Valentine
DEUXIÈME PARTIE.
X.
En voyant paraître ce jeune homme dont elle se savait complice et qu'elle allait encourager, sous les yeux de sa grand'mère, à lui remettre un secret message, Valentine eut un remords. Elle sentit qu'elle rougissait, et le pourpre de ses joues alla se refléter sur celles de Bénédict.
—Ah! c'est toi, mon garçon! dit la marquise qui étalait sur le sofa sa jambe courte et replète avec des grâces du temps de Louis XV. Sois le bienvenu. Comment va-t-on à la ferme? Et cette bonne mère Lhéry? et cette jolie petite cousine? et tout le monde?
Puis, sans se soucier de la réponse, elle enfonça la main dans la carnassière que Bénédict détachait de son épaule.
—Ah! vraiment, c'est fort beau, ce gibier-là! Est-ce toi qui l'as tué? On dit que tu laisses un peu braconner le Trigaud sur nos terres? Mais voilà de quoi te faire absoudre...
—Ceci, dit Bénédict en tirant de son sein une petite mésange vivante, je l'ai prise au filet par hasard. Comme elle est d'une espèce rare, j'ai pensé que mademoiselle, qui s'occupe d'histoire naturelle, la joindrait à sa collection.
Et, tout en remettant le petit oiseau à Valentine, il affecta d'avoir beaucoup de peine à le glisser dans ses doigts sans le laisser échapper. Il profita de ce moment pour lui remettre la lettre. Valentine s'approcha d'une fenêtre, comme pour examiner l'oiseau de près, et cacha le papier dans sa poche.
—Mais tu dois avoir bien chaud, mon cher? dit la marquise. Va donc te désaltérer à l'office.
Valentine vit le sourire de dédain qui effleurait les lèvres de Bénédict.
—Monsieur aimerait peut-être mieux, dit-elle vivement, prendre un verre d'eau de grenades?
Et elle souleva la carafe qui était sur un guéridon derrière sa grand'mère, pour en verser elle-même à son hôte. Bénédict la remercia d'un regard, et, passant derrière le dossier du sofa, il accepta, heureux de toucher le verre de cristal que la blanche main de Valentine lui offrit.
La marquise eut une petite quinte de toux pendant laquelle il dit vivement à Valentine:
—Que faudra-t-il répondre de votre part à la demande contenue dans cette lettre?
—Quoi que ce soit, oui, répondit Valentine, effrayée de tant d'audace.
Bénédict promenait un regard grave sur ce salon élégant et spacieux, sur ces glaces limpides, sur ces parquets luisants, sur mille recherches de luxe dont l'usage même était ignoré encore à la ferme. Ce n'était pas la première fois qu'il pénétrait dans la demeure du riche, et son cœur était loin de se prendre d'envie pour tous ces hochets de la fortune, comme eût fait celui d'Athénaïs. Mais il ne pouvait s'empêcher de faire une remarque qui n'avait pas encore pénétré chez lui si avant; c'est que la société avait mis entre lui et mademoiselle de Raimbault des obstacles immenses.
«Heureusement, se disait-il, je puis braver le danger de la voir sans en souffrir. Jamais je ne serai amoureux d'elle.»
—Eh, bien! ma fille, veux-tu te mettre au piano, et continuer cette romance que tu m'avais commencée tout à l'heure?
C'était un ingénieux mensonge de la vieille marquise pour faire entendre à Bénédict qu'il était temps de se retirer à l'office.
—Bonne maman, répondit Valentine, vous savez que je ne chante guère; mais vous qui aimez la bonne musique, si vous voulez vous donner un très-grand plaisir, priez monsieur de chanter.
—En vérité? dit la marquise. Mais comment sais-tu cela, ma fille?
—C'est Athénaïs qui me l'a dit, répondit Valentine en baissant les yeux.
—Eh bien! s'il en est ainsi, mon garçon, fais-moi ce plaisir-là, dit la marquise. Régale-moi d'un petit air villageois; cela me reposera du Rossini, auquel je n'entends rien.
—Je vous accompagnerai si vous voulez, dit Valentine au jeune homme avec timidité.
Bénédict était bien un peu troublé de l'idée que sa voix allait peut-être appeler au salon la fière comtesse. Mais il était plus touché encore des efforts de Valentine pour le retenir et le faire asseoir; car la marquise, malgré toute sa popularité, n'avait pu se décider à offrir un siège au neveu de son fermier.
Le piano fut ouvert. Valentine s'y plaça après avoir tiré un pliant auprès du sien. Bénédict, pour lui prouver qu'il ne s'apercevait pas de l'affront qu'il avait reçu, préféra chanter debout.
Dès les premières notes, Valentine rougit et pâlit, des larmes vinrent au bord de sa paupière; peu à peu elle se calma, ses doigts suivirent le chant, et son oreille le recueillit avec intérêt.
La marquise écouta d'abord avec plaisir. Puis, comme elle avait sans cesse l'esprit oisif et ne pouvait rester en place, elle sortit, rentra, et ressortit encore.
—Cet air, dit Valentine dans un instant où elle fut seule avec Bénédict, est celui que ma sœur me chantait de prédilection lorsque j'étais enfant, et que je la faisais asseoir sur le haut de la colline pour l'entendre répéter à l'écho. Je ne l'ai jamais oublié, et tout à l'heure j'ai failli pleurer quand vous l'avez commencé.
—Je l'ai chanté à dessein, répondit Bénédict; c'était vous parler au nom de Louise...
La comtesse entra comme ce nom expirait sur les lèvres de Bénédict. À la vue de sa fille assise auprès d'un homme en tête-à-tête, elle attacha sur ce groupe des yeux clairs, fixes, stupéfaits. D'abord, elle ne reconnut pas Bénédict, qu'elle avait à peine regardé à la fête, et sa surprise la pétrifia sur place. Puis, quand elle se rappela l'impudent vassal qui avait osé porter ses lèvres sur les joues de sa fille, elle fit un pas en avant, pâle et tremblante, essayant de parler et retenue par une strangulation subite. Heureusement un incident ridicule préserva Bénédict de l'explosion. Le beau lévrier gris de la comtesse s'était approché avec insolence du chien de chasse de Bénédict, qui, tout poudreux, tout haletant, s'était couché sans façon sous le piano. Perdreau, patiente et raisonnable bête, se laissa flairer des pieds à la tête, et se contenta de répondre aux avanies de son hôte en lui montrant silencieusement une longue rangée de dents blanches. Mais quand le lévrier, hautain et discourtois, voulut passer aux injures, Perdreau, qui n'avait jamais souffert un affront et qui venait de faire tête à trois dogues quelques instants auparavant, se dressa sur ses pattes, et, d'un coup de boutoir, roula son frêle adversaire sur le parquet. Celui-ci vint, en jetant des cris aigus, se réfugier aux pieds de sa maîtresse. Ce fut une occasion pour Bénédict, qui vit la comtesse éperdue, de s'élancer hors de l'appartement en feignant d'entraîner et de châtier Perdreau, qu'au fond du cœur il remerciait sincèrement de son inconvenance.
Comme il sortait escorté des glapissements du lévrier, des sourds grognements de son propre chien et des exclamations douloureuses de la comtesse, il rencontra la marquise, qui, étonnée de ce vacarme, lui demanda ce que cela signifiait.
—Mon chien a étranglé celui de madame, répondit-il d'un air piteux en s'enfuyant.
Il retourna à la ferme, emportant un grand fonds d'ironie et de haine contre la noblesse, et riant du bout des lèvres de son aventure. Cependant il eut pitié de lui-même en se rappelant quels affronts bien plus grands il avait prévus, et de quel sang-froid moqueur il s'était vanté en quittant Louise quelques heures auparavant. Peu à peu tout le ridicule de cette scène lui parut retomber sur la comtesse, et il arriva à la ferme en veine de gaieté. Son récit fit rire Athénaïs jusqu'aux larmes. Louise pleura en apprenant comment Valentine avait accueilli son message et reconnu la chanson que Bénédict lui avait chantée. Mais Bénédict ne se vanta pas de sa visite au château devant le père Lhéry. Celui-ci n'était pas homme à s'amuser d'une plaisanterie qui pouvait lui faire perdre mille écus de profits par chacun an.
—Qu'est-ce donc que tout cela signifie? répéta la marquise en entrant dans le salon.
—C'est vous, Madame, qui me l'expliquerez, j'espère, répondit la comtesse. N'étiez-vous pas ici quand cet homme est entré?
—Quel homme? demanda la marquise.
—M. Bénédict, répondit Valentine toute confuse et cherchant à prendre de l'aplomb. Maman, il vous apportait du gibier; ma bonne maman l'a prié de chanter, et je l'accompagnais...
—C'est pour vous qu'il chantait, Madame? dit la comtesse à sa belle-mère. Mais vous l'écoutiez de bien loin, ce me semble.
—D'abord, répondit la vieille, ce n'est pas moi qui l'en ai prié, c'est Valentine.
—Cela est fort étrange, dit la comtesse en attachant des yeux perçants sur sa fille.
—Maman, dit Valentine en rougissant, je vais vous expliquer cela. Mon piano est horriblement faux, vous le savez; nous n'avons pas de facteur dans les environs; ce jeune homme est musicien; en outre, il accorde très bien les instruments... Je savais cela par Athénaïs, qui a un piano chez elle, et qui a souvent recours à l'adresse de son cousin...
—Athénaïs a un piano! ce jeune homme est musicien! Quelle étrange histoire me faites-vous là?
—Rien n'est plus vrai, Madame, dit la marquise. Vous ne voulez jamais comprendre qu'à présent tout le monde en France reçoit de l'éducation! Ces gens-là sont riches; ils ont fait donner des talents à leurs enfants. C'est fort bien fait; c'est la mode: il n'y a rien à dire. Ce garçon chante très-bien, ma foi! Je l'écoutais du vestibule avec beaucoup de plaisir. Eh bien! qu'y a-t-il? Croyez-vous que Valentine fût en danger auprès de lui quand moi j'étais à deux pas?
—Oh! Madame, dit la comtesse, vous avez une manière d'interpréter mes idées!...
—Mais c'est que vous en avez de si bizarres! Vous voilà tout effarouchée parce que vous avez trouvé votre fille au piano avec un homme! Est-ce qu'on fait du mal quand on est occupé à chanter? Vous me faites un crime de les avoir laissés seuls un instant, comme si... Eh! mon Dieu! vous ne l'avez donc pas regardé, ce garçon? Il est laid à faire peur!
—Madame, répondit la comtesse avec le sentiment d'un profond mépris, il est tout simple que vous vous traduisiez ainsi mon mécontentement. Comme il nous est impossible de nous entendre sur de certaines choses, c'est à ma fille que je m'adresse. Valentine, je n'ai pas besoin de vous dire que je n'ai point les idées grossières qu'on me prête. Je vous connais assez, ma fille, pour savoir qu'un homme de cette sorte n'est pas un homme pour vous, et qu'il n'est pas en son pouvoir de vous compromettre. Mais je hais l'inconvenance, et je trouve que vous la bravez beaucoup trop légèrement. Songez que rien n'est pire dans le monde que les situations ridicules. Vous avez trop de bienveillance dans le caractère; trop de laisser-aller avec les inférieurs. Rappelez-vous qu'ils ne vous en sauront aucun gré, qu'ils en abuseront toujours, et que les mieux traités seront les plus ingrats. Croyez-en l'expérience de votre mère et observez-vous davantage. Déjà plusieurs fois j'ai eu l'occasion de vous faire ce reproche: vous manquez de dignité. Vous en sentirez les inconvénients. Ces gens-là ne comprennent pas jusqu'où il leur est permis d'aller et le point fixe où ils doivent s'arrêter. Cette petite Athénaïs est avec vous d'une familiarité révoltante. Je le tolère, parce qu'après tout c'est une femme. Mais je ne serais pas très-flattée que son fiancé vînt, dans un endroit public, vous aborder d'un petit air dégagé. C'est un jeune homme fort mal élevé, comme ils le sont tous dans cette classe-là, manquant de tact absolument... M. de Lansac, qui fait quelquefois un peu trop le libéral, a beaucoup trop auguré de lui en lui parlant l'autre jour comme à un homme d'esprit... Un autre se fût retiré de la danse; lui, vous a très-cavalièrement embrassée, ma fille... Je ne vous en fais pas un reproche, ajouta la comtesse en voyant que Valentine rougissait à perdre contenance; je sais que vous avez assez souffert de cette impertinence, et, si je vous la rappelle, c'est pour vous montrer combien il faut tenir à distance les gens de peu.
Pendant ce discours, la marquise, assise dans un coin, haussait les épaules. Valentine, écrasée sous le poids de la logique de sa mère, répondit en balbutiant:
—Maman, c'est seulement à cause du piano que je pensais... Je ne pensais pas aux inconvénients...
—En s'y prenant bien, reprit la comtesse désarmée par sa soumission, il peut n'y en avoir aucun à le faire venir. Le lui avez-vous proposé?
—J'allais le faire lorsque...
—En ce cas il faut le faire rentrer...
La comtesse sonna et demanda Bénédict; mais on lui dit qu'il était déjà loin sur la colline.
—Tant pis, dit-elle quand le domestique fut sorti; il ne faut pour rien au monde qu'il croie avoir été admis ici pour sa belle voix. Je tiens à ce qu'il revienne en subalterne, et je me charge de le recevoir sur ce pied-là. Donnez-moi cette écritoire. Je vais lui expliquer ce qu'on attend de lui.
—Mettez-y de la politesse au moins, dit la marquise à qui la peur tenait lieu de raison.
—Je sais les usages, Madame, répondit la comtesse.
Elle traça quelques mots à la hâte, et les remettant à Valentine:
—Lisez, dit-elle, et faites porter à la ferme.
Valentine jeta les yeux sur le billet. Le voici:
«Monsieur Bénédict, voulez-vous accorder le piano de ma fille? vous me ferez plaisir.
J'ai l'honneur de vous saluer.
F. Comtesse DE RAIMBAULT.»
Valentine prit dans sa main le pain à cacheter, et feignit de le placer sous le feuillet; mais elle sortit en gardant la lettre ouverte. Allait-elle donc envoyer cette insolente signification? était-ce ainsi qu'il fallait payer Bénédict de son dévouement? Fallait-il traiter en laquais l'homme qu'elle n'avait pas craint de marquer au front d'un baiser fraternel? Le cœur l'emporta sur la prudence; elle tira un crayon de sa poche, et, entre les doubles portes de l'antichambre déserte, elle traça ces mots au bas du billet de sa mère:
«Oh! pardon! pardon, Monsieur! Je vous expliquerai cette invitation. Venez; ne refusez pas de venir. Au nom de Louise, pardon!»
Elle cacheta le billet et le remit à un domestique.
XI.
Elle ne put ouvrir la lettre de Louise que le soir. C'était une longue paraphrase du peu de mots qu'elles avaient pu échanger à leur gré dans l'entrevue de la ferme. Cette lettre toute palpitante de joie et d'espoir était l'expression d'une véritable amitié de femme romanesque, expansive, sœur de l'amour, amitié pleine d'adorables puérilités et de platoniques ardeurs.
Elle terminait par ces mots:
«Le hasard m'a fait découvrir que ta mère allait demain rendre une visite dans le voisinage. Elle n'ira que vers la nuit à cause de la chaleur. Tâche de te dispenser de l'accompagner, et, dès que la nuit sera sombre, viens me trouver au bout de la grande prairie, à l'endroit du petit bois de Vavray. La lune ne se lève qu'à minuit, et cet endroit est toujours désert.»
Le lendemain, la comtesse partit vers six heures du soir, engageant Valentine à se mettre au lit, et recommandant à la marquise de veiller à ce qu'elle prît un bain de pieds bien chaud. Mais la vieille femme, tout en disant qu'elle avait élevé sept enfants et qu'elle sortait soigner une migraine, oublia bien vite tout ce qui n'était pas elle. Fidèle à ses habitudes de mollesse antique, elle se mit au bain à la place de sa petite-fille, et fit appeler sa demoiselle de compagnie pour lui lire un roman de Crébillon fils. Valentine s'échappa dès que l'ombre commença à descendre sur la colline. Elle prit une robe brune afin d'être moins aperçue dans la campagne assombrie, et, coiffée seulement de ses beaux cheveux blonds qu'agitaient les tièdes brises du soir, elle franchit la prairie d'un pied rapide.
Cette prairie avait bien une demi-lieue de long; elle était coupée de larges ruisseaux auxquels des arbres renversés servaient de ponts. Dans l'obscurité, Valentine faillit plusieurs fois se laisser tomber. Tantôt elle accrochait sa robe à d'invisibles épines, tantôt son pied s'enfonçait dans la vase trompeuse du ruisseau. Sa marche légère éveillait des milliers de phalènes bourdonnantes; le grillon babillard se taisait à son approche, et quelquefois une chouette endormie dans le tronc d'un vieux saule s'en échappait, et la faisait tressaillir en rasant son front de son aile souple et cotonneuse.
C'était la première fois de sa vie que Valentine se hasardait seule, la nuit, volontairement, hors du toit paternel. Quoi qu'une grande exaltation morale lui prêtât des forces, la peur s'empara d'elle parfois, et lui donnait des ailes pour raser l'herbe et franchir les ruisseaux.
Au lieu indiqué elle trouva sa sœur, qui l'attendait avec impatience. Après mille tendres caresses, elles s'assirent sur la marge d'un fossé et se mirent à causer.
—Conte-moi donc ta vie depuis que je t'ai perdue, dit Valentine à Louise.
