Valentine
XXIX.
Voici quel fut le résultat de leurs conventions.
Louise partit pour Paris, et revint quinze jours après avec son fils. Elle força madame Lhéry à traiter avec elle pour une pension qu'elle voulait lui payer chaque mois. Bénédict et Valentine se chargèrent tour à tour de l'éducation de Valentin, et continuèrent à se voir presque tous les jours après le coucher du soleil.
Valentin était un garçon de quinze ans, grand, mince et blond. Il ressemblait à Valentine; il avait comme elle un caractère égal et facile. Ses grands yeux bleus avaient déjà cette expression de douceur caressante qui charmait en elle; son sourire avait la même fraîcheur, la même bonté. Il ne l'eut pas plus tôt vue, qu'il se prit d'affection pour elle au point que sa mère en fut jalouse.
On régla ainsi l'emploi de son temps: il allait passer dans la matinée deux heures avec sa tante, qui cultivait en lui les arts d'agrément. Le reste du jour, il le passait à la maisonnette du ravin. Bénédict avait fait d'assez bonnes études pour remplacer avantageusement ses professeurs. Il avait pour ainsi dire forcé Louise à lui confier l'éducation de cet enfant; il s'était senti le courage et la volonté ferme de s'en charger et de lui consacrer plusieurs années de sa vie. C'était une manière de s'acquitter envers elle, et sa conscience embrassait cette tâche avec ardeur. Mais quand il eut vu Valentin, la ressemblance de ses traits et de son caractère avec Valentine, et jusqu'à la similitude de son nom, lui firent concevoir pour lui une affection dont il ne se serait pas cru capable. Il l'adopta dans son cœur, et pour lui épargner les longues courses qu'il était forcé de faire chaque jour, il obtint que sa mère le laissât habiter avec lui. Il lui fallut bien souffrir alors que, sous prétexte de rendre l'habitation commode à son nouvel occupant, Valentine et Louise y fissent faire quelques embellissements. Par leurs soins, la maison du ravin devint en peu de jours une retraite délicieuse pour un homme frugal et poétique comme l'était Bénédict; le pavé humide et malsain fit place à un plancher élevé de plusieurs pieds au-dessus de l'ancien sol. Les murs furent recouverts d'une étoffe sombre et fort commune, mais élégamment plissée en forme de tente pour cacher les poutres du plafond. Des meubles simples, mais propres, des livres choisis, quelques gravures, et de jolis tableaux peints par Valentine, furent apportés du château, et achevèrent de créer comme par magie un élégant cabinet de travail sous le toit de chaume de Bénédict. Valentine fit présent à son neveu d'un joli poney du pays pour venir chaque matin déjeuner et travailler avec elle. Le jardinier du château vint arranger le petit jardin de la chaumière; il cacha les légumes prosaïques derrière des haies de pampres; il sema de fleurs le tapis de verdure qui s'arrondissait devant la porte de la maison, il fit courir des guirlandes de liseron et de houblon sur le chaume rembruni de la toiture; il couronna la porte d'un dais de chèvrefeuille et de clématite: il élagua un peu les houx et les buis du ravin, et ouvrit quelques percées d'un aspect sauvage et pittoresque. En homme intelligent, que la science de l'horticulture n'avait pas abruti, il respecta les longues fougères qui s'accrochaient aux rochers; il nettoya le ruisseau sans lui ôter ses pierres moussues et ses margelles de bruyères empourprées, enfin il embellit considérablement cette demeure. Les libéralités de Bénédict et les bontés de Valentine fermèrent la bouche à tout commentaire insolent. Qui pouvait ne pas aimer Valentine? Dans les premiers jours, l'arrivée de Valentin, ce témoignage vivant du déshonneur de sa mère, fit un peu jaser le village et les serviteurs du château. Quelque porté qu'on soit à la bienveillance, on ne renonce pas aisément à une occasion si favorable de blâmer et de médire. Alors on fit attention à tout; on remarqua les fréquentes visites de Bénédict au château, le genre de vie mystérieux et retiré de madame de Lansac. Quelques vieilles femmes qui, du reste, détestaient cordialement madame de Raimbault, firent observer à leurs voisines, avec un soupir et un clignement d'œil piteux, que les habitudes étaient déjà bien changées au château depuis le départ de la comtesse, et que tout ce qui s'y passait ne lui conviendrait guère si elle pouvait s'en douter. Mais les commérages furent tout à coup arrêtés par l'invasion d'une épidémie dans le pays. Valentine, Louise et Bénédict prodiguèrent leurs soins, s'exposèrent courageusement aux dangers de la contagion, fournirent avec générosité à toutes les dépenses, prévinrent tous les besoins du pauvre, éclairèrent l'ignorance du riche. Bénédict avait étudié un peu en médecine; avec une saignée et quelques ordonnances rationnelles, il sauva beaucoup de malades. Les tendres soins de Louise et de Valentine adoucirent les dernières souffrances des autres ou calmèrent la douleur des survivants. Quand l'épidémie fut passée, personne ne se souvint des cas de conscience qui s'étaient élevés à propos de ce jeune et beau garçon transplanté dans le pays. Tout ce que firent Valentine, Bénédict ou Louise, fut déclaré inattaquable; et si quelque habitant d'une ville voisine eût osé tenir un propos équivoque sur leur compte, il n'était pas un paysan à trois lieues à la ronde qui ne le lui eût fait payer cher. Le passant curieux et désœuvré était mal venu lui-même à faire dans les cabarets de village quelques questions trop indiscrètes sur le compte de ces trois personnes.
Ce qui compléta leur sécurité, c'est que Valentine n'avait gardé à son service aucun de ces valets nés dans la livrée, peuple insolent, ingrat et bas, qui salit tout ce qu'il regarde, et dont la comtesse de Raimbault aimait à s'entourer, pour avoir apparemment des esclaves à tyranniser. Après son mariage, Valentine avait renouvelé sa maison; elle ne l'avait composée que de ces bons serviteurs à demi villageois qui font un bail pour entrer au service d'un maître, le servent avec gravité, avec lenteur, avec complaisance, si l'on peut parler ainsi; qui répondent: Je veux bien, ou: Il y a moyen, à ses ordres, l'impatientent et le désespèrent souvent, cassent ses porcelaines, ne lui volent pas un sou, mais par maladresse et lourdeur font un horrible dégât dans une maison élégante; gens insupportables, mais excellents, qui rappellent toutes les vertus de l'âge patriarcal; qui, dans leur solide bon sens et leur heureuse ignorance, n'ont pas l'idée de cette rapide et servile soumission de la domesticité selon nos usages; qui obéissent sans se presser, mais avec respect; gens précieux, qui ont encore la foi de leur devoir, parce que leur devoir est une convention franche et raisonnée; gens robustes, qui rendraient des coups de cravache à un dandy; qui ne font rien que par amitié; qu'on ne peut s'empêcher ni d'aimer ni de maudire; qu'on souhaite, cent fois par jour, voir à tous les diables, mais qu'on ne se décide jamais à mettre à la porte.
La vieille marquise eût pu être une sorte d'obstacle aux projets de nos trois amis. Valentine s'apprêtait à lui en faire la confidence et à la disposer en sa faveur. Mais, à cette époque, elle faillit succomber à une attaque d'apoplexie. Son raisonnement et sa mémoire en reçurent une si vive atteinte, qu'il ne fallut pas espérer de lui faire comprendre ce dont il s'agissait. Elle cessa d'être active et robuste; elle se renferma presque entièrement dans sa chambre, et se livra avec sa gouvernante aux pratiques d'une dévotion puérile. La religion, dont elle s'était fait un jeu toute sa vie, lui devint un amusement nécessaire, et sa mémoire usée ne s'exerça plus qu'à réciter des patenôtres. Il n'y avait donc plus qu'une personne qui eût pu nuire à Valentine; c'était cette demoiselle de compagnie. Mais mademoiselle Beaujon (c'était son nom) ne demandait qu'une chose au monde, c'était de rester auprès de sa maîtresse, et de la circonvenir de manière à accaparer tous les legs qu'il serait en son pouvoir de lui faire. Valentine, tout en la surveillant de manière à ce qu'elle n'abusât jamais de l'empire qu'elle avait sur l'esprit de la marquise, s'étant assurée qu'elle méritait par son zèle et ses soins toutes les récompenses qu'elle pourrait en obtenir, lui témoigna une confiance dont elle fut reconnaissante. Madame de Raimbault, à demi instruite par la voix publique (car rien ne peut rester absolument secret, si bien qu'on s'y prenne), lui écrivit pour savoir à quoi s'en tenir sur les différents propos qui lui étaient parvenus. Elle avait grande confiance dans cette Beaujon, qui n'avait jamais beaucoup aimé Valentine, et qui, en revanche, avait toujours aimé à médire. Mais la Beaujon, dans un style et dans une orthographe remarquablement bizarres, s'empressa de la détromper et de l'assurer qu'elle n'avait jamais entendu parler de ces étranges nouvelles, inventées probablement dans les petites villes des environs. La Beaujon comptait se retirer du service aussitôt que la vieille marquise serait morte; elle se souciait fort peu ensuite du courroux de la comtesse, pourvu qu'elle quittât cette maison les poches pleines.
M. de Lansac écrivait fort rarement, et ne témoignait nulle impatience de revoir sa femme, nul désir de s'occuper de ses affaires de cœur. Ainsi une réunion de circonstances favorables concourait à protéger le bonheur que Louise, Valentine et Bénédict, volaient pour ainsi dire à la loi des convenances et des préjugés. Valentine fit entourer d'une clôture la partie du parc où était situé le pavillon. Cette espèce de parc réservé était fort sombre et fort bien planté. On y ajouta sur les confins, des massifs de plantes grimpantes, des remparts de vigne vierge, d'aristoloche, et de ces haies de jeunes cyprès qu'on taille en rideau, et qui forment une barrière impénétrable à la vue. Au milieu de ces lianes, et derrière ces discrets ombrages, le pavillon s'élevait dans une situation délicieuse, auprès d'une source dont le bouillonnement, s'échappant à travers les roches, entretenait sans cesse un frais murmure autour de cette rêveuse et mystérieuse retraite. Personne n'y fut admis que Valentin, Louise, Bénédict et Athénaïs, lorsqu'elle pouvait échapper à la surveillance de son mari, qui n'aimait pas beaucoup à lui voir conserver des relations avec son cousin. Chaque matin, Valentin, qui avait une clef du pavillon, venait y attendre Valentine. Il arrosait ses fleurs, il renouvelait celles du salon, il essayait quelques études sur le piano, ou bien il donnait des soins à la volière. Quelquefois il s'oubliait, sur un banc, aux vagues et inquiètes rêveries de son âge; mais sitôt qu'il apercevait la forme svelte de sa tante à travers les arbres, il se remettait à l'ouvrage. Valentine aimait à constater la similitude de leurs caractères et de leurs inclinations; elle se plaisait à retrouver dans ce jeune homme, malgré la différence des sexes, les goûts paisibles, l'amour de la vie intime et retirée qui étaient en elle. Et puis elle l'aimait à cause de Bénédict, dont il recevait les soins et les leçons, et dont chaque jour il lui apportait un reflet.
Valentin, sans comprendre la force des liens qui l'attachaient à Bénédict et à Valentine, les aimait déjà avec une vivacité et une délicatesse au-dessus de son âge. Cet enfant, né dans les larmes, le plus grand fléau et la plus grande consolation de sa mère, avait fait de bonne heure l'essai de cette sensibilité qui se développe plus tard dans le cours des destinées ordinaires. Dès qu'il avait été en âge de comprendre un peu la vie, Louise lui avait exposé nettement sa position dans le monde, les malheurs de sa destinée, la tache de sa naissance, les sacrifices qu'elle lui avait faits, et tout ce qu'elle avait à braver pour remplir envers lui ces devoirs si faciles et si doux aux autres mères. Valentin avait profondément senti toutes ces choses; son âme, facile et tendre, avait pris dès lors une teinte de mélancolie et de fierté; il avait conçu pour sa mère une reconnaissance passionnée, et, dans toutes ses douleurs, elle avait trouvé en lui de quoi la récompenser et la consoler...
Mais il faut bien l'avouer, Louise, qui était capable d'un si grand courage et de tant de vertus supérieures au vulgaire, était peu agréable dans le commerce de la vie ordinaire; passionnée à propos de tout, et, en dépit d'elle même, sensible à toutes les blessures dont elle aurait dû savoir émousser l'atteinte, elle faisait souvent retomber l'amertume de son âme sur l'âme si douce et si impressionnable de son fils. Aussi, à force d'irriter ses jeunes facultés, elle les avait déjà un peu épuisées. Il y avait comme des teintes de vieillesse sur ce front de quinze ans, et cet enfant, à peine éclos à la vie, éprouvait déjà la fatigue de vivre et le besoin de se reposer dans une existence calme et sans orage. Comme une belle fleur née le matin sur les rochers et déjà battue des vents avant de s'épanouir, il penchait sa tête pâle sur son sein, et son sourire avait une langueur qui n'était pas de son âge. Aussi, l'intimité si caressante et si sereine de Valentine, le dévouement si prudent et si soutenu de Bénédict, commencèrent pour lui une nouvelle ère. Il se sentit épanouir dans cette atmosphère plus favorable à sa nature. Sa taille souple et frêle prit un essor plus rapide, et une douce nuance d'incarnat vint se mêler à la blancheur mate de ses joues. Athénaïs, qui faisait plus de cas de la beauté physique que de toute chose au monde, déclarait n'avoir jamais vu une tête aussi ravissante que celle de ce bel adolescent, avec ses cheveux d'un blond cendré, comme ceux de Valentine, flottant par grosses boucles sur un cou blanc et poli comme le marbre de l'Antinoüs. L'étourdie n'était pas fâchée de répéter à tout propos que c'était un enfant sans conséquence, afin d'avoir le droit de baiser de temps en temps ce front si pur et si limpide, et de passer ses doigts dans ces cheveux qu'elle comparait à la soie vierge des cocons dorés.
Le pavillon était donc pour tous, à la fin du jour, un lieu de repos et de délices. Valentine n'y admettait aucun profane, et ne permettait aucune communication avec les gens du château. Catherine avait seule droit d'y pénétrer et d'en prendre soin. C'était l'Élysée, le monde poétique, la vie dorée de Valentine; au château, tous les ennuis, toutes les servitudes, toutes les tristesses; la grand'mère infirme, les visites importunes, les réflexions pénibles et l'oratoire plein de remords; au pavillon, tous les bonheurs, tous les amis, tous les doux rêves, l'oubli des terreurs, et les joies pures d'un amour chaste. C'était comme une île enchantée au milieu de la vie réelle, comme une oasis dans le désert.
Au pavillon, Louise oubliait ses amertumes secrètes, ses violences comprimées, son amour méconnu. Bénédict, heureux de voir Valentine s'abandonner sans résistance à sa foi, semblait avoir changé de caractère; il avait dépouillé ses inégalités, ses injustices, ses brusqueries cruelles. Il s'occupait de Louise presque autant que de sa sœur; il se promenait avec elle sous les tilleuls du parc, un bras passé sous le sien. Il lui parlait de Valentin, lui vantait ses qualités, son intelligence, ses progrès rapides; il la remerciait de lui avoir donné un ami et un fils. La pauvre Louise pleurait en l'écoutant, et s'efforçait de trouver l'amitié de Bénédict plus flatteuse et plus douce que ne l'eût été son amour.
Athénaïs, rieuse et folâtre, reprenait au pavillon toute l'insouciance de son âge; elle oubliait là les tracas du ménage, les orageuses tendresses et la jalouse défiance de Pierre Blutty. Elle aimait encore Bénédict, mais autrement que par le passé; elle ne voyait plus en lui qu'un ami sincère. Il l'appelait sa sœur, comme Louise et Valentine; seulement il se plaisait à la nommer sa petite sœur. Athénaïs n'avait pas assez de poésie dans l'esprit pour s'obstiner à nourrir une passion malheureuse. Elle était assez jeune, assez belle pour aspirer à un amour partagé, et jusque-là Pierre Blutty n'avait pas contribué à faire souffrir sa petite vanité de femme. Elle en parlait avec estime, la rougeur au front et le sourire sur les lèvres; et puis, à la moindre remarque maligne de Louise, elle s'enfuyait, légère espiègle, parmi les sentiers du parc, traînant après elle le timide Valentin, qu'elle traitait de petit écolier, et qui n'avait guère qu'un an de moins qu'elle.
Mais ce qu'il serait impossible de rendre, c'est la tendresse muette et réservée de Bénédict et de Valentine, c'est ce sentiment exquis de pudeur et de dévouement qui dominait chez eux la passion ardente toujours prête à déborder. Il y avait dans cette lutte éternelle mille tourments et mille délices, et peut-être Bénédict chérissait-il autant les uns que les autres. Valentine pouvait souvent encore craindre d'offenser Dieu et souffrir de ses scrupules religieux; mais lui, qui ne concevait pas aussi bien l'étendue des devoirs d'une femme, se flattait de n'avoir entraîné Valentine dans aucune faute et de ne l'exposer à aucun repentir. Il lui sacrifiait avec joie ces brûlantes aspirations qui le dévoraient. Il était fier de savoir souffrir et vaincre: tout bas, son imagination s'enivrait de mille désirs et de mille rêves; mais tout haut il bénissait Valentine des moindres faveurs. Effleurer ses cheveux, respirer ses parfums, se coucher sur l'herbe à ses pieds, la tête appuyée sur un coin de son tablier de soie, reprendre sur le front de Valentin un des baisers qu'elle venait d'y déposer, emporter furtivement, le soir, le bouquet qui s'était flétri à sa ceinture, c'étaient là les grands accidents et les grandes joies de cette vie de privation, d'amour et de bonheur.
QUATRIÈME PARTIE.
XXX.
Quinze mois s'écoulèrent ainsi: quinze mois de calme et de bonheur dans la vie de cinq individus, c'est presque fabuleux. Il en fut ainsi pourtant. Le seul chagrin qu'éprouva Bénédict, ce fut de voir quelquefois Valentine pâle et rêveuse. Alors il se hâtait d'en chercher la cause, et il découvrait toujours qu'elle avait rapport à quelque alarme de son âme pieuse et timorée. Il parvenait à chasser ces légers nuages, car Valentine n'avait plus le droit de douter de sa force et de sa soumission. Les lettres de M. de Lansac achevaient de la rassurer, elle avait pris le parti de lui écrire que Louise était installée à la ferme avec son fils, et que M. Lhéry (Bénédict) s'occupait de l'éducation de ce jeune homme, sans dire dans quelle intimité elle vivait avec ces trois personnes. Elle avait ainsi expliqué leurs relations, en affectant de regarder M. de Lansac comme lié envers elle par la promesse de lui laisser voir sa sœur. Toute cette histoire avait paru bizarre et ridicule à M. de Lansac. S'il n'avait pas tout à fait deviné la vérité, du moins était-il sur la voie. Il avait haussé les épaules en songeant au mauvais goût et au mauvais ton d'une intrigue de sa femme avec un cuistre de province.
