beaucoup moins, et pour laquelle j'avais moins de facilité.

—Cela est étrange!

—Non. Dans le temps où nous vivons, il faut une spécialité. Notre rang, notre fortune ne tiennent à rien. Dans quelques années peut-être la terre de Raimbault, mon patrimoine sera un bien de l'État, comme elle l'a été il n'y a pas un demi-siècle. L'éducation que nous recevons est misérable; on nous donne les éléments de tout, et l'on ne nous permet pas de rien approfondir. On veut que nous soyons instruites; mais du jour où nous deviendrions savantes, nous serions ridicules. On nous élève toujours pour être riches, jamais pour être pauvres. L'éducation si bornée de nos aïeules valait beaucoup mieux; du moins elles savaient tricoter. La révolution les a trouvées femmes médiocres; elles se sont résignées à vivre en femmes médiocres; elles ont fait sans répugnance du filet pour vivre. Nous qui savons imparfaitement l'anglais, le dessin et la musique; nous qui faisons des peintures en laque, des écrans à l'aquarelle, des fleurs en velours, et vingt autres futilités ruineuses que les mœurs somptuaires d'une république repousseraient de la consommation, que ferions-nous? Laquelle de nous s'abaissera sans douleur à une profession mécanique? Car sur vingt d'entre nous, il n'en est souvent pas une qui possède à fond une connaissance quelconque. Je ne sache qu'un état qui leur convienne, c'est d'être femme de chambre. J'ai senti de bonne heure, aux récits de ma grand'mère et à ceux de ma mère (deux existences si opposées: l'émigration et l'empire, Coblentz et Marie-Louise), que je devais me garantir des malheurs de l'une, des prospérités de l'autre. Et quand j'ai été à peu près libre de suivre mon opinion, j'ai supprimé de mes talents ceux qui ne pouvaient me servir à rien. Je me suis adonnée à un seul, parce que j'ai remarqué que, quels que soient les temps et les modes, une personne qui fait très bien une chose se soutient toujours dans la société.

—Vous pensez donc que la peinture sera moins négligée, moins inutile que la musique dans les mœurs lacédémoniennes que vous prévoyez, puisque vous l'avez rigidement embrassée contre votre vocation?

—Peut-être; mais ce n'est pas là la question. Comme profession, la musique ne m'eût pas convenu; elle met une femme trop en évidence; elle la pousse sur le théâtre ou dans les salons; elle en fait une actrice ou une subalterne à qui l'on confie l'éducation d'une demoiselle de province. La peinture donne plus de liberté; elle permet une existence plus retirée, et les jouissances qu'elle procure doublent de prix dans la solitude. J'imagine que vous ne désapprouverez plus mon choix... Mais allons un peu plus vite, je vous prie; ma mère m'attend peut-être avec inquiétude.

Bénédict, plein d'estime et d'admiration pour le bon sens de cette jeune fille, flatté de la confiance avec laquelle elle lui exposait ses pensées et son caractère, doubla le pas à regret. Mais comme la ferme de Grangeneuve étalait son grand pignon blanc au clair de la lune, une idée subite vint le frapper. Il s'arrêta brusquement, et, dominé par cette pensée qui l'agitait, il avança machinalement le bras pour arrêter le cheval de Valentine.

—Qu'est-ce? lui dit-elle en retenant sa monture; n'est-ce pas par ici?

Bénédict resta plongé dans un grand embarras. Puis tout d'un coup prenant courage:

—Mademoiselle, dit-il, ce que j'ai à vous dire me cause une grande anxiété, parce que je ne sais pas bien comment vous l'accueillerez venant de moi. C'est la première fois de ma vie que je vous parle, et le ciel m'est témoin que je vous quitterai pénétré de vénération. Cependant ce peut être aussi la seule, la dernière fois que j'aurai ce bonheur; et si ce que j'ai à vous annoncer vous offense, il vous sera facile de ne jamais rencontrer la figure d'un homme qui aura eu le malheur de vous déplaire...

Ce débat solennel jeta autant de crainte que de surprise dans l'esprit de Valentine. Bénédict avait dans tous les temps une physionomie particulièrement bizarre. Son esprit avait la même teinte de singularité; elle s'en était aperçue dans l'entretien qu'ils venaient d'avoir ensemble. Ce talent supérieur pour la musique, ces traits dont on ne pouvait saisir l'expression dominante, cet esprit cultivé et déjà sceptique à propos de tout, faisaient de lui un être étrange aux yeux de Valentine, qui n'avait jamais eu aucun rapport aussi direct avec un jeune homme d'une autre classe que la sienne. L'espèce de préface qu'il venait de lui débiter lui causa donc de l'épouvante. Quoique étrangère à de pures vanités, elle craignait une déclaration, et n'eut pas la présence d'esprit de répondre un seul mot.

—Je vois que je vous effraie, Mademoiselle, reprit Bénédict. C'est que, dans la position délicate où je me trouve jeté par le hasard, je n'ai pas assez d'usage ou d'esprit pour me faire comprendre à demi-mot.

Ces paroles augmentèrent l'effroi et la terreur de Valentine.

—Monsieur, lui dit-elle, je ne pense pas que vous puissiez avoir à me dire quelque chose que je puisse entendre, après l'aveu que vous faites de votre embarras. Puisque vous craignez de m'offenser, je dois craindre de vous laisser commettre une gaucherie. Brisons là, je vous prie; et comme me voici dans mon chemin, agréez mes remerciements et ne prenez pas la peine d'aller plus loin...

—J'aurais dû m'attendre à cette réponse, dit Bénédict profondément offensé. J'aurais dû moins compter sur ces apparences de raison et de sensibilité que je voyais chez mademoiselle de Raimbault...

Valentine ne daigna pas lui répondre. Elle lui jeta un froid salut, et, tout épouvantée de la situation où elle se trouvait, elle fouetta son cheval et partit.

Bénédict consterné la regardait fuir. Tout d'un coup il se frappa la tête avec dépit.

—Je ne suis qu'un animal stupide, s'écria-t-il; elle ne me comprend pas!

Et, faisant sauter le fossé à son cheval, il coupe à angle droit l'enclos que Valentine côtoyait: en trois minutes il se trouve vis-à-vis d'elle et lui barre le chemin. Valentine eut tellement peur qu'elle faillit tomber à la renverse.




VII.

Bénédict se jette à bas de son cheval.

—Mademoiselle, s'écrie-t-il, je tombe à vos genoux. N'ayez pas peur de moi. Vous voyez bien qu'à pied je ne puis vous poursuivre. Daignez m'écouter un moment. Je ne suis qu'un sot; je vous ai fait une mortelle injure en m'imaginant que vous ne vouliez pas me comprendre; et comme en voulant vous préparer je ne ferais qu'accumuler sottise sur sottise, je vais droit au but. N'avez-vous pas entendu parler dernièrement d'une personne qui vous est chère?