Louise raconta ses voyages, ses chagrins, son isolement, sa misère. À peine âgée de seize ans, lorsqu'elle se trouva exilée en Allemagne auprès d'une vieille parente de sa famille, elle n'avait touché qu'une faible pension alimentaire qui ne suffisait point à la rendre indépendante. Tyrannisée par cette duègne, elle s'était enfuie en Italie, où, à force de travail et d'économie, elle avait réussi à subsister. Enfin, sa majorité étant arrivée, elle avait joui de son patrimoine, héritage fort modique, car toute la fortune de cette famille venait de la comtesse; la terre même de Raimbault, ayant été rachetée par elle, lui appartenait en propre, et la vieille mère du général ne devait une existence agréable qu'aux bons procédés de sa belle-fille. C'est pour cette raison qu'elle la ménageait et avait abandonné entièrement Louise, afin de ne pas tomber dans l'indigence.
Quelque mince que fût la somme que toucha cette malheureuse fille, elle fut accueillie comme une richesse, et suffit de reste à des besoins qu'elle avait su restreindre. Une circonstance, qu'elle n'expliquait pas à sa sœur, l'ayant engagée à revenir à Paris, elle y était depuis six mois lorsqu'elle apprit le prochain mariage de Valentine. Dévorée du désir de revoir sa patrie et sa sœur, elle avait écrit à sa nourrice madame Lhéry; et celle-ci, bonne et aimante femme, qui n'avait jamais cessé de correspondre de loin en loin avec elle, se hâta de l'inviter à venir secrètement passer quelques semaines à la ferme. Louise accepta avec empressement, dans la crainte que le mariage de Valentine ne mît bientôt une plus invincible barrière entre elles deux.
—À Dieu ne plaise! répondit Valentine; ce sera au contraire le signal de notre rapprochement. Mais, dis-moi, Louise, dans tout ce que tu viens de me raconter, tu as omis une circonstance bien intéressante pour moi... Tu ne m'as pas dit si...
Et Valentine, embarrassée de prononcer un seul mot qui eût rapport à cette terrible faute de sa sœur, qu'elle eût voulu effacer au prix de tout son sang, sentit sa langue se paralyser et son front se couvrir d'une sueur brûlante.
Louise comprit, et malgré les déchirants remords de sa vie, aucun reproche n'enfonça dans son cœur une pointe si acérée que cet embarras et ce silence. Elle laissa tomber sa tête sur ses mains, et, facile à aigrir après une vie de malheur, elle trouva que Valentine lui faisait plus de mal à elle seule que tous les autres ensemble. Mais, revenant bientôt à la raison, elle se dit que Valentine souffrait par excès de délicatesse; elle comprit qu'il en avait déjà bien coûté à cette jeune fille si pudique pour appeler une confidence plus intime et pour oser seulement la désirer.
—Eh bien! Valentine, dit-elle en passant un de ses bras au cou de sa jeune sœur.
Puis Valentine, essuyant ses yeux, réussit par un sublime effort à dépouiller la rigidité de la jeune vierge pour s'élever au rôle de l'amie généreuse et forte.
—Dis-moi, s'écria-t-elle; il est dans tout cela un être qui a dû étendre son influence sacrée sur toute ta vie, un être que je ne connais pas, dont j'ignore le nom, mais qu'il m'a semblé parfois aimer de toute la force du sang et de toute la volonté de ma tendresse pour toi...
—Tu veux donc que je t'en parle, ô ma courageuse sœur! J'ai cru que je n'oserais jamais te rappeler son existence. Eh bien! ta grandeur d'âme surpasse tout ce que j'en espérais. Mon fils existe, il ne m'a jamais quittée; c'est moi qui l'ai élevé. Je n'ai point essayé de dissimuler ma faute en l'éloignant de moi ou en lui refusant mon nom. Partout il m'a suivie, partout sa présence a révélé mon malheur et mon repentir. Et, le croiras-tu, Valentine? j'ai fini par mettre ma gloire à me proclamer sa mère, et dans toutes les âmes justes j'ai trouvé mon absolution en faveur de mon courage.
—Et quand même je ne serais pas ta sœur et ta fille aussi, répondit Valentine, je voudrais être au nombre de ces justes. Mais où est-il?
—Mon Valentin est à Paris, dans un collège. C'est pour l'y conduire que j'ai quitté l'Italie, et c'est pour te voir que je me suis séparée de lui depuis un mois. Il est beau, mon fils, Valentine; il est aimant; il te connaît; il désire ardemment embrasser celle dont il porte le nom, et il te ressemble. Il est blond et calme comme toi; à quatorze ans, il est presque de ta taille... Dis, voudras-tu, quand tu seras mariée, que je te le présente?
Valentine répondit par mille caresses.
Deux heures s'étaient écoulées rapidement, non-seulement à se rappeler le passé, mais encore à faire des projets pour l'avenir. Valentine y portait toute la confiance de son âge; Louise y croyait moins, mais elle ne le disait pas. Une ombre noire se dessina tout d'un coup dans l'air bleu au-dessus du fossé. Valentine tressaillit et laissa échapper un cri d'effroi. Louise, posant sa main sur la sienne, lui dit:
—Rassure-toi, c'est un ami, c'est Bénédict.
Valentine fut d'abord contrariée de sa présence au rendez-vous. Il semblait que désormais tous les actes de sa vie amenassent un rapprochement forcé entre elle et ce jeune homme. Cependant elle fut forcée de comprendre que son voisinage n'était pas inutile à deux femmes dans cet endroit écarté, et surtout que son escorte devait agréer à Louise, qui était à plus d'une lieue de son gîte. Elle ne put pas non plus s'empêcher de remarquer le sentiment de délicatesse respectueuse qui l'avait fait s'abstenir de paraître durant leur entretien. Ne fallait-il pas du dévouement, d'ailleurs, pour monter ainsi la garde pendant deux heures? Tout bien considéré, il y aurait eu de l'ingratitude à lui faire un froid accueil. Elle lui expliqua le billet de sa mère, prit tout le tort sur elle, et le supplia de ne venir au château qu'avec une forte dose de patience et de philosophie. Bénédict jura en riant que rien ne l'ébranlerait; et, après l'avoir reconduite avec Louise jusqu'au bout de la prairie, il reprit avec celle-ci le chemin de la ferme.
Le lendemain il se présenta au château. Par un hasard dont Bénédict ne se plaignait pas, c'était au tour de madame de Raimbault à avoir la migraine; mais celle-là n'était pas feinte, elle la força de garder le lit. Les choses se passèrent donc mieux que Bénédict ne l'avait espéré. Quand il sut que la comtesse ne se lèverait pas de la journée, il commença par démonter le piano et enlever toutes les touches; puis il trouva qu'il fallait remettre des buffles à tous les marteaux; quantité de cordes rouillées étaient à renouveler; enfin il se créa de l'ouvrage pour tout un jour; car Valentine était là, lui présentant les ciseaux, l'aidant à rouler le laiton sur la bobine, lui donnant la note au diapason, et s'occupant de son piano peut-être plus ce jour-là qu'elle n'avait fait dans toute sa vie. De son côté, Bénédict était beaucoup moins habile à cette besogne que Valentine ne l'avait annoncé. Il cassa plus d'une corde en la montant, il tourna plus d'une cheville pour une autre, et souvent dérangea l'accord de toute une gamme pour remettre celui d'une note. Pendant ce temps, la vieille marquise allait, venait, toussait, dormait, et ne s'occupait d'eux que pour les mettre plus à l'aise encore. Ce fut une délicieuse journée pour Bénédict. Valentine était si douce, elle avait une gaieté si naïve, si vraie, une politesse si obligeante, qu'il était impossible de ne pas respirer à l'aise auprès d'elle. Et puis je ne sais comment il se fit qu'au bout d'une heure, par un accord tacite, toute politesse disparut entre eux. Une sorte de camaraderie enfantine et rieuse s'établit. Ils se raillaient de leurs mutuelles maladresses, leurs mains se rencontraient sur le clavier, et, la gaieté chassant l'émotion, ils se querellaient comme de vieux amis. Enfin, vers cinq heures, le piano se trouvant accordé, Valentine imagina un moyen de retenir Bénédict. Un peu d'hypocrisie s'improvisa dans ce cœur de jeune fille, et, sachant que sa mère accordait tout à l'extérieur de la déférence, elle se glissa dans son alcôve.
—Maman, lui dit-elle, M. Bénédict a passé six heures à mon piano, et il n'a pas fini; cependant nous allons nous mettre à table: j'ai pensé qu'il était impossible d'envoyer ce jeune homme à l'office, puisque vous n'y envoyez jamais son oncle, et que vous lui faites servir du vin sur votre propre table. Que dois-je faire? Je n'ai pas osé l'inviter à dîner avec nous sans savoir de vous si cela était convenable.
La même demande, faite en d'autres termes, n'eût obtenu qu'une sèche désapprobation. Mais la comtesse était toujours plus satisfaite d'obtenir la soumission à ses principes que l'obéissance passive à ses volontés. C'est le propre de la vanité de vouloir imposer le respect et l'amour de sa domination.
—Je trouve la chose assez convenable, répondit-elle. Puis qu'il s'est rendu à mon billet sans hésiter, et qu'il s'est exécuté de bonne grâce, il est juste de lui montrer quelque égard. Allez, ma fille, invitez-le vous-même de ma part.
Valentine, triomphante, retourna au salon, heureuse de pouvoir faire quelque chose d'agréable au nom de sa mère, et lui laissa tout l'honneur de cette invitation. Bénédict, surpris, hésita à l'accepter. Valentine outre-passa un peu les pouvoirs dont elle était investie en insistant. Comme ils passaient tous trois à table, la marquise dit à l'oreille de Valentine:
—Est-ce que vraiment ta mère a eu l'idée de cette honnêteté? Cela m'inquiète pour sa vie. Est-ce qu'elle est sérieusement malade?
Valentine ne se permit pas de sourire à cette âcre plaisanterie. Tour à tour dépositaire des plaintes et des inimitiés de ces deux femmes, elle était entre elles comme un rocher battu de deux courants contraires.
Le repas fut court, mais enjoué. On passa ensuite sous la charmille pour prendre le café. La marquise était toujours d'assez bonne humeur en sortant de table. De son temps, quelques jeunes femmes, dont on tolérait la légèreté en faveur de leurs grâces, et peut-être aussi de la diversion que leurs inconvenances apportaient à l'ennui d'une société oisive et blasée, se faisaient fanfaronnes de mauvais ton; à certains visages l'air mauvais sujet allait bien. Madame de Provence était le noyau d'une coterie féminine qui sablait fort bien le champagne. Un siècle auparavant, Madame, belle-sœur de Louis XIV, bonne et grave Allemande qui n'aimait que les saucisses à l'ail et la soupe à la bière, admirait chez les dames de la cour de France, et surtout chez madame la duchesse de Berry, la faculté de boire beaucoup sans qu'il y parût, et de supporter à merveille le vin de Constance et le marasquin de Hongrie.
La marquise était gaie au dessert. Elle racontait avec cette aisance, ce naturel propre aux gens qui ont vu beaucoup de monde, et qui leur tient lieu d'esprit. Bénédict l'écouta avec surprise. Elle lui parlait une langue qu'il croyait étrangère à sa classe et à son sexe. Elle se servait de mots crus qui ne choquaient pas, tant elle les disait d'un air simple et sans façon. Elle racontait aussi des histoires avec une merveilleuse lucidité de mémoire et une admirable présence d'esprit pour en sauver les situations graveleuses à l'oreille de Valentine. Bénédict levait quelquefois les yeux sur elle avec effroi, et, à l'air paisible de la pauvre enfant, il voyait si clairement qu'elle n'avait pas compris qu'il se demandait s'il avait bien compris lui-même, si son imagination n'avait pas été au delà du vrai sens. Enfin il était confondu, étourdi de tant d'usage avec tant de démoralisation, d'un tel mépris des principes joint à un tel respect des convenances. Le monde que la marquise lui peignait était devant lui comme un rêve auquel il refusait de croire.
Ils restèrent assez longtemps sous la charmille. Ensuite Bénédict essaya le piano et chanta. Enfin il se retira assez tard, tout surpris de son intimité avec Valentine, tout ému sans en savoir la cause, mais emplissant son cerveau avec délices de l'image de cette belle et bonne fille, qu'il était impossible de ne pas aimer.
XII.
À quelques jours de là, madame de Raimbault fut engagée par le préfet à une brillante réunion qui se préparait au chef-lieu du département. C'était à l'occasion du passage de madame la duchesse de Berry qui s'en allait ou qui revenait d'un de ses joyeux voyages; femme étourdie et gracieuse, qui avait réussi à se faire aimer malgré l'inclémence des temps, et qui longtemps se fit pardonner ses prodigalités par un sourire.
Madame de Raimbault devait être du petit nombre des dames choisies qui seraient présentées à la princesse, et qui prendraient place à sa table privilégiée. Il était donc, selon elle, impossible qu'elle se dispensât de ce petit voyage, et pour rien au monde elle n'eût voulu en être dispensée.
Fille d'un riche marchand, mademoiselle Chignon avait aspiré aux grandeurs dès son enfance; elle s'était indignée de voir sa beauté, ses grâces de reine, son esprit d'intrigue et d'ambition s'étioler dans l'atmosphère bourgeoise d'un gros capitaliste. Mariée au général comte de Raimbault, elle avait volé avec transport dans le tourbillon des grandeurs de l'Empire; elle était justement la femme qui devait y briller. Vaine, bornée, ignorante, mais sachant ramper devant la royauté, belle de cette beauté imposante et froide pour laquelle semblait avoir été choisi le costume du temps, prompte à s'instruire de l'étiquette, habile à s'y conformer, amoureuse de parures, de luxe, de pompes et de cérémonies, jamais elle n'avait pu concevoir les charmes de la vie intérieure; jamais son cœur vide et altier n'avait goûté les douceurs de la famille. Louise avait déjà dix ans, elle était même très-développée pour son âge, lorsque madame de Raimbault devint sa belle-mère, et comprit avec effroi qu'avant cinq ans la fille de son mari serait pour elle une rivale. Elle la relégua donc avec sa grand'mère au château de Raimbault, et se promit de ne jamais la présenter dans le monde. Chaque fois qu'en la revoyant elle s'aperçut des progrès de sa beauté, sa froideur pour cette enfant se changea en aversion. Enfin, dès qu'elle put reprocher à cette malheureuse une faute que l'abandon où elle l'avait laissée rendait excusable peut-être, elle se livra à une haine implacable, et la chassa ignominieusement de chez elle. Quelques personnes dans le monde assuraient savoir la cause plus positive de cette inimitié. M. de Neuville, l'homme qui avait séduit Louise, et qui fut tué en duel par le père de cette infortunée, avait été en même temps, dit-on, l'amant de la comtesse et celui de sa belle-fille.
Avec l'Empire s'était évanouie toute la brillante existence de madame de Raimbault; honneurs, fêtes, plaisirs, flatteries, représentation, tout avait disparu comme un songe, et elle s'éveilla un matin, oubliée et délaissée dans la France légitimiste. Plusieurs furent plus habiles, et, n'ayant pas perdu de temps pour saluer la nouvelle puissance, remontèrent au faîte des grandeurs; mais la comtesse, qui n'avait jamais eu de présence d'esprit et chez qui les premières impressions étaient violentes, perdit absolument la tête. Elle laissa voir à celles qui avaient été ses compagnes et ses amies toute l'amertume de ses regrets, tout son mépris pour les têtes poudrées, toute son irrévérence pour la dévotion réédifiée. Ses amies accueillirent ces blasphèmes par des cris d'horreur; elles lui tournèrent le dos comme à une hérétique, et répandirent leur indignation dans les cabinets de toilette, dans les appartements secrets de la famille royale, où elles étaient admises et où leurs voix disposaient des places et des fortunes.
Dans le système des compensations de la couronne, la comtesse de Raimbault fut oubliée; il n'y eut pas pour elle la plus petite charge de dame d'atours. Forcée de renoncer à l'état de domesticité si cher aux courtisans, elle se retira dans ses terres, et se fit franchement bonapartiste. Le faubourg Saint-Germain, qu'elle avait vu jusqu'alors, rompit avec elle comme mal pensante. Les égaux, les parvenus lui restèrent, et elle les accepta faute de mieux; mais elle les avait si fort méprisés dans sa prospérité, qu'elle ne trouva autour d'elle aucune affection solide pour la consoler de ses pertes.
À trente-cinq ans il lui avait fallu ouvrir les yeux sur le néant des choses humaines, et c'était un peu tard pour cette femme qui avait perdu sa jeunesse, sans la sentir passer, dans l'enivrement des joies puériles. Force lui fut de vieillir tout d'un coup. L'expérience ne l'ayant pas détachée de ses illusions une par une, comme cela arrive dans le cours des générations ordinaires, elle ne connut du déclin de l'âge que les regrets et la mauvaise humeur.
Depuis ce temps, sa vie fut un continuel supplice; tout lui devint sujet d'envie et d'irritation. En vain son ironie la vengeait des ridicules de la Restauration; en vain elle trouvait dans sa mémoire mille brillants souvenirs du passé pour faire la critique, par opposition, de ces semblants de royauté nouvelle; l'ennui rongeait cette femme dont la vie avait été une fête perpétuelle, et qui maintenant se voyait forcée de végéter à l'ombre de la vie privée.