Mais, tout bien considéré, la chose lui plaisait mieux ainsi qu'autrement. Il s'était marié avec la ferme résolution de ne pas s'embarrasser de madame de Lansac, et, pour le moment, il entretenait avec une première danseuse du théâtre de Saint-Pétersbourg des relations qui lui faisaient envisager très-philosophiquement la vie. Il trouvait donc fort juste que sa femme se créât de son côté des affections qui l'enchaînassent loin de lui sans reproches et sans murmures. Tout ce qu'il désirait, c'était qu'elle agît avec prudence, et qu'elle ne le couvrît point, par une conduite dissolue, de ce sot et injuste ridicule qui s'attache aux maris trompés. Or, il se fiait assez au caractère de Valentine pour dormir en paix sur ce point; et puisqu'il fallait nécessairement à cette jeune femme abandonnée ce qu'il appelait une occupation de cœur, il aimait mieux la lui voir chercher dans le mystère de la retraite qu'au milieu du bruit et de l'éclat des salons. Il se garda donc bien de critiquer ou de blâmer son genre de vie, et toutes ses lettres exprimèrent, dans les termes les plus affectueux et les plus honorables, la profonde indifférence avec laquelle il était résolu d'accueillir toutes les démarches de Valentine.
La confiance de son mari, dont elle attribua les motifs à de plus nobles causes, tourmenta longtemps Valentine en secret. Cependant peu à peu les susceptibilités de son esprit rigide s'engourdirent et se reposèrent dans le sein de Bénédict. Tant de respect, de stoïcisme, de désintéressement, un amour si pur et si courageux, la touchèrent profondément. Elle en vint à se dire que, loin d'être un sentiment dangereux, c'était là une vertu héroïque et précieuse, que Dieu et l'honneur sanctionnaient leurs liens, que son âme s'épurait et se fortifiait à ce feu sacré. Toutes les sublimes utopies de la passion robuste et patiente vinrent l'éblouir. Elle osa bien remercier le ciel de lui avoir donné pour sauveur et pour appui, dans les périls de la vie, ce puissant et magnanime complice qui la protégeait et la gardait contre elle-même. La dévotion jusqu'alors avait été pour elle comme un code de principes sacrés, fortement raisonnés et gravement repassés chaque jour pour la défense de ses mœurs; elle changea de nature dans son esprit, et devint une passion poétique et enthousiaste, une source de rêves ascétiques et brûlants, qui, bien loin de servir de rempart à son cœur, l'ouvrirent de tous côtés aux attaques de la passion. Cette dévotion nouvelle lui sembla meilleure que l'ancienne. Comme elle la sentit plus intense et plus féconde en vives émotions, en ardentes aspirations vers le ciel, elle l'accueillit avec imprudence, et se plut à penser que l'amour de Bénédict l'avait allumée.
«De même que le feu purifie l'or, se disait-elle, l'amour vertueux élève l'âme, dirige son essor vers Dieu, source de tout amour.»
Mais, hélas! Valentine ne s'aperçut point que cette foi, retrempée au feu des passions humaines, transigeait souvent avec les devoirs de son origine, et descendait à des alliances terrestres. Elle laissa ravager les forces que vingt ans de calme et d'ignorance avaient amassées en elle; elle la laissa envahir et altérer ses convictions, jadis si nettes et si rigides, et couvrir de ses fleurs trompeuses l'âpre et étroit sentier du devoir. Ses prières devinrent plus longues; le nom et l'image de Bénédict s'y mêlaient sans cesse, et elle ne les repoussait plus; elle s'en entourait pour s'exciter à mieux prier: le moyen était infaillible, mais il était dangereux. Valentine sortait de son oratoire avec une âme exaltée, des nerfs irrités, un sang actif et brûlant; alors les regards et les paroles de Bénédict ravageaient son cœur comme une lave ardente. Qu'il eût été assez hypocrite ou assez habile pour présenter l'adultère sous un jour mystique, et Valentine se perdait en invoquant le ciel.
Mais ce qui devait les préserver longtemps, c'était la candeur de ce jeune homme, en qui résidait vraiment une âme honnête. Il s'imaginait qu'au moindre effort pour ébranler la vertu de Valentine il devait perdre son estime et sa confiance, si péniblement achetées. Il ne savait pas qu'une fois engagée sur la pente rapide des passions on ne revient guère sur ses pas. Il n'avait pas la conscience de sa puissance; l'eût-il eue, peut-être ne s'en serait-il pas servi, tant était droit et loyal encore cet esprit tout neuf et tout jeune.
Il fallait voir de quelles nobles fatuités, de quelles sublimes paradoxes ils sanctionnaient leur imprudent amour.
—Comment pourrais-je t'engager à manquer à tes principes, disait Bénédict à Valentine, moi qui te chéris pour cette force virile que tu m'opposes! moi qui préfère ta vertu à ta beauté, et ton âme à ton corps! moi qui te tuerais avec moi, si l'on pouvait m'assurer de te posséder immédiatement dans le ciel, comme les anges possèdent Dieu!
—Non, tu ne saurais mentir, lui répondait Valentine, toi que Dieu m'a envoyé pour m'apprendre à le connaître et à l'aimer, toi qui le premier m'as fait concevoir sa puissance et m'as enseigné les merveilles de la création. Hélas! je la croyais si petite et si bornée! Mais toi, tu as grandi le sens des prophéties, tu m'as donné la clef des poésies sacrées, tu m'as révélé l'existence d'un vaste univers dont le pur amour est le lien et le principe. Je sais maintenant que nous avons été créés l'un pour l'autre, et que l'alliance immatérielle contractée entre nous est préférable à tous les liens terrestres.
Un soir, ils étaient tous réunis dans le joli salon du pavillon. Valentin, qui avait une voix agréable et fraîche, essayait une romance; sa mère l'accompagnait. Athénaïs, un coude appuyé sur le piano, regardait attentivement son jeune favori, et ne voulait point s'apercevoir du malaise qu'elle lui causait. Bénédict et Valentine, assis près de la fenêtre, s'enivraient des parfums de la soirée, de calme, d'amour, de mélodie et d'air pur. Jamais Valentine n'avait senti une si profonde sécurité. L'enthousiasme se glissait de plus en plus dans son âme, et, sous le voile d'une juste admiration pour la vertu de son amant, grandissait sa passion intense et rapide. La pâle clarté des étoiles leur permettait à peine de se voir. Pour remplacer ce chaste et dangereux plaisir que verse le regard, ils laissèrent leurs mains s'enlacer. Peu à peu, l'étreinte devint plus brûlante, plus avide; leurs sièges se rapprochèrent insensiblement, leurs cheveux s'effleuraient et se communiquaient l'électricité abondante qu'ils dégagent; leurs haleines se mêlaient, et la brise du soir s'embrasait autour d'eux. Bénédict, accablé sous le poids du bonheur délicat et pénétrant que recèle un amour à la fois repoussé et partagé, pencha sa tête sur le bord de la croisée et appuya son front sur la main de Valentine, qu'il tenait toujours dans les siennes. Ivre et palpitant, il n'osait faire un mouvement, de peur de déranger l'autre main qui s'était glissée sur sa tête, et qui se promenait mœlleuse et légère, comme le souffle d'un follet, parmi les flots rudes et noirs de sa chevelure. C'était une émotion qui brisait sa poitrine et qui faisait refluer tout son sang à son cœur. Il y avait de quoi en mourir; mais il serait mort plutôt que de laisser voir son trouble, tant il craignait d'éveiller les méfiances et les remords de Valentine. Si elle avait su quels torrents de délices elle versait dans son sein, elle se fût retirée. Pour obtenir cet abandon, ces molles caresses, ces cuisantes voluptés, il y fallait paraître insensible. Bénédict retenait sa respiration, et comprimait l'ardeur de sa fièvre. Son silence finit par gêner Valentine, elle lui parla à voix basse pour se distraire de l'émotion trop vive qui commençait à la gêner aussi.
—N'est-ce pas que nous sommes heureux, lui dit-elle, peut-être pour lui faire entendre ou pour se dire à elle-même qu'il ne fallait pas désirer de l'être davantage.
—Oh! dit Bénédict, en s'efforçant malgré lui d'assurer le son de sa voix, il faudrait mourir ainsi!
Un pas rapide, qui traversait la pelouse et s'approchait du pavillon, retentit au milieu du silence. Je ne sais quel pressentiment vint effrayer Bénédict; il serra convulsivement la main de Valentine et la pressa contre son cœur, qui battait aussi haut dans sa poitrine que le bruit inquiétant de ces pas inattendus. Valentine sentit le sien se glacer d'une peur vague, mais terrible; elle retira brusquement ses mains et se dirigea vers la porte. Mais elle s'ouvrit avant qu'elle l'eût atteinte, et Catherine essoufflée parut.
—Madame, dit-elle d'un air empressé et consterné, M. de Lansac est au château!
Ce mot fit sur tous ceux qui l'entendirent le même effet qu'une pierre lancée au sein des ondes pures et immobiles d'un lac; les cieux, les arbres, les délicieux paysages qui s'y reflétaient se brisent, se tordent et s'effacent; un caillou a suffi pour faire rentrer dans le chaos toute une scène enchantée: ainsi fut rompue l'harmonie délicieuse qui régnait en ce lieu une minute auparavant. Ainsi fut bouleversé le beau rêve de bonheur dont se berçait cette famille. Dispersée tout à coup comme les feuilles que le vent balaie en tourbillon, elle se sépara pleine d'anxiétés et d'alarmes. Valentine pressa Louise et son fils dans ses bras.
—À jamais à vous! leur dit-elle en les quittant; nous nous reverrons bientôt, j'espère; peut-être demain.
Valentin secoua tristement la tête; un mouvement de fierté et de haine indéfinissable venait d'éclore en lui au nom de M. de Lansac. Il avait souvent songé que ce noble comte pourrait bien le chasser de sa maison; cette idée avait parfois empoisonné le bonheur qu'il y goûtait.
—Cet homme fera bien de vous rendre heureuse, dit-il à sa tante d'un air martial qui la fit sourire d'attendrissement; sinon il aura affaire à moi!
—Que pourrais-tu craindre avec un tel chevalier? dit Athénaïs à madame de Lansac en s'efforçant de paraître gaie, et en donnant une petite tape de sa main ronde et polie sur la joue enflammée du jeune homme.
—Venez-vous, Bénédict? cria Louise en se dirigeant vers la porte du parc qui s'ouvrait sur la campagne.
—Tout à l'heure, répondit-il.
Il suivit Valentine vers l'autre sortie, et tandis que Catherine éteignait à la hâte les bougies et fermait le pavillon:
—Valentine!... lui dit-il d'une voix sourde et violemment agitée.
Il ne put en dire davantage. Comment eût-il osé exprimer d'ailleurs le sujet de ses craintes et de sa fureur?
Valentine le comprit, et lui tendant la main d'un air ferme:
—Soyez tranquille, lui répondit-elle avec un sourire d'amour et de fierté.
L'expression de sa voix et de son regard eut tant de puissance sur Bénédict que, docile à la volonté de Valentine, il s'éloigna presque tranquille.
XXXI.
M. de Lansac en costume de voyage et affectant une grande fatigue, s'était drapé nonchalamment sur le canapé du grand salon. Il vint au-devant de Valentine d'un air galant et empressé dès qu'il l'aperçut. Valentine tremblait et se sentait près de s'évanouir. Sa pâleur, sa consternation, n'échappèrent point au comte; il feignit de ne pas s'en apercevoir, et lui fit compliment au contraire sur l'éclat de ses yeux et la fraîcheur de son teint. Puis il se mit aussitôt à causer avec cette aisance que donne l'habitude de la dissimulation; et le ton dont il parla de son voyage, la joie qu'il exprima de se retrouver auprès de sa femme, les questions bienveillantes qu'il lui adressa sur sa santé, sur les plaisirs de sa retraite, l'aidèrent à se remettre de son émotion et à paraître, comme lui, calme, gracieuse et polie.
Ce fut alors seulement qu'elle remarqua dans un coin du salon un homme gros et court, d'une figure rude et commune; M. de Lansac le lui présenta comme un de ses amis. Il y avait quelque chose de contraint dans la manière dont M. de Lansac prononça ces mots; le regard sombre et terne de cet homme, le salut raide et gauche qu'il lui rendit, inspirèrent à Valentine un éloignement irrésistible pour cette figure ingrate, qui semblait se trouver déplacée en sa présence, et qui s'efforçait, à force d'impudence, de déguiser le malaise de sa situation.
Après avoir soupé à la même table et vis-à-vis de cet inconnu d'un extérieur si repoussant, M. de Lansac pria Valentine de donner des ordres pour qu'on préparât un des meilleurs appartements du château à son bon M. Grapp. Valentine obéit, et quelques instants après M. Grapp se retira, après avoir échangé quelques paroles à voix basse avec M. de Lansac, et avoir salué sa femme avec le même embarras et le même regard d'insolente servilité que la première fois.
Lorsque les deux époux furent seuls ensemble, une mortelle frayeur s'empara de Valentine. Pâle et les yeux baissés, elle cherchait en vain à renouer la conversation, quand M. de Lansac, rompant le silence, lui demanda la permission de se retirer, accablé qu'il était de fatigue.
—Je suis venu de Pétersbourg en quinze jours, lui dit-il avec une sorte d'affectation; je ne me suis arrêté que vingt-quatre heures à Paris; aussi je crois... j'ai certainement de la fièvre.
—Oh! sans doute, vous avez... vous devez avoir la fièvre, répéta Valentine avec un empressement maladroit.
Un sourire haineux effleura les lèvres discrètes du diplomate.
—Vous avez l'air de Rosine dans le Barbier! dit-il d'un ton semi-plaisant, semi-amer, Buona sera, don Basilio! Ah! ajouta-t-il en se traînant vers la porte d'un air accablé, j'ai un impérieux besoin de sommeiller! Une nuit de plus en poste, et je tombais malade. Il y a de quoi, n'est-ce pas, ma chère Valentine?
—Oh oui! répondit-elle, il faut vous reposer; je vous ai fait préparer...
—L'appartement du pavillon, n'est-il pas vrai, ma très-belle? C'est le plus propice au sommeil. J'aime ce pavillon, il me rappellera l'heureux temps où je vous voyais tous les jours...
—Le pavillon! répondit Valentine d'un air épouvanté qui n'échappa point à son mari, et qui lui servit de point de départ pour les découvertes qu'il se proposait de faire avant peu.
—Est-ce que vous avez disposé du pavillon? dit-il d'un air parfaitement simple et indifférent.
—J'en ai fait une espèce de retraite pour étudier, répondit-elle avec embarras; car elle ne savait pas mentir. Le lit est enlevé, il ne saurait être prêt pour ce soir... Mais l'appartement de ma mère, au rez-de-chaussée, est tout prêt à vous recevoir... s'il vous convient.
—J'en réclamerai peut-être un autre demain, dit M. de Lansac avec une intention féroce de vengeance et un sourire plein d'une fade tendresse; en attendant, je m'arrangerai de celui que vous m'assignez.
Il lui baisa la main. Sa bouche sembla glacée à Valentine. Elle froissa cette main dans l'autre pour la ranimer, quand elle se trouva seule. Malgré la soumission de M. de Lansac à se conformer à ses désirs, elle comprenait si peu ses véritables intentions que la peur domina d'abord toutes les angoisses de son âme. Elle s'enferma dans sa chambre, et le souvenir confus de cette nuit de léthargie qu'elle y avait passée avec Bénédict lui revenant à l'esprit, elle se leva et marcha dans l'appartement avec agitation pour chasser les idées décevantes et cruelles que l'image de ces événements éveillait en elle. Vers trois heures, ne pouvant ni dormir ni respirer, elle ouvrit sa fenêtre. Ses yeux s'arrêtèrent longtemps sur un objet immobile, qu'elle ne pouvait préciser, mais qui, se mêlant aux tiges des arbres, semblait être un tronc d'arbre lui-même. Tout à coup elle le vit se mouvoir et s'approcher; elle reconnut Bénédict. Épouvantée de le voir ainsi se montrer à découvert en face des fenêtres de M. de Lansac, qui étaient directement au-dessous des siennes, elle se pencha avec épouvante pour lui indiquer, par signes, le danger auquel il s'exposait. Mais Bénédict, au lieu d'en être effrayé, ressentit une joie vive en apprenant que son rival occupait cet appartement. Il joignit les mains, les éleva vers le ciel avec reconnaissance, et disparut. Malheureusement M. de Lansac, que l'agitation fébrile du voyage empêchait aussi de dormir, avait observé cette scène de derrière un rideau qui le cachait à Bénédict.
Le lendemain, M. de Lansac et M. Grapp se promenèrent seuls dès le matin.
—Eh bien! dit le petit homme ignoble au noble comte, avez-vous parlé à votre épouse?
—Comme vous y allez, mon cher? Eh! donnez-moi le temps de respirer.
—Je ne l'ai pas, moi, Monsieur. Il faut terminer cette affaire avant huit jours; vous savez que je ne puis différer davantage.
—Eh! patience! dit le comte avec humeur.
—Patience? reprit le créancier d'une voix sombre; il y a dix ans, Monsieur, que je prends patience; et je vous déclare que ma patience est à bout. Vous deviez vous acquitter en vous mariant, et voici déjà deux ans que vous...
—Mais que diable craignez-vous? Cette terre vaut cinq cent mille francs, et n'est grevée d'aucune autre hypothèque.
—Je ne dis pas que j'aie rien à risquer, répondit l'intraitable créancier; mais je dis que je veux rentrer dans mes fonds, réunir mes capitaux, et sans tarder. Cela est convenu, Monsieur, et j'espère que vous ne ferez pas encore cette fois comme les autres.
—Dieu m'en préserve! j'ai fait cet horrible voyage exprès pour me débarrasser à tout jamais de vous... de votre créance, je veux dire, et il me tarde de me voir enfin libre de soucis. Avant huit jours vous serez satisfait.
—Je ne suis pas aussi tranquille que vous, reprit l'autre du même ton rude et persévérant; votre femme... c'est-à-dire votre épouse, peut faire avorter tous vos projets; elle peut refuser de signer...
—Elle ne refusera pas...
—Hein! vous direz peut-être que je vais trop loin; mais moi, après tout, j'ai le droit de voir clair dans les affaires de famille. Il m'a semblé que vous n'étiez pas aussi enchantés de vous revoir que vous me l'aviez fait entendre.
—Comment! dit le comte pâlissant de colère à l'insolence de cet homme.
—Non, non! reprit tranquillement l'usurier. Madame la comtesse a eu l'air médiocrement flattée. Je m'y connais, moi...
—Monsieur! dit le comte d'un ton menaçant.
—Monsieur! dit l'usurier d'un ton plus haut encore et fixant sur son débiteur ses petits yeux de sanglier; écoutez, il faut de la franchise en affaires, et vous n'en avez point mis dans celle-ci... Écoutez, écoutez! Il ne s'agit pas de s'emporter. Je n'ignore pas que d'un mot madame de Lansac peut prolonger indéfiniment ma créance; et qu'est-ce que je tirerai de vous après? Quand je vous ferais coffrer à Sainte-Pélagie, il faudrait vous y nourrir; et il n'est pas sûr qu'au train dont va l'affection de votre femme, elle voulût vous en tirer de si tôt...
—Mais enfin, Monsieur, s'écria le comte outré, que voulez-vous dire? sur quoi fondez-vous...
—Je veux dire que j'ai aussi, moi, une femme jeune et jolie. Avec de l'argent, qu'est-ce qu'on n'a pas? Eh bien, quand j'ai fait une absence de quinze jours seulement, quoique ma maison soit aussi grande que la vôtre, ma femme, je veux dire mon épouse, n'occupe pas le premier étage tandis que j'occupe le rez-de-chaussée. Au lieu qu'ici, Monsieur... Je sais bien que les ci-devant nobles ont conservé leurs anciens usages, qu'ils vivent à part de leurs femmes; mais mordieu! Monsieur, il y a deux ans que vous êtes séparé de la vôtre...
Le comte froissait avec fureur une branche qu'il avait ramassée pour se donner une contenance.