—Ah! parlez, s'écria Valentine avec un cri parti du cœur.

—Je le savais bien, dit Bénédict avec joie; vous l'aimez, vous la plaignez; on ne nous a pas trompés; vous désirez la revoir, vous seriez prête à lui tendre les bras. N'est-ce pas, Mademoiselle, que tout ce qu'on dit de vous est vrai?

Il ne vint pas à la pensée de Valentine de se méfier de la sincérité de Bénédict. Il venait de toucher la corde la plus sensible de son âme; la prudence ne lui eût plus paru que de la lâcheté; c'est le propre des générosités enthousiastes.

—Si vous savez où elle est, Monsieur, s'écria-t-elle en joignant les mains, béni soyez-vous, car vous allez me l'apprendre.

—Je ferai peut-être une chose coupable aux yeux de la société; car je vous détournerai de l'obéissance filiale. Et pourtant je vais le faire sans remords; l'amitié que j'ai pour cette personne m'en fait un devoir, et l'admiration que j'ai pour vous me fait croire que vous ne me le reprocherez jamais. Ce matin elle a fait quatre lieues à pied dans la rosée des prés, sur les cailloux des guérets, enveloppée d'une mante de paysanne, pour vous apercevoir à votre fenêtre ou dans votre jardin. Elle est revenue sans y avoir réussi. Voulez-vous la dédommager ce soir, et la payer de toutes les peines de sa vie?

—Conduisez-moi vers elle, Monsieur, je vous le demande au nom de ce que vous avez de plus cher au monde.

—Eh bien, dit Bénédict, fiez-vous à moi. Vous ne devez pas vous montrer à la ferme. Quoique mes parents en soient encore absents, les serviteurs vous verraient; ils parleraient, et demain votre mère, informée de cette visite, susciterait de nouvelles persécutions à votre sœur. Laissez-moi attacher votre cheval avec le mien sous ces arbres et suivez-moi.

Valentine sauta légèrement à terre sans attendre que Bénédict lui offrît la main. Mais à peine y fut-elle que l'instinct du danger, naturel aux femmes les plus pures, se réveilla en elle; elle eut peur. Bénédict attacha les chevaux sous un massif d'érables touffus. En revenant vers elle, il s'écria d'un ton de franchise:

—Oh! qu'elle va être heureuse, et qu'elle s'attend peu aux joies qui s'approchent d'elle!

Ces paroles rassurèrent Valentine. Elle suivit son guide dans un sentier tout humide de la rosée du soir, jusqu'à l'entrée d'une chènevière dont un fossé formait la clôture. Il fallait passer sur une planche toute tremblante. Bénédict sauta dans le fossé et lui servit d'appui, tandis que Valentine le franchissait.

—Ici, Perdreau! à bas! taisez-vous! dit-il à un gros chien qui s'avançait sur eux en grondant, et qui, en reconnaissant son maître, fit autant de bruit par ses caresses qu'il en avait fait par sa méfiance.

Bénédict le renvoya d'un coup de pied, et fit entrer sa compagne émue dans le jardin de la ferme situé sur le derrière des bâtiments, comme dans la plupart des habitations rustiques. Ce jardin était fort touffu. Les ronces, es rosiers, les arbres fruitiers y croissaient pêle-mêle, et leurs pousses vigoureuses, que ne mutilait jamais le ciseau du jardinier, s'entre-croisaient sur les allées jusqu'à les rendre impraticables. Valentine accrochait sa longue jupe d'amazone à toutes les épines; l'obscurité profonde de toute cette libre végétation augmentait son embarras, et l'émotion violente qu'elle éprouvait dans un tel moment lui ôtait presque la force de marcher.

—Si vous voulez me donner la main, lui dit son guide, nous irons plus vite.

Valentine avait perdu son gant dans cette agitation; elle mit sa main nue dans celle de Bénédict. Pour une jeune fille élevée comme elle, c'était une étrange situation. Le jeune homme marchait devant elle, l'attirait doucement après lui, écartant les branches avec son autre bras pour qu'elles ne vinssent pas fouetter le visage de sa belle compagne.

—Mon Dieu! comme vous tremblez! lui dit-il en lâchant sa main lorsqu'ils eurent atteint un endroit découvert.

—Ah! Monsieur, c'est de joie et d'impatience, répondit Valentine.

Il restait encore un obstacle à franchir. Bénédict n'avait pas la clef du jardin; il fallut, pour en sortir, sauter une haie vive. Il lui proposa de l'aider, et il fallut bien accepter. Alors le neveu du fermier prit dans ses bras la fiancée du comte de Lansac. Il porta des mains émues sur sa taille charmante. Il respira de près son haleine entrecoupée; et cela dura assez longtemps, car la haie était large, hérissée de joncs épineux, les pierres du glacis croulaient, et Bénédict n'avait pas bien toute sa présence d'esprit.

Cependant, telle est la pudique timidité de cet âge! son imagination alla beaucoup moins loin que la réalité, et la peur de manquer à sa conscience lui ôta le sentiment de son bonheur.

Arrivé à la porte de la maison, Bénédict poussa le loquet sans bruit, fit entrer Valentine dans la salle basse, et s'approcha du foyer à tâtons. Il eut bientôt allumé un flambeau, et, montrant à mademoiselle de Raimbault un escalier de bois assez semblable à une échelle, il lui dit:

—C'est là.

Il se jeta sur une chaise, s'installa en sentinelle, et la pria de ne pas rester plus d'un quart d'heure avec Louise.

Fatiguée de sa longue course de la matinée, Louise s'était endormie de bonne heure. La petite chambre qu'elle occupait était une des plus mauvaises de la ferme; mais comme elle passait pour une pauvre parente que les Lhéry avaient longtemps assistée en Poitou, elle n'avait pas voulu qu'on détruisît l'erreur des domestiques du fermier en lui faisant une réception brillante. Elle s'était volontairement accommodée d'une sorte de petit grenier dont la lucarne donnait sur le plus ravissant aspect de prairies et d'îlots, coupé par les sinuosités de l'Indre et planté des plus beaux arbres. On lui avait composé à la hâte un assez bon lit sur un méchant grabat; des bottes de pois séchaient sur une claie, des grappes d'oignons dorés pendaient au plancher, des pelotons de fil bis dormaient au fond d'un dévidoir invalide. Louise, élevée dans l'opulence, trouvait du charme dans ces attributs de la vie champêtre. À la grande surprise de madame Lhéry, elle avait voulu laisser à sa chambrette cet air de désordre et d'encombrement rustique qui lui rappelait les peintures flamandes de Van-Ostade et de Gérard Dow. Mais les objets qu'elle aimait le mieux dans ce modeste réduit, c'était un vieux rideau de perse à ramages fanés, et deux antiques fauteuils de point dont les bois avaient été jadis dorés. Par le plus grand hasard du monde, ces meubles avaient été retirés du château environ dix années auparavant, et Louise les reconnut pour les avoir vus dans son enfance. Elle versa des larmes et faillit les embrasser comme de vieux amis, en se rappelant combien de fois, dans ces heureux jours de calme et d'ignorance à jamais perdus, elle s'était blottie, petite fille blonde et rieuse, dans les larges bras de ces vieux fauteuils.