Les soins domestiques, qui lui avaient toujours été étrangers, lui devinrent odieux; sa fille, qu'elle connaissait à peine, versa peu de consolations sur ses blessures. Il fallait former cette enfant pour l'avenir, et madame de Raimbault ne pouvait vivre que dans le passé. Le monde de Paris, qui tout d'un coup changea si étrangement de mœurs et de manières, parlait une langue nouvelle qu'elle ne comprenait plus; ses plaisirs l'ennuyaient ou la révoltaient; la solitude l'écrasait de fièvre et d'épouvante. Elle languissait malade de colère et de douleur sur son ottomane, autour de laquelle ne venait plus ramper une cour en sous-ordre, miniature de la grande cour du souverain. Ses compagnons de disgrâce venaient chez elle pour gémir sur leurs propres chagrins et pour insulter aux siens en les niant. Chacun voulait avoir accaparé à lui seul toute la disgrâce des temps et l'ingratitude de la France. C'était un monde de victimes et d'outragés qui se dévoraient entre eux.
Ces égoïstes récriminations augmentaient l'aigreur fébrile de madame de Raimbault.
Si de plus heureux venaient lui tendre encore une main amie, et lui dire que les faveurs de Louis XVIII n'avaient point effacé en eux les souvenirs de la cour de Napoléon, elle se vengeait de leur prospérité en les accablant de reproches, en les accusant de trahison envers le grand homme, elle qui n'avait pas pu le trahir de la même manière! Enfin, pour comble de douleur et de consternation, à force de se voir passer au jour devant ses glaces vides et immobiles, à force de se regarder sans parure, sans rouge et sans diamants, boudeuse et flétrie, la comtesse de Raimbault s'aperçut que sa jeunesse et sa beauté avaient fini avec l'Empire.
Maintenant elle avait cinquante ans, et quoique cette beauté passée ne fût plus écrite sur son front qu'en signes hiéroglyphiques, la vanité, qui ne meurt point au cœur de certaines femmes, lui créait de plus vives souffrances qu'en aucun temps de sa vie. Sa fille, qu'elle aimait de cet instinct que la nécessité imprime aux plus perverses natures, était pour elle un continuel sujet de retour vers le passé et de haine vers le temps présent. Elle ne la produisait dans le monde qu'avec une mortelle répugnance, et si, en la voyant admirée, son premier mouvement était une pensée d'orgueil maternel, le second était une pensée de désespoir. «Son existence de femme commence, se disait-elle, c'en est fait de la mienne!» Aussi, lorsqu'elle pouvait se montrer sans Valentine, elle se sentait moins malheureuse. Il n'y avait plus autour d'elle de ces regards maladroitement complimenteurs qui lui disaient: «C'est ainsi que vous fûtes jadis; et vous aussi, je vous ai vue belle.»
Elle ne raisonnait pas sa coquetterie au point d'enfermer sa fille lorsqu'elle allait dans le monde; mais, pour peu que celle-ci témoignât son humeur sédentaire, la comtesse, sans peut-être s'en rendre bien compte, admettait son refus, partait plus légère, et respirait plus à l'aise dans l'atmosphère agitée des salons.
Garrottée à ce monde oublieux et sans pitié qui n'avait plus pour elle que des déceptions et des déboires, elle se laissait traîner encore comme un cadavre à son char. Où vivre? comment tuer le temps, et arriver à la fin de ces jours qui la vieillissaient et qu'elle regrettait dès qu'ils étaient passés? Aux esclaves de la mode, quand toute jouissance d'amour-propre est enlevée, quand tout intérêt de passion est ravi, il reste pour plaisir le mouvement, la clarté des lustres, le bourdonnement de la foule. Après tous les rêves de l'amour ou de l'ambition subsiste encore le besoin de bruire, de remuer, de veiller, de dire: «J'y étais hier, j'y serai demain.» C'est un triste spectacle que celui de ces femmes flétries qui cachent leurs rides sous des fleurs et couronnent leurs fronts hâves de diamants et de plumes. Chez elles tout est faux: la taille, le teint, les cheveux, le sourire; tout est triste: la parure, le fard, la gaieté. Spectres échappés aux saturnales d'une autre époque, elles viennent s'asseoir aux banquets d'aujourd'hui comme pour donner à la jeunesse une triste leçon de philosophie, comme pour lui dire: «C'est ainsi que vous passerez». Elles semblent se cramponner à la vie qui les abandonne, et repoussent les outrages de la décrépitude en l'étalant nue aux outrages des regards. Femmes dignes de pitié, presque toutes sans famille ou sans cœur, qu'on voit dans toutes les fêtes s'enivrer de fumée, de souvenirs et de bruit!
La comtesse, malgré l'ennui qu'elle y trouvait, n'avait pu se détacher de cette vie creuse et éventée. Tout en disant qu'elle y avait renoncé pour jamais, elle ne manquait pas une occasion de s'y replonger. Lorsqu'elle fut invitée à cette réunion de province que devait présider la princesse, elle ne se sentit pas d'aise; mais elle cacha sa joie sous un air de condescendance dédaigneuse. Elle se flatta même en secret de rentrer en faveur, si elle pouvait fixer l'attention de la duchesse, et lui faire voir combien elle était supérieure, pour le ton et l'usage, à tout ce qui l'entourait. D'ailleurs, sa fille allait épouser M. de Lansac, un des favoris de la cause légitime. Il était bien temps de faire un pas vers cette aristocratie de nom qui allait relustrer son aristocratie d'argent. Madame de Raimbault ne haïssait la noblesse que depuis que la noblesse l'avait repoussée. Peut-être le moment était-il venu de voir toutes ces vanités s'humaniser pour elle à un signe de Madame.
Elle exhuma donc du fond de sa garde-robe ses plus riches parures, tout en réfléchissant à celles dont elle couvrirait Valentine pour l'empêcher d'avoir l'air aussi grande et aussi formée qu'elle l'était réellement. Mais, au milieu de cet examen, il arriva que Valentine, désirant mettre à profit cette semaine de liberté, devint plus ingénieuse et plus pénétrante qu'elle ne l'avait encore été. Elle commença à deviner que sa mère élevait ces graves questions de toilette et créait ces insolubles difficultés pour l'engager à rester au château. Quelques mots piquants de la vieille marquise, sur l'embarras d'avoir une fille de dix-neuf ans à produire, achevèrent d'éclairer Valentine. Elle s'empressa de faire le procès aux modes, aux fêtes, aux déplacements et aux préfets. Sa mère, étonnée, abonda dans son sens, et lui proposa de renoncer à ce voyage comme elle y renonçait elle-même. L'affaire fut bientôt jugée; mais une heure après, comme Valentine serrait ses cartons et arrêtait ses préparatifs, madame de Raimbault recommença les siens en disant qu'elle avait réfléchi, qu'il serait inconvenant et dangereux peut-être de ne pas aller faire sa cour à la princesse; qu'elle se sacrifiait à cette démarche toute politique, mais qu'elle dispensait Valentine de la corvée.
Valentine, qui depuis huit jours était devenue singulièrement rusée, renferma sa joie.
Le lendemain, dès que les roues qui emportaient la calèche de la comtesse eurent rayé le sable de l'avenue, Valentine courut demander à sa grand'mère la permission d'aller passer la journée à la ferme avec Athénaïs.
Elle se prétendit invitée par sa jeune compagne à manger un gâteau sur l'herbe. À peine eut-elle parlé de gâteau qu'elle frémit, car la vieille marquise fut aussitôt tentée d'être de la partie; mais l'éloignement et la chaleur l'y firent renoncer.
Valentine monta à cheval, mit pied à terre à quelque distance de la ferme, renvoya son domestique et sa monture, et prit sa volée, comme une tourterelle, le long des buissons fleuris qui conduisaient à Grangeneuve.
XIII.
Elle avait trouvé moyen, la veille, de faire avertir Louise de sa visite; aussi toute la ferme était en joie et en ordre pour la recevoir. Athénaïs avait mis des fleurs nouvelles dans des vases de verre bleu. Bénédict avait taillé les arbres du jardin, ratissé les allées, réparé les bancs. Madame Lhéry avait confectionné elle-même la plus belle galette qui se fût vue de mémoire de ménagère. M. Lhéry avait fait sa barbe et tiré le meilleur de son vin. Ce furent des cris de joie et de surprise quand Valentine entra toute seule et sans bruit dans la salle. Elle embrassa comme une folle la mère Lhéry, qui lui faisait de grandes révérences; elle serra la main de Bénédict avec vivacité; elle folâtra comme un enfant avec Athénaïs; elle se pendit au cou de sa sœur. Jamais Valentine ne s'était sentie si heureuse; loin des regards de sa mère, loin de la roideur glaciale qui pesait sur tous ses pas, il lui semblait respirer un air plus libre, et, pour la première fois depuis qu'elle était née, vivre de toute sa vie. Valentine était une bonne et douce nature; le ciel s'était trompé en envoyant cette âme simple et sans ambition habiter les palais et respirer l'atmosphère des cours. Nulle n'était moins faite pour la vie d'apparat, pour les triomphes de la vanité. Ses plaisirs étaient, au contraire, tout modestes, tout intérieurs; et plus on lui faisait un crime de s'y livrer, plus elle aspirait à cette simple existence qui lui semblait être la terre promise. Si elle désirait se marier, c'était afin d'avoir un ménage, des enfants, une vie retirée. Son cœur avait besoin d'affections immédiates, peu nombreuses, peu variées. À nulle femme la vertu ne semblait devoir être plus facile.
Mais le luxe qui l'environnait, qui prévenait ses moindres besoins, qui devinait jusqu'à ses fantaisies, lui interdisait les petits soins du ménage. Avec vingt laquais autour d'elle, c'eût été un ridicule et presque une apparence de parcimonie que de se livrer à l'activité de la vie domestique. À peine lui laissait-on le soin de sa volière, et l'on eût pu facilement préjuger du caractère de Valentine en voyant avec quel amour elle s'occupait minutieusement de ces petites créatures.
Lorsqu'elle se vit à la ferme, entourée de poules, de chiens de chasse, de chevreaux; lorsqu'elle vit Louise filant au rouet, madame Lhéry faisant la cuisine, Bénédict raccommodant des filets, il lui sembla être là dans la sphère pour laquelle elle était créée. Elle voulut aussi avoir son occupation, et, à la grande surprise d'Athénaïs, au lieu d'ouvrir le piano ou de lui demander une bande de sa broderie, elle se mit à tricoter un bas gris qu'elle trouva sur une chaise. Athénaïs s'étonna beaucoup de sa dextérité, et lui demanda si elle savait pour qui elle travaillait avec tant d'ardeur.
—Pour qui? dit Valentine. Moi, je n'en sais rien; c'est pour quelqu'un de vous toujours; pour toi, peut-être?
—Pour moi ces bas gris! dit Athénaïs avec dédain.
—Est-ce pour toi, ma bonne sœur? demanda Valentine à Louise.
—Cet ouvrage, dit Louise, j'y travaille quelquefois; mais c'est maman Lhéry qui l'a commencé. Pour qui? je n'en sais rien non plus.
—Et si c'était pour Bénédict? dit Athénaïs en regardant Valentine avec malice.
Bénédict leva la tête et suspendit son travail pour examiner ces deux femmes en silence.
Valentine avait un peu rougi; mais se remettant aussitôt:
—Eh bien! si c'est pour Bénédict, répondit-elle, c'est bon; j'y travaillerai de bon cœur.
Elle leva les yeux en riant vers sa jeune compagne. Athénaïs était pourpre de dépit. Je ne sais quel sentiment d'ironie et de méfiance venait d'entrer dans son cœur.
—Ah! ah! dit avec une franchise étourdie la bonne Valentine, cela semble ne pas te faire trop de plaisir. Au fait, j'ai tort, Athénaïs; je vais là sur tes brisées, j'usurpe des droits qui t'appartiennent. Allons, allons, prends vite cet ouvrage, et pardonne-moi d'avoir mis la main au trousseau.
—Mademoiselle Valentine, dit Bénédict poussé par un sentiment cruel pour sa cousine, si vous ne regrettez pas de travailler pour le plus humble de vos vassaux, continuez, je vous en prie. Les jolis doigts de ma cousine n'ont jamais touché de fil aussi rude et d'aiguilles aussi lourdes.
Une larme roula dans les cils noirs d'Athénaïs. Louise lança un regard de reproche à Bénédict. Valentine, étonnée, les regarda tous trois alternativement, cherchant à comprendre ce mystère.
Ce qui avait fait le plus de mal à la jeune fermière dans les paroles de son cousin, ce n'était pas tant le reproche de frivolité (elle y était habituée) que le ton de soumission et de familiarité en même temps envers Valentine. Elle savait bien, en gros, l'histoire de leur connaissance, et jusque-là elle n'avait point songé à s'en alarmer. Mais elle ignorait quel rapide progrès avait fait entre eux une intimité qui ne se serait jamais formée dans des circonstances ordinaires. Elle s'émerveillait douloureusement d'entendre Bénédict, naturellement si rebelle, si hostile aux prétentions de la noblesse, s'intituler l'humble vassal de mademoiselle de Raimbault. Quelle révolution s'était donc opérée dans ses idées? Quelle puissance Valentine exerçait-elle déjà sur lui?
Louise, voyant la tristesse sur tous les visages, proposa une partie de pèche sur le bord de l'Indre, en attendant le dîner. Valentine, qui se sentait instinctivement coupable envers Athénaïs, passa amicalement son bras sous le sien, et se mit à courir avec elle à travers la prairie. Affectueuse et franche comme elle était, elle réussit bientôt à dissiper le nuage qui s'était élevé dans l'âme de la jeune fille. Bénédict, chargé de son filet et couvert de sa blouse, les suivit avec Louise, et bientôt tous les quatre arrivèrent sur les rives bordées de lotos et de saponaires.
Bénédict jeta l'épervier. Il était adroit et robuste. Dans les exercices du corps on trouvait en lui la force, la hardiesse et la grâce rustique du paysan. C'étaient des qualités qu'Athénaïs n'appréciait pas, communes à tous ceux qui l'entouraient; mais Valentine s'en étonnait comme de choses surnaturelles, et elle en faisait volontiers à ce jeune homme un point de supériorité sur les hommes qu'elle connaissait. Elle s'effrayait de le voir se hasarder sur des saules vermoulus qui se penchaient sur l'eau et craquaient sous le pied; et lorsqu'elle le voyait échapper, par un bond nerveux, à une chute certaine, atteindre avec adresse et sang-froid à de petites places unies que l'herbe et les joncs semblaient devoir lui cacher, elle sentait son cœur battre d'une émotion indéfinissable, comme il arrive chaque fois que nous voyons accomplir bravement une œuvre périlleuse ou savante.
Après avoir pris quelques truites, Louise et Valentine s'élançant avec enfantillage sur l'épervier tout ruisselant, et s'emparant du butin avec des cris de joie, tandis qu'Athénaïs, craignant de salir ses doigts, ou gardant rancune à son cousin, se cachait boudeuse à l'ombre des aunes, Bénédict, accablé de chaleur, s'assit sur un frêne équarri grossièrement et jeté d'un bord à l'autre en guise de pont. Éparses sur la fraîche pelouse de la rive, les trois femmes s'occupaient diversement. Athénaïs cueillait des fleurs, Louise jetait mélancoliquement des feuilles dans le courant, et Valentine, moins habituée à l'air, au soleil et à la marche, sommeillait à demi, cachée, à ce qu'elle croyait, par les hautes tiges de la prêle de rivière. Ses yeux, qui errèrent longtemps sur les brillantes gerçures de l'eau et sur un rayon de soleil qui se glissait parmi les branches, vinrent par hasard se reposer sur Bénédict, qu'elle découvrait en entier à dix pas devant elle, assis les jambes pendantes sur le pont élastique.
Bénédict n'était pas absolument dépourvu de beauté. Son teint était d'une pâleur bilieuse; ses yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front était vaste et d'une extrême pureté. Par un prestige attaché peut-être aux hommes doués de quelque puissance morale, les regards s'habituaient peu à peu aux défauts de sa figure pour n'en plus voir que les beautés; car certaines laideurs sont dans ce cas, et celle de Bénédict particulièrement. Son teint blême et uni avait une apparence de calme qui inspirait comme un respect d'instinct pour cette âme dont aucune altération extérieure ne trahissait les mouvements. Ces yeux, où la prunelle pâle nageait dans un émail blanc et vitreux, avaient une expression vague et mystérieuse qui devait piquer la curiosité de tout observateur. Mais ils auraient désespéré toute la science de Lavater; ils semblaient lire profondément dans ceux d'autrui, et leur immobilité était métallique quand ils avaient à se méfier d'un examen indiscret. Une femme n'en pouvait soutenir l'éclat quand elle était belle; un ennemi n'y pouvait surprendre le secret d'aucune faiblesse. C'était un homme qu'on pouvait toujours regarder sans le trouver au-dessous de lui-même, un visage qui pouvait s'abandonner à la distraction, sans enlaidir comme la plupart des autres, une physionomie qui attirait comme l'aimant. Aucune femme ne le voyait avec indifférence, et si la bouche le dénigrait parfois, l'imagination n'en perdait pas aisément l'empreinte; personne ne le rencontrait pour la première fois sans le suivre des yeux aussi longtemps que possible; aucun artiste ne pouvait le voir sans en admirer la singularité et sans désirer la reproduire.
Lorsque Valentine le regarda, il était plongé dans une de ces rêveries profondes qui semblaient lui être familières. La teinte du feuillage qui l'abritait envoyait à son large front un reflet verdâtre; et ses yeux fixés sur l'eau semblaient ne saisir aucun objet. Le fait est qu'ils saisissaient parfaitement l'image de Valentine réfléchie dans l'onde immobile. Il se plaisait à cette contemplation dont l'objet s'évanouissait chaque fois qu'une brise légère ridait la surface du miroir; puis l'image gracieuse se reformait peu à peu, flottait d'abord incertaine et vague, et se fixait enfin belle et limpide sur la masse cristalline. Bénédict ne pensait pas; il contemplait, il était heureux, et c'est dans ces moments-là qu'il était beau.