—Monsieur, brisons là! dit-il étouffant de colère. Vous n'avez pas le droit de vous immiscer dans mes affaires à ce point; demain vous aurez la garantie que vous exigez, et je vous ferai comprendre alors que vous avez été trop loin.
Le ton dont il prononça ces paroles effraya fort peu M. Grapp; il était endurci aux menaces, et il y avait une chose dont il avait bien plus peur que des coups de canne: c'était la banqueroute de ses débiteurs.
La journée fut employée à visiter la propriété. M. Grapp avait fait venir dans la matinée un employé au cadastre. Il parcourut les bois, les champs, les prairies, estimant tout, chicanant pour un sillon, pour un arbre abattu; dépréciant tout, prenant des notes, et faisant le tourment et le désespoir du comte, qui fut vingt fois tenté de le jeter dans la rivière. Les habitants de Grangeneuve furent très-surpris de voir arriver ce noble comte en personne, escorté de son acolyte qui examinait tout, et dressait presque déjà l'inventaire du bétail et du mobilier aratoire. M. et madame Lhéry crurent voir dans cette démarche de leur nouveau propriétaire un témoignage de méfiance et l'intention de résilier le bail. Ils ne demandaient pas mieux désormais. Un riche maître de forges, parent et ami de la maison, venait de mourir sans enfants, et de laisser par testament deux cent mille francs à sa chère et digne filleule Athénaïs Lhéry, femme Blutty. Le père Lhéry proposa donc à M. de Lansac la résiliation du bail, et M. Grapp se chargea de répondre que dans trois jours les parties s'entendraient à cet égard.
Valentine avait cherché vainement une occasion d'entretenir son mari et de lui parler de Louise. Après le dîner, M. de Lansac proposa à Grapp d'examiner le parc. Ils sortirent ensemble, et Valentine les suivit, craignant, avec quelque raison, les recherches du côté du parc réservé. M. de Lansac lui offrit son bras, et affecta de s'entretenir avec elle sur un ton d'amitié et d'aisance parfaite.
Elle commençait à reprendre courage, et se serait hasardée à lui adresser quelques questions, lorsque la clôture particulière dont elle avait entouré sa réserve vint frapper l'attention de M. de Lansac.
—Puis-je vous demander, ma chère, ce que signifie cette division? lui dit-il d'un ton très-naturel. On dirait d'une remise pour le gibier. Vous livrez-vous donc au royal plaisir de la chasse?
Valentine expliqua, en s'efforçant de prendre un ton dégagé, qu'elle avait établi sa retraite particulière en ce lieu, et qu'elle y venait jouir d'une plus libre solitude pour travailler.
—Eh! mon Dieu, dit M. de Lansac, quel travail profond et consciencieux exige donc de semblables précautions? Eh quoi! des palissades, des grilles, des massifs impénétrables! mais vous avez fait du pavillon un palais de fées, j'imagine! Moi qui croyais déjà la solitude du château si austère! Vous la dédaignez, vous! C'est le secret du cloître; c'est le mystère qu'il faut à vos sombres élucubrations. Mais, dites-moi, cherchez-vous la pierre philosophale, ou la meilleure forme de gouvernement? Je vois bien que nous avons tort là-bas de nous creuser l'esprit sur la destinée des empires; tout cela se pèse, se prépare et se dénoue au pavillon de votre parc.
Valentine, accablée et effrayée de ces plaisanteries, où il lui semblait voir percer moins de gaieté que de malice, eût voulu pour beaucoup détourner M. de Lansac de ce sujet; mais il insista pour qu'elle leur fît les honneurs de sa retraite, et il fallut s'y résigner. Elle avait espéré le prévenir de ses réunions de chaque jour avec sa sœur et son fils avant qu'il entreprît cette promenade. En conséquence, elle n'avait pas donné à Catherine l'ordre de faire disparaître les traces que ses amis pouvaient y avoir laissées de leur présence quotidienne: M. de Lansac les saisit du premier coup d'œil. Des vers écrits au crayon sur le mur par Bénédict, et qui célébraient les douceurs de l'amitié et le repos des champs; le nom de Valentin, qui, par une habitude d'écolier, était tracé de tous côtés; des cahiers de musique appartenant à Bénédict, et portant son chiffre; un joli fusil de chasse avec lequel Valentin poursuivait quelquefois les lapins dans le parc, tout fut exploré minutieusement par M. de Lansac, et lui fournit le sujet de quelque remarque moitié aigre, moitié plaisante. Enfin il ramassa sur un fauteuil une élégante toque de velours qui appartenait à Valentin, et la montrant à Valentine:
—Est-ce là, lui dit-il en affectant de rire, la toque de l'invisible alchimiste que vous évoquez en ce lieu?
Il l'essaya, s'assura qu'elle était trop petite pour un homme, et la replaça froidement sur le piano; puis se retournant vers Grapp, comme si un mouvement de colère et de vengeance contre sa femme l'eût emporté sur les ménagements qu'il devait à sa position:
—Combien évaluez-vous ce pavillon? lui dit-il d'un ton brusque et sec.
—Presque rien, répondit l'autre. Ces objets de luxe et de fantaisie sont des non-valeurs dans une propriété. La bande noire ne vous en donnerait pas cinq cents francs. Dans l'intérieur d'une ville, c'est différent. Mais quand il y aura, autour de cette construction, un champ d'orge ou une prairie artificielle, je suppose, à quoi sera-t-elle bonne? à jeter par terre, pour le moellon et la charpente.
Le ton grave dont Grapp prononça cette réponse fit passer un frisson involontaire dans le sang de Valentine. Quel était donc cet homme à figure immonde, dont le regard sombre semblait dresser l'inventaire de sa maison, dont la voix appelait la ruine sur le toit de ses pères, dont l'imagination promenait la charrue sur ces jardins, asile mystérieux d'un bonheur pur et modeste?
Elle regarda en tremblant M. de Lansac, dont l'air insouciant et calme était impénétrable.
Vers dix heures du soir, Grapp, se préparant à se retirer dans sa chambre, attira M. de Lansac sur le perron.
—Ah çà, lui dit-il avec humeur, voici tout un jour de perdu; tâchez que cette nuit amène un résultat pour mes affaires, sinon je m'en explique dès demain avec madame de Lansac. Si elle refuse de faire honneur à vos dettes, je saurai du moins à quoi m'en tenir. Je vois bien que ma figure ne lui plait guère; je ne veux pas l'ennuyer, mais je ne veux pas qu'on se joue de moi. D'ailleurs je n'ai pas le temps de m'amuser à la vie de château. Parlez, Monsieur; aurez-vous un entretien ce soir avec votre épouse?
—Morbleu! Monsieur, s'écria Lansac impatienté en frappant sur la grille dorée du perron, vous êtes un bourreau!
—C'est possible, répondit Grapp, jaloux de se venger par l'insulte de la haine et du mépris qu'il inspirait. Mais, croyez-moi, transportez votre oreiller à un autre étage.
Il s'éloigna en grommelant je ne sais quelles sales réflexions. Le comte, qui n'était pas fort délicat dans le cœur, l'était pourtant assez dans la forme; il ne put s'empêcher de penser en cet instant que cette chaste et sainte institution du mariage s'était horriblement souillée en traversant les siècles cupides de notre civilisation.
Mais d'autres pensées, qui avaient un rapport plus intéressant avec sa situation, occupèrent bientôt son esprit pénétrant et froid.
XXXII.
M. de Lansac se trouvait dans une des plus diplomatiques situations qui puissent se présenter dans la vie d'un homme du monde. Il y a plusieurs sortes d'honneur en France: l'honneur d'un paysan n'est pas l'honneur d'un gentilhomme, celui d'un gentilhomme n'est pas celui d'un bourgeois. Il y en a pour tous les rangs et peut-être aussi pour tous les individus. Ce qu'il y a de certain, c'est que M. de Lansac en avait à sa manière. Philosophe sous certains rapports, il avait encore des préjugés sous bien d'autres. Dans ces temps de lumières, de perceptions hardies et de rénovation générale, les vieilles notions du bien et du mal doivent nécessairement s'altérer un peu, et l'opinion flotter incertaine sur d'innombrables contestations de limites.
M. de Lansac consentait bien à être trahi, mais non pas trompé. À cet égard, il avait fort raison; avec les doutes que certaines découvertes élevaient en lui relativement à la fidélité de sa femme, on conçoit qu'il n'était pas disposé à effectuer un rapprochement plus intime et à couvrir de sa responsabilité les suites d'une erreur présumée. Ce qu'il y avait de laid dans sa situation, c'est que de viles considérations d'argent entravaient l'exercice de sa dignité, et le forçaient à marcher de biais vers son but.
Il était livré à ces réflexions, lorsque, vers minuit, il lui sembla entendre un léger bruit dans la maison, silencieuse et calme depuis plus d'une heure.
Une porte vitrée donnait du salon sur le jardin à l'autre extrémité du bâtiment, mais sur la même façade que l'appartement du comte; il s'imagina entendre ouvrir cette porte avec précaution. Aussitôt le souvenir de ce qu'il avait vu la nuit précédente, joint au désir ardent d'obtenir des preuves qui lui donneraient un empire sans bornes sur sa femme, vint le frapper; il passa à la hâte une robe de chambre, mit des pantoufles, et, marchant dans l'obscurité avec toute la précaution d'un homme habitué à la prudence, il sortit par la porte encore entr'ouverte du salon, et s'enfonça dans le parc sur les traces de Valentine.
Bien qu'elle eût refermé sur elle la grille de l'enclos, il lui fut facile d'y pénétrer, en escaladant la clôture, quelques minutes après elle. Guidé par l'instinct et par de faibles bruits, il arriva au pavillon; et, se cachant parmi les hauts dahlias qui croissaient devant la principale fenêtre, il put entendre tout ce qui s'y passait.
Valentine, oppressée par l'émotion que lui causait une telle démarche, s'était laissé tomber en silence sur le sofa du salon. Bénédict, debout auprès d'elle, et non moins troublé, resta muet aussi pendant quelques instants; enfin il fit un effort pour sortir de cette pénible situation.
—J'étais fort inquiet, lui dit-il; je craignais que vous n'eussiez pas reçu mon billet.
—Ah! Bénédict, répondit tristement Valentine, ce billet est d'un fou, et il faut que je sois folle moi-même pour me soumettre à cette audacieuse et coupable sommation. Oh! j'ai failli ne pas venir, mais je n'ai pas eu la force de résister; que Dieu me le pardonne!
—Sur mon âme, Madame! dit Bénédict avec un emportement dont il n'était pas maître, vous avez fort bien fait de ne l'avoir pas eue; car, au risque de votre vie et de la mienne, j'aurais été vous chercher, fût-ce...
—N'achevez pas, malheureux! Maintenant vous êtes rassuré, dites-moi! Vous m'avez vue, vous êtes bien sûr que je suis libre; laissez-moi vous quitter...
—Croyez-vous donc être en danger ici, et croyez-vous n'y être pas au château?
—Tout ceci est bien coupable et bien ridicule, Bénédict. Heureusement Dieu semble inspirer à M. de Lansac la pensée de ne pas m'exposer à une criminelle révolte...
—Madame, je ne crains pas votre faiblesse, je crains vos principes.
—Oseriez-vous les combattre maintenant!
—Maintenant, Madame, je ne sais pas ce que je n'oserais pas. Ménagez-moi, je n'ai pas ma tête, vous le voyez bien.
—Oh! mon Dieu! dit Valentine avec amertume, que s'est-il donc passé en vous depuis si peu de temps? Est-ce ainsi que je devais vous retrouver, vous si calme et si fort il y a vingt-quatre heures?
—Depuis vingt-quatre heures, répondit-il, j'ai vécu toute une vie de tortures, j'ai combattu avec toutes les furies de l'enfer! Non, non, en vérité, je ne suis plus ce que j'étais il y a vingt-quatre heures, une jalousie diabolique, une haine inextinguible, se sont réveillées. Ah! Valentine, je pouvais bien être vertueux il y a vingt-quatre heures; mais à présent tout est changé.
—Mon ami, dit Valentine effrayée, vous n'êtes pas bien; séparons-nous, cet entretien ne sert qu'à irriter vos souffrances. Songez d'ailleurs... Mon Dieu! n'ai-je pas vu comme une ombre passer devant la fenêtre?
—Qu'importe? dit Bénédict en s'approchant tranquillement de la fenêtre; ne vaut-il pas mieux cent fois vous voir tuer dans mes bras que de vous savoir vivante aux bras d'un autre? Mais rassurez-vous; tout est calme, ce jardin est désert.
—Écoutez, Valentine, dit-il d'un ton calme mais abattu, je suis bien malheureux. Vous avez voulu que je vécusse; vous m'avez condamné à porter un lourd fardeau!
—Hélas! dit-elle, des reproches! Depuis quinze mois ne sommes-nous pas heureux, ingrat?
—Oui, Madame, nous étions heureux, mais nous ne le serons plus!
—Pourquoi ces noirs présages? Quelle calamité pourrait nous menacer?
—Votre mari peut vous emmener, il peut nous séparer à jamais, et il est impossible qu'il ne le veuille pas.
—Mais jusqu'ici, au contraire, ses intentions paraissent très-pacifiques. S'il voulait m'attacher à sa fortune, ne l'eût-il pas fait plus tôt? Je soupçonne précisément qu'il lui tarde d'être débarrassé de je ne sais quelles affaires...
—Ces affaires, j'en devine la nature. Permettez-moi de vous le dire, Madame, puisque l'occasion s'en présente: ne dédaignez pas le conseil d'un ami dévoué, qui s'occupe fort peu des intérêts et des spéculations de ce monde, mais qui sort de son indifférence lorsqu'il s'agit de vous. M. de Lansac a des dettes, vous ne l'ignorez pas.
—Je ne l'ignore pas, Bénédict, mais je trouve fort peu convenable d'examiner sa conduite avec vous et en ce lieu...
—Rien n'est moins convenable que la passion que j'ai pour vous, Valentine; mais si vous l'avez tolérée jusqu'ici, par compassion pour moi, vous devez tolérer de même un avis que je vous donne par intérêt pour vous. Ce que je dois conclure de la conduite de votre mari à votre égard, c'est que cet homme est peu empressé, et par conséquent peu digne de vous posséder. Vous seconderiez peut-être ses intentions secrètes en vous créant sur-le-champ une existence à part de la sienne...
—Je vous comprends, Bénédict: vous me proposez une séparation, une sorte de divorce; vous me conseillez un crime...
—Eh! non, Madame; dans les idées de soumission conjugale que vous nourrissez si religieusement, si M. de Lansac lui-même le désire, rien de plus moral qu'une division sans éclat et sans scandale. À votre place je la solliciterais, et n'en voudrais pour garantie que l'honneur des deux personnes intéressées. Mais, par cette sorte de contrat fait entre vous avec bienveillance et loyauté, vous assureriez au moins votre existence à venir contre les envahissements de ses créanciers; au lieu que je crains...
—J'aime à vous entendre parler ainsi, Bénédict, répondit-elle; ces conseils me prouvent votre candeur; mais j'ai tant entendu parler d'affaires à ma mère, que j'en ai un peu plus que vous la connaissance. Je sais que nulle promesse n'engage un homme sans honneur à respecter les biens de sa femme, et si j'avais le malheur d'être mariée à une pareil homme, je n'aurais d'autre ressource que ma fermeté, d'autre guide que ma conscience. Mais, rassurez-vous, Bénédict, M. de Lansac est un cœur probe et généreux. Je ne redoute rien de semblable de sa part, et d'ailleurs, je sais qu'il ne peut aliéner aucune de mes propriétés sans me consulter...
—Et moi, je sais que vous ne lui refuseriez aucune signature; car je connais votre facile caractère, votre mépris pour les richesses...
—Vous vous trompez, Bénédict; j'aurais du courage, s'il le fallait. Il est vrai que pour moi je me contenterais de ce pavillon et de quelques arpents de terre; réduite à douze cents francs de rente je me trouverais encore riche. Mais ces biens dont on a frustré ma sœur, je veux au moins les transmettre à son fils après ma mort: Valentin sera mon héritier. Je veux qu'il soit un jour comte de Raimbault. C'est là le but de ma vie. Pourquoi avez-vous frémi ainsi, Bénédict?
—Vous me demandez pourquoi? s'écria Bénédict sortant du calme où la tournure de cet entretien l'avait amené. Hélas! que vous connaissez peu la vie! que vous êtes tranquille et imprévoyante! Vous parlez de mourir sans postérité, comme si... Juste ciel! tout mon sang se soulève à cette pensée; mais, sur mon âme, si vous ne dites pas vrai, Madame...
Il se leva et marcha dans la chambre avec agitation; de temps en temps il cachait sa tête dans ses mains, et sa forte respiration trahissait les tourments de son âme.
—Mon ami, lui dit Valentine avec douceur, vous êtes aujourd'hui sans force et sans raison. Le sujet de notre entretien est d'une nature trop délicate; croyez-moi, brisons là; car je suis bien assez coupable d'être venue ici à une pareille heure sur la sommation d'un enfant sans prudence. Ces pensées orageuses qui vous torturent, je ne puis les calmer par mon silence, et vous devriez savoir l'interpréter sans exiger de moi des promesses coupables... Pourtant, ajouta-t-elle d'une voix tremblante en voyant l'agitation de Bénédict augmenter à mesure qu'elle parlait, s'il faut absolument pour vous rassurer et pour vous contenir, que je manque à tous mes devoirs et à tous mes scrupules, eh bien! soyez content: je vous jure sur votre affection et sur la mienne (je n'oserais jurer par le ciel!) que je mourrai plutôt que d'appartenir à aucun homme.
—Enfin!... dit Bénédict d'une voix brève et en s'approchant d'elle, vous daignez me jeter une parole d'encouragement! J'ai cru que vous me laisseriez partir dévoré d'inquiétude et de jalousie; j'ai cru que vous ne me feriez jamais le sacrifice d'une seule de vos étroites idées. Vraiment! vous avez promis cela? Mais, Madame, cela est héroïque!
—Vous êtes amer, Bénédict. Il y avait bien longtemps que je ne vous avais vu ainsi. Il faut donc que tous les chagrins m'arrivent à la fois!
—Ah! c'est que, moi, je vous aime avec fureur, dit Bénédict en lui prenant le bras avec un transport farouche; c'est que je donnerais mon âme pour sauver vos jours; c'est que je vendrais ma part du ciel pour épargner à votre cœur le moindre des tourments que le mien dévore; c'est que je commettrais tous les crimes pour vous amuser, et que vous ne feriez pas la plus légère faute pour me rendre heureux.
—Ah! ne parlez pas ainsi, répondit-elle avec abattement. Depuis si longtemps je m'étais habituée à me fier à vous; il faudra donc encore craindre et lutter! il faudra vous fuir peut-être...
—Ne jouons pas sur les mots! s'écria Bénédict avec fureur et rejetant violemment son bras qu'il tenait encore. Vous parlez de me fuir! Condamnez-moi à mort, ce sera plus tôt fait. Je ne pensais pas, Madame, que vous reviendriez sur ces menaces; vous espérez donc que ces quinze mois m'ont changé? Eh bien, vous avez raison; ils m'ont rendu plus amoureux de vous que je ne l'avais jamais été; ils m'ont donné l'énergie de vivre, au lieu que mon ancien amour ne m'avait donné que celle de mourir. À présent, Valentine, il n'est plus temps de s'en départir; je vous aime exclusivement; je n'ai que vous sur la terre; je n'aime Louise et son fils que pour vous. Vous êtes mon avenir, mon but, ma seule passion, ma seule pensée; que voulez-vous que je devienne si vous me repoussez? Je n'ai point d'ambition, point d'amis, point d'état; je n'aurai jamais rien de tout ce qui compose la vie des autres. Vous m'avez dit souvent que dans un âge plus avancé je serais avide des mêmes intérêts que le reste des hommes; je ne sais si vous aurez jamais raison avec moi sur ce point; mais ce qu'il y a de certain, c'est que je suis encore loin de l'âge où les nobles passions s'éteignent, et que je ne puis pas avoir la volonté de l'atteindre si vous m'abandonnez. Non, Valentine, vous ne me chasserez pas, cela est impossible; ayez pitié de moi, je manque de courage!