Ce soir-là elle s'était endormie en regardant machinalement les fleurs du rideau; et cette vue avait retracé à sa mémoire tous les menus détails de sa vie passée. Après un long exil, cette vive sensation de ses anciennes douleurs, de ses anciennes joies, se réveillait avec force. Elle se croyait au lendemain des événements qu'elle avait expiés et pleurés dans un triste pèlerinage de quinze années. Elle s'imaginait revoir, derrière ce rideau que le vent agitait à travers le déjeté de la fenêtre, toute la scène brillante et magique de ses jeunes années, la tourelle de son vieux manoir, les chênes séculaires du grand parc, la chèvre blanche qu'elle avait aimée, le champ où elle avait cueilli des bluets. Quelquefois l'image de sa grand'mère, égoïste et débonnaire créature, se dressait devant elle avec des larmes dans les yeux comme au jour de son bannissement. Mais ce cœur, qui ne savait aimer qu'à demi, se refermait pour elle, et cette apparition consolante s'éloignait avec indifférence et légèreté.

La seule image pure et toujours délicieuse de ce tableau fantastique, c'était celle de Valentine, de ce bel enfant de quatre ans, aux longs cheveux dorés, aux joues vermeilles, que Louise avait connu. Elle la voyait encore courir au travers des blés plus hauts qu'elle, comme une perdrix dans un sillon; se jeter dans ses bras avec ce rire expansif et caressant de l'enfance qui fait venir des larmes dans les yeux de la personne aimée; passer ses mains rondelettes et blanches sur le cou de sa sœur, et l'entretenir de ces mille riens naïfs dont se compose la vie d'un enfant, dans ce langage primitif, rationnel et piquant qui nous charme et nous surprend toujours. Depuis ce temps-là, Louise avait été mère; elle avait aimé l'enfance non plus comme un amusement, mais comme un sentiment. Cet amour d'autrefois pour sa petite sœur s'était réveillé plus intense et plus maternel avec celui qu'elle avait eu pour son fils. Elle se la représentait toujours telle qu'elle l'avait laissée; et quand on lui disait qu'elle était maintenant une grande et belle personne plus robuste et plus élancée qu'elle, Louise ne pouvait parvenir à le croire plus d'un instant; bientôt son imagination se reportait à la petite Valentine, et elle formait le souhait de la tenir sur ses genoux.

Cette riante et fraîche apparition se mêlait à tous ses rêves depuis que tous ses jours étaient occupés à chercher le moyen de la voir. Au moment où Valentine monta légèrement l'échelle et souleva la trappe qui servait d'entrée à sa chambre, Louise croyait voir, au milieu des roseaux qui bordent l'Indre, Valentine, sa Valentine de quatre ans, courant après les longues demoiselles bleues qui rasent l'eau du bout de leurs ailes. Tout à coup l'enfant tombait dans la rivière. Louise s'élançait pour la ressaisir; mais madame de Raimbault, la fière comtesse, sa belle-mère, son inflexible ennemie, apparaissait, et, repoussant ses efforts, laissait périr l'enfant.

—Ma sœur! cria Louise d'une voix étouffée en se débattant contre les chimères de son pénible sommeil.

—Ma sœur! répondit une voix inconnue et douce comme celle des anges que nous entendons chanter dans nos songes.

Louise, en se redressant sur son chevet, perdit le mouchoir de soie qui retenait ses longs cheveux bruns. Dans ce désordre, pâle, effrayée, éclairée par un rayon de la lune qui perçait furtivement entre les fentes du rideau, elle se pencha vers la voix qui l'appelait. Deux bras l'enlacent; une bouche fraîche et jeune couvre ses joues de saintes caresses; Louise, interdite, se sent inondée de larmes et de baisers; Valentine, près de défaillir, se laisse tomber, épuisée d'émotion, sur le lit de sa sœur. Quand Louise comprit que ce n'était plus un rêve, que Valentine était dans ses bras, qu'elle y était venue, que son cœur était rempli de tendresse et de joie comme le sien, elle ne put exprimer ce qu'elle sentait que par des étreintes et des sanglots. Enfin, quand elles purent se parler:

—C'est donc toi? s'écria Louise, toi que j'ai si longtemps rêvée?

—C'est donc vous? s'écria Valentine, vous qui m'aimez encore!

—Pourquoi ce vous? dit Louise; ne sommes-nous pas sœurs?

—Oh! c'est que vous êtes ma mère aussi! répondit Valentine. Allez, je n'ai rien oublié! Vous êtes encore présente à ma mémoire comme si c'était hier; je vous aurais reconnue entre mille. Oh! oui, c'est vous, c'est bien vous! Voilà vos grands cheveux bruns dont je crois voir encore les bandeaux sur votre front; voilà vos petites mains blanches et menues, voilà votre teint pâle. C'est ainsi que je vous rêvais.

—Oh! Valentine! ma Valentine! écarte donc ce rideau, que je te voie aussi. Ils m'avaient bien dit que tu étais belle! mais tu l'es cent fois plus qu'ils n'ont pu l'exprimer. Tu es toujours blonde, toujours blanche; voilà tes yeux bleus si doux, ton sourire si caressant! C'est moi qui t'ai élevée, Valentine, tu t'en souviens! C'est moi qui préservais ton teint du hâle et des gerçures; c'est moi qui prenais soin de tes cheveux et qui les roulais chaque jour en spirales dorées; c'est à moi que tu dois d'être restée si belle, Valentine; car ta mère ne s'occupait guère de toi; moi seule je veillais sur tous tes instants...

—Oh! je le sais, je le sais! Je me rappelle encore les chansons avec lesquelles vous m'endormiez; je me souviens qu'à mon réveil je trouvais toujours votre visage penché vers le mien. Oh! comme je vous ai pleurée, Louise! Comme j'ai été longtemps sans savoir me passer de vous! Comme je repoussais les soins des autres femmes! Ma mère ne m'a jamais pardonné l'espèce de haine que je lui témoignais alors, parce que ma nourrice m'avait dit: «Ta pauvre sœur s'en va, c'est ta mère qui la chasse.» Oh! Louise! Louise! vous m'êtes enfin rendue!