Valentine avait toujours entendu dire que Bénédict était laid. Dans les idées de la province, où, suivant la spirituelle définition de M. de Stendhal, un bel homme est toujours gros et rouge, Bénédict était le plus disgracié des jeunes gens. Valentine n'avait jamais regardé Bénédict avec attention; elle avait conservé le souvenir de l'impression qu'elle avait reçue en le voyant pour la première fois; cette impression n'était pas favorable. Depuis quelques instants seulement elle commençait à lui trouver un charme inexprimable. Plongée elle-même dans une rêverie où nulle réflexion précise ne trouvait place, elle se laissait aller à cette dangereuse curiosité qui analyse et qui compare. Elle trouvait une immense différence entre Bénédict et M. de Lansac. Elle ne se demandait pas à l'avantage duquel était cette différence; seulement elle la constatait. Comme M. de Lansac était beau et qu'il était son fiancé, elle ne s'inquiétait pas du résultat de cette contemplation imprudente; elle ne pensait pas qu'il pouvait en sortir vaincu.
Et c'est pourtant ce qui arriva; Bénédict, pâle, fatigué, pensif, les cheveux en désordre; Bénédict, vêtu d'habits grossiers et couvert de vase, le cou nu et hâlé; Bénédict, assis négligemment au milieu de cette belle verdure, au-dessus de ces belles eaux; Bénédict, qui regardait Valentine à l'insu de Valentine, et qui souriait de bonheur et d'admiration; Bénédict alors était un homme; un homme des champs et de la nature, un homme dont la mâle poitrine pouvait palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant lui-même dans la contemplation de ce que Dieu a créé de plus beau. Je ne sais quelles émanations magnétiques nageaient dans l'air embrasé autour de lui; je ne sais quelles émotions mystérieuses, indéfinies, involontaires, firent tout d'un coup battre le cœur ignorant et pur de la jeune comtesse.
M. de Lansac était un dandy régulièrement beau, parfaitement spirituel, parlant au mieux, riant à propos, ne faisant jamais rien hors de place; son visage ne faisait jamais un pli, pas plus que sa cravate; sa toilette, on le voyait dans les plus petits détails, était pour lui une affaire aussi importante, un devoir aussi sacré que les plus hautes délibérations de la diplomatie. Jamais il n'avait rien admiré, ou du moins il n'admirait plus rien désormais; car il avait vu les plus grands potentats de l'Europe, il avait contemplé froidement les plus hautes têtes de la société; il avait plané dans la région culminante du monde, il avait discuté l'existence des nations entre le dessert et le café. Valentine l'avait toujours vu dans le monde, en tenue, sur ses gardes, exhalant des parfums et ne perdant pas une ligne de sa taille. En lui, elle n'avait jamais aperçu l'homme; le matin, le soir, M. de Lansac était toujours le même. Il se levait secrétaire d'ambassade, il se couchait secrétaire d'ambassade; il ne rêvait jamais; il ne s'oubliait jamais devant personne jusqu'à commettre l'inconvenance de méditer; il était impénétrable comme Bénédict, mais avec cette différence qu'il n'avait rien à cacher, qu'il ne possédait pas une volonté individuelle, et que son cerveau ne renfermait que les niaiseries solennelles de la diplomatie. Enfin M. de Lansac, homme sans passion généreuse, sans jeunesse morale, déjà usé et flétri au dedans par le commerce du monde, incapable d'apprécier Valentine, la louant sans cesse et ne l'admirant jamais, n'avait, dans aucun moment, excité en elle un de ces mouvements rapides, irrésistibles, qui transforment, qui éclairent, qui entraînent avec impétuosité vers une existence nouvelle.
Imprudente Valentine! Elle savait si peu ce que c'est que l'amour, qu'elle croyait aimer son fiancé; non pas, il est vrai, avec passion, mais de toute sa puissance d'aimer.
Parce que cet homme ne lui inspirait rien, elle croyait son cœur incapable d'éprouver davantage; elle ressentait déjà l'amour à l'ombre de ces arbres. Dans cet air chaud et vif son sang commençait à s'éveiller; plusieurs fois, en regardant Bénédict, elle sentit comme une ardeur étrange monter de son cœur à son front, et l'ignorante fille ne comprit point ce qui l'agitait ainsi. Elle ne s'en effraya pas: elle était fiancée à M. de Lansac, Bénédict était fiancé à sa cousine. C'étaient là de belles raisons; mais Valentine, habituée à regarder ses devoirs comme faciles à remplir, ne croyait pas qu'un sentiment mortel à ces devoirs pût naître en elle.
XIV.
Bénédict regardait d'abord l'image de Valentine avec calme; peu à peu une sensation pénible, plus prompte et plus vive que celle qu'elle éprouvait elle-même, le força de changer de place et d'essayer de s'en distraire. Il reprit ses filets et les jeta de nouveau, mais il ne put rien prendre; il était distrait. Ses yeux ne pouvaient pas se détacher de ceux de Valentine; soit qu'il se penchât sur l'escarpement de la rivière, soit qu'il se hasardât sur les pierres tremblantes ou sur les grès polis et glissants, il surprenait toujours le regard de Valentine qui l'épiait, qui le couvait pour ainsi dire avec sollicitude. Valentine ne savait pas dissimuler, elle ne croyait pas en cette circonstance avoir le moindre motif pour le faire; Bénédict palpitait fortement sous ce regard si naïf et si affectueux. Il était fier pour la première fois de sa force et de son courage. Il traversa une écluse que le courant franchissait avec furie, en trois sauts il fut à l'autre bord. Il se retourna; Valentine était pâle: Bénédict se gonfla d'orgueil.
Et puis, comme elles revenaient à la ferme par un long détour à travers les prés, et marchaient toutes trois devant lui, il réfléchit un peu. Il se dit que de toutes les folies qu'il pût faire, la plus misérable, la plus fatale au repos de sa vie, serait d'aimer mademoiselle de Raimbault. Mais l'aimait-il donc?
—Non! se dit Bénédict en haussant les épaules, je ne suis pas si fou; cela n'est pas. Je l'aime aujourd'hui, comme je l'aimais hier, d'une affection toute fraternelle, toute paisible...
Il ferma les yeux sur tout le reste, et, rappelé par un regard de Valentine, il doubla le pas et se rapprocha d'elle, résolu de savourer le charme qu'elle savait répandre autour d'elle, et qui ne pouvait pas être dangereux.
La chaleur était si forte que ces trois femmes délicates furent forcées de s'asseoir en chemin. Elles se mirent au frais dans un enfoncement qui avait été un bras de la rivière, et qui, desséché depuis peu, nourrissait une superbe végétation d'osiers et de fleurs sauvages. Bénédict, écrasé sous le poids de son filet garni de plomb, se jeta par terre à quelques pas d'elles. Mais au bout de cinq minutes toutes trois étaient autour de lui, car toutes trois l'aimaient: Louise avec une ardente reconnaissance à cause de Valentine, Valentine (au moins elle le croyait) à cause de Louise, et Athénaïs à cause d'elle-même.
Mais elles ne furent pas plus tôt installées auprès de lui, alléguant qu'il y avait là plus d'ombrage, que Bénédict se traîna plus près de Valentine, sous prétexte que le soleil gagnait de l'autre côté. Il avait mis le poisson dans son mouchoir, et s'essuyait le front avec sa cravate.
—Cela doit être agréable, lui dit Valentine en le raillant, une cravate de taffetas! J'aimerais autant une poignée de ces feuilles de houx.
—Si vous étiez une personne humaine, vous auriez pitié de moi au lieu de me critiquer, répondit Bénédict.
—Voulez-vous mon fichu? dit Valentine; je n'ai que cela à vous offrir.
Bénédict tendit la main sans répondre. Valentine détacha le foulard qu'elle avait autour du cou.
—Tenez, voici mon mouchoir, dit Athénaïs vivement, en jetant à Bénédict un petit carré de batiste brodé et garni de dentelle.
—Votre mouchoir n'est bon à rien, répondit Bénédict en s'emparant de celui de Valentine avant qu'elle eût songé à le lui retirer.
Il ne daigna même pas ramasser celui de sa cousine, qui tomba sur l'herbe à côté de lui. Athénaïs, blessée au cœur, s'éloigna et reprit en boudant le chemin de la ferme. Louise, qui comprenait son chagrin, courut après elle pour la consoler, pour lui démontrer combien cette jalousie était une ridicule pensée; et, pendant ce temps, Bénédict et Valentine, qui ne s'apercevaient de rien, restèrent seuls dans la ravine, à deux pas l'un de l'autre, Valentine assise et feignant de jouer avec des pâquerettes, Bénédict couché, pressant ce mouchoir brûlant sur son front, sur son cou, sur sa poitrine, et regardant Valentine, d'un regard dont elle sentait le feu sans oser le voir.
Elle resta ainsi sous le charme de ce fluide électrique qui à son âge et à celui de Bénédict, avec des cœurs si neufs, des imaginations si timides et des sens dont rien n'a émoussé l'ardeur, a tant de puissance et de magie! Ils ne se dirent rien, ils n'osèrent échanger ni un sourire ni un mot. Valentine resta fascinée à sa place, Bénédict s'oublia dans la sensation d'un bonheur impétueux, et, lorsque la voix de Louise les rappela, ils quittèrent à regret ce lieu où l'amour venait de parler secrètement, mais énergiquement, au cœur de l'un et de l'autre,
Louise revint vers eux.
—Athénaïs est fâchée, leur dit-elle. Bénédict, vous la traitez mal; vous n'êtes pas généreux. Valentine, dites-le-lui, ma chérie. Engagez-le à mieux reconnaître l'affection de sa cousine.
Une sensation de froid gagna le cœur de Valentine. Elle ne comprit rien au sentiment de douleur inouïe qui s'empara d'elle à cette pensée. Cependant elle maîtrisa vite ce mouvement, et regardant Bénédict avec surprise:
—Vous avez donc affligé Athénaïs? lui dit-elle dans la sincérité de son âme; je ne m'en suis pas aperçue. Que lui avez-vous donc dit?
—Eh! rien, dit Bénédict en haussant les épaules; elle est folle!
—Non! elle n'est pas folle, dit Louise avec sévérité, c'est vous qui êtes dur et injuste. Bénédict, mon ami, ne troublez pas ce jour, si doux pour moi, par une faute nouvelle. Le chagrin de notre jeune amie détruit mon bonheur et celui de Valentine.
—C'est vrai, dit Valentine en passant son bras sous celui de Bénédict à l'exemple de Louise, qui l'entraînait de l'autre côté. Allons rejoindre cette pauvre enfant, et, si vous avez eu en effet des torts envers elle, réparez-les, afin que nous soyons toutes heureuses aujourd'hui.
Bénédict tressaillit brusquement dès qu'il sentit le bras de Valentine se glisser sous le sien. Il le pressa insensiblement contre sa poitrine, et finit par l'y tenir si bien qu'elle n'eût pas pu le retirer sans avoir l'air de s'apercevoir de son émotion. Il valait mieux feindre d'être insensible à ces pulsations violentes qui soulevaient le sein du jeune homme. D'ailleurs, Louise les entraînait vers Athénaïs, qui se faisait une malice de doubler le pas pour se faire suivre. Qu'elle se doutait peu, la pauvre fille, de la situation de son fiancé! Palpitant, ivre de joie entre ces deux sœurs, l'une qu'il avait aimée, l'autre qu'il allait aimer; Louise qui la veille lui faisait éprouver encore quelques réminiscences d'un amour à peine guéri, Valentine qui commençait à l'enivrer de toutes les ardeurs d'une passion nouvelle; Bénédict ne savait pas trop encore vers qui allait son cœur, et s'imaginait par instants que c'était vers toutes les deux, tant on est riche d'amour à vingt ans! Et toutes deux l'entraînaient pour qu'il mît aux pieds d'une autre ce pur hommage que chacune d'elles peut-être regrettait de ne pouvoir accepter. Pauvres femmes! pauvre société où le cœur n'a de véritables jouissances que dans l'oubli de tout devoir et de toute raison!
Au détour d'un chemin Bénédict s'arrêta tout à coup, et, pressant leurs mains dans chacune des siennes, il les regarda alternativement, Louise d'abord avec une amitié tendre, Valentine ensuite avec moins d'assurance et plus de vivacité.
—Vous voulez donc, leur dit-il, que j'aille apaiser les caprices de cette petite fille? Eh bien! pour vous faire plaisir j'irai; mais vous m'en saurez gré, j'espère!
—Comment faut-il que nous vous poussions à une chose que votre conscience devrait vous dicter? lui dit Louise.
Bénédict sourit et regarda Valentine.
—En effet, dit celle-ci avec un trouble mortel, n'est-elle pas digne de votre affection? n'est-elle pas la femme que vous devez épouser?
Un éclair passa sur le large front de Bénédict. Il laissa tomber la main de Louise, et gardant un instant encore celle de Valentine qu'il pressa insensiblement:
—Jamais! s'écria-t-il en levant les yeux au ciel, comme pour y enregistrer son serment en présence de ces deux témoins.
Puis son regard sembla dire à Louise:—Jamais cet amour n'entrera dans un cœur où vous avez régné. À Valentine:—Jamais; car vous y régnerez éternellement.
Et il se mit à courir après Athénaïs, laissant les deux sœurs confondues de surprise.
Il faut l'avouer, ce mot jamais fit une telle impression sur Valentine qu'il lui sembla qu'elle allait tomber. Jamais joie aussi égoïste, aussi cruelle, n'envahit de force le sanctuaire d'une âme généreuse.
Elle resta un instant sans pouvoir se remettre; puis, s'appuyant sur le bras de sa sœur, sans songer, l'ingénue, que le tremblement de son corps était facile à apercevoir:
—Qu'est-ce donc que cela veut dire? lui demanda-t-elle.
Mais Louise était si absorbée elle-même dans ses pensées qu'elle se fit répéter deux fois cette question sans l'entendre. Enfin elle répondit qu'elle n'y comprenait rien.
Bénédict atteignit sa cousine en trois sauts, et passant un bras autour de sa taille:
—Vous êtes fâchée? lui dit-il.
—Non, répondit la jeune fille d'un ton qui exprimait qu'elle l'était beaucoup.
—Vous êtes une enfant, lui dit Bénédict; vous doutez toujours de mon amitié.
—Votre amitié? dit Athénaïs avec dépit; je ne vous la demande pas.
—Ah! vous la repoussez donc? Alors...
Bénédict s'éloigna de quelques pas. Athénaïs se laissa tomber, pâle et ne respirant plus, sur un vieux saule au bord du chemin.
Aussitôt Bénédict se rapprocha; il ne l'aimait pas assez pour vouloir entrer en discussion avec elle; il valait mieux profiter de son émotion que de perdre le temps à se justifier.
—Voyons, ma cousine, lui dit-il d'un ton sévère qui dominait entièrement la pauvre Athénaïs, voulez-vous cesser de me bouder?
—Est-ce donc moi qui boude? répondit-elle en fondant en larmes.
Bénédict se pencha vers elle, et déposa un baiser sur un cou frais et blanc que n'avait point rougi le hâle des champs. La jeune fermière frémit de plaisir et se jeta dans les bras de son cousin. Bénédict éprouva un cruel malaise. Athénaïs était, à coup sûr, une fort belle personne; de plus, elle l'aimait, et, se croyant destinée à lui, elle le lui montrait ingénument. Il était bien difficile à Bénédict de se garantir d'un certain amour-propre et d'une sensation de plaisir toute physique en recevant ses caresses. Cependant sa conscience lui ordonnait de repousser toute pensée d'union avec cette jeune personne; car il sentait que son cœur était à jamais enchaîné ailleurs.
Il se hâta donc de se lever et d'entraîner Athénaïs vers ses deux compagnes, après l'avoir embrassée. C'est ainsi que se terminaient toutes leurs querelles. Bénédict, qui ne voulait pas, qui ne pouvait pas dire sa pensée, évitait toute explication, et, au moyen de quelques marques d'amitié, réussissait toujours à apaiser la crédule Athénaïs.
En rejoignant Louise et Valentine, la fiancée de Bénédict se jeta au cou de cette dernière avec effusion. Son cœur facile et bon abjura sincèrement toute rancune, et Valentine, en lui rendant ses caresses, sentit comme un remords s'élever en elle.
Néanmoins, la gaieté qui se peignait sur les traits de Bénédict les entraîna toutes trois. Bientôt elles rentrèrent à la ferme, rieuses et folâtres. Le dîner n'étant pas prêt, Valentine voulut faire le tour de la ferme, visiter les bergeries, les vaches, le pigeonnier. Bénédict s'occupait peu de tout cela, et cependant il aurait su bon gré à sa fiancée de s'en occuper. Lorsqu'il vit mademoiselle de Raimbault entrer dans les étables, courir après les jeunes agneaux, les prendre dans ses bras, caresser toutes les bestioles favorites de madame Lhéry, donner même à manger, sur sa main blanche, aux grands bœufs de trait qui la regardaient d'un air hébété, il sourit d'une pensée flatteuse et cruelle qui lui vint: c'est que Valentine semblait bien mieux faite qu'Athénaïs pour être sa femme; c'est qu'il y avait eu erreur dans la distribution des rôles, et que Valentine, bonne et franche fermière, lui aurait fait aimer la vie domestique.