Bénédict fondit en pleurs. Il faut de telles commotions morales pour amener aux larmes et à la faiblesse de l'enfant l'homme irrité et passionné, que la femme la moins impressionnable résiste rarement à ces rapides élans d'une sensibilité impérieuse. Valentine se jeta en pleurant dans le sein de celui qu'elle aimait, et l'ardeur dévorante du baiser qui unit leurs lèvres lui fit connaître enfin combien l'exaltation de la vertu est près de l'égarement. Mais ils eurent peu de temps pour s'en convaincre; car à peine avaient-ils échangé cette brûlante effusion de leurs âmes, qu'une petite toux sèche et un air d'opéra fredonné sous la fenêtre avec le plus grand calme frappèrent Valentine de terreur. Elle s'arracha des bras de Bénédict, et, saisissant son bras d'une main froide et contractée, elle lui couvrit la bouche de son autre main.
—Nous sommes perdus, lui dit-elle à voix basse, c'est lui!
—Valentine! n'êtes-vous pas ici, ma chère? dit M. de Lansac en s'approchant du perron avec beaucoup d'aisance.
—Cachez-vous! dit Valentine en poussant Bénédict derrière une grande glace portative qui occupait un angle de l'appartement; et elle s'élança au-devant de M. de Lansac avec cette force de dissimulation que la nécessité révèle miraculeusement aux femmes les plus novices.
—J'étais bien sûr de vous avoir vu prendre le chemin du pavillon il y a un quart d'heure, dit Lansac en entrant, et, ne voulant pas troubler votre promenade solitaire, j'avais dirigé la mienne d'un autre côté; mais l'instinct du cœur ou la force magique de votre présence me ramène malgré moi au lieu où vous êtes. Ne suis-je pas indiscret de venir interrompre ainsi vos rêveries, et daignerez-vous m'admettre dans le sanctuaire?
—J'étais venue ici pour prendre un livre que je veux achever cette nuit, dit Valentine d'une voix forte et brève, toute différente de sa voix ordinaire.
—Permettez-moi de vous dire, ma chère Valentine, que vous menez un genre de vie tout à fait singulier et qui m'alarme pour votre santé. Vous passez les nuits à vous promener et à lire; cela n'est ni raisonnable ni prudent.
—Mais je vous assure que vous vous trompez, dit Valentine en essayant de l'emmener vers le perron. C'est par hasard que, ne pouvant dormir cette nuit, j'ai voulu respirer l'air frais du parc. Je me sens tout à fait calmée, je vais rentrer.
—Mais ce livre que vous vouliez emporter, vous ne l'avez pas?
—Ah! c'est vrai, dit Valentine troublée.
Et elle feignit de chercher un livre sur le piano. Par un malheureux hasard, il ne s'en trouvait pas un seul dans l'appartement.
—Comment espérez-vous le trouver dans cette obscurité? dit M. de Lansac. Laissez-moi allumer une bougie.
—Oh! ce serait impossible! dit Valentine épouvantée. Non, non, n'allumez pas, je n'ai pas besoin de ce livre, je n'ai plus envie de lire.
—Mais pourquoi y renoncer, quand il est si facile de se procurer de la lumière? J'ai remarqué hier sur cette cheminée un flacon phosphorique très-élégant. Je gagerais mettre la main dessus.
En même temps il prit le flacon, y plaça une allumette qui pétilla en jetant une vive lumière dans l'appartement, puis, passant à un ton bleu et faible, sembla mourir en s'enflammant; ce rapide éclair avait suffi à M. de Lansac pour saisir le regard d'épouvante que sa femme avait jeté sur la glace. Quand la bougie fut allumée, il affecta plus de calme et de simplicité encore: il savait où était Bénédict.
—Puisque nous voici ensemble, ma chère, dit-il en s'asseyant sur le sofa, au mortel déplaisir de Valentine, je suis résolu de vous entretenir d'une affaire assez importante dont je suis tourmenté. Ici nous sommes bien sûrs de n'être ni écoutés ni interrompus: voulez-vous avoir la bonté de m'accorder quelques minutes d'attention?
Valentine, plus pâle qu'un spectre, se laissa tomber sur une chaise.
—Daignez vous approcher, ma chère, dit M. de Lansac en tirant à lui une petite table sur laquelle il plaça la bougie.
Il appuya son menton sur sa main, et entama la conversation avec l'aplomb d'un homme habitué à proposer aux souverains la paix ou la guerre sur le même ton.
XXXIII.
—Je présume, ma chère amie, que vous désirez savoir quelque chose de mes projets, afin d'y conformer les vôtres, dit-il en attachant sur elle des yeux fixes et perçants qui la tinrent comme fascinée à sa place. Sachez donc que je ne puis quitter mon poste, ainsi que je l'espérais, avant un certain nombre d'années. Ma fortune a reçu un échec considérable qu'il m'importe de réparer par mes travaux. Vous emmènerai-je ou ne vous emmènerai-je pas? That is the question, comme dit Hamlet. Désirez-vous me suivre, désirez-vous rester? Autant qu'il dépendra de moi, je me conformerai à vos intentions; mais prononcez-vous, car sur ce point toutes vos lettres ont été d'une retenue par trop chaste. Je suis votre mari enfin, j'ai quelque droit à votre confiance.
Valentine remua les lèvres, mais sans pouvoir articuler une parole. Placée entre son maître railleur et son amant jaloux, elle était dans une horrible situation.
Elle essaya de lever les yeux sur M. de Lansac; son regard de faucon était toujours attaché sur elle. Elle perdit tout à fait contenance, balbutia et ne répondit rien.
—Puisque vous êtes si timide, reprit-il en élevant un peu la voix, j'en augure bien pour votre soumission, et il est temps que je vous parle des devoirs que nous avons contractés l'un envers l'autre. Jadis, nous étions amis, Valentine, et ce sujet d'entretien ne vous effarouchait pas; aujourd'hui vous êtes devenue avec moi d'une réserve que je ne sais comment expliquer. Je crains que des gens peu disposés en ma faveur ne vous aient beaucoup trop entourée en mon absence; je crains... vous dirai-je tout? que des intimités trop vives n'aient un peu affaibli la confiance que vous aviez en moi.
Valentine rougit et pâlit; puis elle eut le courage de regarder son mari en face pour s'emparer de sa pensée. Elle crut alors saisir une expression de malice haineuse sous cet air calme et bienveillant, et se tint sur ses gardes.
—Continuez, Monsieur, lui dit-elle avec plus de hardiesse qu'elle ne s'attendait elle-même à en montrer; j'attends que vous vous expliquiez tout à fait pour vous répondre.
—Entre gens de bonne compagnie, répondit Lansac, on doit s'entendre avant même de se parler; mais puisque vous le voulez, Valentine, je parlerai. Je souhaite, ajouta-t-il avec une affectation effrayante, que mes paroles ne soient pas perdues. Je vous parlais tout à l'heure de nos devoirs respectifs; les miens sont de vous assister et de vous protéger...
—Oui, Monsieur, de me protéger! répéta Valentine avec consternation, et cependant avec quelque amertume.
—J'entends fort bien, reprit-il; vous trouvez que ma protection a un peu trop ressemblé jusqu'ici à celle de Dieu. J'avoue qu'elle a été un peu lointaine, un peu discrète; mais si vous le désirez, dit-il d'un ton ironique, elle se fera sentir davantage.
Un brusque mouvement derrière la glace rendit Valentine aussi froide qu'une statue de marbre. Elle regarda son mari d'un air effaré; mais il ne parut pas s'être aperçu de ce qui causait sa frayeur, et il continua:
—Nous en reparlerons, ma belle; je suis trop homme du monde pour importuner des témoignages de mon affection une personne qui la repousserait. Ma tâche d'amitié et de protection envers vous sera donc remplie selon vos désirs et jamais au delà; car, dans le temps où nous vivons, les maris sont particulièrement insupportables pour être trop fidèles à leurs devoirs. Que vous en semble?
—Je n'ai point assez d'expérience pour vous répondre.
—Fort bien répondu. Maintenant, ma chère belle, je vais vous parler de vos devoirs envers moi. Ce ne sera pas galant; aussi, comme j'ai horreur de tout ce qui ressemble au pédagogisme, ce sera la seule et dernière fois de ma vie. Je suis convaincu que le sens de mes préceptes ne sortira jamais de votre mémoire. Mais comme vous tremblez! quel enfantillage! Me prenez-vous pour un de ces rustres antédiluviens qui n'ont rien de plus agréable à mettre sous les yeux de leurs femmes que le joug de la fidélité conjugale? Croyez-vous que je vais vous prêcher comme un vieux moine, et enfoncer dans votre cœur les stylets de l'inquisition pour vous demander l'aveu de vos secrètes pensées?—Non, Valentine, non, reprit-il après une pause pendant laquelle il la contempla froidement; je sais mieux ce qu'il faut vous dire pour ne pas vous troubler. Je ne réclamerai de vous que ce que je pourrai obtenir sans contrarier vos inclinations et sans faire saigner votre cœur. Ne vous évanouissez pas, je vous en prie, j'aurai bientôt tout dit. Je ne m'oppose nullement à ce que vous viviez intimement avec une famille de votre choix qui se rassemble souvent ici, et dont les traces peuvent attester la présence récente...
Il prit sur la table un album de dessins sur lequel était gravé le nom de Bénédict, et le feuilleta d'un air d'indifférence.
—Mais, ajouta-t-il en repoussant l'album d'un air ferme et impérieux, j'attends de votre bon sens que nul conseil étranger n'intervienne dans nos affaires privées, et ne tente de mettre obstacle à la gestion de nos propriétés communes. J'attends cela de votre conscience, et je le réclame au nom des droits que votre position me donne sur vous. Eh bien! ne me répondrez-vous pas? Que regardez-vous dans cette glace?
—Monsieur, répondit Valentine frappée de terreur, je n'y regardais pas.
—Je croyais, au contraire, qu'elle vous occupait beaucoup. Allons, Valentine, répondez-moi, ou, si vous avez encore des distractions, je vais transporter cette glace dans un autre coin de l'appartement, où elle n'attirera plus vos yeux.
—N'en faites rien, Monsieur! s'écria Valentine éperdue. Que voulez-vous que je vous réponde? qu'exigez-vous de moi? que m'ordonnez-vous?
—Je n'ordonne rien, répondit-il en reprenant sa manière accoutumée et son air nonchalant; j'implore votre obligeance pour demain. Il sera question d'une longue et ennuyeuse affaire; il faudra que vous consentiez à quelques arrangements nécessaires, et j'espère qu'aucune influence étrangère ne saurait vous décider à me désobliger, pas même les conseils de votre miroir, ce donneur d'avis que les femmes consultent à propos de tout.
—Monsieur, dit Valentine d'un ton suppliant, je souscris d'avance à tout ce qu'il vous plaira d'imposer; mais retirons-nous, je vous prie, je suis très-fatiguée.
—Je m'en aperçois, reprit M. de Lansac.
Et pourtant il resta encore quelques instants assis avec indolence, regardant Valentine qui, debout, le flambeau à la main, attendait avec une mortelle anxiété la fin de cette scène.
Il eut l'idée d'une vengeance plus amère que celle qu'il venait d'exercer; mais se rappelant la profession de foi que Bénédict avait faite quelques instants auparavant, il jugea fort prudemment ce jeune exalté capable de l'assassiner; il prit donc le parti de se lever et de sortir avec Valentine. Celle-ci, par une dissimulation bien inutile, affecta de fermer soigneusement la porte du pavillon.
—C'est une précaution fort sage, lui dit M. de Lansac d'un ton caustique, d'autant plus que les fenêtres sont disposées de manière à laisser entrer et sortir facilement ceux qui trouveraient la porte fermée.
Cette dernière remarque convainquit enfin Valentine de sa véritable situation à l'égard de son mari.
XXXIV.
Le lendemain, à peine était-elle levée que le comte et M. Grapp demandèrent à être admis dans son appartement. Ils apportaient différents papiers.
—Lisez-les, Madame, dit M. de Lansac en voyant qu'elle prenait machinalement la plume pour les signer.
Elle leva en pâlissant les yeux sur lui; son regard était si absolu, son sourire si dédaigneux, qu'elle se hâta de signer d'une main tremblante, et les lui rendant:
—Monsieur, lui dit-elle, vous voyez que j'ai confiance en vous, sans examiner si les apparences vous accusent.
—J'entends, Madame, répondit Lansac en remettant les papiers à M. Grapp.
En ce moment il se sentit si heureux et si léger d'être débarrassé de cette créance qui lui avait suscité dix ans de tourments et de persécutions, qu'il eut pour sa femme quelque chose qui ressemblait à de la reconnaissance, et lui baisa la main en lui disant d'un air presque franc:
—Un service en vaut un autre, Madame.
Le soir même, il lui annonça qu'il était forcé de repartir le lendemain avec M. Grapp pour Paris, mais qu'il ne rejoindrait point l'ambassade sans lui avoir fait ses adieux et sans la consulter sur ses projets particuliers, auxquels, disait-il, il ne mettrait jamais d'opposition.
Il alla se coucher, heureux d'être débarrassé de sa dette et de sa femme.
Valentine, en se retrouvant seule le soir, réfléchit enfin avec calme aux événements de ces trois jours. Jusque-là, l'épouvante l'avait rendue incapable de raisonner sa position; maintenant que tout s'était arrangé à l'amiable, elle pouvait y reporter un regard lucide. Mais ce ne fut pas la démarche irréparable qu'elle avait faite en donnant sa signature qui l'occupa un seul instant; elle ne put trouver dans son âme que le sentiment d'une consternation profonde, en songeant qu'elle était perdue sans retour dans l'opinion de son mari. Cette humiliation lui était si douloureuse qu'elle absorbait tout autre sentiment.
Espérant trouver un peu de calme dans la prière, elle s'enferma dans son oratoire; mais alors, habituée qu'elle était à mêler le souvenir de Bénédict à toutes ses aspirations vers le ciel, elle fut effrayée de ne plus trouver cette image aussi pure au fond de ses pensées. Le souvenir de la nuit précédente, de cet entretien orageux dont chaque parole, entendue sans doute par M. de Lansac, faisait monter la rougeur au front de Valentine, la sensation de ce baiser, qui était restée cuisante sur ses lèvres, ses terreurs, ses remords, ses agitations, en se retraçant les moindres détails de cette scène, tout l'avertissait qu'il était temps de retourner en arrière, si elle ne voulait tomber dans un abîme. Jusque-là le sentiment audacieux de sa force l'avait soutenue, mais un instant avait suffi pour lui montrer combien la volonté humaine est fragile. Quinze mois d'abandon et de confiance n'avaient pas rendu Bénédict tellement stoïque qu'un instant n'eût détruit le fruit de ces vertus péniblement acquises, lentement amassées, témérairement vantées. Valentine ne pouvait pas se le dissimuler, l'amour qu'elle inspirait n'était pas celui des anges pour le Seigneur; c'était un amour terrestre, passionné, impétueux, un orage prêt à tout renverser.
Elle ne fut pas plus tôt descendue ainsi dans les replis de sa conscience, que son ancienne piété, rigide, positive et terrible, vint la tourmenter de repentirs et de frayeurs. Toute la nuit se passa dans ces angoisses, elle essaya vainement de dormir. Enfin, vers le jour, exaltée par ses souffrances, elle s'abandonna à un projet romanesque et sublime, qui a tenté plus d'une jeune femme au moment de commettre sa première faute: elle résolut de voir son mari et d'implorer son appui.
Effrayée de ce qu'elle allait faire, à peine fut-elle habillée et prête à sortir de sa chambre qu'elle y renonça; puis elle y revint, recula encore, et après un quart d'heure d'hésitations et de tourments, elle se détermina à descendre au salon et à faire demander M. de Lansac.
Il était à peine cinq heures du matin; le comte avait espéré quitter le château avant que sa femme fût éveillée. Il se flattait d'échapper ainsi à l'ennui de nouveaux adieux et de nouvelles dissimulations. L'idée de cette entrevue le contraria donc vivement, mais il n'était aucun moyen convenable de s'y soustraire. Il s'y rendit, un peu tourmenté de n'en pouvoir deviner l'objet.
L'attention avec laquelle Valentine ferma les portes, afin de n'être entendue de personne, et l'altération de ses traits et de sa voix, achevèrent d'impatienter M. de Lansac, qui ne se sentait pas le temps d'essuyer une scène de sensibilité. Malgré lui, ses mobiles sourcils se contractèrent, et quand Valentine essaya de prendre la parole, elle trouva dans sa physionomie quelque chose de si glacial et de si repoussant qu'elle resta devant lui muette et anéantie.
Quelques mots polis de son mari lui firent sentir qu'il s'ennuyait d'attendre; alors elle fit un effort violent pour parler, mais elle ne trouva que des sanglots pour exprimer sa douleur et sa honte.
—Allons, ma chère Valentine, dit-il enfin en s'efforçant de prendre un air ouvert et caressant, trêve de puérilités! Voyons, que pouvez-vous avoir à me dire? Il me semblait que nous étions parfaitement d'accord sur tous les points. De grâce, ne perdons pas de temps; Grapp m'attend, Grapp est impitoyable.
—Eh bien, Monsieur, dit Valentine en rassemblant son courage, je vous dirai en deux mots que j'ai à implorer de votre pitié: emmenez-moi.
En parlant ainsi, elle courba presque le genou devant le comte, qui recula de trois pas.
—Vous emmener! vous! y pensez-vous. Madame?
—Je sais que vous me méprisez, s'écria Valentine avec la résolution du désespoir; mais je sais que vous n'en avez pas le droit. Je jure, Monsieur, que je suis encore digne d'être la compagne d'un honnête homme.
—Voudriez-vous me faire le plaisir de m'apprendre, dit le comte d'un ton lent et accentué par l'ironie, combien de promenades nocturnes vous avez faites seule (comme hier soir, par exemple) au pavillon du parc depuis environ deux ans que nous sommes séparés?
Valentine, qui se sentait innocente, sentit en même temps son courage augmenter.
—Je vous jure sur Dieu et l'honneur, dit-elle, que ce fut hier la première fois.
—Dieu est bénévole, et l'honneur des femmes est fragile. Tachez de jurer par quelque autre chose.
—Mais, Monsieur, s'écria Valentine en saisissant le bras de son mari d'un ton d'autorité, vous avez entendu notre entretien cette nuit; je le sais, j'en suis sûre. Eh bien, j'en appelle à votre conscience, ne vous a-t-il pas prouvé que mon égarement fut toujours involontaire? N'avez-vous pas compris que si j'étais coupable et odieuse à mes propres yeux, du moins ma conduite n'était pas souillée de cette tache qu'un homme ne saurait pardonner? Oh! vous le savez bien! vous savez bien que s'il en était autrement, je n'aurais pas l'effronterie de venir réclamer votre protection. Oh! Évariste, ne me la refusez pas! Il est temps encore de me sauver; ne me laissez pas succomber à ma destinée; arrachez-moi à la séduction qui m'environne et qui me presse. Voyez! je la fuis, je la hais, je veux la repousser! Mais je suis une pauvre femme, isolée, abandonnée de toutes parts; aidez-moi. Il est temps encore, vous dis-je, je puis vous regarder en face. Tenez! ai-je rougi? ma figure ment-elle? Vous êtes pénétrant, vous, on ne vous tromperait pas si grossièrement. Est-ce que je l'oserais? Grand Dieu, vous ne me croyez pas! Oh! c'est une horrible punition que ce doute!