—Et nous ne nous séparerons plus, n'est-ce pas? s'écria Louise; nous trouverons le moyen de nous voir souvent, de nous écrire. Tu ne te laisseras pas effrayer par les menaces; nous ne redeviendrons jamais étrangères l'une à l'autre?

—Est-ce que nous l'avons jamais été! répondit-elle; est-ce que cela est au pouvoir de quelqu'un! Tu me connais bien mal, Louise, si tu crois que l'on pourra te bannir de mon cœur quand on ne l'a pas pu même dès les jours de ma faible enfance. Mais, sois tranquille, nos maux sont finis. Dans un mois je serai mariée; j'épouse un homme doux, sensible, raisonnable, à qui j'ai parlé de toi souvent, qui approuve ma tendresse, et qui me permettra de vivre auprès de toi. Alors, Louise, tu n'auras plus de chagrin, n'est-ce pas? tu oublieras tes malheurs en les répandant dans mon sein. Tu élèveras mes enfants si j'ai le bonheur d'être mère; nous croirons revivre en eux... Je sécherai toutes tes larmes, je consacrerai ma vie à réparer toutes les souffrances de la tienne.

—Sublime enfant, cœur d'ange! dit Louise en pleurant de joie; ce jour les efface toutes. Va, je ne me plaindrai pas du sort qui m'a donné un tel instant de joie ineffable! N'as-tu pas adouci déjà pour moi les années d'exil? Tiens, vois! dit-elle en prenant sous son chevet un petit paquet soigneusement enveloppé d'un carré de velours, reconnais-tu ces quatre lettres? C'est toi qui me les as écrites à diverses époques de notre séparation. J'étais en Italie quand j'ai reçu celle-ci; tu n'avais pas dix ans.

—Oh! je m'en souviens bien! dit Valentine; j'ai les vôtres aussi. Je les ai tant relues, tant baignées de mes larmes! Celle-là, tenez, je vous l'ai écrite du couvent. Comme j'ai tremblé, comme j'ai tressailli de peur et de joie, quand une femme que je ne connaissais pas me remit la vôtre au parloir! Elle me la glissa avec un signe d'intelligence, en me donnant des friandises qu'elle feignait d'apporter de la part de ma grand'mère. Et quand, deux ans après, étant aux environs de Paris, j'aperçus contre la grille du jardin, une femme qui avait l'air de demander l'aumône, quoique je ne l'eusse vue qu'une seule fois, qu'un seul instant, je la reconnus tout de suite. Je lui dis: «Vous avez une lettre pour moi?—Oui, me dit-elle, et je viendrai chercher la réponse demain.» Alors je courus m'enfermer dans ma chambre; mais on m'appela, on me surveilla tout le reste de la journée. Le soir, ma gouvernante resta auprès de mon lit à travailler jusqu'à près de minuit. Il fallut que je feignisse de dormir tout ce temps; et quand elle me laissa pour passer dans sa chambre, elle emporta la lumière. Avec combien de peine et de précautions je parvins à me procurer une allumette, un flambeau, et tout ce qu'il fallait pour écrire, sans faire de bruit, sans éveiller ma surveillante! J'y réussis cependant; mais je laissai tomber quelques gouttes d'encre sur mon drap, et le lendemain je fus questionnée, menacée, grondée! Avec quelle impudence je sus mentir! comme je subis de bon cœur la pénitence qui me fût infligée! La vieille femme revint et demanda à me vendre un petit chevreau. Je lui remis la lettre, et j'élevai la chèvre. Quoi qu'elle ne vînt pas directement de vous, je l'aimais à cause de vous. Ô Louise! je vous dois peut-être de n'avoir pas un mauvais cœur; on a tâché de dessécher le mien de bonne heure; on a tout fait pour éteindre le germe de ma sensibilité; mais votre image chérie, vos tendres caresses, votre bonté pour moi, avaient laissé dans ma mémoire des traces ineffaçables. Vos lettres vinrent réveiller en moi le sentiment de reconnaissance que vous y aviez laissé; ces quatre lettres marquèrent quatre époques bien senties dans ma vie; chacune d'elles m'inspira plus fortement la volonté d'être bonne, la haine de l'intolérance, le mépris des préjugés, et j'ose dire que chacune d'elles marqua un progrès dans mon existence morale. Louise, ma sœur, c'est vous qui réellement m'avez élevée jusqu'à ce jour.

—Tu es un ange de candeur et de vertu, s'écria Louise; c'est moi qui devrais être à tes genoux...

—Eh! vite, cria la voix de Bénédict au bas de l'escalier! séparez-vous! Mademoiselle de Raimbault, M. de Lansac vous cherche.




VIII.

Valentine s'élança hors de la chambre. L'arrivée de M. de Lansac était pour elle un incident agréable; elle voulait lui faire prendre part à son bonheur; mais, à son grand déplaisir, Bénédict lui apprit qu'il l'avait dérouté en lui répondant qu'il n'avait pas entendu parler de mademoiselle de Raimbault depuis la fête. Bénédict s'excusa en disant qu'il ne savait pas quelles étaient les dispositions de M. de Lansac à l'égard de Louise. Mais au fond du cœur il avait éprouvé je ne sais quelle joie maligne à envoyer ce pauvre fiancé courir les champs au milieu de la nuit, tandis que lui, Bénédict, tenait la fiancée sous sa garde.

—Ce mensonge est peut-être maladroit, lui dit-il; mais je l'ai fait dans de bonnes intentions, et il n'est plus temps de le rétracter. Permettez-moi, Mademoiselle, de vous engager à retourner au château tout de suite; je vous accompagnerai jusqu'à la porte du parc, et vous direz qu'après vous avoir égaré le hasard vous a fait retrouver votre chemin toute seule.

—Sans doute, répondit Valentine troublée: c'est ce qu'il y a de moins inconvenant à faire, après avoir trompé et renvoyé M. de Lansac. Mais si nous le rencontrons?

—Je dirai, reprit vivement Bénédict, que, prenant part à sa peine, je suis monté à cheval pour l'aider à vous retrouver, et que la fortune m'a mieux servi que lui.

Valentine était bien un peu tourmentée de toutes les conséquences de cette aventure; mais, après tout, il n'était guère en son pouvoir de s'en occuper. Louise avait jeté une pelisse sur ses épaules, et elle était descendue avec elle dans la salle. Là, saisissant le flambeau que Bénédict avait à la main, elle l'approcha du visage de sa sœur pour la bien voir, et l'ayant contemplée avec ravissement:

—Mon Dieu! s'écria-t-elle avec enthousiasme en s'adressant à Bénédict, voyez donc comme est belle, ma Valentine!