—Que n'est-elle la fille de madame Lhéry! se dit-il; je n'aurais jamais eu l'ambition d'apprendre, et même encore aujourd'hui je renoncerais à la vaine rêverie de jouer un rôle dans le monde. Je me ferais paysan avec joie; j'aurais une existence utile, positive; avec Valentine, au fond de cette belle vallée, je serais poëte et laboureur: poëte pour l'admirer, laboureur pour la servir. Ah! que j'oublierais facilement la foule qui bourdonne au sein des villes!
Il se livrait à ces pensées en suivant Valentine au travers des granges dont elle se plaisait à respirer l'odeur saine et champêtre. Tout d'un coup elle lui dit en se retournant vers lui:
—Je crois vraiment que j'étais née pour être fermière! Oh! que j'aurais aimé cette vie simple et ces calmes occupations de tous les jours! J'aurais fait tout moi-même comme madame Lhéry; j'aurais élevé les plus beaux troupeaux du pays; j'aurais eu de belles poules huppées et des chèvres que j'aurais menées brouter dans les buissons. Si vous saviez combien de fois dans les salons, au milieu des fêtes, ennuyée du bruit de cette foule, je me suis prise à rêver que j'étais une gardeuse de moutons, assise au coin d'un pré! mais l'orchestre m'appelait dans la cohue, mais mon rêve était l'histoire du pot au lait!
Appuyé contre un râtelier, Bénédict l'écoutait avec attendrissement; car elle venait de répondre tout haut, par une liaison d'idées sympathiques, aux vœux qu'il avait formés tout bas.
Ils étaient seuls. Bénédict voulut se hasarder à poursuivre ce rêve.
—Mais s'il vous avait fallu épouser un paysan? lui dit-il.
—Au temps où nous vivons, répondit-elle, il n'y a plus de paysans. Ne recevons-nous pas la même éducation dans presque toutes les classes? Athénaïs n'a-t-elle pas plus de talents que moi? Un homme comme vous n'est-il pas très-supérieur par ses connaissances à une femme comme moi?
—N'avez-vous pas les préjugés de la naissance? reprit Bénédict.
—Mais je me suppose fermière; je n'aurais pas pu les avoir.
—Ce n'est pas une raison; Athénaïs est née fermière, et elle est bien fâchée de n'être pas née comtesse.
—Oh! qu'à sa place je m'en réjouirais, au contraire! dit-elle avec vivacité.
Et elle resta pensive, appuyée sur la crèche, vis-à-vis de Bénédict, les yeux fixés à terre, et ne songeant pas qu'elle venait de lui dire des choses qu'il aurait payées de son sang.
Bénédict s'enivra longtemps des images folles et flatteuses que cet entretien venait d'éveiller. Sa raison s'endormit dans ce doux silence, et toutes les idées riantes et trompeuses prirent la volée. Il se vit maître, époux et fermier dans la Vallée-Noire. Il vit dans Valentine sa compagne, sa ménagère, sa plus belle propriété. Il rêva tout éveillé, et deux ou trois fois il s'abusa au point d'être près de l'aller presser dans ses bras. Quand le bruit des voix l'avertit de l'approche de Louise et d'Athénaïs, il s'enfuit par un côté opposé, et courut se cacher dans un coin obscur de la grange, derrière les meules de blé. Là il pleura comme un enfant, comme une femme, comme il ne se souvenait pas d'avoir pleuré; il pleura ce rêve qui venait de l'enlever un instant au monde existant, et qui lui avait donné plus de joie en quelques minutes d'illusion qu'il n'en avait goûté dans toute une vie de réalité. Quand il eut essuyé ses larmes, quand il revit Valentine, toujours sereine et douce, interrogeant son visage avec une muette sollicitude, il fut heureux encore: il se dit qu'il y avait plus de bonheur et de gloire à être aimé en dépit des hommes et de la destinée qu'à obtenir sans peine et sans péril une affection légitime. Il se plongea jusqu'au cou dans cette mer trompeuse de souhaits et de chimères; il retomba dans son rêve. À table, il se plaça auprès de Valentine; il s'imagina qu'elle était la maîtresse chez lui. Comme elle aimait volontiers à se charger de tout l'embarras du service, elle découpait, faisait les portions et se plaisait à être utile à tous. Bénédict la regardait d'un air stupide de joie; il lui tendait son assiette, ne lui adressait plus une seule de ces politesses d'usage qui rapellent à chaque instant les conventions et les distances, et, quand il voulait qu'elle lui servît de quelque mets, il lui disait en tendant son assiette:
—À moi, madame la fermière!
Quoiqu'on bût le vin du cru à la ferme, M. Lhéry avait en réserve pour les grandes occasions, d'excellent champagne; mais personne n'y fit honneur. L'ivresse morale était assez forte. Ces êtres jeunes et sains n'avaient pas besoin d'exciter leurs nerfs et de fouetter leur sang. Après le dîner ils jouèrent à se cacher et à se poursuivre dans les prés. M. et Mme Lhéry eux-mêmes, libres enfin des soins de la journée, se mirent de la partie. On y admit encore une jolie servante de ferme et les enfants du métayer. Bientôt la prairie ne retentit plus que de rires et de cris joyeux. Ce fut le dernier coup pour la raison de Bénédict. Poursuivre Valentine, ralentir sa course pour la laisser fuir devant lui et la forcer de s'égarer dans les buissons, puis fondre sur elle à l'improviste, s'amuser de ses cris, de ses ruses, la joindre enfin et n'oser la toucher, mais voir son sein agité, ses joues vermeilles et ses yeux humides, c'en était trop pour un seul jour.
Athénaïs, remarquant en elle-même ces fréquentes absences de Bénédict et de Valentine, et voulant faire courir après elle, proposa de bander les yeux au poursuivant. Elle serra malicieusement le mouchoir à Bénédict, s'imaginant qu'il ne pourrait plus choisir sa proie; mais Bénédict s'en souciait bien! L'instinct de l'amour, ce charme puissant et magique qui fait reconnaître à l'amant l'air où sa maîtresse a passé, le guidait aussi bien que ses yeux; il atteignait toujours Valentine, et, plus heureux qu'à l'autre jeu, il pouvait la saisir dans ses bras, et, feignant de ne pas la reconnaître, l'y garder longtemps. Ces jeux-là sont la plus dangereuse chose du monde.
Enfin la nuit vint, Valentine parla de se retirer; Bénédict était auprès d'elle, et ne sut pas dissimuler son chagrin.
—Déjà! s'écria-t-il d'une grosse et rude manière qui porta jusqu'au fond du cœur de Valentine la conviction de la vérité.
—Déjà! en effet, répondit-elle; cette journée m'a semblé bien courte.
Et elle embrassa sa sœur; mais n'avait-elle songé qu'à Louise en le disant?
On apprêta la carriole, Bénédict se promettait encore quelques instants de bonheur; mais l'arrangement des places trompa son attente. Louise se mit tout au fond pour n'être pas aperçue aux environs du château. Sa sœur se mit auprès d'elle. Athénaïs s'assit sur la banquette de devant, auprès de son cousin; il en eut tant d'humeur qu'il ne lui adressa pas un mot pendant toute la route.
À l'entrée du parc, Valentine le pria d'arrêter à cause de Louise qui craignait toujours d'être vue malgré l'obscurité. Bénédict sauta à terre et l'aida à descendre. Tout était sombre et silencieux autour de cette riche demeure, que Bénédict eût voulu voir s'engloutir. Valentine embrassa sa sœur et Athénaïs, tendit la main à Bénédict, qui, cette fois, osa la baiser, et s'enfuit dans le parc. À travers la grille, Bénédict vit pendant quelques instants flotter sa robe blanche qui s'éloignait parmi les arbres; il aurait oublié toute la terre, si Athénaïs, l'appelant du fond de de la carriole, ne lui eût dit avec aigreur:
—Eh bien! allez-vous nous laisser coucher ici?
XV.
Personne ne dormit à la ferme dans la nuit qui suivit cette journée. Athénaïs se trouva mal en rentrant; sa mère en conçut une vive inquiétude, et ne consentit à se coucher que pressée par les instances de Louise. Celle-ci s'engagea à passer la nuit dans la chambre de sa jeune compagne, et Bénédict se retira dans la sienne, où partagé entre la joie et le remords, il ne put goûter un instant de repos.
Après la fatigue d'une attaque de nerfs, Athénaïs s'endormit profondément; mais bientôt les chagrins qui l'avaient torturée durant le jour se présentèrent dans les images de son sommeil, et elle se mit à pleurer amèrement. Louise, qui s'était assoupie sur une chaise, s'éveilla en sursaut en l'entendant sangloter; et se penchant vers elle, lui demanda avec affection la cause de ses larmes. N'en obtenant pas de réponse, elle s'aperçut qu'elle dormait et se hâta de l'arracher à cet état pénible. Louise était la plus compatissante personne du monde; elle avait tant souffert pour son compte, qu'elle sympathisait avec toutes les peines d'autrui. Elle mit en œuvre tout ce qu'elle possédait de douceur et de bonté pour consoler la jeune fille; mais celle-ci se jetant à son cou:
—Pourquoi voulez-vous me tromper aussi? s'écria-t-elle; pourquoi voulez-vous prolonger une erreur qui doit cesser entièrement tôt ou tard? Mon cousin ne m'aime pas; il ne m'aimera jamais, vous le savez bien! Allons, convenez qu'il vous l'a dit.
Louise était fort embarrassée de lui répondre. Après le jamais qu'avait prononcé Bénédict (mot dont elle ne pouvait apprécier la valeur), elle n'osait pas répondre de l'avenir à sa jeune amie, dans la crainte de lui apprêter une déception. D'un autre côté, elle aurait voulu trouver un motif de consolation; car sa douleur l'affligeait sincèrement. Elle s'attacha donc à lui démontrer que si son cousin n'avait pas d'amour pour elle, du moins il n'était pas vraisemblable qu'il en eût pour aucune autre femme, et elle s'efforça de lui faire espérer qu'elle triompherait de sa froideur; mais Athénaïs n'écouta rien.
—Non, non, ma chère demoiselle, répondit-elle en essuyant tout à coup ses larmes, il faut que j'en prenne mon parti; j'en mourrai peut-être de chagrin, mais enfin je ferai mon possible pour en guérir. Il est trop humiliant de se voir mépriser ainsi! J'ai bien d'autres aspirants! Si Bénédict croit qu'il était le seul dans le monde à me faire la cour, il se trompe. J'en connais qui ne me trouveront pas si indigne d'être recherchée. Il verra! il verra que je m'en vengerai, que je ne serai pas longtemps au dépourvu, que j'épouserai Georges Simonneau, ou Pierre Blutty, ou bien encore Blaise Moret! Il est vrai que je ne peux pas les souffrir. Oh! oui, je sens bien que je haïrai l'homme qui m'épousera à la place de Bénédict! Mais c'est lui qui l'aura voulu; et, si je suis une mauvaise femme, il en répondra devant Dieu!
—Tout cela n'arrivera pas, ma chère enfant, reprit Louise; vous ne trouverez point parmi vos nombreux adorateurs un homme que vous puissiez comparer à Bénédict pour l'esprit, la délicatesse et les talents, comme, de son côté, il ne trouvera jamais une femme qui vous surpasse en beauté et en attachement...
—Oh! pour cela, arrêtez, ma bonne demoiselle Louise, arrêtez; je ne suis pas aveugle, ni vous non plus. Il est bien facile de voir quand on a des yeux, et M. Bénédict ne se donne pas beaucoup de peine pour échapper aux nôtres. Rien n'a été si clair pour moi que sa conduite d'aujourd'hui. Ah! si ce n'était pas votre sœur, que je la haïrais!
—Haïr Valentine! elle, votre compagne d'enfance, qui vous aime tant, qui est si loin d'imaginer ce que vous soupçonnez? Valentine, si amicale et si bienveillante de cœur, mais si fière par modestie! Ah! qu'elle souffrirait, Athénaïs, si elle pouvait deviner ce qui se passe en vous!
—Ah! vous avez raison! dit la jeune filles en recommençant à pleurer; je suis bien injuste, bien impertinente de l'accuser d'une chose semblable! Je sais bien que si elle en avait la pensée, elle frémirait d'indignation. Eh bien! voilà ce qui me désespère pour Bénédict; voilà ce qui me révolte contre sa folie: c'est de le voir se rendre malheureux à plaisir. Qu'espère-t-il donc? quel égarement d'esprit le pousse à sa perte? Pourquoi faut-il qu'il s'éprenne de la femme qui ne pourra jamais être rien pour lui, tandis que sous sa main il y en a une qui lui apporterait jeunesse, amour, fortune? Ô Bénédict! Bénédict! quel homme êtes-vous donc? Et moi, quelle femme suis-je aussi, puisque je ne peux pas me faire aimer! Vous m'avez toutes trompée; vous m'avez dit que j'étais jolie, que j'avais des talents, que j'étais aimable et faite pour plaire. Vous m'avez trompée; vous voyez bien que je ne plais pas!
Athénaïs passa ses mains dans ses cheveux noirs comme si elle eût voulu les arracher; mais son regard tomba sur la toilette de citronnier ouverte à côté de son lit, et le miroir lui donna un si formel démenti qu'elle se réconcilia un peu avec elle-même.
—Vous êtes bien enfant! lui dit Louise. Comment pouvez-vous croire que Bénédict soit déjà épris de ma sœur, qu'il a vue trois fois?
—Que trois fois! Oh! que trois fois!
—Mettons-en quatre ou cinq, qu'importe! Certes, s'il l'aimait ce serait depuis peu; car, hier encore, il me disait que Valentine était la plus belle, la plus estimable des femmes...
—Voyez-vous, la plus belle, la plus estimable...
—Attendez donc. Il disait qu'elle était digne des hommages de toute la terre, et que son mari serait le plus heureux des hommes; et cependant, ajoutait-il, je crois que je pourrais vivre dix ans auprès d'elle sans en devenir amoureux, tant sa confiante franchise m'inspire de respect, tant son front pur et serein répand de calme autour d'elle!
—Il disait cela hier?
—Je vous le jure par l'amitié que j'ai pour vous.
—Eh bien! oui; mais c'était hier! aujourd'hui tout cela est bien changé!
—Croyez-vous donc que Valentine ait perdu le charme qui la rendait si imposante?
—Peut-être en a-t-elle acquis d'autres; qui sait? l'amour vient si vite! Moi, il n'y a guère qu'un mois que j'aime mon cousin. Avant je ne l'aimais pas; je ne l'avais pas vu depuis qu'il était sorti du collège, et dans ce temps-là j'étais si jeune! Et puis je me souvenais de l'avoir vu si grand, si gauche, si embarrassé de ses bras trop longs de moitié pour ses manches! Mais quand je l'ai retrouvé si élégant, si aimable, ayant si bonne tournure, sachant tant de choses, et puis ayant ce regard un peu sévère qui lui sied si bien et qui fait que j'ai toujours peur de lui... oh! de ce moment-là je l'ai aimé, et je l'ai aimé tout d'un coup; du soir au matin mon cœur a été surpris. Qui empêche que Valentine n'ait pris le sien de même aujourd'hui? Elle est bien belle Valentine; elle a toujours l'esprit de dire ce qui est dans les idées de Bénédict. Il semble qu'elle devine ce qu'il a envie de lui entendre dire, et moi je fais tout le contraire. Où prend-elle cet esprit-là? Ah! c'est plutôt parce qu'il est disposé à admirer ce qu'elle dit. Et puis, quand ce ne serait qu'une fantaisie commencée ce matin, finie ce soir; quand demain il viendrait encore me tendre la main et me dire: «Faisons la paix;» je vois bien que je ne l'ai pas fixé, que je ne le fixerai pas. Voyez quelle belle vie j'aurais, étant sa femme, s'il me fallait toujours pleurer de rage, toujours sécher de jalousie! Non, non, il vaut mieux se faire une raison et y renoncer.
—Eh bien! ma chère belle, dit Louise, puisque vous ne pouvez éloigner ce soupçon de votre esprit, il faut en avoir le cœur net. Demain je parlerai à Bénédict, je l'interrogerai franchement sur ses intentions, et, quelle que soit la vérité, vous en serez instruite. Vous sentez-vous ce courage?
—Oui, répondit Athénaïs en l'embrassant; j'aime mieux savoir mon sort que de vivre dans de pareils tourments.
—Prenez donc sur vous-même, lui dit Louise, d'essayer de vous reposer, et ne faites rien paraître demain de votre émotion. Puisque vous ne croyez pas devoir compter sur l'attachement de votre cousin, votre dignité de femme exige que vous fassiez bonne contenance.
—Oh! vous avez raison, dit la jeune fille en se renfonçant dans son lit. Je veux agir selon vos conseils. Je me sens déjà plus forte puisque vous prenez mes intérêts.
En effet, cette résolution ayant ramené un peu de calme dans ses idées, elle s'endormit bientôt, et Louise, dont le cœur était bien plus profondément ébranlé, attendit, les yeux ouverts, que les premières lueurs du matin eussent blanchi l'horizon. Alors elle entendit Bénédict, qui ne dormait pas non plus, entr'ouvrir doucement la porte de sa chambre et descendre l'escalier. Elle le suivit sans éveiller personne, et tous deux, s'étant abordés d'un air plus grave que de coutume, s'enfoncèrent dans une allée du jardin qui commençait à se remplir de rosée.
XVI.
Louise était assez embarrassée pour aborder une question si délicate, lorsque Bénédict, prenant le premier la parole, lui dit d'un ton ferme:
—Mon amie, je sais de quoi vous allez me parler. Nos cloisons de bois de chêne ne sont pas tellement épaisses, la nuit n'est pas tellement bruyante autour de cette demeure, et mon sommeil n'était pas tellement profond, que j'aie perdu un seul mot de votre entretien avec ma cousine. La confession que je me proposais de vous faire serait donc parfaitement inutile à présent, puisque vous êtes aussi bien informée que moi-même de l'état de mon cœur.