En parlant ainsi, la malheureuse Valentine, désespérant de vaincre la froideur insultante de cette âme de marbre, tomba sur ses genoux et joignit les mains en les élevant vers le ciel, comme pour le prendre à témoin.
—Vraiment, dit M. de Lansac après un silence féroce, vous êtes très-belle et très-dramatique! Il faut être cruel pour vous refuser ce que vous demandez si bien; mais comment voulez-vous que je vous expose à un nouveau parjure? N'avez-vous pas juré à votre amant cette nuit que vous n'appartiendriez jamais à aucun homme?
À cette réponse foudroyante, Valentine se releva indignée, et regardant son mari de toute la hauteur de sa fierté de femme outragée:
—Que croyez-vous donc que je sois venue réclamer ici? lui dit-elle. Vous affectez une étrange erreur, Monsieur; mais vous ne pensez pas que je me sois mise à genoux pour solliciter une place dans votre lit?
M. de Lansac, mortellement blessé de l'aversion hautaine de cette femme tout à l'heure si humble, mordit sa lèvre pâle et fit quelques pas pour se retirer. Valentine s'attacha à lui.
—Ainsi vous me repoussez! lui dit-elle, vous me refusez un asile dans votre maison et la sauvegarde de votre présence autour de moi! Si vous pouviez m'ôter votre nom, vous le feriez sans doute! Oh! cela est inique, Monsieur. Vous me parliez hier de nos devoirs respectifs; comment remplissez-vous les vôtres? Vous me voyez près de rouler dans un précipice dont j'ai horreur, et quand je vous supplie de me tendre la main, vous m'y poussez du pied. Eh bien! que mes fautes retombent sur vous!...
—Oui, vous dites vrai, Valentine, répondit-il d'un ton goguenard en lui tournant le dos, vos fautes retomberont sur ma tête.
Il sortait, charmé de ce trait d'esprit; elle le retint encore, et tout ce qu'une femme au désespoir peut inventer d'humble, de touchant et de pathétique, elle sut le trouver en cet instant de crise. Elle fut si éloquente et si vraie que M. de Lansac, surpris de son esprit, la regarda quelques instants d'un air qui lui fit espérer de l'avoir attendri. Mais il se dégagea doucement en lui disant:
—Tout ceci est parfait, ma chère, mais c'est souverainement ridicule. Vous êtes fort jeune, profitez d'un conseil d'ami: c'est qu'une femme ne doit jamais prendre son mari pour son confesseur; c'est lui demander plus de vertu que sa profession n'en comporte. Pour moi, je vous trouve charmante; mais ma vie est trop occupée pour que je puisse entreprendre de vous guérir d'une grande passion. Je n'aurais d'ailleurs jamais la fatuité d'espérer ce succès. J'ai assez fait pour vous, ce me semble, en fermant les yeux; vous me les ouvrez de force: alors il faut que je fuie, car ma contenance vis-à-vis de vous n'est pas supportable, et nous ne pourrions nous regarder l'un l'autre sans rire.
—Rire! Monsieur, rire! s'écria-t-elle avec une juste colère.
—Adieu, Valentine! reprit-il; j'ai trop d'expérience, je vous l'avoue, pour me brûler la cervelle pour une infidélité; mais j'ai trop de bon sens pour vouloir servir de chaperon à une jeune tête aussi exaltée que la vôtre. C'est pour cela aussi que je ne désire pas trop vous voir rompre cette liaison qui a pour vous encore toute la beauté romanesque d'un premier amour. Le second serait plus rapide, le troisième...
—Vous m'insultez, dit Valentine d'un air morne, mais Dieu me protégera. Adieu, Monsieur; je vous remercie de cette dure leçon; je tâcherai d'en profiter.
Ils se saluèrent, et, un quart d'heure après, Bénédict et Valentin, en se promenant sur le bord la grand'route, virent passer la chaise de poste qui emportait le noble comte et l'usurier vers Paris.
XXXV.
Valentine, épouvantée en même temps qu'offensée mortellement des injurieuses prédictions de son mari, alla dans sa chambre dévorer ses larmes et sa honte. Plus que jamais effrayée des conséquences d'un égarement que le monde punissait d'un tel mépris, Valentine, accoutumée à respecter religieusement l'opinion, prit horreur de ses fautes et de ses imprudences. Elle roula mille fois dans son esprit le projet de se soustraire aux dangers de sa situation; elle chercha au dehors tous ses moyens de résistance, car elle n'en trouvait plus en elle-même, et la peur de succomber achevait d'énerver ses forces; elle reprochait amèrement à sa destinée de lui avoir ôté tout secours, toute protection.
—Hélas! disait-elle, mon mari me repousse, ma mère ne saurait me comprendre, ma sœur n'ose rien; qui m'arrêtera sur ce versant dont la rapidité m'emporte?
Élevée pour le monde et selon ses principes, Valentine ne trouvait nulle part en lui l'appui qu'elle avait droit d'en attendre en retour de ses sacrifices. Si elle n'eût possédé l'inestimable trésor de la foi, sans doute elle eût foulé aux pieds, dans son désespoir, tous les préceptes de sa jeunesse. Mais sa croyance religieuse soutenait et ralliait toutes ses croyances.
Elle ne se sentit pas la force, ce soir-là, de voir Bénédict; elle ne le fit donc pas avertir du départ de son mari, et se flatta qu'il l'ignorerait. Elle écrivit un mot à Louise pour la prier de venir au pavillon à l'heure accoutumée.
Mais à peine étaient-ils ensemble que mademoiselle Beaujon dépêcha Catherine au petit parc pour avertir Valentine que sa grand'mère, sérieusement incommodée, demandait à la voir.
La vieille marquise avait pris dans la matinée une tasse de chocolat dont la digestion, trop pénible pour ses organes débilités, lui occasionnait une oppression et une fièvre violentes. Le vieux médecin, M. Faure, trouva sa situation fort dangereuse.
Valentine s'empressait à lui prodiguer ses soins, lorsque la marquise, se redressant tout à coup sur son chevet avec une netteté de prononciation et de regard qu'on n'avait pas remarquée en elle depuis longtemps, demanda à être seule avec sa petite-fille. Les personnes présentes se retirèrent aussitôt, excepté la Beaujon, qui ne pouvait supposer que cette mesure s'étendît jusqu'à elle. Mais la vieille marquise, rendue tout à coup, par une révolution miraculeuse de la fièvre, à toute la clarté de son jugement et à toute l'indépendance de sa volonté, lui ordonna impérieusement de sortir.
—Valentine, lui dit-elle quand elles furent seules, j'ai à te demander une grâce; il y a bien longtemps que je l'implore de la Beaujon, mais elle me trouble l'esprit par ses réponses; toi, tu me l'accorderas, je parie.
—Ô ma bonne maman! s'écria Valentine en se mettant à genoux devant son lit, parlez, ordonnez.
—Eh bien, mon enfant, dit la marquise en se penchant vers elle et en baissant la voix, je ne voudrais pas mourir sans voir ta sœur.
Valentine se leva avec vivacité et courut à une sonnette.
—Oh! ce sera bientôt fait, lui dit-elle joyeusement, elle n'est pas loin d'ici; qu'elle sera heureuse, chère grand'mère! Ses caresses vous rendront la vie et la santé!
Catherine fut chargée par Valentine d'aller chercher Louise, qui était restée au pavillon.
—Ce n'est pas tout, dit la marquise, je voudrais aussi voir son fils.
Précisément, Valentin, envoyé par Bénédict, qui était inquiet de Valentine et n'osait se présenter devant elle sans son ordre, venait d'arriver au petit parc lorsque Catherine s'y rendit. Au bout de quelques minutes, Louise et son fils furent introduits dans la chambre de leur aïeule.
Louise, abandonnée avec un cruel égoïsme par cette femme, avait réussi à l'oublier, mais quand elle la retrouva sur son lit de mort, hâve et décrépite; quand elle revit les traits de celle dont la tendresse indulgente avait veillé bien ou mal sur ses premières années d'innocence et de bonheur, elle sentit se réveiller cet inextinguible sentiment de respect et d'amour qui s'attache aux premières affections de la vie. Elle s'élança dans les bras de sa grand'mère, et ses larmes, dont elle croyait la source tarie pour elle, coulèrent avec effusion sur le sein qui l'avait bercée.
La vieille femme retrouva aussi de vifs élans de sensibilité à la vue de cette Louise, jadis si vive et si riche de jeunesse, de passion et de santé, maintenant si pâle, si frêle et si triste. Elle s'exprima avec une ardeur d'affection qui fut en elle comme le dernier éclair de cette tendresse ineffable dont le ciel a doué la femme dans son rôle de mère. Elle demanda pardon de son oubli avec une chaleur qui arracha des sanglots de reconnaissance à ses deux petites-filles; puis elle pressa Valentin dans ses bras étiques, s'extasia sur sa beauté, sur sa grâce, sur sa ressemblance avec Valentine. Cette ressemblance, ils la tenaient du comte Raimbault, le dernier fils de la marquise; elle retrouvait en eux encore les traits de son époux. Comment les liens sacrés de la famille pourraient-ils être effacés et méconnus sur la terre? Quoi de plus puissant sur le cœur humain qu'un type de beauté recueilli comme un héritage par plusieurs générations d'enfants aimés! Quel lien d'affection que celui qui résume le souvenir et l'espérance! Quel empire que celui d'un être dont le regard fait revivre tout un passé d'amour et de regrets, toute une vie que l'on croyait éteinte et dont on retrouve les émotions palpitantes dans un sourire d'enfant!
Mais bientôt cette émotion sembla s'éteindre chez la marquise, soit qu'elle eût hâté l'épuisement de ses facultés, soit que la légèreté naturelle à son caractère eût besoin de reprendre son cours. Elle fit asseoir Louise sur son lit, Valentine dans le fond de l'alcôve, et Valentin à son chevet. Elle leur parla avec esprit et gaieté, surtout avec autant d'aisance que si elle les eût quittés de la veille; elle interrogea beaucoup Valentin sur ses études, sur ses goûts, sur ses rêves d'avenir.
En vain ses filles lui représentèrent qu'elle se fatiguait par cette longue causerie; peu à peu elles s'aperçurent que ses idées s'obscurcissaient; sa mémoire baissa: l'étonnante présence d'esprit qu'elle avait recouvrée fit place à des souvenirs vagues et flottants, à des perceptions confuses; ses joues brillantes de fièvre passèrent à des tons violets, sa parole s'embarrassa. Le médecin, que l'on fit rentrer, lui administra un calmant. Il n'en était plus besoin; on la vit s'affaisser et s'éteindre rapidement.
Puis tout à coup, se relevant sur son oreiller, elle appela encore Valentine, et fit signe aux autres personnes de se retirer au fond de l'appartement.
—Voici une idée qui me revient, lui dit-elle à voix basse. Je savais bien que j'oubliais quelque chose, et je ne voulais pas mourir sans te l'avoir dit. Je savais bien des secrets que je faisais semblant d'ignorer. Il y en a un que tu ne m'as pas confié, Valentine; mais je l'ai deviné depuis longtemps: tu es amoureuse, mon enfant.
Valentine frémit de tout son corps; dominée par l'exaltation que tous ces événements accumulés en si peu de jours devaient avoir produite sur son cerveau, elle crut qu'une voix d'en haut lui parlait par la bouche de son aïeule mourante.
—Oui, c'est vrai, répondit-elle en penchant son visage brûlant sur les mains glacées de la marquise; je suis bien coupable; ne me maudissez pas, dites-moi une parole qui me ranime et qui me sauve.
—Ah! ma petite! dit la marquise en essayant de sourire, ce n'est pas facile de sauver une jeune tête comme toi des passions! Bah! à ma dernière heure je puis bien être sincère. Pourquoi ferais-je de l'hypocrisie avec vous autres? En pourrai-je faire dans un instant devant Dieu? Non, va. Il n'est pas possible de se préserver de ce mal tant qu'on est jeune. Aime donc, ma fille; il n'y a que cela de bon dans la vie. Mais reçois le dernier conseil de ta grand'mère et ne l'oublie pas: Ne prends jamais un amant qui ne soit pas de ton rang.
Ici la marquise cessa de pouvoir parler.
Quelques gouttes de la potion lui rendirent encore quelques minutes de vie. Elle adressa un sourire morbide à ceux qui l'environnaient et murmura des lèvres quelques prières. Puis, se tournant vers Valentine:
—Tu diras à ta mère que je la remercie de ses bons procédés, et que je lui pardonne les mauvais. Pour une femme sans naissance, après tout, elle s'est conduite assez bien envers moi. Je n'attendais pas tant, je l'avoue, de la part de mademoiselle Chignon.
Elle prononça ce mot avec une affectation de mépris. Ce fut le dernier qu'elle fit entendre; et, selon elle, la plus grande vengeance qu'elle pût tirer des tourments imposés à sa vieillesse, fut de dénoncer la roture de madame de Raimbault comme son plus grand vice.
La perte de sa grand'mère, quoique sensible au cœur de Valentine, ne pouvait pas être pour elle un malheur bien réel. Néanmoins, dans la disposition d'esprit où elle était, elle la regarda comme un nouveau coup de sa fatale destinée, et se plut à redire, dans l'amertume de ses pensées, que tous ses appuis naturels lui étaient successivement enlevés, et, comme à dessein, dans le temps où ils lui étaient le plus nécessaires.
De plus en plus découragée de sa situation, Valentine résolut d'écrire à sa mère pour la supplier de venir à son secours, et de ne point revoir Bénédict jusqu'à ce qu'elle eût consommé ce sacrifice. En conséquence, après avoir rendu les derniers devoirs à la marquise, elle se retira chez elle, s'y enferma, et, déclarant qu'elle était malade et ne voulait voir personne, elle écrivit à la comtesse de Raimbault.
Alors, quoique la dureté de M. de Lansac eût bien dû la dégoûter de verser sa douleur dans un cœur insensible, elle se confessa humblement devant cette femme orgueilleuse qui l'avait fait trembler toute sa vie. Maintenant, Valentine, exaspérée par la souffrance, avait le courage du désespoir pour tout entreprendre. Elle ne raisonnait plus rien; une crainte majeure dominait toute autre crainte. Pour échapper à son amour, elle aurait marché sur la mer. D'ailleurs, au moment où tout lui manquait à la fois, une douleur de plus devenait moins effrayante que dans un temps ordinaire. Elle se sentait une énergie féroce envers elle-même, pourvu qu'elle n'eût pas à combattre Bénédict; les malédictions du monde entier l'épouvantaient moins que l'idée d'affronter la douleur de son amant.
Elle avoua donc à sa mère qu'elle aimait un autre homme que son mari. Ce furent là tous les renseignements qu'elle donna sur Bénédict; mais elle peignit avec chaleur l'état de son âme et le besoin qu'elle avait d'un appui. Elle la supplia de la rappeler auprès d'elle; car telle était la soumission absolue qu'exigeait la comtesse, que Valentine n'eût pas osé la rejoindre sans son aveu.
À défaut de tendresse, madame de Raimbault eût peut-être accueilli avec vanité la confidence de sa fille; elle eût peut-être fait droit à sa demande, si le même courrier ne lui eût apporté une lettre datée du château de Raimbault, qu'elle lut la première: c'était une dénonciation en règle de mademoiselle Beaujon.
Cette fille, suffoquée de jalousie en voyant la marquise entourée d'une nouvelle famille à ses derniers moments, avait été furieuse surtout du don de quelques bijoux antiques offerts à Louise par sa grand'mère, comme gage de souvenir. Elle se regarda comme frustrée par ce legs, et, n'ayant aucun droit pour s'en plaindre, elle résolut au moins de s'en venger; elle écrivit donc sur-le-champ à la comtesse, sous prétexte de l'informer de la mort de sa belle-mère, et elle profita de l'occasion pour révéler l'intimité de Louise et de Valentine. l'installation scandaleuse de Valentin dans le voisinage, son éducation faite à demi par madame de Lansac, et tout ce qu'il lui plut d'appeler les mystères du pavillon; car elle ne s'en tint pas à dévoiler l'amitié des deux sœurs, elle noircit les relations qu'elles avaient avec le neveu du fermier, le paysan Benoît Lhéry; elle présenta Louise comme une intrigante qui favorisait odieusement l'union coupable de ce rustre avec sa sœur; elle ajouta qu'il était bien tard sans doute pour remédier à tout cela, car le commerce durait depuis quinze grands mois. Elle finit en déclarant que M. de Lansac avait sans doute fait à cet égard de fâcheuses découvertes, car il était parti au bout de trois jours sans avoir aucune relation avec sa femme.
Après avoir donné ce soulagement à sa haine, la Beaujon quitta Raimbault, riche des libéralités de la famille, et vengée des bontés que Valentine avait eues pour elle.
Ces deux lettres mirent la comtesse dans une fureur épouvantable; elle eût ajouté moins de foi aux aveux de la duègne, si les aveux de sa fille, arrivés en même temps, ne lui en eussent semblé la confirmation. Alors tout le mérite de cette confession naïve fut perdu pour Valentine. Madame de Raimbault ne vit plus en elle qu'une malheureuse dont l'honneur était entaché sans retour, et qui, menacée de la vengeance de son mari, venait implorer l'appui nécessaire de sa mère. Cette opinion ne fut que trop confirmée par les bruits de la province qui arrivaient chaque jour à ses oreilles. Le bonheur pur de deux amants n'a jamais pu s'abriter dans la paix obscure des champs sans exciter la jalousie et la haine de tout ce qui végète sottement au sein des petites villes. Le bonheur d'autrui est un spectacle qui dessèche et dévore le provincial; la seule chose qui lui fait supporter sa vie étroite et misérable, c'est le plaisir d'arracher tout amour et toute poésie de la vie de son voisin.
Et puis madame de Raimbault, qui avait été déjà frappée du retour subit de M. de Lansac à Paris, le vit, l'interrogea, ne put obtenir aucune réponse, mais put fort bien comprendre, à l'habileté de son silence et à la dignité de sa contenance évasive, que tout lien d'affection et de confiance était rompu entre sa femme et lui.
Alors elle fit à Valentine une réponse foudroyante, lui conseilla de chercher désormais son refuge dans la protection de cette sœur tarée comme elle, lui déclara qu'elle l'abandonnait à l'opprobre de son sort, et finit en lui donnant presque sa malédiction.
Il est vrai de dire que madame de Raimbault fut navrée de voir la vie de sa fille gâtée à tout jamais; mais il entra encore plus d'orgueil blessé que de tendresse maternelle dans sa douleur. Ce qui le prouve, c'est que le courroux l'emporta sur la pitié, et qu'elle partit pour l'Angleterre, afin, prétendit-elle, de s'étourdir sur ses chagrins, mais, en effet, pour se livrer à la dissipation sans être exposée à rencontrer des gens informés de ses malheurs domestiques, et disposés à critiquer sa conduite en cette occasion.
Tel fut le résultat de la dernière tentative de l'infortunée Valentine. La réponse de sa mère jeta une telle douleur dans son âme qu'elle absorba toutes ses autres pensées. Elle se mit à genoux dans son oratoire, et répandit son affliction en longs sanglots. Puis, au milieu de cette amertume affreuse, elle sentit ce besoin de confiance et d'espoir qui soutient les âmes religieuses; elle sentit surtout ce besoin d'affection qui dévore la jeunesse. Haïe, méconnue, repoussée de partout, il lui restait encore un asile: c'était le cœur de Bénédict. Était-il donc si coupable, cet amour tant calomnié? Dans quel crime l'avait-il donc entraînée?