Valentine rougit, et Bénédict plus qu'elle encore. Louise était trop livrée à sa joie pour deviner leur embarras. Elle la couvrit de caresses; et quand Bénédict voulut l'arracher de ses bras, elle accabla ce dernier de reproches. Mais, passant subitement à un sentiment plus juste, elle se jeta avec effusion au cou de son jeune ami, en lui disant que tout son sang ne paierait pas le bonheur qu'il venait de lui donner.

—Pour votre récompense, ajouta-t-elle, je vais la prier de faire comme moi; veux-tu, Valentine, donner aussi un baiser de sœur à ce pauvre Bénédict, qui, se trouvant seul avec toi, s'est souvenu de Louise?

—Mais, dit Valentine en rougissant, ce sera donc pour la seconde fois aujourd'hui?

—Et pour la dernière de ma vie, dit Bénédict en ployant un genou devant la jeune comtesse. Que celui-ci efface toute la souffrance que j'ai partagée en obtenant le premier malgré vous.

La belle Valentine reprit sa sérénité; mais, avec une noble pudeur sur le front, elle leva les yeux au ciel.

—Dieu m'est témoin, dit-elle, que du fond de mon âme je vous donne cette marque de la plus pure estime; et, se penchant vers le jeune homme, elle déposa légèrement sur son front un baiser qu'il n'osa pas même lui rendre sur la main. Il se releva pénétré d'un indicible sentiment de respect et d'orgueil. Il n'avait pas connu de recueillement si suave, d'émotion si douce, depuis le jour où, jeune villageois crédule et pieux, il avait fait sa première communion, dans un beau jour de printemps, au parfum de l'encens et des fleurs effeuillées.

Ils retournèrent par le chemin d'où ils étaient venus, et cette fois Bénédict se sentit entièrement calme auprès de Valentine. Ce baiser avait formé entre eux un lien sacré de fraternité. Ils s'établirent dans une confiance réciproque, et, lorsqu'ils se quittèrent à l'entrée du parc, Bénédict promit d'aller bientôt porter à Raimbault des nouvelles de Louise.

—J'ose à peine vous en prier, répondit Valentine, et pourtant je le désire bien vivement. Mais ma mère est si sévère dans ses préjugés!

—Je saurai braver toutes les humiliations pour vous servir, répondit Bénédict, et je me flatte de savoir m'exposer sans compromettre personne.

Il la salua profondément et disparut.

Valentine rentra par l'allée la plus sombre du parc; mais elle aperçut bientôt à travers le feuillage, sous ces longues galeries de verdure, la lueur et le mouvement des flambeaux. Elle trouva toute la maison en émoi, et sa mère, qui pressait les mains du cocher, brutalisait le valet de chambre, se faisait humble avec les uns, se laissait aller à la fureur avec les autres, pleurait comme une mère, puis commandait en reine, et, pour la première fois de sa vie peut-être, semblait par intervalles appeler la pitié d'autrui à son secours. Mais dès qu'elle reconnut le pas du cheval qui lui ramenait Valentine, au lieu de se livrer à la joie, elle céda à sa colère longtemps comprimée par l'inquiétude. Sa fille ne trouva dans ses yeux que le ressentiment d'avoir souffert.

—D'où venez-vous? lui cria-t-elle d'une voix forte, en la tirant de sa selle avec une violence qui faillit la faire tomber. Vous jouez-vous de mes tourments? Pensez-vous que le moment soit bien choisi pour rêver à la lune et vous oublier dans les chemins? À l'heure qu'il est, et lorsque, pour me prêter à vos caprices, je suis brisée de fatigue, croyez-vous qu'il soit convenable de vous faire attendre? Est-ce ainsi que vous respectez votre mère, si vous ne la chérissez pas?

Elle la conduisit ainsi jusqu'au salon en l'accablant des reproches les plus aigres et des accusations les plus dures. Valentine bégaya quelques mots pour sa défense, et fut dispensée de la présence d'esprit qu'elle aurait été forcée d'apporter à des explications qu'heureusement on ne lui demanda pas. Elle trouva au salon sa grand'mère, qui prenait du thé, et qui, lui tendant les bras, s'écria:

—Ah! te voilà, ma petite! Mais sais-tu que tu as donné bien de l'inquiétude à ta mère? Pour moi, je savais bien qu'il ne pouvait t'être rien arrivé de fâcheux dans ce pays-ci, où tout le monde révère le nom que tu portes. Allons, embrasse-moi, et que tout soit oublié. Puisque te voilà retrouvée, je vais manger de meilleur appétit. Cette course en calèche m'a donné une faim d'enfer.

En parlant ainsi, la vieille marquise, qui avait encore de fort bonnes dents, mordit dans un tost à l'anglaise que sa demoiselle de compagnie lui préparait. Le soin minutieux qu'elle y apportait prouvait l'importance que sa maîtresse attachait à l'assaisonnement de ce mets. Quant à la comtesse, chez qui l'orgueil et la violence étaient au moins les vices d'une âme impressionnable, cédant à la force de ses sensations, elle se laissa tomber à demi évanouie sur un fauteuil.

Valentine se jeta à ses genoux, aida à la délacer, couvrit ses mains de larmes et de baisers, et regretta sincèrement le bonheur qu'elle avait goûté en voyant combien il avait fait souffrir sa mère. La marquise quitta son souper, dissimulant mal la contrariété qu'elle éprouvait, et vint, alerte et vive qu'elle était, tourner autour de sa belle-fille en assurant que ce ne serait rien.

Lorsque la comtesse ouvrit les yeux, elle repoussa rudement Valentine, lui dit qu'elle avait trop à se plaindre d'elle pour agréer ses soins; et comme la pauvre enfant exprimait sa douleur et demandait son pardon à mains jointes, il lui fut impérieusement ordonné d'aller se coucher sans avoir obtenu le baiser maternel.

La marquise, qui se piquait d'être l'ange consolateur de la famille, s'appuya sur le bras de sa petite-fille pour remonter à sa chambre, et lui dit en la quittant, après l'avoir embrassée au front:

—Allons, ma chère petite, console-toi. Ta mère a un peu d'humeur ce soir, mais ce n'est rien. Ne va pas t'amuser à prendre du chagrin; tu serais couperosée demain, et cela ne ferait pas les affaires de notre bon Lansac.

Valentine s'efforça de sourire, et quand elle se trouva seule, elle se jeta sur son lit, accablée de chagrin, de bonheur, de lassitude, de crainte, d'espoir, de mille sentiments divers qui se pressaient dans son cœur.