Louise s'arrêta et le regarda en face pour savoir s'il ne raillait point; mais l'expression de son visage était si parfaitement calme qu'elle resta stupéfaite.
—Je sais que vous maniez la plaisanterie avec un admirable sang-froid, lui répondit-elle; mais je vous supplie de me parler sérieusement. Il ne s'agit point ici de sentiments dont vous ayez le droit de vous faire un jeu.
—À Dieu ne plaise! dit Bénédict avec force; il s'agit de l'affection la plus importante et la plus sacrée de ma vie. Athénaïs vous l'a dit, et j'en jure sur mon honneur, j'aime Valentine de toutes les puissances de mon âme.
Louise joignit les mains d'un air atterré, et s'écria en levant les yeux au ciel:
—Quelle insigne folie!
—Pourquoi? reprit Bénédict en attachant sur elle ce regard fixe qui renfermait tant d'autorité.
—Pourquoi? répéta Louise; vous me le demandez! Mais, Bénédict, êtes-vous sous la puissance d'un rêve, ou moi-même ne suis-je pas bien éveillée? Vous aimez ma sœur, vous me le dites; et qu'espérez-vous donc d'elle, grand Dieu?
—Ce que j'espère?... le voici, répondit-il: j'espère l'aimer toute ma vie.
—Et vous pensez peut-être qu'elle vous le permettra?
—Qui sait?... peut-être.
—Mais vous n'ignorez pas qu'elle est riche, qu'elle est d'une haute naissance...
—Elle est, comme vous, fille du comte de Raimbault, et j'ai bien osé vous aimer! Est-ce donc parce que je suis le fils du paysan Lhéry que vous m'avez repoussé?
—Non, certes, répondit Louise, qui devint pâle comme la mort; mais Valentine n'a pas vingt ans, et en supposant qu'elle n'eût pas les préjugés de la naissance...
—Elle ne les a pas, interrompit Bénédict.
—Comment le savez-vous?
—Comme vous le savez vous-même. Notre connaissance avec Valentine date de la même époque, ce me semble.
—Mais oubliez-vous qu'elle dépend d'une mère vaine et inflexible, d'un monde qui ne l'est pas moins? qu'elle est fiancée à M. de Lansac? qu'elle ne peut enfin rompre les liens qui l'enchaînent à ses devoirs sans attirer sur elle les malédictions de sa famille, le mépris de sa caste, et sans détruire à jamais le repos de toute sa vie?
—Comment ne saurais-je pas tout cela?
—Eh bien! enfin, qu'attendez-vous donc de sa folie ou de la vôtre?
—De la sienne, rien; de la mienne tout...
—Ah! vous croyez vaincre la destinée par la seule force de votre caractère! Est-ce cela? Je vous ai entendu quelquefois développer cette utopie; mais soyez sûr, Bénédict, que, fussiez-vous plus qu'un homme, vous n'y parviendrez pas. Dès cet instant, j'entre en résistance ouverte contre vous; je renoncerais plutôt à voir ma sœur que de vous fournir l'occasion et les moyens de compromettre son avenir...
—Oh! quelle chaleur d'opposition! dit Bénédict avec un sourire, dont l'effet fut atroce pour Louise. Calmez-vous, ma bonne sœur... vous m'avez permis, vous m'avez presque ordonné de vous donner ce nom alors que nous ne connaissions pas Valentine. Si vous y eussiez consenti, j'en aurais réclamé un plus doux. Mon âme inquiète eût été fixée, et Valentine eût pu passer dans ma vie sans y faire impression; mais vous ne l'avez pas voulu, vous avez rejeté des vœux qui, maintenant j'y songe de sang-froid, ont dû vous sembler bien ridicules... Vous m'avez repoussé du pied dans cette mer d'incertitudes et d'orages; je me prends à suivre une belle étoile qui me luit; que vous importe?
—Que m'importe? quand il s'agit de ma sœur, de ma sœur dont je suis presque la mère!...
—Ah! vous êtes une mère bien jeune! dit Bénédict avec un peu d'ironie. Mais, écoutez, Louise; je serais presque tenté de croire que vous manifestez toutes ces craintes pour me railler, et dans ce cas vous devez avouer que, depuis le temps qu'elle dure, j'ai assez bien subi la plaisanterie.
—Que voulez-vous dire?
—Il est impossible que vous me trouviez dangereux pour votre sœur, quand vous savez si bien par vous-même combien je le suis peu. Vos terreurs sont fort singulières, et vous croyez la raison de Valentine bien fragile apparemment, puisque vous vous effrayez tant des atteintes que j'y peux porter... Rassurez-vous, bonne Louise; vous m'avez donné, il n'y a pas longtemps, une leçon dont je vous remercie, et que je saurai mettre à profit peut-être. Je n'irai plus m'exposer à mettre aux pieds d'une femme telle que Valentine ou Louise l'hommage d'un cœur comme le mien. Je n'aurai plus la folie de croire qu'il ne s'agit, pour attendrir une femme, que de l'aimer avec toute l'ardeur d'un cerveau de vingt ans, que, pour effacer à ses yeux la distance des rangs et pour faire taire en elle le cri de la mauvaise honte, il suffise d'être dévoué à elle corps et âme, sang et honneur. Non, non, tout cela n'est rien aux yeux des femmes; je suis le fils d'un paysan, je suis horriblement laid, absurde on ne peut plus; je n'ai pas la prétention d'être aimé. Il n'est qu'une pauvre bourgeoise frelatée comme Athénaïs qui, faute de mieux jusqu'ici, ait pu songer à descendre jusqu'à moi.
—Bénédict! s'écria Louise avec chaleur, tout ceci est une cruelle moquerie, je le vois bien; c'est un sanglant reproche que vous m'adressez. Oh! vous êtes bien injuste; vous ne voulez pas comprendre ma situation; vous ne songez pas que si je vous avais écouté, ma conduite envers votre famille aurait été odieuse; vous ne me tenez pas compte de la vertu qu'il m'a fallu peut-être pour vous sembler si glaciale. Oh! vous ne voulez rien comprendre!
La pauvre Louise cacha son visage dans ses mains, effrayée d'en avoir trop dit. Bénédict étonné la regarda attentivement. Son sein était agité, une rougeur brûlante se trahissait sur son front malgré ses efforts pour le cacher. Bénédict comprit qu'il était aimé...
Il s'arrêta irrésolu, tremblant, bouleversé. Il avança une main pour saisir celle de Louise; il craignit d'être trop ardent, il craignit d'être trop froid. Louise, Valentine, laquelle des deux aimerait-il?
Quand Louise, effrayée de son silence, releva timidement la tête, Bénédict n'était plus auprès d'elle.
XVII.
Mais à peine Bénédict fut-il seul que, n'éprouvant plus l'effet de l'attendrissement, il s'étonna d'en avoir ressenti un si vif, et ne s'expliqua cette émotion qu'en l'attribuant à un sentiment d'amour-propre flatté. En effet, Bénédict, ce garçon laid à faire peur, comme disait la marquise de Raimbault, ce jeune homme enthousiaste pour les autres et sceptique envers lui-même, se trouvait dans une étrange position. Aimé à la fois de trois femmes dont la moins belle eût rempli d'orgueil le cœur de tout autre, il avait bien de la peine à lutter contre les bouffées de vanité qui s'élevaient en lui. C'était une rude épreuve pour sa raison, il le sentait bien. Pour y résister il se mit à penser à Valentine, à celle des trois qui lui inspirait le moins de certitude, et qui devait nécessairement le désabuser la première. Il ne connaissait l'amour de celle-là que par ces révélations sympathiques qui trompent rarement les amants. Mais quand cet amour serait éclos réellement dans le sein de la jeune comtesse, il devait y être étouffé en naissant, dès qu'il se trahirait à elle-même. Bénédict se dit tout cela pour triompher du démon de l'orgueil, et, ce qui peut-être ne fut pas sans mérite à son âge, il en triompha.
Alors, jetant sur sa situation un regard aussi lucide que possible à un homme fortement épris, il se dit qu'il fallait arrêter son choix sur l'une d'elles, et couper court sur-le-champ aux angoisses des deux autres. Athénaïs fut la première fleur qu'il retrancha de cette belle couronne; il jugea qu'elle serait bientôt consolée. Les naïves menaces de vengeance dont il avait été le confident involontaire pendant la nuit précédente lui firent espérer que Georges Simonneau, Pierre Blutty ou Blaise Moret se chargerait de dégager sa conscience de tout remords envers elle.
Le plus raisonnable, peut-être le plus généreux choix eût dû tomber sur Louise. Donner un état et un avenir à cette infortunée que sa famille et l'opinion avaient si cruellement outragée, réparer envers elle les rudes châtiments que le passé lui avait infligés, être le protecteur d'une femme si malheureuse et si intéressante, il y avait dans cette idée quelque chose de chevaleresque qui avait déjà tenté Bénédict. Peut-être l'amour qu'il avait cru ressentir pour Louise avait-il pris naissance dans la portée un peu héroïque de son caractère. Il avait vu là une occasion de dévouement; sa jeunesse, avide d'une gloire quelconque, appelait l'opinion en combat singulier, comme faisaient ces preux aventuriers envoyant un cartel au géant de la contrée, jaloux qu'ils étaient de faire parler d'eux, ne fût-ce que par une chute glorieuse.
Le refus de Louise, qui d'abord avait rebuté Bénédict, lui apparaissait maintenant sous son véritable aspect. Ne voulant point accepter de si grands sacrifices, et craignant de se laisser vaincre en générosité, Louise avait cherché à lui ôter toute espérance, et peut-être y avait-elle réussi au delà de son désir. Dans toute vertu il y a un peu d'espoir de récompense; elle n'eut pas plus tôt repoussé Bénédict qu'elle en souffrit amèrement. Maintenant Bénédict comprenait que, dans ce refus, il y avait plus de véritable générosité, plus d'affection délicate et forte qu'il n'y en avait eu dans sa propre conduite. Louise s'élevait à ses propres yeux presque au-dessus de l'héroïsme dont il se sentait capable lui-même; c'était de quoi l'émouvoir profondément et le jeter dans une nouvelle carrière d'émotions et de désirs.
Si l'amour était un sentiment qui se calcule et se raisonne comme l'amitié ou la haine, Bénédict eût été se jeter aux pieds de Louise; mais ce qui fait l'immense supériorité de celui-là sur tous les autres, ce qui prouve son essence divine, c'est qu'il ne naît point de l'homme même; c'est que l'homme n'en peut disposer; c'est qu'il ne l'accorde pas plus qu'il ne l'ôte par un acte de sa volonté; c'est que le cœur humain le reçoit d'en haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du ciel; et quand une âme énergique l'a reçu, c'est en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces auxiliaires qu'on lui donne, ou plutôt qu'il attire à soi, l'amitié, la confiance, la sympathie, l'estime même, ne sont que des alliés subalternes; il les a créés, il les domine, il leur survit.
Bénédict aimait Valentine et non pas Louise. Pourquoi Valentine? Elle lui ressemblait moins; elle avait moins de ses défauts, moins de ses qualités; elle devait sans doute le comprendre et l'apprécier moins... c'est celle-là qu'il devait aimer apparemment. Il se mit à chérir en elle, dès qu'il la vit, les qualités qu'il n'avait pas en lui-même: il était inquiet, mécontent, exigeant envers la destinée; Valentine était calme, facile, heureuse à propos de tout. Eh bien! cela n'était-il pas selon les desseins de Dieu? La suprême Providence, qui est partout en dépit des hommes, n'avait-elle pas présidé à ce rapprochement? L'un était nécessaire à l'autre: Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces émotions sans lesquelles la vie est incomplète; Valentine à Bénédict, pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée. Mais la société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix mutuel absurde, coupable, impie! La Providence a fait l'ordre admirable de la nature, les hommes l'ont détruit; à qui la faute? Faut-il que, pour respecter la solidité de nos murs de glace, tout rayon du soleil se retire de nous?
Quand il se rapprocha du banc où il avait laissé Louise, il la trouva pâle, les mains pendantes, les yeux fixés à terre. Elle tressaillit en écoutant le frôlement de ses vêtements contre le feuillage; mais quand elle l'eut regardé, quand elle eut compris qu'il s'était renfermé dans son inexpugnable impénétrabilité, elle attendit dans une angoisse plus grande le résultat de ses réflexions.
—Nous ne nous sommes pas compris, ma sœur, lui dit Bénédict en s'asseyant à son côté. Je vais m'expliquer mieux.
Ce mot de sœur fut un coup mortel pour Louise; elle rassembla ce qu'elle avait de force pour cacher sa douleur et pour écouter d'un air calme.
—Je suis loin, dit Bénédict, de conserver aucun dépit contre vous; au contraire, j'admire en vous cette candeur et cette bonté qui ne se sont point retirées de moi malgré mes folies; je sens que vos refus ont affermi mon respect et ma tendresse pour vous. Comptez sur moi comme sur le plus dévoué de vos amis, et laissez-moi vous parler avec toute la confiance qu'un frère doit à sa sœur. Oui, j'aime Valentine, je l'aime avec passion; et, comme Athénaïs l'a très-bien remarqué, c'est d'hier seulement que je connais le sentiment qu'elle m'inspire. Mais je l'aime sans espoir, sans but, sans dessein aucun. Je sais que Valentine ne renoncera pour moi ni à sa famille, ni à son prochain mariage, ni même, en supposant qu'elle fût libre, aux devoirs de convention que les idées de sa classe auraient pu lui tracer. J'ai mesuré de sang-froid l'impossibilité d'être pour elle autre chose qu'un ami obscur et soumis, estimé en secret peut-être, mais jamais redoutable. Dussé-je, moi chétif et imperceptible, inspirer à Valentine une de ces passions qui rapprochent les rangs et surmontent les obstacles, je la fuirais plutôt que d'accepter des sacrifices dont je ne me sens pas digne! Tout cela, Louise, doit vous rassurer un peu sur l'état de mon cerveau.
—En ce cas, mon ami, dit Louise en tremblant, vous allez travailler à détruire cet amour qui ferait le tourment de votre vie?
—Non, Louise, non, plutôt mourir, répondit Bénédict avec force. Tout mon bonheur, tout mon avenir, toute ma vie sont là! Depuis que j'aime Valentine, je suis un autre homme; je me sens exister. Le voile sombre qui couvrait ma destinée se déchire de toutes parts; je ne suis plus seul sur la terre; je ne m'ennuie plus de ma nullité; je me sens grandir d'heure en heure avec cet amour. Ne voyez-vous pas sur ma figure un calme qui doit la rendre plus supportable?
—J'y vois une assurance qui m'effraie, répondit Louise. Mon ami, vous vous perdez vous-même. Ces chimères ruineront votre destinée; vous dépenserez votre énergie à des rêves inutiles, et quand le temps viendra d'être un homme, vous verrez avec regret que vous en aurez perdu la force.
—Qu'entendez-vous donc par être un homme, Louise?
—J'entends avoir sa place dans la société sans être à charge aux autres.
—Eh bien! dès demain je puis être un homme, avocat ou portefaix, musicien ou laboureur; j'ai plus d'une ressource.
—Vous ne pouvez être rien de tout cela, Bénédict; car au bout de huit jours une profession quelconque, dans l'état d'irritation où vous êtes...
—M'ennuierait, j'en conviens; mais j'aurai toujours la ressource de me casser la tête si la vie m'ennuie, ou de me faire lazzarone si elle me plaît beaucoup. Et, tout bien considéré, je crois que je ne suis plus bon à autre chose. Plus j'ai appris, plus je me suis dégoûté de la vie; je veux retourner maintenant, autant que possible, à mon état de nature, à ma grossièreté de paysan, à la simplicité des idées, à la frugalité de la vie. J'ai, de mon patrimoine, cinq cents livres de rentes en bonnes terres, avec une maison couverte en chaume; je puis vivre honorablement dans mes propriétés, seul, libre, heureux, oisif, sans être à charge à personne.
—Parlez-vous sérieusement?
—Pourquoi pas? Dans l'état de la société, le meilleur résultat possible de l'éducation qu'on nous donne serait de retourner volontairement à l'état d'abrutissement d'où l'on s'efforce de nous tirer durant vingt ans de notre vie. Mais, écoutez, Louise, ne faites pas pour moi de ces rêves chimériques que vous me reprochez. C'est vous qui m'invitez à dépenser mon énergie en fumée, quand vous me dites de travailler pour être un homme comme les autres, de consacrer ma jeunesse, mes veilles, mes plus belles heures de bonheur et de poésie, à gagner de quoi mourir de vieillesse commodément, les pieds dans de la fourrure et la tête sur un coussin de duvet. Voilà pourtant le but de tous ceux qu'on appelle de bons sujets à mon âge, et des hommes positifs à quarante ans. Dieu les bénisse! Laissez-les aspirer de tous leurs efforts vers ce but sublime: être électeurs du grand collège, ou conseillers municipaux, ou secrétaires de préfecture. Qu'ils engraissent des bœufs et maigrissent des chevaux à courir les foires; qu'ils se fassent valets de cour ou valets de basse-cour, esclaves d'un ministre ou d'un lot de moutons, préfets à la livrée d'or ou marchands de porcs à la ceinture doublée de pistoles; et qu'après toute une vie de sueurs, de maquignonnage, de platitude ou de grossièreté, ils laissent le fruit de tant de peines à une fille entretenue, intrigante cosmopolite, ou servante joufflue du Berri, par le moyen de leur testament ou par l'intermédiaire de leurs héritiers pressés de jouir de la vie: voilà la vie positive qui se déroule dans toute sa splendeur autour de moi! voilà la glorieuse condition d'homme vers laquelle aspirent tous mes contemporains d'étude. Franchement, Louise, croyez-vous que j'abandonne là une bien belle et bien glorieuse existence?