«Mon Dieu! s'écria-t-elle avec ardeur, toi qui seul vois la pureté de mes désirs, toi qui seul connais l'innocence de ma conduite, ne me protégeras-tu pas? te retireras-tu aussi de moi? La justice que les hommes me refusent, n'est-ce pas en toi que je la trouverai? Cet amour est-il donc si coupable?»
Comme elle se penchait sur son prie-Dieu, elle aperçut un objet qu'elle y avait déposé comme l'ex-voto d'une superstition amoureuse; c'était ce mouchoir teint de sang que Catherine avait rapporté de la maison du ravin le jour du suicide de Bénédict, et que Valentine lui avait réclamé ensuite en apprenant cette circonstance. En ce moment, la vue du sang répandu pour elle fut comme une victorieuse protestation d'amour et de dévouement, en réponse aux affronts qu'elle recevait de toutes parts. Elle saisit le mouchoir, le pressa contre ses lèvres, et, plongée dans une mer de tourments et de délices, elle resta longtemps immobile et recueillie, ouvrant son cœur à la confiance, et sentant revenir cette vie ardente qui dévorait son être quelques jours auparavant.
XXXVI.
Bénédict était bien malheureux depuis huit jours. Cette feinte maladie, dont Louise ne savait lui donner aucun détail, le jetait dans de vives inquiétudes. Tel est l'égoïsme de l'amour, qu'il aimait encore mieux croire au mal de Valentine que de la soupçonner de vouloir le fuir. Ce soir-là, poussé par un vague espoir, il rôda longtemps autour du parc; enfin, maître d'une clef particulière que l'on confiait d'ordinaire à Valentin, il se décida à pénétrer jusqu'au pavillon. Tout était silencieux et désert dans ce lieu naguère si plein de joie, de confiance et d'affection. Son cœur se serra; il en sortit, et se hasarda à entrer dans le jardin du château. Depuis la mort de la vieille marquise, Valentine avait supprimé plusieurs domestiques. Le château était donc peu habité. Bénédict en approcha sans rencontrer personne.
L'oratoire de Valentine était situé dans une tourelle vers la partie la plus solitaire du bâtiment. Un petit escalier en vis, reste des anciennes constructions sur lesquelles le nouveau manoir avait été bâti, descendait de sa chambre à l'oratoire, et de l'oratoire au jardin. La fenêtre, cintrée et surmontée d'ornements dans le goût italien de la renaissance, s'élevait au-dessus d'un massif d'arbres dont la cime s'empourprait alors des reflets du couchant. La chaleur du jour avait été extrême; des éclairs silencieux glissaient faiblement sur l'horizon violet, l'air était rare et comme chargé d'électricité; c'était un de ces soirs d'été où l'on respire avec peine, où l'on sent en soi une excitation nerveuse extraordinaire, où l'on souffre d'un mal sans nom qu'on voudrait pouvoir soulager par des larmes.
Parvenu au pied du massif en face de la tour, Bénédict jeta un regard inquiet sur la fenêtre de l'oratoire. Le soleil embrasait ses vitraux coloriés. Bénédict chercha longtemps à saisir quelque chose derrière ce miroir ardent, lorsqu'une main de femme l'ouvrit tout à coup, et une forme fugitive se montra et disparut.
Bénédict monta sur un vieux if, et, caché par ses rameaux noirs et pendants, il s'éleva assez pour que sa vue pût plonger dans l'intérieur. Alors il vit distinctement Valentine à genoux, avec ses cheveux blonds à demi détachés, qui tombaient négligemment sur son épaule, et que le soleil dorait de ses derniers feux. Ses joues étaient animées, son attitude avait un abandon plein de grâce et de candeur. Elle pressait sur sa poitrine et baisait avec amour ce mouchoir sanglant que Bénédict avait cherché avec tant d'anxiété après son suicide, et qu'il reconnut aussitôt entre ses mains.
Alors Bénédict, promenant ses regards craintifs sur le jardin désert, et n'ayant qu'un mouvement à faire pour atteindre à cette fenêtre, ne put résister à la tentation. Il s'attacha à la balustrade sculptée, et, abandonnant la dernière branche qui le soutenait encore, il s'élança au péril de sa vie.
En voyant une ombre se dessiner dans l'air éblouissant de la croisée, Valentine jeta un cri; mais, en le reconnaissant, sa terreur changea de nature.
—Ô ciel! lui dit-elle, oserez-vous donc me poursuivre jusqu'ici?
—Me chassez-vous? répondit Bénédict. Voyez! vingt pieds seulement me séparent du sol; ordonnez-moi de lâcher cette balustrade, et j'obéis.
—Grand Dieu! s'écria Valentine épouvantée de la situation où elle le voyait, entrez, entrez! Vous me faites mourir de frayeur.
Il s'élança dans l'oratoire, et Valentine, qui s'était attachée à son vêtement dans la crainte de le voir tomber, le pressa dans ses bras par un mouvement de joie involontaire en le voyant sauvé.
En cet instant tout fut oublié, et les résistances que Valentine avait tant méditées, et les reproches que Bénédict s'était promis de lui faire. Ces huit jours de séparation, dans de si tristes circonstances, avaient été pour eux comme un siècle. Le jeune homme s'abandonnait à une joie folle en pressant contre son cœur Valentine, qu'il avait craint de trouver mourante, et qu'il voyait plus belle et plus aimante que jamais.
Enfin, la mémoire de ce qu'il avait souffert loin d'elle lui revint; il l'accusa d'avoir été menteuse et cruelle.
—Écoutez, lui dit Valentine avec feu en le conduisant devant sa madone, j'avais fait serment de ne jamais vous revoir, parce que je m'étais imaginé que je ne pourrais le faire sans crime. Maintenant jurez-moi que vous m'aiderez à respecter mes devoirs; jurez-le devant Dieu, devant cette image, emblème de pureté; rassurez-moi, rendez-moi la confiance que j'ai perdue. Bénédict, votre âme est sincère, vous ne voudriez pas commettre un sacrilège dans votre cœur; dites! vous sentez-vous plus fort que je ne le suis?
Bénédict pâlit et recula avec épouvante. Il avait dans l'esprit une droiture vraiment chevaleresque, et préférait le malheur de perdre Valentine au crime de la tromper.
—Mais c'est un vœu que vous me demandez, Valentine! s'écria-t-il. Pensez-vous que j'aie l'héroïsme de le prononcer et de le tenir sans y être préparé?
—Eh quoi! ne l'êtes-vous pas depuis quinze mois? lui dit-elle. Ces promesses solennelles que vous me fîtes un soir en face de ma sœur, et que jusqu'ici vous aviez si loyalement observées...
—Oui, Valentine, j'ai eu cette force, et j'aurai peut-être celle de renouveler mon vœu. Mais ne me demandez rien aujourd'hui, je suis trop agité; mes serments n'auraient nulle valeur. Tout ce qui s'est passé a chassé le calme que vous aviez fait rentrer dans mon sein. Et puis, Valentine! femme imprudente! vous me dites que vous tremblez! Pourquoi me dites-vous cela? Je n'aurais pas eu l'audace de le penser. Vous étiez forte quand je vous croyais forte; pourquoi me demander, à moi, l'énergie que vous n'avez pas? Où la trouverai-je maintenant? Adieu, je vais me préparer à vous obéir. Mais jurez-moi que vous ne me fuirez plus; car vous voyez l'effet de cette conduite sur moi: elle me tue, elle détruit tout l'effet de ma vertu passée.
—Eh bien! Bénédict, je vous le jure; car il m'est impossible de ne pas me fier à vous quand je vous vois et quand je vous entends. Adieu; demain nous nous reverrons tous au pavillon.
Elle lui tendit la main; Bénédict hésita à la toucher. Un tremblement convulsif l'agitait. À peine l'eut-il effleurée, qu'une sorte de rage s'empara de lui. Il étreignit Valentine dans ses bras, puis il voulut la repousser. Alors l'effroyable violence qu'il imposait à sa nature ardente depuis si longtemps ayant épuisé toutes ses forces, il se tordit les mains avec fureur et tomba presque mourant sur les marches du prie-Dieu.
—Prends pitié de moi, dit-il avec angoisse, toi qui as créé Valentine; rappelle mon âme à toi, éteins ce souffle dévorant qui ronge ma poitrine et torture ma vie; fais-moi la grâce de mourir.
Il était si pâle, tant de souffrance se peignait dans ses yeux éteints, que Valentine le crut réellement sur le point de succomber. Elle se jeta à genoux près de lui, le pressa sur son cœur avec délire, le couvrit de caresses et de pleurs, et tomba épuisée elle-même dans ses bras avec des cris étouffés, en le voyant défaillir et rejeter en arrière sa tête froide et mourante.
Enfin elle le rappela à lui-même; mais il était si faible, si accablé, qu'elle ne voulut point le renvoyer ainsi. Retrouvant toute son énergie avec la nécessité de le secourir, elle le soutint et le traîna jusqu'à sa chambre, où elle lui prépara du thé.
En ce moment, la bonne et douce Valentine redevint l'officieuse et active ménagère dont la vie était toute consacrée à être utile aux autres. Ses terreurs de femme et d'amante se calmèrent pour faire place aux sollicitudes de l'amitié. Elle oublia en quel lieu elle amenait Bénédict et ce qui devait se passer dans son âme, pour ne songer qu'à secourir ses sens. L'imprudente ne fit point attention aux regards sombres et farouches qu'il jetait sur cette chambre où il n'était entré qu'une fois, sur ce lit où il l'avait vue dormir toute une nuit, sur tous ces meubles qui lui rappelaient la plus orageuse crise et la plus solennelle émotion de sa vie. Assis sur un fauteuil, les sourcils froncés, les bras pendants, il la regardait machinalement errer autour de lui, sans imaginer à quoi elle s'occupait.
Quand elle lui apporta le breuvage calmant qu'elle venait de lui préparer, il se leva brusquement et la regarda d'un air si étrange et si égaré qu'elle laissa échapper la tasse et recula avec effroi.
Bénédict jeta ses bras autour d'elle et l'empêcha de fuir.
—Laissez-moi, s'écria-t-elle, le thé m'a horriblement brûlée.
En effet, elle s'éloigna en boitant. Il se jeta à genoux et baisa son petit pied légèrement rougi au travers de son bas transparent, et puis il faillit mourir encore; et Valentine, vaincue par la pitié, par l'amour, par la peur surtout, ne s'arracha plus de ses bras quand il revint à la vie...
C'était un moment fatal qui devait arriver tôt ou tard. Il y a bien de la témérité à espérer vaincre une passion, quand on se voit tous les jours et qu'on a vingt ans.
Durant les premiers jours, Valentine, emportée au delà de toutes ses impressions habituelles, ne songea point au repentir; mais ce moment vint et il fut terrible.
Alors Bénédict regretta amèrement un bonheur qu'il fallait payer si cher. Sa faute reçut le plus rude châtiment qui pût lui être infligé: il vit Valentine pleurer et dépérir de chagrin.
Trop vertueux l'un et l'autre pour s'endormir dans des joies qu'ils avaient réprouvées et repoussées si longtemps, leur existence devint cruelle. Valentine n'était point capable de transiger avec sa conscience. Bénédict aimait trop passionnément pour sentir un bonheur que ne partageait plus Valentine. Tous deux étaient trop faibles, trop livrés à eux-mêmes, trop dominés par les impétueuses sensations de la jeunesse, pour s'arracher à ces joies pleines de remords. Ils se quittaient avec désespoir; ils se retrouvaient avec enthousiasme. Leur vie était un combat perpétuel, un orage toujours renaissant, une volupté sans bornes et un enfer sans issue.
Bénédict accusait Valentine de l'aimer peu, de ne pas savoir le préférer à son honneur, à l'estime d'elle-même, de n'être capable d'aucun sacrifice complet; et quand ces reproches avaient amené une nouvelle faiblesse de Valentine, quand il la voyait pleurer avec désespoir et succomber sous de pâles terreurs, il haïssait le bonheur qu'il venait de goûter; il eût voulu au prix de son sang en laver le souvenir. Il lui offrait alors de la fuir, il lui jurait de supporter la vie et l'exil; mais elle n'avait plus la force de l'éloigner.
—Ainsi je resterais seule et abandonnée à ma douleur! lui disait-elle; non, ne me laissez pas ainsi, j'en mourrais; je ne puis plus vivre qu'en m'étourdissant. Dès que je rentre en moi-même, je sens que je suis perdue; ma raison s'égare, et je serais capable de couronner mes crimes par le suicide. Votre présence du moins me donne la force de vivre dans l'oubli de mes devoirs. Attendons encore, espérons, prions Dieu; seule, je ne puis plus prier; mais près de vous l'espoir me revient. Je me flatte de trouver un jour assez de vertu en moi pour vous aimer sans crime. Peut-être m'en donnerez-vous le premier, car enfin vous êtes plus fort que moi; c'est moi qui vous repousse et qui vous rappelle toujours.
Et puis venaient ces moments de passion impétueuse où l'enfer avec ses terreurs faisait sourire Valentine. Elle n'était pas incrédule alors, elle était fanatique d'impiété.
—Eh bien, disait-elle, bravons tout; qu'importe que je perde mon âme? Soyons heureux sur la terre; le bonheur d'être à toi sera-t-il trop payé par une éternité de tourments? Je voudrais avoir quelque chose de plus à te sacrifier; dis, ne sais-tu pas un prix qui puisse m'acquitter envers toi?
—Oh! si tu étais toujours ainsi! s'écriait Bénédict.
Ainsi Valentine, de calme et réservée qu'elle était naturellement, était devenue passionnée jusqu'au délire par suite d'un impitoyable concours de malheurs et de séductions qui avaient développé en elle de nouvelles facultés pour combattre et pour aimer. Plus sa résistance avait été longue et raisonnée, plus sa chute était violente. Plus elle avait amassé de forces pour repousser la passion, plus la passion trouvait en elle les aliments de sa force et de sa durée.
Un événement que Valentine avait pour ainsi dire oublié de prévoir, vint faire diversion à ces orages. Un matin, M. Grapp se présenta muni de pièces en vertu desquelles le château et la terre de Raimbault lui appartenaient, sauf une valeur de vingt mille francs environ, qui constituait à l'avenir toute la fortune de madame de Lansac. Les terres furent immédiatement mises en vente, au plus offrant, et Valentine fut sommée de sortir, sous vingt-quatre heures, des propriétés de M. Grapp.
Ce fut un coup de foudre pour ceux qui l'aimaient; jamais fléau céleste ne causa dans le pays une semblable consternation. Mais Valentine ressentit moins son malheur qu'elle ne l'eût fait dans une autre situation; elle pensa, dans le secret de son cœur, que M. de Lansac étant assez vil pour se faire payer son déshonneur au poids de l'or, elle était pour ainsi dire quitte envers lui. Elle ne regretta que le pavillon, asile d'un bonheur pour jamais évanoui, et, après en avoir retiré le peu de meubles qu'il lui fut permis d'emporter, elle accepta provisoirement un refuge à la ferme de Grangeneuve, que les Lhéry, en vertu d'un arrangement avec Grapp, étaient eux-mêmes sur le point de quitter.
XXXVII.
Au milieu de l'agitation que lui causa ce bouleversement de sa destinée, elle passa quelques jours sans voir Bénédict. Le courage avec lequel elle supporta l'épreuve de sa ruine raffermit un peu son âme, et elle trouva en elle assez de calme pour tenter d'autres efforts.
Elle écrivit à Bénédict:
«Je vous supplie de ne point chercher à me voir durant cette quinzaine, que je vais passer dans la famille Lhéry. Comme vous n'êtes point entré à la ferme depuis le mariage d'Athénaïs, vous n'y sauriez reparaître maintenant sans afficher nos relations. Quelque invité que vous puissiez l'être par madame Lhéry, qui regrette toujours votre désunion apparente, refusez, si vous ne voulez m'affliger beaucoup. Adieu; je ne sais point ce que je deviendrai, j'ai quinze jours pour m'en occuper. Quand j'aurai décidé de mon avenir, je vous le ferai savoir, et vous m'aiderez à le supporter, quel qu'il soit. V.»
Ce billet jeta une profonde terreur dans l'esprit de Bénédict; il crut y voir cette décision tant redoutée qu'il avait fait révoquer si souvent à Valentine, mais qui, à la suite de tant de chagrins, devenait peut-être inévitable. Abattu, brisé sous le poids d'une vie si orageuse et d'un avenir si sombre, il se laissa aller au découragement. Il n'avait même plus l'espoir du suicide pour le soutenir. Sa conscience avait contracté des engagements envers le fils de Louise; et puis, d'ailleurs, Valentine était trop malheureuse pour qu'il voulût ajouter ce coup terrible à tous ceux dont le sort l'avait frappée. Désormais qu'elle était ruinée, abandonnée, navrée de chagrins et de remords, son devoir, à lui, était de vivre pour s'efforcer de lui être utile et de veiller sur elle en dépit d'elle-même.
Louise avait enfin vaincu cette folle passion qui l'avait si longtemps torturée. La nature de ses liens avec Bénédict, consolidée et purifiée par la présence de son fils, était devenue calme et sainte. Son caractère violent s'était adouci à la suite de cette grande victoire intérieure. Il est vrai qu'elle ignorait complètement le malheur qu'avait eu Bénédict d'être trop heureux avec Valentine; elle s'efforçait de consoler celle-ci de ses pertes, sans savoir qu'elle en avait fait une irréparable, celle de sa propre estime. Elle passait donc tous ses instants auprès d'elle, et ne comprenait pas quelles nouvelles anxiétés pesaient sur Bénédict.
La jeune et vive Athénaïs avait personnellement souffert de ces derniers événements, d'abord parce qu'elle aimait sincèrement Valentine, et puis parce que le pavillon fermé, les douces réunions du soir interrompues, le petit parc abandonné pour jamais, gonflaient son cœur d'une amertume indéfinissable. Elle s'étonnait elle-même de n'y pouvoir songer sans soupirer; elle s'effrayait de la longueur de ses jours et de l'ennui de ses soirées.
Évidemment il manquait à sa vie quelque chose d'important, et Athénaïs, qui touchait à peine à sa dix-huitième année, s'interrogeait naïvement à cet égard sans oser se répondre. Mais, dans tous ses rêves, la blonde et noble tête du jeune Valentin se montrait parmi des buissons chargés de fleurs. Sur l'herbe des prairies, elle croyait courir poursuivie par lui; elle le voyait grand, élancé, souple comme un chamois, franchir les haies pour l'atteindre; elle folâtrait avec lui, elle partageait ses rires si francs et si jeunes; puis elle rougissait elle-même en voyant la rougeur monter sur ce front candide, en sentant cette main frêle et blanche brûler en touchant la sienne, en surprenant un soupir et un regard mélancolique à cet enfant, dont elle ne voulait pas se méfier. Toutes les agitations timides d'un amour naissant, elle les ressentait à son insu. Et quand elle s'éveillait, quand elle trouvait à son côté ce Pierre Blutty, ce paysan si rude, si brutal en amour, si dépourvu d'élégance et de charme, elle sentait son cœur se serrer et des larmes venir au bord de ses paupières. Athénaïs avait toujours aimé l'aristocratie; un langage élevé, lors même qu'il était au-dessus de sa portée et de son intelligence, lui semblait la plus puissante des séductions. Lorsque Bénédict parlait d'arts ou de sciences, elle l'écoutait avec admiration, parce qu'elle ne le comprenait pas. C'était par sa supériorité en ce genre qu'il l'avait longtemps dominée. Depuis qu'elle avait pris son parti de renoncer à lui, le jeune Valentin, avec sa douceur, sa retenue, la majesté féodale de son beau profil, son aptitude aux connaissances abstraites, était devenu pour elle un type de grâce et de perfection. Elle avait longtemps exprimé tout haut sa prédilection pour lui; mais elle commençait à ne plus oser, car Valentin grandissait d'une façon effrayante, son regard devenait pénétrant comme le feu, et la jeune fermière sentait le sang lui monter au visage chaque fois qu'elle prononçait son nom.