Au bout d'une heure, elle entendit retentir dans le corridor le bruit des bottes éperonnées de M. de Lansac. La marquise, qui ne se couchait jamais avant minuit, l'appela dans sa chambre entr'ouverte, et Valentine, entendant leurs voix mêlées, alla sur-le-champ les rejoindre.

—Ah! dit la marquise avec cette joie maligne de la vieillesse qui ne respecte aucune des délicatesses de la pudeur parce qu'elle n'en a plus le sentiment, j'étais bien sûre que la friponne, au lieu de dormir, attendait le retour de son fiancé, le cœur agité, l'oreille au guet! Allons, allons, mes enfants, je crois qu'il est temps de vous marier.

Rien n'allait si mal que cette idée à l'attachement calme et digne que Valentine éprouvait pour M. de Lansac. Elle rougit de mécontentement; mais la physionomie respectueuse et douce de son fiancé la rassura.

—Je n'ai pas pu dormir en effet, lui dit-elle, avant de vous avoir demandé pardon de toute l'inquiétude que je vous ai causée.

—On aime, des personnes qui nous sont chères, répondit M. de Lansac avec une grâce parfaite, jusqu'aux tourments qu'elles nous causent.

Valentine se retira confuse et agitée. Elle sentit qu'elle avait de grands torts involontaires envers M. de Lansac, et sa conscience s'impatientait d'avoir encore quelques heures à attendre pour lui en faire l'aveu. Si elle avait eu moins de délicatesse et plus de connaissance du monde, elle se fût bien gardée de faire cette confession.

M. de Lansac avait, dans l'aventure de la soirée, joué le rôle le plus déplaisant, et, quelle que fût la candeur de Valentine, il eût peut-être semblé difficile à cet homme du monde de pardonner bien sincèrement à sa fiancée l'espèce de pacte fait avec un autre pour le tromper. Mais Valentine rougissait de rester complice d'un mensonge envers celui qui allait être son époux.

Le lendemain, dès le matin, elle courut le rejoindre au salon.

—Évariste, lui dit-elle en allant droit au but, j'ai sur le cœur un secret qui me pèse; il faut que je vous le dise. Si je suis coupable, vous me blâmerez, mais au moins vous ne me reprocherez pas d'avoir manqué de loyauté.

—Eh! mon Dieu! ma chère Valentine, vous me faites frémir! Où voulez-vous arriver avec ce préambule solennel? Songez dans quelle position nous nous trouvons!... Non, non, je ne veux rien entendre. C'est aujourd'hui que je vous quitte pour aller à mon poste attendre tristement la fin de l'éternel mois qui s'oppose à mon bonheur, et je ne veux pas attrister ce jour déjà si triste par une confidence qui semble vous être pénible. Quoi que vous ayez à me dire, quoi que vous ayez fait de criminel, je vous absous. Allez, Valentine, votre âme est trop belle, votre vie est trop pure pour que j'aie l'insolence de vouloir vous confesser.

—Cette confidence ne vous attristera pas, répondit Valentine en retrouvant toute sa confiance dans la raison de M. de Lansac. Au contraire, lorsque même vous m'accuseriez d'avoir agi avec précipitation, vous vous réjouiriez encore avec moi, j'en suis sûre, d'un événement qui me comble de joie. J'ai retrouvé ma sœur...

—Taisez-vous, dit vivement M. de Lansac en affectant une terreur comique. Ne prononcez pas ce nom ici! Votre mère a des doutes qui déjà la mettent au désespoir. Que serait-ce, grand Dieu! si elle savait où vous en êtes? Croyez-moi, ma chère Valentine, gardez ce secret bien avant dans votre cœur, et n'en parlez pas même à moi. Vous m'ôteriez par là tous les moyens de conviction que mon air d'innocence doit me donner auprès de votre mère. Et puis, ajouta-t-il en souriant d'un air qui ôtait à ses paroles toute la rigidité de leur sens, je ne suis pas encore assez votre maître, c'est-à-dire votre protecteur, pour me croire bien fondé à autoriser un acte de rébellion ouverte contre la volonté maternelle. Attendez un mois. Cela vous semblera bien moins long qu'à moi.

Valentine, qui tenait à dégager sa conscience de la circonstance la plus délicate de son secret, voulut en vain insister. M. de Lansac ne voulut rien entendre, et finit par lui persuader qu'elle ne devait rien lui dire.

Le fait est que M. de Lansac était bien né, qu'il occupait de belles fonctions diplomatiques, qu'il était plein d'esprit, de séduction et de ruse; mais qu'il avait des dettes à payer, et que pour rien au monde il n'eût voulu perdre la main et la fortune de mademoiselle de Raimbault. Dans la crainte continuelle de s'aliéner la mère ou la fille, il transigeait secrètement avec l'une et avec l'autre, il flattait leurs sentiments, leurs opinions, et, peu intéressé dans l'affaire de Louise, il était décidé à n'y intervenir que lorsqu'il deviendrait maître de la terminer à son gré.

Valentine prit sa prudence pour une autorisation tacite, et, se rassurant de ce côté, elle dirigea toutes ses pensées vers l'orage qui allait éclater du côté de sa mère.

La veille au soir, le laquais adroit et bas qui avait déjà insinué quelques soupçons sur l'apparition de Louise dans le pays était entré chez la comtesse, sous le prétexte d'apporter une limonade, et il avait eu avec elle l'entretien suivant.




IX.

—Madame m'avait ordonné hier de m'informer de la personne...

—Il suffit. Ne la nommez jamais devant moi. L'avez-vous fait?

—Oui, Madame, et je crois être sur la voie.

—Parlez donc.

—Je n'oserais pas affirmer à madame que la chose soit aussi certaine que je le désirerais. Mais voici ce que je sais: il y a à la ferme de Grangeneuve, depuis à peu près trois semaines, une femme qui passe pour la nièce du père Lhéry, et qui m'a bien l'air d'être celle que nous cherchons.

—L'avez-vous vue?

—Non, Madame. D'ailleurs je ne connais pas la personne... et personne ici n'est plus avancé que moi.

—Mais que disent les paysans?

—Les uns disent que c'est bien la parente des Lhéry; à preuve, disent-ils, qu'elle n'est pas vêtue comme une demoiselle, et puis, parce qu'elle occupe chez eux une chambre de laboureur. Ils pensent que si c'était mademoiselle... on lui aurait fait une autre réception à la ferme. Les Lhéry lui étaient tout dévoués, comme madame sait.

—Sans doute. La mère Lhéry a été sa nourrice dans un temps où elle était fort heureuse de trouver ce moyen d'existence. Mais que disent les autres?... Comment se fait-il que pas un ici ne puisse affirmer si cette personne est ou n'est pas celle que tout le monde a vue autrefois?