—Vous savez vous-même, Bénédict, combien il serait facile de rétorquer cette hyperbolique satire. Aussi je n'en prendrai pas la peine; je veux vous demander simplement ce que vous comptez faire de cette ardente activité qui vous dévore, et si votre conscience ne vous prescrit pas d'en faire un emploi utile à la société?
—Ma conscience ne me prescrit rien de semblable. La société n'a pas besoin de ceux qui n'ont pas besoin d'elle. Je conçois la puissance de ce grand mot chez des peuples nouveaux, sur une terre vierge qu'un petit nombre d'hommes, rassemblés d'hier, s'efforcent de fertiliser et de faire servir à leurs besoins; alors, si la colonisation est volontaire, je méprise celui qui viendra s'engraisser impunément du travail des autres. Je puis concevoir le civisme chez les nations libres ou vertueuses, s'il en existe. Mais ici, sur le sol de la France, où, quoi qu'on en dise, la terre manque de bras, où chaque profession regorge d'aspirants, où l'espèce humaine, hideusement agglomérée autour des palais, rampe et lèche la trace des pas du riche, où d'énormes capitaux rassemblés (selon toutes les lois de la richesse sociale) dans les mains de quelques hommes, servent d'enjeu à une continuelle loterie entre l'avarice, l'immoralité et l'ineptie; dans ce pays d'impudeur et de misère, de vice et de désolation; dans cette civilisation pourrie jusqu'à sa racine, vous voulez que je sois citoyen? que je sacrifie ma volonté, mon inclination, ma fantaisie à ses besoins pour être sa dupe ou sa victime? pour que le denier que j'aurais jeté au mendiant aille tomber dans la caisse du millionnaire? Il faudra que je m'essouffle à faire du bien afin de produire un peu plus de mal, afin de fournir mon contingent aux administrations qui patentent les mouchards, les croupiers et les prostituées? Non, sur ma vie! je ne le ferai pas. Je ne veux rien être dans cette belle France, la plus éclairée des nations. Je vous l'ai dit, Louise, j'ai cinq cents livres de rente; tout homme qui a cinq cents livres de rente doit en vivre, et vivre en paix.
—Eh bien, Bénédict, si vous voulez sacrifier toute noble ambition à ce besoin de repos qui vient de succéder si vite à votre ardente impatience, si vous voulez faire abnégation de tous vos talents et de toutes vos qualités pour vivre obscur et paisible au fond de cette vallée, assurez la première condition de cette heureuse existence, bannissez de votre esprit ce ridicule amour...
—Ridicule, avez-vous dit? Non! celui-là ne sera pas ridicule, j'en fais le serment. Ce sera un secret entre Dieu et moi. Comment donc le ciel, qui me l'inspira, pourrait-il s'en moquer? Non, ce sera mon bouclier contre la douleur, ma ressource contre l'ennui. N'est-ce pas lui qui m'a suggéré depuis hier cette résolution de rester libre et de me faire heureux à peu de frais? Ô bienfaisante passion, qui dès son irruption se révèle par la lumière et le calme! Vérité céleste, qui dessille les yeux et désabuse l'esprit de toutes les choses humaines! Puissance sublime, qui accapare toutes les facultés et les inonde de jouissances ignorées! Ô Louise! ne cherchez pas à m'ôter mon amour; vous n'y réussiriez pas, et vous me deviendriez peut-être moins chère; car, je l'avoue, rien ne saurait lutter avec avantage contre lui. Laissez-moi adorer Valentine en secret, et nourrir en moi ces illusions qui m'avaient hier transporté aux cieux. Que serait la réalité auprès d'elles? Laissez-moi emplir ma vie de cette seule chimère, laissez-moi vivre au sein de cette vallée enchantée, avec mes souvenirs et les traces qu'elle y a laissées pour moi, avec ce parfum qui est resté après elle dans toutes les prairies où elle a posé le pied, avec ces harmonies que sa voix a éveillées dans toutes les brises, avec ces paroles si douces et si naïves qui lui sont échappées dans l'innocence de son cœur et que j'ai interprétées selon ma fantaisie; avec ce baiser pur et délicieux qu'elle a posé sur mon front le premier jour que je l'ai vue. Ah! Louise, ce baiser! vous le rappelez-vous? C'est vous qui l'avez voulu.
—Oh! oui, dit Louise en se levant d'un air consterné, c'est moi qui ai fait tout le mal.
XVIII.
Valentine, en rentrant au château, avait trouvé sur sa cheminée une lettre de M. de Lansac. Selon l'usage du grand monde, elle était en correspondance avec lui depuis l'époque de ses fiançailles. Cette correspondance, qui semble devoir être une occasion de se connaître et de se lier plus intimement, est presque toujours froide et maniérée. On y parle d'amour dans le langage des salons; on y montre son esprit, son style et son écriture, rien de plus.
Valentine écrivait si simplement qu'elle passait aux yeux de M. de Lansac et de sa famille pour une personne fort médiocre. M. de Lansac s'en réjouissait assez. À la veille de disposer d'une fortune considérable, il entrait bien dans ses plans de dominer entièrement sa femme. Aussi, quoi qu'il ne fût nullement épris d'elle, il s'appliquait à lui écrire des lettres qui, dans le goût du beau monde, devaient être de petits chefs-d'œuvre épistolaires. Il s'imaginait ainsi exprimer l'attachement le plus vif qui fût jamais entré dans le cœur d'un diplomate, et Valentine devait nécessairement prendre de son âme et de son esprit une haute idée. Jusqu'à ce moment, en effet, cette jeune personne, qui ne savait absolument rien de la vie et des passions, avait conçu pour la sensibilité de son fiancé une grande admiration, et lorsqu'elle comparait les expressions de son dévouement à ses propres réponses, elle s'accusait de rester, par sa froideur, bien au-dessous de lui.
Ce soir-là, fatiguée des joyeuses et vives émotions de sa journée, la vue de cette suscription, qui d'ordinaire lui était si agréable, éleva en elle comme un sentiment de tristesse et de remords. Elle hésita quelques instants à la lire, et, dès les premières lignes, elle tomba dans une si grande distraction qu'elle la lut des yeux jusqu'à la fin sans en avoir compris un mot, et sans avoir pensé à autre chose qu'à Louise, à Bénédict, au bord de l'eau et à l'oseraie de la prairie. Elle se fit un nouveau reproche de cette préoccupation, et relut courageusement la lettre du secrétaire d'ambassade. C'était celle qu'il avait faite avec le plus de soin; malheureusement elle était plus obscure, plus vide et plus prétentieuse que toutes les autres. Valentine fut, malgré elle, pénétrée du froid mortel qui avait présidé à cette composition. Elle se consola de cette impression involontaire en l'attribuant à la fatigue qu'elle éprouvait. Elle se mit au lit, et, grâce au peu d'habitude qu'elle avait de prendre tant d'exercice, elle s'endormit profondément; mais elle s'éveilla le lendemain toute rouge et toute troublée des songes qu'elle avait faits.
Elle prit sa lettre qu'elle avait laissée sur sa table de nuit, et la relut encore avec la ferveur que met une dévote à recommencer ses prières lorsqu'elle croit les avoir mal dites. Mais ce fut en vain; au lieu de l'admiration qu'elle avait jusque-là éprouvée pour ces lettres, elle n'eut que de l'étonnement et quelque chose qui ressemblait à de l'ennui; elle se leva effrayée d'elle-même et toute pâlie de la fatigue d'esprit qu'elle en ressentait.
Alors, comme en l'absence de sa mère elle faisait absolument tout ce qui lui plaisait, comme sa grand'mère ne songeait pas même à la questionner sur sa journée de la veille, elle partit pour la ferme, emportant dans un petit coffre de bois de cèdre toutes les lettres qu'elle avait reçues de M. de Lansac depuis un an, et se flattant qu'à la lecture de ces lettres l'admiration de Louise raviverait la sienne.
Il serait peut-être téméraire d'affirmer que ce fût là l'unique motif de cette nouvelle visite à la ferme; mais si Valentine en eut un autre, ce fut certainement à l'insu d'elle-même. Quoi qu'il en soit, elle trouva Louise toute seule. Sur la demande d'Athénaïs, qui avait voulu s'éloigner pour quelques jours de son cousin, madame Lhéry était partie avec sa fille pour aller rendre visite dans les environs à une de ses parentes, Bénédict était à la chasse, et le père Lhéry aux travaux des champs.
Valentine fut effrayée de l'altération des traits de sa sœur. Celle-ci donna pour excuse l'indisposition d'Athénaïs, qui l'avait forcée de veiller. Elle sentit d'ailleurs sa peine s'adoucir aux tendres caresses de Valentine, et bientôt elles se mirent à causer avec abandon de leurs projets pour l'avenir. Ceci conduisit Valentine à montrer les lettres de M. de Lansac.
Louise en parcourut quelques-unes, qu'elle trouva d'un froid mortel et d'un ridicule achevé. Elle jugea sur-le-champ le cœur de cet homme, et devina fort bien que ses intentions bienveillantes, relativement à elle, méritaient une médiocre confiance. La tristesse qui l'accablait redoubla par cette découverte, et l'avenir de sa sœur lui parut aussi triste que le sien; mais elle n'osa en rien témoigner à Valentine. La veille, peut-être, elle se fût senti le courage de l'éclairer; mais, après les aveux de Bénédict, Louise, qui peut-être soupçonnait Valentine de l'encourager un peu, n'osa pas l'éloigner d'un mariage qui devait du moins la soustraire aux dangers de cette situation. Elle ne se prononça pas, et la pria de lui laisser ces lettres, en promettant de lui en dire son avis après les avoir toutes lues avec attention.
Elles étaient toutes deux assez attristées de cet entretien; Louise y avait trouvé de nouveaux sujets de douleur, et Valentine, en apercevant l'air contraint de sa sœur, n'en avait pas obtenu le résultat qu'elle en attendait, lorsque Bénédict rentra en fredonnant au loin la cavatine Di placer mi balza il cor. Valentine tressaillit en reconnaissant sa voix; mais la présence de Louise lui causa un embarras qu'elle ne put s'expliquer, et ce fut avec d'hypocrites efforts qu'elle attendit d'un air d'indifférence l'arrivée de Bénédict.
Bénédict entra dans la salle, dont les volets étaient fermés. Le passage subit du grand soleil à l'obscurité de cette pièce l'empêcha de distinguer les deux femmes. Il suspendit son fusil à la muraille en chantant toujours, et Valentine, silencieuse, le cœur ému, le sourire sur les lèvres, suivait tous ses mouvements, lorsqu'il l'aperçut, au moment où il passait tout près d'elle, et laissa échapper un cri de surprise et de joie. Ce cri, parti du plus profond de ses entrailles, exprimait plus de passion et de transport que toutes les lettres de M. de Lansac étalées sur la table. L'instinct du cœur ne pouvait guère abuser Valentine à cet égard, et la pauvre Louise comprit que son rôle était déplorable.
De ce moment, Valentine oublia et M. de Lansac, et la correspondance, et ses doutes, et ses remords; elle ne sentit plus que ce bonheur impérieux qui étouffe tout autre sentiment en présence de l'être que l'on aime. Elle et Bénédict le savourèrent avec égoïsme en présence de cette triste Louise, dont la situation fausse était si pénible entre eux deux.
L'absence de la comtesse de Raimbault s'étant prolongée de plusieurs jours au delà du terme qu'elle avait prévu, Valentine revint plusieurs fois à la ferme. Madame Lhéry et sa fille étaient toujours absentes, et Bénédict, couché dans le sentier par où devait arriver Valentine, y passait des heures de délices à l'attendre dans le feuillage de la haie. Il la voyait souvent passer sans oser se montrer, de peur de se trahir par trop d'empressement; mais dès qu'elle était entrée à la ferme, il s'élançait sur ses traces, et, au grand déplaisir de Louise, il il ne les quittait plus de la journée. Louise ne pouvait s'en plaindre; car Bénédict avait la délicatesse de comprendre le besoin qu'elles pouvaient avoir de s'entretenir ensemble, et, tout en feignant de battre les buissons avec son fusil, il les suivait à une distance respectueuse; mais il ne les perdait jamais de vue. Regarder Valentine, s'enivrer du charme indicible répandu autour d'elle, cueillir avec amour les fleurs que sa robe venait d'effleurer, suivre dévotement la trace d'herbe couchée qu'elle laissait derrière elle, puis remarquer avec joie qu'elle tournait souvent la tête pour voir s'il était là; saisir, deviner parfois son regard à travers les détours d'un sentier; se sentir appelé par une attraction magique lorsqu'elle l'appelait effectivement dans son cœur; obéir à toutes ces impressions subtiles, mystérieuses, invincibles, qui composent l'amour, c'était là pour Bénédict autant de joies pures et fraîches que vous ne trouverez point trop puériles si vous vous souvenez d'avoir eu vingt ans.
Louise ne pouvait lui adresser de reproches; car il lui avait juré de ne jamais chercher à voir Valentine seule un instant, et il tenait religieusement sa parole. Il n'y avait donc à cette vie aucun danger apparent; mais chaque jour le trait s'enfonçait plus avant dans ces âmes sans expérience, chaque jour endormait la prévoyance de l'avenir. Ces rapides instants, jetés comme un rêve dans leur existence, composaient déjà pour eux toute une vie qui leur semblait devoir durer toujours. Valentine avait pris le parti de ne plus penser du tout à M. de Lansac, et Bénédict se disait qu'un tel bonheur ne pouvait pas être balayé par un souffle.
Louise était bien malheureuse. En voyant de quel amour Bénédict était capable, elle apprenait à connaître ce jeune homme qu'elle avait cru jusque-là plus ardent que sensible. Cette puissance d'aimer, qu'elle découvrait en lui, le lui rendait plus cher; elle mesurait l'étendue d'un sacrifice qu'elle n'avait pas compris en l'accomplissant, et pleurait en secret la perte d'un bonheur qu'elle eût pu goûter plus innocemment que Valentine. Cette pauvre Louise, dont l'âme était passionnée, mais qui avait appris à se vaincre en subissant les funestes conséquences de la passion, luttait maintenant contre des sentiments âpres et douloureux. Malgré elle, une dévorante jalousie lui rendait insupportable le bonheur pur de Valentine. Elle ne pouvait se défendre de déplorer le jour où elle l'avait retrouvée, et déjà cette amitié romanesque et sublime avait perdu tout son charme; elle était déjà, comme la plupart des sentiments humains, dépouillée d'héroïsme et de poésie. Louise se surprenait parfois à regretter le temps où elle n'avait aucun espoir de retrouver sa sœur. Et puis elle avait horreur d'elle-même, et priait Dieu de la soustraire à ces ignobles sentiments. Elle se représentait la douceur, la pureté, la tendresse de Valentine, et se prosternait devant cette image comme devant celle d'une sainte qu'elle priait d'opérer sa réconciliation avec le ciel. Par instants elle formait l'enthousiaste et téméraire projet de l'éclairer franchement sur le peu de mérite réel de M. de Lansac, de l'exhorter à rompre ouvertement avec sa mère, à suivre son penchant pour Bénédict, et à se créer, au sein de l'obscurité, une vie d'amour, de courage et de liberté. Mais ce dessein, dont le dévouement n'était peut-être pas au-dessus de ses forces, s'évanouissait bientôt à l'examen de la raison. Entraîner sa sœur dans l'abîme où elle s'était précipitée, lui ravir la considération qu'elle-même avait perdue, pour l'attirer dans les mêmes malheurs, la sacrifier à la contagion de son exemple, c'était de quoi faire reculer le désintéressement le plus hardi. Alors Louise persistait dans le plan qui lui avait paru le plus sage: c'était de ne point éclairer Valentine sur le compte de son fiancé, et de lui cacher soigneusement les confidences de Bénédict. Mais quoique cette conduite fût la meilleure possible, à ce qu'elle pensait, elle n'était pas sans remords d'avoir attiré Valentine dans de semblables dangers, et de n'avoir pas la force de l'y soustraire tout à coup en quittant le pays.
Mais voilà ce qu'elle ne se sentait pas l'énergie d'accomplir. Bénédict lui avait fait jurer qu'elle resterait jusqu'à l'époque du mariage de Valentine. Après cela, Bénédict ne se demandait pas ce qu'il deviendrait; mais il voulait être heureux jusque-là; il le voulait avec cette force d'égoïsme que donne un amour sans espérance. Il avait menacé Louise de faire mille folies si elle le poussait au désespoir, tandis qu'il jurait de lui être aveuglément soumis si elle lui laissait encore ces deux ou trois jours de vie. Il l'avait même menacée de sa haine et de sa colère; ses larmes, ses emportements, son obstination, avaient eu tant d'empire sur Louise, dont le caractère était d'ailleurs faible et irrésolu, qu'elle s'était soumise à cette volonté supérieure à la sienne. Peut-être aussi puisait-elle sa faiblesse dans l'amour qu'elle nourrissait en secret pour lui; peut-être se flattait-elle de ranimer le sien, à force de dévouement et de générosité, lorsque le mariage de Valentine aurait ruiné pour lui toute espérance.
Le retour de madame de Raimbault vint enfin mettre un terme à cette dangereuse intimité; alors Valentine cessa de venir à la ferme, et Bénédict tomba du ciel en terre.