Le pavillon abandonné était donc un sujet involontaire d'aspirations et de regrets. Valentin venait bien quelquefois embrasser sa mère et sa tante; mais la maison du ravin était assez éloignée de la ferme pour qu'il ne pût faire souvent cette course sans se déranger beaucoup de ses études, et la première semaine parut mortellement longue à madame Blutty.
L'avenir devenait incertain. Louise parlait de retourner à Paris avec son fils et Valentine. D'autres fois, les deux sœurs faisaient le projet d'acheter une petite maison de paysan et d'y vivre solitaires. Blutty, qui était toujours jaloux de Bénédict, quoi qu'il n'en eût guère sujet, parlait d'emmener sa femme en Marche, où il avait des propriétés. De toutes les manières, il faudrait s'éloigner de Valentin; Athénaïs ne pouvait plus y penser sans des regrets qui portaient une vive lumière dans les secrets de son cœur.
Un jour, elle se laissa entraîner par le plaisir de la promenade jusqu'à un pré fort éloigné, qu'en bonne fermière elle voulait parcourir. Ce pré touchait au bois de Vavray, et le ravin n'était pas loin sur la lisière du bois. Or, il arriva que Bénédict et Valentin se promenaient par là; que le jeune homme aperçut, sur le vert foncé de la prairie, la taille alerte et bien prise de madame Blutty, et qu'il franchît la haie sans consulter son mentor pour aller la rejoindre. Bénédict se rapprocha d'eux, et ils causèrent quelque temps ensemble.
Alors Athénaïs, qui avait pour son cousin un reste de ce vif intérêt qui rend l'amitié d'une femme pour un homme si complaisante et si douce, s'aperçut des ravages que depuis quelques jours surtout, le chagrin avait faits en lui. L'altération de ses traits l'effraya, et, passant son bras sous le sien, elle le pria avec instance de lui dire franchement la cause de sa tristesse et l'état de sa santé. Comme elle s'en doutait un peu, elle eut la délicatesse de renvoyer Valentin à quelque distance, en le chargeant de lui rapporter son ombrelle oubliée sous un arbre.
Il y avait si longtemps que Bénédict se contraignait pour cacher sa souffrance à tous les yeux, que l'affection de sa cousine lui fut douce. Il ne put résister au besoin de s'épancher, lui parla de son attachement pour Valentine, de l'inquiétude où il vivait séparé d'elle, et finit par lui avouer qu'il était réduit au désespoir par la crainte de la perdre à jamais.
Athénaïs, dans sa candeur, ne voulut pas voir dans cette passion, qu'elle connaissait depuis longtemps, le côté délicat, qui eût fait reculer une personne plus prudente. Dans la sincérité de son âme, elle ne croyait pas Valentine capable d'oublier ses principes, et jugeait cet amour aussi pur que celui qu'elle éprouvait pour Valentin. Elle s'abandonna donc à l'élan de la sympathie, et promit qu'elle solliciterait de Valentine une décision moins rigide que celle qu'elle méditait...
—Je ne sais si je réussirai, lui dit-elle avec cette franchise expansive qui la rendait aimable en dépit de ses travers; mais je vous jure que je travaillerai à votre bonheur comme au mien propre. Puissé-je vous prouver que je n'ai jamais cessé d'être votre amie!
Bénédict, touché de cet élan d'amitié généreuse, lui baisa la main avec reconnaissance. Valentin, qui revenait en ce moment avec l'ombrelle, vit ce mouvement, et devint tour à tour si rouge et si pâle qu'Athénaïs s'en aperçut et perdit elle-même contenance; mais, tâchant de se donner un air solennel et important:
—Il faudra nous revoir, dit-elle à Bénédict, pour nous entendre sur cette grande affaire. Comme je suis étourdie et maladroite, j'aurai besoin de votre direction. Je viendrai donc demain me promener par ici, et vous dire ce que j'aurai obtenu. Nous aviserons au moyen d'obtenir davantage. À demain!
Et elle s'éloigna légèrement avec un signe de tête amical à son cousin; mais ce n'est pas lui qu'elle regarda en prononçant son dernier mot.
Le lendemain, en effet, ils eurent une nouvelle conférence. Tandis que Valentin errait en avant sur le sentier du bois, Athénaïs raconta à son cousin le peu de succès de ses tentatives. Elle avait trouvé Valentine impénétrable. Cependant elle ne se décourageait pas, et durant toute une semaine elle travailla de tout son pouvoir à rapprocher les deux amants.
La négociation ne marcha pas très-vite. Peut-être la jeune plénipotentiaire n'était-elle pas fâchée de multiplier les conférences dans la prairie. Dans les intervalles de ces causeries avec Bénédict, Valentin se rapprochait, et se consolait d'être exclu du secret en obtenant un sourire et un regard qui valaient plus que mille paroles. Et puis, quand les deux cousins s'étaient tout dit, Valentin courait après les papillons avec Athénaïs, et, tout en folâtrant, il réussissait à toucher sa main, à effleurer ses cheveux, à lui ravir quelque ruban ou quelque fleur. À dix-sept ans, on en est encore à la poésie de Dorat.
Bénédict, lors même que sa cousine ne lui apportait aucune bonne nouvelle, était heureux d'entendre parler de Valentine. Il l'interrogeait sur les moindres actes de sa vie, il se faisait redire mot pour mot ses entretiens avec Athénaïs. Enfin, il s'abandonnait à la douceur d'être encouragé et consolé, sans se douter des funestes conséquences que devaient avoir ses relations si pures avec sa cousine.
Pendant ce temps, Pierre Blutty était allé en Marche pour donner un coup d'œil à ses affaires particulières. À la fin de la semaine, il revint par un village où se tenait une foire, et où il s'arrêta pour vingt-quatre heures. Il y rencontra son ami Simonneau.
Un malheureux hasard avait voulu que Simonneau se fût énamouré depuis peu d'une grosse gardeuse d'oies, dont la chaumière était située dans un chemin creux à trois pas de la prairie. Il s'y rendait chaque jour, et de la lucarne d'un grenier à foin qui servait de temple à ses amours rustiques, il voyait passer et repasser dans le sentier Athénaïs, appuyée sur le bras de Bénédict. Il ne manqua pas d'incriminer ces rendez-vous. Il se rappelait l'ancien amour de mademoiselle Lhéry pour son cousin; il savait la jalousie de Pierre Blutty, et il n'imaginait pas qu'une femme pût venir trouver un homme, causer confidentiellement avec lui, sans y porter des sentiments et des intentions contraires à la fidélité conjugale.
Dans son gros bon sens, il se promit d'avertir Pierre Blutty, et il n'y manqua pas. Le fermier entra dans une fureur épouvantable, et voulut partir sur-le-champ pour assommer son rival et sa femme. Simonneau le calma un peu en lui faisant observer que le mal n'était peut-être pas aussi grand qu'il pouvait le devenir.
—Foi de Simonneau, lui dit-il, j'ai presque toujours vu le garçon à mademoiselle Louise avec eux, mais à environ trente pas; il pouvait les voir, aussi je pense bien qu'ils ne pouvaient pas faire grand mal; mais ils pouvaient en dire; car, lorsqu'il s'approchait d'eux, ils avaient soin de le renvoyer. Ta femme lui tapait doucement sur la joue, et le faisait courir bien loin, afin de causer à son aise apparemment.
—Voyez-vous, l'effrontée! disait Pierre Blutty en se mordant les poings. Ah! je devais bien m'en douter que cela finirait ainsi. Ce freluquet-là! il en conte à toutes les femmes. Il a fait la cour à mademoiselle Louise en même temps qu'à ma femme avant son mariage. Depuis, il est au su de tout le monde qu'il a osé courtiser madame de Lansac. Mais celle-là est une femme honnête et respectable, qui a refusé de le voir, et qui a déclaré qu'il ne mettrait jamais les pieds à la ferme tant qu'elle y serait. Je le sais bien, peut-être! j'ai entendu qu'elle le disait à sa sœur, le jour où elle est venue loger chez nous. Maintenant, faute de mieux, ce monsieur veut bien revenir à ma femme! Qu'est-ce qui me répondra d'ailleurs qu'ils ne s'entendent pas depuis longtemps? Pourquoi était-elle si entichée, ces derniers mois, d'aller au château tous les soirs, contre mon gré? C'est qu'elle le voyait là. Et il y a un diable de parc où ils se promenaient tous deux tant qu'ils voulaient. Vingt mille tonnerres! je m'en vengerai! À présent qu'on a fermé le parc, ils se donnent rendez-vous dans le bois, c'est tout clair! Sais-je ce qui se passe la nuit? Mais, triple diable! me voici; nous verrons si cette fois Satan défendra sa peau. Je leur ferai voir qu'on n'insulte pas impunément Pierre Blutty.
—S'il te faut un camarade, tu sais que je suis là, répondit Simonneau.
Les deux amis se pressèrent la main et prirent ensemble le chemin de la ferme.
Cependant Athénaïs avait si bien plaidé pour Bénédict, elle avait avec tant de candeur et de zèle défendu la cause de l'amour; elle avait surtout si bien peint sa tristesse, l'altération de sa santé, sa pâleur, ses anxiétés; elle l'avait montré si soumis, si timide, que la faible Valentine s'était laissé fléchir. En secret même, elle avait été bien aise de voir solliciter son rappel; car à elle aussi les journées semblaient bien longues et sa résolution bien cruelle.
Bientôt il n'avait plus été question que de la difficulté de se voir.
—Je suis forcée, avait dit Valentine, de me cacher de cet amour comme d'un crime. Un ennemi que j'ignore, et qui sans doute me surveille de bien près, a réussi à me brouiller avec ma mère. Maintenant je sollicite mon pardon; car quel autre appui me reste? Mais si je me compromets par quelque nouvelle imprudence, elle le saura, et il ne faudra plus espérer la fléchir. Je ne puis donc pas aller avec toi à la prairie.
—Non, sans doute, dit Athénaïs, mais il peut venir ici.
—Y songes-tu? reprit Valentine. Outre que ton mari s'est prononcé souvent à cet égard d'une manière hostile, et que la présence de Bénédict à la ferme pourrait faire naître des querelles dans ta famille et dans ton ménage, rien ne serait plus manifeste pour me compromettre que cette démarche, après deux ans écoulés sans reparaître ici. Son retour serait remarqué et commenté comme un événement, et nul ne pourrait douter que j'en fusse la cause.
—Tout cela est fort bien, dit Athénaïs; mais qui l'empêche de venir ici à la brune, sans être observé? Nous voici en automne, les jours sont courts; à huit heures il fait nuit noire; à neuf heures tout le monde est couché; mon mari, qui est un peu moins dormeur que les autres, est absent. Quand Bénédict serait, je suppose, à la porte du verger sur les neuf heures et demie, quand j'irais le lui ouvrir, quand vous causeriez dans la salle basse une heure ou deux, quand il retournerait chez lui vers onze heures, avant le lever de la lune, eh bien! qu'y aurait-il de si difficile et de si dangereux?
Valentine fit bien des objections. Athénaïs insista, supplia, pleura même, déclara que ce refus causerait la mort de Bénédict. Elle finit par l'emporter. Le lendemain elle courut triomphante à la prairie, et y porta cette bonne nouvelle.
Le soir même, Bénédict, muni des instructions de sa protectrice, et connaissant parfaitement les lieux, fut introduit auprès de Valentine, et passa deux heures avec elle; il réussit, dans cette entrevue, à reconquérir tout son empire. Il la rassura sur l'avenir, lui jura de renoncer à tout bonheur qui lui coûterait un regret, pleura d'amour et de joie à ses pieds, et la quitta, heureux de la voir plus calme et plus confiante, après avoir obtenu un second rendez-vous pour le lendemain.
Mais le lendemain Pierre Blutty et Georges Simonneau arrivèrent à la ferme. Blutty dissimula assez bien sa fureur et observa sa femme attentivement. Elle n'alla point A la prairie, il n'en était plus besoin; et d'ailleurs elle craignait d'être suivie.
Blutty prit des renseignements autour de lui avec autant d'adresse qu'il en fut capable, et il est vrai de dire que les paysans n'en manquent point lorsqu'une des cordes épaisses de leur sensibilité est enfin mise en jeu. Tout en affectant un air d'indifférence assez bien joué, il eut tout le jour l'œil et l'oreille au guet. D'abord il entendit un garçon de charrue dire à son compagnon que Charmette, la grande chienne fauve de la ferme, n'avait pas cessé d'aboyer depuis neuf heures et demie jusqu'à minuit. Ensuite il se promena dans le verger, et vit le sommet d'un mur en pierres sèches qui l'entourait un peu dérangé. Mais un indice plus certain, ce fut un talon de botte marqué en plusieurs endroits sur la glaise du fossé. Or, personne à la ferme ne faisait usage de bottes; on n'y connaissait que les sabots ou les souliers ferrés à triple rang de clous.
Alors Blutty n'eut plus de doutes. Pour s'emparer à coup sûr de son ennemi, il sut renfermer sa colère et sa douleur, et vers le soir il embrassa assez cordialement sa femme, en disant qu'il allait passer la nuit à une métairie que possédait Simonneau, à une demi-lieue de là. On venait de finir les vendanges; Simonneau, qui avait fait sa récolte un des derniers, avait besoin d'aide pour surveiller et contenir pendant cette nuit la fermentation de ses cuves. Cette fable n'inspira de doute à personne; Athénaïs se sentait trop innocente pour s'effrayer des projets de son mari.
Il se retira donc chez son compagnon, et brandissant avec fureur une de ces lourdes fourches en fer dont on se sert dans le pays pour afféter le foin sur les charrettes en temps de récolte, il attendit la nuit avec une cuisante impatience. Pour lui donner du cœur et du sang-froid, Simonneau le fit boire.
XXXVIII
Sept heures sonnèrent. La soirée était froide et triste. Le vent mugissait sur le chaume de la maisonnette, et le ruisseau, gonflé par les pluies des jours précédents, remplissait le ravin de son murmure plaintif et monotone. Bénédict se préparait à quitter son jeune ami, et il commençait, comme la veille, à lui bâtir une fable sur la nécessité de sortir à une pareille heure, lorsque Valentin l'interrompit.
—Pourquoi me tromper? lui dit-il tout à coup en jetant sur la table d'un air résolu le livre qu'il tenait. Vous allez à la ferme.
Immobile de surprise, Bénédict ne trouva point de réponse.
—Eh bien, mon ami, dit le jeune homme avec une amertume concentrée, allez donc, et soyez heureux, vous le méritez mieux que moi; et si quelque chose peut adoucir ce que je souffre, c'est de vous avoir pour rival.
Bénédict tombait des nues; les hommes ont peu de perspicacité pour ces sortes de découvertes, et d'ailleurs ses propres chagrins l'avaient trop absorbé depuis longtemps pour qu'il pût s'être aperçu que l'amour avait fait irruption aussi chez cet enfant dont il avait la tutelle. Étourdi de ce qu'il entendait, il s'imagina que Valentin était amoureux de sa tante, et son sang se glaça de surprise et de chagrin.
—Mon ami, dit Valentin en se jetant sur une chaise d'un air accablé, je vous offense, je vous irrite, je vous afflige peut-être! Vous que j'aime tant! me voilà forcé de lutter contre la haine que vous m'inspirez quelquefois! Tenez, Bénédict, prenez garde à moi, il y a des jours où je suis tenté de vous assassiner.
—Malheureux enfant! s'écria Bénédict en lui saisissant fortement le bras; vous osez nourrir un pareil sentiment pour celle que vous devriez respecter comme votre mère!
—Comme ma mère, reprit-il avec un sourire triste; elle serait bien jeune, ma mère!
—Grand Dieu! dit Bénédict consterné, que dira Valentine?
—Valentine! Et que lui importe? D'ailleurs, pourquoi n'a-t-elle pas prévu ce qui arriverait? Pourquoi a-t-elle permis que chaque soir nous réunît sous ses yeux? Et vous-même pourquoi m'avez-vous pris pour le confident et le témoin de vos amours? Car vous l'aimez, maintenant je ne puis m'y tromper. Hier, je vous ai suivi, vous alliez à la ferme, et je ne suppose point que vous y alliez si secrètement pour voir ma mère ou ma tante. Pourquoi vous en cacheriez-vous?
—Ah ça, que voulez-vous donc dire? s'écria Bénédict dégagé d'un poids énorme; vous me croyez amoureux de ma cousine?
—Qui ne le serait? répondit le jeune homme avec un naïf enthousiasme.
—Viens, mon enfant, dit Bénédict en le pressant contre sa poitrine. Crois-tu à la parole d'un ami? Eh bien! je te jure sur l'honneur que je n'eus jamais d'amour pour Athénaïs, et que je n'en aurai jamais. Es-tu content maintenant?
—Serait-il vrai? s'écria Valentin en l'embrassant avec transport; mais, en ce cas, que vas-tu donc faire à la ferme?
—M'occuper, répondit Bénédict embarrassé, d'une affaire importante pour l'existence de madame de Lansac. Forcé de me cacher pour ne pas rencontrer Blutty, avec lequel je suis brouillé, et qui pourrait à juste titre s'offenser de ma présence chez lui, je prends quelques précautions pour parvenir auprès de ma tante. Ses intérêts exigent tous mes soins... C'est une affaire d'argent que tu comprendrais peu... Que t'importe, d'ailleurs? Je te l'expliquerai plus tard, il faut que je parte.
—Il suffit, dit Valentin; je n'ai pas d'explication à vous demander. Vos motifs ne peuvent être que nobles et généreux. Mais permets-moi de t'accompagner, Bénédict.
—Je le veux bien, pendant une partie du chemin, répondit-il.
Ils sortirent ensemble.
—Pourquoi ce fusil? dit Bénédict en voyant Valentin passer à ses côtés l'arme sur l'épaule.
—Je ne sais. Je veux aller avec toi jusqu'à la ferme. Ce Pierre Blutty te hait, je le sais. S'il te rencontrait, il te ferait un mauvais parti. Il est lâche et brutal; laisse-moi t'escorter. Tiens, hier soir je n'ai pu dormir tant que tu n'as pas été rentré. Je faisais des rêves affreux; et à présent que j'ai le cœur déchargé d'une horrible jalousie, à présent que je devrais être heureux, je me sens dans l'humeur la plus noire que j'aie eue de ma vie.
—Je t'ai dit souvent, Valentin, que tu as les nerfs d'une femme. Pauvre enfant! Ton amitié m'est douce pourtant. Je crois qu'elle réussirait à me faire supporter la vie quand tout le reste me manquerait.
Ils marchèrent quelque temps en silence, puis ils reprirent une conversation interrompue et brisée à chaque instant. Bénédict sentait son cœur se gonfler de joie à l'approche du moment qui devait le réunir à Valentine. Son jeune compagnon, d'une nature plus frêle et plus impressionnable, se débattait sous le poids de je ne sais quel pressentiment. Bénédict voulut lui montrer la folie de son amour pour Athénaïs, et l'engager à lutter contre ce penchant dangereux. Il lui fit des maux de la passion une peinture sinistre, et pourtant d'ardentes palpitations de joie démentaient intérieurement ses paroles.