—D'abord peu de gens l'ont vue à Grangeneuve, qui est un endroit fort isolé. Elle n'en sort presque pas, et, lorsqu'elle sort, elle est toujours enveloppée d'une mante, parce que, dit-on, elle est malade. Ceux qui l'ont rencontrée l'ont à peine aperçue, et disent qu'il leur est impossible de savoir si la personne fraîche et replète qu'ils ont vue, il y a quinze ans, est la personne maigre et pâle qu'ils voient maintenant. C'est une chose embarrassante à éclaircir, et qui demande beaucoup d'adresse et de persévérance.

—Joseph! je vous donne cent francs si vous voulez vous en charger.

—Il suffit d'un ordre de madame, répondit le valet d'un air hypocrite. Mais si je n'en viens pas à bout aussi vite que madame le désire, elle voudra bien se rappeler que les paysans d'ici sont rusés, méfiants; qu'ils ont un fort mauvais esprit, aucun attachement pour leurs anciens devoirs, et qu'ils ne seraient pas fâchés de montrer une opposition quelconque à la volonté de madame...

—Je sais qu'ils ne m'aiment pas, et je m'en félicite. La haine de ces gens-là m'honore au lieu de m'inquiéter. Mais le maire de la commune n'a-t-il point fait amener cette étrangère pour la questionner?

—Madame sait que le maire est un Lhéry, un cousin de son fermier; dans cette famille-là, ils sont unis comme les doigts de la main, et ils s'entendent comme larrons en foire...

Joseph sourit de complaisance en se trouvant tant de causticité dans le discours. La comtesse ne daigna pas partager son sentiment; mais elle reprit:

—Oh! c'est un grand désagrément que ces fonctions de maire soient remplies par des paysans, à qui elles donnent une certaine autorité sur nous!

—Il faudra, pensa-t-elle, que je m'occupe de faire destituer celui-là, et que mon gendre prenne l'ennui de le remplacer. Il fera faire la besogne par les adjoints.

Puis, revenant tout à coup au sujet de l'entretien par un de ces aperçus clairs et prompts que donne la haine:

—Il y a un moyen, dit-elle: c'est d'envoyer Catherine à la ferme, et de la faire parler.

—La nourrice de mademoiselle!... Oh! c'est une femme plus rusée que madame ne pense. Peut-être sait-elle déjà fort bien ce qui en est.

—Enfin, il faut trouver un moyen, dit la comtesse avec humeur.

—Si madame me permet d'agir...

—Eh! certainement!

—En ce cas, j'espère être instruit demain de ce qui intéresse madame.

Le lendemain, vers six heures du matin, au moment où l'Angélus sonnait au fond de la vallée et où le soleil enluminait tous les toits d'alentour, Joseph se dirigea vers la partie du pays la plus déserte, et en même temps la mieux cultivée; c'était sur les terres de Raimbault, terres considérables et fertiles, jadis vendues comme biens nationaux, rachetées sous l'empire par la dot de mademoiselle Chignon, fille d'un riche manufacturier, que le général comte de Raimbault avait épousée en secondes noces. L'empereur aimait à unir les anciens noms aux nouvelles fortunes: ce mariage s'était conclu sous son influence suprême; et la nouvelle comtesse avait bientôt dépassé dans son cœur tout l'orgueil de la vieille noblesse qu'elle haïssait, et dont cependant elle avait voulu à tout prix obtenir les honneurs et les titres.

Joseph avait sans doute tissé une fable bien savante pour se présenter à la ferme sans effaroucher personne. Il avait dans son sac bien des tours de Scapin pour abuser de la simplicité des habitants; mais, par malheur, la première personne qu'il rencontra à cent pas de la ferme fut Bénédict, homme bien plus fin, bien plus méfiant que lui. Le jeune homme se souvint aussitôt de l'avoir vu quelque temps auparavant à une autre fête de village, où, quoi qu'il portât fort bien son habit noir, bien qu'il affectât des manières de supériorité sur les fermiers qui prenaient de la bière avec lui, il avait été persiflé et humilié comme un vrai laquais qu'il était. Aussitôt Bénédict comprit qu'il fallait écarter de la ferme ce témoin dangereux, et, s'emparant de lui avec force politesses ironiques, il le força d'aller visiter avec lui une vigne située à quelque distance. Il affecta de le croire, sur sa parole, homme de confiance et régisseur du château, et feignit une grande disposition au bavardage. Joseph abusa bien vite de l'occasion, et, au bout de dix minutes, ses intentions et ses projets devinrent clairs comme le jour pour Bénédict. Alors celui-ci se tint sur ses gardes, et le désabusa de ses doutes relativement à Louise avec un air de candeur dont Joseph fut parfaitement dupe. Cependant Bénédict comprit que ce n'était pas assez, qu'il fallait se débarrasser entièrement des intentions malfaisantes de ce mouchard, et il retrouva tout à coup dans sa mémoire un moyen de le dominer.

—Parbleu, monsieur Joseph! lui dit-il, je suis fort aise de vous avoir rencontré. J'avais précisément à vous communiquer une affaire intéressante pour vous.

Joseph ouvrit deux larges oreilles, de ces oreilles de laquais, profondes, mobiles, habiles à saisir, vigilantes à conserver; de ces oreilles où rien ne se perd, où tout se retrouve.

—M. le chevalier de Trigaud, continua Bénédict, ce gentilhomme campagnard qui demeure à trois lieues d'ici, et qui fait un si énorme massacre de lièvres et de perdrix qu'on n'en trouve plus là où il a passé, me disait avant-hier (nous venions précisément de tuer dans les buissons une vingtaine de cailles vertes; car le bon chevalier est braconnier comme un garde-chasse), il disait donc avant hier qu'il serait bien aise d'avoir un homme intelligent comme vous à son service...

—M. le chevalier de Trigaud a dit cela? repartit l'auditeur ému.

—Sans doute, reprit Bénédict. C'est un homme riche, libéral, insouciant, ne se mêlant de rien, n'aimant que la chasse et la table, sévère à ses chiens, doux à ses serviteurs, ennemi des embarras domestiques, volé depuis qu'il est au monde, volable s'il en fut. Une personne qui aurait, comme vous, reçu une certaine instruction, qui tiendrait ses comptes, qui réformerait les abus de sa maison, et qui ne le contrarierait pas au sortir de table, pourrait à jeun obtenir tout de son humeur facile, régner en prince chez lui, et gagner quatre fois autant que chez madame la comtesse de Raimbault. Or, tous ces avantages sont à votre disposition, monsieur Joseph, si vous voulez, de ce pas, aller vous présenter au chevalier.