Comme il avait vanté à Louise le courage qu'il aurait dans l'occasion, il supporta d'abord assez bien en apparence cette rude épreuve. Il ne voulait point avouer combien il s'était abusé lui-même sur l'état de ses forces. Il se contenta pendant les premiers jours d'errer autour du château sous différents prétextes, heureux quand il avait aperçu de loin Valentine au fond de son jardin; puis il pénétra la nuit dans le parc pour voir briller la lampe qui éclairait son appartement. Une fois, Valentine s'étant hasardée à aller voir lever le soleil au bout de la prairie, à l'endroit où elle avait reçu le premier rendez-vous de Louise, elle trouva Bénédict assis à cette même place où elle s'était assise; mais dès qu'il l'aperçut, il s'enfuit en feignant de ne pas la voir, car il ne se sentait pas la force de lui parler sans trahir ses agitations.
Une autre fois, comme elle errait dans le parc à l'entrée de la nuit, elle entendit à plusieurs reprises le feuillage s'agiter autour d'elle, et quand elle se fut éloignée du lieu où elle avait éprouvé cette frayeur, elle vit de loin un homme qui traversait l'allée, et qui avait la taille et le costume de Bénédict.
Il détermina Louise à demander un nouveau rendez vous à sa sœur. Il l'accompagna comme la première fois, et se tint à distance pendant qu'elles causaient ensemble. Quand Louise le rappela, il s'approcha dans un trouble inexprimable.
—Eh bien! mon cher Bénédict, lui dit Valentine qui avait rassemblé tout son courage pour cet instant, voici la dernière fois que nous nous verrons d'ici à longtemps peut-être. Louise vient de m'annoncer son prochain départ et le vôtre.
—Le mien! dit Bénédict avec amertume. Pourquoi le mien, Louise? Qu'en savez-vous?
Il sentit tressaillir la main de Valentine, que dans l'obscurité il avait gardée entre les siennes.
—N'êtes-vous pas décidé, répondit Louise, à ne pas épouser votre cousine, du moins pour cette année? Et votre intention n'est-elle pas de vous établir dès lors dans une situation indépendante!
—Mon intention est de ne jamais épouser personne, répondit-il d'un ton dur et énergique. Mon intention est aussi de ne demeurer à la charge de personne; mais il n'est pas prouvé que mon intention soit de quitter le pays.
Louise ne répondit rien et dévora des larmes que l'on ne pouvait voir couler. Valentine pressa faiblement la main de Bénédict afin de pouvoir dégager la sienne, et ils se séparèrent plus émus que jamais.
Cependant on faisait au château les apprêts du mariage de Valentine. Chaque jour apportait de nouveaux présents de la part du fiancé; il devait arriver lui-même aussitôt que les devoirs de sa charge le permettraient, et la cérémonie était fixée au surlendemain; car M. de Lansac, le précieux diplomate, avait bien peu de temps à perdre à l'action futile d'épouser Valentine.
Un dimanche, Bénédict avait conduit en carriole sa tante et sa cousine à la messe, au plus gros bourg de la vallée. Athénaïs, jolie et parée, avait retrouvé tout l'éclat de son teint, toute la vivacité de ses yeux noirs. Un grand gars de cinq pieds six pouces, que le lecteur a déjà vu sous le nom de Pierre Blutty, avait accosté les dames de Grangeneuve, et s'était placé dans le même banc, à côté d'Athénaïs. C'était une évidente manifestation de ses prétentions auprès de la jeune fermière, et l'attitude insouciante de Bénédict, appuyé à quelque distance contre un pilier, fut pour tous les observateurs de la contrée un signe non équivoque de rupture entre lui et sa cousine. Déjà Moret, Simonneau et bien d'autres s'étaient mis sur les rangs; mais Pierre Blutty avait été le mieux accueilli.
Quand le curé monta en chaire pour faire le prône, et que sa voix cassée et chevrotante rassembla toute sa force pour énoncer les noms de Louise-Valentine de Raimbault et de Norbert-Évariste de Lansac, dont la seconde et dernière publication s'affichait ce jour même aux portes de la mairie, il y eut sensation dans l'auditoire, et Athénaïs échangea avec son nouvel adorateur un regard de satisfaction et de malice; car l'amour ridicule de Bénédict pour mademoiselle de Raimbault n'était point un secret pour Pierre Blutty; Athénaïs, avec sa légèreté accoutumée, s'était livrée au plaisir d'en médire avec lui, afin peut-être de s'encourager à la vengeance. Elle se hasarda même à se retourner doucement pour voir l'effet de cette publication sur son cousin, mais, de rouge et triomphante qu'elle était, elle devint pâle et repentante quand elle eut envisagé les traits bouleversés de Bénédict.
XIX.
Louise, en apprenant l'arrivée de M. de Lansac, écrivit une lettre d'adieu à sa sœur, lui exprima dans les termes les plus vifs sa reconnaissance pour l'amitié qu'elle lui avait témoignée, et lui dit qu'elle allait attendre à Paris l'effet des bonnes intentions de M. de Lansac pour leur rapprochement. Elle la suppliait de ne point brusquer cette demande, et d'attendre que l'amour de son mari eût consolidé le succès qu'elle devait en attendre.
Après avoir fait passer cette lettre à Valentine par l'intermédiaire d'Athénaïs, qui alla en même temps faire part à la jeune comtesse de son prochain mariage avec Pierre Blutty, Louise fit les apprêts de son voyage. Effrayée de l'air sombre et de la taciturnité presque brutale de Bénédict, elle n'osa chercher un dernier entretien avec lui. Mais le matin même de son départ, il vint la trouver dans sa chambre, et, sans avoir la force de lui dire une parole, il la pressa contre son cœur en fondant en larmes. Elle ne chercha point à le consoler, et, comme ils ne pouvaient rien se dire qui adoucît leur peine mutuelle, ils se contentèrent de pleurer ensemble en se jurant une éternelle amitié. Ces adieux soulagèrent un peu le cœur de Louise; mais, en la voyant partir, Bénédict sentit s'évanouir la dernière espérance qui lui restât d'approcher de Valentine.
Alors il tomba dans le désespoir. De ces trois femmes qui naguère l'accablaient à l'envi de prévenances et d'affection, il ne lui en restait pas une; il était seul désormais sur la terre. Ses rêves si riants et si flatteurs étaient devenus sombres et poignants. Qu'allait-il devenir?
Il ne voulait plus rien devoir à la générosité de ses parents; il sentait bien qu'après l'affront fait à leur fille il ne devait plus rester à leur charge. N'ayant pas assez d'argent pour aller habiter Paris, et pas assez de courage, dans un moment aussi critique, pour s'y créer une existence à force de travail, il ne lui restait d'autre parti à prendre que d'aller habiter sa cabane et son champ, en attendant qu'il eût repris la volonté d'aviser à quelque chose de mieux.
Il fit donc arranger, aussi proprement que le lui permirent ses moyens, l'intérieur de sa chaumière; ce fut l'affaire de quelques jours. Il loua une vieille femme pour faire son ménage, et il s'installa chez lui après avoir pris congé de ses parents avec cordialité. La bonne femme Lhéry sentit s'évanouir tout le ressentiment qu'elle avait conçu contre lui et pleura en l'embrassant. Le brave Lhéry se fâcha et voulut de force le retenir à la ferme; Athénaïs alla s'enfermer dans sa chambre, où la violence de son émotion lui causa une nouvelle attaque de nerfs. Car Athénaïs était sensible et impétueuse; elle ne s'était attachée à Blutty que par dépit et vanité; au fond de son cœur elle chérissait encore Bénédict, et lui eût accordé son pardon s'il eût fait un pas vers elle.
Bénédict ne put s'arracher de la ferme qu'en donnant sa parole d'y revenir après le mariage d'Athénaïs. Quand il se trouva, le soir, seul dans sa maisonnette silencieuse, ayant pour tout compagnon Perdreau assoupi entre ses jambes, pour toute harmonie le bruit de la bouilloire qui contenait son souper, et qui grinçait sur un ton aigre et plaintif devant les fagots de l'âtre, un sentiment de tristesse et de découragement s'empara de lui. À vingt-deux ans, après avoir connu les arts, les sciences, l'espérance et l'amour, c'est une triste fin que l'isolement et la pauvreté!
Ce n'est pas que Bénédict fût très-sensible aux avantages de la richesse, il était dans l'âge où l'on s'en passe le mieux; mais on ne saurait nier que l'aspect des objets extérieurs n'ait une influence immédiate sur nos pensées, et ne détermine le plus souvent la teinte de notre humeur. Or, la ferme avec son désordre et ses contrastes était un lieu de délices, en comparaison de l'ermitage de Bénédict. Les murs bruts, le lit de serge en forme de corbillard, quelques vases de cuisine en cuivre et en terre, disposés sur des rayons, le pavé en dalles calcaires inégales et ébréchées de tous côtés, les meubles grossiers, le jour rare et gris qui venait de quatre carreaux irisés par le soleil et la pluie, ce n'était pas là de quoi faire éclore des rêves brillants. Bénédict tomba dans une triste méditation. Le paysage qu'il découvrait par sa porte entr'ouverte, quoique pittoresque et vigoureusement dessiné, n'était pas non plus de nature à donner une physionomie très riante à ses idées. Une ravine sombre et semée de genêts épineux le séparait du chemin raide et tortueux qui se déroulait comme un serpent sur la colline opposée, et, s'enfonçant dans les houx et les buis au feuillage noirâtre, semblait, par sa pente rapide, tomber brusquement des nues.
Cependant, les souvenirs de Bénédict venant à se reporter sur ses jeunes années qui s'étaient écoulées en ce lieu, il trouva insensiblement un charme mélancolique à sa retraite. C'était sous ce toit obscur et décrépit qu'il avait vu le jour; auprès de ce foyer, sa mère l'avait bercé d'un chant rustique ou du bruit monotone de son rouet. Le soir, sur ce sentier escarpé, il avait vu descendre son père, paysan grave et robuste, avec sa cognée sur l'épaule et son fils aîné derrière lui. Bénédict avait aussi de vagues souvenirs d'une sœur plus jeune que lui dont il avait agité le berceau, de quelques vieux parents, d'anciens serviteurs. Mais tout cela avait pour jamais passé le seuil. Tout était mort, et Bénédict se rappelait à peine les noms qui avaient été jadis familiers à son oreille.
«Ô mon père! ô ma mère! disait-il aux ombres qu'il voyait passer dans ses rêves, voilà bien la maison que vous avez bâtie, le lit où vous avez reposé, le champ que vos mains ont cultivé. Mais votre plus précieux héritage, vous ne me l'avez pas transmis. Où sont ici pour moi la simplicité du cœur, le calme de l'esprit, les véritables fruits du travail? Si vous errez dans cette demeure pour y retrouver les objets qui vous furent chers, vous allez passer auprès de moi sans me reconnaître; car je ne suis plus cet être heureux et pur qui sortit de vos mains, et qui devait profiter de vos labeurs. Hélas! l'éducation a corrompu mon esprit; les vains désirs, les rêves gigantesques ont faussé ma nature et détruit mon avenir. La résignation et la patience, ces deux vertus du pauvre, je les ai perdues; aujourd'hui je reviens en proscrit habiter cette chaumière dont vous étiez innocemment vains. C'est pour moi la terre d'exil que cette terre fécondée par vos sueurs; ce qui fit votre richesse est aujourd'hui mon pis-aller.»
Puis, en pensant à Valentine, Bénédict se demandait avec douleur ce qu'il eût pu faire pour cette fille élevée dans le luxe, ce qu'elle fût devenue si elle eût consenti à venir se perdre avec lui dans cette existence rude et chétive; et il s'applaudissait de n'avoir pas même essayé de la détourner de ses devoirs.
Et pourtant il se disait aussi qu'avec l'espoir d'une femme comme Valentine il aurait eu des talents, de l'ambition et une carrière. Elle eût réveillé en lui ce principe d'énergie qui, ne pouvant servir à personne, s'était engourdi et paralysé dans son sein. Elle eût embelli la misère, ou plutôt elle l'aurait chassée; car, pour Valentine, Bénédict ne voyait rien qui fût au-dessus de ses forces.
Et elle lui échappait pour jamais; Bénédict retombait dans le désespoir.
Quand il apprit que M. de Lansac était arrivé au château, que dans trois jours Valentine serait mariée, il entra dans un accès de rage si atroce qu'un instant il se crut né pour les plus grands crimes. Jamais il ne s'était arrêté sur cette pensée que Valentine pouvait appartenir à un autre homme que lui. Il s'était bien résigné à ne la posséder jamais; mais voir ce bonheur passer aux bras d'un autre, c'est ce qu'il ne croyait pas encore. La circonstance la plus évidente, la plus inévitable, la plus prochaine de son malheur, il s'était obstiné à croire qu'elle n'arriverait point, que M. de Lansac mourrait, que Valentine mourrait plutôt elle-même au moment de contracter ces liens odieux. Bénédict ne s'en était pas vanté, dans la crainte de passer pour un fou; mais il avait réellement compté sur quelque miracle, et, ne le voyant point s'accomplir, il maudissait Dieu qui lui en avait suggéré l'espérance et qui l'abandonnait. Car l'homme rapporte tout à Dieu dans les grandes crises de sa vie; il a toujours besoin d'y croire, soit pour le bénir de ses joies, soit pour l'accuser de ses fautes.
Mais sa fureur augmenta encore quand il eut aperçu, un jour qu'il rôdait autour du parc, Valentine, qui se promenait seule avec M. de Lansac. Le secrétaire d'ambassade était empressé, gracieux, presque triomphant. La pauvre Valentine était pâle, abattue; mais elle avait l'air doux et résigné; elle s'efforçait de sourire aux mielleuses paroles de son fiancé.
Cela était donc bien sûr, cet homme était là! il allait épouser Valentine! Bénédict cacha sa tête dans ses deux mains, et passa douze heures dans un fossé, absorbé par un désespoir stupide.
Pour elle, la pauvre jeune fille, elle subissait son sort avec une soumission passive et silencieuse. Son amour pour Bénédict avait fait des progrès si rapides qu'il avait bien fallu s'avouer le mal à elle-même; mais entre la conscience de sa faute et la volonté de s'y abandonner, il y avait encore bien du chemin à faire, surtout Bénédict n'étant plus là pour détruire d'un regard tout l'effet d'une journée de résolutions. Valentine était pieuse; elle se confia à Dieu, et attendit M. de Lansac avec l'espoir de revenir à ce qu'elle croyait avoir éprouvé pour lui.
Mais dès qu'il parut elle sentit combien cette bienveillance aveugle et indulgente qu'elle lui avait accordée était loin de constituer une affection véritable; il lui sembla dépouillé de tout le charme que son imagination lui avait prêté un instant. Elle se sentit froide et ennuyée auprès de lui. Elle ne l'écoutait plus qu'avec distraction, et ne lui répondait que par complaisance. Il en ressentit une vive inquiétude; mais quand il vit que le mariage n'en marchait pas moins, et que Valentine ne semblait pas disposée à faire la moindre opposition, il se consola facilement d'un caprice qu'il ne voulut pas pénétrer et qu'il feignit de ne pas voir.
La répugnance de Valentine augmentait pourtant d'heure en heure; elle était pieuse et même dévote par éducation et par conviction. Elle s'enfermait des heures entières pour prier, espérant toujours trouver, dans le recueillement et la ferveur, la force qui lui manquait pour revenir au sentiment de son devoir. Mais ces méditations ascétiques fatiguaient de plus en plus son cerveau, et donnaient plus d'intensité à la puissance que Bénédict exerçait sur son âme. Elle sortait de là plus épuisée, plus tourmentée que jamais. Sa mère s'étonnait de sa tristesse, s'en offensait sérieusement, et l'accusait de vouloir jeter de la contrariété sur ce moment si doux, disait-elle, au cœur d'une mère. Il est certain que tous ces embarras ennuyaient mortellement madame de Raimbault. Elle avait voulu, pour les diminuer, que la noce se fît sans éclat et sans luxe à la campagne. Tels qu'ils étaient, il lui tardait beaucoup d'en être dégagée, et de se trouver libre de rentrer dans le monde, où la présence de Valentine l'avait toujours extraordinairement gênée.
Bénédict roulait dans sa tête mille absurdes projets. Le dernier auquel il s'arrêta, et qui mit un peu de calme dans ses idées, fut de voir Valentine une fois avant d'en finir pour jamais avec elle; car il se flattait presque de ne l'aimer plus quand elle aurait subi les embrassements de M. de Lansac. Il espéra que Valentine le calmerait par des paroles de consolation et de bonté, ou qu'elle le guérirait par la pruderie d'un refus.
Il lui écrivit:
«MADEMOISELLE,
Je suis votre ami à la vie et à la mort, vous le savez; vous m'avez appelé votre frère, vous avez imprimé sur mon front un témoignage sacré de votre estime et de votre confiance. Vous m'avez fait espérer, dès cet instant, que je trouverais en vous un conseil et un appui dans les circonstances difficiles de ma vie. Je suis horriblement malheureux; j'ai besoin de vous voir un instant, de vous demander du courage, à vous si forte et si supérieure. Il est impossible que vous me refusiez cette faveur. Je connais votre générosité, votre mépris des sottes convenances et des dangers quand il s'agit de faire du bien. Je vous ai vue auprès de Louise; je sais ce que vous pouvez. C'est au nom d'une amitié aussi sainte, aussi pure que la sienne, que je vous prie à genoux d'aller vous promener ce soir au bout de la prairie.
«BÉNÉDICT.»