—Tu as raison peut-être! lui dit Valentin. Je crois que je suis destiné à être malheureux. Du moins je le crois ce soir, tant je me sens oppressé et abattu. Reviens de bonne heure, entends-tu? ou laisse-moi t'accompagner jusqu'au verger.
—Non, mon enfant, non, dit Bénédict en s'arrêtant sous un vieux saule qui formait l'angle du chemin. Rentre; je serai bientôt près de toi, et je reprendrai ma mercuriale. Eh bien! qu'as-tu?
—Tu devrais prendre mon fusil.
—Quelle folie!
—Tiens, écoute! dit Valentin.
Un cri rauque et funèbre partit au-dessus de leurs têtes.
—C'est un engoulevent, répondit Bénédict. Il est caché dans le tronc pourri de cet arbre. Veux-tu l'abattre? Je vais le faire partir.
Il donna un coup de pied contre l'arbre. L'oiseau partit d'un vol oblique et silencieux. Valentin l'ajusta, mais il faisait trop sombre pour qu'il pût l'atteindre. L'engoulevent s'éloigna en répétant son cri sinistre.
—Oiseau de malheur! dit le jeune homme, je t'ai manqué! n'est-ce pas celui-là que les paysans appellent l'oiseau de la mort?
—Oui, dit Bénédict avec indifférence; ils prétendent qu'il chante sur la tête d'un homme une heure avant sa fin. Gare à nous! nous étions sous cet arbre quand il a chanté.
Valentin haussa les épaules, comme s'il eût été honteux de ses puérilités. Cependant il pressa la main de son ami avec plus de vivacité que de coutume.
—Reviens bientôt, lui dit-il.
Et ils se séparèrent.
Bénédict entra sans bruit et trouva Valentine à la porte de la maison.
—J'ai de grandes nouvelles à vous apprendre, lui dit-elle; mais ne restons pas dans cette salle, la première personne venue pourrait nous y surprendre. Athénaïs me cède sa chambre pour une heure. Suivez-moi.
Depuis le mariage de la jeune fermière, on avait arrangé et décoré, pour les nouveaux époux, une assez jolie chambre au rez-de-chaussée. Athénaïs l'avait offerte à son amie, et avait été attendre la fin de sa conférence dans la chambre que celle-ci occupait à l'étage supérieur.
Valentine y conduisit Bénédict.
Pierre Blutty et Georges Simonneau quittèrent, à peu près à la même heure, la métairie où ils avaient passé l'après-dîné. Tous deux suivaient en silence un chemin creux sur le bord de l'Indre.
—Sacrebleu! Pierre, tu n'es pas un homme, dit Georges en s'arrêtant. On dirait que tu vas faire un crime. Tu ne dis rien, tu as été pâle et défait comme un linceul tout le jour, à peine si tu marches droit. Comment! c'est pour une femme que tu te laisses ainsi démoraliser?
—Ce n'est plus tant l'amour que j'ai pour la femme, répondit Pierre d'une voix creuse et en s'arrêtant, que la haine que j'ai pour l'homme. Celle-là me fige le sang autour du cœur; et quand tu dis que je vais faire un crime, je crois que tu ne te trompes pas.
—Ah ça, plaisantes-tu? dit Georges en s'arrêtant à son tour. Je me suis associé avec toi pour donner une roulée.
—Une roulée jusqu'à ce que mort s'ensuive, reprit l'autre d'un ton grave. Il y a assez longtemps que sa figure me fait souffrir. Il faut que l'un de nous deux cède la place à l'autre cette nuit.
—Diable! c'est plus sérieux que je ne pensais. Qu'est-ce donc que tu tiens là en guise de bâton? Il fait si noir! Est-ce que tu t'es obstiné à emporter cette diable de fourche?
—Peut-être!
—Mais, dis donc, n'allons pas nous jeter dans une affaire qui nous mènerait aux assises, da! Cela ne m'amuserait pas, moi qui ai femme et enfants!
—Si tu as peur, ne viens pas!
—J'irai, mais pour t'empêcher de faire un mauvais coup.
Ils se remirent en marche.
—Écoutez, dit Valentine en tirant de son sein une lettre cachetée de noir; je suis bouleversée, et ce que je sens en moi me fait horreur de moi-même. Lisez; mais si votre cœur est aussi coupable que le mien, taisez-vous, car j'ai peur que la terre ne s'ouvre pour nous engloutir.
Bénédict, effrayé, ouvrit la lettre; elle était de Franck, le valet de chambre de M. de Lansac. M. de Lansac venait d'être tué en duel.
Le sentiment d'une joie cruelle et violente envahit toutes les facultés de Bénédict. Il se mit à marcher avec agitation dans la chambre pour dérober à Valentine une émotion qu'elle condamnait, mais dont elle-même ne pouvait se défendre. Ses efforts furent vains. Il s'élança vers elle, et, tombant à ses pieds, il la pressa contre sa poitrine dans un transport d'ivresse sauvage.
—À quoi bon feindre un recueillement hypocrite? s'écria-t-il. Est-ce toi, est-ce Dieu que je pourrais tromper? N'est-ce pas Dieu qui règle nos destinées? N'est-ce pas lui qui te délivre de la chaîne honteuse de ce mariage? N'est-ce pas lui qui purge la terre de cet homme faux et stupide?...
—Taisez-vous! dit Valentine en lui mettant ses mains sur la bouche. Voulez-vous donc attirer sur nous la vengeance du ciel? N'avons-nous pas assez offensé la vie de cet homme? faut-il l'insulter jusqu'après sa mort! Oh! taisez-vous, cela est un sacrilège. Dieu n'a peut-être permis cet événement que pour nous punir et nous rendre plus misérables encore.
—Craintive et folle Valentine! que peut-il donc nous arriver maintenant? N'es-tu pas libre? L'avenir n'est-il pas à nous? Eh bien! n'insultons pas les morts, j'y consens. Bénissons, au contraire, la mémoire de cet homme qui s'est chargé d'aplanir entre nous les distances de rang et de fortune. Béni soit-il pour t'avoir faite pauvre et délaissée comme te voilà! car sans lui je n'aurais pu prétendre à toi. Ta richesse, ta considération, eussent été des obstacles que ma fierté n'eût pas voulu franchir... À présent tu m'appartiens, tu ne peux pas, tu ne dois pas m'échapper, Valentine; je suis ton époux, j'ai des droits sur toi. Ta conscience, ta religion, t'ordonnent de me prendre pour appui et pour vengeur. Oh! maintenant, qu'on vienne t'insulter dans mes bras, si on l'ose! Moi, je comprendrai mes devoirs; moi, je saurai la valeur du dépôt qui m'est confié; moi, je ne te quitterai pas; je veillerai sur toi avec amour! Que nous serons heureux! Vois donc comme Dieu est bon! comme, après les rudes épreuves, il nous envoie les biens dont nous étions avides! Te souviens-tu qu'un jour tu regrettais ici de n'être pas fermière, de ne pouvoir te soustraire à l'esclavage d'une vie opulente pour vivre en simple villageoise sous un toit de chaume? Eh bien, voilà ton vœu exaucé. Tu seras suzeraine dans la chamière du ravin; tu courras parmi les taillis avec ta chèvre blanche. Tu cultiveras tes fleurs toi-même, tu dormiras sans crainte et sans souci sur le sein d'un paysan. Chère Valentine, que tu seras belle sous le chapeau de paille des faneuses! Que tu seras adorée et obéie dans ta nouvelle demeure! Tu n'auras qu'un serviteur et qu'un esclave, ce sera moi; mais j'aurai plus de zèle à moi seul que toute une livrée. Tous les ouvrages pénibles me concerneront; toi, tu n'auras d'autre soin que d'embellir ma vie et de dormir parmi les fleurs à mon côté.
Et d'ailleurs nous serons riches. J'ai doublé déjà la valeur de mes terres; j'ai mille francs de rente! et toi, quand tu auras vendu ce qui te reste, tu en auras à peu près autant. Nous arrondirons notre propriété. Oh! ce sera une terre magnifique! Nous aurons ta bonne Catherine pour factotum. Nous aurons une vache et son veau, que sais-je?... Allons, réjouis-toi donc, fais donc des projets avec moi!...
—Hélas! je suis accablée de tristesse, dit Valentine, et je n'ai pas la force de repousser vos rêves. Ah! parle-moi parle-moi encore de ce bonheur; dis-moi qu'il ne peut nous fuir: je voudrais y croire.
—Et pourquoi donc t'y refuser?
—Je ne sais, dit-elle en mettant sa main sur sa poitrine, je sens là un poids qui m'étouffe. Le remords! Oh! oui, c est le remords! je n'ai pas mérité d'être heureuse, moi, je ne dois pas l'être. J'ai été coupable; j'ai trahi mes serments; j'ai oublié Dieu; Dieu me doit des châtiments, et non des récompenses.
—Chasse ces noires idées. Pauvre Valentine! te laisseras-tu donc ainsi ronger et flétrir par le chagrin? En quoi donc as-tu été si criminelle? N'as-tu pas résisté assez longtemps? N'est-ce pas moi qui suis le coupable? N'as-tu pas expié ta faute par ta douleur?
—Oh! oui, mes larmes auraient dû m'en laver! Mais, hélas! chaque jour m'enfonçait plus avant dans l'abîme; et qui sait si je n'y aurais pas croupi toute ma vie? Quel mérite aurai-je à présent? Comment réparerai-je le passé? Toi-même, pourras-tu m'aimer toujours? Auras-tu confiance en celle qui a trahi ses premiers serments?
—Mais, Valentine, pense donc à tout ce qui devrait te servir d'excuse. Songe donc à ta position malheureuse et fausse. Rappelle-toi ce mari qui t'a poussée à ta perte avec préméditation, à cette mère qui a refusé de t'ouvrir ses bras dans le danger, à cette vieille femme qui n'a trouvé rien de mieux à te dire à son lit de mort que ces religieuses paroles: Ma fille, prends un amant de ton rang.
—Ah! il est vrai, dit Valentine faisant un amer retour sur le passé, ils traitaient tous la vertu avec une incroyable légèreté. Moi seule, qu'ils accusaient, je concevais la grandeur de mes devoirs, et je voulais faire du mariage une obligation réciproque et sacrée. Mais ils riaient de ma simplicité; l'un me parlait d'argent, l'autre de dignité, un troisième de convenances. L'ambition ou le plaisir, c'était là toute la morale de leurs actions, tout le sens de leurs préceptes; ils m'invitaient à faillir et m'exhortaient à savoir seulement professer les dehors de la vertu. Si, au lieu d'être le fils d'un paysan, tu eusses été duc et pair, mon pauvre Bénédict, ils m'auraient portée en triomphe!
—Sois-en sûre, et ne prends donc plus les menaces de leur sottise et leur méchanceté pour les reproches de ta conscience.
Lorsque onze heures sonnèrent au coucou de la ferme, Bénédict s'apprêta à quitter Valentine. Il avait réussi à la calmer, à l'enivrer d'espoir, à la faire sourire; mais au moment où il la pressa contre son cœur pour lui dire adieu, elle fut saisie d'une étrange terreur.
—Et si j'allais te perdre! lui dit-elle en pâlissant. Nous avons prévu tout, hormis cela! Avant que tout ce bonheur se réalise, tu peux mourir, Bénédict!
—Mourir! lui dit-il en la couvrant de baisers, est-ce qu'on meurt quand on s'aime ainsi?
Elle lui ouvrit doucement la porte du verger, et l'embrassa encore sur le seuil.
—Te souviens-tu, lui dit-il tout bas, que tu m'as donné ici ton premier baiser sur le front?...
—À demain! lui répondit-elle.
Elle avait à peine regagné sa chambre qu'un cri profond et terrible retentit dans le verger; ce fut le seul bruit; mais il fut horrible, et toute la maison l'entendit.
En approchant de la ferme, Pierre Blutty avait vu de la lumière dans la chambre de sa femme, qu'il ne savait pas être occupée par Valentine. Il avait vu passer distinctement deux ombres sur le rideau, celle d'un homme et celle d'une femme; plus de doutes pour lui. En vain Simonneau avait voulu le calmer; désespérant d'y parvenir et craignant d'être inculpé dans une affaire criminelle, il avait pris le parti de s'éloigner. Blutty avait vu la porte s'entr'ouvrir, un rayon de lumière qui s'en échappait lui avait fait reconnaître Bénédict; une femme venait derrière lui, il ne put voir son visage parce que Bénédict le lui cacha en l'embrassant; mais ce ne pouvait être qu'Athénaïs. Le malheureux jaloux dressa alors sa fourche de fer au moment où Bénédict, voulant franchir la clôture du verger, monta sur le mur en pierres sèches à l'endroit qui portait encore les traces de son passage de la veille; il s'élança pour sauter et se jeta sur l'arme aiguë; les deux pointes s'enfoncèrent bien avant dans sa poitrine, et il tomba baigné dans son sang.
À cette même place, deux ans auparavant, il avait soutenu Valentine dans ses bras la première fois qu'elle était venue furtivement à la ferme pour voir sa sœur.
Une rumeur affreuse s'éleva dans la maison à la vue de ce crime; Blutty s'enfuit et s'alla remettre à la discrétion du procureur du roi. Il lui raconta franchement l'affaire: l'homme était son rival, il avait été assassiné dans le jardin du meurtrier; celui-ci pouvait se défendre en assurant qu'il l'avait pris pour un voleur. Aux yeux de la loi il devait être acquitté; aux yeux du magistrat auquel il confiait avec franchise la passion qui l'avait fait agir et le remords qui le déchirait, il trouva grâce. Il fût résulté des débats un horrible scandale pour la famille Lhéry, la plus nombreuse et la plus estimée du département. Il n'y eut point de poursuites contre Pierre Blutty.
On apporta le cadavre dans la salle.
Valentine recueillit encore un sourire, une parole d'amour et un regard vers le ciel. Il mourut sur son sein.
Alors elle fut entraînée dans sa chambre par Lhéry, tandis que madame Lhéry emmenait de son côté Athénaïs évanouie.
Louise, pâle, froide, et conservant toute sa raison, toutes ses facultés pour souffrir, resta seule auprès du cadavre.
Au bout d'une heure Lhéry vint la rejoindre.
—Votre sœur est bien mal, lui dit le vieillard consterné. Vous devriez aller la secourir. Je remplirai, moi, le triste devoir de rester ici.
Louise ne répondit rien, et entra dans la chambre de Valentine.
Lhéry l'avait déposée sur son lit. Elle avait la face verdâtre, ses yeux rouges et ardents ne versaient pas de larmes. Ses mains étaient raidies. autour de son cou; une sorte de râle convulsif s'exhalait de sa poitrine.
Louise, pâle aussi, mais calme en apparence, prit un flambeau et se pencha vers sa sœur.
Quand ces deux femmes se regardèrent, il y eut entre elles comme un magnétisme horrible. Le visage de Louise exprimait un mépris féroce, une haine glaciale; celui de Valentine, contracté par la terreur, cherchait vainement à fuir ce terrible examen, cette vengeresse apparition.
—Ainsi, dit Louise en passant sa main furieuse dans les cheveux épars de Valentine, comme si elle eût voulu les arracher, c'est vous qui l'avez tué!
—Oui, c'est moi! moi! moi! bégaya Valentine hébétée.
—Cela devait arriver, dit Louise. Il l'a voulu; il s'est attaché à votre destinée, et vous l'ayez perdu! Eh bien! achevez votre tâche, prenez aussi ma vie; car ma vie, c'était la sienne, et moi je ne lui survivrai pas! Savez-vous quel double coup vous avez frappé? Non, vous ne vous flattiez pas d'avoir fait tant de mal! Eh bien! triomphez! Vous m'avez supplantée, vous m'avez rongé le cœur tous les jours de votre vie, et vous venez d'y enfoncer le couteau. C'est bien! Valentine, vous avez complété l'œuvre de votre race. Il était écrit que de votre famille sortiraient pour moi tous les maux. Vous avez été la fille de votre mère, la fille de votre père, qui savait, lui aussi, faire si bien couler le sang! C'est vous qui m'avez attirée dans ces lieux, que je ne devais jamais revoir, vous qui, comme un basilic, m'y avez fascinée et attachée afin d'y dévorer mes entrailles à votre aise. Ah! vous ne savez pas comme vous m'avez fait souffrir! Le succès a dû passer votre attente. Vous ne savez pas comme je l'aimais, cet homme qui est mort! mais vous lui aviez jeté un charme, et il ne voyait plus clair autour de lui. Oh! je l'aurais rendu heureux, moi! Je ne l'aurais pas torturé comme vous avez fait! Je lui aurais sacrifié une vaine gloire et d'orgueilleux principes. Je n'aurais pas fait de sa vie un supplice de tous les jours. Sa jeunesse, si belle et si suave, ne se serait pas flétrie sous mes caresses égoïstes! Je ne l'aurais pas condamné à dépérir rongé de chagrins et de privations. Ensuite je ne l'aurais pas attiré dans un piège pour le livrer à un assassin. Non! il serait aujourd'hui plein d'avenir et de vie, s'il eût voulu m'aimer! Soyez maudite, vous qui l'en avez empêché!
En proférant ces imprécations, la malheureuse Louise s'affaiblit, et finit par tomber mourante aux pieds de sa sœur.
Quand elle revint à la vie, elle ne se souvint plus de ce qu'elle avait dit. Elle soigna Valentine avec amour; elle l'accabla de caresses et de larmes. Mais elle ne put effacer l'affreuse impression que cette confession involontaire lui avait faite. Dans ses accès de fièvre, Valentine se jetait dans ses bras en lui demandant pardon avec toutes les terreurs de la démence.
Elle mourut huit jours après. La religion versa quelque baume sur ses derniers instants, et la tendresse de Louise adoucit ce rude passage de la terre au ciel.
Louise avait tant souffert, que ses facultés, rompues au joug de la douleur, trempées au feu des passions dévorantes, avaient acquis une force surnaturelle. Elle résista à ce coup affreux, et vécut pour son fils.
Pierre Blutty ne put jamais se consoler de sa méprise. Malgré la rudesse de son organisation, le remords et le chagrin le rongeaient secrètement. Il devint sombre, hargneux, irritable. Tout ce qui ressemblait à un reproche l'exaspérait, parce que le reproche s'élevait encore plus haut en lui-même. Il eut peu de relations avec sa famille durant l'année qui suivit son crime. Athénaïs faisait de vains efforts pour dissimuler l'effroi et l'éloignement qu'il lui inspirait. Madame Lhéry se cachait pour ne pas le voir, et Louise quittait la ferme les jours où il devait y venir. Il chercha dans le vin une consolation à ses ennuis, et parvint à s'étourdir en s'enivrant tous les jours. Un soir il s'alla jeter dans la rivière, que la clarté blanche de la lune lui fit prendre pour un chemin sablé. Les paysans remarquèrent, comme une juste punition du ciel, que sa mort arriva, jour pour jour, heure pour heure, un an après celle de Bénédict.
Plusieurs années après, on vit bien du changement dans le pays. Athénaïs, héritière de deux cent mille francs légués par son parrain le maître de forges, acheta le château de Raimbault et les terres qui l'environnaient. M. Lhéry, poussé par sa femme à cet acte de vanité, vendit ses propriétés, ou plutôt les troqua (les malins du pays disent avec perte) contre les autres terres de Raimbault. Les bons fermiers s'installèrent donc dans l'opulente demeure de leurs anciens seigneurs, et la jeune veuve put satisfaire enfin ces goûts de luxe qu'on lui avait inspirés dès l'enfance.