—J'y vais au plus vite! s'écria Joseph, qui connaissait fort bien la place et qui la savait bonne.

—Un instant! dit Bénédict. Il faudra vous rappeler que, grâce à mon goût pour la chasse et à la morale bien connue de ma famille, ce bon chevalier nous témoigne à tous une amitié vraiment extraordinaire, et que quiconque aurait le malheur de me déplaire ou de rendre un mauvais office à quelqu'un des miens ne pourrirait pas sur le seuil de sa maison.

Le ton dont ces paroles furent prononcées les rendit très-intelligibles pour Joseph. Il rentra au château, rassura complètement la comtesse, eut l'adresse de se faire donner les cent francs de gratification pour son zèle et ses peines, et sauva Valentine de l'interrogatoire terrible que sa mère lui réservait. Huit jours après il entra au service du chevalier de Trigaud, qu'il ne vola pas (il avait trop d'esprit et son maître était trop bête pour qu'il s'en donnât la peine), mais qu'il pilla comme un pays conquis.

Dans son désir de ne pas manquer une si excellente aubaine, il avait poussé l'adresse et le dévouement aux intentions de Bénédict jusqu'à donner de faux renseignements à la comtesse sur la résidence de Louise. En trois jours il lui avait improvisé un voyage et un départ dont madame de Raimbault avait été la dupe. Il avait réussi encore à ne pas perdre sa confiance en quittant son service. Il s'était fait octroyer de bon gré la permission de changer de maître, et madame de Raimbault ne pensa bientôt plus à lui ni à ses révélations antérieures. La marquise, qui aimait Louise plus peut-être qu'elle n'avait aimé personne, questionna Valentine. Mais celle-ci connaissait trop le caractère faible et la légèreté de sa grand'mère pour confier à son impuissante affection un secret de si haute importance. M. de Lansac était parti, les trois femmes étaient fixées à Raimbault, où le mariage devait se conclure dans un mois. Louise, qui ne se fiait peut-être pas autant que Valentine aux bonnes intentions de M. de Lansac, résolut de mettre à profit ce temps, où elle était à peu près libre, pour la voir souvent; et trois jours après la Journée du 1er mai, Bénédict, chargé d'une lettre, se présenta au château.

Hautain et fier, il n'avait jamais voulu s'y présenter pour traiter d'aucune affaire au nom de son oncle; mais pour Louise, pour Valentine, pour ces deux femmes qu'il ne savait comment qualifier dans son affection, il se faisait une sorte de gloire d'aller affronter les regards dédaigneux de la comtesse et les affabilités insolentes de la marquise. Il profita d'un jour chaud qui devait confiner Valentine chez elle, et, s'étant muni d'une carnassière bien remplie de gibier, ayant pris pour vêtement une blouse, un chapeau de paille et des guêtres, il partit ainsi équipé en chasseur villageois, certain que ce costume choquerait moins les yeux de la comtesse que ne le ferait un extérieur plus soigné.

Valentine écrivait dans sa chambre. Je ne sais quelle attente vague faisait trembler sa main; tout en traçant des lignes destinées à sa sœur, il lui semblait que le messager qui devait s'en charger n'était pas loin. Le moindre bruit dans la campagne, le trot d'un cheval, la voix d'un chien la faisait tressaillir; elle se levait et courait à la fenêtre; appelant dans son cœur Louise et Bénédict; car Bénédict, ce n'était pour elle, du moins elle le croyait ainsi, qu'une partie de sa sœur détachée vers elle.

Comme elle commençait à se lasser de cette émotion involontaire et cherchait à en distraire sa pensée, cette voix si belle et si pure, cette voix de Bénédict, qu'elle avait entendue la nuit sur les bords de l'Indre, vint de nouveau charmer son oreille. La plume tomba de ses doigts; elle écouta, ravie, ce chant naïf et simple qui avait tant d'empire sur ses nerfs. La voix de Bénédict partait d'un sentier qui tournait en dehors du parc sur une colline assez rapide. Le chanteur, se trouvant élevé au-dessus des jardins, pouvait faire entendre distinctement ces vers de sa chanson villageoise, qui renfermaient peut-être un avertissement pour Valentine:

Bergère Solange, écoutez. L'alouette aux champs vous appelle.

Valentine était assez romanesque; elle ne pensait pas l'être parce que son cœur vierge n'avait pas encore conçu l'amour. Mais lorsqu'elle croyait pouvoir s'abandonner sans réserve à un sentiment pur et honnête, sa jeune tête ne se défendait point d'aimer tout ce qui ressemblait à une aventure. Élevée sous des regards si rigides, dans une atmosphère d'usages si froids et si guindés, elle avait si peu joui de la fraîcheur et de la poésie de son âge!

Collée au store de sa fenêtre, elle vit bientôt Bénédict descendre le sentier. Bénédict n'était pas beau; mais sa taille était remarquablement élégante. Son costume rustique, qu'il portait un peu théâtralement, sa marche légère et assurée sur le bord du ravin, son grand chien blanc tacheté qui bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur et assez puissant pour suppléer chez lui à la beauté du visage, toute cette apparition dans une scène champêtre qui, par les soins de l'art, spoliateur de la nature, ressemblait assez à un décor d'opéra, c'était de quoi émouvoir un jeune cerveau, et donner je ne sais quel accessoire de coquetterie au prix de la missive.

Valentine fut bien tentée de s'enfoncer dans le parc, d'aller ouvrir une petite porte qui donnait sur le sentier, de tendre une main avide vers la lettre qu'elle croyait déjà voir dans celle de Bénédict. Tout cela était assez imprudent. Une pensée plus louable que celle du danger la retint: ce fut la crainte de désobéir deux fois en allant au-devant d'une aventure qu'elle ne pouvait pas repousser.

Elle résolut donc d'attendre un nouvel avertissement pour descendre, et bientôt une grande rumeur de chiens animés les uns contre les autres fit glapir tous les échos du préau. C'était Bénédict qui avait mis le sien aux prises avec ceux de la maison, afin d'annoncer son arrivée de la manière la plus bruyante possible.

Valentine descendit aussitôt; son instinct lui fit deviner que Bénédict se présenterait de préférence à la marquise, comme étant la plus abordable. Elle rejoignit donc sa grand'mère, qui avait coutume de faire la sieste sur le canapé du salon, et, après l'avoir doucement éveillée, elle prit un prétexte pour s'asseoir à ses côtés.

Au bout de quelques minutes, un domestique vint annoncer que le neveu de M. Lhéry demandait à présenter son respect et son gibier à la marquise.

—Je me passerais bien de son respect, répondit la vieille folle, mais que son gibier soit le bienvenu. Faites entrer.

Chargement de la publicité...